Amy Robsart - Libre Théâtre

Transcription

Amy Robsart - Libre Théâtre
AMY ROBSART
Drame en cinq actes et en prose
de Victor Hugo
Représenté pour la première fois le 13 février 1828 au Théâtre de l'Odéon, sous le nom du beaufrère de Victor Hugo, Paul Fouché.
Traitement par Libre Théâtre à partir de l'édition des Oeuvres inédites de Victor Hugo, volume 5,
Editions G. Charpentier (Paris), 1891, disponible sur Gallica
PERSONNAGES
Dudley, comte de Leicester
Richard Varney
Sir Hugh Robsart
Flibbertigibbet
Alasco
Lord Sussex
Lord Shrewsbury
Foster
Élisabeth, reine d'Angleterre
Amy Robsart
Jeannette
Seigneurs, dames, gardes, pages
1575
Domaine public – Texte retraité par Libre Théâtre
1
ACTE PREMIER
Une grande chambre gothique. Au fond, porte vitrée. A droite, une fenêtre ouverte. Du même côté,
un fauteuil à double siège que surmontent les couronnes de comte et de comtesse ; quatre pans de
velours cachent les pieds de ce fauteuil. Une table à pieds tors.
Scène première
LE COMTE DE LEICESTER, VARNEY
Tous deux entrent en parlant. Leicester pose sur la table une petite cassette de fer.
LEICESTER
Tu as raison, Varney, quoique tes conseils ne soient peut-être pas ceux de ma conscience. Déclarer
à la reine mon mariage secret avec Amy Robsart est aujourd'hui impossible. Élisabeth me fait ce
rare et insigne honneur de me venir visiter dans ce château de Kenilworth. Elle sera ici dans
quelques heures, amenant dans son cortège mon adversaire, ou plutôt mon ennemi, le comte de
Sussex, avec qui elle veut me réconcilier.
VARNEY
Or, la vierge-reine, comme on l'appelle, n'admet pas volontiers que ceux qui prétendent à sa faveur
soient plus qu'elle soumis à l'humaine loi de l'amour. Avouer que ni votre cœur ni votre main ne
sont libres serait laisser au comte de Sussex un tel avantage !...
LEICESTER,
l'interrompant avec impatience.
Je te dis, Richard, que je ferai ce que tu veux, ce qu'une situation difficile me commande. Mais je
n'en ai pas moins l'âme pleine de trouble et d'angoisse. Qu'est-ce que la faveur royale près du
bonheur domestique ? qu'est-ce que la disgrâce d'Élisabeth près de l'amour d'Amy?
VARNEY
Entendre le comte de Leicester faire ce parallèle devrait suffire pour pénétrer de reconnaissance le
cœur de milady.
LEICESTER
Ma bien-aimée Amy !
VARNEY
Entendre le comte de Leicester pousser ce soupir amoureux suffirait pour gonfler d'espérance le
cœur de Sussex.
LEICESTER
Sussex ! Sussex !... Je suis décidé à me taire, te dis-je.— Mais si la reine découvrait sans moi ce
que tu m'empêches de lui découvrir moi-même ?...
VARNEY
Soyez tranquille, milord. Cette partie ruinée du château de Kenilworth échappe à tous les regards
indiscrets ; elle est éloignée du château neuf et passe pour inhabitée et inhabitable. Et, en vérité, si
elle ne renfermait la colombe mystérieuse de votre seigneurie, on pourrait — même en y laissant
notre vieux et rébarbatif concierge Foster — ne la dire habitée que par les hiboux.
LEICESTER
C'est bien, laisse-moi, Varney. Va donner un coup d'œil aux derniers apprêts pour la réception de la
reine. Moi, il faut que je parle à notre astrologue.
VARNEY,
feignant la surprise.
Ah monseigneur a fait amener ici Alasco ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
2
LEICESTER
Oui, depuis hier. Ne le savais-tu pas ? Il est enfermé là-haut, dans la chambre secrète. Fais apporter
pour lui quelques provisions, Varney, pendant que je le questionnerai sur certain horoscope...
VARNEY
Il suffit, milord.
(Varney s'incline et sort.)
Scène II
LEICESTER, SEUL.
LEICESTER,
Il s'approche lentement d'une des fenêtres.
Pas un nuage dans le ciel ! Ah! s'il est vrai que nos destins puissent être soumis à l’influence des
astres qui étincellent sur nos têtes, la révélation de leur influence ne me fut jamais plus nécessaire
qu'en ce moment, ma route, sur la terre, est incertaine et voilée !
(Il s'assied près de la table, ouvre la cassette d'acier et en tire un petit parchemin marqué de
signes cabalistiques.)
Je ne puis détacher mes regards des signes mystérieux tracés par la main d'Alasco. Renferment-ils
pour moi une révélation de l'avenir ? Dois-je en effet me fier à leurs orgueilleuses prédictions ?...
Que dirait l'Angleterre si elle savait qu'à cette heure le noble Comte de Leicester, le tout-puissant
favori d'Élisabeth, cherche comme un enfant à lire sa destinée dans les calculs d'un alchimiste,
dans les lignes symboliques d'un astrologue ?... Eh! ma faiblesse n'a-t-elle pas été partagée par
tous ceux qui ont nourri dans leur cœur quelque ambition suprême ? Les destinées vulgaires n'ont
pas d'horoscope ; mais César avait plus d'une fois consulté les prophétesses des Gaules avant de
passer le Rubicon.
(Il s'approche de la muraille du fond, ouvre une porte basse et masquée, et jette autour de lui un
coup d'œil rapide, appelle d'une voix sourde : )
Alasco! Démétrius Alasco!…
(Un petit vieillard descend lentement un escalier étroit et obscur et paraît. Il est vêtu d'une robe
grise flottante. Il a la tête chauve, la barbe blanche et les sourcils noirs.)
Scène III
LEICESTER, ALASCO
ALASCO
Me voici à vos ordres, milord.
LEICESTER,
lui montrant le parchemin.
Vieillard, sais-tu que tu as exprimé là de bien audacieux rêves ? Le ciel, cette nuit, était sans
nuages, et tu as pu y lire comme dans un livre ouvert. Les astres, n'est-ce pas, ne t'ont point
confirmé ces prédictions téméraires ?
ALASCO
J'ai revu, au contraire, dans votre étoile, mon fils, ce qu'elle m'avait déjà révélé. Comte de
Leicester, ton ambition est grande, mais ta fortune sera plus grande encore.
LEICESTER
Donc tu aurais vraiment entrevu dans l'ombre de ma destinée ?...
ALASCO
Dois-je le répéter ?… Un trône. Et quel trône ! Le premier du monde !
LEICESTER
Vieillard, pèses-tu tes paroles ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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ALASCO
Vous demandez la vérité, milord. Je sais qu'il n'est pas toujours prudent de la dire à ceux qui sont
les maîtres de la terre.
(En ce moment, le regard de Leicester rencontre l'oeil faux et perçant d'Alasco fixé sur lui. Le
comte met vivement la main à son poignard.)
LEICESTER
Misérable ! tu me trompes ! De par la foi de mes aïeux, tu te joues de moi. Tu vas me payer cher
ton impudente raillerie.
ALASCO
Il ne raille pas, celui qui a l'œil sur le ciel et le pied sur la tombe ! Mon fils, écoutez. C'est
aujourd'hui pleine lune rousse dans le grand arc chaldéen. Il m'a été annoncé que, ce jour-là, votre
indigne serviteur courrait un danger mortel, mais qu'il en sortirait sain et sauf. Je suis vieux, faible
et sans défense, et vous êtes jeune, fort et armé ; mais j'aurai plus de confiance que vous dans la
double prédiction : votre étoile n'a pas menti, et vous ne me tuerez pas.
LEICESTER
Oh ! une preuve ! une preuve ! La preuve que je ne suis pas la dupe d'un imposteur !
ALASCO
La preuve ?... C'est qu'en vous prédisant ce royal avenir, je n'ignore cependant pas quels obstacles
lui oppose le passé.
LEICESTER.
Comment ! quels obstacles ? Que veux-tu dire ? Qui t'a dit ?...
ALASCO
Souvenez-vous, mon fils, que vous m'avez fait prendre hier comme une bête fauve dans ma retraite
ignorée ; qu'une voiture fermée à tous les regards m'a conduit à ce donjon isolé de toutes les
demeures des hommes ; que nulle parole vivante n'a frappé mon oreille depuis vingt-quatre
heures ; que, privé d'aliments et de sommeil, comme le prescrit la loi cabalistique, j'étudie pour
vous de mes sombres yeux, du fond de cette étroite tourelle, le livre qui n'a point de pages.
Maintenant, interrogez-vous, et cherchez si quelque moyen humain a pu m'apprendre que cette
ruine n'est point déserte comme on le croit, et qu'elle cache au monde une habitante...
LEICESTER
Dieu ! Arrêtez ! Silence ! — II a raison. Comment a-t-il pu savoir ?...
ALASCO.
Il tire un parchemin de son sein et paraît le considérer attentivement.
L'irrégularité des zones stellaires indique que la naissance de la jeune fille, bien qu'honorable, est
inférieure au rang du noble comte. Néanmoins, le croisement des lignes annonce un légitime
mariage, lequel est tenu secret, comme le prouve le voisinage de la nébuleuse Chormith. Mais ce
mariage ne peut manquer de se dissoudre ; car la pâle étoile de la jeune lady disparaîtra dans la
chevelure de la grande comète méridionale, laquelle entraîne dans son tourbillon le bel astre du
glorieux comte, et représente...
LEICESTER
Et représente ?… Achève, malheureux, achève !
ALASCO
Sa seigneurie l'exige ?
LEICESTER
Hâte-toi, je l'ordonne.
ALASCO
Je ne suis qu'un vieillard impuissant, ce que dit ma bouche n'a point été conçu dans mon esprit.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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LEICESTER
Oh! parle donc, parleras-tu ?...
ALASCO
La grande comète couronnée représente une haute et souveraine dame qui doit venir du sud.
LEICESTER
Que dit-il ? Vieillard, que caches-tu sous ces mystérieuses paroles ? Quelle est, quelle est, dis-moi,
cette personne souveraine ?
ALASCO
Le comte de Leicester n'est point ignorant des signes héraldiques, il saura la connaître à sa
couronne.
LEICESTER
Puissances célestes !
ALASCO
La souveraine apporte ici dans son cœur une tendresse vague... qui pourra devenir plus claire et
plus forte... Et peut-être... Qu'est-ce que l'amour devant l'ambition ? On ne refuse pas une main qui
donne un sceptre. Le maître de ce château n'est point accoutumé à s'arrêter dans la carrière des
grandeurs...
LEICESTER
Assez, vieillard ! Assez ! Vous me parlez de l'avenir et cependant votre voix trouble mon âme
comme celle du remords..
ALASCO
Si votre seigneurie...
LEICESTER
Assez, te dis-je !
(Après un silence.)
— Alasco, si tu tiens à la vie, aie ceci toujours présent que, lorsqu'on peut tout savoir, il faut savoir
aussi tout taire. Je récompenserai généreusement tes paroles, mais ton silence plus généreusement
encore.
(Il lui jette une bourse d'or.) Rentre Varney, suivi d'un valet portant un panier où l'on aperçoit des
provisions de bouche. Le valet pose le panier sur un meuble et sort.
Scène IV
LEICESTER, ALASCO, VARNEY
VARNEY
Vos ordres sont exécutés, milord. Le château de Kenilworth est prêt à recevoir sa majesté la reine.
LEICESTER
Bien. Je vais maintenant m'apprêter moi-même. Je reviendrai tout à l'heure ici pour accomplir un
gracieux souhait que m'a exprimé la dame de céans. Vous, Varney, prenez soin d'Alasco. Ayez pour
lui les égards dus à son âge et à son savoir.
(Varney s'incline. Leicester sort.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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Scène V
ALASCO, VARNEY
VARNEY
regardant Alasco en riant.
Eh bien, vieux fils d'enfer, mon maître et le tien est donc ta dupe ? Le lion royal de l'Angleterre
s'est pris à tes pièges, renard?
ALASCO
Vous pourriez, mon fils, vous exprimer plus dignement. Si ma science...
VARNEY
Ta science !... Allons ! jette le masque avec moi, qui connais ta face ! Oseras-tu me dire que tu as
véritablement lu dans les astres les surprenantes révélations que tu viens de faire au comte ?
ALASCO
Du moins, des moyens mystérieux...
VARNEY
Oui, oui, un parchemin qu'un rapide et furtif émissaire à moi t'a glissé dans la main, hier soir, à ton
arrivée.
ALASCO
Ah! il venait de votre part, ce jeune homme qui m'a parlé bas dans l'obscurité ? Qui donc était-ce?
Sa voix ne m'était pas inconnue.
VARNEY
C'est un page que le diable a mis à mon service. Enfin, tu as su profiter des avis qu'il t'apportait.
ALASCO
Pourquoi pas ? puisqu'ils m'épargnaient un temps précieux, plus utilement réservé à l'observation
de la nature occulte, à la conquête de la science universelle. Encore un pas, et j'aurai pénétré
jusqu'au fond du laboratoire de la création, et je tiendrai dans mes mains la semence de l'or et ce
sera mon tour, entends-tu, d'être ton maître, insolent favori du favori !
VARNEY
Là, là, monsieur Alasco, ne nous brouillons pas ! Je crois tellement à votre science, voyez-vous,
que, si je perdais vos bonnes grâces, je ne me nourrirais pendant trois mois que d'œufs frais.
ALASCO
Présomptueux! mes philtres et mes breuvages ! crois-tu que je les perdrais sur toi ? Crois-tu que je
dépenserais pour ta misérable vie ces redoutables élixirs, quintessences sublimes des substances
les plus primitives, des végétaux les plus rares, des minéraux les plus purs où se concentrent tant
d'éléments précieux que le domaine d'un Leicester n'en payerait pas une fiole ? Sois tranquille,
Varney quoiqu'on puisse certes extraire de ton corps plus de venin que d'une vipère, tu ne vaux pas
une goutte de mes poisons.
VARNEY
Voilà ce que jusqu'ici tu m'as dit de plus rassurant.
ALASCO.
Et quant à pénétrer sans toi les secrets de ton maître, si je m'en étais donné la peine, la chose ne
m'eût pas été plus difficile que pour tes secrets à toi, Richard Varney!
VARNEY
Mes secrets ? Il n'est pas malaisé, en effet, de les connaître je n'en ai pas.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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ALASCO
En vérité ? Ce mariage clandestin de Leicester que tu as tant à cœur de rompre, c'est par intérêt
pour lui, dis-tu ? c'est pour qu'il ne s'arrête pas dans son éclatante carrière ?…
VARNEY
Allons, et peut-être aussi un peu pour échanger la livrée d'écuyer d'un gentilhomme contre le
manteau d'écuyer d'un roi !
ALASCO
Est-ce pour cela seulement, subtil Varney? C'est sous ton couvert que le brillant comte de Leicester
a été introduit près de la belle Amy Robsart ; c'est en s'abritant derrière toi que, voulant la séduire
et séduit par elle, il a fait d'Amy sa femme. Pour le vieux chevalier Hugh Robsart, l'homme qui a
enlevé sa fille, ce n'est pas Dudley, c'est Varney.
VARNEY
Ces secrets-là, pénétrant Alasco, tu les as entendus de ma bouche.
ALASCO
Oui, mais il en est d'autres que j'ai lus dans tes yeux. Tu as pris ta comédie au sérieux, mon maître ;
tu aimes d'amour Amy Robsart.
VARNEY,
avec un rire forcé.
Moi ! Ah ! par exemple !
ALASCO
Tu aimes d'amour Amy Robsart ! et, si tu tiens à la séparer du comte, c'est dans l'espoir qu'un jour
elle pourra être à l'écuyer.
VARNEY
Silence !... Qui a pu vous dire ? Ce n'est pas la comtesse : elle est trop fière !...
ALASCO
Ton trouble me prouve que je ne me suis pas trompé. Si le comte apprenait de quelle manière son
écuyer abuse de sa confiance ?….
VARNEY
Si le comte savait de quelle manière son astrologue se joue de sa crédulité ?...Allons ! Allons !
croyez-moi, Alasco, restons bons amis ! Pour tous deux, c'est le plus sûr.
(Se rapprochant de lui.)
Ecoutez. Votre laboratoire de Pelham a éclaté un matin comme un cratère de l'enfer. Vous savez
que, dans le domaine de Cumnor, nous en avons un dix fois plus beau, où vous trouveriez des
fourneaux et des boules étoilées qu'y a laissés l'ancien prieur, et ou vous pourriez fondre,
amalgamer, multiplier, souffler, calciner, vaporiser, volatiliser tout à votre aise, jusqu'à ce que le
dragon vert se change en oie dorée...
ALASCO
Bon et pour entrer en possession du bel atelier, quel serait l'ordre ?
VARNEY
Faire ce que je dirai, taire ce que je ferai.
ALASCO
Soit. Mais, avant tout, répondez, est-ce qu'on va me garder longtemps captif dans cette tourelle
abandonnée ? Je n'aime pas à rester ainsi seul, la nuit, avec les chouettes et les orfraies.
VARNEY
Qu'est-ce à dire? Le sorcier aurait-il peur comme un enfant dans la solitude et dans l'obscurité ? Tu
ne fais pas encore de l'or, Alasco, et tu ne crains pas les voleurs. Quant aux démons, ils te doivent
au moins de te laisser tranquille en ce monde.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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ALASCO
Il n'y a pas que ce monde, il y a l'autre et, cette nuit même, j'ai vu...
VARNEY
Quoi donc ? Ton patron Satan, muni de ses cornes longues de douze coudées et de sa queue, qui
fait autant de tours sur elle-même que l'escalier en spirale du vieux clocher de Saint-Paul de
Londres ?
ALASCO
Ne ris pas, Varney, et parle plus bas. Oui, cette nuit, à minuit, j'ai vu un spectre.
VARNEY
Me prends-tu pour Leicester, Alasco?
ALASCO
Parle bas, te dis-je Varney, j'ai eu, dans ces temps derniers, un disciple, un élève...
VARNEY
Oui, un compère.
ALASCO
Silence donc ! C'était un être bizarre, capricieux et malin ; l'esprit d'un diable, l'agilité d'un sylphe
ressemblant plutôt à un enfant qu'à un homme, plutôt à un lutin qu'à un enfant. Il se nommait
Flibbertigibbet.
VARNEY
Vrai nom de lutin, en effet.
ALASCO
Il avait l'œil fureteur et l'esprit pénétrant ; il s'était rendu maître de certains de mes secrets...
VARNEY
L'imprudent !
ALASCO
Il fallut me séparer de lui. Je quittai Pelham, laissant à sa disposition mon laboratoire, mes
alambics, mon fourneau... Mais, dans un compartiment caché de ce fourneau, n'avais-je pas oublié
un petit baril de poudre !
VARNEY
Ingénieuse négligence !
ALASCO
J'apprenais, deux jours après, l'explosion du laboratoire. Mon pauvre élève y avait sûrement trouvé
la mort.
