F.12.0081.F

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F.12.0081.F
10 JANVIER 2014
F.12.0081.F/1
Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° F.12.0081.F
J. T.,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Paul Wouters, avocat à la Cour de cassation, dont le
cabinet est établi à Louvain, Koning Leopold I straat, 3, et ayant pour conseil
Maître Dominique Lambot, avocat au barreau de Bruxelles, dont le cabinet est
établi à Ixelles, rue Vilain XIIII, 17, où il est fait élection de domicile,
contre
ÉTAT BELGE, représenté par le ministre des Finances, dont le cabinet est
établi à Bruxelles, rue de la loi, 12-14,
défendeur en cassation.
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I.
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La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 11 mai 2011
par la cour d’appel de Liège.
Le 13 décembre 2013, l’avocat général André Henkes a déposé des
conclusions au greffe.
Le conseiller Mireille Delange a fait rapport et l’avocat général André
Henkes a été entendu en ses conclusions.
II.
Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
- articles 144 et 145 de la Constitution ;
- article 141bis du Code des droits de succession ;
- articles 569, alinéa 1er, spécialement 32°, 1385decies et 1385undecies
du Code judiciaire ;
- principe général du droit relatif à la séparation des pouvoirs.
Décisions et motifs critiqués
Pour réformer le jugement du premier juge en toutes ses dispositions
sauf en ce qu'il a dit la demande non fondée pour ce qui concerne l'amende,
dire pour droit que la demanderesse est redevable des droits, intérêts et
amendes dus sur la succession de feu J. T. et non encore payés et condamner la
demanderesse aux frais et dépens des deux instances, l'arrêt rappelle d'abord
que les intérêts « sont prévus par la loi (articles 81 et 82 du Code des droits de
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succession) et exigibles de plein droit » et que « l'article 141bis du code
prévoit : ‘Dans les cas spéciaux, le directeur régional de la taxe sur la valeur
ajoutée, de l'enregistrement et des domaines compétent peut accorder, aux
conditions qu'il détermine, l'exonération de tout ou partie des intérêts prévus
par l'article 81’ ».
Il décide ensuite que « (l'article 141bis du Code des droits de
succession) accorde au directeur régional une compétence d'appréciation
discrétionnaire et souveraine pour octroyer une exonération totale ou partielle
des intérêts et ne crée aucun droit subjectif à être dispensé de l'obligation de
payer l'intérêt ;
que l'administration qui prend une décision en vertu de son pouvoir
discrétionnaire, dispose d'une liberté d'appréciation qui lui permet de décider
elle-même de la manière dont elle exerce son pouvoir et de choisir la solution
la plus convenable dans les limites fixées par la loi (Cass. 4 mars 2004,
C.03.0346.N-C.03.0448.N, juridat.be) ;
que le pouvoir judiciaire exerce un contrôle de pleine juridiction sur la
décision prise par le directeur régional ; qu’à condition de respecter les droits
de la défense et de rester dans le cadre de l'instance, tel qu'il est déterminé par
les parties, tout ce qui relève du pouvoir d'appréciation du directeur tombe
sous le contrôle du pouvoir judiciaire, sauf lorsqu’une disposition particulière,
en l'espèce l'article 141bis précité, confère explicitement au directeur un
pouvoir discrétionnaire et souverain relatif à une décision qui doit être prise,
auquel cas le juge ne peut ni priver le directeur de son pouvoir d'appréciation
ni se substituer à lui (Cass., 24 janvier 2000, Pas., I, 61 ; Cass. 2 février 1998,
Pas., 1998, I, 57 ; Cass. 10 juin 1996, Pas., I, n° 227 et conclusions du premier
avocat général Leclercq) ;
que le pouvoir judiciaire n'a, dès lors, pas compétence pour remettre
les intérêts dans la mesure où le redevable n'a pas un véritable droit subjectif à
cette remise des intérêts mais il appartient seulement au pouvoir judiciaire de
vérifier si les intérêts réclamés sont légalement dus, ce qui est le cas en
l'espèce ;
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que contrairement aux amendes qui présentent un caractère répressif
qui implique, en vertu des articles 10 et 11 de la Constitution lus en
combinaison avec l'article 6 de la Convention des droits de l'homme et des
libertés fondamentales, que le juge doit pouvoir exercer un contrôle de pleine
juridiction sur la décision administrative refusant la remise ou la réduction
d'une amende fiscale (C. Const, n° 79/2008, 15 mai 2008), le paiement d'un
intérêt n'est pas une sanction répressive mais la contrepartie du paiement
tardif de la taxe ;
que la demande originaire n'est dès lors pas fondée ».
Griefs
Les contestations qui ont pour objet des droits civils sont, aux termes de
l'article 144 de la Constitution, exclusivement du ressort des cours et tribunaux
de l'ordre judiciaire. Selon l'article 145 de la Constitution, les contestations
qui ont pour objet des droits politiques sont du ressort des cours et tribunaux
de l'ordre judiciaire, sauf les exceptions établies par la loi.
