Est-il raisonnable d`aimer

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Est-il raisonnable d`aimer
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
Est-il raisonnable d'aimer ?
A première vue, il n'est rien de plus humain et raisonnable que d'aimer et d'être aimé, c'est-àdire d'éprouver de l'affection à l'égard d'une personne supposée mettre un terme à notre
inquiétude, au sentiment de notre insuffisance. N'est-ce pas l'amour qui donne à la vie tout son
prix et sa signification ? Pourtant, aux antipodes de la raison et du contentement, la passion
amoureuse semble mener à la désolation, à la souffrance, au manque, au désir insatiable de
possession de l'autre. Est-il alors raisonnable d'aimer ? Est-il conforme à la raison et au bon sens
d'éprouver pour quelqu'un de l'affection, de l'amitié, de la tendresse, de la sympathie, voire de la
passion ? Cette question surprend dès l'abord : que diable la raison viendrait-elle faire là où
apparemment tout n'est affaire que de sentiments, d'émotions, d'appréciations subjectives et
mystérieuses ? Qui plus est, un amour raisonnable ne serait-il pas un sentiment édulcoré, voire
aseptisé ? Mais de quel amour parlons-nous au juste ? S'il peut paraître juste d'aimer, s'agit-il
d'une possibilité inconditionnelle valant pour toutes les formes d'amour ? Le verbe aimer ne
recouvre-t-il pas des sentiments très variés, de sorte que tout amour ne serait pas forcément
raisonnable ? Quelle est donc l'essence de l'amour : une affection pathologique, absurde,
irrationnelle ou bien une aspiration sublime à la réciprocité et au dépassement de soi ? N'y a-t-il
pas finalement une sagesse de l'amour qui viendrait illuminer la raison elle-même ?
La question : est-il raisonnable d'aimer ?, se fait l'écho d'une opposition classique entre
l'amour (la passion en général) et la raison. En effet, tout semble les opposer : un amour
raisonnable ne constitue-t-il pas une contradiction dans les termes ? Qu'est-ce qui, dès lors,
caractérise le raisonnable et en quoi l'amour, dans sa spécificité, échappe-t-il à la catégorie du
raisonnable ?
Le verbe aimer s'offre d'abord dans un nombre considérable d'expressions qui témoignent de
son extraordinaire polyvalence. On aime Dieu, sa famille, le sexe opposé, le même sexe peut-être
inconsciemment, soi-même, son travail et sans doute aussi ce que l'on croit haïr ! La langue
française, contrairement à d'autres, ne connaît qu'un seul verbe pour désigner l'acte de donner et
celui de prendre, la charité et l'avidité, la bienfaisance et la convoitise. Convergent, en effet, sous
un même vocable (" amour ", " aimer "), " le désir ardent qu'a un être de tout ce qui peut le
combler et l'abnégation sans réserve " (Alain Finkielkraut, in La sagesse de l'amour, p. 11).
Aimer, cela peut signifier éprouver de l'affection, de la tendresse, de l'amitié pour quelqu'un.
C'est aussi désirer ardemment quelque chose, ou éprouver de l'admiration pour quelque chose (la
musique de Robert Schuman, les tableaux de Francis Bacon, la mousse au chocolat, la bière). On
aime encore, quoique d'une autre manière, lorsqu'on est amoureux de quelqu'un ou qu'on ressent
à son égard une passion. Il est également possible d'éprouver un sentiment d'attachement, voire
d'adoration, pour un être – réel ou idéal – ou pour plusieurs (un frère, des enfants, Dieu,
l'humanité).
