Balthus – Alice dans le miroir, Texte de J. Biolley

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Balthus – Alice dans le miroir, Texte de J. Biolley
Balthus : « Alice dans le miroir », 1933
Texte de Jacques Biolley in « Dans la rue de Balthus », p 282 - 286, Biro Editeur,
2008, Paris.
Au premier étage du Palazzo Grassi, Tonino contemplait Le Chat de la
Méditerranée, ce tableau qui montrait un homard écarlate dirigeant ses antennes vers
une fillette allongée dans une barque. L’homme-chat paradait à table. Sans un regard
pour la fillette, il attendait le festin qui allait tomber du ciel. Sur l’embarcation, la proie
féminine faisait quelques signes, mais personne n’y prenait garde.
Tonino poursuivit sa ronde. Il fallait faire un tour du côté de la grande salle, ce
qui ne le réjouissait guère. Habituellement, il longeait les fenêtres donnant sur le
Grand Canal et se contentait d’un regard furtif vers les tableaux qu’il éclairait par
conscience professionnelle.
Poussé ce soir-là par une curiosité qui commençait à le dépasser, Tonino
éteignit sa lampe. Les lueurs du Grand Canal suffisaient à éclairer quelque peu les
tableaux et il s’avança dans une demi-obscurité. Tout autour de lui se dressaient Alice
dans le miroir, La Toilette de Cathy, La Rue, La Fenêtre, La Leçon de guitare et, lui
faisant face, la grande toile de La Chambre.
En se demandant pourquoi il avait osé l’obscurité, il s’arrêta en face de La
Leçon de guitare. Durant la journée, un attroupement se formait devant ce tableau
réputé scandaleux. Tonino en était maintenant le seul spectateur. Le tableau lui-même
semblait seul.
Tonino ralluma la lampe et la garda dirigée vers le sol. Venise était endormie.
Le palais Grassi était vide. Il faisait nuit. Le tableau, lui, n’arrêtait pas une seconde de
vivre, d’agir, d’inquiéter. Sur la toile se jouait un drame sans fin. Tonino s’imagina un
instant qu’il était l’auteur des tableaux de la grande salle ! Surpris par ses propres
pensées, il éprouva le besoin de se retourner, ce qu’il fit avec une extrême lenteur pour
se prouver qu’il avait la situation en main. Son intuition lui souffla néanmoins qu’il
commettait une imprudence et qu’il s’engageait sur une voie sans retour.
L’immense toile de La Chambre lui fit alors face. Tonino alluma la lampe et
éclaira le corps alangui de la fillette. Instantanément, il se sentit coupable d’une
profanation, comme si cette orgie de lumière avait goût de sacrilège. Il avait osé
ajouter de la lumière à celle que le gnome projetait en écartant le rideau. Il s’en était
fait le complice.
Il éteignit aussitôt la lampe et sentit le danger venir de partout : la vieille
servante de Cathy allait se retourner pour s’en prendre à l’intrus. Elsa, la femme dont
on avait déchiré le corsage, se tenait à la fenêtre et menaçait de tomber en criant.
Alice, elle, exhibait son sexe nu. Tout en levant la jambe pour le montrer à Tonino,
elle semblait murmurer : « Et là ? Est-ce que tu oses regarder là, avec ta belle lampe de
poche ? Est-ce que tu oses regarder mon sexe ? Est-ce que tu oses m’inonder de
lumière blanche ? Est-ce que tu oses regarder ce que je montre ? Est-ce que tu oses
t’approcher ? Est-ce que tu oses te mettre en face de ça ? Viens plus près. Tu n’oses
pas. Approche-toi. Viens tout près. Regarde ça. Regarde comment je suis faite.
Regarde, petit ! Regarde ! Regarde ! Regarde ! »
À trois mètres d’Alice, Tonino restait pétrifié. Il savait que le sexe avait été
peint d’une manière réaliste. Il s’en était aperçu comme tous les badauds de la journée.
Maintenant, il n’osait plus regarder à cet endroit et, dans la pénombre, ses yeux
montaient vers le ventre d’Alice voilé par un tissu transparent qui laissait apparaître
son nombril.
Il voulut faire un pas de côté et s’éloigner, mais n’y parvint pas. Ses jambes
restaient immobiles, comme si elles étaient de pierre. Le sein lourd et dénudé d’Alice
captivait son regard. Dans sa main, Tonino ne sentait plus la lampe allumée vers le sol.
Au risque d’une frayeur nouvelle, il était tentant de la diriger vers Alice, mais il y
renonça, ne sachant plus comment s’extraire de ce face à face que rien ni personne
n’allait interrompre dans cette salle déserte.
Il leva soudain les yeux vers le visage d’Alice. Elle coiffait ses cheveux comme
on dénoue les mailles d’un filet. Le geste avait valeur de mouvement perpétuel. Alice
semblait répéter le fameux « Il en sera toujours ainsi. » Et la formule agissait de
manière hypnotique.
Tonino eut alors une idée naïve mais peut-être salutaire : il décida de s’avancer
avec, pour prétexte, l’intention de lire le titre du tableau. Ses jambes firent péniblement
trois pas. Mais, alors qu’il s’était interdit de regarder autre chose que le titre, il perçut
qu’il avait basculé dans l’aire vitale appartenant à Alice. Après avoir lu rapidement :
Alice dans le miroir, il ne put s’empêcher de regarder le visage de la femme.
