Cobra Films, producteurs de documentaires d`auteurs

Transcription

Cobra Films, producteurs de documentaires d`auteurs
Cobra Films, producteurs de documentaires d'auteurs
Les documentaires se portent bien. Les télévisions, supports privilégiés de leur diffusion, sont en
perpétuelle demande de programmes documentaires et investissent dès leur production. Avec la
démocratisation du prix des caméras et la facilitation d'accès aux logiciels de montage, on assiste à
un accroissement vertigineux de personnes qui filment et de réalisations. Ce qui pourrait paraître
comme une situation idéale pour le cinéma du réel, porte en soi les germes de son appauvrissement.
Les chaînes de télévision, massivement présentes à la production et à la diffusion, imposent leurs
exigences dans le choix du sujet, souvent lié à l'actualité (ce que l’on appelle le current affair), et
dans son traitement, le formatant dans une version plus proche du journalisme que du cinéma.
Dans ce contexte, le cinéaste est remplacé par un caméraman traitant d'un sujet, à charge et à
décharge.
Parmi les producteurs indépendants qui défendent le cinéma d'auteur, la société Cobra films est
l’une des plus anciennes maisons de production de documentaires. Elle a été créée en 1987 par
Anne Deligne et Daniel De Valck, toujours aux commandes aujourd’hui. Nous leur avons demandé
de nous traduire les mots qu’ils ont choisi pour se présenter
« COBRA Films a fait le choix d'accompagner dans leurs démarches de production, des auteurs de
films, principalement dans le domaine du cinéma documentaire. Par production, nous entendons
toutes les étapes de la conception et de la réalisation d'un projet, par essence fragile, impliquant
une prise de risques partagés, dans une économie inadaptée. »
Cinergie : Comment choisissez-vous les films que vous produisez ? Le sujet est-il la chose la
plus importante ?
Anne Deligne : On peut faire un film sur une théière et en faire un film très intéressant. À partir
d'une théière, on peut raconter les aventures d'une famille, par exemple, ou les modes de vie d'un
pays. Tout dépend du regard du réalisateur. A priori, tout sujet peut être intéressant, tout dépend du
traitement. Ce qui nous intéresse, c'est l'implication personnelle du réalisateur dans le sujet proposé.
On le rencontre, on veut connaître son univers, comprendre comment il veut traiter la question, à
quel niveau d'épaisseur. Et surtout, on tente d'estimer si une personne a ou non l'endurance
nécessaire pour traiter son sujet. Parce que c'est très long !
Daniel de Valck : Dans le documentaire, les projets sont souvent profondément liés à la personne
qui les réalise, soit par son histoire, soit par sa façon de vivre. Pour nous, l'essentiel, c'est
d'accompagner le réalisateur dans un projet de film, l'aider à le réaliser à tous les niveaux mais
surtout le décharger des aspects extrêmement lourds que représentent le financement et
l'organisation. Cela ne sert à rien de nous envoyer des projets, on ne va pas les lire, on va plutôt
rencontrer les gens.
C. : Etant donné que les chaînes de télévision sont en demande, est-ce plus facile de trouver
des financements ?
D. de V. : Tout dépend de ce qu'on veut faire. Non seulement la télévision veut choisir ses sujets
pour répondre à l'actualité, mais de plus, les télévisions veulent toutes voir le produit fini avant
diffusion. Et lorsque vous coproduisez avec plusieurs télévisions, il est évident qu'elles n'auront pas
toutes le même avis. Fatalement, ça conduit à des compromis qui affaiblissent le film. Il faut un
réalisateur très fort pour contrer tout ça, et même un réalisateur très fort aura des difficultés, car la
télévision ne veut pas voir le réalisateur, elle traite avec le producteur.
Tout financement induit des contraintes. Les aides venant de mécanismes comme le Tax Shelter ou
Wallimage imposent les postes de dépense, les délais de paiement ou les gens que l'on peut ou pas
payer etc.
Par exemple, une facture d'un prestataire de service connu est acceptée, mais je ne peux pas louer la
caméra d'un ami qui me la donnerait à des conditions intéressantes... On est tenu de travailler dans
un environnement beaucoup plus conventionnel qui alourdit le film. L'état reste la meilleure
solution. Les aides d’états permettent une plus grande liberté, mais sont également sujettes à
certaines contraintes, par exemple on ne peut pas commencer à tourner tant que les budgets ne sont
pas bouclés, on a l'obligation de dépenser l'argent en Belgique alors qu'on tourne au Japon, etc.
Les sources de financement d'un film influencent son contenu, elles influencent le temps de
tournage, ce qui est très important pour un documentaire, l'endroit où l'on peut dépenser l'argent...
Par exemple, je ne peux pas financer avec du Tax Shelter un réalisateur qui part pendant un an sur
une île déserte.
A.D. : Et comme on est obligé de se servir de tous les systèmes pour boucler le financement, on se
trouve parfois dans des situations très délicates.
D.d.V. : Là, on parle de projets fragiles. Parce que le documentaire se porte bien à la télévision, il y
en a dix fois plus qu'avant. Ce que nous, nous appelons documentaire, c'est un documentaire
d'auteur, qui part de projet personnel. Ces projets-là sont fragiles, ils posent des questions d'ordre
cinématographique notamment dans l'approche et qui ne sont absolument pas un gage de réussite. Il
y a plus de films ratés chez nous par rapport à un simple reportage télé où un réalisateur possède un
sujet qui tient la route, une maîtrise des codes et un savoir-faire lui permettant de réussir le film sans
problème.
