Investissements agricoles et acquisitions de terres à large échelle

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Investissements agricoles et acquisitions de terres à large échelle
Investissements agricoles et acquisitions de terres à large échelle
en Afrique : tendances générales, moteurs et impacts
Communication à la Conférence organisée par le Parlement panafricain sur le
thème des investissements et la ruée sur les terres agricoles en Afrique : une
réponse des parlementaires
Cotonou, 4 et 5 Octobre 2012
Moussa Djiré, Maître de conférences
Université des Sciences Juridiques et Politiques de Bamako
Introduction
La question des investissements avec acquisitions ou locations de terres à large échelle revêt
de nos jours une importance majeure pour les peuples africains. De la réponse que les
gouvernements africains vont lui apporter, va dépendre largement l’avenir des agriculteurs
africains, partant le développement économique et social du continent. Aussi, est il
particulièrement important de bien appréhender le phénomène, ses forces motrices, ses
caractéristiques et ses tendances, afin d’envisager des mécanismes pertinents et efficaces de
régulation, dans l’intérêt des producteurs africains et du développement du continent. La
présente communication se propose de jeter un aperçu sur ces différents aspects. Elle présente
successivement les tendances et caractéristiques du phénomène, les forces motrices et les
impacts.
I. Tendances et principales caractéristiques des investissements fonciers : un
phénomène relativement ancien mais avec un accroissement récent du rythme
et de l’ampleur
La question des acquisitions et locations de terres à large échelle par des investisseurs est
apparue sur la place publique vers la fin des années 2000. Plus précisément, elle a occupé la
une des journaux à partir des révélations en 2008, relatives au contrat de cession de vastes
étendues de terres malgaches, respectivement à la firme Sud coréenne Daewo ( 1, 3 million
d’hectares) et à la firme indienne Varun ( 232000 ha). Par la suite, les médias ont rapporté
plusieurs cas d’acquisitions massives, qualifiés à juste titre d’accaparement.
En réalité, le phénomène d’accaparement des terres en Afrique, notamment en zones rurales
et dans les zones périurbaines ne date pas d’aujourd’hui. D’une part, dans plusieurs pays, des
colons ont acquis, soit en pleine propriété, soit en concession, d’immenses étendues de terres
agricoles ou forestières. D’autre part, le processus d’urbanisation engagé pendant la période
colonial et développé, a aussi entraîné des acquisitions de terres dans les zones périurbaines.
Ce mouvement s’est amplifié après les indépendances. Des acquisitions de terres avaient aussi
lieu à des fins d’investissement touristique.
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Ainsi donc, le phénomène d’investissement privé dans les terres agricoles n’est pas tout à fait
nouveau ; mais par contre ce qui l’est, c’est son ampleur actuelle, le rythme et l’envergure des
acquisitions foncières à partir des années 2000.
 Des chiffres effarants
Le phénomène est mondial, mais l’Afrique représente la plus grosse cible. Il est difficile à
quantifier avec précision, à cause des difficultés d’accès aux informations de première source.
Cependant, divers inventaires permettent d’en apprécier la portée. Ainsi dans une étude sur la
question La banque mondiale (2010) a identifié plus de 450 transactions transnationales qui
ont eu lieu en moins d’un an (2008- 2009) et qui portent sur des acquisitions ou locations de
terres de grande échelle dans 81 pays avec la moitié des projets et les deux tiers des terres
concernées en Afrique subsaharienne et des investisseurs d’Asie, d’Europe de l’Ouest,
d’Amérique du Nord et des pays arabes.
Le rapport analytique du « Land Matrix » - une base de données sur les acquisitions
foncières à large échelle mise en place par un consortium d’acteurs travaillant sur les
questions foncières dénombre, pour 1217 transactions foncières traitées, un total de 83,2
millions d’ha de terres des pays en développement (Anseeuw W. et al, Aprile 2012).
Les données du rapport confirment le fait que l’Afrique est la cible prioritaire. 754
transactions foncières couvrant 56,2 millions d’ha concernent les terres africaines, contre 17,7
millions en Asie, et 7 millions en Amérique Latine. Les transactions documentées (en
Afrique) concernent une superficie équivalente à 4,8% de toutes les terres agricoles africaines,
ou le territoire d’un pays comme le kenya, dans sa totalité !
La majorité des acquisitions documentées est concentrée dans un nombre restreint de pa ys.
Ainsi sur les 84 pays identifiés comme ciblés par les investisseurs, 11 (onze) concentrent
70% de la superficie ciblée. Sur ces 11 pays, 7 (sept) sont africains : le Soudan, l’Ethiopie, le
Mozambique, la Tanzanie, Madagascar, la Zambie et la RD Congo.
Sur la base d’une triangulation entre les informations de différentes sources, deux chercheurs
de l’IIED (Cotula, Polack, 2012) ont élaboré une carte qui donne quelques indications sur le
détail des transactions par pays : les détails sont effarants ! Un pays comme le Mali se
retrouve entre 162850 et 2417000 ha.
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Source : Cotula et Polack 2012
 Des constats inquiétants
L’analyse des données du « Land Matrix » débouche sur des constats inquiétants. D’abord,
les données révèlent la tendance des investisseurs à se focaliser sur les pays les plus pauvres
et prenant une part faible dans les échanges internationaux. Ils ciblent aussi les pays avec un
système faible de sécurité foncière mais un haut niveau de protection de l’investisseur. Les
données révèlent aussi que 66 % des investissements ont lieu dans des pays souvent victimes
de famine.
Les investisseurs sont en compétition avec les exploitations familiales et communautaires qui
sont quelque fois évincées des terres cultivées. Près de 24% des transactions foncières
concernent des espaces forestiers représentant 31% des acquisitions foncières.
Selon toujours les analyses du « Land Matrix », les investisseurs ont tendance à cibler les
terres riches, facilement accessibles, riches en ressources hydrauliques et avec une
productivité élevée ; par conséquent avec une densité de population relativement élevée (par
exemple Zone Office du Niger au Mali, Dendi et vallée du Niger au Niger, région Ashanti au
Ghana).
II. Les forces motrices du phénomène
 Plusieurs catégories d’investisseurs
Cette question étant traitée par une autre communication, nous noterons simplement que,
conformément aux données du « Land Matrix », les investisseurs sont originaires de trois
groupes de pays : les pays émergents (Brésil, Afrique du sud, Chine, Inde, Malaisie et Korée),
les pays du Golfe et les pays occidentaux (Etats Unis et pays européens). Par ailleurs, si la
presse internationale s’intéresse principalement aux investisseurs étrangers, ces derniers
cependant, ne sont pas les seuls. Prennent part à la ruée sur les terres agricoles et des
investisseurs nationaux, qui agissent quelques fois comme intermédiaires de firmes
étrangères ou acquéreurs de terres ou pour leur propre compte. Dans plusieurs pays africains,
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les acquisitions de terres à des fins spéculatives par les élites nationales apparaissent comme
étant un facteur important d’éviction des populations locales. L’actuel accroissement des
cessions et locations de ressources foncières dans les pays en développement en général et
africains en particulier traduit le fait que la terre arable devient de plus en plus une ressource
importante qui se raréfie et de ce fait se trouve au centre d’une rude compétition entre les
divers usages possibles (BMZ, 2009). Au cœur de cette ruée, la volonté d’accaparement
foncier et la capture de la rente foncière (Merlet et al, 2009). Dans tous les cas, des
acquisitions foncières à des fins spéculatives sont aussi présentes.
 Les moteurs clés de la ruée sur les terres agricoles
La ruée soudaine sur les terres africaines est liée à plusieurs facteurs. Il ya d’abord, la volonté
proclamée par les gouvernements africains de « moderniser » leur agriculture, à travers
l’appel aux investisseurs privés. La diminution de l’aide Publique au développement, surtout
dans le domaine agricole a été un des arguments évoqués ; de même que « l’incapacité des
agricultures familiales à assurer la sécurité alimentaire ». Ainsi, les capitaux privés, sont
supposés financer cette modernisation, à travers les grands aménagements hydro-agricoles, la
mécanisation, etc. Mais en réalité pour que cet appel à l’investissement ait des échos, il a fallu
la conjonction de plusieurs facteurs internationaux qui ont dûment motivé les investisseurs. Il
y a d’abord la crise alimentaire mondiale de 2007- 2008 qui a rappelé toute l’importance des
productions agricoles et révélé de nouvelles opportunités. Il ya ensuite le regain d’intérêt pour
les agro-carburants et surtout les nouveaux marchés du carbone, tels que ceux proposés au
titre des initiatives de REDD, avec la marchandisation subséquente des services
environnementaux, ainsi que l’écotourisme (Taylor et Bending, 2009). Il ya enfin, la crise
financière internationale qui a amené les détenteurs de capitaux à s’orienter vers de nouveaux
types d’investissements très prometteurs. Ces facteurs sont naturellement doublés par les
« incitations » des organismes financiers internationaux en faveur de l’investissement privé.
III.Des impacts positifs limités et plusieurs impacts négatifs déjà notables
Plusieurs observateurs notent que les investissements agricoles fonciers peuvent être
considérés comme une occasion d'accroître les investissements dans l'agriculture (IFPRI,
2009). Ils pourraient, selon eux offrir d'importantes opportunités pour les pays d’accueil, en
raison de l'afflux des nouvelles technologies et des capitaux. Les recettes de l'État générées
par l'investissement dans des projets fonciers et agricoles pourraient, s'ils sont réinvestis,
fournir une base pour accroître la production et les revenus, améliorer les conditions de vie de
la population rurale. Pour eux, si l'investissement privé est combiné avec des formes
appropriées et justes d'agriculture contractuelle, les petits agriculteurs partenaires peuvent
avoir un accès sûr au marché, des prix appropriés pour leurs produits et donc des revenus. En
outre, ces investissements peuvent entraîner d’autres retombées, telles que le développement
des services de vulgarisation et de formation, la construction.
Il s’agit là d’une hypothèse bien optimiste que la réalité des investissements actuels n’a pas
encore suffisamment confortée. En effet, les impacts positifs restent assez rares, plusieurs
restant encore au stade de simples potentialités.
Une étude commanditée par l’OCDE (OCDE, Club du Sahel 2011) s’est intéressée aux
impacts dans cinq pays ouest africain, où il a été documenté notamment la construction
d’infrastructures (élargissement de canal dans l’Office du Niger, construction de pistes),
apport de capitaux, création d’emplois, etc.
Mais les investissements fonciers avec acquisition de terres à large échelle comportent aussi
de nombreux risques et impacts négatifs pour les exploitations familiales, la sécurité
alimentaire, l’environnement et l’avenir des futures générations Les cessions et locations de
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terres à large échelle comportent de nombreux risques socio-économiques, tels que le
déplacement des populations locales, l'intensification des conflits fonciers et l’exode rural.
Comme le souligne une note de la GTZ, particulièrement dans les pays où la sécurité
juridique est encore problématique, où la tenure foncière est incertaine et la corruption
généralisée, l'acquisition de grandes superficies par des investisseurs privés peut constituer
une menace à long terme sur la sécurité alimentaire, la stabilité et la paix sociales. Ce
processus peut davantage marginaliser les petits agriculteurs et constituer une menace pour la
production alimentaire. De même, il constitue une menace réelle pour les droits traditionnels
de pâturage, d'utilisation de l'eau, etc. Les principaux risques écologiques viennent du
déboisement pour cause de culture, les effets indésirables de la monoculture dans les grandes
plantations, et la surexploitation des ressources en eau dans l'agriculture irriguée à grande
échelle (Club du Sahel, OCDE, 2011).
Quant aux impacts spécifiques sur le genre, l’on peut noter que lorsqu’ils ne comportent pas
un volet spécifique genre, les investissements agricoles contribuent à accentuer la
marginalisation des groupes faibles, notamment des femmes. En effet, n’étant pas
« propriétaires fonciers », au sens coutumier du terme, les femmes ne bénéficient pas des
indemnisations éventuelles. Elles perdent notamment divers revenus qu’elles tirent de la
brousse : cueillette, plantes médicinales, etc. Il convient toutefois de noter que
Plusieurs des risques évoqués ne sont plus de l’ordre de la probabilité. Ils sont avérés dans
certains cas. De nombreux exemples fournis par les recherches de terrains peuvent les étayer.
En définitive, s’ils ne sont pas bien régulés, ces investissements sont porteurs d’un grave
danger pour la paix et la quiétude sociale.
IV. Conclusion
Les investissements agricoles privés accompagnés d’acquisitions de droits fonciers sur de
vastes étendues de terres constituent un grand danger pour l’avenir des exploitations
familiales et l’environnement. Ce danger est accru par l’inexistence dans plusieurs pays
africains de mécanismes efficaces de régulation foncière. Il convient donc de mettre en place
des gardes fous, des mécanismes efficaces de sécurisation foncière pour tous et, en premier
lieu des exploitations familiales.
Certes, il n’est pas question d’interdire l’investissement privé dans un pays à économie
libérale ; mais de mettre en place des mesures suffisantes de sauvegarde des droits
exploitations familiales, des mécanismes de transparence dans la négociation des contrats et
de reddition des comptes à tous les nouveaux. Les parlements nationaux et régionaux qui ont
une mission de production normative et de contrôle des exécutifs ont un grand rôle à jouer
dans ce domaine.
Par ailleurs, outre les mesures visant à améliorer la gouvernance foncière en général, plusieurs
actions importantes peuvent être menées pour s’attaquer spécifiquement aux questions ayant
trait aux acquisitions foncières à grande échelle. Les attributions foncières devraient faire
l’objet d’un consentement libre, préalable et en toute connaissance de cause des propriétaires
locaux. Ceci exigera d’aller plus loin que les obligations de concertation existantes déjà
prévues dans la législation qui réglemente les études d’impacts (Djiré et al 2012). Les contrats
d’investissement avec les sociétés devraient aussi stipuler de façon limpide que toute
acquisition foncière exige le consentement des propriétaires fonciers locaux. Il faut une
politique cohérente et détaillée en matière d’investissements agricoles, qui regroupe les
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dispositions que l’on retrouve égaillées dans des politiques et lois diverses. Les législations
nationales devraient aussi fixer des plafonds de superficies pour les aliénations foncières. La
durée des baux fonciers, qui est actuellement normalisée (30 et 50 ans, renouvelable, dans
l’ON), devrait être ajustée en fonction de la dynamique économique des projets
d’investissement, y compris la nature de l’activité économique et la taille du terrain concerné.
Si le fait
d’allouer une indemnisation pour les pertes subies par les propriétaires et
exploitants locaux est louable, il serait encore mieux d’envisager des mécanismes pour
garantir leur intéressement ou leur participation au capital, de manière à leur permettre de
continuer de profiter des avantages du projet sur le moyen et le long terme. Les attributions
foncières supérieures à une certaine taille devraient être soumises à l’approbation du
parlement et tous les contrats devraient être publiés (ibid).
D’une manière plus fondamentale, il est nécessaire d’envisager un éventail plus large de
modèles d’investissements agricoles. Les petits producteurs ont montré qu’ils pouvaient
investir et bien investir, s’ils sont soutenus. Dans plusieurs pays, notamment au Mali dans la
zone Office du Niger, les petits producteurs comptent pour l’essentiel de la production
agricole et ont fait la preuve que s’ils sont soutenus, ils peuvent augmenter leur productivité.
Il convient de les soutenir.
La question des investissements agricoles avec acquisitions ou locations de terres à large
échelle dépasse largement la question foncière. Elle interpelle la gouvernance en général.
Références bibliographiques
Club du Sahel et de l'Afrique de l'Ouest/OCDE (2011). Investissements et régulation des
transactions foncières de grande envergure en Afrique de l'Ouest. Synthèse – rapport de
recherche. Disponible sur : http://farmlandgrab.org/post/view/19599.
Cotula L., Polack E Aprile 2012. The global land rush: what the evidence reveals about scale
and geography, IIED, Briefing note disponible sur: www.iied.org
Djiré M.(dir) 2012 ( Sous presse), Investissements agricoles et acquisitions foncières au
Mali : Tendances générales et études de cas, IIED, Londres
Taylor M. and Bending T., 2009. Increasing commercial pressure on land: Building a
coordinated response, A Discussion Paper, Rome, ILC Secretariat.
Ward Anseeuw, Mathieu Boche, Thomas Breu, Markus Giger, Jann Lay, Peter Messerli and
Kerstin Nolte, ILC, Aprile 2012, Transnational Land Deals for Agriculture in the Global
South , Analytical Report based on the Land Matrix Database
World Bank (2010), Rising global interest in farmland: Can it yield sustainable and equitable
benefits? Washington DC: World Bank.
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