Instantanément, il se sentit rejeté vers l’arrière. Effrayé, il répétait dans son italien qui
rendait savoureuse même une expression de peur : « Elle n’a pas d’yeux ! Elle n’a pas
d’yeux ! Mais elle m’a vu ! Elle m’a vu ! »
Il recula encore, sans savoir ce qui lui arrivait. Le titre du tableau était pourtant
explicite : ce n’était pas Alice que l’on voyait, mais le reflet d’Alice dans un miroir. Et
en face de qui ce reflet peint se trouvait-il ? En face de Tonino. Tonino bien vivant.
Donc, face à lui se trouvait un reflet. Oui, Tonino confronté à sa propre image au
féminin, avec le sexe charnu, le sexe bien visible et le sein lourd. Par le biais de ce
reflet vivant, Tonino découvrait de manière hallucinante ce qu’aurait éprouvé un
homme confronté à une image de lui nouvelle, avec un sexe fendu et des seins grands
et ronds.
La gorge nouée, il sentait ce corps affolant faire effraction en lui. Se coller à lui.
À la manière de l’enfant de La Rue, il vivait l’expérience vertigineuse de
l’indétermination. Il était immobile, envoûté par l’absurde apparition : être mâle, être
vraiment mâle et découvrir, sidéré, qu’une autre réalité s’empare de votre corps,
malaxe votre chair, vous enlève votre sexe, vous fend ce qu’il en subsiste, l’ouvre, le
brunit, le mouille, transforme votre visage, vos lèvres, les rend pulpeuses et rouges,
vous dicte de nouveaux gestes, de nouvelles attitudes, de nouveaux désirs. Comme
celui d’être découverte. Oui, découverte, ouverte, visitée par la lumière solaire, emplie,
offerte, pleine, ronde, lourde, gonflée, habitée, le ventre rebondi par cette rencontre
avec une lueur venue de la fenêtre.
Alice était un reflet pour quiconque la regardait, y compris un veilleur de nuit
comme Tonino. Il n’y avait qu’à lire le titre de l’œuvre.
Dans un deuxième temps, on pouvait remarquer que les yeux d’Alice avaient
été éludés, amenant chaque spectateur à s’engouffrer dans cette béance. Le subterfuge
du regard absent d’Alice fonctionnait à la perfection, contraignant Tonino à se voir en
Tonino-femme. Pour en réchapper, il aurait aimé s’accrocher au « vrai » regard
d’Alice, mais cela était impossible : elle n’avait pas d’yeux, ni même de paupières.
Juste d’étranges miroirs opaques absorbant la présence d’en face.
Tonino s’en voulait de ne pas avoir accompli sa ronde comme d’habitude, c’està-dire en longeant les fenêtres. Il comprit que, depuis plusieurs semaines, il avait bien
fait d’obéir sagement à l’intuition que ces tableaux contenaient de véritables
traquenards. Il en était la victime et il était urgent de s’en extirper. Son regard, en
quête d’une diversion, se porta vers le détail de la chaise sur laquelle Alice avait levé
la jambe. Hélas, il remonta sans attendre jusqu’au visage, et voilà qu’un nouveau
frisson lui parcourut le corps : au milieu des yeux vides, il remarqua un petit point
sombre ! Une sorte de regard absurde, comme si ce reflet béant avait des yeux, mais
des yeux de spectre.
C’en était trop pour Tonino. « Mama mia ! » s’exclama-t-il en bon Italien qu’il
était. Il resserra sa main sur la lampe de poche et, sans plus réfléchir, se retourna avec
la ferme intention de prendre la poudre d’escampette. Ses yeux tombèrent alors sur le
grand tableau d’en face : La Rue. En une fraction de seconde, il se dit que c’était de la
folie de mettre de tels tableaux dans la même pièce, et que lui-même était fou de rester
parmi eux, seul et en pleine nuit.
Contrairement aux autres tableaux, La Rue était protégée par un verre. Dans
l’obscurité, seul le personnage le plus clair se distinguait. Tonino demeura figé au
milieu de la salle avant de diriger le faisceau de lumière vers le plâtrier. Dans un
premier temps, lorsqu’il effectuait sa surveillance en pleine journée, son allure
laborieuse lui avait paru rassurante. Comme Tonino, le plâtrier marchait, il avançait
avec un travail à accomplir. Mais, en cette nuit maudite, le plâtrier avait l’allure d’un
intrus. Il faisait tache. Il inquiétait. Il cachait davantage que son seul visage. Alors
qu’Alice et son sexe exhibé semblaient capables de soutenir un face à face sans fin, le
plâtrier, lui, tout en étant effrayant, fuyait. Il était la frayeur et la fuite, comme s’il
avait pu incarner à la fois celui qui crée l’effroi et celui qui s’en éloigne.
D’une manière pragmatique, Tonino s’inspira du plâtrier et partit à grandes
enjambées. Avant de quitter les lieux, il eut un dernier regard vers cette grande salle
qu’il considérerait désormais comme un terrible chaudron où bouillonnaient des peurs
sans nom.