Organisation et citoyenneté : La dynamique démocratique
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Organisation et citoyenneté : La dynamique démocratique
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 Organisation et citoyenneté : La dynamique démocratique contemporaine et les idéaux de la bonne gouvernance Maxime BOUCHER En examinant quelques événements historiques qui ont été significatifs pour la transformation des rapports sociaux en Amérique du Nord, le présent article revient sur l’évolution de la dynamique politique associée au principe démocratique afin de proposer les clés d’une meilleure compréhension des réformes de la bonne gouvernance. À l’aide d’une brève analyse des fondements socio-historiques du lobbying, une pratique qui fait l’objet d’une mesure prédominante de ce courant de réformes, je soutiens l’hypothèse selon laquelle la reconnaissance légale de ce nouveau moyen d’expression politique consacre le parachèvement de la « citoyenneté corporative ». Un peu moins de vingt ans après la dissolution du Pacte de Varsovie, grand symbole du triomphe des États libéraux et capitalistes, il est intéressant de constater que l’on parle plus que jamais du développement de la démocratie. Depuis les toutes premières révolutions bourgeoises qui ont présidé à la constitution des États modernes, la dynamique politique associée au principe démocratique s’est considérablement transformée sous la pression des différentes forces sociales qui se sont formées dans l’espace de lutte économique ouvert par la notion de propriété privée. La portée d’une telle évolution historique déborde largement les modestes 2 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 objectifs de cet effort de compréhension, mais il faut tout de même pouvoir considérer l’objet de nos réflexions dans la trame des changements qui l’ont rendu significatif. Les études les plus orthodoxes abordent l’histoire des démocraties contemporaines en retenant la formation des grands mouvements sociaux et l’institutionnalisation progressive des idéologies qu’ils ont portées. Il faut reconnaître la profonde influence de cette évolution sur la dynamique politique contemporaine. Nous éloignant des partis pris idéologiques, le temps nous permet à tout le moins de mieux comprendre la nouvelle forme de dynamique politique qui s’est fomentée au long du XXe siècle. C’est en s’efforçant de rester dans cette perspective qu’il faudrait examiner les nouveaux discours que tiennent actuellement les États et organisations supranationales sur la réforme éthique de la mécanique démocratique. C’est simple : les mesures qui sont proposées doivent être présentées pour ce qu’elles risquent d’engendrer et non pas pour ce que leurs adeptes en disent. Sans sortir ces courants de réformes de leur contexte, on doit se concentrer sur leurs répercussions pour éviter de retourner sans cesse aux généralisations un peu floues des discours officiels. Plutôt que de chercher « en quoi ces mesures agissent dans le sens d’une meilleure démocratie », il faudra prendre le temps de comprendre « quel est le fondement sociohistorique de ces mesures » et « quelles conséquences présumées elles devraient avoir sur la pratique politique qu’elles tentent d’imposer, d’améliorer ou d’interdire ». Ces interrogations trouvent une cible privilégiée dans l’exemple par excellence de ce courant contemporain de réforme : la philosophie de la bonne gouvernance. La puissante influence de cette idée de réforme éthique se manifeste notamment dans le mouvement de restructuration légale des rapports entre société civile et État. Pour en faire un tour d’horizon, il sera plus approprié de s’accrocher à une pratique qui en démontre bien l’esprit : le lobbying. Bien entendu, la notion de lobbying est 3 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 complexe et sa définition varie selon la mécanique institutionnelle des États démocratiques. Néanmoins, rien n’illustre mieux cette volonté de restructuration que les mesures législatives qui sont mises de l’avant pour intégrer la pratique du lobbying au corps légal de l’État. Dans le cas particulier du Québec, on a, depuis 2002, la Loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme qui s’appuie sur des idéaux qui sont sensiblement les mêmes que ceux promus par les apôtres de la bonne gouvernance. Puisque l’Amérique, et plus précisément encore les États-Unis, ont été le véritable berceau du lobbying, il faut inclure une plus grande variété d’acteurs et d’institutions. Le lobbying doit être replacé dans un ensemble de traditions politiques hétérogènes, mais il doit aussi être ramené à l’unité d’une pratique dont le rôle est devenu absolument central en démocratie – ne serait-ce que parce qu’elle est désormais reconnue légalement. 