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Autant de sentiments et de désirs si hétérogènes qu'ils peuvent être qualifiés de manière
contradictoire : si la tendresse pour ses proches s'avère banale et sage, l'adoration pour un être est
susceptible de conduire à l'exaltation, au fanatisme, à la névrose. Il y a même, dans certaines
formes d'amour (dans la passion), ambivalence foncière, coexistence de sentiments contraires,
comme l'amour et la haine (Spinoza parle des " fluctuations de l'âme "). Or, et c'est là, semble-til, que le bât blesse, il paraît déraisonnable d'aimer, dans la mesure où n'existe pas de définition
unitaire de l'amour. La raison repose, au contraire, sur le postulat de l'identité ou de l'unité
(Meyerson). Que faut-il alors entendre exactement par " raisonnable " ?
Etre raisonnable, en une première approche, ce serait penser et se déterminer en suivant les
seuls principes de la raison. Il convient ici de distinguer le rationnel et le raisonnable. Une pensée
est rationnelle, en effet, quand elle opère correctement une déduction à partir des axiomes posés
au départ. La rationalité désigne la liaison logique, formellement correcte, des propositions
énoncées. La raison est ici la faculté de connaître, de combiner des jugements, de distinguer le
vrai du faux . Ordonner les connaissances, les unifier sous des catégories ou des systèmes, réduire
la multiplicité à l'unité du concept ou de la représentation, tels sont les exigences et les principes
de la raison. En un second sens, moins littéral, est raisonnable toute personne qui se conduit avec
bon sens et mesure, de manière réfléchie et convenable. Alors que le terme rationnel renvoie au
rôle de la raison dans le domaine de la connaissance, l'emploi de l'adjectif raisonnable est réservé
à l'ordre de l'action. Un individu, un choix, une conduite sont qualifiés de " raisonnables "
lorsqu'ils paraissent sensés, conformes aux attentes ou aux jugements de la plupart des individus.
Qu'il y ait une certaine rationalité de l'amour, nul ne le conteste, même sous la figure de la
passion qui peut pourtant passer pour l'affection irrationnelle par excellence. L'amour, comme la
plupart des sentiments du reste, utilise à son profit la raison, fait appel aux talents et à
l'intelligence, à telle enseigne que les psychologues parlent de logique passionnelle. Quels trésors
Tristan et Yseut ne déploient-ils pas pour lever les obstacles qui les empêchent d'être réunis !
L'amoureux veut avoir des raisons d’aimer et il en trouve envers et contre tout. Dans le cas de la
passion amoureuse, le raisonnement passionnel prend toutefois au rebours la logique rationnelle,
comme le souligne Ribot dans son Essai sur les passions : “ la conclusion est donnée d’avance ",
elle détermine la valeur des prémisses au lieu d’être déterminée par elles; les arguments
n’interviennent, en effet, que pour justifier et rationaliser cette conclusion, raisonnement de
nature téléologique puisque la fin y commande les moyens. Le passionné raisonne ainsi : “ Mlle
X…possède telles et telles qualités; or ces qualités sont aimables; donc Mlle X…est aimable”
(J.A.Rony, Les passions, p.37).
Si les grands principes de la rationalité sont l’objectivité et la cohérence, la passion possède la
puissance de désolidariser ces deux principes dont la dualité permet justement l’harmonie entre
l’expérience et le discours. Sérieux et Capgras vont même jusqu'à parler de " folies raisonnantes "
à propos du délire psychotique, - l'extrême de la passion. Ce délire peut être rationnel dans sa
forme sans être moins passionnel dans ses fondements, comme le montre l'exemple de la
paranoïa décrite par Freud dans Cinq psychanalyses (le " Président Schreber "). Ainsi le délire de
jalousie ne signifie-t-il généralement, selon Freud, que le désir homosexuel éprouvé à l'égard du
tiers de même sexe, selon le schéma projectif qui transforme le contenu inconscient " j'aime, moi
un homme, un autre homme " en la représentation consciente " je hais l'homme aimé par cette
femme que je crois aimer ". Il en est de même du délire de persécution, de l'érotomanie. A partir
de cette illusion originaire, le délirant raisonne de manière logique en interprétant tous les signes,
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qu'il recherche à des fins inconscientes, comme des preuves, artificiellement bâties, de la
persécution ou, à l'inverse, de la poursuite amoureuse dont il se dit l'objet.