Les contestations relatives à une loi d'impôt, qu'elles soient considérées
comme concernant des droits civils ou des droits politiques, sont, suivant les
articles 569, alinéa 1er, spécialement 32°, 1385decies et 1385undecies du Code
judiciaire, de la seule compétence du tribunal de première instance. La
compétence du tribunal de première instance en la matière est une compétence
de pleine juridiction.
Suivant l'article 141bis du Code des droits de succession, le directeur
régional de l'enregistrement peut accorder, dans les cas spéciaux et aux
conditions qu'il détermine, l'exonération de tout ou partie des intérêts de retard
prévus à l'article 81 du même code. Sa décision est susceptible d'être contestée
devant le tribunal de première instance, compétent pour connaître de toutes
contestations relatives à l'application des lois d'impôt, statuant dans le cadre
du contentieux de pleine juridiction organisé par les articles 569, alinéa 1er,
32°, 1385decies et 1385undecies du Code judiciaire.
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Première branche
Le directeur régional de l'enregistrement, qui statue sur une demande
d'exonération des intérêts de retard fondée sur l'article 141bis du Code des
droits de succession, n'exerce pas, en la matière, une compétence
discrétionnaire, dans la mesure où il est tenu, dans le cadre de sa prise de
décision, de s'en tenir aux cas spéciaux dont question dans cette disposition. La
notion de cas spécial, au sens de l'article 141bis du Code des droits de
succession, constitue en effet une notion légale, nonobstant la circonstance que
lesdits cas spéciaux ne sont pas énumérés par la loi. La décision du directeur
de l'enregistrement et l'application faite par celui-ci de la notion de cas spécial
font, partant, l'objet d'un contrôle de pleine juridiction de la part du tribunal
de première instance et, à sa suite, de la cour d'appel, lorsque la décision du
directeur de l'enregistrement est contestée, en justice, par le contribuable.
Il s'ensuit qu'en réformant le jugement du premier juge et en déclarant
la demande originaire de la demanderesse non fondée aux motifs, en
substance, que l'article 141bis du Code des droits de succession confère au
directeur de l'enregistrement un pouvoir discrétionnaire et souverain en
matière d'exonération des intérêts de retard et que le pouvoir judiciaire n'a pas
compétence pour accorder la remise des intérêts de retard, lorsque le directeur
de l'enregistrement a rejeté la requête du contribuable à cet égard, mais qu'il
appartient seulement au pouvoir judiciaire de vérifier si les intérêts réclamés
sont légalement dus, ce qui est le cas en l'espèce, l'arrêt viole l'article 141bis
du Code des droits de succession, dans la mesure où, contrairement à ce que
l'arrêt décide, le directeur de l'enregistrement ne dispose pas, en la matière,
d'une compétence discrétionnaire mais est tenu par la notion de cas spéciaux
dont question à l'article 141bis du Code des droits de succession, et les articles
569, alinéa 1er, 32°, 1385decies et 1385undecies du Code judiciaire, dans la
mesure où le tribunal de première instance, qui connaît du recours du
contribuable à l'encontre de la décision du directeur de l'enregistrement,
exerce une compétence de pleine juridiction, ce qui implique qu'il peut
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substituer sa propre appréciation du cas spécial et des conditions
d'exonération des intérêts de retard à celle du directeur de l'enregistrement.
Seconde branche
À supposer que l'article 141bis du Code des droits de succession doive
être interprété en ce sens qu'il confère au directeur régional de
l'enregistrement un pouvoir discrétionnaire lorsqu'il statue sur une demande
introduite en vue de la remise des intérêts de retard, comme en décide l'arrêt,
ce pouvoir, même discrétionnaire, n'en constitue pas pour autant un pouvoir
arbitraire. En effet, le directeur de l'enregistrement doit motiver sa décision à
cet égard, cette décision constituant un acte administratif à portée individuelle.
Même à supposer qu'il exerce, en la matière, une compétence discrétionnaire,
il lui incombe également de vérifier s'il est en présence d'un cas spécial au sens
de la disposition précitée. Par ailleurs, la notion de cas spécial constitue une
notion légale et la Cour est compétente pour vérifier l'application qui en est
faite par les juridictions de fond.
Lorsque le directeur régional de l'enregistrement rejette en tout ou en
partie la requête d'un contribuable introduite sur pied de l'article 141bis du
Code des droits de succession et que ledit contribuable entend contester cette
décision administrative, une contestation relative à une loi d'impôt, au sens de
l'article 569, alinéa 1er, 32°, du Code judiciaire, naît entre le contribuable et
l'administration. C'est le tribunal de première instance qui, en vertu de la
disposition précitée, est seul compétent pour en connaître. Dans ce contexte, le
tribunal de première instance exerce une compétence de pleine juridiction
relative à la décision prise par le directeur, à l'instar de celle qu'il exerce en ce
qui concerne toutes les contestations relatives à l'application d'une loi d'impôt
qui lui sont soumises : dans le respect des droits de la défense et du cadre de
l'instance, tel que fixé par les parties, le tribunal de première instance pourra
substituer sa propre appréciation, dans le cas d'espèce, de la notion de cas
spécial au sens de l'article 141bis du Code des droits de succession et des
conditions d'exonération des intérêts de retard, à celle du directeur régional,
tout ce qui relève du pouvoir d'appréciation du directeur régional de
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l'enregistrement relevant aussi du pouvoir d'appréciation du juge judiciaire.