1. Les idéaux de la bonne gouvernance L’aboutissement de tous les argumentaires nous parvient sans contredit par la voix de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) qui se veut le principal espace de concertation et d’échange en matière de gouvernance et de gestion publique1. À travers son Comité sur la gouvernance publique, l’OCDE publie annuellement divers documents qui sont destinés à épauler les États dans leur engagement envers l’idéal d’efficacité des politiques publiques. Offert depuis 2005, le document Moderniser l’État : la route à suivre en est un des plus éloquents exemples. L’OCDE prône l’avènement d’une administration ouverte où l’État démocratique est objectivé comme « système de gouvernance ». Selon le raisonnement, l’ouverture des 1 Créée en 1961 pour assister le développement économique et la stabilité de la croissance, l’OCDE comprend maintenant trente pays membres dont toutes les grandes puissances occidentales. Aujourd’hui, sa mission s’étend aussi au domaine des politiques publiques et des prévisions économiques. On lit sur le site de l’organisation qu’elle « offre aux gouvernements un cadre leur permettant de comparer leurs expériences en matière d’action publique, de chercher des réponses à des problèmes communs, d’identifier les bonnes pratiques et de coordonner leurs politiques nationales et internationales ». Voir : OCDE. « À propos de l’OCDE. [En ligne]. Adresse URL : http://www.oecd.org/pages/0,3417,fr_36734052_36734103_1_1_1_1_1,00.html (page consultée le 2 janvier 2009) 4 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 appareils administratifs concoure à la bonne gouvernance puisqu’elle est un moyen de concrétiser l’union de l’approche instrumentale et de l’approche démocratique. À tout prendre, on en viendrait même à considérer les principes d’efficacité et de légitimité comme de potentiels équivalents : « [Toutes] ces mesures peuvent être considérées en dernière analyse comme contribuant à l’objectif général de renforcement de la confiance du public dans l’administration, à laquelle est subordonnée l’efficacité des politiques publiques. Les thèses de « l’offre » en faveur de l’instauration d’une administration ouverte privilégient dans leur formulation l’aspect démocratique ou instrumental. L’approche démocratique considère que l’ouverture présente un intérêt vu le rôle essentiel qu’elle joue dans la détermination de la légitimité et de la crédibilité de la démocratie comme système de gouvernance. L’approche instrumentale voit dans une plus grande ouverture de l’administration un moyen d’atteindre d’autres objectifs importants de l’action publique – tels que la croissance économique ou la cohésion sociale » (OCDE (2005) : 35). Afin d’avancer vers cet objectif général, l’administration ouverte commande l’amélioration de la transparence du processus décisionnel et de l’accessibilité à l’information. La démocratie d’ouverture milite aussi pour la réceptivité administrative, notion qui traduit le fait que les citoyens, entreprises et organisations de la société civile peuvent – et doivent – participer à la prise de décision et à la mise en œuvre de la législation. Par conséquent, les pouvoirs publics devront s’efforcer « de trouver de nouvelles voies pour impliquer un plus large éventail d’acteurs tout au long du processus d’élaboration des politiques » (OCDE (2005) : 47). Concrètement, l’ouverture requiert de l’administration publique qu’elle s’engage toute entière dans le développement de la consultation, quelles qu’en soient les modalités. Manifestement, la philosophie de modernisation et d’ouverture administrative ne semble pas se réduire aux demandes citoyennes ayant trait à l’honnêteté des gouvernants. C’est que la notion de réceptivité ajoute un élément capital dans l’équation de concepts entre consultation, efficacité, ouverture et démocratie. L’idée 5 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 n’est plus seulement d’écouter les acteurs de la société civile dans la mise en œuvre des lois et politiques, mais bien de progresser dans la prise en charge de leurs nouvelles attentes, de leurs nouvelles idées et de leurs nouveaux besoins (OCDE (2005) : 31). En ce sens, on peut légitimement y voir un encouragement au recours général à l’État et à sa réglementation dans l’endossement des entreprises, causes et problématiques des organisations civiques et économiques privées ; ce qui ne risque pas de tempérer la complexité des processus décisionnels, élément qui est réputé être une des causes premières du « recul de la confiance » envers les institutions démocratiques. 