Rationnel, l'amour, dans sa composante passionnelle, ne semble pas pour autant correspondre
aux normes du raisonnable. Etre raisonnable, en premier lieu, c’est être capable de définir les fins
de l’action en fonction des possibilités et des limites. La raison suppose le sens des réalités. Elle
est aussi choix des valeurs par délibération. Or, dans la passion amoureuse, qui n’est pas la seule
forme d’amour, mais qui représente l’amour le plus fort, le plus violent, le plus riche en
souffrances, en échecs, en illusions, le sujet ne délibère pas à propos des fins : une seule valeur
s’impose à lui, c’est sa passion. Alors que la raison implique de l'activité, mais aussi l'exercice de
la volonté et de la décision prise librement, le passionné devient le jouet de sa passion; il ne
semble subsister en son esprit aucune capacité d'estimer les choses à leur prix, puisqu'il nourrit sa
passion d'illusions et qu'il hypnotise par là - même le sens du réel. Le passionné conserve donc la
raison calculatrice, mais il perd le bon sens. On peut définir la passion amoureuse comme un
usage déraisonnable de la raison qui a le manque comme essence, ainsi que la souffrance et la
possessivité.
Aussi l'amour appartient-il à une autre sphère que celle de la raison pratique qui ouvre la
conscience sur le règne des impératifs moraux et de l'universel. Il n'est pas raisonnable en ce sens
qu'il ne peut pas fonder l'obligation morale et qu'il n'est pas susceptible d'universalisation.
L'amour est du côté du sentiment, de l'affectivité, de la singularité émotionnelle dans ce qu'elle
peut avoir d'instable, voire d'aveugle. Dans La critique de la raison pratique, Kant montre que
l'amour ne se commande pas, à la différence du respect : " L'amour est une affaire de sentiment et
non de volonté, et je ne peux aimer parce que je le veux, encore moins parce que je le dois…; il
s'ensuit qu'un devoir d'aimer est un non-sens " . Ce que nous faisons par amour, nous ne
l'accomplissons pas par contrainte ni par devoir. Quelle mère nourrit son enfant par devoir ?
Quand l'amour est là, ou en tout cas le désir, qu'a-t-on besoin du devoir et du respect ? Et c'est
bien parce que nous aimons si peu, ou si mal, que la morale est nécessaire, laquelle vient pallier
les insuffisances de l’amour. Le respect, comme devoir, s'impose précisément parce que nous
n'avons besoin de morale que faute d'amour. Le devoir ne nous contraint à faire que ce que
l'amour, s'il était là, suffirait, sans contrainte, à susciter. La morale, dont le respect est la pierre
angulaire, est " un semblant d'amour " : agir moralement, c'est agir comme si l'on aimait.
Il ne semble donc pas raisonnable d'aimer. L'amour ne s'oppose pas tant à la raison théorique,
consacrée à la connaissance, qu'à la raison pratique qui concerne l'action et les principes de vie.
Le passionné agit manifestement à l'encontre du bon sens; aveuglé, pétri d'illusions, il devient
incapable de juger et d 'agir librement, même si l'on peut parler d'une rationalité ou d'une logique
passionnelle. Aux antipodes de la raison qui pondère, équilibre, évalue, dans un souci permanent
de cohérence et d'objectivité, l'amour, dans sa dynamique passionnelle, incarne la démesure.
Comme tout sentiment, il demeure incapable d'universalisation et relève de la pure singularité.
Mais toutes les formes d'amour sont-elles déraisonnables ? Et l'incompatibilité apparente entre
l'amour et la raison pratique est-elle vraiment fondée ?
