L`abandon chez Ôe Kenzaburo
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L`abandon chez Ôe Kenzaburo
M. LOZERAND INALCO Stéphane AUBRY N°Etudiant 98000632 JAP 003 Littérature Japonaise Note de lecture Année 1998/99 L'abandon chez Ôe Kenzaburo L'œuvre romanesque de Ôe Kenzaburô est marquée, comme toute grande œuvre, par des thèmes récurrents qui se diffusent et s'entremêlent au long des ouvrages pour constituer finalement une trame sémantique riche courant sur plusieurs niveaux, l'un de ceux-ci étant la biographie propre de l'auteur. Ces variations, au sens musical du terme, offrent à l'esprit critique la matière pour rechercher le thème original. L'approche développée ici se centre sur l'abandon comme figure élémentaire du déploiement romanesque, à la fois moteur de l'action, porteur de sens et de valeur. Tout d'abord, il faut préciser le sens du mot français lui-même, qui est double ; le premier, sans connotation particulière, désigne une attitude relâchée, nonchalante, indifférente, voire une confiance primitive miraculeusement retrouvée dans un proche auquel on se confie (avec abandon). C'est l'état de celui qui baille, qui laisse libre cours aux tendances naturelles du corps en toute facilité et insouciance. Le second sens, plus commun, et nettement péjoratif, se définit par un délaissement, un renoncement, un détachement dont un acteur pleinement lucide se rend responsable au détriment d'un plus faible à sa charge. De cette capitulation morale procède généralement un intense sentiment de désarroi. Pour être complet, il faut ajouter que ce désarroi est partagé aussi bien par l'acteur responsable que le remords travaille, que par la victime passive délaissée, soudainement et injustement privée de son référentiel habituel. On s'aperçoit déjà que la coexistence de ces deux acceptions n'est pas fortuite, car pour celui qui, selon la seconde, faillit gravement à son devoir d'assistance, la première constitue l'alibi idéal, l'excuse qui, en toute mauvaise fois, maquille un acte de volonté en un acte de nature. Après cet éclaircissement préalable, il est utile de faire un état des lieux, une nomenclature rapide des différents registres de l'abandon dans l'œuvre d'Ôe. Dans la première catégorie, celle du laisser faire, de la passivité devant –2– les épanchements naturels, on trouve en premier lieu la maladie psychiatrique que l'on laisse avec une quasi-bienveillance, s'infiltrer dans toutes les régions de l'intelligence et qui finit, à son terme par constituer le bien le plus précieux de l'être, son essence. Ainsi dans Dites-nous comment survivre à notre folie, la gradation est bien marquée ; la foi naïve par laquelle le père se sent communiquer intimement, par l'entremise du contact des mains, avec son fils débile profond, va, à force d'être nonchalamment cultivée par le père, se transmuer en une mission quasidivine de dévouement au fils, ce qui rend le père dépendant de ce dernier (puisque c'est par le fils que la vie du père, à savoir sa mission, peut s'accomplir). Le trouble psychologique qui accompagne un tel renversement des liens de dépendance familiaux, se manifeste au grand jour au terme de la nouvelle, lorsque le père découvre pour son malheur que son fils est si végétatif qu'il ne distingue aucunement la présence paternelle de celle d'un étranger. Une autre nouvelle tente de montrer de l'intérieur comment la bienveillance d'un individu vis-à-vis de ses troubles mentaux peut mener au désastre le plus complet. Dans Le jour où il daignera lui-même essuyer mes larmes, en effet, le narrateur mentalement perturbé fait partager directement au lecteur, par une écriture originale, sa vision du monde, radicalement déformée par une haine maternelle et une nostalgie paternelle très intenses. On comprend alors comment les syllogismes et les zones d'ombre de la mémoire, quand ils sont favorablement accueillis puis cultivés par la conscience sans aucun recul autocritique, finissent, dans un tourbillon narcissique, par ruiner l'individu en le livrant à l'incommunicabilité de la démence. Le manque de vigilance devant la propension naturelle pour les enfants à s'enticher des bêtes curieuses, relève aussi de cette catégorie première d'abandon. Dans Gibier d'élevage, l'enfant-narrateur ne réagit pas face à la sympathie malsaine pour le prisonnier de guerre qui l'envahit. A sa décharge, et pour bien montrer comment les négligences se superposent à différents niveaux, il faut ajouter que les villageois laissent complètement