VARNEY
Le pauvre élève emportait du moins tes secrets dans sa tombe.
ALASCO
Oui, mais il les en rapporte ! Varney, c'est lui, c'est son fantôme qui m'est apparu cette nuit sous
l'ogive de la tourelle !
VARNEY
Est-il possible ! et que t'a-t-il dit ?
ALASCO
Des choses terribles, des choses que l'enfer, la mort et lui pouvaient seuls savoir. Il m'a reproché,
avec un rire affreux, ce qu'il nommait son assassinat. J'étais, moi, à demi évanoui de terreur...
VARNEY
Et sous quelle forme se présentait l'ombre de Flibbertigibbet
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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ALASCO
Sous la forme d'un jeune démon couleur feu, ayant, aux rayons de la lune, comme un scintillement
phosphorescent au bout de ses cornes noires.
VARNEY,
à part.
Vous verrez que ce sera mon enragé petit baladin !
ALASCO
Eh bien, Richard, que dites-vous de cette vision étrange?
VARNEY
Mais n'est-ce pas un rêve plutôt qu'une vision ?
ALASCO,
hochant la tête.
Non, non, Varney les puissances infernales se mêlent de nos affaires. Prenons garde .à nous!
VARNEY
Raison de plus, mon cher, pour que nous soyons unis Alasco, il ne dépend pas de moi de te rendre
sur le champ ta liberté ; mais je puis, sous main, la conseiller à Leicester. Aide-moi et je t'aiderai.
Le comte va revenir, il ne faut pas qu'il nous retrouve ensemble. Garde fidèlement l'alliance entre
nous, j'agirai de même. Est-ce dit ?
ALASCO
C'est dit.
(Ils se donnent la main.)
VARNEY
Sur ce, mon cher Alasco, adieu !
(À part.)
Au diable, empoisonneur infâme !
ALASCO
Au revoir donc, mon cher Varney
(À part)
La foudre t'écrase, abominable scélérat!
Sort Verney.
Scène VI
ALASCO SEUL, PUIS FLIBBERTIGIBBET
ALASCO
Cet homme n'a pas de conscience, il ne croit pas seulement à l'enfer.
(Tout à coup une voix perçante apelle au dehors de la salle)
LA VOIX
Doboobius !
ALASCO,
tressaillant
Dieu ! qui m'appelle sous ce nom ?
LA VOIX
Docteur Doboobius !
ALASCO
O ciel ! c'est le nom sous lequel je suis proscrit ! C'est la voix de Flibbertigibbet
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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LA VOIX
C'est Flibbertigibbet lui-même !
ALASCO,
cachant son visage dans ses mains.
Eh quoi ! en plein jour maintenant ! Grâce ! Grâce !
LA VOIX
Grâce ? À une condition.
ALASCO
Laquelle ? Parle ! Que veux-tu ?
Flibbertigibbet saute par la croisée ouverte et paraît ; costume de diable, couleur feu.
FLIBBERTIGIBBET,
montrant le panier de provisions
Je veux ?...Je veux un morceau de ce pain, un coup de ce vin.
ALASCO,
relevant la tête avec surprise
Quel langage pour une ombre !
(Il considère Flibbertigibbet, qui a ouvert le panier et en a retiré un Gacon, et du pain qu'il mange
avidement.)
Mais tu n'es donc pas mort ?
FLIBBERTIGIBBET,
mangeant
Si fait vraiment. De faim et de soif.
ALASCO,
le touchant.
Mais c'est qu'il est réellement vivant, ce pauvre Flibbertigibbet !
FLIBBERTIGIBBET.
Ce n'est pas ta faute, hein, mon bon patron? Et je n'aurais pas mieux demandé que de te faire, à
mon tour, mourir de peur. Mais il y avait bientôt dix-huit heures que le spectre n'avait mangé, et
son jeune appétit ne pouvait plus attendre. Il faut que tout le monde vive, même les fantômes.
ALASCO,
à part
Vivant !... Je ne sais si je ne l'aimais pas mieux revenant!
(Haut.)
Tu as donc échappé à l'explosion ? Par quel miracle?
FLIBBERTIGIBBET
Ce n'est nullement par miracle, c'est par adresse. J'ai su découvrir votre mine, cher maître, et,
quand elle a sauté, j'avais eu soin d'être dehors.
ALASCO
Je te jure, enfant...
FLIBBERTIGIBBET
Laissez donc là vos serments ; je vous connais. Je connais, de plus, vos secrets ; ce qui fait que
vous me craignez et que je ne vous crains pas.
ALASCO,
à part.
Maudit petit drôle !
(Haut.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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Cher Flibbertigibbet, laissons le passé. Je t'assure que je me réjouis sincèrement de te retrouver en
vie. Mais réponds à mes questions. Comment es-tu ici?
FLIBBERTIGIBBET
J'y suis censément pour servir les obscurs desseins de votre complice Varney sur la mystérieuse
dame qui y vit cachée. Ce Varney encore un dans le jeu duquel je commence à voir clair.
ALASCO
Mais quel est, dis-moi, ce bizarre déguisement?
FLIBBERTIGIBBET
L'état de sorcier était trop dangereux. Je suis devenu comédien. Je fais partie de la troupe qui doit
figurer aux fêtes que le comte de Leicester donne à la reine. Je joue les diables et les lutins dans les
mascarades de Shakespeare et de Marlowe, et je porte le costume de mon emploi pour me
distinguer parmi les gentilshommes.
ALASCO,
à part.
Le singe
(Haut.)
Es-tu content au moins de ton nouveau métier?
FLIBBERTIGIBBET
Hum ! pas trop ! Je m'ennuie à répéter toujours les mêmes phrases, à faire les mêmes grimaces. De
nature, je suis curieux, et j'aime à être libre. Je voudrais jouer un vrai rôle et me mêler à une vraie
intrigue. J'en flaire une ici, qui me paraît assez ténébreuse et fort intéressante; et c'est pourquoi je
n'ai pas rejeté les propositions de votre Varney, tout en me promettant de n'y prendre que la part
qui me conviendrait.
ALASCO
Eh bien, veux-tu revenir avec moi ?
FLIBBERTIGIBBET
Pourquoi pas ? Mais avec les mêmes réserves et précautions, je vous le déclare.
ALASCO
Comme tu voudras. Je désirerais moi-même en savoir, sur la mystérieuse dame, comme tu
l'appelles, et sur milord Leicester, plus que Varney ne veut m'en dire.
FLIBBERTIGIBBET
Oui, pour vous aider dans vos horoscopes, je comprends.
ALASCO
Le comte et la dame vont venir ici sous peu d'instants. Si tu pouvais...
FLIBBERTIGIBBET
Écouter ce qu'ils se diront et vous le redire? À merveille Je serai charmé, pour mon compte,
d'entendre le dialogue de la colombe et du faucon.
ALASCO,
regardant autour de lui.
Il faudrait pouvoir te blottir quelque part.
FLIBBERTIGIBBET
Hé ! voilà un banc seigneurial qui a l'air d'être placé là tout exprès.
ALASCO
Eh bien, dépêche-toi, j'entends venir quelqu'un.
(Il aide Flibbertigibbet à se tapir sous le grand fauteuil. À part.)
Si on pouvait le surprendre là, et le pendre aux gouttières du château! Quel débarras!
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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FLIBBERTIGIBBET,
sous le banc.
On vient. Rentrez, docteur Doboobius.
ALASCO
Ne m'appelle pas de ce nom
FLIBBERTIGIBBET
Bon ! le serpent a fait peau neuve.
(Alasco rentre dans la tourelle.)
Scène VII
LEICESTER, ENVELOPPÉ D'UN MANTEAU, AMY, FLIBBERTIGIBBET, CACHÉ.
La comtesse entre, appuyée au bras du comte.
AMY
Que vous êtes bon, mon cher seigneur, d'avoir tenu votre promesse, d'avoir cédé à ma fantaisie, et
d'être venu, avant de vous présenter à la reine, vous montrer à votre recluse dans votre costume de
prince ! Permettez que j'ôte moi-même votre manteau.
LEICESTER,
souriant
Vous êtes donc comme les autres femmes, Amy ? La soie, les diamants, les plumes, sont plus pour
elles que l'homme qu'ils parent.
(Il lutte doucement contre la comtesse, qui enlève le manteau et laisse voir le comte revêtu de son
grand costume et chargé de tous ses ordres. Il est vêtu tout en blanc, chausses de mailles de soie
blanche, pourpoint de satin blanc, ceinture de cuir blanc brodé en argent, manteau de velours
blanc brodé en argent et décoré de l'étoile de la Jarretière.)
AMY
Amy vous a prouvé, je crois, cher comte, qu'elle ne peut pas aimer le grand personnage que décèle
ce costume éclatant plus que l'inconnu qui, annoncé par le son du cor, venait à elle, sous un simple
manteau brun, dans les bois de Devon.
LEICESTER
Tu dis vrai, chère bien-aimée.
AMY
Maintenant, mon lord, asseyez-vous là, comme un être devant qui tous les autres doivent s'incliner.
(Elle conduit le comte au grand fauteuil. Il s'y assied.)
LEICESTER
Mais viens prendre aussi ta place près de moi.
AMY,
s'asseyant sur un carreau devant le comte.
J'y suis.
LEICESTER
Ta place est à mon côté.
AMY,
Non, à tes pieds. Laisse-moi là, mon cher lord j'y suis mieux, j'y suis bien.
(Le contemplant.)
Que vous êtes élégant et magnifique ainsi, monseigneur! Quelle est cette courroie brodée qui
entoure votre genou ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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LEICESTER
Cette courroie brodée, comme tu la nommes, est cette jarretière anglaise que le roi est fier de
porter. Vois, ici est l'étoile qui lui appartient, et le diamant George, le bijou de l'ordre. Tu as
entendu conter comme le roi Édouard et lady Salisbury…
AMY,
souriant et baissant les yeux
Oui, je sais comment de la jarretière d'une dame le roi Édouard fit la première décoration de la
chevalerie d'Angleterre.
LEICESTER
C'est avec le duc de Norfolk, le marquis de Northampton et le duc de Ruthland que j'eus l'honneur
de recevoir cet ordre. J'étais moins élevé en dignité que ces trois nobles seigneurs, mais celui qui
veut monter ne doit-il pas commencer par le premier échelon ?
AMY
Et qu'est-ce que ce beau collier, si richement travaillé, qui supporte un bijou semblable à un
mouton suspendu ?
LEICESTER
C'est l'insigne d'un ordre vénéré qui jadis appartenait à la maison de Bourgogne, l'ordre de la
Toison d'or. Les plus belles prérogatives y sont attachées ; le roi d'Espagne lui-même, héritier de la
maison de Bourgogne, ne peut, sans l'assistance et le consentement du grand chapitre, juger un
chevalier de l'ordre.
AMY
Et cet autre collier si brillant, à quel pays appartient-il ?
LEICESTER.
C'est l'ordre de Saint-André, rétabli par Jacques, le dernier roi d'Écosse. Il me fut conféré à
l'époque où l'on croyait que la jeune douairière de France et d'Écosse, cette infortunée Marie
Stuart, ne refuserait pas d'épouser un baron anglais. Mais ne vaut-il pas mieux être un libre
seigneur d'Angleterre que de partager avec une femme ce triste royaume des rochers du nord ?
AMY
Je pense comme mon noble Leicester. J'aurais, quant à moi, toujours préféré la main de Dudley à
celle de tous les souverains de la terre.
LEICESTER,
à part.
Hélas !
AMY
Qu'as-tu, milord ? Est-ce que tu crois que l'amour d'une reine serait plus tendre et plus ardent que
l'amour de ton Amy?
LEICESTER,
la baisant au front.
Non, oh non ! et rien ne t'arrachera de mes bras, rien ma femme ! ma femme bien-aimée
AMY
Ta femme, oui. C'est bien légitimement que la fille d'un obscur gentilhomme campagnard est
pressée sur ce sein glorieux, chargé des insignes de toutes les illustres chevaleries de l'Europe.
Mais quand donc serai-je ta femme pour tous, comme je le suis pour Dieu et pour toi?
LEICESTER
Le plus tôt qu'il me sera possible, chère enfant.
(Il se lève.)
Mais voilà ton souhait rempli, et, malgré tout mon bonheur près de toi, il faut que je te dise adieu.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
13
AMY
Un moment, mon cher seigneur, un moment encore ! Quand je te demande de me nommer ta
femme devant tous, tu ne m'accuses pas, j'espère, de gloriole et de vanité. Et pourtant comment ne
serais-je pas fière d'être reconnue pour l'épouse légitime du plus illustre lord de l'Angleterre ! Mais
je pense surtout, Dudley, à mon malheureux père. Que dit-il en ce moment ? Que fait-il ? Quelle
désolation pour lui le jour où il s'est levé sans recevoir à son réveil le baiser accoutumé de son
enfant ! Mon pauvre père ! A-t-il cru, a-t-il pu croire que c'était ce Varney, votre écuyer, qui
m'avait séduite, qui m'avait enlevée ? Ah ! cette idée m'est insupportable. Il ne te connaît pas, mon
Leicester, et si, dans sa pensée, il n'avait pu abaisser sa fille jusqu'à Varney, jamais aussi il n'avait
pu l'élever jusqu'à toi. Mon bien-aimé, relève-moi de mon serment, permets-moi enfin de courir à
lui, de le détromper, de rendre à ce vieillard sa fille chérie et de la lui rendre épouse du glorieux
comte de Leicester.
LEICESTER
Un jour, oui, un jour, Amy, ce vœu aussi sera réalisé. Crois-moi, tu ne peux aspirer à ce jour plus
ardemment que moi. Quelle joie quand je pourrai consoler les vieux ans de ton père, et, rejetant les
fatigues et les soucis de l'ambition, passer tous mes jours à tes pieds, aux pieds de la femme la plus
adorable et la plus adorée. Hélas maintenant il faut encore attendre et se contenter d'espérer.
AMY
Mais pourquoi ? Mais qui donc l'entrave, cette union que vous désirez, dites-vous, et que
commandent à la fois les lois divines et les lois humaines ? Ah! si vous la souhaitiez seulement un
peu, rien n'oserait s'y opposer; car jamais une puissance plus grande n'aurait servi une plus juste
volonté.
LEICESTER
Il vous est facile de parler ainsi, Amy ! Vous ne connaissez pas la cour, les exigences du rang, les
devoirs de la puissance Et vous me faites de telles demandes le jour même où je voulais vous
recommander de vous tenir cachée plus étroitement que jamais. Ne savez-vous pas que c'est
aujourd'hui, tout à l'heure, que dans ce château je reçois la reine ?
AMY
La reine ? Eh bien, quelle occasion meilleure de lui déclarer votre mariage ?
LEICESTER
Que dites-vous, malheureuse enfant ? Vous ignorez à quoi tient la faveur royale, si capricieuse et si
éphémère ? Cette déclaration nous perdrait tous deux. Confie-toi à moi, ma bien-aimée Amy. Un
temps plus heureux viendra, et, s'il ne vient, je saurai l'amener. En attendant, ne gâte pas ces
adieux par une prière que ton intérêt même me défend de satisfaire.
(Il se lève pour embrasser Amy et repousse le fauteuil, qui recule brusquement et laisse
Flibbertigibbet à découvert.)
LEICESTER,
apercevant Flibbertigibbet
Qu'est cela ?
(Il s'arrache des bras d'Amy étonnée et se précipite sur le lutin.)
Que fait là ce drôle ?
FLIBBERTIGIBBET,
levant hardiment la tête
Vous le voyez, gracieux seigneur. J'assistais incognito, comme le jaloux Odragonal, aux entretiens
du beau Mériandre et de la belle Indamira. J'écoutais.
LEICESTER
Oui ? Eh bien, tu auras écouté aux dépens de tes oreilles.
FLIBBERTIGIBBET
C'est probable.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
14
LEICESTER
Qui es-tu ?
FLIBBERTIGIBBET
Ce qu'il vous plaira. Un mort ou un vivant. Un mort, si tel est le bon plaisir de votre poignard;
sinon, un vivant qui aime mieux la fin d'un repas que le commencement d'une dispute.
LEICESTER
Impudent railleur! Tu joues avec la corde de ton gibet.
FLIBBERTIGIBBET
Faute de la pouvoir couper.
LEICESTER,
violemment agité
C'est quelque émissaire de lord Sussex et de mes ennemis. Va, ton audace sera punie, à faire
trembler tous tes pareils.
FLIBBERTIGIBBET
Ils sont rares. Milord comte, vous pouvez faire trois choses, à votre choix. Comme voleur, me
pendre à la plus haute branche de la forêt; comme espion, me clouer à la grande porte du château;
comme sorcier, me renvoyer à l'enfer dans la flamme...
LEICESTER
L'effronterie est peu commune! Il faut pourtant que je sache qui l'avait aposté là. Ecoute, maraud,
tu as mérité tous ces supplices et plus encore. Hé bien, tu peux les éviter et obtenir merci en me
disant de qui tu es ici le misérable instrument.
FLIBBERTIGIBBET
Pour sauver ma vie ? Ce serait une lâcheté !
LEICESTER
Je puis pour toi plus encore que te donner la vie. On te paie sans doute pour faire ce métier
d'espion, dis-moi combien, et si tu ajoutes qui, je te donnerai le centuple de ce qui t'est promis.
Révèle- moi cette misérable intrigue...
FLIBBERTIGIBBET
Pour faire ma fortune ? Ce serait une bassesse.
LEICESTER
Quoi ! menaces et promesses ne peuvent rien sur toi, la force aura peut- être plus d'effet. Qui t'a
fait cacher là ? Dis-le moi, sinon...
FLIBBERTIGIBBET
Je me soucie de vous le dire ou de vous le taire comme des sept branches de la lampe
merveilleuse ; et, si vous l'aviez demandé autrement, je vous aurais probablement répondu, celui
qui m'a jeté dans ce mauvais pas étant un vil intrigant que j'eusse été ravi de punir. Seulement, haut
et puissant seigneur, me taire étant la seule supériorité qui me reste devant vous, je ne vois pas
pourquoi j'y renoncerais.
LEICESTER
Ah! c'est trop !
(Il tire son poignard.)
Traître, tu vas mourir
AMY,
retenant avec effroi le bras du comte
milord ! mon Dudley! qu'allez-vous faire ? Terminer notre douce causerie d'amour par un
meurtre !
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
15
LEICESTER,
le poignard levé.
Oui, afin qu'elle ne se termine pas par une catastrophe plus sinistre encore.
AMY
Ah ! grâce pour ce malheureux, milord !
FLIBBERTIGIBBET,
à part
Elle est adorable.
LEICESTER
Amy, ne me retenez pas ! ce misérable est un espion !
AMY
Non, milord. Voyez cet accoutrement ridicule, c'est quelque baladin, ou tout au plus un fou.
FLIBBERTIGIBBET
C'est cela, défendez-moi, noble dame, il y a une parenté entre nous, je suis fou comme la lune et
vous êtes belle comme le soleil.
AMY,
souriant
Vous voyez bien qu'il est insensé ! Allons, milord poignarderez-vous, sous les yeux de votre Amy,
ce malheureux sans défense ? Grâce ! Pitié ! je réclame de votre chevalerie la merci des dames.