2. Administration et démocratie Les nouvelles institutions qui ont été créées dans cet esprit de développement démocratique prennent un rôle important dans la dynamique politique contemporaine. Les organismes indépendants de surveillance et la quincaillerie des réglementations déontologiques font dorénavant partie de la vie des fonctionnaires et politiciens de tous les domaines (fédéral, provincial, municipal). Au Québec et au Canada, la plupart des citoyens avertis mentionneront généralement le dépôt du rapport annuel du Vérificateur général qui est devenu un événement politique à part entière depuis l’épisode du scandale des commandites. L’existence de normes de conduite a priori (déontologie) et de mécanismes de sanction a posteriori (enquête, amende, poursuite) dans l’environnement de plus en plus de pratiques du pouvoir public donne à voir un phénomène relativement nouveau. L’idée d’une critique institutionnalisée du gouvernement avait toujours resté attachée au principe de séparation des pouvoirs et à la convention de l’opposition parlementaire. Pour que le développement démocratique passe par l’autocritique de l’administration en tant qu’organe de mise en œuvre des lois, il fallait nécessairement attendre que cette dernière étende son empire à des espaces autrefois occupés par d’autres forces régulatrices. 6 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 La remise en question du modèle du Welfare State, que l’on peut faire correspondre à la fin des Trente glorieuses, augure bien l’idée de « contrepoids administratif » que concrétisent à leur manière les nouveaux appareils de surveillance du pouvoir public. Dans les faits par contre, c’est sans doute l’institution de l’ombudsman – beaucoup plus vieille – qui a inauguré la tradition. C’est en 1809 que le parlement de la Suède a instauré pour la première fois ce poste de fonctionnaire qui, nommé et indépendant du gouvernement, est chargé d’inspecter la conduite des bureaucrates au nom de l’intérêt citoyen. Depuis deux siècles, l’institution a gagné plusieurs États démocratiques, principalement en Europe. Plus actuelle, l’alliance entre ce modèle d’institution et les discours contemporains sur la réforme éthique de l’État peut être comprise comme une réponse aux effets pervers de la dynamique bureaucratique. Le principe démocratique trouve apparemment sa source historique dans un rapport de force entre les gouvernants délégués et leurs sujets, qui sont les seuls véritables détenteurs de la souveraineté. Selon les conventions théoriques modernes, l’infaillibilité de l’État découlait de son contrôle par le peuple souverain. Du moment que les agissements du gouvernement ne sont plus en adéquation avec la raison publique, le droit du peuple à le renverser garantissait la souveraineté de ce dernier. Le peuple, écrivait Locke, « se réserve toujours le pouvoir souverain d’abolir le gouvernement ou de le changer, lorsqu’il voit que les conducteurs, en qui il avait mis tant de confiance, agissent d’une manière contraire à la fin pour laquelle ils avaient été revêtus d’autorité » (LOCKE : p. 252). La démocratie a donc cheminé en même temps que s’est élargi l’accès au pacte collectif à travers la citoyenneté et le suffrage universels. Dès lors, on assistera à l’avènement de la « raison publique » à mesure que les hommes entreront dans la communauté civique par l’acquisition de la citoyenneté. Le droit s’est imposé comme le seul véritable instrument de la liberté et de l’égalité démocratique. L’État a d’abord garantit les droits de propriété des individus (État veilleur de nuit). Une fois que l’on constatera la capacité de rationalisation effective du 7 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 droit, on légitimera l’extension de la régulation étatique à de nombreux autres domaines. La réalisation de l’État de droit, soutenait Hegel, exige qu’il recouvre la totalité des forces qui luttent pour leurs intérêts particuliers dans l’espace de la propriété privée : « En face des sphères du droit privé et de l’intérêt particulier, de la famille et de la société civile, l’État est, d’une part, une nécessité externe et une puissance plus élevée; à sa nature sont subordonnés leurs lois et leurs intérêts, qui en dépendent, mais d’autre part, il est leur but immanent et à sa force dans l’unité de son but final universel et des intérêts particuliers de l’individu, unité qui s’exprime dans le fait qu’ils ont des devoirs envers lui dans la mesure où ils ont en même temps des droits ». (HEGEL : 278) En parallèle pourtant, les grands courants idéologiques qui se sont organisés dans la sphère de la société civile vont graduellement reprendre à leur compte la mécanique des institutions démocratiques modernes. De fait, l’institutionnalisation des partis politiques aura coïncidé avec l’établissement définitif d’un discours objectivant la société civile comme un ensemble d’intérêts différenciés. Du point de vue pragmatique de James Madison, l’un des pères fondateurs de la démocratie américaine, l’émergence et la consolidation de factions d’intérêts pouvaient mettre en danger certaines dispositions prescrites par le concept moderne de citoyenneté universelle. Les régimes politiques démocratiques, poursuivait-il, ne peuvent toutefois abdiquer le droit d’association qui est la condition de la liberté civique. « La cause des factions, affirmait-il, ne peut être supprimé ; le seul moyen qui peut être emprunté consiste à contrôler ses effets » (MADISON, 1787) (trad.)2. Dans cette conjoncture, la seule solution apparente sera la création d’un corps intermédiaire de représentants élus qui seront plus à même de saisir la nature de l’intérêt général. 