libres leurs enfants et que la ville ne donne aucune instruction au village, chaque communauté laissant à l'abandon, c'est-à-dire livrant à elle-même, par facilité et négligence, la communauté de rang inférieur. Dans le même registre, Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants, montre ce qu'il advient des jeunes d'une maison de correction lorsque la nation, qui les a à charge, s'en désintéresse. Évacués de la métropole afin d'échapper aux bombardements alliés de 1945, ils errent dans un Japon irrémédiablement inhospitalier, obsédé qu'il est par son effort de guerre. Dans cette société folle, les parias, c'est-àdire ceux qui ne contribuent pas à l'effort de guerre (les adolescents, la femme réfugiée, le Coréen, le déserteur) constituent la micro-société proprement humaine ; à l'inverse, le gros de la population, depuis les soldats jusqu'aux villageois anonymes, est pris dans une frénésie militariste et sécuritaire qui lui ôte le sens des responsabilités. Finalement, l'inutilité sociale des adolescents les condamne à des dangers bien plus périlleux que les bombardements : travaux forcés, sousalimentation, quarantaine dans un hameau infesté par la peste, brimades des adultes, voire chasse à l'homme (en tant que gibier) dans la scène finale. C'est ainsi qu'une décision sanitaire telle que l'évacuation des enfants de la maison de correction urbaine condamne ceux qu'elle était censée sauver. Cette aberration ne s'explique pas par une quelconque préméditation mais bien plutôt par –3– une indifférence générale, un abandon, qui se traduit par une dilution incontrôlée des responsabilités, en l'occurrence celle du tuteur et celle du maire du village. On voit ici que, même sans volonté explicite, l'abandon se porte préférentiellement sur ce qui est inutile. Cette caractéristique se retrouve naturellement de façon beaucoup plus claire dans l'abandon volontaire qui constitue, comme nous allons le voir, un des puissants ressorts romanesques des œuvres d'Ôe. En effet, l'abandon volontaire, qu'il soit présumé, subi ou commis, tisse entre les personnages des liens intenses, propres à servir de matière première au roman. Il peut porter sur une variété d'objets de natures différentes ; pour aller du particulier au général, il faut commencer par remarquer que l'abandon (par exemple, celui d'une toison d'hiver) est un phénomène physiologique animal naturel qui assure l'adaptation de l'individu à son milieu. Pour Ôe, sitôt que l'on s'écarte un tant soit peu du monde animal pour se rapprocher de celui des hommes, la question de l'abandon d'une partie du corps devient problématique. Chez le nourrisson de quelques heures et qui plus est handicapé mental, l'ablation d'une partie du cerveau ne va pas de soi, quand bien même cette opération chirurgicale serait l'unique chance de survie du bébé. La décision qu'elle requiert de la part des parents (notamment du père), est un acte de responsabilité qui les engage. Devant cette responsabilité vertigineuse, nul n'échappe à l'hésitation, pas même l'auteur lui-même comme Une famille en voir de guérison le rapporte. Car en cette circonstance plus qu'ailleurs, on sait ce qu'on perd mais on ne sait pas ce qu'on gagne. Dans Une affaire personnelle, l'alternative douloureuse qui traverse le roman se pose dans les termes suivants : soit consentir à l'opération qui fera de l'enfant un débile viable nécessitant un dévouement parental de tous les instants, soit abandonner l'enfant à sa difformité afin qu'il meurt, au besoin à l'aide d'un coup de pouce au destin. Cette seconde option, bien que moralement répréhensible, à l'avantage de laisser ouverte la destinée du père, que ce soit du point de vue de l'aventure, symbolisée par l'Afrique sauvage ou de celui de l'amour, qui se manifeste dans le cours du roman par l'établissement d'une liaison bien plus riche sensuellement, sentimentalement et intellectuellement que la relation conjugale à laquelle est habitué le héros. Quelle que soit la décision finale, il n'y a pas de bon choix. D'une part parce que l'hésitation elle-même est criminelle puisque la vie est sacrée et qu'il est moralement injustifiable de la mettre ainsi en balance avec des intérêts strictement personnnels, d'autre part parce qu'on ne saurait se placer du point de vue de l'enfant luimême à qui ce choix s'impose. Cette question est traitée à nouveau dans Le jeu du siècle, comme s'il s'agissait de l'unique événement marquant de l'histoire conjugale du narrateur et de sa femme. Car