Accordez-moi cette pauvre vie. Allons ! allons !
(Elle prend le poignard des mains du comte qui la regarde en souriant tristement et ne lui oppose
qu'une faible résistance.)
Donnez ce vilain poignard, monsieur, et qu'il cesse d'occuper une place près d'un cœur qui est tout
à moi.
(Elle jette la dague par la fenêtre ouverte.)
FLIBBERTIGIBBET,
à part
Vilain poignard ! Peste ! une vraie dague de Tolède damasquinée en or !
LEICESTER
Vous êtes une enfant, Amy ! En épargnant cette vie, vous exposez peut-être la vôtre, et la mienne...
AMY,
vivement
Ne le croyez pas ! Un acte de clémence ne saurait porter malheur. D'ailleurs, comment le sort de
l'aigle pourrait-il dépendre de...
(Elle hésite.)
FLIBBERTIGIBBET
De l'étourneau. Laissez-moi choisir moi-même l'animal.
AMY
Allons donc, milord, qu'il ne soit pas dit que vous m'ayez tout refusé aujourd'hui.
(Leicester la serre dans ses bras. Elle se tourne vivement vers le lutin.)
Tu as ta grâce.
LEICESTER
Oui, drôle. Mais non ta liberté. Je dois m'assurer de toi, en attendant que je sache qui tu es.
FLIBBERTIGIBBET
Vous le voyez, un diable, beau sire ; mais un pauvre diable,et un bon diable.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
16
LEICESTER,
appelant.
Holà, Varney, Foster! Jeannette! Quelqu'un!
Scène VIII
LES MÊMES, VARNEY; FOSTER, POURPOINT DE VELOURS ET BAS JAUNES; JEANNETTE.
Ils accourent en tumulte.
VARNEY
Que veut milord ?
(Apercevant Flibbertigibbet. À part.)
Mon petit traître de comédien ! Que signifie ?...
LEICESTER
Foster ! Vous faites bien négligemment votre service. Qui a laissé entrer cela ?
FLIBBERTIGIBBET
Ne grondez pas ce lourdaud, seigneur. J'ai fait ici mon entrée à la manière de nous autres diables,
par le trou de la serrure.
VARNEY,
à part
Je respire ! Il ne m'a point vendu !
LEICESTER
Qu'on mette cet Arlequin dans la prison du château.
FOSTER
Dans la tour des oubliettes, milord ; c'est entendu. D'où viens-tu donc, démon aux crins rouges ?
FLIBBERTIGIBBET,
riant et regardant le costume du concierge
Des marais — où j'ai appris l'art d'attraper des oies aux larges pattes et aux pieds jaunes.
Forster le menace du doigt.
LEICESTER
Qu'on tienne ce prisonnier étroitement renfermé. Qu'il ne puisse communiquer avec personne,
mais qu'il ne manque de rien et qu'on ne lui fasse pas de mal. Allez.
(Varney et Foster veulent mettre la main sur Flibbertigibbet. Il se dégage.)
FLIBBERTIGIBBET
Un moment, mes maîtres.
(Il vient s'agenouiller devant Amy.)
Vous êtes si bonne que vous pourriez vous passer d'être belle. Le lutin vous doit la vie, Madame ;
il espère pouvoir vous payer sa dette.
(Varney et Foster l'entraînent et sortent.)
AMY
Vous voyez bien qu'il est plus fou que méchant.
LEICESTER
Ah ! j'ai je ne sais quel pressentiment... La solitude de cette demeure est violée. C'est le point noir,
présage de la tempête. Adieu, Amy. Je te laisse avec Jeannette.
AMY
Vous reverrai-je aujourd'hui, milord ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
17
LEICESTER
Les devoirs que m'impose la présence de la reine ne le permettront pas. Mais demain, quand tu
entendras la grosse cloche du château sonner le retour d'Elisabeth dans ses appartements, je
profiterai de ce moment de répit.
AMY
Elle est bien heureuse, la reine! elle vous possède plus que votre femme.
(Leicester soupire profondément, l'embrasse, la quitte et revient encore.)
LEICESTER
Adieu, adieu.
(Il sort.)
Scène IX
AMY, JEANNETTE.
JEANNETTE
Oh ! Milady, si vous saviez...
AMY
Quoi ?
JEANNETTE
Dans l'autre partie du château, il y a foule et tumulte d'hommes et de chevaux ; on entend des
bruits d'instruments ; on prépare de belles fêtes, et nous ne les verrons pas ; on dit que la reine va
venir, et nous ne la verrons pas.
AMY
Hé bien, je sais tout cela. Dans cette fête, ce n'est pas la reine que je voudrais être libre de voir.
JEANNETTE
Ah ! vous savez ! Alors votre seigneurie sait peut-être aussi ?...
AMY
Quoi encore ?
JEANNETTE
Ce que c'est que ce vieillard qui, comme vous, paraît ne se soucier nullement de la fête, et qui se
borne à rôder continuellement autour de ce château.
AMY,
vivement
Comment! quel vieillard ?
JEANNETTE
Un grand vieillard à la barbe blanche et bien vénérable ; on le voit souvent marcher sur la hauteur
qui domine cette ruine. Il s'assied parmi les broussailles et cache sa tête dans ses mains, ou la lève
vers la tour comme un chasseur qui attend que l'oiseau s'envole.
AMY
Et sait-on quel est ce vieillard ? d'où il vient ? ce qu'il veut ?
JEANNETTE
Non. Foster craint que ce ne soit un espion de ce lord Sussex et a délibéré s'il ne prendrait pas
quelque moyen expéditif de s'en débarrasser.
AMY
Jeannette ! sur sa tête, défends-lui de tourmenter ce vieillard ! — Dis-moi, d'où pourrais-je le voir?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
18
JEANNETTE,
regardant vers la fenêtre ouverte.
Eh! tenez, regardez, milady! le voilà là-bas, le voilà qui passe sur la colline !
AMY,
regardant à son tour.
Dieu du ciel! c'est mon père !
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
19
ACTE DEUXIÈME
La grande salle du château de Kenilworth.
Scène première
ÉLISABETH, LEICESTER
ÉLISABETH
Oui, milord, oui, mon cher hôte, il le faut ! il faut aujourd'hui même, tout à l'heure, vous
réconcilier avec lord Sussex. N'oubliez pas que c'est le prétexte de notre visite à Kenilworth. C'est
aussi le prétexte de cet entretien particulier, que j'ai été heureuse de vous accorder. Ainsi, c'est dit,
réconciliation...
LEICESTER,
s'inclinant.
Votre majesté...
ÉLISABETH
C'est bien. Cela suffit. C'est tout ce que je demande. Parlons maintenant d'autre chose. — Savezvous bien, milord, que ce domaine ne le cède en rien à nos domaines de Windsor ! Et la réception
que vous nous y faites est digne d'un duc et pair, digne même d'un roi.
LEICESTER,
à part.
D'un roi !
(Haut et s'inclinant profondément.)
Tout ce que votre majesté daigne honorer d'un coup d'œil indulgent est dû à votre majesté, et je ne
fais, en le mettant à vos pieds, madame, que vous faire honneur de vos propres dons.
ÉLISABETH
Comment ! comte, c'est à moi que vous devez tout ce que j'admire dans ce château, tout ce que je
suis presque tentée d'envier ?
LEICESTER
Ce que Leicester est tenté d'envier ici, madame, n'est pas ce dont il peut se dire le possesseur.
ÉLISABETH
Et quoi donc, milord ? est-ce qu'ici tout ne vous appartient pas ?
LEICESTER
Tout m'appartient ici, madame?…
ÉLISABETH,
souriant.
Milord, il y a de l'audace parmi votre respect. En ce moment même où vous baissez si humblement
votre front, il nous semble que vous élevez bien haut votre pensée.
LEICESTER
Aurais-je eu le malheur d'offenser votre majesté?
ÉLISABETH
Je n'ai pas dit cela, Leicester. Seulement, quand vous avez dans les mains tout ce qu'on peut
souhaiter, titres, richesses, honneurs, quand vous parlez dans cette demeure où tout atteste votre
puissance, je me demande à quoi peut aspirer encore cette ambition que rien ne satisfait.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
20
LEICESTER
Mon ambition! Que votre majesté connaît peu l'âme de Leicester! Otez à votre indigne serviteur
ses châteaux, sa couronne de comte, sa robe de pair d'Angleterre, dépouillez-le de tout ce dont
vous l'avez revêtu; ne laissez à Dudley, redevenu pauvre gentilhomme, que l'épée de son père et le
donjon de ses aïeux, et son cœur conservera, dans l'exil et dans l'oubli, la même reconnaissance, le
même amour, à sa reine.
ÉLISABETH,
à part.
Amour !
(Haut.)
Eh bien, oui, je vois votre émotion, et j'en suis touchée. Dudley, sur ce front où devrait seulement
rayonner la joie, il me semble parfois voir passer un nuage de tristesse. Qu'avez-vous ? Pourquoi
ne pas me dévoiler votre âme ? Suis-je votre ennemie ?
LEICESTER
J'ai un secret, en effet, madame... Tant de bonté peut-être devrait m'enhardir...
ÉLISABETH,
doucement.
Vous n'achevez pas, Leicester. Craindriez-vous d'être deviné?
LEICESTER
Je crains, madame…
ÉLISABETH
Allez, vous pourriez être deviné et n'avoir pourtant rien à craindre.
LEICESTER
Ah! votre majesté!…
ÉLISABETH
Ce nom dont vous m'appelez me rend à moi-même. Hélas la reine, par moments, s'oublie pour ne
se rappeler que la femme. Si j'étais comme les autres, libre de consulter mon cœur, alors peutêtre...
LEICESTER
Madame !...
ÉLISABETH
Mais non, cela ne m'est pas permis. Élisabeth d'Angleterre ne doit être l'épouse et la mère que de
son peuple.
LEICESTER
Je n'ai du moins rien perdu de la précieuse faveur de la reine?
ÉLISABETH
Non, Leicester, non ! au contraire ! Nous parlions, je crois, de votre beau domaine. Pourquoi donc
ne voulez-vous pas que je visite ce donjon ruiné qui, de loin, fait dans le parc un effet si imposant?
LEICESTER
Cette ruine, madame, est déserte, à peine abordable.
(La porte du fond s'ouvre. Parait un huissier, qui s'arrête sur le seuil.)
ÉLISABETH
Qu'est-ce donc ? qui se permet d'entrer sans notre ordre?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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Scène II
ÉLISABETH, LEICESTER, UN HUISSIER.
L'HUISSIER
s'incline profondément.
Je remplis les instructions de sa majesté. Elle m'a prescrit d'introduire auprès d'elle, avant la
réception des deux nobles comtes, un vieux gentilhomme pour lequel milord de Sussex a demandé
à sa majesté une audience.
ÉLISABETH
Ah! je sais ; j'ai promis, en effet, à lord Sussex. Il s'agit d'un vieil officier qui a combattu sous ses
ordres et qui aurait une plainte à porter devant moi.
LEICESTER,
souriant.
Une plainte! Contre moi sans doute ?
ÉLISABETH
Sussex n'oserait. Mais je dois recevoir ce gentilhomme.
LEICESTER
Madame, je me retire.
ÉLISABETH,
avec un sourire.
Allez !
(Elle lui donne sa main à baiser. Leicester s'incline et sort. À l'huissier.)
Faites entrer ce vieillard.
(L'huissier sort.)
Scène III
ÉLISABETH, PUIS SIR HUGH ROBSART.
ÉLISABETH,
seule.
Pourquoi suis-je reine ? La fille de Henri VIII, femme de Dudley cela ne se peut. Ah ! c'est qu'il
est si grand, si noble ! son regard est si tendre et si fier ! Mais l'épouser serait abdiquer ! Que dis-je
? n'est-ce pas lui qui règne ?
La porte du fond s'ouvre. Sir Hugh, en grand deuil, se précipite aux genoux de la reine.
SIR HUGH
Justice, madame ! justice!
ÉLISABETH
Monsieur, relevez-vous. Vous abordez bien hardiment votre reine.
SIR HUGH
Non, je ne quitterai pas vos genoux que vous ne m'ayez entendu. Votre majesté ne me refusera pas
l'auguste et dernier appui qui me reste. Elle ne repoussera pas un vieillard, un ancien serviteur qui
a versé son sang pour elle, un père outragé qui vient près de la vierge-reine réclamer sa fille
enlevée et séduite.
ÉLISABETH,
d'un ton radouci.
On vous a enlevé votre fille?.. Allons, relevez-vous ! On vous a enlevé votre fille ? Et qui donc se
permet d'enlever les filles dans ce royaume d'Angleterre, que protègent Dieu et les saints? Votre
nom ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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SIR HUGH
Hugh Robsart, de Templeton.
ÉLISABETH
Êtes-vous le descendant de ce Roger Robsart qui servit si vaillamment notre aïeul Henri VII à la
bataille de Stoke?
SIR HUGH
Oui, madame, et moi-même — lord Sussex vous le dira — j'ai fidèlement combattu pour la cause
de votre majesté.
ÉLISABETH
Parlez donc en toute assurance; et croyez que nous sommes aussi bonne justicière que vous êtes
loyal sujet.
SIR HUGH
Je n'avais qu'une fille, madame, et il est permis à un vieux père qui va mourir de mettre toute sa
joie et tout son orgueil dans sa fille. Eh bien, madame, un infâme séducteur s'est introduit comme
un ami dans ma retraite, il a fait parler sa langue de serpent, et ma fille Amy Robsart l'a suivi.
ÉLISABETH
Vraiment, je vous plains. Nous ne savons, nous qui sommes reine couronnée, comment une femme
peut se laisser prendre aux séductions d'un homme mais il paraît que cela est possible, puisque
c'est votre histoire. Et quel est, chevalier, le nom du ravisseur?
SIR HUGH
C'est... madame, c'est un homme qui a une puissante protection.
ÉLISABETH
Eh bien! cette protection est-elle plus puissante que la nôtre?
SIR HUGH
Pardon, madame ! je suis peu habitué au langage des cours et j'ignore de quel poids y sont les
paroles. Ce ravisseur est un écuyer du comte de Leicester.
ÉLISABETH
De Leicester L'homme le plus pur de l'Angleterre a un séducteur dans sa maison ! Le nom de ce
misérable écuyer ?
SIR HUGH
Ce lâche qui suit la robe des filles et fuit l'épée des hommes s'appelle Richard Varney.
ÉLISABETH
Richard Varney... Bien... Amy Robsart, n'est-ce pas? Et qu'a-t-il fait de votre fille ?
SIR HUGH
Hélas madame, elle est ici, ici même. Je l'ai aperçue à l'une des fenêtres du donjon en ruine qui est
au bout du parc.
ÉLISABETH
Comment ! ...Lord Leicester m'a dit que cette ruine était inhabitée. Êtes-vous sur de ce que vous
dites? Vous n'avez pas essayé d'entrer dans ce donjon ?
SIR HUGH
La porte m'en est restée fermée. C'est sans doute parce que ce donjon passe pour désert que cet
infâme Varney y a caché ma malheureuse Amy.
ÉLISABETH
Vieillard, nous vous ferons rendre justice. Par la mort de Dieu ! nous sommes la mère et la
protectrice née de toutes les filles anglaises. Un vil écuyer suborner l'héritière d'un honorable
baronnet ! Lord Leicester sera outré quand il apprendra cet acte abominable. Nous vous
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
23
promettons, chevalier, notre appui près de lui contre ce Varney, dont vous craignez le crédit. En
attendant….
(Elle va à une table et scelle un parchemin de son sceau.)
...prenez ce sauf-conduit, devant lequel toutes les portes s'ouvrent, et assurez-vous si votre fille est
réellement cachée dans ce donjon. — Je vous congédie, car la cour attend qu'on l'introduise.
(Elle frappe sur un timbre, l'huissier paraît.)
Conduisez ce gentilhomme, et que les deux lords entrent avec leur suite.
(Sir Robsart sort par une porte latérale. La grande porte du fond s'ouvre et laisse le passage libre
à toute la cour.)
Scène IV
ÉLISABETH, LEICESTER, SUSSEX, VARNEY; DAMES, ÉVÊQUES, PAIRS ET OFFICIERS DE LA REINE, CHEVALIERS, PAGES ET
GARDES DE LA SUITE DES DEUX COMTES.
Les deux lords entrent en même temps par la grande porte ouverte à deux battants, ils saluent la
reine et vont se ranger avec leurs partisans chacun d'un côté de la scène. Le milieu est occupé par
la suite de la reine.
ÉLISABETH
Milords, qu'est-ce que cela veut dire ? Nous vous appelons pour vous réconcilier, et voilà que vous
vous divisez en notre présence ! Allons, rapprochez-vous, et joignez vos mains que la haine ne doit
pas désunir quand mon service les unit.
(Les deux comtes s'inclinent et restent en silence à leurs places.)
Ratcliffe, comte de Sussex, Dudley, comte de Leicester, eh bien! nous avez-vous entendue ?
Qu'est-ce que cette immobilité ? qu'est-ce que ce silence ? Aucun de vous ne veut faire le premier
pas ?
LEICESTER
Madame...
(À part.)
Un rustre de soldat !
SUSSEX,
à part
Un damoiseau ! un parvenu !
(Haut.)
Votre majesté...
ÉLISABETH
Je sais que c'est ainsi qu'on m'appelle, et c'est parce qu'on m'appelle ainsi que vous m'obéirez,
nobles comtes.
(À Leicester.)
Dudley, vous êtes le plus jeune et il est votre hôte, c'est à vous de le prévenir.
(À Sussex.)
Milord de Sussex, pour me plaire vous voleriez à une bataille et vous reculez devant une
réconciliation ?
SUSSEX,
immobile
C'est que, madame, je serais charmé que lord Leicester voulût bien me dire en quoi j'ai pu
l'outrager ; car il n'est rien dans ce que j'ai fait ou dit que je ne sois prêt à soutenir, à pied ou à
cheval.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
24
LEICESTER
Et moi, sous le bon plaisir de sa majesté, j'ai toujours été prêt à justifier mes faits et gestes, autant
que qui que ce soit du nom de Ratcliffe.
(Les deux comtes se regardent fièrement.)
ÉLISABETH
Quel est celui de vous, milords de Sussex et de Leicester, qui veut goûter de notre pain de la Tour
de Londres ? Nous sommes ici l'hôtesse de l'un de vous ; mais, par la mort de Dieu ! il se pourrait
qu'avant peu l'un de vous fût notre hôte. Pour la dernière fois, obéissez et donnez-vous
cordialement la main.
(D'une voix impérieuse.)
Comte de Sussex, je vous en prie.
(D'une voix douce.)
Lord Leicester, je vous l'ordonne.
(Les deux comtes se regardent en silence, hésitant encore, mais enfin s'avancent et se serrent la
main.)
LEICESTER,
s'inclinant.
Milord Sussex, c'est avec une véritable joie.
(À part.)
Traître qui me fait espionner chez moi !
SUSSEX,
s'inclinant.