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Le caractère déraisonnable de l'amour ne concerne peut-être pas toutes les définitions du
verbe aimer. L'amour-passion ne semble pas forcément et définitivement inconciliable avec les
grandes exigences du comportement raisonnable – l'universalité, le sens de la mesure, la capacité
de juger et d'agir en toute lucidité, etc. Aussi convient-il de creuser un peu plus la question
liminaire : " est-il raisonnable d'aimer ? ", pour souligner la complexité du sentiment amoureux.
L'affection pour un être, pour un animal ou pour une chose est-elle nécessairement déraisonnable
en elle-même ou bien l'est-elle par accident ?
On notera d'abord que si l'attachement à notre semblable procède rarement de la pure raison, il
est toutefois de l'ordre du raisonnable : l'amitié, la tendresse, l'amour maternel sont des
comportements éminemment sociables et humains. L'homme n'est-il pas un être qui a besoin des
autres pour partager avec eux joies et bonheur ? L'amour, l'amitié, le fait de vouloir le bien de
l'autre s'accorde parfaitement bien avec la raison. Certaines dérives passionnelles de cette relation
spontanée à autrui ne mettent pas forcément en cause la nature de tels sentiments. Quant à
l'amour entendu comme goût prononcé pour un objet ou un être, il n'est assurément pas
déraisonnable en soi, mais seulement si l'objet est lui-même dangereux, peu aimable ou nocif,
comme peut l'être une drogue par exemple. On remarquera d'ailleurs que les passions ont souvent
été comparées à des sortes de toxicomanie : la passion, écrit Kant dans Anthropologie du point de
vue pragmatique (paragraphe 81), est " une maladie de l'âme " particulièrement nocive puisque le
malade ne veut en aucun cas être guéri. Cette étrange maladie induit des bénéfices secondaires
tels que l'on préférerait parfois mourir plutôt que de vaincre une passion.
Le cas particulier de l'amour-désir (Eros) est complexe, délicat. Est-il nécessairement
déraisonnable ? Qu'il ne procède pas de la raison n'est un secret pour personne : l'amour est
effectivement sans raison apparente (raison au sens d'explication ou de but); il se moque
éperdument de la raison. Et l'on sait que plus on veut convaincre un passionné de l'inanité de sa
passion, plus il s'acharne et trouve des justifications. Mais un tel amour est-il déraisonnable par
nature ? Dans Phèdre, Platon, par la voix de Socrate, pose ainsi le problème : " Tout le monde
reconnaît que l'amour est un désir, mais qu'aimons-nous vraiment lorsque nous aimons ? " (237
d). Socrate oppose alors les deux principes qui gouvernent l'amour : " L'un est le désir inné de
plaisir; l'autre l'idée acquise qu'il faut rechercher le bien " (ibid.). Lorsque c'est le premier qui
l'emporte, l'amour est aveugle et dévastateur : " l'amant aime alors l'aimé comme le loup aime
l'agneau " (ibid., 241 d). Lorsqu'au contraire c'est le premier principe qui prend le dessus, l'amour
fortifie l'âme et lui donne des ailes. Au-delà des charmes particuliers de ce monde-ci, il l'oriente
vers le divin.
Mais l'amour-passion n'est pas la seule figure de l'amour. Le mot amour sert à traduire trois
termes grecs différents qui définissent chacun une orientation spécifique du sentiment d'amour. A
côté d'Eros, la tradition distingue Philia, relation empreinte de réciprocité et d'estime mutuelle,
volonté d'entretenir avec autrui des rapports où se manifeste une certaine excellence morale, et
Agapé, amour consacré à autrui dans sa qualité fondamentale d'être un humain et un prochain,
sentiment sans attente de réciprocité et indépendant de ce qu'est l'être aimé (exemple de la charité
chrétienne). Où l'on voit ici que l'amour est un sentiment duel, associant un sentiment de
bienveillance et une forme de concupiscence à l'égard d'autrui. Il peut être à la fois généreux ,
oblatif et captatif. Aimer, c'est finalement " se réjouir de la félicité d'autrui " (Leibniz), désirer se
fondre en l'autre jusqu'à vouloir s'approprier cette conscience. Examinons deux de ces trois
grandes figures de l'Amour : Eros et Philia.