le narrateur perçoit de façon intuitive que l'excroissance qu'il a choisi de faire extraire du crâne du bébé, était la partie la plus intime, la plus essentielle de son enfant et que l'opération chirurgicale fut une amputation rendant l'individu irrémédiablement idiot. De cette dialectique du malheur résulte une angoisse que manifestent des velléités au suicide chez le narrateur et des ivresses alcooliques ininterrompues chez sa femme. A un degré supérieur, l'objet de l'abandon peut ne pas se limiter à une partie mais concerner le tout de l'être, à savoir la personne humaine. On peut classer dans cette catégories les notions de droit telles que l'abandon d'enfant ou l'abandon de domicile. Cet aspect de la question est traité dans Une existence tranquille, où comme dans Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants, –4– le point de vue adopté est celui des victimes : Mâ, jeune étudiante un peu gauche et naïve, se retrouve du jour au lendemain chef de famille suite au départ de ses parents pour une université américaine. Le roman se nourrit de la succession des péripéties que doit affronter la jeune femme abandonnée. Pour Ôe, qu'on devine derrière le père de Mâ, cette œuvre a un caractère naturaliste prononcé où, comme chez Zola, le récit se contente de déployer ce qui se trouve en germe dans la situation initiale. En l'occurrence, l'auteur s'interroge sur la capacité de ses enfants à (bien) vivre sans lui et juge rétrospectivement, par l'artifice de cette expérience romanesque, de la qualité de l'éducation qu'il leur a prodiguée. Cet exemple montre assez bien que la famille est le cadre le plus étroit au sein duquel la question de la responsabilité de l'abandon peut être posée. Car quand la victime et le coupable sont une seule et même personne, il est impossible de décider si l'abandon relève d'un acte volontaire responsable ou d'une destinée naturelle déterministe. En élargissant quelque peu le champ, on voit que la responsabilité interindividuelle s'exerce également au sein de la communauté plus vaste qu'est le groupe, surtout dans la société japonaise où le groupe est le cadre naturel de l'action et de l'épanouissement personnel. Là aussi, des comportements d'abandon peuvent se produire. On peut citer le cas manifeste de S. dans Le jeu du siècle, qui est offert comme victime expiatoire par le groupe des jeunes du village afin de racheter le meurtre d'un jeune Coréen. Dans une variante plus psychologique, le narrateur d'Une affaire personnelle, retrouve, à un moment pivot de l'ouvrage, un ancien ami d’enfance pour lequel il était jadis un modèle et qu’il avait abandonné dans une situation difficile. Ce comportement avait tant perturbé cet ami que celui-ci en est devenu sexuellement introverti. Cette rencontre est l’occasion d’une prise de conscience morale soudaine du narrateur et explique le dénouement du roman : il refusera d'abandonner son enfant. Enfin, sur une échelle plus vaste encore, la responsabilité (et donc l'abandon) acquiert un caractère abstrait, qui se fonde simplement sur un code de l'honneur, un engagement patriotique, une conviction intellectuelle ou une foi religieuse. Ce type d'abandon s'appelle trahison ou apostasie. Il en est fait allusion dans la biographie de Takashi, héros peu glorieux du Jeu du siècle, qui ayant milité en 1960 contre le renouvellement du Traité de Sécurité américano-japonais, renie ses engagements politiques en participant à une pièce de théatre dont l'objet est de demander pardon au peuple américain pour les mouvements antiaméricain de 1960. De façon plus grandiose, dans Le jour où il daignera luimême essuyer mes larmes, l'Empereur du Japon lui-même, accusé de faillir, par sa capitulation du 15 août 1945, à l'esprit samouraï, fait l'objet d'un complot de la part d'une poignée d'officiers dont la foi dans l'idéologie du Grand Japon est inébranlable. Cette tentative d'assassinat, tout comme le suicide retentissant de Yukio Mishima, si dérisoires soient-ils, postulent que l'Etat lui même est redevable devant la nation de ses manquements au code de l'honneur nippon et donc que l'Empereur qui le symbolise n'est pas l'unique et suprême dépositaire des valeurs japonaises. A cette occasion, le mot abandon, avec sa portée historique entendue comme renoncement du pays à s'affirmer en tant que nation à l'international, renvoie au destin actuel du Japon, taxé de nain géopolitique par son absence notamment au Conseil de Sécurité de l'ONU. –5– Après ce tour d'horizon, on