Comte de Leicester, je suis heureux...
(À part.)
Ce félon qui s'entoure d'empoisonneurs et de sicaires !
ÉLISABETH
Bien ! Abjurez vos jalousies et vos ressentiments ! Que désormais mes deux plus fidèles serviteurs
soient en même temps deux sincères amis. Milord de Leicester, nous voulons signaler la visite
dont nous vous honorons par quelque promotion à votre gré. Quel est celui d'entre vos officiers
que vous jugez le plus digne du titre de chevalier ?
SUSSEX,
bas à Shrewsbury.
Vous verrez qu'elle ne pensera pas aux miens
ÉLISABETH
À propos, comte de Leicester, n'y a-t-il pas parmi vos écuyers un nommé Richard..
Richard ?... Ah! mon Dieu! quel est son nom déjà ?...
VARNEY,
bas et vivement à Leicester
C'est de moi sans doute, que la reine veut parler milord….
LEICESTER
Si j'ose aider la mémoire de sa majesté, n'est-ce pas Richard Varney?
ÉLISABETH
Précisément. Milord, que pensez-vous de ce Varney ?
LEICESTER
C'est, madame, un serviteur fidèle de son maître, un sujet dévoué de votre majesté. Son mérite et
son zèle le placent vraiment au-dessus de son état, et si...
ÉLISABETH
Est-il ici ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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VARNEY,
avec empressement
Me voici aux pieds de sa majesté.
ÉLISABETH
Eh bien, milord, je suis aise de vous détromper sur le compte d'un fourbe et d'un traître, qui souille
votre noble maison. Cet hypocrite, que vous me vantez avec tant de bonne foi, n'est qu'un odieux
ravisseur. Croiriez-vous qu'il a osé suborner et enlever la fille d'un respectable gentilhomme, sir
Hugh Robsart?
LEICESTER,
avec un cri de terreur
Qu'entends-je ?... Grand Dieu, madame !... (À part.) Ah ! L'espion de Sussex!...
ÉLISABETH
Je partage votre indignation, et je l'accroîtrai encore en vous apprenant que ce scélérat a eu
l'audace de cacher sa victime dans cette même demeure où vous recevez aujourd'hui votre reine.
LEICESTER,
consterné
Juste ciel, madame, croyez...
(À part.)
Je suis perdu.
SUSSEX,
bas à Shrewsbury.
Que signifie ceci ? Leicester est bien pâle!
ÉLISABETH,
à Leicester.
Milord, vous paraissez troublé !
LEICESTER
J'avoue qu'en effet, madame…
VARNEY,
s'agenouille , croise les mains et baisse la tête.
Madame...
ÉLISABETH
Qu'as-tu à dire ? Avoues-tu ton crime ? As-tu enlevé cette fille ? Est-elle, oui ou non, cachée ici ?
Réponds.
VARNEY
Oui.
LEICESTER
Misérable !
(Il veut se précipiter sur Varney. )
ÉLISABETH
Milord comte, si vous le permettez, nous instruirons seule cette affaire. Nous n'avons pas terminé
l'interrogatoire de votre officier.
(À part.)
Comme il est ému
(haut à Varney.)
Ton maître, le comte de Leicester, savait-il cette intrigue? Dis-moi la vérité contre quelque tête que
ce soit, et ne crains rien. La tienne est sous notre sauvegarde.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
26
VARNEY
Votre majesté veut la vérité ? La voici tout entière, en face du ciel. — Tout cela s'est fait par la
faute de mon maître.
LEICESTER,
à part
Dieu ! le traître !
(Haut.)
Infâme ! qu'oses-tu dire ?
ÉLISABETH,
les yeux enflammés
Silence, comte !... Achève, Varney ! Nul ne commande ici, que moi.
VARNEY
Et je vous obéirai comme tous, madame. Mais je ne voudrais pas confier les affaires de mon
maître à d'autres oreilles que les vôtres.
LEICESTER
Pour me trahir à ton aise, serpent !
ÉLISABETH
Les affaires de ton maître ?...
VARNEY
Oui, madame, si j'osais élever une parole, je supplierais votre majesté de m'accorder un moment
d'audience secrète. Je donnerais à mon auguste souveraine des explications qui la satisferaient
peut-être, mais dont l'honneur d'une respectable famille pourrait souffrir, si elles étaient publiques.
Ces matières sont délicates.
ÉLISABETH
J'y consens ; mais si tu cherches aussi à me tromper, par l'âme de mon royal père Henri VIII, le
peuple de Londres verra se dresser ta potence. Qu'on nous laisse seuls un instant.
LEICESTER,
à part
Je suis perdu!
(Tous se retirent sauf Varney.)
Scène V
ÉLISABETH, VARNEY, UN HUISSIER À LA PORTE DU FOND.
La reine s'assied ; , tandis que Varney reste à genoux.
ÉLISABETH
Allons, relève-toi et parle. Qu'as-tu à dire pour ta défense ?
VARNEY
Je conviens que mon crime serait grand, madame, si, abusant de la faiblesse d'une jeune fille, je
l'avais séduite, enlevée et déshonorée, comme sa glorieuse majesté me fait l'injure de le croire.
ÉLISABETH
Qu'est-ce à dire, Richard Varney? Est-ce que je suis mal instruite ? Est-ce que le coupable serait un
autre que toi?
VARNEY
Non. La reine est bien instruite, mais sa majesté n'est pas instruite de tout. Miss Robsart n'est point
déshonorée ; à moins qu'il ne soit déshonorant d'être l'épouse d'un écuyer de milord comte de
Leicester.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
27
ÉLISABETH
Comment ! tu l'as épousée ! Amy Robsart est ta femme légitime?
VARNEY
Elle est ma femme légitime. Cela est vrai, n'en déplaise à sa majesté.
ÉLISABETH
Prenez garde de me tromper, monsieur ! Si vous l'avez épousée, pourquoi alors accuser le noble
comte ? Que lui imputez-vous ? Il ignorait tout peut-être ?
VARNEY
Lord Leicester ignore tout, en effet. Mais, je le répète, il est la cause de tout. Que votre majesté en
juge elle-même
ÉLISABETH
Allons ! Je vous écoute.
VARNEY
Depuis longtemps, le noble comte, l'honneur de la cour d'Angleterre, a renoncé au mariage. Un
souci secret, dont nul n'ose pénétrer la cause, lui fait fuir toutes les femmes. On dit que mon
malheureux maître... Dois-je, madame, répéter ce que l'on dit ?
ÉLISABETH
Parlez ! Parlez !
VARNEY
On dit que milord cache au fond de son âme une passion profonde, dont l'objet serait tellement audessus de lui qu'il ne lui est pas permis d'espérer.
ÉLISABETH
Quoi ! mais il me semble qu'il n'est point de femmes auxquelles votre noble seigneur ne puisse
hautement prétendre.
VARNEY
Hélas! votre majesté doit savoir qu'il en est encore au-dessus de lui.
ÉLISABETH
Que dites-vous ? Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas, mon cher Varney.
VARNEY
Toutes conjectures sont téméraires. Mon pauvre maître, souvent, quand il croit n'être point vu,
baise en pleurant une boucle de cheveux... Il faudrait lever mes regards bien haut pour en voir de
pareils.
ÉLISABETH
C'est bien, c'est bien. Vous disiez donc que votre maître ?...
VARNEY
Milord, voué tout entier à la passion qui le possède, ne veut entendre parler de mariage ni pour lui,
ni même pour aucun des gens de sa maison.
ÉLISABETH
Pauvre et noble comte
VARNEY
C'est pour cela qu'étant devenu éperdument amoureux d'Amy Robsart, j'ai cru, madame, devoir
cacher notre mariage, afin de n'être pas remercié par milord. J'avais donc raison de dire que, dans
ce mystère et dans mon crime apparent, tout est de la faute de mon maître.
ÉLISABETH
La faute n'est pas si grave
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
28
VARNEY
Je n'attendais qu'une occasion favorable pour me déclarer à lui, et si maintenant votre majesté
daigne lui dire quelques mots pour moi, je ne doute pas qu'il ne m'accorde ma grâce, en me
maintenant dans ma charge, et en me laissant ma femme.
ÉLISABETH
Oui, puisque Amy Robsart est votre femme, Varney, je vous promets d'apaiser la colère de votre
maître.
VARNEY,
s'inclinant
Madame, ma reconnaissance...
ÉLISABETH
Et nous allons tout arranger pour que sir Hugh ne rougisse pas de son gendre.
VARNEY,
saluant plus profondément
Les bienfaits de votre majesté me pénètrent...
ÉLISABETH
Non, Varney, je suis contente des explications que vous m'avez données. Huissier qu'on rouvre les
portes.
Scène VI
ÉLISABETH, VARNEY, LEICESTER, SUSSEX, TOUTE LA COUR.
ÉLISABETH,
après un moment de silence
Comte de Leicester, donnez-moi votre épée.
LEICESTER,
à part
C'est cela. L'épée d'abord, la tête ensuite.
SUSSEX,
bas à Shrewsbury.
Serait-ce donc la disgrâce ?
(Leicester détache son épée et la présente à la reine en fléchissant le genou.)
ÉLISABETH
Richard Varney, avancez et mettez-vous à genoux.
(Varney obéit. Elle tire l'épée du fourreau. Mouvement de surprise dans l'assemblée et d'effroi
parmi les dames.)
LEICESTER
à part.
Que veut-elle ?
ÉLISABETH
(Elle considère l'épée).
Si j'eusse été homme, nul de mes pères n'eût aimé autant que moi voir reluire une bonne épée.
J'aime à contempler de près les armes. Si le ciel m'avait douée de quelque beauté, c'est dans ces
miroirs-là que j'aurais plaisir à me regarder. Richard Varney, au nom de Dieu et de saint Georges,
nous vous faisons chevalier.
(Elle le frappe du plat de l'épée sur l'épaule.)
Soyez fidèle, brave et heureux. Sir Richard Varney, levez-vous.
(Étonnement dans l'assemblée.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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LEICESTER,
à part
Quoi récompense-t-elle la trahison de Varney avant de punir la mienne ?
ÉLISABETH
La cérémonie des éperons d'or et les autres formalités se feront demain dans la chapelle. Varney,
voilà votre fortune commencée, mais sachez modérer vos désirs ; car — c'est, je crois, ce fou de
Shakespeare qui dit cela — « l'ambitieux se marque son but, mais c'est toujours au delà qu'il
tombe ». Allez !
(Varney fait un profond salut. La reine se retourne vers Leicester).
Eh bien comte de Leicester, éclaircissez donc votre front soucieux. Le mal qui a été fait est réparé.
LEICESTER,
à part
Qu'aura-t-il dit ?...
(Haut.)
Je ne sais encore...
ÉLISABETH
Oui, milord, vos intentions ont été méconnues, mais l'honneur de votre noble maison n'a point été
terni.
LEICESTER
Je ne puis comprendre, madame, ...
ÉLISABETH
Attendez. Mais promettez-moi d'abord de m'accorder une grâce.
LEICESTER
Me la demander, c'est déjà m'en faire une.
ÉLISABETH
Eh bien, c'est dit, milord, j'ai la grâce de votre écuyer Varney, lequel, sans votre aveu, a épousé
Amy Robsart.
LEICESTER
Lui!... Amy Robsart!…
(Montrant le poing à Varney.)
Misérable !
ÉLISABETH
Comte, modérez votre indignation. Puisqu'il a été assez fou pour s'en éprendre et assez coupable
pour l'enlever, on ne peut pas le blâmer d'en avoir fait son épouse légitime.
LEICESTER
Insolent ! as-tu bien osé ?...
VARNEY,
baissant la tête
Mon maître et seigneur, il n'y avait que ce moyen de réparer un grand malheur, de sauver ce qui
était perdu.
LEICESTER
Je ne puis me contenir. Cette témérité, Varney, sera payée cher.
ÉLISABETH
Milord, vous nous avez promis sa grâce.
LEICESTER
Madame ! c'est qu'un tel affront !...
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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ÉLISABETH
L'affront qu'il faisait à sir Hugh Robsart était bien plus grave encore.
LEICESTER
Non, madame, je vais tout vous dire. Hélas! vous ne savez pas...
VARNEY,
précipitamment
Sa majesté sait tout, milord. Elle connaît votre invincible répugnance pour le mariage, répugnance
telle que vous ne pouvez le souffrir même dans vos serviteurs. Elle sait que votre âme recèle une
passion mystérieuse.
ÉLISABETH,
vivement
Tais-toi, Varney!
(Se rapprochant de Leicester. A demi-voix).
Milord, démentez-vous cette passion secrète qu'il a l'audace de vous supposer ?
(Leicester veut parler.)
Silence! Je vous comprends, je vous plains ; mais soyez prudent, cher Dudley !
LEICESTER
Madame ! tant de bonté !
(À part.)
O supplice !
ÉLISABETH
Milord, nous laissons Varney achever sa justification près de vous. Sir Richard Varney, nous
voulons que votre femme Amy Robsart nous soit présentée aujourd'hui même, à notre cercle.
LEICESTER,
à part
Dieu !
VARNEY
Sa majesté sera obéie. Une telle faveur honore ma femme et moi.
LEICESTER,
à part
L'impudent !
SUSSEX,
bas à Shrewsbury.
Le voilà plus en faveur que jamais !
ÉLISABETH
Venez, milord de Sussex, venez, messieurs, prendre votre part des divertissements que nous a
préparés la courtoisie du noble comte.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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Scène VII
LEICESTER, VARNEY
LEICESTER,
avec indignation.
Qu'as-tu fait, malheureux? Ma bien-aimée Amy passer aux yeux de tous pour être ta femme !...
VARNEY
Je suis, en effet, coupable, milord, coupable d'un dévouement insensé. Pour qui ai-je hasardé cette
déclaration téméraire ? Qui allait être perdu ? Qui fallait-il sauver? Était-ce moi, pauvre et obscur,
qui, ne possédant rien, n'ai rien à risquer ?
LEICESTER
Laissons vos intentions ; deviez-vous aller jusqu'à dire qu'elle était votre femme ?
VARNEY
Devais-je donc laisser croire que milady était ma maîtresse ?
LEICESTER
Non, certes! mais il fallait...il aurait fallu…
VARNEY
Quoi, milord?
LEICESTER
Plutôt un danger qu'un affront. Il eut mieux valu tout découvrir.
VARNEY
Ce n'est pas ce qu'exprimait votre regard furieux quand vous avez cru que j'allais vous dénoncer.
Tout découvrir ! Renverser, avec un mot, la plus haute destinée de l'Europe, abattre le vaste chêne
qui ombrage l'Angleterre, réduire à la condition d'un chétif gentilhomme campagnard cet illustre
comte de Leicester qui donne les pairies, nomme les généraux, distribue les épiscopats, convoque
et dissout les parlements, le jeune et glorieux ministre que les ballades populaires appellent à la
plus auguste union ! — Excusez-moi, milord, j'avoue que je n'ai pas eu ce courage — ou cette
lâcheté.
LEICESTER
Eh la grandeur, après tout, vaut-elle le bonheur ? Plutôt que de livrer ma vie aux luttes et aux périls
du pouvoir, ne ferais-je pas mieux cent fois de la passer, comme tu dis, campagnard paisible, aux
pieds de ma femme bien-aimée ?
VARNEY
Paisible?... pardon je n'ai pas dit paisible, milord. Prenez-y garde ! à mesure que je parlais à la
reine, quand le soupçon lui venait que le séducteur de la jeune fille pouvait bien être un plus grand
que moi, je voyais s'amasser sur son front toute la jalouse colère de la femme qui aime...
LEICESTER
Quel mot prononces-tu là ? Elle m'aimerait, Richard ?
VARNEY
Oui, oui, elle vous aime elle vous aime à tout oublier, à tout sacrifier, à tout briser ! Et l'on a vu
une volonté moins puissante que la sienne rompre des liens moins fragiles que les vôtres.
LEICESTER
Elle m'aime !… Tu crois vraiment qu'elle m'aime?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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VARNEY
Je n'ai vu que son dépit, mais vous venez de voir sa joie. — Et maintenant allez trouver la fille de
Henri VIII qui vous aime et se croit aimée ; déclarez-lui votre mariage bourgeois au moment où
elle pense peut-être à vous offrir sa main royale ; révélez à cette reine, quand elle rêve de vous
faire roi, qu'il existe une comtesse de Leicester ; allez, milord, apprendre à Élisabeth Tudor qu'elle
a une rivale, allez... et je vous dis que vous exposez votre tête, mais d'abord et surtout une tête
adorée.
LEICESTER
Amy ! mon Amy en péril ! Varney, il suffit. Tu as raison. Ce que tu as fait est bien fait.
VARNEY,
à part.
Enfin je le tiens.
LEICESTER
Il faut sauver Amy, Varney ! il faut qu'elle passe pour être… ce que tu as dit à la reine.
VARNEY
Pour cela vous n'oubliez pas que le consentement de milady vous est nécessaire.
LEICESTER
Que dis-tu ? et pourquoi ?
VARNEY
Votre seigneurie a oublié que la reine entend que ma prétendue épouse lui soit présentée
aujourd'hui.
LEICESTER
Il est vrai. Dieu!… ô Dieu!
VARNEY
Pensez-vous que milady puisse vaincre sa répugnance à porter quelque temps mon nom ? Elle est
fille de sir Hugh Robsart, mais je suis maintenant sir Richard Varney.
LEICESTER
N'importe, elle est lady Leicester ! et aussi fière dans sa vertu qu'Elisabeth d'Angleterre dans sa
puissance !
VARNEY
Alors n'en parlons plus, il n'y a rien à faire.
LEICESTER
Mais nous sommes perdus, Varney ! elle est perdue ? Ne l'abandonne pas ! Conseille-moi, dirigemoi.
VARNEY
Eh ! qu'est-ce que je puis, moi, milord ? Est-ce moi qui ai sur milady l'ascendant et l'autorité ? Estce moi qui ai le pouvoir de la convaincre ou le droit de lui commander?
LEICESTER
Elle m'aime trop pour se laisser persuader et je l'aime trop pour lui parler en maître.
VARNEY,
croisant les bras.
Eh bien donc, attendons l'effet du courroux de la reine.
LEICESTER
Non, non! je veux à tout prix l'en préserver. Écoute, Varney, — épargne-moi vis-à-vis d'Amy une
douloureuse et impossible scène. Parle-lui en mon nom.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
33
VARNEY
Inutile. Elle ne me croira pas.
LEICESTER
Tu peux du moins essayer.
VARNEY
Perdre le temps quand le temps nous presse!
LEICESTER
Si je te donnais un mot écrit pour elle?
VARNEY
Il faudrait qu'il fût décisif et impérieux! Il me faudrait pleins pouvoirs.
LEICESTER,
après une dernière hésitation.
Eh bien, soit.
(Il va à la table et écrit quelques mots. Remettant le billet à Varney.)
Est-ce suffisant ainsi?
VARNEY,
après avoir lu.
Oui, milord. Il faut cependant prévoir le cas où milady refuserait, malgré tout, de se présenter
devant la reine.
LEICESTER
Alors que ferions-nous ?