2 «The inference to which we are brought is that the causes of faction cannot be removed, and that relief is only to be sought in the means of controlling its effects ». 8 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 L’existence des factions d’intérêts sera définitivement assimilée à la mécanique démocratique avec l’adoption du Bill of Rights. Une fois proclamée l’interdiction de légiférer contre la liberté d’association et le droit de déposer une pétition au gouvernement, l’association deviendra le moyen privilégié de la vie civique. Environ quarante ans plus tard, vers 1830, Alexis de Tocqueville notera la place fondamentale que prenait l’association dans la préservation de la souveraineté du peuple américain. Il n’hésitera pas à parler d’un second type de pouvoir exécutif : « Les Américains ont aussi établi un gouvernement au sein des associations ; mais c’est, si je puis m’exprimer ainsi, un gouvernement civil. L’indépendance individuelle y trouve sa part : comme dans la société, tous les hommes y marchent en même temps vers le même but ; mais chacun n’est pas tenu d’y marcher exactement par les mêmes voies » (TOCQUEVILLE : 296). Aux côtés des arrangements institutionnels propres à la république américaine (checks and balances), la force de mobilisation de la société civile s’imposera toujours plus comme le symbole authentique de la souveraineté populaire. Avec la phase de développement industriel et scientifique qui ne tardera pas à transformer les sociétés occidentales, l’administration publique accèdera à une certaine autonomie à mesure que ses architectes et pilotes – les fonctionnaires – acquerront des compétences qui leur confèreront un rôle de premier plan dans la mise en œuvre des lois. Devant la construction de la bureaucratie, on finira par reconnaître la puissance effective de l’administration publique et on annoncera la venue d’un quatrième pouvoir dans la théorie démocratique. De la crise économique de 1929 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la montée de la philosophie keynésienne, la rationalisation de la gestion des ressources et la centralisation des décisions ont toutes participé à un accroissement sans précédent des domaines d’intervention du pouvoir public. C’est à partir de cette époque, avance Jacques 9 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 Chevallier, que la logique de subordination de l’administration au gouvernement sera ébranlée par un nouveau leitmotiv : « L’avènement de l’État-providence se traduit par l’extension des fonctions de l’État, impliquant le développement et la diversification des structures administratives chargées de leur mise en œuvre, mais aussi par l’infléchissement du sens de son action : investi d’un rôle social nouveau, l’État est sommé de faire preuve d’efficacité ». (CHEVALLIER : 15-16) Autrefois tenus d’écouter passivement les commandements des gouvernements qui se succédaient au pouvoir, les fonctionnaires devront maintenant accorder une attention continue à la concrétisation du principe d’efficacité. Ce courant aura perduré jusqu’à nos jours en modifiant à l’occasion ses termes et concepts pour faire peau neuve. Après ce bref détour par la naissance et l’évolution des institutions qui sont au cœur des discours de réforme actuels, nous voilà revenus à notre point de départ. On a vu comment la philosophie de la bonne gouvernance associait légitimité et efficacité. En objectivant la démocratie comme un ensemble de domaines à gouverner selon leur logique propre, mais toujours à fédérer en vue de l’objectif primordial d’efficacité des politiques publiques, elle concluait à la nécessité de créer des appareils indépendants de contrôle et de surveillance de l’exercice gouvernemental. Pour parfaire la mécanique démocratique, il s’agit alors de passer par la capacité d’organisation de l’État et non plus, comme dans les théories du contrat, par la capacité de mobilisation de la société civile. Ce n’est pas là une raison d’affirmer que le lieu de détermination de la légitimité n’est plus le même. Au contraire, l’idéal de l’ouverture enjoint les États à faire de leur administration un appareil transparent et réceptif aux forces organisées qui s’y adressent. Les mesures prises en matière de lobbying sont riches d’enseignements à cet égard. Combinant les trois notions de transparence, d’accessibilité et de réceptivité, les lois et règlements qui régulent la pratique des lobbyistes renferment les clés d’une compréhension plus juste des principes de la bonne gouvernance. 