peut se demander ce qui, dans le thème de l'abandon, est propre à retenir aussi fréquemment l'attention d'Ôe. On peut d'abord noter que l'abandon est un problème spécifiquement humain, car l'animal, privé de responsabilité, est par nature hors du débat. Et la femelle, qui protège le petit qu'elle vient de mettre bas, tout comme le mâle qui cherche à le dévorer, agissent par instinct. On peut même dire que le refus de l'abandon, en tant que reconnaissance d'un autre plus faible que soi, est la pierre de touche d'une humanité aboutie. Ôe, lui, refuse ces considérations téléologiques; à l'humanisme hypocrite qui juge l'homme d'après son essence, il oppose le constat d'après lequel le comportement humain ne diffère en rien du comportement animal. Ainsi, d'après Ôe, l'homme n'a pas à se prévaloir d'une quelconque supériorité ontologique sur l'animal. La pensée et la parole, qui sont son apanage, lui servent à masquer ses méfaits sans changer aucunement les comportements fondamentaux. A ce sujet, le titre de la nouvelle qui lui valut le prix Akutagawa en 1958, Gibier d'élevage, est révélateur puisque le gibier dont il s'agit est un homme. Afin de rendre cette métaphore crédible, Ôe place avec adresse un cadre propice qui "animalise" cet homme aux yeux des ceux avec lesquels il vit : tout d'abord, le narrateur étant un enfant, il est dépourvu de recul critique ; ensuite, l'action se passe dans un petit village reculé du Japon, pays où les autochtones, de par leur culture et leur insularité, se considèrent comme une race à part ; par ailleurs, le soldat fait prisonnier est un Noir que la couleur de peau, la corpulence et la force physique opposent radicalement au Japonais moyen ; enfin, ce Noir est un soldat américain ennemi ayant davantage de talents techniques que de talents intellectuels. Il n'en demeure pas moins que l'apprivoisement, qui constitue l'essentiel de la nouvelle, réussit presque parfaitement puisque le village trouve même une utilité sociale au gibier domestiqué : réparer des ferrures et autres objets métalliques. La mise à mort finale du fauve noir, théâtralisée comme une corrida, est elle-même consécutive à une panique animale incontrôlable de celui-ci devant l'appréhension à devoir quitter son enclôt villageois. Cette parenté entre l'homme et l'animal, explique non seulement pourquoi l'abandon humain est normal mais également pourquoi le suicide, quand bien même la mort est souhaitée, reste bien souvent un acte hors de portée des personnages d'Ôe, comme s'il s'agissait d'une impossibilité instinctive : dans Le jour où il daignera essuyer mes larmes, le narrateur, malgré son désir ardent de mettre fin à ses jours afin de causer du souci à sa mère qu'il hait, n'envisage même pas de se suicider. En effet, une tentative ancienne qu'il fit à l'adolescence et que sa mère tourna en ridicule lui a laissé une incapacité quasi-biologique à réitérer son acte. Dans Le jeu du siècle, le caractère naturel de ce tabou est encore plus marqué puisque le narrateur conçoit deux races d'hommes : ceux, comme lui ou sa femme, qui sont inaptes au suicide et ceux, comme Takashi ou son ami journaliste, qui y sont aptes. Son incompréhension devant le suicide spectaculaire de son ami, retrouvé pendu, le corps tout nu et peint en rouge avec un concombre dans l'anus, ainsi que l'étrange intimité qui s'est furtivement instaurée entre son ami et son frère lors d'une rencontre fortuite dans un bar New-Yorkais, l'inclinent à penser que ceux qui ont reçu le "don" de se suicider resteront à jamais mystérieux aux autres. Et s'il lui arrive de jalouser son frère Takashi, c'est bien moins pour l'amour de sa femme –6– ou la notoriété, que pour ce don qu'il n'a pas reçu et qu'il convoite. Comme le montrent les deux exemples cidessus, le droit au suicide, que d'aucuns considèrent comme le premier droit fondamental et inaliénable de l'esprit libre, est mis à mal par la nature même de l'homme. Pour Ôe, cette question centrale et qu'il traite très fréquemment, fait définitivement basculer l'homme du coté de l'animal. Cette morale austère laisse souvent le lecteur dans le désarroi car elle sape sans retour les bases de nos conceptions politiques, sociales, intellectuelles contemporaines. Que peut-on faire dans un monde régi par l'instinct qui nous prive de la liberté tout en nous laissant la souffrance morale ? Mais n'est-ce pas finalement la structure élémentaire de la roue du monde, le moteur de l'histoire (tout comme celui des romans