Le tableau cul de jatte (par Eric Bentin)

Transcription

Le tableau cul de jatte (par Eric Bentin)
Le tableau cul de jatte (par Eric Bentin)
« Oeil pour oeil, dent pour dent. Telle est la loi du Talion.
Toi qui crois me posséder, tu ne possèdes que ma malédiction !
Voleur de rêve, voleur de jambe, tu as tranché mon corps, je trancherai ton âme.
Sang pour sang, pied pour pied. Comme j'ai souffert, tu souffriras. Tranchante est ma lame. »
Les mots, tâchés de sang séché, étaient écrits en petits caractères noirs et serrés au dos du tableau de la femme cul de
jatte. Qui les avaient écrits ? Personne ne le savait avec certitude. Par contre beaucoup de légendes terribles flottaient
autour de ce tableau que l'on disait maudit...
La légende la plus tenace racontait que le tableau avait été peint après la campagne de Russie par un chirurgien de
l'empereur Napoléon. On raconte qu'il lui arrivait d'amputer plus de deux cents membres par jour lors de certaines
batailles particulièrement sanglantes de l'Empire, et que cela l'aurait rendu fou... on raconte qu'il coupait parfois les
membres sains des soldats, et qu'il pleurait de rire lorsqu'ils découvraient plein d'effroi la macabre charpie qu'était
devenu leur pauvre corps meurtri... on raconte aussi qu'à son retour de campagne il aurait coupé une jambe et le pied de
l'autre jambe de sa femme Violaine pendant qu'elle dormait, et qu'il se serait servi, cette même nuit, des membres
fraîchement coupés comme d'un oreiller, indifférent aux cris de souffrance mêlés d'horreur de sa femme... d'autres disent
que ce n'est pas lui qui aurait peint le tableau, mais Violaine elle même... que c'est elle que l'on voit nimbée de rouge et
de noir, le regard perdu... et qu'elle aurait lié à jamais sa monstrueuse torture à cette peinture en y inscrivant au dos ces
mots tâchés de sang... de son propre sang. On dit que quiconque possédera le tableau sera possédé à son tour et payera
le prix fort... le prix du repos de Violaine... « Sang pour sang, pied pour pied. »
–
Alors voici donc le tableau maudit dont tu m'as parlé mon cher Nelson !
–
Et oui mon vieux... il est là, accroché à ce mur... et si le cœur t'en dit, je te l'offre avec plaisir !
–
Haha ! Tu veux me filer la poisse c'est ça ? Après toutes les histoires de fou que tu m'a raconté à son sujet tu
voudrais me le donner ? C'est un magnifique tableau cela dit, et je pourrais l'offrir à ma vieille mère qui raffole de ce
genre de peinture...
–
Regarde moi... je suis à bout... je vais en mourir... dit Nelson les larmes aux yeux, en agrippant fermement le
bras de son ami.
A vrai dire le pauvre homme faisait vraiment de la peine. La gangrène, qui s'était déclarée suite à un accident de
calèche, avait obligé les chirurgiens à lui amputer les deux jambes le mois dernier. Depuis lors, il vivait reclus, et n'avait
comme seule idée fixe que de se débarrasser du tableau de la femme cul de jatte. Avant son accident il s'était beaucoup
amusé à effrayer ses amis en leur parlant avec force détail de la morbide malédiction et de l'aura de mystère sanglant qui
enveloppait l'œuvre : « le démon lui même aurait peint ce tableau mes amis ! Et tous ses précédents propriétaires ont perdu au
moins un bras ou une jambe... parfois plus. Mais si, je vous l'assure ! C'est un pasteur de mes amis qui me l'a affirmé car un ange le
lui aurait révélé pour le mettre en garde... oseriez-vous douter de la parole d'un homme de Dieu ? »
Bien sûr, Nelson s'amusait beaucoup à effrayer de la sorte les plus crédules de ses amis et à voir blanchir au point de
défaillir leurs femmes effarouchées. Mais aujourd'hui, tout avait changé... et la superstition, soutenue par la douleur de
ses jambes fantômes, avait fini par vaincre sa raison si cynique et si moqueuse d'autrefois. Pour lui tout était clair : le
tableau était la cause de son malheur, il ne pouvait pas en être autrement, et il fallait s'en débarrasser au plus vite !
Trouver quelqu'un d'assez inconscient pour jouer avec le diable...
–
Allez mon cher Nelson ! C'est entendu, je te prends ton tableau ! Comme tu le vois je suis le marin le moins
superstitieux des océans ! Dit l'Homme en riant de bon cœur.
L'homme décrocha aussitôt le tableau, et après avoir salué son vieil ami d'une tape dans le dos, il prit la direction des
quais. Nelson le regarda s'éloigner depuis la fenêtre du rez de chaussé. Il était soulagé et en même temps il s'en voulait
de n'avoir pas eu la force de caractère nécessaire pour affronter le tableau jusqu'au bout : « C'est à toi de jouer maintenant
mon ami... je prierai chaque jour pour le salut de ton âme... que Dieu soit avec toi... crois moi, tu vas en avoir besoin !»
Arrivé sur les quais, l'homme marqua une pause. Il déposa le tableau à ses pieds et alluma sa pipe en bois. Soudain
une voix rugueuse l'apostropha de loin :
–
Capitaine Achab ! Capitaine Achab !
L'homme qui venait de parler courait à tout rompre. Il s'arrêta, hors d'haleine, devant le capitaine qui fumait sa pipe
impassible et donna d'une voix hachée la raison de sa course :
–
Les gars de l'Esses ont repéré une baleine blanche gigantesque ce matin ! Ils ont essayé de la harponner, mais
elle leur a échappé et a tellement endommagé leur bateau qu'ils ont dû rentrer au port ! C'est un des mousses que je
connais bien qui m'a tout raconté.
–
Ah ! Ça mon gaillard, c'est un boulot pour Achab et ses gars ! Sonne la cloche du rassemblement, j'ai envie
d'aller chasser la baleine blanche ! Attrape ce tableau, monte le dans ma cabine, et sonne l'embarquement ! Baleine
blanche, nous voilà !
Quelques heures plus tard, le fier Pequod prenait la mer toutes voiles dehors. Seul à la barre, bien campé sur ses deux
jambes puissantes, le Capitaine Achab souriait en repensant à la malédiction du tableau de la femme cul de jatte !
La femme cul de jatte (par Jean-Luc Malavieille)