10 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 3. Organisation, lobbying et citoyenneté Il n’y a pas de consensus général sur la naissance du lobbying en tant que pratique professionnelle et démocratique. Si l’on prend comme indicateur le droit d’association et de pétition, on remontera en 1215 à la Magna Carta anglaise (BIRNBAUM : 8). La rumeur la plus répandue veut que le premier à formuler le terme lobbyiste ait été Ulysse S. Grant, dix-huitième président des États-Unis. Fréquentant le Willard Hotel de Washington pour échapper à la pression du Congrès, il y trouvait bien souvent des attroupements qui se massaient dans les couloirs (le lobby) de l’hôtel en attendant son arrivée. En réponse à cette impasse, il aurait forgé un sobriquet qui allait lui survivre : « those damned lobbyists ». On essaiera peut-être un jour de nous convaincre qu’il s’agit du plus vieux métier du monde puisque du moment qu’il y a eu pouvoir, il y a eu influence. C’est à surveiller. Cependant, pour être conséquent dans notre investigation, il importe de jeter un œil aux premières manifestations de cette pratique politique. Le lobbying est né et a pris sa forme la plus achevée aux États-Unis. Rétrospectivement, plusieurs raisons expliquent le phénomène. Deux d’entre elles sont particulièrement pertinentes. Premièrement, la tradition républicaine étasunienne a toujours été libérale en matière d’association. En 1791, alors que le Bill of Rights entrait en vigueur, la République française promulguait la Loi Le Chapelier qui ordonnait, en vertu des principes de la constitution française, l’anéantissement de « toutes les espèces de corporations des citoyens du même état et professions ». La peur du retour des privilèges des classes aristocratiques, dont l’abolition avait été une étape significative de la Révolution française, est un facteur d’explication prépondérant. Contre les ordres des monarchies absolutistes centralisées comme celle de la France, la démocratie a trouvé la garantie de sa pérennité dans des positions favorables au tabula rasa. D’où cette interprétation stricte du concept moderne de citoyenneté universelle : « Il n’y a plus de corporation dans l’État, il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à 11 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation » (ASSEMBLÉE NATIONALE, 1791). Le droit d’association est d’importation anglaise, mais c’est dans la nouvelle république que la vie associative se conjuguera pour de bon au principe démocratique. En Europe, la tradition française se conformera peu à peu au modèle anglo-américain. Deuxièmement, la construction de l’économie industrielle aura aussi son rôle à jouer. Ce seront les grandes organisations capitalistes américaines qui élaboreront les premiers les stratégies politiques auxquelles on réfère quand on emprunte la notion de lobbying. Les causes sociales les plus diverses reprendront par la suite le modèle d’organisation développé par les grandes entreprises corporatives. La pratique du lobbying s’est développée alors que la planification de la production s’est complexifiée en raison du recours à une masse de capital toujours plus grande. La consolidation de la pratique se rapporte donc à la transformation plus générale et progressive du capitalisme entrepreneurial en capitalisme organisé. De toutes les compagnies qui ont participé aux révolutions dans l’organisation des moyens de production, l’histoire aura voulu que ce soit la Southern Pacific Railroad (SPR) qui ait été sur le front des innovations politiques les plus lourdes de conséquence. Dans un recours juridique de 1886 opposant le comté californien de Santa Clara à la SPR (118 U.S. 394 : 1886), la Cour suprême des États-Unis décrétera que, sous réserve du quatorzième amendement, les corporations sont tenues d’être traitées comme des personnes à part entière. Sanctionnant en quelque sorte la finitude de la personne morale de droit privée, ce jugement sera à l’origine d’une réforme majeure du principe de citoyenneté. L’ouverture du processus d’incorporation (joint-stock company), rendue possible par une course à la déréglementation légale (race to the bottom), consacrera l’institutionnalisation de l’ « organisation politique privée ». Plus tard, en 1909, ce sera en réponse au puissant lobby californien des compagnies de chemin de fer que l’idée d’une organisation de défense de l’intérêt citoyen apparaîtra pertinente 12 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 et nécessaire. De façon à maximiser les retombées du développement ferroviaire, la SPR avait créé son « bureau politique » qui s’acharnait à conformer les actions du gouvernement californien à ses volontés. Dans la presse populaire, on préfèrera parler des lobbyistes