présence - Neuvième Art

Transcription

présence - Neuvième Art
neuviemeart2.0 > dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée > présence
présence
par Thierry Groensteen
[Août 2014]
« De même que les portraits ne parlent pas ni les mélodies ne regardent, de même les sculptures sont
immobiles et les danseurs sans visage ni voix, de même les poèmes se dérobent au sens et le cinéma
s’emporte dans son propre mouvement. Ce qu’on nomme œuvre de l’art expose chaque fois une
manière singulière de se soustraire à la présence… », écrit le philosophe Jean-Luc Nancy (2006 : 125).
La bande dessinée ne fait pas exception, sans doute, même si cette soustraction à la présence est
évidemment relative. Dans la mesure où elle est à la fois un art du récit et un art mimétique, nul
doute en effet que la bande dessinée nous rend présents, par l’action et la figuration, ses
personnages de papier. Si tel n’était pas le cas, leurs aventures nous laisseraient indifférents. La
participation du lecteur au récit repose, comme l’on sait, sur l’empathie, poussée, dans certains cas,
jusqu’à l’identification. La fierté et la ruse de Tintin sont les nôtres, tout comme les emportements du
Capitaine Haddock. Nous sommes désolés pour Charlie Brown et pour Jimmy Corrigan.
Mais, au-delà des émotions que soulèvent en nous les situations dramatiques, on peut se demander
sur quels modes spécifiques les différents médias permettent aux personnages de s’incarner, et avec
quelle consistance, quelle intensité. Une déclaration de Tardi avait fait naguère quelque bruit : « Au
cinéma, la plus mauvaise actrice filmée en gros plan peut éveiller des émotions ; alors qu’un dessin
en gros plan d’Adèle Blanc-Sec, par exemple, ça reste froid, on ne s’y attarde pas. » ((A Suivre)
No.15, avril 1979). Le théoricien flamand Pascal Lefèvre semble expliciter cette différence quand il
écrit : « En contraste avec les images photoréalistes et mouvantes du cinéma, qui produisent une
impression réaliste sur grand écran, les dessins dans les récits graphiques sont de petite dimension,
statiques et fortement stylisés. »
Doit-on, pour autant, en conclure à une infériorité ontologique de la bande dessinée, une infirmité
constitutive ? Ses « acteurs » seraient-ils davantage « soustraits à la présence » que ceux du 7e art ?
Imaginons une même intrigue qui serait, d’un côté, portée à l’écran, et qui, de l’autre, donnerait lieu
à un album. Postulons que les situations, les scènes, les dialogues, sont aussi semblables qu’il est
possible. Cette intrigue sera-t-elle automatiquement majorée (c’est-à-dire rendue plus passionnante)
dans sa version cinématographique, en raison de l’« impression réaliste » produite ? L’histoire
comparée des différents médias populaires nous enseigne qu’il n’en est rien. On voit aujourd’hui les
super-héros de la Marvel attirer des foules considérables dans les salles obscures. Mais les aventures
sur papier de ces mêmes héros ont, en leur temps, passionné des millions de lecteurs. Un héros
comme Tarzan, né sous la plume d’Edgar Rice Burroughs en 1912, a connu une popularité
équivalente dans toutes ses incarnations médiatiques : en littérature, en bande dessinée et dans les
films. On sait de longue date que chaque média est une forme pleine, achevée et parfaitement
satisfaisante en elle-même. La bande dessinée repose sur un déploiement perceptif plus étroit que
d’autres, puisque (à égalité en cela avec la littérature), elle ne sollicite qu’un seul de nos sens : la
vue. Mais cela ne constitue pas une infirmité intrinsèque, le lecteur suppléant, par l’imagination, aux
« carences » de la représentation. Dans sa tête, Spider-Man bondit bel et bien et le cheval de
Blueberry galope, même si l’un et l’autre sont évoqués à travers des images fixes.
La question de la présence demande donc à être posée à un autre niveau : non celui du potentiel
intrinsèque du média, mais celui de la performance individuelle de l’artiste. On s’accorde à
reconnaître – même si elle se révèle souvent difficile à définir ou à expliquer – que certains acteurs se
distinguent par une présence exceptionnelle. La notion de présence ressortit sans doute à
l’ineffable. La présence est une qualité distinctive qui se ressent. Nous la devinons liée à la vie en
dehors du plateau, au corps, à l’énergie, à la puissance, au charisme ; c’est une capacité de
séduction, une force d’aimantation, une modalité de l’être-là, un rayonnement presque animal.
Il est permis de postuler que, de la même manière, certains « acteurs de papier » paraissent plus
réels, plus vivants, plus intenses que d’autres. Dirons-nous qu’ils « déchirent le papier » comme leurs
homologues de chair et d’os « crèvent l’écran » ou « brûlent les planches » ?
L’auteur dramatique Valère Novarina distinguait naguère deux catégories d’acteurs : les « acteurs
d’intention » et les « acteurs d’intensité » (1989 : 20). La bande dessinée peut-elle connaître autre
chose que des acteurs d’intention, c’est-à-dire des personnages qui, par leur gestuelle et leur
mimique, indiquent ce qu’ils font, ce qu’ils ressentent, sans nous donner à croire qu’ils le vivent ? Si
elle connaît aussi des « acteurs d’intensité », alors que peut-on appeler présence dans un média où
les personnages ne sont pas incarnés (par un interprète vivant prêtant ses traits, sa voix, sa chair, son
intensité) ?