VARNEY
Il n'y aurait qu'un moyen conduire milady, de gré ou de force, à votre domaine de Cumnor, et dire
à la reine que ma femme est gravement malade.
(À part.)
Ceci est du domaine d'Alasco.
LEICESTER
La violence !...
VARNEY
Pour le salut.
UN HUISSIER,
entrant.
Sa majesté fait demander milord Leicester.
(Sur un signe de Leicester, il sort.)
LEICESTER
Allons, je la confie et me confie, Varney, à ta fidélité. — Je rejoins la reine. Oh ! quelle situation
est la mienne, entre deux femmes dont l'une a tout le pouvoir et l'autre tous les droits !
(Il sort.)
VARNEY,
seul.
Situation d'autant plus grave, en effet, mon maître, que vous êtes à la fois faible et ambitieux !
(Relisant le billet.)
« Amy, croyez tout ce que vous dira Richard Varney. Tout ce qu'il fait, il le fait par mon ordre et
par ma volonté. » Ah ! maintenant, dédaigneuse Amy Robsart, tu es à moi
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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ACTE TROISIÈME
La chambre gothique du premier acte.
Scène première
VARNEY, ALASCO.
VARNEY
Nous nous rapprochons de notre but, Alasco ; encore un effort, et nous aurons pour maître un roi.
Vous dites donc que ce Flibbertigibbet pourrait nous. être utile ? Hier, au fait, il ne m'a point trahi.
ALASCO
Si, pour votre expédition, il vous faut quelqu'un qui soit jeune, alerte et intelligent...
VARNEY
Il s'agirait tout simplement d'enlever une personne gênante, et de la conduire secrètement à
Cumnor. Mais qui nous répondra de votre élève ?
ALASCO
Il est en ce moment, comme on dit, sous la hache et sera heureux de se tirer à tout prix de ce
mauvais pas. Cependant sa subtilité est telle que peut-être, à la minute où je vous parle, il est déjà
hors de prison.
VARNEY
Va, va, cette prison est plus forte qu'il n'est adroit. Elle n'a qu'une issue, et cette issue donne sur la
galerie des oubliettes ; en sorte que, si je voulais me débarrasser de ton disciple, au lieu de fermer
la porte je la lui ouvrirais, en ayant soin d'ouvrir d'abord le verrou de la chausse-trape, et je
l'enverrais bien vite effrayer les caves du donjon d'une visite en ligne perpendiculaire.
ALASCO
Bien mais comment pénétrer jusqu'à lui? Le comte a, devant toi, défendu à Foster de le laisser
communiquer avec qui que ce soit, et sa prison, dis-tu, n'a qu'une porte.
VARNEY
Oui, une seule porte visible. — Mais, écoute ; il en est une autre, masquée comme celle-ci, qui
communique par un couloir secret à la tourelle même qui te sert de laboratoire. — Je connais seul
tous les détours de ce château.
ALASCO
Comme Belzébuth seul connaît tous les détours de ton âme.
VARNEY
C'est possible. Voici la clef de la porte secrète dont je te parle. Va trouver Flibbertigibbet, fais-lui
nos propositions ; s'il les accepte, enrôle ton lutin à notre service s'il les refuse, profite de ta visite
pour mêler à son eau pure...
ALASCO
C'est bon, c'est bon. Est-ce là tout ?
VARNEY
Pas encore ! j'ai gardé le plus important pour la fin. Il faut que tu prépares à l'instant un breuvage
soporifique, une potion qui, administrée, dans un cas donné, à une femme, par exemple, puisse
l'endormir sur-le-champ, et si profondément qu'elle se laisse enlever en voiture, toute une nuit,
sans se réveiller et, par conséquent, sans crier et sans résister.
ALASCO
C'est entendu. Et pour qui ce breuvage?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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VARNEY
Demande-le aux planètes.
ALASCO
Faut-il s'arrêter au sommeil ?
VARNEY
Vieil empoisonneur ! je te commande une boisson innocente, entends-tu ? Innocente ! Comprendstu ce mot-là ?
ALASCO
Bien. Ainsi, il n'est pas nécessaire que la maison de la vie soit attaquée ?
VARNEY
Garde-t'en bien, sur ta propre baraque. Si ta composition n'est pas aussi inoffensive qu'un verre
d'eau, j'en jure sur mon âme, je te ferai subir autant de morts que tu as de cheveux sur la tête. Tu
ris, vieux spectre?
ALASCO,
ôtant sa mitre.
Sans doute. Comment tremblerais-je de ta menace ? Je suis chauve, et tu jures sur ton âme.
VARNEY
J'entends marcher dans la galerie. Allons, viens faire ta mixtion léthargique, — innocente surtout,
apothicaire du diable ! Je rentre avec toi pour te montrer le passage secret.
(Il le pousse dans l'escalier, y entre après lui, et referme la porte.)
Scène II
AMY, UN ÉCRIN À LA MAIN, JEANNETTE, PORTANT UNE PELISSE QU'ELLE JETTE AU DOS D'UN FAUTEUIL. PUIS TARD, FOSTER.
AMY
Viens, Jeannette ; cette fenêtre ouvre du côté du château neuf ; il me semble qu'ici j'entendrai
sonner plus tôt la grosse cloche m'annonçant la prochaine arrivée du comte. — Achevons ma
toilette. Mon collier, mes bracelets.
(Jeannette tire de l'écrin les bracelets et le collier et les attache à sa maîtresse.)
JEANNETTE
Elles sont bien blanches, ces perles ; mais ce bras est plus blanc encore. C'est égal, elles sont
magnifiques ! Je suis sûre qu'elles valent chacune plus de ...
AMY
Fi ! Jeannette! tous les galions du Portugal ne pourraient les payer ; c'est lui qui me les a données !
JEANNETTE
Milady est bien belle ainsi !
AMY
Puisse-t-il penser comme toi, enfant ! Hélas ! si j'avais quelque beauté, elle a subi de rudes
épreuves ! Mes pauvres yeux ont bien pleuré, depuis que j'ai quitté mon père. — Mon père !…
Quand je pense qu'il est ici, qu'il est près de moi ! Ah! j'ai peur, et j'ai hâte de le revoir.
(Entre Foster.)
Que nous veut Foster ?
FOSTER
J'annonce à milady une visite.
AMY
Une visite à moi, bon Foster ! Vous oubliez votre consigne : il m'est interdit de sortir du château, et
il n'est permis à personne d'y entrer.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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FOSTER
Oui, milady, mais le visiteur présente ce laisser-passer.
(Il remet un parchemin à Amy.)
AMY,
jette les yeux sur le parchemin.
Un laisser-passer de la reine ! Foster, faites entrer. Il n'est pas de porte en Angleterre qui ne doive
s'ouvrir devant ce parchemin.
(Foster ouvre. Entre sir Hugh Robsart.)
Scène III
LES MÊMES, SIR HUGH ROBSART
Sir Hugh Robsart s'arrête sur le seuil de la porte. Amy pousse un cri.
AMY
Dieu ! mon père !
(Elle fait un signe, Foster et Jeannette sortent.)
SIR HUGH
Oui, Dieu et votre père. — Votre père, qui est ici devant vous, et Dieu, qui l'y a conduit.
(Amy se lève et court à lui. Il recule.)
AMY,
s'arrêtant
Mon père !
SIR HUGH
Madame. Je ne sais si c'est de ce nom qu'il faut vous nommer.
AMY
Ah ! quelles dures paroles ! Nommez-moi votre fille. Vous êtes toujours mon père.
SIR HUGH
Votre juge, Amy.
AMY
Oh ne me glacez pas de ce regard ! Si vous saviez...
SIR HUGH
Quoi ? Achevez ! Je ne vous condamnerai pas sans vous entendre.
AMY
Et moi j'ai fait un serment, je ne puis parler.
SIR HUGH
Hélas ! ne sais-je déjà pas une partie de la vérité ? N'avez-vous pas quitté votre père pour suivre ici
votre ravisseur, cet écuyer de lord Leicester, ce... ?
AMY
Mon père, vous vous trompez ! Les apparences...
SIR HUGH
Les apparences !— Voyez mes habits de deuil, voyez vos habits de fête, sont-ce là des
apparences ? Voyons, dites, de qui êtes-vous la maîtresse ici ?
AMY,
relevant la tête.
Mon père ! je suis mariée.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
37
SIR HUGH
Mariée ! Mariée à qui ?
AMY
À qui ?... Ah ! ce nom ne doit pas encore sortir de ma bouche... J'ai promis... J'ai juré...
SIR HUGH
Je doute d'un mari de qui la femme ne peut prononcer le nom devant son père.
AMY
Autrefois vous eussiez cru ma première parole
SIR HUGH
Oui, autrefois.
(On entend sonner la grosse cloche.)
AMY
Ah ! la grosse cloche ! Enfin ! Il va venir.
SIR HUGH
Qui va venir ?
AMY
L'homme qui est mon mari, mon père. Ecoutez. Je ne puis vous le nommer, mais vous pouvez le
voir. Connaissez-vous de visage quelques-uns des seigneurs de la cour d'Élisabeth ?
SIR HUGH
J'ai fréquenté la cour moins que les camps. Je connais pourtant plusieurs de ces gentilshommes, le
comte de Sussex, le duc de Ruthland, Lord Shrewsbury…
AMY
Est-ce là tout?
SIR HUGH
J'ai vu aussi, ce matin, le jeune marquis de Northampton... et, j'oubliais, — le possesseur de ce
château de Kenilworth, le ministre favori de la reine, le maître de votre séducteur, lord Leicester.
AMY
(Elle reconduit sir Hugh à la porte de la galerie vitrée au fond de la salle.)
Venez, mon père ; retirez-vous dans cette galerie ; celui que tout à l'heure vous verrez entrer ici,
c'est l'époux noble et honoré de votre Amy.
SIR HUGH,
d'un ton radouci.
Il faut donc se prêter à vos folies, ma fille.
AMY
Vous ne le regretterez pas, mon père. Un dernier mot. Je vais avoir un entretien avec mon mari, où
peuvent se mêler des secrets qu'il serait criminel à moi de trahir. Promettez-moi donc de vous
placer de façon à tout voir, mais à ne rien entendre. Me le promettez-vous ?
SIR HUGH
Vous en avez ma foi de chevalier.
(Il entre dans la galerie. Amy referme la porte vitrée.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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Scène IV
AMY PUIS VARNEY.
AMY,
seule
Je fais mal peut-être d'éluder ainsi les défenses de mon mari. Je vais lui en demander pardon à luimême. Il comprendra que je ne pouvais pas laisser plus longtemps souffrir mon père. — Ah c'est
lui.
(Courant à la porte.)
Mon Dudley!
FOSTER,
annonce.
Sir Richard Varney.
(Il se retire. Entre Varney.)
AMY
Vous, monsieur Varney! Que veut dire ce titre ?
VARNEY
C'est celui que m'a conféré, aujourd'hui même, sa majesté.
AMY
Ah !... Mes compliments. — Mais qui vous amène, monsieur ?
VARNEY
Milady, l'ordre exprès de mon maître.
AMY
C'est lui-même que j'attendais.
VARNEY,
lui présentant le billet.
Il m'a chargé de vous remettre ceci.
AMY,
douloureusement.
Il ne viendra pas !
VARNEY
Des soins importants... ses devoirs près de la reine.
AMY,
après avoir lu.
Je vois que milord vous a chargé, monsieur, d'une mission près de moi. Parlez, je vous écoute….
Eh bien, qu'est-ce qui vous arrête ?
VARNEY,
feignant l'embarras.
C'est que... je ne sais... Ce que j'ai à dire offensera peut-être milady.
AMY
Rien de ce qui vient de milord ne peut m'offenser. Parlez, monsieur Varney.
VARNEY,
à part.
Elle ne daignera pas me dire une seule fois sir Richard.
(Haut.)
Je suis chargé, madame, de vous préparer à de tristes changements de fortune.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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AMY
Que voulez-vous dire ?
VARNEY
Milady doit savoir avec quelle puissance s'impose la volonté de l'auguste reine qui tient sous son
sceptre l'Angleterre.
AMY
Sans doute, et quel anglais n'est fier d'obéir à cette glorieuse Élisabeth, qui a fait vœu, devant tout
son peuple, de vivre et mourir vierge et reine ?
VARNEY
Si ce double titre est nécessaire à vos respects, milady, votre admiration pour la reine aurait lieu
bientôt de diminuer de moitié. — On parle du mariage prochain de sa majesté.
AMY
En effet, il y a eu, je crois, des princes d'Espagne et de France sur les rangs. N'a-t-on pas nommé le
roi Philippe ? le duc d'Anjou ? ou n'est-ce pas le duc d'Alençon?
VARNEY
Votre seigneurie n'est pas très exactement informée. La reine, qui pouvait choisir parmi les plus
belles couronnes royales de l'Europe, a daigné arrêter ses yeux sur un de ses sujets.
AMY
Comment ! le duc de Lincoln, peut-être ?
VARNEY
Il est catholique.
AMY
Serait-ce le duc de Limmerick ?
VARNEY
Un irlandais !
AMY
Je ne vois guère alors que le duc de Ruthland.
VARNEY
Il est marié. — Il est vrai que ce ne serait pas un obstacle.
AMY
Qu'osez-vous dire là, monsieur?
VARNEY
Une triste vérité politique, milady. Les têtes couronnées ne sont point sujettes à la loi commune, et
les mariages qui gênent les trônes se brisent.
AMY
Comment ! le trône n'est que le trône, et le mariage, c'est l'autel.
VARNEY
Oh ! mais l'autel...
AMY
D'ailleurs, que m'importe à moi le mariage de la reine ?
VARNEY
Plus que vous ne pensez, milady. — Lord Ruthland n'est pas, au reste, celui dont il s'agit. Parmi
tous nos seigneurs anglais, ce n'est pas même à une couronne ducale que la reine associerait la
sienne, c'est à une simple couronne de comte.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
40
AMY
Mon Dieu ! qu'est-ce que cachent ces menaçantes paroles ? Vous m'annoncez des changements de
fortune... La reine est à Kenilworth... Mon mari lui donne des fêtes, il est son favori... Se pourraitil ?
VARNEY
Il se pourrait, madame.
AMY
Juste ciel ! Dudley, mon généreux Dudley, me tromper, m'abandonner ! lui, un gentilhomme ! un
pair d'Angleterre ! C'est impossible ! Vous mentez !
VARNEY
Je n'ai rien dit, madame.
AMY
Non, mais vous m'avez tout fait entendre. — Qui trahissez-vous ici ?
VARNEY
Je disais bien que mes paroles offenseraient milady. Ah ! cette commission m'est par trop pénible,
je me retire.
AMY,
l'arrêtant.
Non, restez! Je veux savoir.
VARNEY
J'en ai déjà trop dit ; mon maître ne m'avait pas autorisé à tout dévoiler, bien au contraire !
AMY
Quoi ? que voulait-il me cacher ? Parlez, vous dis-je !
VARNEY
Eh bien, — la reine... aime le comte.
AMY,
anéantie.
Elle l'aime !... Et lui ?
VARNEY
Lui, madame?… Que voulez-vous ? l'Angleterre désire ce mariage, la France l'appuie, l'Espagne le
laisse faire. Le peuple le célèbre dans ses chansons, les astrologues le lisent dans le ciel, les
courtisans dans les yeux de la reine, et la reine...
AMY
Et la reine, achevez !… dans les yeux de Leicester.
VARNEY
Je n'ai point parlé de milord.
AMY
Je vous en parle, moi ! — Que pense, que fait le comte?
VARNEY
Ce qu'il pense ? Dieu seul le sait. Ce qu'il fait ? Lui-même le sait à peine encore... Cependant
l'amour d'une reine, et d'une reine qui peut faire un roi !… la nécessité de toujours monter quand
on a mis le pied sur l'échelle de l'ambition !… tout perdre ou tout conquérir : le trône ou l'abîme !
— Et puis refuse-t-on de partager un lit que surmonte un dais royal?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
41
AMY
J'entends !
(Elle tombe accablée dans un fauteuil.)
Les unions gênantes se brisent, disiez-vous ? Ah ! Leicester, pourquoi ce sacrilège ? À quoi bon
offenser Dieu par un divorce et les hommes par un parjure ? Crois-tu, donc que je pourrais
survivre à ton amour perdu ? Va, va, laisse faire la douleur ! ton ambition n'attendra pas longtemps
ta liberté !
VARNEY
à part.
La chose est en bon chemin !
AMY,
se levant, saisie d'une pensée subite.
Oh ! mais je ne pense qu'à moi. Et mon père ? Je ne pense qu'à mon amour. Et mon honneur ? Je
croyais rendre à mon père sa fille heureuse et fière, aimée et respectée de son mari. Je la lui rendrai
délaissée comme une maîtresse, renvoyée comme une servante, sans avoir été un jour, une heure,
reconnue femme légitime.
(Cachant sa tête dans ses mains.)
O honte !
VARNEY,
avec une feinte timidité.
Si j'osais hasarder une parole, je dirais à milady qu'elle peut cesser d'être comtesse de Leicester
sans cesser d'être femme légitime.
AMY,
le regardant étonnée.
Comment ?... Je ne vous comprends pas, monsieur.
VARNEY
Au moment où le comte de Leicester, entraîné sur l'irrésistible pente de l'ambition, abandonne pour
les vaines pompes du trône un trésor bien au-dessus de toutes les royautés de la terre, si un homme
se présentait à vous, madame, moins éclatant, mais plus sûr, qui, au lieu d'un titre illustre dans un
mariage clandestin, vous offrait, avec un nom honorable, une union hautement et fièrement
proclamée ; si cet homme...
AMY,
l'interrompant et se contenant.
Pardon ! c'est de vous-même, je pense, que vous me parlez, monsieur Varney ?
VARNEY
Eh bien, oui, c'est de moi, madame ; de moi qui, au lieu du cœur égoïste et inconstant qui vous
échappe, ose mettre à vos pieds un amour profond et dévoué ; de moi, qui préférerais un de vos
regards à tous les sourires de toutes les reines de la terre.
AMY
Et vous me proposez de devenir madame Varney ?
VARNEY
Non, milady Varney! c'est le titre que portera la femme de sir Richard, non plus écuyer d'un comte,
mais chevalier libre du royaume d'Angleterre.
AMY
Bien ! mais mon changement de nom et de condition, à moi, ne semble pas pouvoir être si simple
et si facile ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
42
VARNEY
Il se trouve, au contraire, qu'aux yeux de plusieurs, aux yeux de votre père lui-même, je passe déjà
pour être l'heureux élu à qui votre cœur s'est donné. Souffrez, en attendant la consécration
suprême, que l'apparence continue à devancer la réalité. Permettez qu'aujourd'hui, tout à l'heure, au
cercle de la reine, je vous présente à sa majesté comme ma femme légitime. Acceptez que, sous ce
nom...
AMY,
éclatant.