de « La machine » qui allaient jusqu’à s’asseoir près des élus dans les couloirs du Congrès, leurs tapant sur l’épaule, ou pas, selon qu’il faille voter pour ou contre les législations à l’agenda (HIRCHBORN : 1909). Une rumeur circulera selon laquelle des regroupements populaires allaient tenir un lobby de l’intérêt citoyen (people’s lobby) en engageant des enquêteurs de la police privée (Pinkertons) pour investiguer le comportement des élus et des représentants des grandes corporations. Restée au stade de rumeur, l’idée aura présagé une nouvelle forme d’organisation politique. La formation et le renforcement des syndicats auront aussi eu un rôle prépondérant dans la concrétisation de ce crédo de défense de l’« intérêt général». N’empêche que c’est d’abord pour contrer l’establishment du bipartisme que ces « groupes d’intérêt public» vont s’organiser. Dans son ouvrage The people’s lobby, Elisabeth S. Clemens nous montre que la perception négative du système des deux grands partis, respectivement affiliés à des idéologies socio-économiques dominantes, vont pousser la volonté populaire à s’accaparer le modèle d’organisation politique concocté par le Big business. En donnant les exemples de l’organisation, entre 1890 et 1925, des agriculteurs, des femmes et des ouvriers, elle brosse un tableau éclairant des balbutiements de ce moyen d’action politique. D’un côté, le modèle du groupe d’intérêt ralliera des causes nationales et percera l’esprit de communauté des États fédérés. De l’autre cependant, on constatera qu’il morcelle les positions politiques en reléguant toujours plus d’organisations à un ensemble d’intérêts particuliers : « L’innovation mène à l’imitation, et maints nouveaux acteurs ont réalisé qu’il perdait toujours davantage à 13 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 un jeu qu’ils avaient contribué à bâtir. Les « Intérêts » sont devenus les « intérêts » et les joueurs ont appris à titrer profit des nouvelles règles » (CLEMENS : 13) (trad.)3. Les théories américaines ont pris cette dynamique en compte. On attribue à Arthur F. Bentley (BENTLEY : 1908) la paternité du courant « pluraliste » américain. C’est toutefois David Truman, dans The Governmental Process (1955), qui formulera le plus systématiquement le postulat de la théorie américaine des groupes. Le point central est clair : les décisions politiques légitimes sont celles qui parviennent à l’équilibre suite au conflit et à la médiation de tous les intérêts concernés par les mesures en question (BERREY : 68-69). On aura deviné que, pour ce type d’interaction politique (médiation des intérêts), le lobbying incarne l’instrument politique par excellence. Au bout du compte, l’approche américaine trouve sa proposition de base dans cette invraisemblable relation d’équivalence parfaite entre l’« intensité (ou l’importance) des intérêts » et les « moyens d’organisation et de représentation » de ces intérêts. Reposant sur la volonté citoyenne, l’équilibre des pouvoirs nécessaire à la démocratie résiderait dans l’activité de ce que Tocqueville qualifiait de « gouvernement civil » : « David Truman, tout comme Arthur F. Bentley, conçoit l’équilibre (equilibrium) à la fois comme un outil d’analyse et comme le but de fonctionnement du système politique. […] En outre, pour Truman, la stabilité d’une société ne s’apprécie pas seulement par rapport aux groupes actuels; il faut aussi tenir compte des groupes « potentiels », c’est-à-dire de ces groupes fondés sur des intérêts qui ne deviennent signifiants pour les individus qu’à l’occasion d’enjeux précis. Selon Truman, [c’est] l’appartenance à des groupes potentiels, basés sur des intérêts largement partagés et acceptés, qui sert de mécanisme d’équilibre dans un système politique vivant comme les États-Unis » (DION : 41) Les définitions théoriques du lobbying n’ont pas tardé à se multiplier non plus. Mais là n’est pas encore la question car, tant que l’État n’absorbe pas la notion en la fixant dans une définition légale, la pratique qui lui correspond peut se développer dans des 3 « Innovation led to imitation, and many onetime insurgents found that they were increasingly defeated in a game whose rules they had helped to invent. The “Interests” became “interests” and learned to prosper under new rules». 