EXPOS / L`OMBRE PORTÉE D`ANDRÉ RAFFRAY

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EXPOS / L`OMBRE PORTÉE D`ANDRÉ RAFFRAY
Particules n°28
Avril-Juin 2010
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PARTICULES N° 28 — AVRIL / JUIN 2010
EXPOS / L’OMBRE PORTÉE D’ANDRÉ RAFFRAY
RÉCEMMENT DISPARU, ANDRÉ RAFFRAY A TOUTE SA VIE PRATIQUÉ L’ART EN VIRTUOSE DILETTANTE. QUASI EXCLUSIVEMENT RÉALISÉ
AU CRAYONS DE COULEURS, SES DESSINS SONT DE DÉLICATES ET MÉTICULEUSES RÉVÉRENCES À SON PANTHÉON PERSONNEL, QUI
DOIT BEAUCOUP À SON AMITIÉ AVEC LE CONSERVATEUR PONTUS HULTEN : BUREN, DUCHAMP, SEURAT, VAN GOGH… ANNE DRESSEN,
COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION "SECONDE MAIN" AU MUSÉE D’ART MODERNE DE LA VILLE DE PARIS (JUSQU’AU 24 OCTOBRE 2010)
REND ICI UN HOMMAGE NÉCESSAIRE À CET ARTISTE TAPI DANS L’OMBRE DE SES MAîTRES.
Un artiste mériterait plus d’attention : André
Raffray et sa peinture « recommencée ». Il vient
de mourir, à 85 ans, dans l’indifférence quasi
générale, mais a heureusement bénéficié d’une
relative actualité : une exposition à la galerie Beaubourg l’an dernier (ouverte sur rendez-vous), ainsi qu’une autre toute récente au
musée des Beaux-Arts de Brest (Le peintre des
peintures, 18 décembre 2009 / 4 avril 2010). J’ai
aussi eu la chance de le rencontrer en novembre dernier en vue de Seconde main, une exposition qui lui réserve une place de choix. J’ai été
frappée par son allure de cowboy séduisant,
d’une simplicité touchante ; il n’est rien moins
que le premier (l’unique ?) appropriationniste
français (on se doit d’évoquer d’ailleurs le rôle
du galeriste Achim Moeller de New York qui l’a
très tôt soutenu), mais reste pourtant incroyablement méconnu; voici donc un aperçu de sa
pratique assez singulière, à travers l’étude de
quelques unes de ses reprises.
Avant toute chose, il n’est pas inutile de rappeler que Raffray avait réalisé dans sa jeunesse des décors de films pour la télévision,
ainsi que des gouaches pour le générique de la
très populaire série policière Les Brigades du
tigre, entraînant la conception de faux tableaux
de Van Gogh et Vlaminck en 1953, vouant un
fétichisme consciencieux dans l’étude approfondie de ses modèles. Raffray a été formé à
l’école hyper-réaliste après avoir étudié la photographie avec son père, et fut proche de JeanOlivier Hucleux, alors retoucheur de photographies. Se heurtant vite à une impasse, et après
avoir dirigé le service Animations de Gaumont,
sa méthode relève ensuite du repérage photographique ou cinématographique, qui implique
de retrouver les lieux ou des photographies
d’époque, pour comparer, éprouver les éventuels changements, et finalement donner sa
version d’un paysage ou d’un autoportrait sous
forme de diptyque. Comme pour percer le mystère de la création initiale, mesurer l’écart d’une
interprétation donnée… Ainsi dans les années
1980 (il passe de la peinture et du crayon noir
et blanc à la couleur en 1985), ses diptyques de
paysages présentent côte à côte – quand l’influence de son ami Pontus Hulten le lui permet – le tableau original (de Courbet, Constable, Mondrian, Delaunay, Seurat, Van Gogh,
Gauguin, etc.) et son interprétation contemporaine au même format. Raffray s’est rendu sur
les lieux (du crime ? à l’origine de l’original, en
commissaire averti), pour garantir un rendu le
plus objectif possible, en se mettant littéralement à la place du maître, en adoptant son
point de vue et en simulant toutes les matières
peintes « aplats, frottis, glacis », etc… Plus tard,
il est souvent contraint de remplacer l’original
par sa copie du tableau, à côté de sa toile réalisée d’après une photo prise sur le motif. En
1994, il crée des Déchirures, quand les lieux ont
trop changé. Si la réalité n’est plus conforme à
l’œuvre d’art, il les accole, un peu dans la douleur, pour masquer les écarts, non sans frôler
un certain kitsch1. L’art enjolive et pérennise en
somme. Pour ses portraits d’autoportraits (de
Picasso, Dali, Warhol ou de Chuck Close, et le
sublime David Hockney), il cherche souvent un
portrait photographique du peintre (déjà une
reproduction en soi) à l’époque présumée de
l’œuvre qui l’intéresse, et copie les deux images
comme deux natures mortes de manière photo-réaliste – à la Hucleux en l’occurrence ! – au
crayon de papier, comme s’il voulait une fois de
plus pointer le décalage d’un autoportrait et la
réalité d’un visage, pénétrer le moi profond du
peintre, « devenant le miroir qu’ils avaient interrogé ». Finalement, son art, hyper réaliste, lui
permet d’éprouver toutes les transformations :
à l’œuvre dans l’interprétation artistique même,
et due au temps qui passe et remodèle le réel,
qui de fait, s’éloigne toujours plus de l’œuvre.