Miguelanxo Prado utilise le terme pour saluer le talent de son confrère José Muñoz : « la force
dramatique de ses personnages, leur présence charnelle déchirante, enfermées dans ces traces
semblables à des coups de couteau, me paraissaient quelque chose d’impossible. » (1998 ; je
souligne)
Chaque mot, ici est important. Une telle présence paraît impossible, dit Prado, ce qui signifie qu’elle
outrepasse nos attentes ordinaires à l’endroit de la bande dessinée qu’elle force un passage, qu’elle
réalise quelque chose d’inédit, d’inouï. Cette présence est charnelle, insiste le dessinateur galicien,
c’est-à-dire que les personnages de Muñoz paraissent taillés dans la chair, dans la vie mêmes. Et ce
résultat est obtenu, suggéré par des traces, de l’encre artistement déposée sur le papier.
Je partage les mêmes sensations que Prado devant le dessin du créateur d’Alack Sinner. À charnelle
j’ajouterais une autre épithète : cette présence est émotionnelle. Certaines images, certains gros
plans en particulier (fussent-ils dédiés à des figures secondaires) sont bouleversants, me font
frissonner, chavirer. Je me sens face à des frères, des sœurs en humanité, dont les doutes, les
souffrances, les émotions sont miens. Pour autant, je ne puis assurer que ces images-là font le même
effet sur tous les lecteurs. Il faut sans doute faire la part de la subjectivité de la perception. De
même, certains acteurs de chair et d’os parmi les plus encensés peuvent avoir leurs détracteurs ou
laisser certains spectateurs indifférents.
On serait tenté de voir dans (ce que beaucoup ressentent comme) la présence exceptionnelle des
personnages de Muñoz un résultat auquel seul l’expressionnisme ‒ caractéristique du maître
argentin ‒ peut atteindre, l’expressionnisme visant justement à atteindre la plus grande intensité
expressive et à inspirer une réaction émotionnelle. Mais, cherchant dans le champ immense de la
bande dessinée un autre personnage dont la présence serait peu contestable, le premier auquel je
songe est le capitaine Haddock. Et la ligne claire hergéenne est tout sauf expressionniste. La
présence peut donc être conférée à un personnage par d’autres moyens. Dans le cas de notre
capitaine, on cherchera les conditions de cette présence à la fois dans les traits comportementaux
qui le caractérisent comme personne (l’humanité, la truculence, la théâtralité, l’impétuosité, la
déveine chronique, une amplitude de registres et d’émotions exceptionnellement large) et dans les
traits graphiques qui le font exister sur le papier, ceux, particulièrement, qui animent sa physionomie –
même si son corps entier est d’une rare éloquence. L’art mimique d’Hergé peut se résumer en une
formule : un minimum de traits pour un maximum d’expressivité, de motilité.
Il y a lieu de souligner que la qualité de présence d’un personnage est rarement donnée tout d’une
pièce, dès sa première apparition. Elle se construit dans la durée et possède donc une dimension
cumulative indéniable. Un personnage familier, dont nous avons suivi et apprécié la « carrière » au fil
des récits qui lui ont été consacrés, nous revient lesté de toutes ces occurrences antérieures, qui
constituent, sinon une biographie, au moins un bagage existentiel, et lui confèrent une épaisseur.
Pour Alack Sinner comme pour Haddock, les premiers épisodes étaient déjà prometteurs, mais c’est
au fil du temps et de leurs performances successives que leur présence s’est épanouie. Le processus
est dialectique : les auteurs ont su enrichir, fouiller leurs créatures tandis que, de leur côté, les lecteurs
leur ont progressivement aménagé une place privilégiée dans leur imaginaire et leur affectivité.
Si, comme on l’a vu, la présence d’un personnage graphique est dans une certaine mesure
indépendante de son encodage, c’est-à-dire du style, il existe en revanche une figure rhétorique qui
la porte de façon privilégiée, je veux naturellement parler du gros plan. L’historien de l’art Meyer
Shapiro avait fait la remarque, souvent citée, qu’un portrait de face peut être assimilé à un je, un
profil à un il. Le portrait de face, exhaussé par le gros plan qui instaure une proximité, interpelle le
lecteur, littéralement dé-visagé. Des dessinateurs soucieux de produire de l’émotion, tel Cosey, en
ont fait une figure caractéristique et récurrente dans leur arsenal énonciatif. Le gros plan vient
souligner une réplique lourde de sens, ou bien, muet, il vise à partager une intériorité. Par le regard,
la présence s’y inscrit, s’y résume.
Lévinas disait que le visage n’est jamais « vu », parce que l’accès au visage « est d’emblée éthique »
(1984 : 79). La bande dessinée atteint à la présence lorsque le visage dessiné nous invite à dépasser
le niveau de la simple visibilité pour nous offrir une rencontre avec l’être.
Thierry Groensteen
Bibliographie
Lefèvre, Pascal, Tools for Analyzing Graphic Narratives & Case Studies, publié en ligne en 2014. URL :
https://sites.google.com/site/analyzingcomics/home / Lévinas, Emmanuel, Éthique et infini.
Dialogues avec Philippe Nemo, Librairie générale française, “Le Livre de poche – Biblio essais”, 1984
[Fayard, 1982]. / Nancy, Jean-Luc, « Ars somni », dans Dormir, rêver… et autres nuits, Bordeaux-Lyon :
capcMusée d’art contemporain/Fage éditions, 2006, pp. 97-129. / Novarina, Valère, Lettre aux
acteurs, dans Le Théâtre des paroles, P.O.L, 1989. / Prado, Miguelanxo, « La clarté et la force »,
Neuvième Art, No.3, janvier 1998, p. 48. / Schapiro, Meyer, Les Mots et les images, Macula, 2000,
rééd. 2011 [New York : 1996].
Corrélats
corps – gestuaire – justesse – physiognomonie – série – style