14 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 formes inédites. Ce qu’il faudra retenir de la période qui s’étend du début du siècle à la victoire des Alliés, c’est avant tout que les campagnes de lobbying s’adapteront à la nouvelle dynamique bureaucratique. Dans certains régimes démocratiques où les arrangements institutionnels rendent la manipulation des élus plus difficile4, les lobbys s’adresseront principalement au gouvernement et à l’administration publique. Les relations entre les représentants des organisations productives et les fonctionnaires concernent avant tout des enjeux et préoccupations techniques. Ce type de relation entre le secteur privé et l’État s’affermira au point de devenir le ciment de la base politique et économique du capitalisme organisé. La grande contribution de John Kenneth Galbraith aura été de mettre en lumière le lien entre ces transformations structurelles et le processus d’innovation enclenché par la guerre. Une fois que l’économie sera ancrée dans le jeu de l’innovation technologique, la production des économies occidentales passera forcément par l’organisation. À l’occasion de son discours de fin de mandat en 1961, le trente-quatrième président des États-Unis, Dwight D. Eisenhower, soulignera clairement son inquiétude envers le « complexe militaro-industriel » et la puissance politique des organisations qui ont crû dans l’enceinte même de l’État. C’est le même exemple que choisira Galbraith pour étayer ses arguments sur le système planificateur et la technostructure. Quand la logique du marché se sera effacée derrière les exigences de planification d’une structure économique fondée sur l’innovation technologique, écrit-il, la collaboration intime entre les grandes organisations productives et le pouvoir public deviendra une nécessité de premier ordre : « En plaçant sous son contrôle la fourniture de capitaux dont il a besoin et, dans une mesure importante, la fourniture de personnel, le système industriel a fait entrer l’une et l’autre dans le champ de la planification. De Dans notre régime par exemple, avec la ligne de parti et un parti majoritaire, on voit une certaine fusion de l’exécutif et du législatif. Il est donc plus problématique d’essayer de manipuler les votes des députés indépendamment de l’avis du chef de l’exécutif, à savoir le Premier ministre et son cabinet. À ce propos, mais dans un autre ordre d’idées, il faut voir l’article de Éric Monpetit sur le lobbying dans les institutions fédérales canadiennes : (MONPETIT: 2002) 4 15 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 plus, il a introduit son influence en profondeur dans l’État. La croyance accorde la plus haute urgence sociale aux pratiques gouvernementales qui sont d’importance vitale pour le système industriel : régulation de la demande globale, maintien du vaste secteur public (technique de préférence) dont cette régulation dépend, protection de la technologie avancée, et enfin formation d’un personnel de niveau professionnel et intellectuel élevé. […] La technostructure exerce un pouvoir politique beaucoup moins direct que son prédécesseur, l’entrepreneur ; mais cela tient à l’influence infiniment plus grande dont elle dispose en tant que bras de la bureaucratie […] » (GALBRAITH : 324). Pour effectuer l’indispensable planification de la production et de son écoulement, on pourra compter sur les milliers de lobbyistes professionnels de la « K Street » dans la tâche d’harmonisation des politiques publiques (PARKER : 443-444). La consultation, l’échange d’information et la concertation, qui sont tous des modalités du principe de réceptivité administrative, vont s’imposer comme autant de canaux institutionnels de coordination des organisations privées et publiques. Au demeurant, l’étape qui allait parachever l’intégration du « citoyen corporatif » à la dynamique politique de l’État démocratique sera celle de la reconnaissance légale du lobbying. On apprendra sans surprise que cet événement s’est produit pour la première fois aux États-Unis. À l’aube de la guerre, en 1938, le Congrès américain adoptera le Foreign Agent Registration Act pour contraindre les représentants des corporations et États étrangers qui communiquaient avec des membres de la Chambre des représentants ou du Sénat à s’enregistrer et divulguer périodiquement le contenu de leurs activités. Les tentatives d’extension des dispositions légales seront maintes fois invalidées au nom des droits constitutionnels d’association et de pétition. L’affaire traînera jusqu’en 1995, année où sera voté le Lobbying Disclosure Act. La définition légale du lobbying est significative pour la concrétisation des droits du citoyen corporatif, car elle est en quelque sorte la reconnaissance définitive d’une voie d’expression politique faite sur mesure pour la personne morale. S’incarnant dans la personne du lobbyiste, les corporations, les coalitions d’organisations productives 16 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 (propriété) ou même les associations civiques (valeurs) s’appliquent à communiquer leurs positions aux décideurs. Parmi les différents cadres de consultation (commission, comité, audience publique), le lobbying prendra les traits d’une audience privée et informelle. Comme professionnel, le lobbyiste apparaîtra alors comme une « personne qui reçoit une rémunération pour représenter les intérêts d’un tiers parti auprès d’un titulaire de charge publique (élu