Assez ! Ah ! tu t'es démasqué, Richard Varney ! Voilà donc où tu voulais m'amener par tes
artifices ! Tu me présentais Leicester comme infidèle, pour me rendre infidèle moi-même ! J'ai vu,
Dieu merci, le piège à temps ! L'abandon dont tu me menaçais, mensonge ! ce projet de mariage
avec la reine, calomnie ! Ah! quel bonheur ! O mon noble Dudley, pardonne-moi d'avoir pu un
instant prêter l'oreille aux fourberies de ce misérable !
VARNEY
Ainsi, vous ne croyez pas au billet écrit et signé de la main de milord?
AMY
Je crois que ta trahison est double et que tu nous trompes tous deux.
VARNEY
« Tout ce que fait Varney, il le fait par mon ordre et par ma volonté, » dit le comte. Sa volonté est
que, pour son salut et le vôtre, je vous présente à la reine comme ma femme.
AMY
Silence, imposteur!
VARNEY
Et prenez garde ! son ordre, si vous n'obéissez pas, est que j'use d'un moyen plus violent et plus
terrible...
AMY
Taisez-vous, valet !
VARNEY
Ah ! c'est trop ! ah! vous ne craignez pas de changer mon amour en haine!
(S'avançant sur elle.)
Vous oubliez que nous sommes seuls et que vous êtes en mon pouvoir.
AMY,
effrayée.
À moi ! à moi, mon père !
VARNEY,
riant.
Votre père ? Ah ! Ah ! vous imaginez-vous que votre voix puisse porter de Kenilworth à
Templeton ?
AMY
Mon père ! mon père!
SIR HUGH,
paraissant.
Me voici.
VARNEY,
atterré.
Sir Hugh Robsart !
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
43
Scène V
LES MÊMES, SIR HUGH ROBSART.
SIR HUGH
Me voici à votre appel, ma fille. Mais, en vérité, il n'était pas besoin de tant de précaution et de
mystère pour me faire voir l'homme qui est votre mari !
AMY
Vous vous trompez étrangement, mon père. Cet homme n'est pas mon mari.
SIR HUGH
Il n'est pas votre mari ! Tête et sang ! Il se refuserait ?...
VARNEY,
vivement.
Eh ! monsieur, ce serait mon bonheur et mon honneur de nommer votre fille ma femme. L'obstacle
et le refus ne vient pas de moi.
SIR HUGH
Quoi ! viendrait-il de vous, Amy ? Vous devriez...
AMY
Mon père, un seul mot.
SIR HUGH
N'interrompez pas votre père ! J'aurais sans doute préféré pour la vieille maison des Robsart
l'alliance avec une famille qui fût de plus antique lignée. Mais, enfin, sir Richard Varney est
maintenant promu chevalier. J'ajoute qu'il est en passe de s'élever plus encore, par la faveur de son
maître, le tout-puissant comte de Leicester, qui, demain peut-être, sera époux d'Élisabeth et roi
d'Angleterre.
AMY
Dieu ! que dites-vous ? Leicester ? Êtes-vous sûr ?...
SIR HUGH
Ne le saviez-vous pas ? Je ne fais que répéter ce que dit la rumeur universelle.
AMY,
qui chancelle.
C'était donc vrai !... Dudley ! O mon Dieu !
(Elle tombe sur un fauteuil.)
SIR HUGH,
courant à elle.
Ma fille ! Elle perd connaissance !
VARNEY,
appelant.
Foster ! Jeannette !
(Jeannette entre précipitamment.)
Voyez, votre maîtresse se trouve mal.
JEANNETTE,
courant à Amy.
Milady !
(Elle lui fait respirer un flacon.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
44
VARNEY,
à sir Hugh.
Laissez-la se calmer, monsieur. Elle a, vous le voyez, l'esprit troublé. Votre présence l'émeut et
l'agite.
SIR HUGH
Cependant, la quitter ainsi !...
VARNEY
Vous reviendrez, mon vénéré père, quand elle sera mieux en état de vous entendre.
SIR HUGH,
avec un regard de tendresse vers Amy.
Ma pauvre enfant ! Eh bien, je sors.
VARNEY
Je vous accompagne.
(À part.)
Allons trouver Alasco.
Sortent sir Hugh et Varney.
Scène VI
AMY, JEANNETTE
JEANNETTE
Milady ! ma bonne maîtresse !… Ah ! elle rouvre les yeux.
AMY,
cherchant des yeux autour d'elle.
Mon père ! Où est-il ?...
JEANNETTE
Il va revenir, madame. — Vous sentez-vous mieux?
AMY
Oui, mon enfant, oui, je suis bien. Mais, pour le moment, laisse-moi, Jeannette. J'ai besoin d'être
seule.
(Retirant son collier et ses bracelets.)
Ah! tiens, emporte ces joyaux, qui maintenant me pèsent.
JEANNETTE
après avoir remis les bijoux dans l'écrin.
Milady n'aura qu'à m'appeler. Je ne serai pas loin.
(Elle sort.)
AMY,
seule, reste quelque temps immobile et muette et promène autour d'elle des yeux égarés.
Est-ce que réellement je ne rêve pas ?... Ce que me disait ce Varney, c'est donc possible ! c'est donc
vrai ! le crime de Dudley m'est affirmé par la voix de mon père ! Hélas! je suis maintenant si peu
de chose dans ce monde, ma place y est si ignorée, que l'on parle devant moi de ce qui me déchire
les entrailles comme d'une nouvelle indifférente, ou même heureuse ! Ainsi, demain, oui, demain
peut-être, sans que la mort ait visité Kenilworth, il n'y aura plus de lord ni de lady Leicester ! Lui,
sera roi d'Angleterre, et moi !...
(Rentre Jeannette, portant un gobelet d'argent sur un plat de vermeil.)
JEANNETTE
Madame... milady !
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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AMY
se détournant brusquement.
Que me veut-on ? Laissez-moi !
(Elle reconnaît Jeannette et reprend avec douceur.)
Ah c'est toi, Jeannette ! Pardon.
JEANNETTE
Que vous êtes bonne, madame, pour être si malheureuse.
AMY
Oh! oui, bien malheureuse, chère enfant ! Mais que m'apportes-tu là ?
JEANNETTE
Une potion calmante que Foster m'a remise pour vous, un breuvage qui doit vous rendre un peu de
repos après toutes vos souffrances.
AMY
Le repos, Jeannette il n'en est plus pour moi que dans la tombe. Mais pose ceci sur la table, et va.
JEANNETTE
Milady boira ?
AMY
Oui, je boirai. Va, va, mon enfant.
JEANNETTE
à part.
Comme elle est pâle, pour une comtesse !
(Elle pose le plat sur la table près d'Amy et sort.)
Scène VII
AMY, PUIS FLIBBERTIGIBBET
AMY,
seule
Esprits simples qui s'imaginent que les plaies de l'âme peuvent se guérir avec les remèdes du
corps, que le désespoir n'est qu'une maladie, et qu'on peut rendre le sommeil à des yeux qui ne
peuvent plus même pleurer ! À quoi bon boire ceci ?... Cependant, ces bons serviteurs qui m'ont
préparé ce breuvage, qui se sont dit : « Cela fera du bien à notre pauvre maîtresse ! » dédaigneraije leurs soins ? Il n'y a plus au monde que ces deux cœurs qui s'intéressent à moi, il n'y a plus que
ce concierge et cette servante qui aient pitié de la comtesse de Leicester ; puisqu'ils veulent me
soigner, je leur dois au moins de me laisser faire... Buvons.
(Elle prend le gobelet et le porte à ses lèvres.)
UNE VOIX,
comme de l'intérieur des murs.
Ne buvez pas !
AMY,
s'arrêtant.
Qui me parle ?
(La porte d'Alasco s'ouvre et donne passage à Flibbertigibbet, qui se place d'un bond en face de la
comtesse.)
FLIBBERTIGIBBET
Moi, noble dame. — Ne buvez pas !
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
46
AMY,
étonnée.
Vous qui êtes-vous?
FLIBBERTIGIBBET
Ne reconnaissez-vous pas le pauvre lutin à qui vous avez sauvé la vie?
AMY
Ah ! c'est vous !... Mais n'étiez-vous pas en prison ?
FLIBBERTIGIBBET
Oui, dans la tour de Mervyn, la tour des oubliettes, sous les verrous d'un affreux cachot, où l'on
pénètre par un inquiétant couloir dont le parquet sonne terriblement creux!
AMY
Vous avez donc pu vous en échapper ?
FLIBBERTIGIBBET
Je doute que, malgré ma prestesse de lutin, j'aie pu opérer ce prodige. J'ai été tiré de là par un
vieux diable, de son nom terrestre Alasco. Un passage secret, ménagé dans l'épaisseur du mur,
communiquait de ma cellule à son laboratoire. Oh ce n'est pas par bonté d'âme qu'il m'a délivré, ce
cher Alasco ! Il a fait ses conditions. On me chargeait de la délicate mission de vous enlever d'ici
endormie. Endormie de quelle espèce de sommeil ? je l'ignore. J'ai pu saisir quelques mots d'un
rapide colloque entre votre Varney et mon Alasco. Varney venait chercher une boisson commandée
par lord Leicester et destinée à lady Leicester. Cette boisson, la voilà.
AMY
Et qu'est-ce que c'est que cette boisson?
FLIBBERTIGIBBET
Il n'y a pas à s'y méprendre. Elle sort de la cuisine d'Alasco : c'est du poison !
AMY
Du poison ! Et c'est Leicester qui me l'envoie ?
FLIBBERTIGIBBET
C'est lui qui a commandé pour vous ce breuvage.
AMY
Mon Dieu, pardonnez-moi!
(Elle reprend le gobelet et le porte vivement à ses lèvres.)
FLIBBERTIGIBBET,
l'arrêtant
Que faites-vous, madame ? C'est du poison, je vous dis ! Ne m'avez-vous pas entendu ?
AMY
Sans doute, j'ai entendu ; mais, puisque c'est Leicester qui l'envoie, ce poison, il faut bien que je le
boive.
(Elle porte de nouveau le gobelet à ses lèvres; Flibbertigibbet le lui arrache.)
FLIBBERTIGIBBET
Non ! vous m'avez sauvé la vie, c'est mon tour ! Au diable cette liqueur du diable
(Il jette le gobelet à terre.)
Vous verrez qu'avant une heure ce plancher sera aussi noir que s'il avait été brûlé par le triple
souffle de Cerbère.
AMY,
l'oeil fixé sur le breuvage répandu
Qu'avez-vous fait ? Que vais-je devenir maintenant que je n'ai plus de poison ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
47
FLIBBERTIGIBBET
Ce que vous deviendrez, ma noble jeune dame. De par Shakespeare! entre un mari qui vous
empoisonne en guise de divorce et un Varney qui vous convoite, il n'est qu'un parti d'usage
immémorial dans toutes les tragédies, comédies et pantomimes ; — la fuite.
AMY
Pourquoi fuirais-je ? et ou fuirais-je ?
FLIBBERTIGIBBET
Eh ! n'avez-vous nulle part de famille ? quelque frère ? quelque père ?
AMY
Mon père ! Oui, vous avez raison, mon père ! Ah ! je suppose qu'à présent je suis relevée de mon
serment ! Je dirai tout à mon père ! Je mourrai du moins justifiée, pardonnée. Fuyons, oui, fuyons !
— Seulement, par où fuir?
FLIBBERTIGIBBET
Eh par cette fenêtre, qui n'a guère qu'un étage au-dessus des arbres du parc. Hier je voulais
épouvanter Alasco, j'avais caché là, dans les broussailles, une échelle.
(se penchant à la fenêtre.)
Elle y est encore. Je vous aiderai à descendre. Pur enfantillage, madame!
AMY
Allons ! oui, j'ai hâte de retrouver mon père !
FLIBBERTIGIBBET
Attendez ! n'oubliez-vous rien ?
(Il prend la pelisse jetée sur le fauteuil.)
Cette pelisse...
(Regardant sur la table.)
Qu'est-ce que ce parchemin ? Un laisser-passer de la reine ! Bonté divine ! ne négligeons pas ce
précieux viatique !
(Il cache le parchemin dans sa poitrine.)
À présent, venez, venez, madame ! ...
AMY
À la garde de Dieu !
(Flibbertigibbet l'aide à franchir la croisée.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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ACTE QUATRIÈME
Le parc de Kenilworth. Au fond, dans l'éloignement, à travers les arbres, se découpent les toits du
château neuf. A droite, la fontaine de Neptune.
Scène première
AMY, FLIBBERTIGIBBET, ENTRANT VIVEMENT.
FLIBBERTIGIBBET
On s'est aperçu de votre fuite, madame. Alasco et Foster vous cherchent par le bois.
Heureusement, l'un est vieux et l'autre est lourd, et ce coin touffu et accidenté du parc se prête à
merveille au jeu de cache-cache.
AMY
Il faudrait s'informer... savoir où je retrouverais mon père...
FLIBBERTIGIBBET
Si je pouvais vous laisser seule un instant, j'aurais bientôt fait de vous amener sir Hugh Robsart.
Mais, attention! on vient de ce côté ! Dieu ! le comte de Leicester ! avec son digne écuyer !
AMY,
amèrement.
Leicester, Varney ! hélas, les deux complices !
FLIBBERTIGIBBET
Oh ! venez, madame, venez ! Tout est perdu s'ils vous voient !
(Il l'entraîne dans le taillis à gauche.)
Scène II
LEICESTER, VARNEY
LEICESTER
Parle vite ! La reine achève sa promenade autour de la pièce d'eau. J'ai hâte de la rejoindre.
VARNEY,
violemment agité.
Milord était témoin, j'avais pu faire entendre à la reine que ma femme, très souffrante, n'était pas
en état de lui être présentée. À ce même moment, on vient m'annoncer que la comtesse est en
fuite ! C'est plus que de la résistance, milord, c'est de la révolte.
LEICESTER,
pensif.
Je ne peux pas lui faire un crime de cette résistance, Varney; ce serait lui faire un crime de son
amour.
VARNEY
La comtesse risque, milord, de vous infliger un démenti...
LEICESTER
Elle reste, elle, dans la droiture et dans la loyauté. Ce devrait être là ma voie, Varney, et non pas
celle où tu m'engages.
VARNEY
Celle où vous êtes conduit à la grandeur, à la puissance suprême.
LEICESTER
Elle y conduit par le mensonge et la trahison.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
49
VARNEY
Ah ! maintenant, milord, il est trop tard pour reculer. Élisabeth, aveuglée moins par vous que par
elle-même, s'est livrée avec un abandon qui vous permet de tout espérer, mais qui doit vous faire
tout craindre. Le jour où elle ouvrirait les yeux, son réveil serait terrible. Représentez-vous ce que
peut la colère d'une femme outragée qui est une reine. Prenez-y garde ! ce ne sont plus seulement
vos biens et vos honneurs qui sont en jeu, c'est votre vie. Et la comtesse n'est pas plus en sûreté
que vous. La reine pourra épargner l'homme qu'elle aime ; épargnerait-elle la rivale qu'elle déteste?
LEICESTER
Eh ! c'est justement devant ce danger d'Amy qu'à présent je recule. Je dois à tout prix la défendre
et la préserver.
VARNEY
Et comment ? On ne lutte pas avec une reine !
LEICESTER,
réfléchissant.
Aussi ne le tenterai-je pas. Mais demain, ce soir peut-être, la reine ne sera plus à Kenilworth.
Alors...
VARNEY,
effrayé.
Grand Dieu ! milord ne pense pas à quitter l'Angleterre ! milord ne jettera pas au vent de l'exil les
espérances de la plus brillante fortune qu'on ait jamais rêvée
LEICESTER
Fortune à laquelle se rattache la vôtre, n'est-ce pas, monsieur Varney ? Mais je compte sur votre
dévouement...
VARNEY
Milord !
LEICESTER
Allons qu'on cherche la comtesse ! Non pas pour l'enlever, mais pour que je lui parle. Venez,
rejoignons la reine.
(Il sort.)
VARNEY,
le suivant, à part.
S'il part, je suis un homme ruiné ! S'il revoit la comtesse, je suis un homme mort !
(Il rejoint Leicester.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
50
Scène III
FLIBBERTIGIBBET, AMY, PUIS VARNEY.
FLIBBERTIGIBBET
(Il sort du massif, et suit des yeux Leicester et Varney.)
Les voilà qui s'éloignent. Revenez, madame ; vous pouvez sortir en sûreté de votre citadelle de
broussailles ; mais prenez garde à vos beaux yeux, car je n'ai jamais vu branches plus disposées à
vous caresser les paupières de leurs épines.
(Amy paraît.)
AMY
Quand je pense que je me cache de Leicester comme d'un ennemi
FLIBBERTIGIBBET
Et contre cet ennemi, je vais, moi, vous aller chercher votre protecteur naturel, votre père. Tenez,
dissimulez-vous là, dans l'angle de cette fontaine, d'où vous pourrez, au besoin, gagner le taillis.
(Il la conduit. Varney reparaît au fond.)
VARNEY,
à part.
Il me semble avoir aperçu ce Flibbertigibbet.
(voyant Amy.)
Oh la comtesse !… — Que faire ? — Si j'osais ?... Le coup serait bien hardi ! Mais l'audace m'a
réussi jusqu'à présent, et, dans l'extrémité où je suis, il faut risquer tout pour tout sauver.
(Il s'éloigne.)
FLIBBERTIGIBBET
à Amy.
Attendez-moi là, milady. Avant un quart d'heure, je reviens avec sir Hugh Robsart.
(Il sort.)
AMY,
seule.
J'ai abandonné mon père pour suivre mou mari, et voilà qu'aujourd'hui je n'ai plus qu'une idée,
c'est de quitter mon mari pour rejoindre mon père. Leicester ! est-il possible qu'après avoir tenté de
me faire passer pour la femme de ton valet, tu aies voulu m'empoisonner ! Hélas! qui peut une
lâcheté peut un crime. Où est-il, le grand comte, le noble Dudley ? Tout est fini ! Il n'y a plus pour
lui dans mon âme une étincelle d'amour ; le mépris a tout éteint. Je ne le hais même pas.
(Elle s'est assise, pâle et immobile, sur un fût de colonne, près de la fontaine. La reine parait.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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Scène IV
AMY, LA REINE
LA REINE,
lisant un billet.
Qu'est-ce que signifie cet avis mystérieux ? «... Que la reine se rende seule à la fontaine de
Neptune... » La voilà. —
(Découvrant Amy.)
Quelle est cette femme ?
AMY
La reine ! ô ciel ! la reine ! c'est la reine !
ÉLISABETH
Qu'est cela ? Femme, que faites-vous ici ?
AMY
Votre majesté... Je passais, je me retire...
ÉLISABETH
Non, parlez. Vous paraissez troublée et prête à défaillir. Jeune fille, rassurez-vous. Vous êtes
devant votre reine.
AMY
C'est pour cela, madame, que je tremble.
ÉLISABETH
Rassurez-vous, vous dis-je ! Avez-vous quelque grâce à me demander ?
AMY
Madame ! Eh bien, oui, je demande votre protection, madame.
(Elle tombe aux genoux de la reine.)
ÉLISABETH
Toutes les filles de notre royaume y ont droit lorsqu'elles la méritent. Relevez-vous et reprenez vos
sens. Qui êtes-vous ? Pourquoi et en quoi notre protection vous est-elle utile ?