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Il n'est peut-être pas déraisonnable d'aimer à la façon d'Eros, si, comme nous l'avons vu, le
raisonnable est tout entier du côté du bon sens et d'une certaine aspiration à l'universel ou à la
réciprocité. Loin que l'amour-passion se réduise à l'égoïsme et à la possessivité, il nous habitue au
contraire à l'altérité. Freud attire notre attention sur l'existence de l'amour narcissique, l'amour de
soi, distinct de l'amour-propre (qui en est peut-être d'ailleurs une forme intellectualisée) : c'est en
apprenant à s'aimer, affirme-t-il, que l'on apprend à aimer l'autre (Introduction à la
psychanalyse). Or, du fait du narcissisme, nul ne risque de ne pas s'aimer assez. Et, dans une
rupture amoureuse par exemple, le narcissisme exerce un effet réparateur : il récupère la libido
désinvestie de l'objet extérieur et nous protège ainsi de la mélancolie, tout en préparant un
investissement nouveau. En ce sens, il paraît raisonnable d'aimer, non pas inconditionnellement
mais pour trouver une alternative au narcissisme, afin d'éviter que ce dernier ne nous enferme en
nous-mêmes.
De même, Philia est un sentiment raisonnable, en ce sens qu'il nous épanouit, nous ouvre à
l'énigme de l'autre, fondant ainsi une certaine communauté morale, un idéal des relations
humaines. Il se définit par la tendresse, la générosité et la réciprocité. Le désir, l'aspiration à la
possession de l'autre, le besoin ardent de sa présence (Eros) n'appartiennent pas à Philia : dans
l'amitié, je souhaite du bien à celui que j'aime, indépendamment du bien que je pourrai retirer de
lui. Mais celui qui aime, en agissant pour le bien d'autrui, peut aussi agir pour son propre bien. Il
y a, dans l'amitié, une tendance naturelle à la réciprocité, en laquelle peut s'épanouir le bien de
l'une et l'autre personne. Aristote, dans L'Ethique de Nicomaque, définit l'amitié vraie comme
étant sélective, rare et recherchée. Elle comporte trois caractères spécifiques: elle est une vertu
(elle n'est ni une puissance, c'est-à-dire une simple disposition, ni une passion, mais une
disposition permanente acquise par habitude et entretenue activement); l'amitié relève d'un choix
libre (contrairement à l'amour parental, par exemple, qui, comme on l'a vu, ne choisit pas la
personnalité de l'être aimé) et d'une décision partagée de bienveillance réciproque; l'autre est
aimé pour lui-même et non pour les bénéfices que je peux tirer de cette amitié (amitié utile,
amitié plaisante).
L'amitié, c'est donc l'amour, quand il s'épanouit entre humains, quelles qu'en soient les
formes, dès lors qu'il ne se réduit pas au manque ou à la passion. C'est l'amour heureux, la joie
d'aimer et d'être aimé, la bienveillance mutuelle, la douceur, la gratitude, la lucidité, la confiance.
Amour tissé au quotidien par la complicité, la fidélité, l'humour, l'intimité du corps parfois.
Marcel Conche, dans un très beau texte (Analyse de l'amour et autre sujets), évoque cet amour
authentique, qui suppose la rencontre d'un semblable, une " réciprocité dans la différence "
(op.cit., p. 5) où " chacun, par sa présence seule, est pour l'autre un bienfait " (ibid., p. 6). Cet
amour est relation, dialogue, inscription dans la durée. Il est oeuvre de raison autant que de
sensibilité et de volonté. Marcel Conche parle d'un " amour de raison " (ibid., p. 19) pour
qualifier cet amour complet ou parfait qui est la meilleure chose, selon lui, qui puisse advenir à
un être humain. Ce n'est donc pas l'amour en tant que tel qui est déraisonnable puisque l'amour
actif et joyeux est en profond accord avec la raison.