ou nommé) » (OCDE (2008) : 42) (trad.)5. Selon cette logique, le citoyen individuel, la personne physique, aura rarement recours au lobbying puisqu’il représente ses propres intérêts – sa propre raison – alors que le lobbyiste représente les intérêts d’un tiers, bien souvent, sinon toujours, une personne morale. On s’efforcera néanmoins de rendre ce type de consultation informelle honnête en implantant un encadrement déontologique axé sur la transparence et l’éthique. L’obligation légale d’enregistrement et de divulgation des campagnes de lobbying dans un registre électronique accessible au public répond à ces exigences. Ces mécanismes de régulation et d’encadrement s’articulent autour de la définition légale. À l’avenir, elle constituera donc le principal cadre de développement de la pratique. Chez nous, le lobbying prend une forme adaptée à la mécanique institutionnelle de notre régime démocratique. Au reste, même si on a trop peu soulevé la question de son développement dans les institutions gouvernementales du Québec, la pratique du lobbying reste attachée à la forme des relations entre les organisations privées et publiques. Aux États-Unis, comme partout ailleurs, la pratique a mûrie en même temps que la puissance d’organisation des grands acteurs du capitalisme organisé. Ce modèle d’organisation politique est maintenant généralisé à une myriade de causes sociales dont la ligne politique concerne des registres d’intérêts radicalement différents. La coopération de l’État avec les associations de valeurs (ex : organisme communautaire, groupes d’intérêt public, groupe culturel organisé, etc.) est tout aussi 5« This approach defines a lobbyist as a person who receives some form of remuneration for representing the interests of a third party to government officials ». 17 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 véritable que sa coopération avec les grandes entreprises. Dans ce contexte, le lobbying apparait essentiel pour le maintien de la coopération entre le pouvoir public et les forces organisées de la société civile, qui tendront à devenir, comme nous le disait Galbraith, les « membres exécutifs » de la bureaucratie. Conclusion En tant que citoyen, il faudra surveiller ces réformes politiques puisque leur contenu gagne souvent à être remis en perspective. L’idéal de l’ouverture administrative ajoute une dimension décisive pour la suite du monde démocratique. Dans la mesure où l’engagement politique demande la capacité et les moyens de l’organisation, miser sur la consultation accrue des acteurs de la société civile pourraient bien détourner les objectifs même de nos intentions premières. En voulant mieux prélever l’avis des citoyens, il se peut qu’on priorise le point de vue des forces organisées. À présent, la plupart des gouvernements de l’Amérique du Nord ont intégré le lobbying à leur corps légal. Sous les encouragements de l’OCDE, de plus en plus d’États octroieront un droit de participation politique fait sur mesure pour la personne morale de droit privée. Dernièrement, en France, où le principe de citoyenneté universelle avait été appliqué avec le plus d’ardeur, la Commission des affaires économiques, de l’environnement et du territoire déposait un rapport d’étude qui s’alignait sur la position américaine. Le titre d’un des chapitres était évocateur : « Favoriser le lobbyisme au lieu de le craindre » (ASSEMBLÉE NATIONALE, 2008). En bout de ligne, c’est avant tout cette apparence de précipitation et d’enthousiasme facile qui nous donne une raison de redoubler de prudence face à ce courant de réformes des institutions démocratiques. 18 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 Somme toute, il s’agit, au premier chef, de poursuivre un courant critique pour éviter que les formes de participation politique comme le lobbying se convertissent en un véhicule qui privilégient l’influence des intérêts les mieux organisés de la société civile. Il est de notre responsabilité de s’assurer que l’évolution des institutions démocratiques contribue réellement à la réanimation de l’esprit citoyen. Bibliographie [L.R.Q., chapitre T-11.011] (2002), Loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme, Québec, Publications Québec. [118 U.S. 394] (1886), Santa Clara County v. Southern Pacific Railroad Company, Washington, U.S. Supreme Court. ASSEMBLÉE NATIONALE (1791), Séance du 14 juin 1791 : La loi Le Chapelier, Paris, Archives nationales. ASSEMBLÉE NATIONALE (2008), Livre bleu sur le lobbying, Paris, Commission des affaires économiques, de l’environnement et du territoire. BENTLEY, Arthur F (1994 [1908]), The process of government. A study of social pressure, New Brunswick, Transaction publishers. BERREY, Jeffrey M. (1984), The interest group society, Boston, Little, Brown and Company. BIRNBAUM, Jeffrey H. 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