AMY
Madame. Que puis-je dire ? je ne sais pas...
ÉLISABETH
Voilà qui ressemble à de la démence. Nous ne sommes pas accoutumée à répéter une question sans
obtenir de réponse !
AMY
Je vous supplie...j'implore votre majesté... Daignez ordonner qu'on me rende à mon père.
ÉLISABETH
Eh mais ! il faut que je le connaisse d'abord, ce père. Qui êtes-vous ? qui est-il ?
AMY
Je suis Amy, fille de sir Hugh Robsart.
ÉLISABETH
Robsart ! En vérité, je ne suis occupée, depuis deux jours, que de cette famille. Le père me
demande sa fille, la fille me demande son père. Vous ne me dites pas encore tout ce que vous êtes.
Vous êtes mariée ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
52
AMY
Mariée !... Dieu ! vous savez donc ?... Oui, madame, il est vrai... pardonnez ! Oh ! Pardonnezmoi ! Au nom de votre auguste couronne, grâce !
ÉLISABETH
Vous pardonner, ma fille ? Eh! qu'ai-je à vous pardonner ? C'est l'affaire de votre père que vous
avez trompé. Je sais, vous le voyez, toute votre histoire; votre rougeur la confirme. Vous vous êtes
laissé séduire, enlever.
AMY,
fièrement.
Oui, madame ; mais celui qui m'a séduite et enlevée m'a épousée.
ÉLISABETH
En effet, je sais que vous avez réparé votre faute en épousant votre ravisseur, l'écuyer Varney !
AMY
Varney !... Oh! non, madame, non, comme il existe un ciel sur nos têtes, je ne suis pas la misérable
créature que vous croyez ! je ne suis pas la femme de cet odieux Varney !
ÉLISABETH
Quoi ? que veut dire ceci ?... Il me paraît, femme, qu'on n'a pas besoin de vous arracher les paroles
quand le sujet vous convient !
(Comme à elle-même.)
De qui suis-je le jouet ici ? Il se trame quelque mystère indigne.
(Haut.)
Amy Robsart, c'est en présence du noble comte de Leicester, son maître, que Varney s'est déclaré
ton mari.
AMY,
douloureusement.
C'est en présence du comte !...
LA REINE
Oui, mais qui donc, dis-moi, as-tu épousé ? De par le jour qui nous luit, je saurai de qui tu es la
maîtresse ou la femme. Allons ! parle, et sois prompte, car tu risquerais moins à te jouer d'une
lionne qu'à tromper Élisabeth d'Angleterre.
AMY
Demandez au comte de Leicester, il sait la vérité.
ÉLISABETH
Leicester ! Le comte de Leicester !... Femme, tu le calomnies ! Qui t'a poussée à cet odieux
mensonge ? Qui t'a soudoyée pour outrager le plus noble lord, le plus loyal gentilhomme de ce
royaume ? Viens sur-le-champ avec moi. Mais le voici lui-même qui nous cherche.
(Élevant la voix.)
Par ici! par ici — Nous tînt-il plus étroitement que notre main droite, tu vas être confrontée avec
lui, tu seras entendue en sa présence, afin que je sache qui est assez insensé en Angleterre pour
mentir à la fille de Henri VIII !
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
53
Scène V
AMY, ÉLISABETH, LEICESTER, VARNEY, TOUTE LA COUR.
Élisabeth, les yeux fixés sur Leicester; Amy, pâle et défaillante.
LEICESTER,
à part, avec un mouvement de terreur.
Ciel ! Amy avec la reine !
ÉLISABETH
à part.
Comme il pâlit !
(haut.)
Milord de Leicester, connaissez-vous cette femme ?
LEICESTER,
d'une voix basse.
Madame...
ÉLISABETH,
avec force.
Milord de Leicester, vous connaissez cette femme?
LEICESTER
La reine daignera-t-elle me permettre d'expliquer...
ÉLISABETH
Est-ce moi que vous avez osé tromper ? moi, votre bienfaitrice, votre confiante et trop faible
souveraine ? Votre trouble semble avouer votre trahison. S'il y a quelque chose de sacré sur la
terre, j'en jure par cela, déloyal comte, votre perfidie sera dignement récompensée !
LEICESTER,
abattu.
Je n'ai jamais voulu vous tromper, madame.
ÉLISABETH
Taisez-vous ! Votre tête, milord, me paraît être en aussi grand péril que le fut jamais celle de votre
père.
AMY,
à part.
O Dieu !
LEICESTER,
se redressant et d'une voix ferme.
Reine, ma tête ne peut tomber que par le jugement de mes pairs. C'est à la barre du parlement
impérial d'Angleterre que je plaiderai ma cause, et non devant une princesse qui récompense de la
sorte mes fidèles services. Le sceptre de votre majesté n'est pas une baguette de fée pour dresser en
un jour mon échafaud.
ÉLISABETH
Vous tous, milords, qui m'entourez, vous avez entendu ! On nous défie, ce nous semble, on nous
brave dans le château même que cet homme superbe tient de notre royale bienveillance ! Milord
Shrewsbury, vous êtes comte-maréchal d'Angleterre, vous attaquerez ce rebelle en haute trahison.
AMY,
à part.
Juste ciel !... Je ne croyais plus tant l'aimer !
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
54
ÉLISABETH
Ne levez pas ainsi fièrement la tête, Dudley, comte de Leicester. Notre illustre père Henri VIII
faisait tomber les têtes qui ne se courbaient pas. Allons mon cousin lord Hunsdon, que les
gentilshommes pensionnaires de notre suite se tiennent prêts ; mettez cet homme en lieu de sûreté.
Qu'il donne son épée, et qu'on se hâte ! J'ai parlé.
(Hunsdon tire son épée; trois gentilshommes s'avancent vers Leicester calme et immobile. Amy se
précipite aux pieds de la reine. )
AMY
Non non, madame ! Grâce ! Justice ! Il n'est pas coupable ! il n'est pas coupable ! Nul ne peut
accuser de félonie le noble comte de Leicester !
ÉLISABETH
Vraiment, ma fille, ceci est nouveau. N'est-ce pas vous qui l'accusiez tout à l'heure ? Vous l'avez
donc calomnié ?
AMY
L'ai-je accusé, madame ? Oh ! si je l'ai accusé, certainement je l'ai calomnié. Je mérite seule votre
colère.
ÉLISABETH
Prenez garde, insensée que vous êtes Ne disiez-vous pas à l'instant que je n'avais qu'à interroger le
comte, qu'il connaissait toute votre histoire ?
AMY
Je ne sais pas ce que je disais, madame; on avait menacé ma vie, je me trompais, ma raison était
troublée.
ÉLISABETH
Quel est votre mari ou votre amant, Amy Robsart, si, comme vous l'affirmiez tout à l'heure, vous
n'êtes pas la femme de Varney?
LEICESTER,
s'avançant.
Je dois avouer à sa majesté...
ÉLISABETH
Milord, laissez parler cette femme.
AMY
Madame !
(À part.)
O ciel !...
(Haut.)
Oui, madame, je suis la femme de Varney !
LEICESTER,
à part.
Trop généreuse Amy! Ah! si, en m'exposant, je ne l'exposais pas avec moi !...
ÉLISABETH
Vous avouez donc, jeune femme, que tout le désordre dont vous venez d être témoin est né de vos
mensonges insolents et de vos absurdes impostures ? Vous convenez que vous êtes venue ici pour
noircir et perdre dans notre estime l'illustre comte de Leicester ?
AMY
Il faut bien que j'en convienne.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
55
LEICESTER,
à part.
Ah ! son dévouement me déchire !
(Haut.)
Que votre majesté daigne à présent m'écouter...
ÉLISABETH,
souriant.
Un instant encore, cher noble comte ; de grâce, laissez-nous le plaisir de voir votre innocence
éclater d'elle-même. Vos ennemis ont suscité contre vous cette malheureuse. Laissez-nous
l'interroger.
VARNEY,
s'avançant.
Madame, elle n'est pas aussi coupable qu'elle le semble à votre majesté. J'espérais que son mal
aurait pu rester caché. Mais la reine a dû s'apercevoir que sa raison égarée...
LEICESTER
à part.
Misérable !
AMY,
à part.
Il faut soutenir le sacrifice jusqu'au bout.
ÉLISABETH
En vérité, moi, sir Varney, je penche bien plutôt à croire que les ennemis de votre maître se sont
servis de votre femme comme d'un instrument pour ébranler un crédit, qu'ils n'ont fait qu'affermir.
Nous allons ce soir quitter Kenilworth, nous laisserons des ordres. En attendant que nous
disposions d'elle, qu'on emmène cette femme dans la prison de la tour. Lord Hunsdon, c'est vous
que je charge de cette prisonnière. Qu'elle soit étroitement gardée, et donnez l'ordre que personne
— personne, fût-ce le maître de ce château — ne puisse pénétrer auprès d'elle, s'il n'est muni d'un
sauf-conduit signé de notre propre main. Vous entendez, milord.
(Lord Hunsdon s'incline. On entraîne Amy.)
LEICESTER,
à part.
O douleur ! ma bien-aimée Amy
AMY
Au moins, si je meurs maintenant, ce sera pour lui.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
56
ACTE CINQUIÈME
Intérieur de la tour ronde des oubliettes. Vieille architecture normande. On voit naître au-dessus
des murs le cône intérieur du toit. Au fond et au milieu, une porte de fer. À droite de cette porte,
une petite fenêtre grillée. À gauche, un lit de repos. Une grande poutre, qui sert de contrefort à la
base du toit, traverse diamétralement la tour dans sa partie supérieure.
Scène première
AMY, SEULE.
AMY
Elle est assise sur le lit, pâle et les cheveux épars.
Le sacrifice est fait Je ne sais comment, avec des fautes d'amour, je suis devenue presque une
criminelle d'état. La reine est ma rivale ! la reine ! et sa colère ne m'aura sans doute pas touchée en
vain. Aujourd'hui, la prison ; demain... Dudley ! on me dit que tu voulais prendre ma vie ; j'aime
bien mieux te prévenir et te la donner. À toi le trône, à moi la tombe. Je vais m'en aller, et tu
resteras à cette Élisabeth, qui est reine. Idée affreuse ! tandis qu'elle tressaillira dans tes bras, je
serai étendue, moi, sur la couche solitaire et glacée du sépulcre !... O supplice et que la jalousie est
douloureuse et poignante quand on va mourir !
(Elle cache sa tête dans ses mains et pleure. En ce moment s'ouvre à droite, dans la muraille, une
porte masquée par des sculptures ; elle roule silencieusement sur ses gonds, donne passage à
Flibbertigibbet et se referme sans bruit d'elle-même. Flibbertigibbet fait lentement quelques pas et
se place en face d'Amy, qui n'a pas levé les yeux.)
Scène II
AMY, FLIBBERTIGIBBET
AMY,
sans voir Flibbertigibbet.
Ce cachot n'est-il pas déjà la mort ? N'y suis-je pas hors du monde vivant ? Où est l'oreille qui
pourrait entendre ma voix ? Ou est la main qui pourrait atteindre à ma main ?
FLIBBERTIGIBBET
sans changer de posture.
Ici.
AMY
Qui est là ?
FLIBBERTIGIBBET
Flibbertigibbet, pour vous servir.
AMY
Vous! Êtes-vous donc réellement sorcier ou lutin, pour avoir pu entrer dans cette impénétrable
prison, et, Dieu vous le pardonne, sans que la porte se soit ouverte ?
FLIBBERTIGIBBET
Dieu n'a malheureusement rien de ce genre à me pardonner, noble dame.
AMY
Enfin, comment êtes-vous entré ici ?
FLIBBERTIGIBBET
Comme vous en sortirez, madame.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
57
AMY
Je ne puis comprendre.
FLIBBERTIGIBBET
C'est bien simple.
(Il désigne du doigt l'entrée masquée.)
Il y a ici une porte,
AMY
Vraiment? Et où mène-t-elle?
FLIBBERTIGIBBET
Je vous l'ai déjà dit ; elle mène, par un escalier secret, au laboratoire d'Alasco, et, de là, à la grande
chambre d'où vous vous êtes déjà évadée une fois, et d'où, grâce à Dieu, ou au diable, vous vous
évaderez encore une seconde. Mais dépêchons-nous ! Je ne sais par quel heureux hasard le vieil
Alasco était dehors. Il ne peut tarder à rentrer, et le passage deviendrait difficile. Venez, venez,
madame.
(Il fait un pas vers la porte secrète.)
AMY
Je te remercie, mon pauvre ami, mais je ne puis te suivre.
FLIBBERTIGIBBET
Comment ?
AMY
Hâte-toi de fuir, toi. Si l'on te surprenait ici….
FLIBBERTIGIBBET
C'est bien de moi qu'il s'agit ! Mais vous ?
AMY
Moi, je reste.
FLIBBERTIGIBBET,
frappant du pied.
Ah ça est-ce que vous croyez que suis venu ici pour m'en aller comme je suis venu ? Est-ce que
vous croyez que je vous laisserai dans cette atmosphère humide et froide, avec des hiboux et des
chauves-souris, des araignées autour de votre lit et des geôliers à votre porte, tandis qu'il y a hors
d'ici un air pur et libre, des plaines, des fleuves et des forêts ? Si vous vouliez vous laisser mourir
dans ce cachot, il ne fallait pas me sauver la vie. Allons ! Suivez-moi ! Suivez-moi !
AMY
Je ne puis, pauvre ami. Ne suis-je pas condamnée à mort par celui à qui mon souffle et mon âme
appartiennent ? Quand j'aurais la liberté, qu'est-ce que je ferais de la vie ? Dudley ne m'est-il pas
infidèle ? Dudley ne m'a-t-il pas voulu empoisonner ? Dudley ne m'abandonnait-il pas à son
Varney ? Dudley ne va-t-il pas épouser Élisabeth ?
FLIBBERTIGIBBET
Ta, ta, ta c'est vieux cela, madame. La décoration a changé. Votre Dudley n'est pas infidèle, il n'a
point tenté de vous empoisonner, il ne vous livrait pas à son écuyer Satan-Varney, et, loin de
songer à épouser la reine, il machine en ce moment contre elle un acte de haute trahison, je veux
dire votre délivrance.
AMY,
joignant les mains.
Serait-il possible ? Dis-tu vrai ?
FLIBBERTIGIBBET
C'est Varney seul qui a tout tramé, tout imaginé, tout supposé et tout fait, — seul, tout !
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
58
AMY
Ah! c'est bien ce que j'avais d'abord pensé! O mon Dudley, que je suis coupable envers toi !
FLIBBERTIGIBBET
Ce n'est pas tout. Votre père sait votre mariage ; il s'est réconcilié avec votre mari ; tous deux ils se
concertent en ce moment pour vous sauver ; ils sont peut-être là tous deux qui vous attendent
dehors. Voulez-vous toujours rester ? Voulez-vous les faire attendre ?
AMY
Oh ! Non ! Vite ! Vite ! mène-moi vite près de milord ! vite près de mon père !
FLIBBERTIGIBBET
Enfin !... Voilà le verrou tiré ! Ne perdons pas une seconde ! suivez-moi.
(Il court à la porte masquée et cherche à la rouvrir, elle résiste. Il tente de nouveaux efforts, ils
sont inutiles. La porte ne s'ébranle ni ne s'ouvre. Il revient consterné vers Amy qui le regarde faire
en tremblant.)
FLIBBERTIGIBBET
Fermée la porte est fermée et verrouillée en dedans ! Alasco et Varney seront revenus. Cette
chambre laissée vide, c'était un piège.
AMY
Ainsi, vous voilà perdu avec moi pour m'avoir voulu sauver. Malheureuse que je suis ! ma
mauvaise fortune est contagieuse.
FLIBBERTIGIBBET
Ne me parlez donc plus de moi, par grâce ! Je n'ai rien à perdre, moi. C'est vous qui perdez tout !
AMY
Oui, me voilà retombée dans la nuit de mon cachot ! La dernière lueur d'espérance est éteinte.
FLIBBERTIGIBBET,
se redressant.
La dernière ? Non pas, chère noble dame ! Il ne faut jamais désespérer. Votre père et votre mari
s'occupent, à cette heure même, de votre salut. De cette fenêtre, si l'on pouvait voir !...
(Il approche une escabelle de bois de la croisée, y monte et se hausse sur la pointe des pieds pour
voir dehors.)
Le soleil descend derrière les arbres du parc. Nous n'avons plus guère qu'un quart d'heure de jour.
Ah! qu'est-ce que j'aperçois, là-bas, dans l'ombre du crépuscule ? Deux hommes enveloppés de
manteaux. Ils se dirigent vers la tour. Ils s'arrêtent au pied du mur. Ils le mesurent des yeux.
Madame, milady, c'est eux!
AMY
Qui, eux ?
FLIBBERTIGIBBET
Votre père ! votre mari !
AMY
Mon mari ! mon père ! Ne vous trompez-vous pas ? Laissez-moi voir !
FLIBBERTIGIBBET
il saute bas de l'escabelle.
Voyez, madame.
AMY,
prenant sa place à la fenêtre.
Ah ! Dieu, oui, le voilà ! c'est bien lui, mon Dudley ! Ah! qu'on voit mal à travers ces barreaux !
(Appelant.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
59
Mon père ! Milord !
FLIBBERTIGIBBET
La tour est trop haute pour qu'ils vous entendent. Mais agitez votre mouchoir, ils l'apercevront
peut-être.
(Amy agite son mouchoir en dehors des barreaux.)
AMY
Oui, oui, ils l'ont aperçu. Ils lèvent leurs chapeaux.
(Douloureusement.)
Mais je les vois et ils ne peuvent me voir !
FLIBBERTIGIBBET
N'importe ! ils sont avertis, ils vont vous délivrer.
AMY,
secouant la tête.
Me délivrer !
FLIBBERTIGIBBET
Assurément. Quelles portes ne s'ouvriraient devant le maître de ce château ? Il a le pouvoir et il a
l'or.
AMY
Cela ne lui suffira pas aujourd'hui. Il n'entrera pas dans la tour. Vous ne savez pas, tu ne sais pas,
mon pauvre ami, quels ordres la reine a donnés. Personne ne peut pénétrer ici, personne.
FLIBBERTIGIBBET
Quoi pas même le comte de Leicester, le ministre tout-puissant ?
AMY
Lui, moins que tout autre. Personne n'entrera ici, te dis-je, s'il n'est muni d'un sauf-conduit signé de
la main de la reine.
FLIBBERTIGIBBET
Fort bien ! Alors, c'est ce sauf-conduit royal qu'il faudrait avoir ?
AMY
Sans doute.
FLIBBERTIGIBBET,
tirant de sa poche un parchemin.
Le voilà, madame.
AMY,
prenant le parchemin.
Comment ! la signature de la reine ! Pour le coup, c'est de la magie !
FLIBBERTIGIBBET
À peine de la prévoyance. J'ai trouvé hier sur votre table ce talisman.
AMY
Ah ! oui, je me rappelle. Le sauf-conduit de mon père.