Ces trois sentiments – Eros, Philia et Agapé – ont cependant en commun le désir de faire le
bien d'un objet aimé, ainsi qu'une émotion de qualité particulière liée au sens que peut avoir une
certaine forme d'union avec une autre personne. Entre philia et Eros, on retrouve un certain
nombre de traits identiques : le sentiment d'unicité de la personne aimée, le caractère singulier de
la relation qui unit les deux amis (" parce que c'était lui et parce que c'était moi ", Montaigne, in
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Les Essais, I, 28), la conscience qu'a autrui du fait que son ami désire qu'il soit à ses côtés et qu'il
soit heureux. Mais aussi peut-être le souhait de retrouver au travers de l'amour éprouvé pour
l'autre une forme d 'amour de soi. Toutefois, dans l'amitié, l'amour de soi-même (on doit être à
soi-même le meilleur ami, s'aimer) porte sur la partie la plus précieuse de l'être humain, sa vertu,
l'ordre le meilleur de son âme (cf. Descartes et la question de la générosité). Soulignons ici la
portée morale de l'amour qui tient à ce désir de faire le bien de l'autre et au désir de se connaître
ou de s'améliorer soi-même.
Ce n'est donc pas l'amour en tant que tel qui est déraisonnable. L'amour actif et joyeux
(Philia) est en parfait accord avec la raison. Il incarne une aspiration à la plénitude, au bonheur, à
la réciprocité, c'est-à-dire à une forme de relation avec autrui qui ne soit pas empreinte de manque
et de souffrance. Et même l'amour-passion, qui nous avait paru, dans un premier temps, tout à fait
déraisonnable, recèle une dynamique qui transcende le sujet et l'ouvre à l'altérité. Dissocions en
tout cas une forme pathologique d'amour (au fond égoïste), assurément déraisonnable, d'un amour
généreux dans lequel, comme nous allons le voir, il est même possible de trouver la source vive
de la sagesse. Demandons-nous si finalement ce n'est pas l'amour qui peut féconder la raison ellemême et lui donner toute sa valeur.
S'il n'est pas forcément déraisonnable d'aimer, est-il raisonnable de ne pas aimer ? La raison
sans amour a-t-elle quelque intérêt et ne risque-t-elle pas de devenir une sorte d'égoïsme
calculateur et mesquin ? Jusqu'à présent l'amour a été évalué à l'aune de la raison considérée
comme étant seule capable de légiférer et de définir les normes du convenable. Ne faut-il pas
renverser la perspective et considérer l'amour comme une vertu cardinale ?
Il est encore possible d'opposer l'amour et la raison, mais au profit cette fois de l'amour.
L'amour nous détache certes de nous-mêmes, puisqu'il nous transforme en profondeur au contact
de cette énigme qu'est l'Autre, mais il nous y reconduit en même temps et nous renvoie au
meilleur de notre humanité. Car, comme le souligne Rousseau dans le Discours sur l'origine et
les fondements de l'inégalité parmi les hommes, la froide raison n'a jamais rien fait d'illustre;
l'intelligence d'un coeur sec est stérile et inachevée, en même temps qu'étrangère au sentiment du
sacré. C'est l'amour, sous quelque forme qu'il se présente, qui nous rend sage. La raison, en
revanche, la froide raison, peut fort bien servir l'égoïsme : " c'est elle qui replie l'homme sur luimême…c'est elle qui lui dit en secret, à l'aspect d'un homme souffrant : péris si tu veux, moi je
suis en sécurité " (op.cit., p. 49). En ce sens, si le fait d'aimer n'est pas toujours raisonnable, on
peut cependant ajouter que la vertu sans amour n'est pas non plus particulièrement aimable. Sans
l'amour, la générosité, par exemple, devient un " vice glorieux " et une " cymbale retentissante "
(Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans l'inachevé, p. 149).
