Artistes de la con fiance

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Artistes de la con fiance
Découvertes
Extrattitude
Chaque jour une histoire de
personnes qui transforment le
monde pour une cause.
Aujourd’hui...
En 1997 Elik pert sa sœur dans un
attentat suicide. Paradoxalement,
c’est pour cette raison qu’il est
membre de “Courage de refuser”,
un mouvement des réservistes
israéliens qui refusent de servir
dans les territoires occupés. Il s’agit
d’Israéliens ayant déjà fait le service militaire obligatoire et qui
refusent de poursuivre leur service
de réserve, que tout homme est
censé accomplir un mois par an
jusqu’à l’âge de 45 ans. Il est aussi
un des membres fondateurs des
“Combattants pour la paix”.
U www.combatantsforpeace.org/
N
Copie destinée à [email protected]
D.R.
Elik Elhanan
L’axiome d’Elik
“Le seul acte de courage dans une
négociation, c’est d’avoir confiance
dans l’autre.”
Les auteurs
Paolo Pellizzari est photographe
d’art et de reportage.
Vincent Engel est romancier, dramaturge, scénariste chroniqueur et
professeur.
U www.pellizzari.net
U www.vincent-engel.com
U www.extrattitude.com
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Extrattitude (2/6)
Artistes de la con
E
lik et Dan n’ont pas
30 ans. Ils vivent dans
un petit appartement
qui leur sert de quartier
général, situé dans un
quartier bourgeois de
Tel Aviv. Je passe la première journée avec eux.
Tel Aviv est une ville où il pourrait faire
bon vivre. Dans certains quartiers israéliens, et en particulier à Tel Aviv, on
se croirait sur un campus américain ;
les jeunes parlent anglais avec un excellent accent, les magasins sont les
mêmes et – puisqu’ils en sortent – les
vêtements aussi. Dans le QG, une stencileuse, des fax, des tracts, des affiches
appelant à la paix et des messages de
soutien en pagaille sur les murs, des piles de livres sur le parquet, des photos
partout… comme au bon vieux temps.
Dan est un “refuznik”, un de ces soldats qui ont refusé de servir dans les
territoires occupés. Il collabore depuis
de nombreuses années avec Elik, et il
me sert de guide. Il m’explique leur situation et leur combat. Leur association s’appelle “Les combattants de la
paix”, un nom paradoxal qui exprime
bien l’intensité de leur lutte pacifique
mais déterminée. Elle regroupe des
soldats israéliens et des militants palestiniens qui refusent le recours aux
armes, tant pour l’occupation que
pour la résistance. Le mouvement des
combattants de la paix regroupe une
centaine d’activistes des deux camps ;
est-ce suffisant pour s’opposer à une
telle folie ? Leur action a débuté en
2002. Un groupe de militaires,
écœurés par les actions menées par
Tsahal dans les territoires occupés, publie une lettre ouverte : “Le courage de
refuser”. Un an plus tard, ils sont rejoints par des pilotes de chasse, symboles les plus nobles et les plus admirés du patriotisme et du sionisme. Petit
à petit, les rangs des “Refuzniks” grandissent, jusqu’à six cents militaires.
Mais comme souvent, les médias,
après en avoir beaucoup parlé, se désintéressent du mouvement. Cette
érosion médiatique va conduire certains Refuzniks à recentrer leur action.
Le refus est courageux, mais cela demeure une action négative. Agir,
œuvrer pour la paix constitue une action bien plus forte. C’est ainsi qu’est
né le mouvement des “Combattants
pour la paix”, lequel se devait d’attirer
des militants palestiniens pour trouver
une véritable légitimité. Dès le lendemain, je suis plongé dans l’action ; en
minibus, avec une demi-douzaine de
militants israéliens, nous quittons Tel
Aviv pour gagner un village palestinien. Les consignes de sécurité sont
strictes : pas de bruit lorsque nous passerons la frontière à travers le maquis ;
pas de violence à l’encontre des soldats
israéliens, pas de provocations, sous
Autour de cette table se retrouveront les “combattants de la paix”, des soldats israéliens
peine de nous faire tirer dessus. C’est
vraiment la guerre… Le chauffeur nous
dépose à un carrefour désert. Une camionnette surgit de nulle part et nous
embarque. Cinq kilomètres plus loin,
nouvel arrêt. A pied, nous nous enfonçons dans le maquis. Des soldats israéliens patrouillent le long de la frontière, à moins de deux cents mètres. En
silence, je suis mes compagnons, partagé entre la peur et l’excitation. Enfin,
nous atteignons une route, que j’imagine être en territoire palestinien. Une
camionnette vétuste nous attend, et
nous nous mettons en route vers le village où doit avoir lieu la rencontre.
Elik et Dan m’ont expliqué le point
de départ de cette action : un villageois
a été arrêté sans raison par les autorités
israéliennes. La manifestation va opposer vingt-cinq militants de la paix
contre autant de soldats israéliens. Et
pour les observer et rendre compte,
des journalistes. Entre les deux camps,
des fils barbelés, des pneus calcinés.
Une tension terrible. La nervosité ga-
gne tout le monde. Les militaires lancent des sommations, auxquelles les
manifestants répondent par des invectives. La force osera-t-elle recourir aux
armes à feu ? Par chance, ce jour-là, on
se limitera à quelques empoignades.