Contrairement à un faussaire, qui ne signe ses
toiles ni de son nom ni de celui du maître, Raffray, lui, assume sa signature (souvent en vis
à vis de celle du peintre, ou avec des annotations), sans renier une certaine image de peintre amateur. Lors de notre entrevue, il me confie
sa manie de comptabiliser ses heures de travail consciencieusement, comme un artisan à
l’ancienne.
Impossible donc de comprendre Raffray sans
l’influence de Pontus Hulten, son mentor, qui,
tel Pygmalion, révéla Raffray aux autres et à lui-
même. À l’origine de plusieurs fameuses répliques de Duchamp réalisées par l’artiste Richard
Hamilton, ou l’historien Ulf Linde, Hulten – dont
la réputation fut récemment entachée d’histoires de faux Warhol notamment – fut assez
audacieux pour commander (et le terme n’est
pas trop fort) à Raffray la scénographie de l’entrée de la rétrospective Duchamp pour l’exposition inaugurale en 1977 du Centre Pompidou qu’il dirigeait alors. Le résultat que je ne
connais que par reproductions est surprenant.
Les douze tableaux rétro-éclairés, sorte de
proto-caissons lumineux, de La Vie illustrée
de Marcel Duchamp occupaient les hauteurs
d’une grande halle normande, comme autant
de vitraux des stations du Christ, ou d’épisodes d’un feuilleton passionnel et subjectif. Un
décor, donc, censé mettre en condition le visiteur. Bien que cessant officiellement de peindre dans les années 1910, Duchamp incarne
l’idée même de reprise : auteur lui aussi dans
les années 1940 d’une œuvre peinte « à la
manière de Delvaux », la plupart des ready-mades connus sont en outre des répliques autorisées de son vivant et réalisées par des intermédiaires2. Aussi, son Prière de toucher de
1947 est une incitation à peine voilée à se faire
copier ; Duchamp le dit lui-même dans un entretien avec Pierre Cabanne (cité dans Ingénieur
du temps perdu en 1977) : « Le tableau meurt
au bout de 40 à 50 ans, parce que la fraîcheur
disparaît. […] Les hommes sont mortels, les
tableaux aussi. » Il est vrai que toute réplique
rajeunit l’original, quitte à le trahir. Raffray,
bien que soutenu par Hulten et surtout encouragé par l’esprit de Duchamp, ne se situe dans
la lignée de son modèle qu’en porte-à-faux…
Raffray semble se voir aux antipodes de l’art
conceptuel, conscient du moins. Si son travail
peut être qualifié de post-moderne, ce n’est qu’a
posteriori, et par d’autres, ce qu’il confirmait
d’ailleurs : « c’est malgré moi que mon œuvre
est regardée aujourd’hui comme celle d’un
intellectuel. » Raffray aurait-il été approprié lui
aussi, manipulé par la critique ? Il avoua, non
sans faire penser à Duchamp : « ce n’est pas le
ready-made qui m’intéresse, c’est l’ombre portée. » Devant ses dessins des ombres du portebouteilles qu’il exécute temporairement sur un
mur du Palazzo Grassi en 1993, on pense bien
sûr aussi à Platon, aux ombres de la caverne
et à sa phobie de l’art qui ne serait qu’une pâle
copie de l’Idée, mais aussi à la frise Tu m’ que
Duchamp réalise en 1918 pour le plafond de
Katherine Dreier, dessinant en trompe-l’œil
l’ombre de certains de ses ready-made qu’il
qualifiait de « rendez-vous avec une dimension
encore incoonue. » Raffray serait donc voué à
rester dans l’ombre, reportée, de Duchamp…
Son exposition Étant donné André Raffray à
la galerie Beaubourg en 2008 s’autorise pourtant des licences assez surprenantes, si l’on
pense qu’il a osé insérer (dans la lignée de son
incrustation d’une vidéo en fond d’une reprise
du Luxe de Matisse), une cascade électrique
et ready made (in China ?) derrière sa transposition frontalement bidimensionnelle de la
fameuse installation dissimulée par Duchamp
derrière une lourde porte en bois… Raffray
aimait à dire que cette série d’œuvres (locales)
était destinée à ceux qui ne voyagent pas à Philadelphie, un peu à l’inverse des sculptures de
voyages (transportables) de Duchamp (et plus
proche de Mike Bidlo, un appropriationniste
adepte de la démocratisation de l’art par ses
répliques de chefs d’œuvre de l’art moderne) ;
rappelons que Raffray avait aussi créé le Salon
des Emigrés – celui des avant gardes européennes réfugiées aux Etats Unis –, au Château d’Oiron, dans un élan chauviniste assumé.