D'où une secrète affinité entre la conscience amoureuse et la conscience morale, la raison
pratique et l'amour, qui s'enrichissent et se nourrissent mutuellement. Emmanuel Lévinas, en
insistant sur la dimension profondément éthique de la relation à autrui, voit dans le commerce des
corps le modèle d'une communication supérieure, " une manière d'être en société irréductible à la
lutte aussi bien qu'à l'ivresse fusionnelle " (Alain Finkielkraut, op.cit., p. 78). Déjà dans Eros
s'esquisse Agapé, où se révèle l'indomptable proximité de l'Autre qui inscrit l'altérité et la relation
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au coeur même du sentiment. L'amour nous donne l'accès le plus profond que nous ayons à
autrui. Il possède une incontestable valeur éthique, fidèle en cela à la mission universaliste de la
raison. On trouve au sein d'une relation amoureuse une forme de malléabilité dynamique par
laquelle nous estimons et valorisons différents aspects de nous-mêmes et d'autrui. Le lien de
l'amour à la moralité et à la raison tient à ceci qu'il nous oblige à vouloir constamment, à travers
autrui, quelque chose de notre vie, et éveille souvent en nous un désir d'amélioration de nousmêmes.
Certes, l'amour est partiellement dépourvu de l'impartialité et de l'universalité qui servent à
définir la destination morale de l'homme. Il représente toutefois un des meilleurs accès dont nous
disposions à la compréhension de nous-mêmes et d'autrui. Ainsi Agapé incarne-t-il généralement
l'amour oblatif par excellence, amour du prochain ou de la personne du Christ, pur don et charité,
qui supposent toujours malgré tout le sentiment de la distance, le refus de la fusion passionnelle
(Eros). Alors que l'amour de " complaisance " ou de " concupiscence ", d'origine purement
narcissique, serait surtout une demande d'être aimé, visant à une possession égoïste de l'objet,
l'amour de " beinveillance " – Philia et Agapé – est souci exclusif de l'autre. Amour désintéressé,
altruisme qui va jusqu'à un don absolu et inconditionnel de soi. D'où la solution kantienne qui
consiste à définir une maxime pratique d'amour et de bienveillance, censée incliner à aimer l'autre
hors de toute considération " pathologique " ou " hypothétique ", c'est-à-dire sans penser au
plaisir ou à l'intérêt que j'en retirerai, mais sans, non plus, l'aimer pour lui faire la charité, et par là
l'humilier : " Aime ton prochain comme toi-même " (Métaphysique des moeurs). La difficulté
étant alors de faire de l'amour de soi le critère de l'amour du prochain, l'altruisme risquant de
devenir l'expression hypocrite du narcissisme et de l'égoïsme.
L'amour vient alors comme accomplir ce que la raison ne peut tout à fait réaliser. L'amour,
nous l'avons vu, est porteur d'une dimension morale, même dans sa dimension passionnelle. Mais
comme le souligne André Comte-Sponville dans le Petit traité des grandes vertus, l’amour nous
libère de la morale. Ce n'est plus l'amour qui se soumet à l'œuvre législatrice de la raison. C'est au
contraire lui qui nous affranchit de la raison : " Par quoi la morale nous voue à l'amour, fût-il
absent, et s'y soumet " (op.cit., p. 385). Si la morale est un semblant d'amour, l'amour, qui
accomplit à son tour la morale, nous en libère. Et l'on retrouve ici l'esprit des Evangiles :" seul
celui qui aime n'a plus à agir comme s'il aimait " (ibid., p. 295). L'amour nous libère de la Loi et
de la raison, en ce qu'il les inscrit toutes les deux au fond des cœurs. Comme on ne sort pas de
l'amour, puisqu'on ne sort pas du désir (il est, selon Spinoza, l'essence de l'homme), l'amour est
bel et bien cette puissance dynamique qui se transforme elle-même et nous transforme nousmême.