FLIBBERTIGIBBET
J'ai bien fait de ne pas l'oublier comme lui. Et vite, maintenant, madame, agitez de nouveau votre
mouchoir et jetez ce parchemin à vos libérateurs.
AMY,
agite le mouchoir.
Ils ont vu mon signal.
(Elle jette le parchemin.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
60
À la conduite de Dieu
FLIBBERTIGIBBET
Suivez-le des yeux. Que devient-il?
AMY
Il descend. Il tournoie. Le voici à la hauteur des arbres.
FLIBBERTIGIBBET
Pourvu qu'il ne s'y niche pas !
AMY
Non, il tombe. Le voilà à terre, devant eux.
FLIBBERTIGIBBET
L'ont-ils ?
AMY
Ils l'ont !
FLIBBERTIGIBBET
Nous sommes sauvés !
AMY
Mon Dudley baise le parchemin. Il me fait signe. Les voilà qui se dirigent tous deux vers la
poterne. L'angle du mur me les dérobe, je ne les vois plus.
FLIBBERTIGIBBET
C'est pour les revoir bientôt, et de plus près, noble dame.
AMY,
descendant de la fenêtre.
Dieu soit béni !
(Elle regarde sa toilette négligée.)
Il va venir. En quel état vais-je le recevoir ? Les cheveux en désordre, cette robe toute fripée.
FLIBBERTIGIBBET
Bon signe la tristesse a fait place à la coquetterie Mais je crois entendre marcher.
(Il va écouter à la porte de fer.)
Ce sont des pas d'hommes. Pourquoi donc le plancher de ce corridor sonne-t-il ainsi le creux?
(On entend le bruit d'une clef dans la serrure.)
On ouvre, madame, on ouvre !
La porte du fond s'ouvre. Entrent sir Hugh et Leicester.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
61
Scène III
LES MÊMES, LEICESTER, SIR HUGH.
AMY,
se précipitant dans les bras de Leicester.
Milord !
LEICESTER,
la serrant sur son cœur.
Ma bien-aimée !
FLIBBERTIGIBBET
Elle était pâle comme une morte, la voilà rose comme une fiancée. Ces jeunes filles changent de
couleur plus souvent et plus vite que l'étoile Aldebaran.
LEICESTER
Tu dois bien m'en vouloir, Amy. Comment effacerai-je jamais mes torts ? Oh! Pardonne-moi !
AMY,
toujours dans ses bras.
Ah ! c'est de toi, mon noble comte, que tous les pardons doivent venir. De quoi ai-je osé te
soupçonner ? (À sir Hugh.) Et vous, mon père, m'avez-vous aussi pardonné ? me pardonnez-vous ?
SIR HUGH,
les tenant tous deux embrassés.
Ma fille ! Mon enfant !
FLIBBERTIGIBBET
Sur ce, la porte est ouverte, que tardons-nous ?
LEICESTER
Il a raison, le temps est précieux. Écoute, ma bien-aimée tout est prêt pour ton évasion, pour la
mienne. D'ici à une heure, une voiture nous attendra dans le bois. Des amis sûrs, Strashallan, le
comte de Fife, protégeront notre fuite. Un brick prêt à faire voile pour la Flandre nous recevra sur
la côte; et, avant que le jour se lève, nous voguerons ensemble vers le bonheur, toi loin de ta
prison, moi loin de la cour, délivrés tous deux.
AMY
Quoi ! milord, vous quittez pour moi honneurs, rang, faveur, fortune, et ce théâtre éclatant où
l'Europe vous admire ? Que de sacrifices vous faites à une pauvre femme !
LEICESTER
Cette pauvre femme, comme tu dis, en a fait bien d'autres pour moi.
AMY
Vous vous condamnez à l'exil !
LEICESTER
N'est-ce pas toi qui es ma patrie?
AMY
Dudley, tu renonces à tout.
LEICESTER
À rien, puisque toi seule es tout pour Dudley.
AMY
Qui sait ? à un trône peut-être ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
62
LEICESTER
Un trône ? Va, en quittant la reine pour te suivre, quelque chose me dit que je ne renonce qu'à la
chance de monter, un matin, non les marches d'un trône, mais l'échelle d'un échafaud.
SIR HUGH
Milord, n'oubliez pas que, pour l'heure, elle vous attend, cette impérieuse reine.
LEICESTER
Oui, il faut que nous te laissions, ma chère femme.
AMY
Eh quoi ! vous ne m'emmenez pas?
LEICESTER
Pas encore. La reine, dans une heure, aura quitté Kenilworth. En ce moment, sa suite emplit encore
le château, et ta fuite serait impossible. Je vais lui tenir l'étrier ; et, dès qu'elle sera partie, je
reviens. Kenilworth sera désert, et, à la faveur de la nuit, je t'enlève de cet horrible cachot.
AMY,
souriant.
Ce sera la seconde fois que vous m'aurez enlevée, milord. Ah ! pardon, mon père !
LEICESTER,
à Flibbertigibbet.
Toi, lutin, suis-nous. Je vais avoir besoin de tes services pour disposer tout, pendant que je serai
près de la reine.
FLIBBERTIGIBBET
À vos ordres, milord.
AMY
Je vais donc rester encore seule?
LEICESTER
Une heure tout au plus, ma bien-aimée.
AMY,
suspendue à son cou.
Vous souvient-il, milord ? dans les premiers temps de notre amour, c'est le son de votre cor qui
m'annonçait votre présence au bois de Devon. Eh bien, il faut que, ce soir, vous m'annonciez votre
retour de la même manière.
LEICESTER
Je te le promets. Sois heureuse, sois tranquille. Adieu.
AMY
Adieu.
(Ils s'embrassent. Le comte sort avec sir Hugh et Flibbertigibbet.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
63
Scène IV
AMY, SEULE.
AMY.
Adieu !... Il y a quelque chose de saisissant dans ce mot ; c'est comme si l'on se renvoyait à
l'éternité !
(Elle s'assied sur le lit et rêve.)
Ils s'éloignent ; je n'entends plus leurs pas. Me voilà de nouveau seule. Je ne sais pourquoi les
idées tristes reviennent m'assaillir. Ne suis-je pas, ne vais-je pas être heureuse ? Ne vais-je pas être
libre, libre de le voir, de l'entendre, libre de l'aimer ?— J'ai la tête et le corps brisés les émotions
de cette journée m'ont accablée. Ne serait-il pas bon de prendre quelque repos au moment de
commencer ce voyage...
(Elle s'étend sur le lit.)
Ce voyage qui va me mener au bonheur ?
(Peu à peu sa voix devient plus faible et son esprit semble s'appesantir.)
O mon Dudley, quel doux avenir ! — L'exil, mais un exil où tu seras ; — quelque retraite bien
obscure ; — de longues journées près de toi, à tes côtés ; — une vie toute d'abandon et d'amour.
Pourvu que ce ne soit pas un rêve !
(Elle s'endort.)
Scène V
VARNEY, ALASCO.
Au moment où Amy s'endort, on voit s'entr'ouvrir la porte masquée, Varney passe la tête et
s'assure, du regard, que la comtesse est endormie ; puis il entre, conduisant par la main Alasco,
qui paraît le suivre avec impatience.
VARNEY
Elle s'est endormie.
(À Alasco.)
Allons ! Viens ! viens donc !
ALASCO,
posant sur une escabelle une lampe de cuivre allumée.
Qu'avez-vous à me traîner ainsi après vous ? Mon temps n'est pas si vain que je puisse le perdre à
écouter aux portes en votre compagnie. J'étais en train de travailler au grand œuvre. J'ai trois
cornues sur le fourneau, et pleines d'une si redoutable substance que la moindre goutte qui en
tomberait dans le feu jetterait bas cette tour.
VARNEY
Alasco, tu viens d'entendre ?
ALASCO
Je n'ai pas écouté.
VARNEY
Le comte de Leicester veut fuir, fuir avec sa femme ! et, dans peu d'heures, si cette fuite
s'accomplit, le favori sera un exilé, et l'écuyer du favori retombera, du point où il était monté, cent
fois plus bas que le point d'où il était parti!
ALASCO
Que m'importe ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
64
VARNEY
Que t'importe ? Les biens du proscrit seront confisqués, et le domaine de Cumnor sera mis sous le
séquestre avec le reste. Adieu ton laboratoire, ton officine, ta pharmacie de philtres, ta cuisine de
poisons! Tu vois qu'il t'importe !
ALASCO
Eh bien ! à quoi tiennent tous ces malheurs ? A l'évasion de cet oiseau. Va prévenir Élisabeth, et la
cage ne s'ouvrira pas.
VARNEY
Mieux que cela ! elle s'ouvrira pour recevoir le comte. Élisabeth l'enverra consommer sur
l'échafaud sa noce avec Amy. Et qu'y aurai-je gagné ?
ALASCO
La reine te saura gré de l'avoir détrompée.
VARNEY
Elle m'en saura gré ? Je lui ferai horreur ! Si je ne suis pas puni pour mes bons offices, le mieux
que je puisse attendre, ce sera d'être oublié.
ALASCO
Alors, ne lui dis pas que c'est le comte qui a tramé l'évasion de sa femme.
VARNEY
Alors, il reste puissant et favori, et, tôt ou tard, sous un prétexte ou sous un autre, je suis atteint par
sa vengeance.
ALASCO
Eh bien, si tous les partis sont mauvais...
VARNEY
Non pas tous !...
(Il se rapproche d'Alasco et baisse la voix.)
Alasco, si la destinée frappait cette femme, cette Amy, qui fait faire au comte tant de folies ; si elle
disparaissait du monde ; si elle mourait… de mort naturelle, — que penses-tu que deviendrait
Leicester ?
ALASCO
Il l'oublierait. Il resterait l'heureux ministre, le tout-puissant favori, le grand comte qui donne des
fêtes et des spectacles aux reines.
VARNEY
Et nous, Alasco, nous continuerions paisiblement notre route à sa suite, avançant à mesure qu'il
avancerait, et nous trouvant comtes ou barons le jour où il s'éveillerait roi.
ALASCO
Comme tu dis, le baron Varney, le prince Démétrius Alasco !...
VARNEY
Ainsi le seul obstacle entre la fortune et nous, c'est l'existence de cette femme.
ALASCO
Et que prétends-tu faire de l'obstacle?
VARNEY
Le supprimer.
ALASCO,
avec un geste d'effroi.
Oh !... Je croyais que tu aimais cette femme ?
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
65
VARNEY
Elle m'a appelé valet ! Je la hais.
(Tirant à demi son poignard.)
Quand on songe qu'un pouce de ce fer dans ce cœur dédaigneux, rien ne s'opposerait plus au cours
de tant de brillantes destinées! ...
(Il fait un pas vers Amy.)
ALASCO,
l'arrêtant.
Varney! Varney! un coup de poignard !... On verra que c'est toi.
VARNEY
Tu as raison. Eh bien, n'as-tu pas... n'as-tu pas quelque élixir, quelque poison dont on meure dès
qu'on le respire ?
ALASCO
Un empoisonnement ! on dira que c'est moi.
VARNEY
Que faire alors ?
ALASCO
Ce qu'il te plaira. Je. ne veux pas me mêler de cette affaire. — Une femme !... une femme qui
dort !...
VARNEY
Tu es un lâche !
ALASCO
D'ailleurs, je te l'ai déjà dit, mes fourneaux m'attendent.
VARNEY
Tu es un fou. —
(Il semble méditer quelques instants.)
Que faire ? que faire ? — Une mort naturelle ?... Rien qui laisse trace de mon passage ?...—
(se frappant le front.)
Eh mais, j'y pense ! Cette tour n'est-elle pas la tour des oubliettes ? — Alasco, le plancher du
corridor étroit qui sert d'issue à ce cachot est coupé, devant le seuil même de la porte, par une
trappe.
ALASCO
Eh bien ?
VARNEY
Il suffit de toucher un ressort, et les supports qui soutiennent cette trappe en dessous s'écartent.
Elle reste alors adhérente au plancher qui l'entoure, et n'offre à l'œil rien qui l'en puisse distinguer
mais il suffit de la plus légère pression pour la précipiter dans l'abîme qu'elle recouvre.
ALASCO
Eh bien ?
VARNEY
Cet abîme est effrayant. Il plonge de toute la hauteur de cette tourelle dans les plus profondes
caves du château.
ALASCO
Eh bien ?
VARNEY
Le comte a précisément laissé cette porte ouverte. Attends-moi un instant.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
66
ALASCO
Où vas-tu?
VARNEY
Je vais presser le ressort qui enlève ses supports à cette trappe.
(Il sort par la porte qui est restée ouverte et qui se referme à demi de manière à cacher le
corridor.)
ALASCO
Que combine-t-il là d'infernal ? — Et mes élixirs qui se consomment là-haut ! — Eh bien,
Varney ?
VARNEY,
rentrant.
C'est fait. Maintenant, malheur à qui mettra le pied sur cette trappe ! eût-il la légèreté d'un sylphe,
il descendrait avec elle dans les souterrains.
ALASCO
Varney ! tu ne vas pas prendre la prisonnière et la jeter dans ce gouffre?
VARNEY
avec un rire amer.
Fi ! quelle brutalité ! Je ne toucherai pas à la prisonnière.
ALASCO
En ce cas, je n'y comprends rien.
VARNEY,
baissant la voix.
N'as-tu donc pas entendu que le comte a promis à sa femme de lui annoncer son retour par le son
du cor ?
ALASCO
Bon. Après?
VARNEY
Après ? Lorsque la captive entendra résonner le cor, crois-tu que, voyant cette porte ouverte, elle
ait la patience d'attendre que son mari soit monté jusqu'ici ? crois-tu qu'elle se refuse à la joie de
l'embrasser quelques instants plus tôt ? crois-tu qu'elle hésite à courir au-devant de lui ? Eh bien, si
elle franchit étourdiment cette porte, si les supports vermoulus de la trappe des oubliettes se brisent
sous elle, si elle tombe... Qu'y puis-je faire ? Y aura-t-il de ma faute ? Ce sera un accident, un
malheur.
ALASCO
Trouver dans son amour le moyen de sa mort ! Varney, tu ferais bouillir l'agneau dans le lait de sa
mère !
VARNEY
À présent retirons-nous. Le comte ne peut tarder. Retourne, si tu veux, à ta chimie de damné. Moi,
je reste en observation derrière la porte masquée.
(Ils sortent tous deux par la porte secrète.)
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67
Scène VI
AMY, SEULE.
Un profond silence règne dans le cachot, qui n'est que faiblement éclairé par la lampe de cuivre,
oubliée par Alasco sur l'escabelle. Après quelques instants de ce silence et de ce sommeil, le son
du cor se fait entendre du dehors. Amy se réveille en sursaut.
AMY
Quel bruit m'a réveillée ? n'est-ce pas le cor ?
(Elle écoute.)
Rien, que le vent qui siffle dans les brèches du donjon. C'est peut-être ce qui m'a réveillée. Tant
mieux d'ailleurs ! je faisais un rêve affreux.
(On entend de nouveau le son du cor.)
Mais oui, je ne me trompais pas, c'est bien le cor, voilà le signal.
(Elle court à la croisée.)
Des torches, des chevaux, des hommes armés. Oui, voilà mon Dudley! Il descend de cheval, il aide
mon père à descendre. Qu'il est beau, mon Dudley! Ah ! cette porte est justement restée ouverte,
courons à sa rencontre, épargnons-lui de rentrer dans cette prison.
(Elle s'enveloppe de son voile et s'agenouille.)
O monDieu, c'est à toi que je nous recommande maintenant !
(On entend une troisième fois le cor.)
Dudley, je suis à toi
Elle prend la lampe sur l'escabelle, pousse la porte et disparaît. Au moment où la porte retombe,
on entend un grand cri et un grand bruit, pareil à la chute d'un madrier pesant. À ce bruit, la
petite porte s'entr'ouvre et Varney paraît, pâle et frémissant.
Scène VII
VARNEY, SEUL.
VARNEY
(il entre à pas lents et d'un air égaré.)
Est-ce fait ?... Oui, j'ai entendu le bruit... Personne ici... C'est fait. Eh bien, c'est fini ! est-ce que tu
as peur, Varney ?
(Avec un ricanement affreux.)
La brebis est tombée dans la fosse au loup, est-ce un sujet de trembler ? Si j'allais voir?
(Il s'avance vers la porte, puis recule et revient.)
Voir, à quoi bon ? J'ai entendu, cela suffit. Réjouis-toi, Richard Varney ! de cette heure date ta
fortune !
On entend tout à coup un grand bruit derrière la porte masquée. Elle s'ouvre avec violence, une
lueur rouge et tremblante s'en échappe, et Alasco, blême, se précipite avec un cri d'horreur sur le
théâtre.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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Scène VIII
VARNEY, ALASCO.
ALASCO.
Ah ! Malheur ! Malheur !
VARNEY
Alasco ! qu'as-tu donc?
ALASCO
Malédiction sur nous!
VARNEY
Quoi?
ALASCO
Varney ! mon alambic a fait explosion, la tour est à demi écroulée, le feu est au château !
VARNEY
Que dis-tu, misérable ?.... Le feu au château !
ALASCO
Regarde.
(La lueur devient de plus en plus ardente. On entend au dehors comme un sifflement de flamme.)
VARNEY
Grand Dieu !
ALASCO
Nous n'avons pas de temps à perdre. L'incendie marche. Fuyons
VARNEY
Fuyons.
(Ils courent à la porte de fer, Alasco la pousse et recule épouvanté devant le gouffre ouvert sur le
seuil.)
ALASCO
Démon! quel est cet abîme ?
VARNEY
C'est la trappe des oubliettes.
ALASCO
Un gouffre qu'on ne peut franchir ! Toute fuite, tout salut est impossible. Là, l'incendie, ici l'abîme.
Mourir ! il faut mourir !
VARNEY
C'est ta faute, empoisonneur !
ALASCO
C'est la tienne, assassin !
VARNEY,
lui montrant l'embrasement.
Qui a mis le feu là?
ALASCO,
lui montant la trappe ouverte.
Qui a ouvert ce précipice?
L'incendie fait des progrès, les flammes arrivent par la porte masquée, le toit se crevasse, le mur
se lézarde, une pluie de feu commence à tomber du faîte de la tour.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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En ce moment, Flibbertigibbet passe par une crevasse du toit et paraît debout sur la charpente
transversale.
Scène IX
VARNEY, ALASCO, FLIBBERTIGIBBET .
FLIBBERTIGIBBET
Varney ! Alasco !
VARNEY,
levant la tête.
Qui nous appelle ? Est-ce l'enfer ?
FLIBBERTIGIBBET
Il se contente de vous attendre. Ne vous reprochez rien l'un à l'autre C'est moi qui ai causé
l'explosion de l'alambic. C'est moi qui vous châtie.
VARNEY.
Ah ! lutin maudit !
FLIBBERTIGIBBET
Démons de cet ange ! Suivez-la dans ce gouffre. Vous ne la suivrez pas plus loin
Il disparaît par une crevasse du toit, qui s'écroule et ensevelit Varney et Alasco.
FIN
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre
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