Ôe) que cet abandon qui se répète sans fin ? On peut le penser à voir comment nul n'y échappe. Même le narrateur de Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants, pourtant victime avec son groupe de jeunes adolescents de l'abandon des adultes, commet un abandon horrible : il délaisse alors qu'elle est à l'agonie, la fillette pour laquelle il a risqué sa vie et qui lui a fait découvrir l'amour. Si, comme ici, l'omniprésence de l'abandon peut faire accroire à une tare originelle et irrémédiable de la nature humaine, il convient de signaler deux exemples très frappants qui prennent à contre-pied cette vision pessimiste et élargissent le champ des points de vue. Il s'agit d'abord d'Une existence tranquille, où Eoyore le faible, l'handicapé délaissé par ses parents, par deux fois protège Mâ, sa sœur censée le protéger. Dans le chapitre Le guide, lorsque la foule terrible assaille Mâ et son frère, la carrure imposante de celui-ci assure la protection de sa sœur, alors même qu'il se trouve sur le point de faire une crise d'épilepsie. Tant et si bien que Le guide, dont il est question, qu'il soit enfant dans le film Stalker de Tarkovski objet d'une longue discussion dans le cours du chapitre, Christ (abandonné par les Juifs, faut-il le rappeler) ou Eoyore, est paradoxalement une figure de la faiblesse et de la vulnérabilité. Et une confession d'Ôe dans Une famille en voie de guérison prend ici tout son sens : quand il revendique dans le chapitre Acceptation le handicap de son fils comme une chance et une richesse pour l'ouverture spirituelle et musicale de sa famille, ne donne-t-il pas la place éminente dans la hiérarchie familiale au plus faible, à L'enfant abandonné de cette planète (titre d'un chapitre d'Une existence tranquille évoquant EoyoreHikari) ? L'autre exemple édifiant se trouve à la fin du Jeu du siècle. Takashi s'accuse du viol et du meurtre d'une jeune fille afin, d'une part, de donner un peu d'ampleur, en la compliquant par un symbole sexuel et violent, à la révolte sans suite dont il a été le leader, et d'autre part, afin de trouver les forces nécessaires au suicide. Car comme il l'avoue à son frère, son crime est plus ancien et terrible : il a pendant des mois trompé sa sœur débile, pour laquelle il était tout, sur le caractère répréhensible des relations incestueuses qu'il entretenait avec elle ; puis, il l'a forcé à mentir, elle qui ne l'avait jamais fait, lorsqu'elle est tombée enceinte, ce qui l'a finalement acculée au suicide. Cet abandon, qu'on qualifierait plus volontiers de trahison tant il est grave, est un crime inexpiable, comme le signale le refus net du narrateur d'accorder quelque pardon que ce soit. Et ce dernier devine que le viol dont s'accuse Takashi n'est qu'une représentation théatrale du crime ancien destinée à susciter le châtiment mérité pour le forfait d'autrefois. Mais Takashi, même s'il désire la mort, manque de force pour appuyer sur la gâchette. Et c'est –7– la passivité mûrement réfléchie de tous, et en premier lieu celle du narrateur, qui, en l'abandonnant une nuit entière à la solitude et aux pensées morales, lui donne la chance d'accomplir l'acte que le sens de l'honneur japonais prescrit et qui donne à la rébellion qu'il a menée, la portée historique qu'il souhaitait. Cette péripétie montre que l'abandon peut parfois être une œuvre morale, une chance. La nature nous enseigne que la lionne repousse ses lionceaux afin qu'ils apprennent à chasser par eux-mêmes. De même K., dans Une existence tranquille, laisse sa fille se débrouiller seule alors qu'un individu dangereux rôde. Pareillement enfin, Dieu se retire de la Terre afin de laisser à sa créature chérie, l'homme, la liberté d'y faire des erreurs sans être ébloui et submergé par l'amour divin. Car une loi de la vie, qui rend toute sa positivité à l'abandon, veut que l'expérience ne se transmette pas mais s'acquière au dur contact de la réalité. Bibliographie Traductions en français d'œuvres d'Ôe Kenzaburo : Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants, traduit par René de Ceccaty et Ryôji Nakamura, nrf Haute Enfance, Gallimard, 1996, Dites-nous comment survivre à notre folie, préface de John Nathan, Le jeu du siècle, coll. Livres du monde entier, Une affaire personnelle, Une existence tranquille, traduit par Anne Bayard-Sakai, nrf - Du monde entier, Gallimard, Une famille en voie de guérison. Ouvrage critique : Ôe Kenzaburo, de Jean-Louis Scheffer et Jun Shiraoka, coll. Lieux de l'écrit, Marval, 1990.