À Brest, un autre élément me frappe : l’effet
insoupçonné de son dessin, gras et parfait, qui
finalement donne l’impression d’une mauvaise
impression numérique au jet d’encre. Ainsi, on
doit l’inachèvement de ses Demoiselles d’Avignon interrompues par Jean Le Gac à l’artiste
Le Gac qui avait dû comprendre que le process
était fondamental, conseillant Raffray de ne
pas trop pousser le vice de la perfection, ayant
pour effet paradoxal de rendre ses œuvres
étrangement plus ordinaires. Cet ami aimait,
avec Ernest T, le rapprocher de Pierre Ménard,
l’auteur de la réécriture du Quixote dans la nouvelle de Borges. Une entreprise nécessairement avortée, à la fois désespérée et sublime,
elle-même reprise à n’en plus finir par nombre
d’artistes et d’une actualité toujours vivace. Il
n’est pas inintéressant non plus de savoir que
Raffray fut un des seuls « appropriationnistes »
que Buren toléra. Si ce dernier qualifie Raffray de « brodeuse », il salue sûrement sa maîtrise méticuleuse et fascinante du crayon de
couleur, « le médium des écoliers » qui permet
une distanciation autant qu’un affadissement,
voire une infantilisation volontaire de l’original,
mais aussi sa servilité à un modèle (une brodeuse « pique », dans tous les sens du terme,
sur un dessin existant en pointillé), ou encore
son côté bonimenteur. Buren pointe surtout le
versant « féminin » de la pratique de Raffray (qui
avait aussi l’habitude de recueillir les reliquats
des crayons taillés dans des pots de confiture),
dans un inconscient partagé, bien que discutable ; la reproduction est toujours apparue en
effet comme une fonction éminemment féminine, ce qui pourrait en expliquer la dévalorisation constante. Hulten a pour sa part souvent
comparé Raffray à Houdini, le magicien illusionniste hongrois, fameux pour savoir se libérer de chaînes entremêlées, et que Orson Welles admirait tant (jusqu’à se grimer en Houdini
dans son magistral F for Fake de 1972).
Le dernier tableau auquel il travaillait dans
son petit salon du 20e arrondissement qui lui
tenait d’atelier et de logement à Paris, fut commencé à l’aide d’une carte postale agrandie par
des techniques de reproductions numériques.
Un retour aux sources, non sans projection
dans le futur. Raffray a cherché, jusqu’au bout,
à retrouver le temps perdu. Cette constance
dans la durée signant bel et bien sa propre
originalité.
PAR ANNE DRESSEN
1 • voir à cE ProPos lEs trois toMEs PuBliés aux Editions
dE la diFFérEncE/galEriE BEauBourg, un musée imaginaire (2001),
andré raFFray ou La peinture recommencée (2003), et etant donné
andré raFFray, Par BErnard BlistènE, En 2008. lE dErniEr En datE
étant raFFray, Le peintre des peintures, 2009, à L’occasion
dE sa rétrosPEctivE dE BrEst.
2 • iL s’agit de répLiques d’œuvres de duchamp détruites
ou disparues – Les originaux n’apparaissant pLus parfois que dans
des photographies –, ou simpLement d’exempLaires d’expositions
Pourrait-on dirE, quand lEs originaux sont troP FragilEs
Pour voyagEr. ainsi, dEs réPliquEs du galEristE arturo schwartz,
de L’artiste richard hamiLton, ou de L’historien uLf Linde, furent
cErtiFiéEs Par duchaMP dans lEs annéEs 1960. Faut-il aussi raPPElEr
qu’en 1915/16, duchamp avait coLorié à La main un photo grandeur
naturE dE son nu dEscEndant un EscaliEr dE 1913 ainsi quE
lE raPPEllE nathaliE lElEu, dans son intErvEntion « JE crois quE
la PEinturE MEurt, coMPrEnEz-vous », réPliquEs Et rEconstitutions
dE / Par / Pour / MarcEl duchaMP », au colloquE du MuséE
dEs BEaux-arts dE rouEn, 6 avril 2007.
illustration :
omBre du porte-BouteiLLes de marceL duchamp, 1993-2005.
MinE dE PloMB sur ciMaisE, Palazzo grassi, 1993,
iMMortaliséE au MuséE dEs BEaux arts dE rouEn En 2005
courtEsy galEriE BEauBourg, Paris