Le lendemain, avant la rencontre que
Dan et Elik organisent depuis des
mois, les militants de la paix se retrouvent, après s’être une fois encore infiltrés du côté palestinien. A l’ordre du
jour, la préparation minutieuse des
discussions futures : le temps de parole
dévolu à chacun, le contenu, la hiérarchie, qui parlera le premier… Les nuances, la diplomatie, le tact avec lequel
ces deux cultures apparemment opposées dialoguent, sont magnifiques. Je
suis convaincu que certains d’entre
eux se retrouveront un jour, chargés de
mandats officiels, pour négocier un véritable traité. A la sortie de la réunion,
vers midi, nous nous retrouvons pas
loin de Ramallah, dans une école que
traverse le mur de sécurité, bâti par les
Israéliens pour se protéger et qui passe
La Libre Belgique - lundi 4 janvier 2010
© S.A. IPM 2010. Toute représentation ou reproduction, même partielle, de la présente publication, sous quelque forme que ce soit, est interdite sans autorisation préalable et écrite de l'éditeur ou de ses ayants droit.
PAOLO PELLIZZARI
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fiance
et des militants palestiniens qui refusent le recours aux armes.
parfois au beau milieu de bâtiments,
de quartiers, de rues… Il y a du monde
dans la cour de l’école. Les combattants de la paix ont fait venir, outre les
journalistes sans lesquels cette opération n’aurait aucun impact, des députés européens et des témoins. Ils commencent par expliquer leurs motivations et leurs actions. Ils rappellent
l’importance de la parité israélo-palestinienne : pour chaque combattant
israélien, il faut un correspondant palestinien qui a lui aussi le courage de
refuser la voie des armes.
Refus de la violence et acceptation du
dialogue. C’est la magie du risque réciproque : en refusant de servir “son”
camp contre l’autre, on prouve à ce
dernier qu’on est digne de confiance.
Elik témoigne. Pilote de chasse. La
crème de Tsahal, la fierté du pays. Patriote, loyal, dévoué. Un jour, tout bascule : sa sœur est tuée dans un attentat
suicide. Elik s’interroge : comment
est-il possible que des gens acceptent
de se suicider en donnant la mort
autour d’eux ? Quel désespoir inouï
anime ces kamikazes ? La logique
aurait voulu qu’il cherche à se venger.
Les représailles, ainsi que l’Etat d’Israël
a pris l’habitude de les pratiquer. Disproportionnés, sans doute, mais quelles sont les proportions de l’horreur et
du crime ? Elik hésite, puis rejette cette
logique, malgré la pression terrible
que toute une société, toute une tradition, toute une culture font peser sur
lui. Pour elles, refuser est indigne. Une
trahison, un déshonneur. Impossible
de parler à l’ennemi, et plus encore de
lui faire confiance. Quant à construire
quelque chose avec lui…
Elik est vraiment quelqu’un d’attachant. Pas parce qu’il a souffert ; parce
qu’il est juste, pudique, et en même
temps rigoureux. Dans ses actes et ses
paroles. Ce n’est pas de la puissance
qui se dégage de lui, mais de la fermeté
et de la concentration. La fermeté, c’est
un mélange de force et de courage ; la
puissance, de violence et d’arbitraire.
Je ne sais pas pourquoi je songe que
leur militantisme est une forme d’art,
particulièrement osé, à la pointe de la
modernité et de l’humanité. Ces jeunes gens ne sont pas seulement des rêveurs ; ils ont une maturité qui, lorsqu’on écoute les médias officiels, semble cruellement manquer aux
dirigeants politiques des deux camps.
De retour à Jérusalem, Elik m’invite
chez ses parents, Nurit et Rami Elhanan, un couple adorable qui m’accueille dans une oasis de paix. Bien sûr,
des photos de leur fille ornent les
murs. Mais elles sont accompagnées
par des poèmes, des messages de soutien. Ils s’occupent d’une association
qui rassemblent les parents de victimes d’attentats et travaillent eux aussi
pour la paix et la réconciliation. Sur la
terrasse où elle tient la main de son
mari, la mère d’Elik me donne une leçon de paix. Tout semble limpide. Il
fait doux. Pourtant, la guerre est si proche… Comme la plupart des Israéliens,
cette femme et sa famille portent le
souvenir du drame du génocide. Pour-
tant, c’est elle qui me dit que personne
n’a le monopole de la souffrance. Je
consacre ma dernière journée à Jérusalem, cette ville où chaque recoin sert,
depuis des siècles, de prétexte à conflit.
Où le Saint Sépulcre, lieu saint pour les
chrétiens, est à ce point un sujet de
tensions entre les religions qu’on a fini
par en confier la gestion à un musulman. Puis, je me rends à Mea Sharim, à
l’extérieur de la vieille ville, un quartier exclusivement orthodoxe. On peut
distinguer les groupes et les communautés à de petits détails vestimentaires : la longueur des chaussettes, la
couleur du manteau, la coiffe. D’origines différentes, ils ne se mélangent pas.
Certains veulent la paix avec les voisins arabes, d’autres refusent de céder
un pouce de terre. Ils ont beaucoup
d’enfants ; comme les Palestiniens. Les
seuls dont le taux de natalité est faible,
ce sont les bourgeois israéliens, la
classe moyenne, souvent laïque. Vers
quelle dangereuse polarisation vat-on ? Chaque jour qui passe, sans
doute, aggrave le problème.
lundi 4 janvier 2010 - La Libre Belgique
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