En résumé, en instaurant, en ce qui concerne les contestations relatives à
l'application des lois d'impôt et sans la moindre exception ou restriction, une
compétence de pleine juridiction en faveur du tribunal de première instance, le
législateur a permis au tribunal de première instance d'exercer, en matière de
remise des intérêts de retard, un contrôle de pleine juridiction, tout aussi
étendu que dans l'hypothèse où la décision du directeur de l'enregistrement ne
serait pas l'expression d'un pouvoir discrétionnaire. Dans les deux cas, en
effet, c'est le tribunal de première instance qui est compétent pour connaître du
recours du contribuable, ce sont les mêmes dispositions qui s'appliquent et il
n'est dès lors pas concevable que le tribunal de première instance, statuant
dans le cadre d'un contentieux de pleine juridiction, dispose de pouvoirs plus
étendus dans un cas que dans l'autre, les deux cas étant régis par les mêmes
dispositions du Code judiciaire, à savoir les articles 569, alinéa 1er, 32°,
1385decies et 1385undecies.
Il s'ensuit qu'en réformant le jugement du premier juge et en déclarant
la demande originaire de la demanderesse non fondée, aux motifs, en
substance, que l'article 141bis du Code des droits de succession confère au
directeur de l'enregistrement un pouvoir discrétionnaire et souverain relatif à
l'exonération des intérêts de retard et que le pouvoir judiciaire n'a pas
compétence pour remettre ces intérêts, dans la mesure où le redevable n'a pas
un véritable droit subjectif à cette remise des intérêts mais qu'il appartient
seulement au pouvoir judiciaire de vérifier si les intérêts réclamés sont
légalement dus, ce qui est le cas en l'espèce, l'arrêt ne justifie pas légalement
sa décision, dès lors que tout ce qui relève du pouvoir d'appréciation, même
discrétionnaire, du directeur de l'enregistrement relève aussi, nécessairement,
du pouvoir d'appréciation du tribunal de première instance et, à sa suite, de la
cour d'appel, statuant dans le cadre d'un contentieux de pleine juridiction
(violation des articles 569, alinéa 1er, 32°, 1385decies et 1385undecies du
Code judiciaire), ce qui implique que le tribunal doit pouvoir substituer sa
propre appréciation de la notion de cas spécial et des conditions d'exonération
à celle du directeur de l'enregistrement (violation de l'article 141bis du Code
des droits de succession) sans qu'il y ait là le moindre empiétement du pouvoir
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judiciaire sur les attributions de l'administration fiscale (violation des articles
144 et 145 de la Constitution et méconnaissance du principe général du droit
relatif à la séparation des pouvoirs).
III.
La décision de la Cour
Quant à la première branche :
L’article 569, alinéa 1er, 32°, du Code judiciaire, suivant lequel le
tribunal de première instance connaît des contestations relatives à l’application
d’une loi d’impôt, est étranger au grief exprimé par le moyen, en cette branche,
relatif au caractère discrétionnaire ou non du pouvoir du directeur régional de
la taxe sur la valeur ajoutée, de l’enregistrement et des domaines en matière
d’exonération des intérêts de retard afférents à des droits de succession restés
impayés.
Dans cette mesure, le moyen, en cette branche, est irrecevable.
Pour le surplus, aux termes de l’article 141bis du Code des droits de
succession, dans les cas spéciaux, le directeur régional de la taxe sur la valeur
ajoutée, de l’enregistrement et des domaines compétent peut accorder, aux
conditions qu’il détermine, l’exonération de tout ou partie des intérêts prévus
par l’article 81.
Le directeur régional qui statue sur une telle demande d’exonération
doit respecter la notion légale de cas spécial mais dispose, dans ces limites,
d’un pouvoir d’appréciation discrétionnaire.
Dans la mesure où il est recevable, le moyen, qui, en cette branche,
soutient le contraire, manque en droit.
Quant à la seconde branche :
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La compétence d’attribution prévue par l’article 569, alinéa 1er, 32°, du
Code judiciaire pour les contestations relatives à l’application de l’article
141bis du Code des droits de succession est sans pertinence pour déterminer la
nature du pouvoir que le directeur régional tire de cette dernière disposition ni,
partant, pour déterminer l’étendue du contrôle de l’exercice de ce pouvoir par
le juge.
Le moyen qui, en cette branche, soutient le contraire, manque en droit.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne la demanderesse aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de trois cents euros quatre-vingt-six centimes
envers la partie demanderesse.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où
siégeaient le président de section Albert Fettweis, les conseillers Martine
Regout, Mireille Delange, Michel Lemal et Sabine Geubel, et prononcé en
audience publique du dix janvier deux mille quatorze par le président de
section Albert Fettweis, en présence de l’avocat général André Henkes, avec
l’assistance du greffier Patricia De Wadripont.
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P. De Wadripont
S. Geubel
M. Lemal
M. Delange
M. Regout
A. Fettweis