La question : " est-il raisonnable d'aimer ? ", apparaît alors comme une question biaisée, dans
la mesure où elle instaure une fausse scission entre la raison et l'amour. En réalité, comme l'a
montré Spinoza dans L'Ethique, la raison ne réclame rien contre la passion; elle est aussi un effort
vers une vie authentique. La sagesse exige certes un effort de purification et de réforme de soimême, mais il s’agit d’une réforme de notre mode de connaître, rendant possible la transmutation
du regard que nous jetons sur un monde qui reste toujours le même. La connaissance vraie
transforme un désir ignorant, aliéné, passif, en un désir éclairé, autonome, actif. Elle nous sauve
en nous unissant à nous - même et à autrui. Elle nous unit d’abord à nous-même car la vertu est
d’abord amour de soi. L’homme conduit par la raison s’aime authentiquement, car il aime ce
qu’il a de positif en lui-même. La connaissance nous unit également aux autres. Les hommes
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forment alors une seule communauté dont la seule loi est la générosité, “ désir par lequel chacun
s’efforce d’après le seul commandement de la raison d’aider les autres hommes et de se lier avec
eux d’amitié ”. L’homme vertueux cherche d’abord et avant tout son utilité propre. Est utile à
l’homme, ce qui satisfait l’effort même de la raison, l’effort pour comprendre, ce qui permet
d’accroître son intelligence.
Soulignons enfin l'étroite parenté de l'amour et de la raison qui puisent à la même source,
celle du désir d'absolu ou d'immortalité, comme l'a merveilleusement expliqué Platon dans Le
banquet et dans le Phèdre : l'amour est amour du beau et du bon; l'amour est d'ailleurs toujours
un prélude à l'amour de la philosophie, qui est elle-même amour de la sagesse, de la vérité, du
bonheur, c'est-à-dire finalement de la raison. Etre raisonnable, ce serait se réjouir de la vérité, ce
dont nous ne sommes guère capables la plupart du temps (d'où la quête du sens et des paradis
artificiels). L'amoureux y est vu comme un apprenti philosophe. A l'inverse, un philosophe qui
n'aurait plus en lui la capacité d'aimer, de s'étonner, voire de s'émerveiller, ne serait plus du tout
philosophe. Philosopher, n'est-ce pas s'émerveiller en permanence de ce que les choses sont ce
qu'elles sont ? Et l'amour n'est-il pas à son tour une façon extraordinaire de s'émerveiller devant
le spectacle des choses et des êtres ?
Il n'est plus exclu de conclure, dans ces conditions, non seulement que l'amour n'est pas, par
nature, déraisonnable, mais encore qu'il n'est ni souhaitable ni raisonnable de ne pas aimer. La
raison sans amour ne serait guère aimable. L'amour accomplit d'une certaine manière la raison,
dans sa dimension pratique, et nous en libère. L'amour n'est proprement déraisonnable que
lorsqu'il porte sur des objets illusoires ou dangereux ou qu'il enferme le sujet sur lui-même. Eros
est déjà porteur de Philia et d'Agapé qui sont sans conteste des modes sublimes de relation aux
autres. L'opposition de la raison et de l'amour est, en définitive, bien vaine, si l'on considère
l'amour comme ce qu'il y a de meilleur en un être humain.
Liste des ouvrages consultés
-
Aristote, Ethique à Nicomaque, VIII
André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, L'amour
Marcel Conche, Analyse de l'amour et autres sujets.
Alain Finkielkraut, La sagesse de l'amour
Platon, Le banquet, Phèdre
Pierre Sauvanet, Les philosophes et l'amour
Spinoza, Ethique, III, déf.6 et explication
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun