Moi, Denys P., rescapé du Bataclan

Transcription

Moi, Denys P., rescapé du Bataclan
Moi, Denys P., rescapé du
Bataclan
Roman-témoignage écrit par Denys PLAUD
21 268 mots
129 554 caractères (espaces compris)
Denys PLAUD
4 Clos de la Montjoie
78750 MAREIL-MARLY
Tel. : 06 17 47 43 45
[email protected]
06/05/2016
Denys PLAUD
4 Clos de la Montjoie
78750 Mareil-Marly
Tel. : 06 17 47 43 45
[email protected]
Madame, Monsieur,
Je vous soumets mon manuscrit « Moi, Denys P., rescapé du Bataclan », un
roman dans lequel je témoigne, en tant que survivant des attentats terroristes, et décris ma longue reconstruction après le 13 novembre.
Vous souhaitant bonne lecture, veuillez recevoir, Madame, Monsieur, mes
sincères salutations.
Denys PLAUD
TABLE DES MATIERES
Table des matières ................................................................................................................ 1
Chapitre 1 : l’après-midi du 13 novembre .............................................................................. 2
Chapitre 2 : le concert au Bataclan ........................................................................................ 6
Chapitre 3 : l’attaque des terroristes .....................................................................................10
Chapitre 4 : les trois semaines suivantes..............................................................................16
Chapitre 5 : repos en décembre ...........................................................................................47
Chapitre 6 : les étapes de ma reconstruction........................................................................48
Chapitre 7 : comment j’envisage l’avenir ..............................................................................71
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 1
Chapitre 1 : l’après-midi du 13 novembre
« À votre santé, mon général, vive le rock’n’roll, à la vie, à la mort ! », m’exclamaije, en levant ma flasque de rhum frelaté, alors que la nuit tombait. Adossé contre une
vieille chapelle napoléonienne, située sur les hauteurs du Père-Lachaise, je contemplais l’horizon parisien, à travers cette forêt d’arbres et de tombes, apercevant de
temps à autre le phare de la tour Eiffel. En ce vendredi 13 Novembre 2015, j’étais
heureux. J’allais enfin, ce soir, assister au concert de mon groupe préféré, Eagles of
Death Metal, au Bataclan, et danser sur le parquet du théâtre, en écoutant leur musique rock, dont j’étais fan depuis une dizaine d’années !
Plus tôt dans l’après-midi, j’avais pris le RER afin de rallier la capitale. Mais au fur
et à mesure de ma progression, le bruit et l’agitation m’avaient pourchassé… J’avais
finalement battu en retraite, par la longue montée de la rue des Pyrénées, pour me
réfugier dans la nécropole.
Toutefois le havre de paix espéré m’était apparu comme une fourmilière noire de
monde, pleine de curieux et de personnalités, conduites à bord de taxis dans les
larges allées, dont la protection exigeait la réquisition de l’ensemble des gardiens du
cimetière. Tous ces gens étaient rassemblés devant la grande coupole du crématorium, pour les obsèques du philosophe André Glucksmann.
Fuyant cette inhabituelle effervescence, j’avais rejoint la tombe de Jim Morrison.
Devant elle se dressait une barrière de CRS, sur laquelle était fixée divers messages
d’admirateurs, ainsi qu’une photocopie du visage de leur idole. J’avais alors rendu
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hommage à ce barde contemporain, en portant à ses lèvres numérisées un peu
d’alcool et un joint d’herbe.
Puis je m’étais dirigé vers la 39e division, en première ligne. C’était un point de
vue stratégique avec une vue imprenable à l’ouest, où étaient enterrés bon nombre
de maréchaux et de généraux fidèles à l’Empereur Bonaparte. Là, j’avais bu et fumé,
en transe comme un brave, sur les sons entraînants de mon téléphone, en mode
haut-parleur. Ma cérémonie festive, en principe interdite par le règlement intérieur
des lieux, se déroulait sans encombre, grâce à l’absence de vigiles à cet endroit reculé, et la tolérance des quelques rares passants, pressés de rentrer chez eux.
« 17h45, il est temps d’y aller ! », songeai-je, quelque peu intrigué de n’avoir ni
reçu la visite, ni entendu sonner les clochettes des veilleurs mortifères. Après avoir
dit au revoir à mes hôtes de l’au-delà, je me hissai sur mes jambes avec peine, défoncé. Sans réfléchir, je les laissai dévaler librement les escaliers du vallon, puis les
différents chemins et allées, dans un calme seulement troublé par le croassement de
quelques corbeaux.
J’arrivai entre moins dix et moins cinq devant la porte du repos. Quelle ne fut pas
ma surprise de la trouver close, alors que, deux semaines auparavant, lors de ma
dernière visite, j’étais sorti à la même heure ! Il en advint de même pour l’issue principale. Ne voyant aucun employé dans le bâtiment de la conservation, je compris
alors que j’étais bel et bien enfermé à l’intérieur du Père-Lachaise !
Soudain, un éclair de lucidité traversa mon esprit : « Mince ! Les horaires de fermeture du cimetière sont passés depuis peu en régime d’hiver, à savoir 17h30 au
lieu de 18h, c’est la seule explication ! Me retrouver prisonnier à cause de cette méprise, et louper le concert de ce soir, c’est trop bête, je dois trouver un moyen de
m’échapper ! » S’évader de cette prison mortuaire, aux murs d’enceinte imposants et
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bien protégés, était une entreprise déjà périlleuse, pour quelqu’un en pleine possession de ses moyens, qui devenait insensée dans mon état d’ébriété ! Mais ma volonté d’assister au concert était la plus forte…
J’allai dans le coin situé juste à droite de l’entrée principale, avec un haut mausolée blanc dans l’angle, et repérai juste à côté une stèle de marbre noir, tout contre le
rempart me séparant de la rue du Repos. J’escaladai les murets entourant la dalle,
puis une colonne surmontée d’un ornement, avant de me hisser sur la structure métallique ; celle-ci supportait des fils barbelés de type militaire, dans lesquels je me
retrouvais empêtré ! Après avoir enlevé une à une les nombreuses petites lames de
rasoir de mes vêtements, je me redressai, debout sur le haut du mur, en position trop
élevée pour sauter directement en bas. Observant les alentours, je remarquai, une
vingtaine de mètres plus loin sur la gauche du trottoir, un lampadaire accolé au rempart avec un panneau de signalisation accroché dessus.
Alors les gens qui dînaient à l’intérieur de la brasserie juste en face de moi, observèrent un curieux funambule successivement marcher tout en haut du mur
d’enceinte, en longeant avec précaution les barbelés, s’arrêter un peu plus loin au
niveau du réverbère, éviter les nombreuses pointes acérées du rebord du mur, poser
la pointe des pieds sur le haut du disque interdisant de stationner, puis le rectangle
menaçant d’enlever tout véhicule en infraction, prendre appui dessus et enfin bondir
pour ne pas s’empaler dans les piques anti-escalade fixées au poteau !
Malgré un saut exécuté et réceptionné du mieux possible, une vive douleur traversa ma cheville droite, lorsque j’atterris trois bons mètres plus bas à quatre pattes
sur les pavés de la rue du Repos. Constatant que je pouvais quand même marcher,
clopin-clopant, j’exprimai ma joie devant la vitrine de la brasserie, en criant à un des
clients, qui me regardait l’air stupéfait : « J’ai réussi, je suis vivant ! »
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« Mieux vaut ne pas traîner ici, il est possible que des gardiens du cimetière aient
alerté la police ; ça serait dommage, après cet exploit, de rater le concert et de passer la nuit au poste ! », pensai-je alors. Mais, dans la hâte de m’éloigner des lieux de
mon évasion, je pris la direction opposée au Bataclan ! Et ainsi, je marchai lentement
en boitant, sur le boulevard de Ménilmontant, puis l’avenue Philippe-Auguste, avant
de rejoindre le long boulevard Voltaire, par l’intermédiaire de la rue de Charonne. En
chemin, je m’arrêtai à une pharmacie, pour acheter une bande et du baume du tigre,
afin de me confectionner un pansement de premier secours.
Heureusement, il me restait suffisamment de temps pour rejoindre la salle de
spectacles, malgré ce détour et ma cheville foulée. Enfin arrivé, une demi-heure en
avance, je me posai sur un banc du square devant le théâtre. Savourant le succès
de mon évasion, je pris le temps d’écrire à un ami ce texto : « Concert Eagles of
Death Metal au Bataclan, après avoir fait le mur au Père-Lachaise ! »
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Chapitre 2 : le concert au Bataclan
Après avoir fait la queue à l’entrée du théâtre, présenté mon billet et déposé mon
blouson au vestiaire, j’entrai dans la salle et remarquai immédiatement l’immense
parquet en bois de la fosse. « Le temple idéal pour danser, en écoutant les Eagles of
Death Metal… À chaud, ma cheville devrait tenir le coup ! », me dis-je. Pour accompagner cette pensée réconfortante, je commandai au bar un whisky-coca, que je bus
d’un trait, puis sortis m’allumer une cigarette, avant le début du concert.
Séparé des autres badauds par quelques barrières de CRS, en guise d’enclos, je
distinguai un quinquagénaire isolé dont la chevelure et les rouflaquettes peroxydées
le faisaient ressortir du reste des fumeurs. Ayant à peu près le même âge, j’entamai
la conversation avec lui, sur le passage du groupe, quelques années en arrière, au
festival de St-Cloud, auquel nous avions assisté tous les deux. Puis, je lui souhaitai
une bonne soirée, et retournai à l’intérieur prendre un demi. En attendant le début du
spectacle, je m’assis sur le plancher.
Lorsque le duo White Miles, programmé en première partie, commença, j’eus
toutes les peines du monde à me lever tant ma cheville, ankylosée durant l’attente,
me faisait souffrir… Heureusement, une iroquoise, bondissante sur la scène, chantait en hurlant et en s’accompagnant à la guitare, de manière si énergétique, supportée par son ami batteur, que leur musique me remit en piste !
Peu à peu, je pris plaisir à gigoter sur le parquet, avec largement assez d’espace
autour de moi, et mon verre de bière pour me désaltérer. Ce dernier vidé, la douleur
avait disparu pour faire place à la joie d’être là, dans cet endroit mythique… Bonheur
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également exprimé par les deux jeunes artistes, qui jouaient pour la première fois à
Paris. Ils furent encouragés, et applaudis par le public à la fin de leur performance.
Pendant l’entracte, après une pause clope dehors, je constatai que l’intérieur du
théâtre se remplissait à grande vitesse de monde, notamment au bar, où je dus faire
preuve de patience. Ma pression enfin obtenue, je me frayai un chemin à travers la
foule présente, et allai au seul endroit encore accessible de la fosse, sur le côté
gauche, le mur du promenoir derrière mon dos, attendre l’arrivée des Eagles of
Death Metal.
Hélas, même dans ce coin, la densité de spectateurs augmentait de minute en
minute ! J’en fis part à ma voisine, une Argentine en vacances à Paris, qui me révéla
qu’elle était ici un peu par hasard, et qu’elle ne connaissait pas le groupe principal.
« J’ai envie de danser ce soir, et pour moi, la seule possibilité, c’est là-haut ! », lui
déclarai-je, en montrant du doigt les loges à l’étage, en face de nous. Puis, je la quittai, et allai à contre-courant de cette marée humaine, susceptible à tout instant de
me submerger moi et ma cheville en vrac !
Après avoir monté les escaliers au premier niveau, je longeai le côté droit du balcon, en prenant le couloir de sortie, situé entre la dernière rangée de sièges et le
mur. Je m’arrêtai au niveau du pilier de soutien vert pâle de l’édifice. La place était
idéale, avec assez d’espace pour danser, et une vue imprenable sur la scène ! Contemplant la fosse pleine de monde, je la pris en photo à l’aide de mon téléphone,
puis attendis la reprise du spectacle.
Enfin les rockers californiens firent leur entrée sur scène, sous les acclamations
des nombreux spectateurs, et débutèrent par leur refrain culte, "I Only Want You",
dont j’avais vu et revu tant de fois le clip sur YouTube ; on y voyait Jesse Hughes, le
leader, vêtu d’une cape de super-héros, et possédé par l’esprit du rock’n’roll, avec
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des groupies, dans les rues de Los Angeles… Mais au lieu d’être sur mon écran
d’ordinateur, il se retrouvait ce soir au Bataclan devant mes yeux ! Nous fîmes tous
les deux notre show, lui en bas, et moi en haut, allant et venant sur les quelques
mètres carrés de l’étroit passage… J’y dansais avec le plus grand plaisir, survolté par
les riffs des guitares électriques !
A la fin de cette première chanson, accueillie par une salve d’applaudissements,
Jesse Hughes, tel un prédicateur, harangua les 1500 personnes présentes dans la
salle, en leur demandant si elles étaient prêtes à accueillir l’esprit du rock’n’roll. Puis,
sous les nombreux cris d’acclamation, il fit sa déclaration d’amour à la foule et termina par deux mots qu’il prononça en français : « Mes amis ! »
Par la suite, il renouvela ces échanges charismatiques avec le public, notamment
après le quatrième titre, "Secret Plans", où il confia à ses fans qu’il ne s’était jamais
senti aussi heureux de venir jouer à Paris devant eux ce soir, et que cette date était,
de son avis, déjà la meilleure de leur tournée européenne. De même, après avoir fait
une blague salace, en rapport avec le plaisir éprouvé lors d’une fellation, il fit chauffer
la salle en demandant successivement aux femmes, puis aux hommes, de crier aussi
fort que possible, avant d’attribuer la victoire à ces dames et de leur dédicacer le
morceau suivant "Cherry Cola" ! Enfin, ayant lancé de nombreux médiators de guitare, qui comblèrent les groupies collectionneurs d’objets, il déclencha l’hilarité générale, après s’être recoiffé au peigne, en faisant de même avec son collègue guitariste
chauve, à la longue barbe !
Pour ma part, à force de m’agiter et de crier comme un forcené sur chacune des
chansons interprétées par le groupe, je m’étais mis torse nu, sous l’effet de l’intense
chaleur ressentie, en posant mon tee-shirt sur la rambarde devant moi. À cause de
ma consommation excessive d’alcool, je m’appuyais de plus en plus fréquemment
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sur cette balustrade, afin de reprendre mon souffle, entre deux morceaux, avec
l’impression de participer à un marathon de la danse !
Sur l’air de "Kiss the Devil", je décidai de garder un petit souvenir de ce concert
mémorable en filmant, le téléphone à la main, alternativement le groupe en train de
jouer sur scène, suivi de moi en train de gesticuler. Ayant éteint l’appareil, je continuai de danser, lorsque subitement j’entendis une série de détonations. Je crus tout
d’abord qu’un mauvais plaisantin avait décidé de gâcher le spectacle, en allumant
des pétards, puis que ces déflagrations faisaient partie du show… Mais bientôt des
cris se mêlèrent à de nouvelles explosions, et alors je compris la terrible réalité : des
gens tiraient avec des armes à feu, à l’intérieur du Bataclan !
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Chapitre 3 : l’attaque des terroristes
Peu après avoir entendu les premiers coups de feu et les cris dans la salle, je
longeai en toute hâte, torse nu, le couloir du balcon où j’avais, une heure auparavant,
assisté au concert des Eagles of Death Metal, en dansant comme un diable. Prenant
la sortie située au fond à droite, je me réfugiai instinctivement dans une des loges du
premier étage, suivi par d’autres gens qui, eux aussi, recherchaient un endroit pour
se cacher, à l’abri des tirs. La petite pièce, sans issue, comportait un frigo que nous
plaçâmes derrière la porte afin de nous barricader, tout en accueillant le maximum de
réfugiés que cette cellule de dix mètres carrés pouvait supporter ; nous nous retrouvâmes ainsi une bonne quinzaine debout les uns contre les autres.
La dernière âme en peine à trouver asile parmi nous fut une femme blessée, et
nous lui cédâmes tous un peu d’espace pour lui permettre de s’allonger. Dans ce
but, je pris place dans un coin si minuscule que j’eus l’impression de rapetisser. En
effet, j’étais recroquevillé, de manière extrêmement inconfortable, sous une tablette
en bois, sur laquelle s’appuyaient certains de mes compagnons d’infortune. Adossé
contre le bas du meuble du lavabo, la tête inclinée juste sous la planche, je ne voyais
plus, à ma gauche, que des pieds et des jambes, et la cloison à ma droite !
Une personne de l’assistance appela la police et leur dit : « Venez vite, des terroristes tirent sur les gens à l’intérieur du Bataclan ! », puis elle nous transmit les consignes des autorités. Il fallait impérativement être le plus silencieux possible, afin de
ne pas se faire remarquer par les assaillants, notamment éteindre la lumière et nos
portables, et surtout, ne pas ouvrir la porte avant l’arrivée des secours.
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Commença alors une très longue et insoutenable attente, durant laquelle nous
entendions par intermittence les puissantes détonations des fusillades, mélangées
aux cris des victimes. Quand ces terribles bruits cessaient et que nous reprenions
quelque espoir dans la fin de cette horreur, hélas, ce n’était qu’une pause : une fois
les armes rechargées, l’épouvantable vacarme reprenait !
Puis, les funestes sons se rapprochèrent dangereusement de notre cachette.
Soudain, alors que j’étais accolé au mur, je sentis ce dernier vibrer au rythme de violentes déflagrations, et compris avec effroi qu’il s’agissait d’impacts de balles, tirées
de l’autre côté de la cloison. « Pourvu qu’elle tienne ! », priai-je alors, conscient de sa
fragilité. Bien que mes vœux aient été exaucés, je n’osai même plus regarder cette
frêle protection en Placoplatre, et restai terrifié un long moment après l’arrêt des redoutables salves !
Ces dernières avaient endommagées les tuyaux de canalisation de la loge, provoquant une fuite d’eau du côté du lavabo, en dessous duquel je me trouvais. Ma
position devint encore plus inconfortable… Je me retrouvais dans le coin le plus humide de la pièce, accroupi dans une flaque, et voyais la tablette, au-dessus de ma
tête, se désagréger lentement en morceaux d’aggloméré qui tombaient à mes pieds !
Bien qu’absolument non préparés à cette situation de crise, mes camarades firent preuve d’un sang-froid et d’une unité remarquable, digne d’un commando militaire entraîné. Dès qu’une personne commençait à paniquer, les autres lui communiquaient, en quelques mots brefs, leur instinct de survie collectif, comme calmant. Ce
fut le cas notamment lorsqu’une femme s’écria : « Je ne veux pas mourir ainsi, abattue comme un chien ! » Quelques « chuts » de notre part suffirent pour obtenir d’elle
à nouveau son silence !
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A force de rester si longtemps prisonnier dans un espace très réduit, un peu dans
la même posture qu’un yogi enfermé dans une boîte, je finis par accepter la mort.
Celle-ci, accompagnée de souffrances, rôdait autour de nous, capable de surgir et de
me prendre à tout instant, et avait précédemment agité de spasmes violents le mur
me séparant d’elle… Apprivoisant ma peur, je me tournai alors vers la cloison à nouveau, et posai doucement ma main contre la paroi. « Autant me soulager un peu ! »,
pensai-je, ressentant de douloureuses courbatures dues à cette interminable attente. Afin d’y remédier, je m’allongeai quelques instants sur le dos, étirant du mieux
possible les muscles ankylosés de mon corps.
Cette pause au ras du sol m’apaisa physiquement et mentalement. Puis, mes
yeux s’étant faits à l’obscurité de la pièce, j’observai tous les objets éparpillés par
terre, portefeuilles, téléphones, clés, cartes bancaires, etc. Constatant leur parfaite
inutilité dans le cas présent, je me demandai alors : « Que feras-tu, hein, si un terroriste pousse la porte et s’apprête à nous mitrailler, alors qu’on est fait comme des
rats ? » Conscient de l’impossibilité d’anticiper ses propres réactions, face à ce genre
de situation dramatique, j’essayai quand même, afin de me préparer au pire. Comme
j’étais au fond de la pièce, caché sous la tablette, je pouvais faire le mort, les gens
devant moi en guise de bouclier humain. Ou bien, les suivre, s’ils se ruaient, perdus
pour perdus, sur l’agresseur, sachant que celui-ci ne pouvait pas tous nous tuer sans
recharger son arme…
Au fur et à mesure, les coups de feu se firent de moins en moins entendre,
jusqu’à disparaître dans un silence inquiétant. Respectant les directives de prudence, nous restâmes barricadés dans la petite loge et attendîmes patiemment
l’arrivée des secours. Quand ces derniers frappèrent enfin à la porte, et crièrent
« Police ! », je me sentis soulagé de toute l’angoisse endurée !
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Lorsque les sauveteurs voulurent rentrer dans la pièce, quelqu’un leur
cria : « Attention, poussez doucement le frigo, il y a une femme blessée, allongée
juste derrière ! » Ils prirent alors les précautions nécessaires, et nous firent sortir un
par un, chacun attendant son tour, avec calme et patience. Le dernier à être libéré, je
m’extirpai avec peine de la cachette où j’avais passé plusieurs heures sans bouger.
Puis, je me remis péniblement à marcher, en boitant, chaque appui trop marqué sur
ma cheville foulée étant sanctionnée par une violente douleur électrique ! Passant de
l’ombre douce à la lumière crue, j’enjambai ma camarade gisant par terre, touchée
au torse, une grosse tache rouge couvrant la poitrine et l’abdomen, avant de quitter
définitivement la loge.
Ayant passé la porte, je fus guidé, ainsi que les autres rescapés, par le dispositif
d’accompagnement mis en place, constitué d’un policier tous les cinq mètres, sur le
chemin menant du balcon à la sortie. Progressivement, je découvris, horrifié,
l’ensemble du théâtre transformé en un champ de bataille sanglant, avec un nombre
inimaginable de corps, recouverts d’un drap blanc, tandis qu’un agent me disait
: « Regardez droit devant vous, monsieur, ils sont tous morts, vous ne pouvez plus
rien pour eux ! »
Mais quel que fût le point de vue, le sang des victimes s’imposait, à tous les niveaux, dans les moindres recoins, marquant à jamais les sols, murs, et plafonds de
l’édifice, imprégnant profondément les lattes en bois de la fosse, où le gros du carnage avait eu lieu, en passant par les sièges à l’étage, jusqu’aux fresques anciennes
situées en hauteur… Même en fermant les yeux, l’horreur s’était fixée irrémédiablement sur ma rétine. Et puis, de toute façon, j’étais obligé de prendre garde aux dépouilles, jonchées sur mon chemin, afin de ne pas trébucher dessus !
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N’ayant pu récupérer mon blouson au vestiaire, ô combien accessoire devant
l’état d’urgence des lieux, je sortis du Bataclan torse nu, alors que la nuit était froide.
Clopin-clopant, je suivis les autres rescapés, sur la gauche du boulevard Voltaire,
protégés par une escorte de policiers. Ces derniers, envisageant la menace potentielle d’un terroriste sniper dissimulé à l’extérieur, nous firent raser les murs, et nous
amenèrent sans traîner en lieu sûr, en l’occurrence dans la cour intérieure d’un immeuble situé au début de la rue Oberkampf. Ils nous laissèrent là, avec d’autres survivants déjà sur place, puis repartirent accomplir les autres et nombreuses missions
qui les attendaient, face à cette situation de guerre.
Livrés à nous-mêmes dans ce patio, l’onde de choc post-traumatique à très court
terme, peu de temps après avoir échappé à cette mise à mort imposée, fut ressentie
de manières diverses et variées par mes camarades… Avec horreur, pour cette
femme, en pleine crise d’hystérie après avoir retrouvé des morceaux de chair dans
ses cheveux, ou effroi, pour cet homme qui essayait en vain de parler, sans que nul
son ne sortît de sa bouche ! Avec émotion, pour ceux étreignant leurs proches retrouvés, tandis que d’autres, moins chanceux, restaient dans l’incertitude, quant aux
chances de survie de leurs amis présents lors de cette soirée…
Malgré tout, les gens firent preuve d’une grande solidarité entre eux, ne laissant
personne seul dans la détresse. Ainsi une survivante, me voyant grelotter torse nu,
me proposa un haut très moulant, et une écharpe blanche avec des roses, que je
mis volontiers ! Puis, le patron du fast-food grec, dont l’arrière-cuisine donnait sur la
cour, accueillit avec hospitalité ceux et celles, comme moi, ayant besoin de se réchauffer, d’aller aux toilettes, de se réhydrater, etc.
Prenant alors le relais, le voisinage fit preuve d’une très belle fraternité à notre
égard. Plusieurs personnes, habitant au-dessus de la cour, offrirent spontanément
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 14
des vêtements chauds à plusieurs des rescapés dans le besoin, et leur proposèrent
de les héberger.
Ce fut mon cas. J’étais en proie à des maux de ventre nauséeux épouvantables,
liés au froid, au stress, à la mauvaise qualité et à la trop grande quantité d’alcool ingéré de l’après-midi jusqu’au soir … Un jeune homme vint à mon secours, et me
donna un pull à col roulé. Je lui demandai, en l’implorant : « La seule façon pour moi
d’aller mieux serait de m’allonger au chaud, est-ce possible chez toi ? » Il accepta et
m’emmena dans son petit studio. Après l’avoir encore remercié, je m’endormis à
même le sol, dans un duvet qu’il m’avait prêté. Plongeant dans un sommeil réparateur, j’étais exténué, au terme d’un interminable vendredi 13 novembre, où j’avais
côtoyé la mort de très près !
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Chapitre 4 : les trois semaines suivantes
Le lendemain matin, après avoir bien dormi chez David, l’ange gardien qui m’avait
hébergé la veille, alors que j’étais très mal en point, et qui partait de bonne heure au
travail, je l’accompagnai, lui faisant part de ma volonté d’apporter mon témoignage
aux policiers, en tant que rescapé d’actes terroristes. Marchant au ralenti, la cheville
toujours douloureuse, j’eus du mal à reconnaître la rue Oberkampf, que les forces de
l’ordre nous avaient fait prendre, moi et les autres survivants du théâtre, en toute
hâte, la nuit dernière. De jour, elle me paraissait étrangement calme, obstruée un
peu plus loin par des barrières, vers lesquelles nous nous dirigeâmes, moi et mon
hôte, avant de se dire au revoir.
Je m’adressai alors à l’agent en charge du barrage : « Bonjour monsieur, j’étais à
l’intérieur du Bataclan hier soir, et souhaiterais être entendu. » Ce dernier, après
avoir appelé ses supérieurs par talkie-walkie, me fit rentrer à l’intérieur du périmètre
de sécurité, et un de ses collègues m’accompagna jusqu’à un des fourgons situés en
travers du boulevard Voltaire, à proximité de la salle de spectacles, où s’affairaient
les auxiliaires de la police technique et scientifique, vêtus de combinaisons blanches.
Les CRS m’accueillirent avec tout le respect dû à un survivant d’une scène de
guerre. Leur chef me serra la main, me félicitant d’accomplir, en ces terribles circonstances, mon devoir de citoyen. Puis, il m’offrit du café que je bus, assis sur le marchepied du camion, en relatant à ses hommes les tragiques évènements auxquels
j’avais assisté. L’un d’eux me confia que des membres du RAID, pourtant aguerris,
avaient comme moi été choqués, en arrivant sur les lieux, par le nombre de victimes
civiles.
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 16
Un peu plus tard, un officier de police judiciaire de la BRB prit ma déposition dans
un des fourgons de CRS, me demandant notamment si j’avais vu ou entendu les terroristes, ce qui n’était pas le cas. Ensuite, tandis que j’étais raccompagné par un
CRS à l’intersection du boulevard Voltaire et de la rue Oberkampf, j’aperçus, derrière
les barrières de sécurité, les équipes de journalistes, déjà en poste, à l’affût du
moindre renseignement.
Après avoir été entendu par les autorités, je témoignai à nouveau, mais cette fois
devant les micros et caméras de télévision des principales chaînes d’information nationales et étrangères, l’une après l’autre, m’exprimant suivant les cas en français ou
en anglais, au sujet du cauchemar que j’avais vécu au Bataclan. À la fois parce que
j’en ressentais le besoin personnel, afin d’aller mieux, mais aussi pour rendre hommage à mes compagnons d’infortune. En effet, j’étais en mesure de raconter ce qui
s’était passé, contrairement aux nombreuses personnes que j’avais vues, touchées
de plein fouet par ce drame et sans voix.
Au bout d’une bonne demi-heure, fatigué de ces entretiens successifs, j’y mis fin,
laissant mes coordonnées pour les reporters souhaitant me contacter ultérieurement.
Ma cheville me faisait à nouveau souffrir, et je me voyais mal marcher sur de longues
distances, afin de trouver une station de métro ouverte, sachant que celles à proximité avaient été fermées. Heureusement, des journalistes de TV5, après m’avoir offert
une pause-café au bar du coin, affrétèrent à leur charge un taxi pour me ramener
chez mes parents, en échange d’un passage en direct au JT de 13 heures sur
France 2, suivie d’une interview l’après-midi dans leurs locaux. Peu de temps après,
mon chauffeur arriva, et une fois monté à l’arrière de sa voiture, il prit la direction de
Mareil-Marly, un petit village situé dans la banlieue ouest, à environ une quinzaine de
kilomètres de Paris.
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 17
Durant le trajet, je lui relatai ma terrible expérience de la veille, qu’il compléta par
le récit des autres attaques, d’abord à Saint-Denis, aux abords du stade de France,
où des terroristes s’étaient fait exploser durant le match de football amical FranceAllemagne, puis dans plusieurs rues des dixièmes et onzièmes arrondissements,
marquées par le mitraillage de terrasses de café et de restaurants.
Lui ayant parlé du formidable élan de solidarité dont avait fait preuve beaucoup de
gens à l’égard des rescapés, comme moi, de ces attentats meurtriers, il me confia
que beaucoup de ses collègues avaient ramené gratuitement d’autres survivants, en
plein désarroi, incapables de retourner à leurs domiciles. « Vous savez, monsieur,
ces tragiques évènements à Paris restent exceptionnels, alors que dans d’autres
pays, c’est quotidien ! », me dit-il, et je pris alors conscience de l’horreur, l’ayant connue une soirée, de vivre dans la peur et l’insécurité permanente.
Arrivés au terme de notre voyage, en fin de matinée, devant la maison familiale,
je le remerciai de m’avoir écouté, ce à quoi il répliqua : « Monsieur, vous avez une
grande force intérieure, il faut continuer, au revoir ! » Je retrouvai alors mes parents,
les embrassai, et leur expliquai à leur tour ce qui m’était arrivé. Quelques-uns de mes
oncles et tantes, m’ayant vu à la télé, leur avaient téléphonés, et transmis les informations me concernant.
Après une douche revigorante, je remis du baume décongestionnant sur ma cheville gonflée et refis son bandage. Ensuite, je répondis de manière rassurante aux
messages envoyés ce matin par des amis inquiets à mon sujet, qui savaient que
j’avais assisté au concert des Eagles of Death Metal hier soir.
Vers midi, le déjeuner terminé, une journaliste passa me prendre en taxi, afin de
m’emmener au siège de France Télévisions, dans le quinzième arrondissement de
Paris, pour mon passage en direct au JT de 13 heures sur France 2. En chemin, elle
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 18
m’exposa son projet de filmer mon quotidien de survivant du Bataclan, après une
interview, dans la reprise du travail, en soirée avec des amis, etc. Le principe de ce
reportage, basé sur le suivi d’une victime dans la durée, me parut intéressant, complémentaire de mon témoignage sur l’horreur concentrée d’une seule soirée, et je lui
donnai mon accord.
Environ une demi-heure plus tard, nous arrivâmes devant l’immense bâtiment du
service public audiovisuel national. Une assistante, mise à ma disposition,
m’accueillit et prit le relais. Elle me conduisit tout d’abord dans une loge de maquillage, où je fus préparé par des professionnelles, ayant l’art de mettre à l’aise et de
détendre leurs hôtes, tandis que le présentateur du journal, Laurent Delahousse, vint
me serrer la main chaleureusement, saluant le courage dont je faisais preuve en venant témoigner le lendemain même des attentats.
Ensuite elle me fit attendre dans un petit salon, avec d’autres invités, dont une
très belle femme rousse assise en face de moi, avant de m’accompagner sur le plateau télé, où je pris place, en compagnie des autres journalistes. Ces derniers étaient
en train de vérifier consciencieusement leurs sources, réunis autour d’une demi-table
ronde, présidée par Laurent Delahousse.
Après qu’un technicien m’eût installé un micro-cravate relié à un émetteur et vérifié son bon fonctionnement, il me recommanda de répondre à ses questions en le
regardant. Une fois le compte à rebours du passage en direct terminé, il démarra
cette édition spéciale, ayant pour seul titre les attentats de la veille à Paris.
Lisant le texte du prompteur en face de lui, le présentateur du journal télévisé de
France 2 fit un bref résumé des tragiques évènements survenus vendredi soir dans
la capitale, et annonça que ces attaques avaient été revendiquées, quelques minutes
auparavant, par le groupe état islamique. Puis il lança le reportage détaillé sur le dé-
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 19
roulement, minute par minute, de cette nuit d’horreur. Ayant moi-même vécu ce
drame, je découvris avec un terrible recul, sur l’écran devant moi, les images successives des nombreux morts et blessés, des différents quartiers touchés par ces
attentats meurtriers, du déploiement des forces de police et de l’armée, des secours,
et des récits de quelques survivants. Ainsi me fut révélée une vision de Paris en état
de guerre, ressentie péniblement, à la fois en tant qu’acteur et spectateur de ce
drame !
Il enchaîna sur un document filmé par un journaliste, au moment de l’attaque des
terroristes, montrant des gens en train de s’échapper de la salle, dont certains blessés, par une sortie de secours donnant dans une rue située à l’arrière du bâtiment.
On y apercevait deux personnes en situation périlleuse, un homme debout sur le rebord d’une fenêtre au deuxième étage, et une femme suspendue dans le vide durant
plusieurs minutes, avant d’être secourue et ramenée à l’intérieur par des mains charitables.
Ensuite, après avoir passé un autre reportage centré sur le Bataclan, le présentateur du journal télévisé fit la transition et m’interrogea en tant que rescapé. Répondant à ses questions, je lui livrai en direct, devant des millions de téléspectateurs, un
bref compte-rendu de l’effroyable soirée, depuis le début de la fusillade, avec
l’interminable attente des secours, jusqu’à la découverte d’une salle de spectacles
maculée de sang et pleine de cadavres !
Au bout de ces quelques minutes d’entretien, Laurent Delahousse me remercia
d’être venu témoigner devant les caméras de France 2, et continua avec un autre
reportage sur les victimes, pause qui me permit de quitter le plateau. Ce fut alors au
tour de la présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte, d’aller à ma rencontre
et me serrer la main, très reconnaissante de mon passage en direct sur la chaîne
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 20
publique. Puis l’assistante mise à ma disposition me fit parvenir un mot de la part de
la charmante invitée aux cheveux rouges, que j’avais remarquée peu de temps avant
le début du journal ; dépliant un petit papier, je lus ces quelques lignes de soutien : «
Monsieur, prenez soin de vous, le contrecoup risque d’être fort. Inès W., psychologue
et citoyenne. »
Ensuite, je retrouvai la journaliste qui était passée me prendre en taxi. Accompagnée d’un caméraman, elle me conduisit dans une salle de collectes d’images, où un
technicien récupéra sur mon téléphone la photo que j’avais prise avec, montrant la
fosse remplie de spectateurs avant le début du concert, ainsi que la vidéo du dernier
morceau du groupe, filmée depuis le balcon. Ayant fait quelques plans de moi en
extérieur, nous nous rendîmes en taxi dans le 17e arrondissement, avenue de Wagram, au siège de la chaîne francophone internationale TV5 Monde. Là, je passai
pour la seconde fois dans un journal télévisé en direct, en tant que rescapé du Bataclan. Enfin, une fois dehors, tandis que son acolyte me suivait en filmant, la correspondante de France 2 m’accompagna jusqu’à la terrasse d’un café, tout en me posant quelques questions.
Après avoir fixé rendez-vous mercredi prochain, date de reprise de mon travail
pour un organisme privé de soutien scolaire, je quittai les journalistes, qui s’étaient
chargés de me faire ramener en taxi. Une fois parvenu au domicile familial, je pris
une douche pour me reposer de cette après-midi épuisante, et dînai avec mes parents, puis consultai les messages reçus sur mon téléphone. Outre une demande
d’interview dimanche après-midi, pour la chaîne privée anglaise ITV, dans le cadre
d’un documentaire, il y avait ce texto :
« Bonsoir Denys. Tu ne te rappelles peut-être pas de moi, c’est Philly, l’ex de
Lionel. Hier j’étais au Bataclan, et je me suis rendu compte, en te voyant, que tu
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 21
devais être dans le même réduit que nous, à droite de la scène. C’était toi adossé
au mur en face de moi ? Avec la pénombre on ne s’est pas reconnu. J’étais avec
mon chéri. Est-ce que c’était toi ? Comment tu te sens ? On est choqués. On y
pense en continu. »
Après lui avoir répondu, et ressenti tout le bien de discuter de nos expériences
mutuelles de survivants, nous décidâmes de nous retrouver le lendemain, près du
Bataclan, où les journalistes britanniques m’avaient fixé rendez-vous, avant de
m’endormir, mort de fatigue ! Dimanche matin, ce fut au tour d’une correspondante
de CNN, la chaîne américaine d’information en continu, de me contacter, pour une
interview en live, en fin de journée, place de la République à Paris. Je proposai à
Philly d’y participer, mais elle refusa, ne se sentant pas la force d’être exposée devant les caméras. Vers midi, ayant déjeuné, un taxi passa me prendre ; il était envoyé par les reporters d’ITV, et m’emmena les rejoindre à Paris.
Durant le trajet, j’éprouvai le besoin de raconter au chauffeur ce qui m’était arrivé.
Ce dernier compatit à ma peine, avant d’ajouter : « Vous savez monsieur, ce qui me
met vraiment en colère, c’est que, comme pour les attentats de Charlie Hebdo, les
terroristes étaient connus de nos services de renseignements, comme des individus
potentiellement dangereux. Mais les lois actuelles en France ne permettent pas
d’intervenir, même sur des individus ayant suivi des camps d’entraînement de
Daesh, en Syrie ! »
En arrivant dans le onzième arrondissement, la circulation en voiture devint de
plus en plus difficile, et la foule de plus en plus nombreuse, présente à la fois pour
rendre hommage aux victimes des attentats, mais aussi par curiosité d’observer pour
de vrai la scène, où s’était déroulés les tragiques évènements vus à la télé…
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 22
Descendant finalement du taxi, sur le boulevard Richard-Lenoir, je saluai le petit
groupe de reporters anglais. Puis longeant le périmètre de sécurité, étendu tout autour du square, en périphérie duquel allait et venait un flux constant de passants,
nous rejoignîmes les autres équipes de journalistes, postées devant les barrières
CRS, sur le boulevard Voltaire, du côté le plus proche du théâtre, à environ cent
mètres de la salle.
Ayant fixé rendez-vous au même endroit à Philly, je la retrouvai quelques minutes
plus tard, ainsi que son compagnon. Discutant entre rescapés du 13 novembre, nous
nous aperçûmes que, même si nous n’étions pas dans la même petite pièce à attendre l’arrivée des secours, nous avions vécu tous les trois de manière semblable
cette terrible soirée. Après s’être promis de rester en contact, je leur dis au revoir et
témoignai à nouveau, filmé pour la chaîne ITV.
A la fin de mon interview, accompagné de la petite équipe de journalistes anglais,
je retournai sur le boulevard Richard-Lenoir, où le caméraman prit quelques plans de
moi, en train de marcher sur le trottoir, côté square, et s’arrêtant pour contempler le
Bataclan, situé cinquante mètres en face. À ce moment, tourné vers le théâtre, je
remarquai au deuxième étage une petite fenêtre ouverte, sous forme d’un carré noir,
et j’entendis une voix intérieure qui me disait : « Regarde comme c’est sombre, viens
voir ce qu’on a fait… » Immédiatement, je la fis taire en répliquant : « Je sais, j’y
étais ! »
Ensuite, toujours suivis des reporters britanniques, je retournai en direction de la
cour intérieure, rue Oberkampf, où moi et les autres rescapés avions été emmenés
par les policiers, juste après avoir été délivrés. De jour, avec toute cette foule, j’eus
quelques difficultés à retrouver l’endroit. Ayant finalement réussi à joindre David, le
jeune homme qui habitait là, et m’avait hébergé dans la nuit de vendredi à samedi,
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 23
celui-ci accepta de nous ouvrir la porte d’entrée de son immeuble. Par contre, il refusa d’être filmé, souhaitant rester anonyme. Je lui serrai la main et, après l’avoir encore remercié, lui offris un petit sac de noix, que j’avais pris avec moi, en prévision de
nos retrouvailles.
Puis la journaliste d’ITV, continuant son reportage, m’accompagna depuis la rue
jusqu’à la cour intérieure, tout en me posant quelques questions, tandis que son collègue, caméra au poing, nous filmait. Bien que vide et étrangement calme, revenir
dans ce patio fut un moment intense et chargé d’émotion, durant lequel je ressentis à
nouveau l’état de choc de mes camarades rescapés, et le formidable élan de solidarité des voisins à leur égard !
Vers 18 heures, l’interview terminée, après avoir dit au revoir à David, et partagé
un moment de détente dans une brasserie avec les reporters anglais, qui m’avaient
suivi toute l’après-midi dans le quartier, j’empruntai le boulevard Voltaire et marchai
tout le long, jusqu’à atteindre la place de la République, où j’avais rendez-vous à 19
heures avec une équipe de CNN, pour un passage en direct.
Une foule impressionnante était là, venue rendre hommage de diverses manières
aux victimes des attentats du 13 novembre, alors que la nuit était déjà tombée. La
multitude de petites bougies, tout autour du socle de l’imposante statue de Marianne,
éclairaient les innombrables messages de soutien et gerbes de fleurs déposés aux
pieds du monument, ainsi transformé en un extraordinaire lieu de recueillement.
Toutes les chaînes d’information nationales et étrangères étaient également présentes, comme en témoignaient les nombreux camions de retransmission par satellite, installés sur la place. Après avoir demandé à plusieurs journalistes où étaient
situés leurs collègues de CNN, je réussis à retrouver ces derniers.
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 24
M’étant présenté à eux en tant que rescapé du Bataclan, invité à témoigner en direct, une assistante me fit rentrer dans leur périmètre réservé, en l’occurrence l’abri
contre la pluie. Une fois assis, je patientai, en regardant les correspondants américains en train de commenter en live les récents évènements à Paris, avec pour arrière-plan le monument de la République. Alors que j’attendais mon tour, j’entendis
soudain des cris, suivis d’un mouvement de foule. « C’est reparti ! », me dis-je, dégoûté, puis, sans chercher à comprendre, je détalai en boitant. Suivant un petit
groupe, nous réussîmes à trouver refuge dans la cour intérieure d’un proche immeuble, après avoir appelé au secours à l’interphone !
Une voisine nous fit alors monter chez elle, afin de se remettre de nos émotions.
D’après les informations, cette panique générale dans tout le quartier n’était pas due
à une nouvelle attaque terroriste, mais provenait seulement d’une fausse alerte,
ayant probablement pour origine des explosions de pétards, allumés en guise de
mauvaise plaisanterie !
Ayant regagné la place de la République, je passai peu de temps après dans le
journal de CNN en direct, et livrai au correspondant qui m’interviewait un bref
compte-rendu, en tant que survivant. Une fois cela terminé, je laissai mes coordonnées à un producteur de la chaîne concurrente NBC. Ce dernier, après avoir assisté
à mon entretien télévisé en direct, souhaitait aussi recueillir prochainement mon témoignage. Puis, après avoir attendu quelque peu, je montai dans la voiture de tourisme avec chauffeur, que l’équipe de CNN avait affrétée. Une demi-heure plus tard,
j’étais déposé à Saint-Germain-En-Laye, petite ville à proximité du village où habitaient mes parents. Là, j’allai rendre visite à Dylan, un ami qui s’était beaucoup inquiété à mon sujet, avant de retourner à pied au domicile familial, et de m’endormir
au terme de cette intense journée.
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 25
Le lendemain matin, le producteur de NBC passa me prendre en taxi chez mes
parents, et m’emmena d’abord place de la République, où je fus interviewé à nouveau, pendant quelques minutes en direct, mais cette fois pour le journal de NBC.
Puis, il me fit monter avec lui et quelques-uns de ses collègues dans un van, direction l’île St-Louis, afin de réaliser un autre reportage sur moi. Assis sur le rebord du
quai d’Orléans, avec la cathédrale Notre-Dame de Paris en arrière-plan, je passai
une nouvelle fois devant les caméras savamment mises en place, alors qu’un vent
soufflait sur la Seyne et me glaçait les os !
L’entretien terminé, un filmeur se chargea de récupérer la photo que j’avais prise
avec mon téléphone, montrant la fosse du théâtre remplie de spectateurs, ainsi que
la vidéo du dernier morceau du groupe, filmée depuis le balcon. Ensuite les journalistes de NBC me remercièrent, et m’offrirent le déjeuner au restaurant situé en face
du pont St-Louis, à côté du lieu de tournage, avant d’affréter un taxi, chargé de me
ramener à Mareil-Marly.
Afin de ne pas m’habituer au luxe dont j’avais bénéficié lors des divers reportages, je décidai le soir même de reprendre mon quotidien d’homme des bois. Après
avoir récupéré mon sac de survie planqué en forêt, j’installai ma bâche anti-pluie,
puis en dessous, entre deux arbres, mon hamac, dans lequel je m’endormis, emmitouflé dans mon duvet.
Mardi, je retournai chez mes parents, et en soirée, une reporter anglaise du journal Evening Standard, un quotidien de Londres, m’interviewa au téléphone afin
d’écrire un article à paraître le lendemain.
Mercredi, après déjeuner, je retournai travailler à l’agence de soutien scolaire, où
j’avais donné rendez-vous à une correspondante de France 2, dans le cadre d’un
documentaire sur le quotidien des survivants du 13 novembre. Ayant obtenu l’accord
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de la société, la journaliste, accompagnée d’une collègue à la caméra, me filma
d’abord l’après-midi, en train de dispenser des cours particuliers de Maths et Physique-Chimie de deux heures à des petits groupes de lycéens, puis le soir, discutant
à la terrasse d’un café avec Ariane, une amie. Je raccompagnai cette dernière, une
fois le reportage terminé, chez sa mère, qui disposait d’une grande maison, et
m’endormis dans une des nombreuses pièces peu de temps après, fatigué de cette
reprise.
Jeudi matin, après avoir remercié mon hôte, je retournai au domicile familial, et
fus emmené à onze heures par un taxi, affrété par CNN, à qui j’avais donné mon
accord pour réaliser une autre interview de moi. Il me déposa une demi-heure plus
tard place de la République, par un temps pluvieux, et j’attendis très longtemps, dans
le hall de l’hôtel Crowne Plaza, situé à côté, avant qu’une assistante de la chaîne
américaine ne vînt me chercher.
Dehors sur la place, elle me fit asseoir sous l’abri contre la pluie, en compagnie
de ses collègues, qui m’offrirent un sandwich et du café. Après avoir encore patienté
un bon moment, je fus finalement conduit en taxi dans le 17 e arrondissement, avenue
de Wagram, à l’hôtel Renaissance, où une journaliste de CNN m’interviewa dans une
chambre, transformée pour l’occasion en lieu de tournage.
Je profitai de l’occasion pour lire avec émotion, en laissant échapper quelques
larmes devant la caméra, un message de soutien adressé aux Eagles of Death Metal, que Philly, la camarade rescapée du Bataclan, m’avait demandé de
trans-
mettre :
« Mecs, ça s'annonçait comme un putain de bon concert de rock‘n’roll !
N’arrêtez pas de faire de la musique, revenez sur Paris, on vous aime ! A la fin,
seuls l’amour et la musique soigneront nos âmes, alors que nous souffrons tant. »
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 27
L’entretien pour CNN à peine terminé, le producteur de NBC, m’appela, coincé
dans les embouteillages, et me demanda de l’attendre au bar, ce que je fis en sirotant à ses frais un délicieux cocktail sans alcool. Une heure plus tard, j’enchaînai
avec lui et un collègue caméraman une seconde interview, filmé sur le balcon de la
même chambre. Puis, après avoir rappelé Philly, je demandai au chauffeur de taxi,
affrété par les journalistes américains, de m’emmener chez elle, direction Les Lilas, à
l’est de Paris.
Vers 19 heures, le taxi me déposa devant l’immeuble où habitaient mon amie et
son compagnon. Ces derniers me proposèrent de dîner chez eux, et de dormir cette
nuit dans la chambre des enfants, disponible, car leurs deux petits garçons étaient
gardés ce soir par leur père, Lionel.
Ayant accepté leur invitation, nous prîmes l’apéro en discutant, entre fans, de
souvenirs de concerts des Eagles of Death Metal. Je leur dis que j’écoutais leur musique en boucle, qui m’aidait à aller mieux, même si elle me faisait pleurer. Puis leur
racontai les diverses interviews que j’avais faites depuis notre rencontre dimanche
dernier, notamment celles récentes pour les chaînes américaines CNN et NBC, où
j’avais laissé échapper quelques larmes, en lisant le message de soutien au groupe
de rockers californiens, que Philly avait écrit.
Prenant à son tour la parole, cette dernière, réfugiée avec son compagnon et
d’autres spectateurs dans une petite loge située au rez-de-chaussée, à droite de la
scène, m’expliqua qu’elle avait eu un flash, en sortant devant la fosse remplie de cadavres, qui avait zappé tous les corps ensanglantés de sa mémoire.
Son chéri avait repris son boulot, qui consistait à monter des décors, et réussi à
se blinder face aux remarques de quelques beaufs, du style « Hé mec, on m’a dit
que t’étais au Bataclan vendredi au moment des attentats, ça a dû être chaud pour ta
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 28
gueule ! » Philly, quant à elle, en arrivant au bureau le lundi, n’avait pas supporté le
fait de se retrouver le principal sujet de conversation de ses collègues, et était depuis
en arrêt de travail.
Au début, elle n’arrivait pas à dormir, et avait dû, afin d’y remédier, se faire prescrire des médicaments par un psy. Comme moi, elle pleurait souvent, en pensant aux
victimes, et essayait de retrouver d’autres survivants, par le biais d’une association.
Enfin, souhaitant préserver ses enfants de toute cette horreur, elle faisait attention de
ne pas en parler devant eux.
Ensuite, mes hôtes accueillirent chez eux deux proches, également invités à dîner, et nous passâmes ensemble une agréable soirée de détente, autour d’un bon
repas, nous permettant de penser à autre chose qu’aux tragiques épreuves subies
moins d’une semaine auparavant…
Le lendemain matin, après m’être bien reposé, j’accompagnai mes hôtes afin de
revoir Lionel, le père des enfants de Philly, qui était aussi un de mes amis. Les deux
parents, séparés, habitaient dans le même quartier, ce qui était pratique pour les
gamins, et avaient renoué contact après le 13 novembre. Lionel avait ainsi gardé ses
deux petits garçons alors que leur mère traversait une période difficile. Les ayant
emmené à l’école, il nous reçut tous les trois, pour la première fois, dans son appartement, où il avait emménagé depuis peu.
Actuellement régisseur de théâtre, je l’avais connu vingt ans auparavant. À
l’époque, il jouait comme batteur, dans un groupe de rock au lycée. Plus récemment,
il avait participé en tant que sampler dans une formation dub, constituée d’excellents
musiciens, dont mon ami Dylan avait également fait partie.
Après nous avoir fait visiter les lieux et offert un café, Lionel, écouta nos récits de
survivants, puis me rappela quelques souvenirs du bon vieux temps, notamment les
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 29
cours particuliers de maths que je lui avais donnés en terminale. Puis, avec une petite guitare acoustique qu’il avait achetée pour ses enfants, il commença à jouer
quelques morceaux connus, tandis que Philly et moi chantions les paroles… Ce fut
une révélation : partager de la musique ensemble nous soignait mieux que tout !
S’étant promis de rester en contact et de faire d’autres sessions de musique, dont
le pouvoir guérisseur nous faisait autant de bien que celui de se revoir entre rescapés, je dis au revoir à ma camarade, son compagnon et mon ami, qui me donna un
K-way, en raison du temps très pluvieux. Ensuite, je décidai de retourner en métro
sur les lieux de mon évasion, au Père-Lachaise, la veille du concert des Eagles of
Death Metal.
J’arrivai en fin de matinée aux abords du célèbre cimetière, et commençai ma visite rue du Repos, en inspectant le mur d’enceinte que j’avais dû escalader, après
m’être retrouvé, vendredi dernier, enfermé à l’intérieur de la nécropole.
« Heureusement qu’il faisait nuit et que j’étais bourré, sinon, je n’aurai jamais pu
me lancer dans cette entreprise insensée ! » pensai-je, me revoyant successivement
en train de marcher au sommet de l’impressionnant rempart, à plus de quatre mètres
de haut, en longeant avec précaution les barbelés, s’arrêter un peu plus loin au niveau du réverbère, éviter les nombreuses pointes acérées du rebord, poser la pointe
des pieds sur le haut du disque d’interdiction de stationner, accroché au lampadaire,
puis son rectangle sous-jacent, menaçant d’enlever tout véhicule en infraction, prendre appui dessus et enfin bondir pour ne pas s’empaler dans les piques antiescalades fixées au poteau !
J’avais eu de la chance de m’en sortir, trois bons mètres plus bas sur les pavés,
avec seulement une cheville foulée, car si je n’avais pas bien exécuté et réceptionné
mon saut, j’aurais pu me faire beaucoup plus mal… Je me rappelai alors que, après
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 30
m’être remis à marcher en boitant, j’avais exprimé ma joie devant la vitrine de la
brasserie en face de moi, en criant à un des clients qui me regardait l’air stupéfait : « J’ai réussi, je suis vivant ! » Je fus alors pris d’un fou rire, car il était fort possible que ce dernier eût été à nouveau abasourdi, en me revoyant le lendemain sur
une des chaînes de télé, en train de témoigner en tant que rescapé du Bataclan !
Après avoir pris, à l’aide de mon téléphone, dans la rue du Repos, quelques photos du mur d’enceinte par lequel je m’étais échappé, vendredi dernier, ainsi qu’une
petite vidéo explicative, je refis de même, mais cette fois à l’intérieur du cimetière.
J’allai dans le coin situé juste à droite de l’entrée principale, avec un haut mausolée blanc dans l’angle, et retrouvai juste à côté la stèle de marbre noir, avec des murets entourant la dalle et une colonne surmontée d’un ornement. J’avais escaladé
ces seuls supports de manière dangereuse, afin de me hisser sur la structure métallique du rempart, supportant des fils barbelés de type militaire, dans lesquels je
m’étais empêtré ! « Grimper sur ce mur et en sauter du haut sont des trucs de fous !
Je devais être saoul et extrêmement motivé par le concert des Eagles of Death Metal… », me dis-je, avant de conclure : « C’est comme si je m’étais évadé d’une prison ! »
Continuant ma visite commémorative de la nécropole, je me dirigeai ensuite vers
la 39e division, en première ligne, où étaient enterrés bon nombre de maréchaux fidèles à l’Empereur Bonaparte. Là, ainsi que je l’avais fait une semaine auparavant,
je sortis ma flasque de rhum frelaté de ma poche, et portait une série de toasts : « À
votre santé, mon général ! À mon baptême du feu, le vendredi 13 novembre 2015,
lors des attaques terroristes au Bataclan ! À tous les rescapés du théâtre, mes frères
d’armes, en particulier Philly, ainsi que mes compagnons d’infortune, prisonniers
dans la même petite loge que moi, qui ont fait preuve d’un sang-froid et d’une unité
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 31
remarquables pour des civils ! Enfin, aux nombreux spectateurs morts, dont j’ai vu
les corps dans la fosse du théâtre, transformé en un champ de bataille sanglant, et
que les assaillants, avec leurs Kalachnikovs, ont lâchement abattues, comme des
animaux ! »
Vers midi, la pluie redoublant d’intensité, je m’abritai à l’intérieur d’une petite chapelle funéraire située en première ligne de la 39 e division. Assis à même le sol et
adossé contre le mur du fond du monument, je décidai alors de rendre hommage aux
innocentes victimes des attentats parisiens du 13 novembre, d’une façon mystique
tout à fait personnelle.
Pour cela, tirant parti du matériel de survie peu encombrant que j’avais dans les
poches de ma veste, je commençai d’abord par prendre le mini-réchaud que j’avais
moi-même fabriqué, et après avoir séparé les deux fonds de canettes qui le constituaient, j’imbibai à l’aide d’un petit flacon d’alcool à 90 degrés l’une des deux moitiés,
bourrée de coton. Après avoir allumé le tout avec mon briquet, je vidai ma flasque de
rhum de mauvaise qualité dans mon quart, que je mis à chauffer au-dessus du feu…
La belle flamme bleue me ravissait à chaque fois, tout en m’apportant de la chaleur
par ce temps humide et froid.
Ensuite je sortis d’un sachet quelques morceaux d’amanite tue-mouches, champignon hallucinogène utilisé depuis très longtemps à des fins religieuses, spirituelles
ou chamaniques… Je les avais moi-même cueillis et faits sécher, et en consommais
seulement lors de grandes occasions, comme c’était le cas pour la présente cérémonie. Mastiquant lentement les petits bouts psychotropes, de consistance élastique, je
mis de la musique sur mon téléphone, en mode haut-parleur, et les nombreux morceaux des Eagles of Death Metal, que j’avais enregistrés sur mon appareil, résonnèrent entre les murs de l’oratoire qui me servait de refuge. Au bout d’une dizaine de
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minutes, temps nécessaire pour porter à ébullition le tord-boyaux, ayant avalé les
morceaux de champignon sacré, je pris mon gobelet métallique brûlant par la poignée, et but une gorgée de spiritueux, avant de m’adresser aux morts du Bataclan : « Chers disparus, je vais danser en votre honneur ! »
Je me mis alors debout, devant l’entrée de la chapelle, puis commençai à me déhancher, en buvant de temps en temps du rhum chaud dans mon quart, avec parfois
une cigarette, pour accompagner mes pleurs. En principe interdite par le règlement
intérieur des lieux, cette commémoration particulière des victimes du Bataclan, était
rendue d’autant plus possible, à cet endroit reculé du Père-Lachaise, où les gardiens
passaient rarement, qu’il pleuvait abondamment !
Sous l’effet conjugué des morceaux d’amanite tue-mouches ingérés et de l’alcool
consommé, je rentrai progressivement en transe en dansant sur les marches devant
l’oratoire. Environ une bonne demi-heure plus tard, je fis une pause à l’abri, assis sur
le seuil de la chapelle, en écoutant le refrain de « J’ai vu », une chanson de Niagara,
dont le refrain faisait écho avec ma situation de rescapé :
« J’ai vu la guerre, la victoire était au bout de leurs fusils.
J’ai vu le sang sur ma peau, j’ai vu la fureur et les cris
Et j’ai prié, j’ai prié pour ceux qui se sont sacrifiés.
J’ai vu la mort se marrer et ramasser ceux qui restaient
Et j’ai vu… »
Soudain, j’eus de violentes hallucinations. De sombres fumées obscurcirent
l’horizon parisien que je contemplais, depuis les hauteurs du cimetière, et les
brèches de lumière, à travers cette forêt d’arbres et de tombes, furent subitement
comblées d’une multitude d’anges, noirs et menaçants à mon égard ! En proie à la
plus grande des frayeurs, j’étais incapable de la moindre action ou pensée. L’un
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 33
d’eux s’adressa à moi : « Tu ne nous reconnais pas, hein ! Regarde… » En état de
conscience modifiée, j’identifiai alors les séraphins : c’était toutes les victimes du
Bataclan, croisées brièvement, que ma mémoire faisait implacablement ressurgir !
Ensuite, toujours sous influence des psychotropes que j’avais consommés, le
porte-parole des anges qui m’étaient apparus continua son discours, dont les terribles images prenaient forme devant mes yeux : « Enlever brutalement à une famille
un ou plusieurs de ses membres n’est pas un drame seulement réservé aux victimes.
Élargis ta vision à chaque mère défunte, inhumée dans ce cimetière, laissant derrière
elle des gosses et un père désemparés… Regarde autour de toi tous les enfants
morts et enterrés par leurs propres parents, affectés d’une immense tristesse ! Je t’ai
donné ces quelques exemples, afin de te rappeler que la Mort rôde partout, et qu’elle
peut surgir à tout instant. Vendredi dernier, tu l’as invoquée, lors de ta cérémonie
festive au Père-Lachaise. Quelques heures plus tard, elle t’a suivi à la trace, rue de
Charonne, puis boulevard Voltaire à la salle de spectacles, où ont eu lieu les attaques terroristes, en fauchant sur son passage plus d’une centaine de vies. Elle est
entrée en scène de manière théâtrale, lors de la dernière chanson du set des EODM,
"Kiss the Devil", dont tu connais le refrain :
”Who’ll love the Devil, who’ll sing his song?
Who’ll love the Devil and his song?
I’ll love the Devil, I’ll sing his song,
I will love the Devil and his song.”
Le Diable a effectivement été célébré ce soir-là, par quelques-uns de ses adorateurs, avec leurs armes de guerre. Tu as entendu pendant plusieurs heures son interminable chanson, où alternaient les puissantes détonations des fusillades mélangées aux cris des spectateurs, suivies de courtes pauses, le temps que les assail-
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 34
lants rechargent leurs kalachnikovs ! Les quelques impacts de balles que tu as ressentis, de l’autre côté du mur de ta cachette, t’ont fait danser de peur avec la Mort, et
quand tu l’as finalement envisagée, à force de l’attendre, elle est partie… »
Mes délires hallucinogènes se terminèrent par cette parole : « Retiens ceci, la
Mort peut disparaître aussi vite qu’elle est venue, et c’est ce que nous allons faire,
maintenant ! » Alors je vis l’ange noir et ses multiples semblables perdre peu à peu
de leur netteté, et retourner à l’état d’obscures vapeurs envahissant les hauteurs du
cimetière. Puis ces dernières furent toutes instantanément aspirées en convergeant
vers l’unique point de l’horizon parisien situé devant mes yeux !
Reprenant progressivement mes esprits, sous une pluie qui ne cessait de tomber,
je retournai au fonds de la chapelle et m’assis par terre, adossé contre le mur. Là,
j’allumai mon mini-réchaud afin de me réconforter, puis consultai mon téléphone. Il
était 14 heures, et j’avais reçu une demande d’interview pour cet après-midi, de la
part de la chaîne privée anglaise ITV, à qui j’avais déjà accordé un entretien dimanche dernier. J’acceptai l’entrevue, en fixant rendez-vous aux journalistes à 15
heures, dans la brasserie à proximité du Père-Lachaise, en face de laquelle
je
m’étais échappé…
Je quittai ensuite mon abri, et pris le temps de descendre vers la sortie en me
promenant dans le cimetière, après avoir reçu la visite d’un gardien ; ce dernier
m’apprit que stationner dans une chapelle ailleurs que sur le seuil d’entrée était très
dangereux… En effet, à l’intérieur du monument, le sol était constitué de dalles fragiles recouvrant le caveau, et en restant dessus, on risquait de se retrouver quelques
mètres plus bas !
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 35
Une heure plus tard, je retrouvai le petit groupe de reporters anglais dans la brasserie de la rue du Repos. Interrogeant le patron des lieux, celui-ci me confirma qu’il
avait bien été témoin, vendredi dernier, de mon évasion !
Durant l’interview, la correspondante pour la chaîne privée anglaise ITV me demanda mon sentiment, en tant que rescapé du Bataclan, une semaine après les attentats du 13 novembre dans la capitale. « Malgré ces terribles évènements, l’espoir
subsiste toujours. », confiai-je à la journaliste, avant de rajouter : « Les parisiens réussiront à surmonter ce choc, comme ils l’ont toujours fait, au cours de leur histoire,
et la peur de nouvelles attaques terroristes ne les empêchera pas de sortir le soir à
nouveau. »
Le reportage terminé, avant de quitter les reporters, je ne résistai pas au plaisir de
leur faire écouter ce que j’avais enregistré ce matin sur mon téléphone, à savoir Philly, en train de reprendre les paroles de "Smalltown Boy", du trio britannique Bronski
Beat. Les journalistes me confirmèrent qu’elle avait une très belle voix !
De là naquit le projet de faire, moi et ma camarade, notre propre version du morceau "Save a Prayer", issu du dernier album Zipper Down des Eagles of Death Metal, afin de l’envoyer à ces derniers, de la part de deux de leurs fans, ayant assisté à
leur concert et survécu au massacre… J’adorai la façon moderne dont mon groupe
de rock préféré jouait ce morceau, même si je pleurai souvent en écoutant cet air, qui
me faisait penser à une prière commémorative des victimes des attentats.
En fin d’après-midi, Le taxi affrété par la chaîne ITV passa me prendre devant la
brasserie, et me déposa une heure plus tard au centre culturel de Saint-Germain-EnLaye ; j’y avais réservé un studio de répétition, ayant l’habitude de jouer de la musique chaque vendredi soir avec un ami. Avec ce dernier à la batterie, je me défoulai
durant deux heures à la guitare électrique et au micro ! Cette musique, certes très
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 36
bruyante, permit de m’exprimer en tant que survivant d’un carnage, et m’aida à aller
mieux.
Le lendemain matin, après avoir dormi dans la maison familiale, mon père me fit
cette remarque acerbe : « Tu sais Denys, il ne faudrait pas que ça devienne une habitude, d’être hébergé chez nous tous les jours… » Je fus sur le coup tellement choqué que je ne répondis rien. Après ce qui m’était arrivé au Bataclan, où j’avais croisé
la mort de près, il me semblait naturel de chercher du soutien affectif en me réfugiant
quelque temps chez mes parents. Mais ces derniers négligeaient cet aspect essentiel de réconfort, et pensaient que la chose la plus importante pour moi était de regagner au plus vite mon autonomie !
Il faut savoir que depuis septembre, j’étais parti de chez eux pour reprendre mon
quotidien d’homme des bois. Chaque soir je récupérais mon sac de survie, planqué
en forêt environnante de Mareil-Marly, et installai ma bâche anti-pluie, puis endessous, entre deux arbres, mon hamac, dans lequel je dormais, emmitouflé dans
mon duvet conçu pour les expéditions polaires. Pour subvenir à mes besoins, je travaillais pour un organisme de soutien scolaire, en donnant des leçons particulières
de maths et physique-chimie. Afin de ne pas inquiéter mes parents, je leur avais dit
que j’étais en colocation, sans préciser que mes compagnons étaient les divers hôtes
nocturnes de la forêt, sangliers, chevreuils, chouettes, etc.
Après cette dure réflexion paternelle à mon égard, je partis donner un cours particulier de maths à un lycéen habitant dans le voisinage. En pleine leçon, le traumatisme psychologique que j’avais subi, en tant que rescapé, se révéla de manière brutale, en faisant revivre dans mon esprit impuissant les terribles évènements passés,
comme si j’y assistais de nouveau ! Et ce fut mon élève qui me délivra de ce cau-
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 37
chemar… Il me tira par la manche, et me ramenant d’entre les morts remémorés, me
dit, l’air inquiet : « Monsieur, vous êtes tout pâle, ça va ? »
Suite à cela, j’annulai tous mes cours particuliers du samedi, et après avoir appelé une responsable de l’agence de soutien scolaire, qui comprit parfaitement ma situation, j’envoyai par courriel ma lettre de démission. Dans ce message, j’expliquai
ne plus être en mesure d’assurer les leçons, ayant à m’occuper, en priorité, de soigner mes différents traumatismes psychologiques, notamment ceux causés par la
vue du sang et des cadavres.
Afin de me changer les idées, je passai le reste du week-end à me détendre avec
des amis, notamment dans un bar à vins, où l’ex de mon copain Dylan travaillait
comme serveuse. Ayant appris les terribles évènements qui m’étaient arrivés, celle-ci
me mit en contact avec France, une amie à elle, psychologue spécialisée dans l’aide
aux victimes, que je rencontrai le mardi de la semaine suivante, après lui avoir fixé
rendez-vous dans le même bar à vins.
Lors de notre entretien, je lui livrai d’abord le compte-rendu détaillé de la journée
du 13 novembre, en lui relatant successivement : mon évasion du Père-Lachaise, le
concert au Bataclan, le début de la fusillade, l’interminable attente des secours, la
découverte de la salle de spectacles transformée en un champ de bataille sanglant,
la profonde détresse des survivants sous le choc, livrés à eux-mêmes dans la cour
intérieure où nous avaient escortés les policiers, et l’élan de solidarité des habitants
du quartier à notre égard, avec notamment David, le jeune homme qui m’avait hébergé, alors que j’étais physiquement très mal en point.
Ensuite, je continuai sur le besoin personnel que j’avais ressenti, afin d’aller
mieux, de témoigner en tant que rescapé, d’abord chez les flics, puis devant les mi-
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 38
cros et caméras de télévision des principales chaînes d’information nationales et
étrangères, durant toute une semaine, du 14 au 20 novembre !
France me questionnant sur mes relations familiales, je lui citai en premier la dure
remarque paternelle faite à mon égard, samedi dernier : « Tu sais Denys, il ne faudrait pas que ça devienne une habitude, d’être hébergé chez nous tous les jours… »
Cette critique m’avait choqué, car elle traduisait le manque de compréhension de
mes parents vis-à-vis de leur fils, survivant d’un massacre, en quête naturelle de soutien affectif…
Ensuite, je lui avouai l’autre chose qui me révoltait : « Je suis très remonté contre
mon frère aîné, qui n’a toujours pas appelé pour prendre de mes nouvelles, alors
qu’il sait ce qui m’est arrivé ! Je le connais, il n’a toujours pensé qu’à lui, au contraire
de ma sœur qui a un cœur d’or. Mais quand même, c’est inadmissible, pour moi, il ne
fait plus partie de la famille ! »
Après m’avoir judicieusement conseillé de ne pas garder ces rancœurs en moi,
mais au contraire d’en discuter avec mes parents, France me demanda si j’étais allé
dans une cellule de soutien, pour les victimes du 13 novembre, consulter un de ses
confrères psychologues. « Pas encore, lui répondis-je, peut-être plus tard, mais pour
l’instant, ce qui m’apporte le plus de bien, en dehors du fait de témoigner, c’est de
revoir Philly, qui a vécu au Bataclan les mêmes horreurs que moi, et de faire de la
musique ensemble… Voilà pourquoi, au terme d’une semaine d’interviews avec les
journalistes, j’ai décidé d’arrêter d’en donner, pour me consacrer au projet de faire,
moi et ma camarade, notre propre version de "Save a Prayer", repris par les Eagles
of Death Metal, et de l’envoyer à ces derniers, comme message de soutien, de la
part de deux de leurs fans ayant survécu au massacre ! Après, j’irai me reposer en
Suisse chez ma sœur, Évelyne, au calme, loin de la foule et de l’agitation parisienne
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 39
qui commencent à me peser… » France approuva cette dernière idée, et avant de
me quitter, me dit que j’avais plutôt bien encaissé le choc !
Après mon entretien bénéfique avec elle, je rentrai chez mes parents, et mis au
point mon projet de reprise, en faisant appel à quatre musiciens expérimentés : moi à
la basse, Philly au chant, son ex Lionel à la batterie et mon ami Dylan à la guitare.
Ayant obtenu leur accord, je leur envoyai par courriel la version des rockers californiens de ce morceau, puis réservai deux heures pour le jeudi 26 novembre, dans un
studio d’enregistrement à Paris, où nous avions tous déjà joué plusieurs fois et que
nous connaissions bien. Ensuite, en écoutant un grand nombre de fois le morceau,
pas à pas, je mis sur papier les notes de musique correspondantes à chaque partie
instrumentale, basse, guitare et chant ; ce dernier s’avéra le plus difficile, chaque
phrase des différents couplets étant interprétée selon une mélodie et un rythme
propres !
Le lendemain, mercredi, j’étais invité à dîner chez Dylan, avec au menu, des
pommes de terre au four, de la viande rouge et du vin. Une fois l’excellent repas terminé, je demandai à mon hôte, qui ne pouvait pas, à cause de son travail, participer
à la session de jeudi, de jouer et d’enregistrer la partie guitare que j’avais, la veille,
transcrite. Celle-ci était très importante en tant que base rythmique, sur laquelle devaient se caler les autres instruments, et devait être interprétée de manière très précise, avec la régularité d’une horloge ! Cela ne lui posa aucun problème, ayant
l’habitude de ce genre de mission… Il disposait chez lui du matériel adéquat, et
s’acquitta de cette tâche sans problème. Avant de se quitter, il m’envoya par courriel
une copie de l’enregistrement, que j’expédiai à mon tour à Lionel, une fois revenu à
la demeure familiale.
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 40
Jeudi en début d’après-midi, j’empruntai les transports en commun, et arrivai à 15
heures au studio d’enregistrement, situé rue de Rochechouart, dans le 9e arrondissement, où je retrouvai, peu de temps après, mes deux amis embarqués dans cette
aventure musicale !
Afin de réaliser notre reprise personnelle de "Save a Prayer", Lionel, qui officiait
en tant qu’ingénieur du son, relia la basse, que j’avais louée au studio, à son ordinateur, et me mis un casque sur les oreilles. Dès lors, je fus en mesure entendre à la
fois le son de mon instrument, que j’avais choisi saturé parmi les différents modes
proposés, et la partie guitare, enregistrée la veille par mon ami Dylan, mais que la
machine restituait de manière inhumaine… Heureusement, ayant joué et rejoué une
multitude de fois les lignes de basse du morceau, mes doigts avaient mémorisé les
différentes positions à parcourir sur le manche. Quand Lionel me donna le signal de
départ et démarra l’enregistrement, je calai mes différents riffs sur l’horloge de précision dont j’écoutais les battements. Sans droit à l’erreur, pendant quatre longues minutes, je restai concentré, avec mes deux amis près de moi pour me soutenir,
jusqu’au soulagement de la dernière note, délivrée par cette espèce de métronome :
la première prise était la bonne !
Ce défi n’était rien, comparé à celui qui attendait Philly… Celle-ci devait, en écoutant au casque la piste de guitare et celle de basse que je venais d’effectuer, interpréter à son tour un morceau difficile, dont chaque parole avait un rythme et une mélodie propres ! Après s’être entraînée, en passant plusieurs fois la version des Eagles
of Death Metal sur haut-parleur et en chantant dessus, ma camarade se mit en position, devant le micro d’enregistrement, en face du pupitre supportant la photocopie
des paroles qu’elle avait annotées. Moi et Lionel étions tout près d’elle, formant un
trio uni. Durant les deux premiers essais, notre camarade se perdit dans les couplets
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 41
et s’arrêta en chemin. Comme notre session touchait à sa fin, Lionel, pour la dernière
prise, lui conseilla, en cas d’erreur, de continuer et d’aller jusqu’au bout. Quant à moi,
je décidai de l’aider en chantant les chœurs de quelques refrains. Philly se surpassa
et
accomplit
sa
mission.
Tandis
que
je
la
félicitai,
notre
ingénieur-son
s’exclama : « C’est dans la boîte, les loulous ! »
Ayant enregistré les pistes de la basse et du chant à partir de celle de la guitare,
je remerciai mon ami vivement. Il me promit, avant de partir, de rajouter chez lui la
batterie, par l’intermédiaire de pads électroniques, et de mixer le tout, afin d’obtenir
notre version personnelle du morceau.
Après avoir quitté le studio d’enregistrement, j’offris à ma camarade un verre dans
un café à proximité, et cet agréable moment de détente fut l’occasion de prolonger
notre discussion entre rescapés. Elle me proposa de participer à une commémoration officielle liée au 13 novembre, qui devait avoir lieu le lendemain. Déclinant son
offre, je lui dis que j’avais déjà rendu hommage aux innocentes victimes des attentats
parisiens, ce matin, au Père-Lachaise, à ma manière… Je lui décrivis alors la cérémonie mystique que j’avais effectuée au cimetière, pendant laquelle j’avais vu, sous
l’effet de substances hallucinogènes, les morts du Bataclan apparaître sous forme
d’une multitude d’anges noirs !
« Au revoir mon amie, merci encore d’être venue, ça m’a fait du bien de te revoir
et de faire ce morceau ensemble, Il faudra recommencer… On garde le contact, bisous à ton compagnon et à tes enfants ! », lui dis-je, pleinement satisfait de notre
session musicale, avant de retourner, par les transports en commun, chez mes parents. Une fois arrivé chez eux, j’appelai ma sœur, Évelyne, et lui demandai la permission de venir, début décembre, me reposer chez elle en Suisse, ce qu’elle accepta volontiers. Deux semaines après avoir frôlé la mort de près, j’avais en effet dépen-
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 42
sé beaucoup d’énergie à témoigner devant les journalistes et à monter ce projet de
reprise ; bien que celui-ci ne fût encore terminé, je ne pouvais déjà plus supporter la
foule et l’agitation de la capitale, rêvant déjà de montagnes enneigées et de calme…
Le lendemain, suivant le conseil de Philly, je contactai la cellule de crise gouvernementale, chargée de recenser les victimes du 13 novembre, qui m’inscrivit sur sa
liste officielle. Plus tard dans la journée, alors que mon père m’emmenait en voiture à
une répétition de musique, je lui fis part de ma décision de me mettre au vert chez
ma sœur, en décembre, dans le cadre de ma guérison. Loin de comprendre, ce dernier répliqua : « Tu sais, Denys, ce n’est pas une bonne idée ; ta sœur a déjà suffisamment de charges, entre son môme, le travail, et son mari au chômage… »
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase, et sur le champ, je lui déballai tout
ce que j’avais sur le cœur : « Ecoute-moi bien, il y a deux choses qui ne passent pas.
D’abord, tes réflexions, du style « Tu sais Denys, il ne faudrait pas que ça devienne
une habitude, d’être hébergé chez nous tous les jours… » Tu devrais naturellement
comprendre que ton fils, rescapé d’un massacre, a besoin de soutien familial… Ensuite, que mon propre frère ne m’ait toujours pas appelé, bien qu’il soit au courant de
ma situation, c’est pareil : pour moi, il ne fait plus partie de ma famille ! »
Je m’exprimai ainsi de manière très dure avec mon père, car c’était le seul moyen
de lui faire réaliser la gravité de mon état, même si j’avais la chance de ne pas être
blessé physiquement. Au bord des larmes, il s’excusa de sa maladresse, et me déposa à Saint-Germain-En-Laye. Moi-même affecté par cette nécessaire, bien que
violente prise de parole, je me défoulai à coups de guitare électrique, en gueulant
dans le micro, accompagné d’un ami à la batterie.
Après m’être détendu le week-end, en compagnie de mes amis, et pris quelques
jours de repos, je reçus avec un immense plaisir, tard dans la nuit du mardi suivant,
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 43
par courriel, notre version personnelle de "Save a Prayer", accompagnée de ces
quelques mots : « Salut, je viens de terminer le mix, c’est du lourd ! Bonne écoute, la
bise. Lionel.»
Différente à la fois du morceau original, composé par le groupe britannique Duran Duran au début des années 80, et de la reprise des Eagles of Death Metal, dans
leur dernier album Zipper Down, notre interprétation était celle de deux rescapés du
Bataclan, aidés de leurs amis, dont le son reflétait les tragiques évènements du 13
novembre à Paris.
En effet, la rythmique guitare, en contraste avec la basse saturée, avait
l’omniprésence inquiétante d’un tic-tac de bombe, rappelant les récentes attaques
terroristes, et les « Aaaah Hououou » des chœurs aigus ressemblaient à des plaintes
de fantômes ! L’émotion était palpable dans la voix de Philly, mais ma camarade
maîtrisait son chant, au fur et à mesure des difficiles couplets à interpréter. Elle réservait toute sa puissance dans les refrains, sur lesquels je l’accompagnais, transformant ainsi les rengaines en prières commémoratives de deux survivants, à
l’adresse des victimes des attentats…
Après avoir remercié Lionel, qui avait trouvé les rythmes adéquats de batterie, à
l’aide de pads électroniques, et réalisé un savant dosage des différentes pistes enregistrées, j’envoyai à mon tour, par courriel, notre reprise d’abord à Philly et Dylan,
puis aux différents journalistes anglais et américains, dont j’avais les coordonnées.
De plus, je demandai à ces derniers de me donner leurs contacts concernant les Eagles of Death Metal, afin de transmettre au groupe notre version personnelle de
"Save a Prayer", comme message de soutien de la part de deux rescapés du Bataclan.
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 44
Le lendemain, mercredi 2 décembre, grâce à une correspondante de la chaîne
britannique ITV, je fis parvenir notre reprise à l’agent des rockers californiens, ainsi
qu’à leur publiciste du groupe, qui me répondit : « Merci beaucoup pour votre message et l’enregistrement, Denys. C’est excellent. Je l’ai envoyé au "band’s management" à Los Angeles. J’espère que vous allez bien. Meilleurs vœux. James. »
Heureux et soulagé d’avoir accompli cette dernière mission de soutien à mon
groupe de rock préféré, j’en fis part à mes amis. Outre le fait d’adorer notre reprise
du morceau, ceux-ci trouvèrent fantastique d’avoir réussi à la transmettre aux responsables, à Los Angeles ! Le vendredi qui suivit, la remarque d’un chauffeur de taxi
revint me hanter l’esprit : « Vous savez, monsieur, ces tragiques évènements à Paris
restent exceptionnels, alors que dans d’autres pays, c’est quotidien ! » Afin d’y remédier, j’envoyai à tous mes contacts, proches ou journalistiques, le courriel suivant :
« Bonjour à tous et à toutes ! Ayant pris conscience de l’horreur, pour l’avoir
vécue une soirée, de vivre dans la peur et l’insécurité permanente, j’ai décidé que
notre reprise de "Save a Prayer" ne devait pas seulement être destinée à notre
groupe de rock’n’roll préféré, les Eagles of Death Metal, afin qu’ils reviennent
jouer à Paris, mais qu’elle devait aussi être envoyée à toutes les victimes de ce
terrible vendredi 13, et, de manière plus large, aux personnes du monde entier,
qui subissent la terreur au quotidien.
C’est pourquoi je vous donne un peu de cette musique qui nous aide à guérir,
et vous demande de la transmettre autour de vous ; peut-être permettra-t-elle à
d’autres personnes qui souffrent d’aller mieux…
Durant les trois semaines qui ont suivi les attaques terroristes, j’ai dépensé
successivement toute mon énergie à témoigner du massacre, lors de mes nombreuses interviews, à surmonter ma peur de la foule, à encaisser des chocs émo-
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 45
tionnels intenses liés au souvenir à vif des attentats, à monter puis transmettre ce
projet de reprise… Complètement épuisé, je pars lundi 7 décembre me reposer
chez ma sœur en Suisse pendant une durée indéterminée, et vous passe le relais, mes amis, au revoir ! Denys PLAUD. »
Peu de temps avant mon départ en train pour la Suisse, mes parents me reprochèrent d’avoir donné ma démission à l’organisme de soutien scolaire, et de partir en
vacances chez ma sœur, Évelyne, au lieu de rechercher du travail pour regagner
mon autonomie… Là encore, je répliquai d’une façon très dure, afin qu’ils prennent
conscience de ma situation : « J’ai vu plus de cadavres en une nuit que vous n’en
avez jamais vus dans toute votre vie ! Vous n’arrêtiez pas de me répéter : « Denys,
tu ne sais pas ce que c’est la guerre, alors que nous, enfants, on l’a vécue… » Maintenant c’est fini, j’ai acquis autant, voire plus d’expérience que vous à ce sujet !
Comprenez bien que votre petit dernier a frôlé la mort de près, lors des attentats terroristes au Bataclan, et connu l’horreur d’un champ de bataille sanglant, expérience
que vous ne pouvez pas imaginer… Désormais, pour moi, il n y a plus qu’une seule
chose qui compte, c’est de me soigner et d’aller mieux, en partant me reposer chez
Évelyne, le reste est accessoire ! »
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 46
Chapitre 5 : repos en décembre
Après les trois semaines exténuantes qui suivirent ma terrible expérience du 13
novembre au Bataclan, j’eus droit à un mois de repos bien mérité, en Suisse chez
ma sœur Évelyne, afin de me refaire une santé physique et mentale. La plupart du
temps, j’effectuai de belles balades en raquettes à la montagne, durant lesquelles je
soignai mon corps et mon esprit, dans le calme des vastes étendues enneigées, loin
de la foule et de l’agitation parisiennes que je ne pouvais plus supporter…
L’atmosphère chaleureuse et familiale contribua également à mon rétablissement… Outre le temps passé avec mon petit neveu, âgé de six ans, à donner du
pain aux canards au bord du lac Léman, je fêtai Noël en compagnie de ma sœur, son
mari et leur petit garçon, ainsi que mes parents qui avaient fait le déplacement, à
cette occasion.
Le 31 décembre se déroula chez des amis, en vacances de l’autre côté du lac,
dans un petit village de Haute-Savoie, que je rejoignis en prenant successivement le
bateau, puis deux bus, avant de repartir le lendemain après-midi chez ma sœur. Au
terme du premier week-end de l’année, je la remerciai de m’avoir accueilli si gentiment, et me sentant de nouveau prêt à reprendre contact avec la réalité quotidienne,
je rentrai dès le lundi 4 janvier à Mareil-Marly avec mes parents, à bord de leur voiture.
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Chapitre 6 : les étapes de ma reconstruction
Après m’être reposé tout le mois de décembre chez ma sœur en Suisse, afin de
me remettre à la fois des évènements tragiques, auxquels j’avais assisté le 13 novembre, ainsi que des trois semaines épuisantes qui avaient suivi, j’étais revenu
vivre chez mes parents. Ceux-ci avaient finalement compris que regagner mon autonomie nécessitait du temps, celui de faire le deuil des horreurs vécues lors des attentats parisiens…
Dès le lendemain de mon retour à Mareil-Marly, je fus rappelé par ce terrible passé, en la personne d’un officier de police judiciaire de Versailles, qui souhaitait procéder à mon audition, en tant que victime civile des attaques terroristes. Accédant à
sa requête, je me présentai à lui le mercredi 6 janvier. Durant l’après-midi, il enregistra le procès-verbal dans lequel figurait mon dépôt de plainte, avant de me remettre
une réquisition, destinée au médecin psychiatre de l’unité médico-légale de Versailles, lui demandant d’évaluer mon état psychologique.
Ce dernier me prit en compte le mardi 13 janvier. Répondant à ses questions, je
lui parlai d’abord de l’horreur vécue au Bataclan, de l’insoutenable attente et du
champ de bataille sanglant, ainsi que des autres rescapés que j’avais vus en état de
choc. Puis j’enchaînai avec mon besoin de témoigner, qui m’avait amené à réaliser
toute une semaine d’interviews, et lui affirmai que retrouver mon amie Philly, également survivante, afin de discuter et faire de la musique avec elle, était ce qui m’avait
fait le plus de bien. Lui décrivant ma cérémonie d’hommage aux victimes, au cours
de laquelle j’avais eu des hallucinations, après avoir ingéré quelques morceaux
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 48
d’amanite tue-mouches, il s’écria : « Vous auriez pu mourir empoisonné, vous êtes
fou ! »
Pendant plusieurs heures, je racontai au médecin psychiatre, chargé de
m’examiner, tout ce qui me paraissait en rapport avec ma situation de survivant, notamment les mots très durs que j’avais eus avec mes parents, afin qu’ils prissent
conscience de la gravité de mon état. J’évoquai aussi le besoin de fuir la foule parisienne, qui s’était traduit par un mois de repos en Suisse chez ma sœur.
Je n’oubliai pas de lui relater le cours particulier pendant lequel j’avais brutalement revu dans ma tête les terribles évènements passés, comme si j’y assistais à
nouveau, absent de toute réalité… Suite à cela, j’avais dû démissionner de
l’organisme de soutien scolaire qui m’employait. Je lui confiai que je me sentais de
nouveau prêt pour redonner quelques leçons de maths et physique-chimie, mais à
mon compte, sans dépendre d’une quelconque société. Il m’encouragea dans cette
voie, et approuva également mon idée d’écrire un roman-témoignage de mon expérience, dans le but de m’aider à aller mieux, au fur et à mesure des pages rédigées.
A la fin de notre entretien, le docteur me précisa que je ne pourrais pas consulter
avant plusieurs mois son rapport à mon sujet, qu’il devait transmettre d’abord aux
autorités judiciaires concernées. Ensuite, il me mit en relation avec une de ses collègues juristes, qui me fit une liste détaillée des principales démarches administratives à effectuer, avec les contacts correspondants : mettre à jour mes droits
d’assuré social en demandant mon rattachement à la Caisse Primaire d’Assurance
Maladie de St-Germain-En-Laye, afin d’obtenir la prise en charge des frais de santé
pour les actes liés aux attentats, régler les cotisations annuelles impayées de ma
mutuelle, pour une couverture santé opérationnelle, et faire une demande
d’indemnisation au Fonds de Garantie des Victimes des actes de terrorisme.
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 49
Ayant le statut de victime civile de guerre, la conseillère de l’unité médico-légale
m’apprit que je pouvais contacter l’Office National des Anciens Combattants, afin
d’être accompagné dans ce long et fastidieux parcours administratif et social. Elle
m‘expliqua comment obtenir un avocat et me constituer partie civile, en vue du procès des terroristes, tout en précisant qu’il faudrait attendre la fin de l’enquête, qui risquait d’être longue, le temps de retrouver tous les membres du réseau, impliqués à
divers degrés dans l’élaboration des attentats du 13 novembre… Avant de me quitter, elle me donna l’adresse d’une association d’aide aux victimes, située à Versailles, qui disposait d’une juriste à même de m’aider dans mes différentes démarches, et d’une psychologue que je pouvais consulter gratuitement, si j’en ressentais le besoin.
Le lendemain de cette entrevue, mercredi 13 janvier, je pris le RER pour Paris,
afin de retrouver ma camarade Philly. J’avais programmé avec elle une session musique, en milieu d’après-midi, au studio où nous avions précédemment enregistré
notre reprise de "Save a Prayer", en décembre dernier. C’était aussi l’occasion pour
moi de renouer avec la foule omniprésente de la capitale. Vers midi, très largement
en avance sur l’heure du rendez-vous, je décidai de descendre à l’arrêt Gare-deLyon, et de rejoindre à pied la rue de Rochechouart, dans le 9 e arrondissement, sans
aucun plan, à l’aide seulement de mon sens de l’orientation...
Égaré à plusieurs reprises au cours de cette balade, j’en profitai à chaque fois
pour demander mon chemin à quelques passants, qui me remirent dans la bonne
direction. Sans le savoir, cette situation anticipait l’aide demandée aux agents des
différents services, en tant que rescapé des attaques terroristes : perdu dans ce qui
me semblait être un labyrinthe administratif, j’avais besoin des autres pour me retrouver, et réapprendre à vivre en société.
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 50
Arrivant en face de l’Arc de triomphe Saint Denis, lors de cette errance volontaire
dans les rues de Paris, je m’orientai sur sa gauche le long du Boulevard de Bonne
Nouvelle, sur lequel je marchai quelque peu, avant de tourner à droite, au hasard,
espérant rejoindre le point de rendez-vous par le biais du 10e arrondissement…
En descendant la rue, je remarquai sur le trottoir de gauche un groupe important
de personnes du troisième âge, en train de faire la queue à l’entrée d’une célèbre
discothèque, portant le nom d’une célèbre ville du Tennessee où Elvis Presley avait
grandi. Cela m’amusa beaucoup et je leur demandai, en plaisantant, si elles allaient
voir un concert du "King of rock’n’roll"… Puis, continuant mon chemin, j’aboutis, environ vingt mètres plus bas, à un cul-de-sac ! Faisant demi-tour, je repérai un cône de
signalisation, que je pris instinctivement, puis, remontant à hauteur de la file
d’attente, je m’en servis comme d’un porte-voix, et continuai à faire le clown, en entamant "Love me Tender", pour la plus grande joie des retraités !
À 15 heures précises, j’accédai au studio, situé dans le 9 e arrondissement, suivi
quelques minutes plus tard par mon amie Philly. Après de chaleureuses retrouvailles,
nous nous installâmes dans la salle que j’avais réservée, avec un piano à disposition, sur lequel je me mis à jouer, en accompagnant la voix soul de ma camarade.
Mon téléphone, posé dans un coin, en mode vidéo, enregistra les versions pour clavier que j’avais préparées, quelques jours auparavant, de "Save a Prayer" et du morceau favori de mon amie, "Sinnerman", repris par Nina Simone.
Une fois terminées ces deux heures de session acoustique, qui nous fit le plus
grand bien, j’invitai ma camarade à prendre un verre dans un café à proximité. Là,
elle me proposa de l’accompagner à une réunion de travail de l’association d’aide
aux victimes du 13 novembre, qu’elle et d’autres rescapés avaient monté, au cours
de laquelle ils devaient se répartir des tâches, selon les compétences de chacun.
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 51
La félicitant de son engagement, je déclinai cependant son offre, en lui expliquant
que j’étais un électron libre, dont les singeries spontanées avaient le don de faire rire
les gens. Pour illustrer mes propos, je lui racontai comment, cet après-midi, en me
perdant dans une impasse, j’avais déclenché l’hilarité de petits vieux, en imitant au
pied levé Elvis Presley…
Ainsi j’estimais œuvrer de manière complémentaire dans le même but que les organisations humanitaires. Elle me comprit, et rajouta qu’elle était parfois obligée de
jouer le rôle de modérateur au sein de son groupe, lorsque des personnes étaient
violemment dénigrées sur les réseaux sociaux par d’autres n’ayant pas les mêmes
points de vue. Elle rappelait alors à ces dernières que les victimes devaient s’unir
entre elles, au lieu de chercher à se faire du mal !
Après avoir constaté à nouveau que ces moments d’échange entre deux rescapés contribuaient indiscutablement à notre rétablissement, et s’être promis de se retrouver la semaine suivante, pour une nouvelle session musique au studio, je quittai
ma camarade pour rentrer, par les transports en commun, à Mareil-Marly chez mes
parents.
Les jours suivants, je m’occupai des principales démarches administratives de la
liste faite par la juriste de l’unité médico-légale de Versailles. Je me rendis à la
Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Saint-Germain-En-Laye, pour demander
mon rattachement à leur service et appelai ma mutuelle, souhaitant mettre à jour
mon dossier. Dans les deux cas, je leur expliquai ma situation de rescapé, et fus très
bien reçu, ayant même droit à une remise gracieuse de 50% concernant une de mes
cotisations annuelles impayées ! J’envoyai également un courriel au Fonds de Garantie, avec en pièces jointes des copies de ma place de concert au Bataclan, de
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 52
mon passeport et de mon RIB, afin d’obtenir une provision de 10000 euros, accordée
à toutes les victimes des attentats terroristes.
Parallèlement à ces démarches administratives, je déposai quelques annonces,
aussi bien sur des sites internet que dans des commerces de proximité, proposant
des cours particuliers à domicile de maths, physique-chimie. À partir du lundi 18 janvier, je commençai à rédiger sur l’ordinateur familial mon roman-témoignage, dans
l’espoir que cela m’aidât à aller mieux. Pour cela, j’adoptai un récit chronologique
linéaire des évènements liés à ma terrible expérience, avec suffisamment de détails
pour être suivi à la trace par le lecteur.
Dans ce but, dès le premier chapitre, relatant l’après-midi passée au PèreLachaise, avant le concert des Eagles of Death Metal, j’effectuai tout un travail de
recherche et de documentation sur Internet afin de reconstituer mon parcours dans
les différentes divisions du cimetière. Puis, je complétai cette étude avec les divers
souvenirs de ce vendredi 13 novembre, enregistrés dans ma mémoire et celle de
mon téléphone : photos, messages envoyés à des proches, musiques écoutées, etc.
Avançant ainsi très lentement au départ, oscillant entre zéro et une page chaque
jour, je continuai sur le même rythme ce projet immensément long et fastidieux, pour
deux raisons d’ordre thérapeutique. Tout d’abord, même s’il était pénible pour moi
d’accoucher, en quelque sorte, ce douloureux passé, je ressentais chaque paragraphe écrit comme le soulagement d’une mère, ayant porté le deuil de son enfant,
terrible mais nécessaire accompagnement, afin de revivre à nouveau !
Ensuite, j’étais devenu extrêmement dépendant des rencontres régulières avec
ma camarade Philly. Quand celle-ci ne fut plus à même de me retrouver, à cause de
ses problèmes personnels, je dus m’adapter à la situation… Dès lors, tel un singe
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 53
sautant d’une branche à l’autre, afin de garder l’équilibre, l’entreprise de ce roman
devint pour moi une nouvelle façon d’aller mieux.
C’est seulement durant cette période de janvier, que je m’habillai exclusivement
en jaune, rouge et noir, comme si j’avais enfin trouvé mes couleurs. De plus, j’appris
que les spectateurs du concert des Eagles of Death Metal, le 13 novembre dernier,
pouvaient échanger leur billet contre une invitation pour voir jouer le groupe de rock
californien, de nouveau à Paris, en février à l’Olympia. Cette proposition était valable
jusqu’au 20 janvier, date au-delà de laquelle les places restantes seraient mises en
vente.
Personnellement, cette offre du célèbre music-hall faite à « toutes les personnes
présentes au Bataclan », me gênait, car elle s’adressait en partie à des victimes soit
mortes, soit gravement blessées, physiquement ou psychologiquement, en tout cas
incapables d’assister au show. Estimant au mieux un ratio de 1000 rescapés présents à l’Olympia, dont je respectais le choix, sur un total d’environ 3000 spectateurs,
je risquai donc de me retrouver isolé parmi une majorité de gens n’ayant même pas
idée des horreurs que j’avais dues surmonter. Je ne souhaitais pas cela, sans parler
d’une éventuelle récupération commerciale de l’évènement, à même d’attirer des
individus animés d’une curiosité malsaine...
L’annonce du retour des californiens, « pour terminer leur concert parisien », me
dérangeait également. D’une part, le rock qu’ils avaient balancé sur la scène du Bataclan, avant les attaques terroristes, était pour moi un live unique, qui n’avait pas
besoin d’être repris. D’autre part, cela mettait en évidence les contraintes commerciales auxquelles était assujetti mon groupe préféré, qui ne pouvait faire autrement
que de continuer la tournée européenne de promotion de leur nouvel album, Zipper
Down. Et ce, bien qu’ayant subi les fusillades, même dans l’éventualité, fort possible,
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qu’un de ses membres, choqué par les attentats, ne souhaitât pas revenir jouer à
Paris ! Ainsi, en décidant de ne pas me rendre à l’Olympia en février, je me sentis
plus libre que les Eagles of Death Metal, qui, eux, n’avaient pas le choix…
Fin janvier, suite à ma demande, le Fonds de Garantie crédita mon compte d’une
provision de 10000 euros, accordée à toutes les victimes des attentats terroristes. Au
début du mois suivant, grâce à un numéro de téléphone, mis à disposition des rescapés du Bataclan par la police, je pris rendez-vous dans un commissariat parisien
du 13e arrondissement, afin de récupérer ma veste, que j’avais laissée au vestiaire
de la salle.
Ayant emprunté les transports en commun, j’arrivai à 15 heures devant un bâtiment discret, situé dans la rue du Château des Rentiers. Une fois à l’intérieur, après
avoir montré à l’accueil ma carte d’identité et expliqué le motif de ma visite, je fus
reçu par un policier. Ce dernier me fit franchir le portique de sécurité, devant le garde
armé, et m’emmena dans son bureau. Là, avec son adjointe, il procéda à la remise
de mes effets personnels, et me demanda de vérifier qu’il ne manquait rien dans les
poches de mon blouson. Je retrouvai toutes mes petites affaires de survie, miniréchaud, coton, briquet, quart, canif, pipe, baume du tigre, bande pharmaceutique, à
l’exception du flacon d’alcool à 90°, dont le contenu avait été vidé. Il me fit alors signer une décharge, et me raccompagna vers la sortie.
Déjà vêtu d’un manteau, je mis le vêtement dans un sac plastique, que j’avais
emmené avec moi dans cette intention. Marchant sur le trajet du retour, j’eus rapidement l’impression de traîner un fardeau très lourd… Sans doute était-ce le poids
écrasant des tragiques souvenirs, dont je portais le contenu, concentré en un seul
bagage ! Finalement parvenu chez mes parents, je délestai ma veste des objets
qu’elle renfermait, et l’accrochai sur le cintre d’un placard à la cave, afin qu’elle aussi
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reposât en paix… « Après tout, cet objet textile m’a accompagné pour le meilleur et
pour le pire, songeai-je, je me devais de le ramener à la maison, loin des enfers bureaucratiques ! »
Durant cette période de février, je me remis à donner quelques cours particuliers
de maths, physique-chimie, grâce aux diverses annonces que j’avais déposées le
mois précédent. Je continuai également mes démarches administratives, de régularisation de mon dossier de mutuelle, et de rattachement à la Caisse Primaire
d’Assurance Maladie de Saint-Germain-En-Laye. Contacté par quelques journalistes,
désireux de savoir si je comptais me rendre au concert des Eagles of Death Metal à
l’Olympia, je leur expliquai mes raisons de ne pas y assister.
Le 11 février, j’avais programmé une session musicale de deux heures avec mon
amie Philly, dans le studio de répétition où nous avions l’habitude de nous retrouver.
Mais son compagnon fit un infarctus, lié au fait, à mon avis, qu’il avait trop intériorisé
sa terrible expérience du Bataclan. Quelques jours après avoir réchappé au massacre, il avait repris le travail, encaissant les remarques déplacées de ses collègues,
sur son état de survivant, au lieu de prendre le temps d’évacuer ses tragiques souvenirs. Ceux-ci avaient fini par ressurgir, sous forme d’une attaque cardiaque !
Après avoir exprimé tout mon soutien à ma camarade, j’appelai un copain, qui accepta de venir la remplacer au pied levé. Afin de me divertir, je pris avec moi mon
duvet muni de bras, conçu pour les expéditions polaires, que j’utilisais pour dormir
dehors. Une fois arrivé au studio, je le mis sur moi afin de me transformer en une
créature volumineuse, que j’avais baptisée l’Homme-Haricot. Ainsi affublé de cet
étrange costume, j’accompagnai au piano mon ami, qui chanta sur quelques morceaux. Il s’était lui-même déguisé en Mister Love, à l’aide d’un boa de plumes
blanches, que je lui avais apporté pour l’occasion…
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 56
Ce fut un très joyeux moment, qui marqua définitivement la fin de ma dépendance
envers mon camarade Philly. Réalisant ce jour-là que je pouvais me passer d’elle,
mes singeries devinrent plus qu’un moyen thérapeutique pour moi d’aller mieux.
Elles se révélèrent être une sorte de boussole, moi qui, depuis toujours, avait fait la
girouette, subissant l’influence des autres, et qui cherchait mon chemin, en tant que
survivant !
Dans la nuit qui suivit, je fis un rêve qui me marqua profondément, dans lequel le
représentant des anges noirs que j’avais vu, lors de ma cérémonie mystique au
Père-Lachaise, s’adressa de nouveau à moi : « Comprends bien que le massacre du
Bataclan n’était rien d’autre qu’une réunion entre deux clans de sorciers désireux de
confronter leurs puissances… Ce soir-là, les Eagles of Death Metal, dignes représentants des cowboys flingueurs, adeptes du Grand Satan américain, ont été rejoints,
comme dans la fusillade d’O.K. Corral, par leurs homologues djihadistes, munis de
kalachnikovs. Ces derniers, au nom d’Allah, ont fait une démonstration de terreur en
tirant sur des innocents !
Quelques semaines plus tard, les terroristes ont frappé à nouveau en choisissant
comme cible, en Californie du Sud, le centre social de San Bernardino. C’est la région où ont grandi les membres fondateurs du groupe, évoquée dans l’excellente
ballade "San Berdoo Sunburn", issue de l’album Peace Love Death Metal…
En décidant de ne pas te rendre au concert, à l’Olympia, de tes rockers préférés,
tu as cessé de les idolâtrer. Par ce choix, tu es devenu plus puissant qu’eux, assujettis aux contraintes commerciales de leur tournée européenne…
De même, les retrouvailles répétées avec Philly, "ta sœur d’armes", également
rescapée du Bataclan, te semblaient être le seul moyen d’aller mieux. Sous
l’influence de cette mère de deux petits garçons, tu as prôné, à travers la musique,
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 57
ses valeurs, concernant les enfants et l’amour. Après avoir ainsi entretenu une forte
dépendance vis-à-vis d’elle, tu y as mis fin aujourd’hui, alors qu’elle était indisponible
pour la session, en demandant à ton copain de la remplacer au chant. Poursuis la
voie de tes singeries, qui t’ont révélé à toi-même. Enfin, garde en tête, à l’issue de
tes diverses rencontres avec les « faucheurs » et les « pondeuses », que les forces
de vie, indissociable de celles de mort, sont aussi dangereuses les unes que les
autres… »
Suite à ce rêve, je m’investis dans ce que j’appelai des singeries forestières et urbaines, en apprenant moi-même à grimper non seulement aux arbres, lors de promenades en fin de matinée dans les bois de Mareil-Marly, mais aussi aux réverbères
qui éclairaient en soirée les rues du village.
Dans un premier temps, je cherchai à améliorer mon adhérence sur les troncs organiques, en nouant des morceaux de chambre à air autour de mes pieds et de mes
mains. Au fur et à mesure de mes essais, je développais la force nécessaire, pour
me hisser sans avoir besoin de ces artifices en caoutchouc, par ailleurs inutiles sur
les lampadaires.
Concernant ces derniers, je sélectionnai ceux dont le revêtement de peinture
m’assurait une prise convenable, pour monter sur le poteau sans glisser. J’en avais
repéré toute une série de petite taille, à proximité de chez mes parents, dans un petit
chemin séparant les maisons des vergers. Tard dans la nuit, j’y retournai, faire
quelques essais. Tandis que je filmais l’un d’entre eux à l’aide de mon téléphone,
l’image de sa lanterne m’apparut sous forme d’un soleil artificiel, illuminant les ténèbres, et vers lequel je fus attiré comme un papillon… C’est là, pour la première
fois, que je me revis, à l’écran, monter tout en haut du réverbère, et pénétrer dans sa
brillante sphère, pour y décrocher des noix de lumière !
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 58
Ces diverses singeries, toujours précédées d’une petite danse sacrée, m’étaient
nécessaires ; elles m’aidaient à supporter la rédaction fastidieuse, bien que thérapeutique, de mon témoignage de rescapé. Devant l’ampleur du projet, j’avais
d’ailleurs pris l’habitude de commencer la journée par un petit tour dans les vergers
ou en forêt, suivie d’une sieste après avoir déjeuné avec mes parents. Puis je consacrais en moyenne quatre heures à écrire, sur ordinateur, une page de mon manuscrit, après quoi je sortais de nouveau prendre l’air, avant le dîner familial.
Février fut aussi marqué par mon désir de rendre hommage à la Danse, qui, selon
moi, avait sauvé ma vie au Bataclan. En effet, elle m’avait inspiré, peu de temps
avant le début du concert des Eagles of Death Metal, de monter au balcon du
théâtre, afin d’avoir plus d’espace et de liberté dans mes mouvements, alors que la
fosse, pleine de monde, était devenue, une heure plus tard, la cible principale des
attaques terroristes…
À l’occasion d’un voyage en train à destination de la gare de Saint Lazare, feuilletant un journal à l’abandon sur un siège, je tombai par hasard sur une publicité annonçant Parov Stelar en live, le 30 Mars au Zénith de La Villette.
La musique électro de ce DJ autrichien avait un swing incroyable, et je vis, à travers ce concert, l’occasion exceptionnelle de retrouver d’autres danseurs, souhaitant
comme moi célébrer leur art ! Une fois arrivé à Paris, j’allai sur-le-champ à la FNAC
acheter mon billet pour le concert. C’était le premier spectacle dans une grande salle
auquel je risquais d’assister, depuis le Bataclan, continuant en outre ma démarche
de réadaptation à la foule, qui risquait d’être nombreuse à assister à l’évènement…
Quant à mon roman, à force d’y travailler, j’avais l’impression d’avoir créé mon
propre avatar. Celui-ci revivait au ralenti mon existence depuis les attentats pari-
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siens, et tendait, petit à petit, à me rejoindre dans le présent, afin de faire le deuil de
ma situation de rescapé.
Écrivant entre zéro et une page par jour, j’avançais si lentement, durant
l’élaboration des trois premiers chapitres, que mon double était resté bloqué pendant
un mois dans le passé, à la date du 13 novembre, dont deux semaines prisonnier du
Bataclan. Là, dans ce qui lui avait paru être une éternité, il avait notamment entendu
l’insoutenable fusillade, caché dans un recoin minuscule, et contemplé le théâtre,
transformé en un sanglant champ de bataille !
Au début du mois de mars, je commençai la rédaction du quatrième chapitre, relatant les trois semaines qui suivirent les attaques terroristes, auxquelles j’avais réchappé. « Après avoir stagné un mois dans cette sinistre journée, tu vas enfin pouvoir avancer et quitter ce lieu tragique ! » m’exclamai-je, à l’adresse de mon alter
ego. Je ne savais pas, alors, que lui et moi entamions la partie la plus longue et la
plus pénible de ce témoignage littéraire…
En effet, dans ce récit chronologique linéaire et fastidieux, la période que j’avais
vécue, du 14 novembre au 4 Décembre, était si dense, qu’elle comprenait deux fois
plus d’éléments à décrire, que dans les trois premiers chapitres réunis !
De plus, la première semaine à elle seule représentait les deux tiers de ces nombreux évènements, qui, loin d’être uniformément répartis dans le temps, se trouvaient
agglutinés autour de deux points d’accumulation : le week-end juste après les attentats parisiens, et le vendredi 20 novembre, dont je ne pus m’extraire qu’en faisant
preuve de la plus grande des patiences...
La narration de la seconde date, lors de ma cérémonie mystique dédiée aux victimes du 13 novembre, qui m’étaient apparues sous forme d’effrayantes hallucinations, constitua une véritable descente aux enfers ! Durant deux semaines extrême-
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ment dangereuses pour ma santé mentale, je plongeai, en compagnie de mon avatar, au plus profond de mes souvenirs macabres… Pendant ces quatorze jours
d’étude introspective, l’omniprésence de la mort se manifesta pour nous deux indistinctement, dans ma réalité quotidienne, comme dans le passé que revivait mon
double… Au terme de cette analyse à haut risque, je sus que j’avais fait le plus dur,
en atteignant le pic de difficulté de ce roman thérapeutique !
Ainsi, en mars, je consacrai l’essentiel de mon temps à écrire, en tant que survivant, l’histoire des trois semaines post-13 novembre, vécues de manière intense.
Soutenu moralement par mon ami Franck de Marseille, je me confiais à lui, quasiment tous les jours, lors de longues conversations téléphoniques… C’était la seule
personne capable de comprendre mon projet littéraire de témoignage, et de
m’accompagner dans cette vaste entreprise !
Afin de penser à autre chose, mes singeries devinrent d’indispensables moments
de détente dans mon quotidien. Dans les bois de Mareil-Marly, je grimpais sur des
arbres au tronc élancé, ou bien, le soir venu, sur divers réverbères allumés. Ces
séances d’acrobatie nécessitaient toutefois des périodes de pause, afin de récupérer
des efforts physiques fournis pour me hisser…
Au début du mois, un ami m’appela pour me demander si j’étais retourné récemment à l’intérieur du Bataclan. Devant ma surprise, il m’expliqua avoir appris, en regardant la chaîne d’informations BFM TV, qu’une opération avait été montée, vendredi 4 et Samedi 5 mars, dans le plus grand secret, afin de permettre aux survivants
et aux familles des victimes d’entrer à nouveau dans la salle de spectacles…
« Apparemment, je n’étais pas sur la liste ! », lui répondis-je. Après avoir eu confirmation sur Internet de cette nouvelle, pour le moins choquante, je citai à mon camarade les propos du journaliste de BFMTV.com, présent pendant l’attaque terro-
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riste, en les commentant : « Moi aussi, je suis un rescapé. Moi aussi, "J’attendais ce
moment depuis très longtemps." Moi aussi, "J’avais besoin de refaire le cheminement qui a été le mien ce soir-là." » Puis j’ajoutai, en guise de conclusion : «Au lieu
de sélectionner une partie des personnes concernées par ce massacre, selon des
critères douteux, il aurait fallu inviter toutes les victimes à revenir au Bataclan, afin
qu’aucune d’entre elles ne soit exclue de cette importante étape de leur reconstruction. »
À propos des médias, Le lundi 21 mars, je fus contacté par un journaliste de TF1.
Celui-ci souhaitait, en vue du JT de 13 heures, recueillir mon avis, au sujet de
l’arrestation, survenue quelques jours plus tôt à Bruxelles, de Salah Abdeslam, impliqué dans les attentats parisiens. Lui ayant donné mon accord, le correspondant de la
chaîne, accompagné d’un collègue caméraman, arriva une demi-heure plus tard en
moto à Mareil-Marly, près de la mairie où je lui avais donné rendez-vous.
Pendant vingt minutes d’interview, j’expliquai au correspondant que la capture
d’un djihadiste, même si elle représentait un soulagement pour certains survivants,
ou proches de victimes, était loin de marquer la fin de ma longue période de deuil.
Ayant réchappé aux attaques terroristes, je devais continuer la lente écriture thérapeutique de mon témoignage. Interrogé sur l’aide éventuelle de l’État, je répondis
que j’étais le seul capable de puiser en moi les forces nécessaires à ma guérison.
Après le départ des journalistes, je retournai déjeuner, puis regardai le journal télévisé de 13 heures sur TF1. Au bout d’environ dix minutes, le présentateur lança un
reportage sur la réaction des survivants du 13 novembre concernant l’arrestation de
Salah Abdeslam. Je fus déçu de me voir apparaître seulement quelques secondes à
l’écran, en train de dire : « c’est tout un travail de patience, il faut être très fort mentalement. » En effet, j’avais la désagréable impression d’avoir été utilisé, au montage,
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comme un bouche-trou entre deux personnes interrogées… « Encore heureux qu’ils
aient gardé une phrase qui ait du sens, et qu’ils ne m’aient pas fait vanter une
marque de lessive ! », pensai-je, avant d’être pris de fou-rire !
Le lendemain avait lieu à Bruxelles les attentats terroristes les plus meurtriers de
Belgique. Troublé, je me rappelai alors que j’avais porté à l’avance les couleurs de ce
pays, tout le mois de janvier, en m’habillant exclusivement en jaune, rouge, et noir…
Avais-je eu là des signes prémonitoires de ces terribles évènements ?
Le mercredi 30 mars, un mois après avoir acheté mon billet, je me rendis au Zénith de Paris, à l’occasion du concert électro du DJ Parov Stelar, dont la musique
avait un swing exceptionnel, afin de célébrer l’esprit de la Danse, à qui je devais
d’être vivant…
Inspiré par la pochette du nouvel album de l’artiste autrichien, "The Demon Diaries", représentant un corbeau au-dessus d’une femme masquée sur fond blanc,
j’avais emporté dans un sac poubelle ma tenue d’Homme-Oiseau, comprenant une
cape noire, un masque vénitien au bec proéminent et un boa de plumes blanches. Je
comptais mettre ce déguisement, que je m’étais procuré la veille dans un magasin,
au cours de cette soirée !
De plus, c’était pour moi l’occasion de renouer avec la foule, à l’occasion de ce
concert dans une grande salle, le premier depuis celui des Eagles of Death Metal au
Bataclan. Toutefois, j’appréhendais quelque peu, comme un comédien avant le lever
du rideau, d’être l’unique être humain costumé, sur plusieurs milliers de spectateurs…
Aux alentours de vingt heures, le taxi me déposa devant l’entrée sud du parc de
la Villette. En prenant l’allée du Zénith, je me retrouvai seul dans un festival de
jeunes venus en groupes, avant de rejoindre une des longues files d’attente menant
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 63
aux portes de l’enceinte du site. Patiemment, je franchis les différentes zones de
sécurité, surprenant au passage l’agent, chargé de vérifier le contenu des sacs, avec
mon déguisement… Enfin, j’accédai dans le hall impressionnant de la salle de spectacles. Je me sentis perdu dans cet endroit, où je ne connaissais personne, fourmillant de gens, réunis entre amis. En attendant, comme eux, l’ouverture des portes de
l’amphithéâtre, je m’alcoolisai fortement dans un des bars, afin de me donner du courage…
Ensuite, ayant repéré l’accès aux gradins correspondant à ma place, j’appris qu’il
n’y avait pas de vestiaire pour déposer mon pull et ma veste. Je risquais d’avoir très
chaud, sous le déguisement !
J’attendis le début du concert pour me changer dans le hall déserté, mettant successivement le boa de plumes blanches autour du cou, la cape noire sur mes
épaules, avant de nouer, derrière ma tête, les rubans du masque vénitien au nez allongé. Puis, sous le regard admiratif du préposé aux billets, je montai les escaliers,
deux verres de whiskies-coca dans chaque main. Je fis ainsi mon entrée, en tenue
d’Homme-Oiseau, dans l’hémicycle archi-comble du Zénith, et ressentis dans tout
mon corps de puissantes vibrations de lumière et de son !
Apercevant depuis l’étage les flots de marée humaine qui remplissaient la fosse,
empêchant tout mouvement individuel, je me mis d’abord à danser, au risque de
perdre l’équilibre, en parcourant les marches des diverses allées étroites, séparant
les tribunes pleines de spectateurs assis. Ces derniers, loin de comprendre ma démarche, eurent une attitude neutre, parfois hostile, à mon égard…
J’abandonnai alors le sommet des gradins, et vint me poser devant la barrière de
sécurité surmontant un des « gouffres » de sortie, afin d’empêcher une chute dange-
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reuse quelques mètres plus bas. J’avais enfin trouvé l’endroit pour évoluer, même si
l’espace était minimal, avec une fille de chaque côté, et un bloc derrière mes pieds.
Dès lors, tout le long du show, soutenu par l’énergétique musique électro, je me
dépensai sans compter. Tel un curieux volatile, je vociférais des « ouais ! » entre
chaque morceau, et gesticulais au rythme d’un swing très "groovy". Tenant dans mes
mains les extrémités de la cape et du boa de plumes, je les faisais virevolter comme
des ailes déployées !
Ovationné par l’immense foule du Zénith, le DJ autrichien revint plusieurs fois sur
scène, accompagné de ses musiciens, jouer quelques morceaux supplémentaires.
Pendant ces rappels, afin de garder un souvenir de cette mémorable soirée, je me
filmai avec mon portable, en train de danser en tenue d’Homme-Oiseau, les nombreux spectateurs des tribunes en arrière-plan, tandis que la chanteuse du groupe
concluait : « Je t’aime, Paris, moi ! »
Une fois le concert terminé, à bout de forces, je regagnai le hall de la salle de
spectacles, seul à être déguisé. Comme moi, des milliers de personnes, se dirigeaient vers la sortie, sans m’adresser le moindre mot, à l’exception d’une jeune fille
qui s’exclama : « Ah, l’Homme-Oiseau ! » Pour elle, je battis des ailes une dernière
fois, avant d’enlever mon masque au bec proéminent, sous lequel j’étouffais…
Dehors, contemplé comme une bête curieuse, sans me soucier du reste de mon
costume, que je portais encore, je m’assis à l’écart sur un cube de pierre, épuisé, et
contactai au téléphone mon ami Franck, afin de me confier à lui.
Là, tout en achevant d’enlever ma tenue, et de la ranger dans son sac poubelle,
je lui racontai en détail l’éprouvante cérémonie d’hommage à la Danse que j’avais
accomplie, avant de sortir du parc de la Villette. Ensuite, déambulant le long de
Denys PLAUD – Moi, Denys P., rescapé du Bataclan - 65
l’avenue Jean Jaurès pour finalement me poser sous un porche, je poursuivis cette
longue conversation avec mon camarade…
Au cours de cet entretien, Franck fut, encore une fois, le seul à comprendre
l’impressionnante expérience qui m’avait marqué ce soir, et m’apporta tout son soutien, d’une manière extrêmement réconfortante. Une heure et demie plus tard, l’ayant
remercié de m’avoir écouté, je pris le dernier RER à destination de Saint-GermainEn-Laye, et rentrai dormir chez mes parents.
Quelques jours plus tard, je terminai enfin la quatrième partie la plus longue et la
plus pénible de mon témoignage, sur les trois semaines exténuantes que j’avais passées, juste après avoir réchappé au massacre du Bataclan. Par réaction, le mois de
repos, que j’avais pris en décembre, chez ma sœur, fut la section la plus courte de
mon ouvrage !
En avril, je commençai la rédaction du sixième chapitre, au cours duquel mon
avatar, apparu lors de ce roman, se mit à parcourir les mêmes étapes de reconstruction par lesquelles j’étais passé, début 2016, en effectuant les nombreuses démarches, judiciaires, médicales, administratives, sociales, littéraires, etc.
Petit à petit, il tendait, au fur et à mesure que j’écrivais ce récit fastidieux, à me rejoindre dans le présent, afin d’achever le deuil de ma situation de rescapé. Ainsi, il
passa les quatre premiers mois de l’année à revivre mon existence, au rythme d’une
chronologie élastique. Mon double voyait ainsi des semaines de ma vie s’écouler
rapidement sur papier… Puis, il se retrouvait englué plusieurs jours, dans un évènement ayant duré quelques heures, où s’accumulaient une multitude de détails à décrire, dont nous nous extrayions, tous les deux, avec patience…
De plus, en consacrant chaque après-midi à écrire quelques paragraphes de mon
histoire sur l’ordinateur familial, j’avais l’impression de devoir nourrir de mes souve-
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nirs une bête vorace… Pour supporter cette fastidieuse corvée de ravitaillement, je
continuai quotidiennement mes singeries, forestières, et nocturnes. Lors de ces dernières escapades, je grimpais sur un réverbère au clair de lune, déguisé en HommeSoleil, Homme-Haricot ou d’Homme-Oiseau… Hélas, de jour comme de nuit, cellesci étaient capturées à l’aide de mon téléphone, puis servies en pâture à la machine.
Cette dernière, sous prétexte de partager ces moments de détente avec des amis,
les digérait, à travers les différents réseaux sociaux, sur Internet !
Concernant mes relations avec les autres, je déclinai poliment chaque invitation à
une soirée, organisée par un proche. J’y voyais l’obligation de me présenter devant
lui, et de suivre l’étiquette contraignante de sa cour, en jouant servilement un rôle
imposé par le groupe. La dernière réunion de ce genre, à laquelle j’avais participé,
remontait en février, lors de l’anniversaire de mon ami Dylan. Je lui avais volé la vedette, en discutant avec deux femmes de mon expérience tragique, sans me soucier
des autres sujets de la bande. Ces derniers furent choqués de ne pas retrouver en
moi le personnage habituel, auquel ils s’attendaient !
À partir de là, je ne rendis plus visite à des gens sans en avoir envie, et pris rendez-vous avec quelqu’un, uniquement lorsque j’étais motivé par une bonne raison.
D’ailleurs, l’idée même de rencontre planifiée, à tel endroit et à telle date, me gênait.
Je préférais les échanges inattendus avec quelques rares êtres humains, encore capables de communiquer sans machine, de manière improvisée…
Au lieu de me mettre en colère, face aux individus s’exprimant sans égard, vis-àvis de ce que j’avais enduré pendant les attentats, je développai envers eux un humour féroce beaucoup plus efficace. Ce fut le cas chez un épicier, à qui j’avais eu le
malheur de raconter ce qui m’était arrivé au Bataclan. Le commerçant me présenta à
son collègue ironiquement, de manière à minimiser l’évènement, comme le monsieur
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qui était resté caché plusieurs heures à l’abri des terroristes… « Ah oui, c’était vraiment à se tordre de rire ! », leur répondis-je, avant d’ajouter, sur le même ton faussement badin : « Ressentir la cloison du mur vibrer sous les impacts des balles,
quelle rigolade ! Mais le plus drôle, c’est lorsque je suis sorti au milieu de tous ces
cadavres, plus que vous n’en verrez jamais dans toute votre vie… Bonne soirée,
messieurs ! » Je quittai alors ces derniers, les laissant, extrêmement mal à l’aise,
regretter leurs paroles à la légère…
Tout au long de cette période laborieuse, Franck demeura mon principal soutien.
Je discutais avec lui en moyenne deux fois par jour, lors de longues conversations
téléphoniques ! En fin de matinée, tout d’abord, posé dans les vergers du village, au
milieu des arbres fruitiers en fleurs, qui sentaient bon le printemps… Puis en fin de
journée, au même endroit, après avoir passé plus de quatre heures devant
l’ordinateur à écrire laborieusement une page de mon histoire de survivant. Discutant
des thèmes qui m’avaient occupé toute l’après-midi, à décrire dans mon ouvrage,
nous échangions des idées avec plaisir ! C’était la seule personne capable de me
comprendre et de m’encourager, aussi bien dans ce projet littéraire fastidieux, que
dans mes singeries forestières et nocturnes exutoires…
À propos du cercle familial, je prenais régulièrement des nouvelles, tous les weekends, de ma sœur, chez qui je m’étais reposé, tout le mois de décembre. En revanche, suivant le conseil de mon père, j’avais cessé de me prendre la tête avec
mon égoïste grand frère, qui ne m’avait jamais rappelé depuis le 13 novembre, après
un ultime effort de ma part de renouer le dialogue, lors de notre dernière conversation téléphonique, le premier janvier 2016 :
— Bonne année !
— Bonne année !
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— Quand même, t’aurais pu m’appeler !
— C’est vrai, j’aurais pu t’appeler…
— Rien d’autre à ajouter ?
— Rien d’autre à ajouter.
— Salut !
Bien sûr, j’étais redevable à mes parents de m’héberger. Chez eux, je bénéficiais
des meilleures conditions matérielles pour accomplir mes différentes démarches de
reconstruction personnelle. En particulier, l’ordinateur familial m’était bien utile, pour
rédiger mes souvenirs de rescapé, mettre à jour mes dossiers administratifs, ou encore préparer des documents pour mes leçons particulières de maths et physiquechimie. Je savais aussi qu’ils m’aimaient, malgré les remarques maladroites traduisant leur anxiété concernant mon avenir. J’essayais donc de respecter au mieux les
règles de cohabitation qu’ils m’imposaient, comme le ménage de ma chambre, la
propreté de ma tenue, etc.
Le jeudi 14 avril, en consultant Internet, j’appris par un heureux hasard que les billets pour le concert de réouverture du Bataclan, programmé pour le 16 novembre
2016, avec la rock star anglaise Pete Doherty, venaient d’être mis en vente en ligne,
et achetai le jour même ma place. J’avais été choqué, début mars, par la regrettable
opération secrète, qui avait permis à quelques victimes, privilégiées parmi d’autres,
de retourner dans la salle de spectacles… Je tenais là l’occasion de revenir, un an
après, sur les lieux du massacre auquel j’avais réchappé, dans la perspective d’une
date située bien au-delà de la fin de mon roman-témoignage. Le but était d’achever,
moi et mon avatar, notre longue période de deuil, au cours de cette ultime étape,
pour faire nos adieux, l’esprit serein, en laissant les morts du théâtre reposer en
paix…
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Ensuite, le mercredi 27 avril, les médias annoncèrent le transfert, de Belgique en
France, dans la prison de Fleury-Mérogis, de Salah Abdeslam, impliqué dans les attentats du 13 novembre, en vue de son audition devant les juges. Bien que comprenant l’importance du procès à venir, pour certains survivants et proches des victimes
des attaques terroristes, je décidai de ne pas y assister, afin de continuer ma démarche personnelle de reconstruction, indépendante du bon vouloir d’un djihadiste !
Enfin, début mai, alors que je finissais par ces lignes la rédaction du sixième chapitre, je fus rejoint dans le présent par mon alter ego, au terme d’un long et pénible
voyage. Nous avions tous les deux entrepris ce roman-témoignage dans un but thérapeutique, le temps nécessaire de porter le deuil de ma situation de rescapé, afin de
revivre à nouveau !
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Chapitre 7 : comment j’envisage l’avenir
Dès la fin de mon roman-témoignage de rescapé du Bataclan, je relirai plusieurs
fois le manuscrit, chapitre après chapitre, et essaierai de le rendre présentable. Puis
je l’enverrai par la poste, à moi-même, avec accusé de réception, et à quelques éditeurs. Ayant déjà atteint mon but de reconstruction personnelle, à travers cet ouvrage, que celui-ci soit publié, ou non, n’a pas d’importance pour moi. Peut-être, suscitera-t-il l’intérêt d’autres personnes, curieuses de découvrir l’histoire d’un survivant
du 13 novembre…
En tout cas, n’étant plus assujetti à nourrir quotidiennement l’ordinateur familial de
mes souvenirs, j’en profiterai pour reprendre mon autonomie, vis-à-vis de mes parents et des machines, dont je ne garderai que le téléphone, pour rassurer ma famille
de temps en temps. Je
limiterai son usage aux appels importants, en cessant
d’enregistrer quoi que ce soit avec ! Avec l’arrivée des beaux jours, je reprendrai
alors ma vie d’homme des bois, bivouaquant le soir en pleine nature. Je poursuivrai
également la voie de mes singeries, qui m’ont révélées à moi-même, afin de partager
mon expérience, avec d’autres êtres humains rencontrés au gré du chemin…
Ensuite viendra le long procès des terroristes. Même si je respecte les survivants
et les familles ayant perdu des proches, lors de ces attentats, qui espèrent beaucoup
de cet évènement, je n’y prendrai pas part personnellement. Je devrai alors être fort,
face aux divers acteurs souhaitant me faire replonger dans ce tragique passé, la plupart sans l’avoir eux-mêmes vécu : associations de victimes, amis, journalistes, magistrats, policiers, médecins en charge de l’expertise médicale que j’aurai peut-être à
passer, en vue de mon indemnisation, etc.
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Car mon but n’est pas d’entretenir le morbide souvenir des attentats auxquels j’ai
survécu, dont la flamme est régulièrement ravivée par les médias, lors des diverses
commémorations. Au contraire, je souhaite me tourner progressivement vers l’avenir.
Pour cette raison, le concert de réouverture du Bataclan, le 16 novembre, un an
après les attentats parisiens, sera mon ultime cérémonie d’hommages aux victimes
du théâtre, et je vais, pour finir, essayer de l’imaginer.
Le choc émotionnel sera si fort, que j’aurai l’impression de revenir au moment des
attaques ! D’abord, en montant au balcon, à proximité de la petite loge qui m’avait
servi de refuge, j’entendrai les puissantes détonations des fusillades mélangées aux
cris des victimes. Ensuite, malgré les immenses travaux de rénovation de la salle, je
verrai à nouveau celle-ci transformée en un champ de bataille sanglant, avec un
nombre inimaginable de corps recouverts d’un drap blanc, notamment dans la fosse.
Les fantômes des morts m’apparaîtront alors sous forme des anges noirs de mes
rêves, et leur représentant s’adressera une dernière fois à moi : « Tu as tenu ta promesse en nous accompagnant jusqu’à la fin de cette longue période de deuil, nécessaire transition de la mort à ton renouveau. Il te reste maintenant une dernière
épreuve à accomplir, afin que ton expérience de rescapé te donne le pouvoir de vivre
pleinement ta renaissance : tu dois maintenant vaincre, au cours d’une lutte acharnée et dangereuse, ton avatar, issu de ton roman. Adieu ! »
Remplaçant alors les visions des défunts, mon alter ego se matérialisera devant
mes yeux, et instinctivement, je me jetterai sur lui. Pendant notre lutte, j’aurai
l’impression d’être électrocuté, mais je ne lâcherai pas ma prise, en encaissant les
coups portés par mon double, jusqu’à son épuisement fatal. Il disparaîtra alors, corps
et âme, en moi, et me donnera la force de croire en mon avenir.
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