C. : Que se passe-t-il si vous n’arrivez pas à trouver toute la somme prévue au départ pour
produire un film ?
A.D.: La question se pose toujours quand on a une certaine somme, mais que l'on n'arrive pas à
boucler le budget alors que le réalisateur a déjà travaillé une année sur son film. En général, les
perdants dans l'histoire sont toujours les mêmes : le réalisateur et le producteur. Ce sont les seuls qui
peuvent perdre. Le caméraman, le preneur de son ou le monteur sont payés, quoi qu'il arrive. On
décide de faire le film ou pas avec le budget que l'on a, et de la meilleure façon de distribuer cette
somme. En général, on fait les films parce qu'on sait ce que c'est pour un réalisateur de devoir
abandonner.
C. : Est-ce que vous exigez un scénario terminé ?
D.d.V. : Certains réalisateurs ont besoin de beaucoup de préparation, ils travaillent sur des choses
très écrites et extrêmement bien préparées. D'autres travaillent à l'intuition. Il n'y a pas de règles
absolues. Le gros problème, c'est qu'on veut voir le film terminé sur papier. Les commissions de
sélections sont tellement exigeantes que les scénarios déposés deviennent hyper complets : à la
limite, même les dialogues entre les personnages s'y trouvent ! Des personnages qui n'existeront
d'ailleurs peut-être plus à la réalisation… Dans le documentaire, au moment du repérage, vous
rencontrez quelqu'un qui accepte de parler, mais il n'est absolument pas garanti qu'il voudra le faire
devant la caméra.
L'avantage de l'écriture, c'est que cela permet de travailler beaucoup plus profondément son sujet, le
côté pervers réside dans le fait que le sujet peut devenir trop lisse parce que trop écrit, trop formaté,
trop attendu. J'ai encore en tête la phrase de Patrick Leboutte : « Aller filmer ce qu'on a vu, pas ce
qu'on a prévu. »
A. D. : Le Centre du cinéma propose maintenant des coachs pour aider à l'écriture de sujets. Il faut
savoir aussi que les gens de l'image n'ont pas toujours la parole ou l'écriture facile. On leur demande
d'écrire parce que ceux qui lisent les projets veulent être sûrs que ce sera une réussite. Ils ont peur
de l'échec, de donner de l'argent dans un projet qui n'en vaudrait pas la peine. Ils veulent se
sécuriser au maximum, mais s'il y avait une recette de la réussite, Hollywood l'aurait déjà eue et
l'aurait faite connaître. L'écriture est une bonne chose car elle oblige le réalisateur à s'interroger sur
son projet et à se mettre en situation. Mais, pour ma part, une des qualités essentielles du réalisateur
est sa manière d'aborder les gens et de les mettre en confiance, de leur expliquer les raisons pour
lesquelles il va les rencontrer. Il est essentiel que la personne soit en grande confiance et ait envie de
raconter son histoire. C'est plus important que de savoir écrire.
D.d.V. : L'exemple le plus fort que nous connaissons est Vitali Kanevski, un réalisateur d'exception
qui ne peut pas écrire trois lignes. Quand je le rencontre, il peut parler de son sujet pendant 2h30 et
avec son enthousiasme, on a tout de suite envie de partir avec la caméra pour filmer. C'est quelqu'un
qui a un imaginaire extraordinaire, mais il ne sait pas écrire. C'est quelqu'un qui passe par la parole.
C'est difficile de le produire parce que tout le monde veut voir un scénario et personne ne tient
compte du fait qu'il a eu deux palmes à Cannes.
A.D. : C'est un problème assez spécifique à la Belgique où l'on ne tient pas compte des films déjà
réalisés. En France, on a le respect du réalisateur, de ce qu'il a fait. Pas en Belgique. Ce qui n'est pas
forcément négatif. On considère le réalisateur qui en est à son 5ème film de la même manière que le
réalisateur qui débute. Mais il ne faut pas que ça devienne une règle trop stricte.
C. : Est-ce le rôle du producteur d'aider à l'écriture du dossier ?
D.d.V. : On participe au contenu de beaucoup de projets. Les réalisateurs viennent avec leur
scénario bouclé, mais on rediscute certaines scènes, eux-mêmes se posent des questions. Ils sont en
demande de ce dialogue avec le producteur, surtout quand c'est leur première fois. Et c'est notre rôle
et notre plaisir, on a le sentiment qu'il y a une part de nous dans le film. Que le film soit réussi ou
raté, nous avons une part de responsabilité.
A.D. : C'est aussi important de les aider dans le choix de leur équipe car ils ne savent pas toujours
avec qui collaborer. Il y a la qualité professionnelle du caméraman ou du preneur de son, mais il y a
aussi les atomes crochus des personnalités, surtout s'ils doivent voyager. Il faut que l'alchimie se
fasse. C'est tout un travail de trouver la meilleure équipe qui pourra enrichir le travail du réalisateur.
C. : Donc ce que Cobra cherche à savoir, c'est le regard du réalisateur, sa rencontre avec lui,
sa capacité d'analyse avant d'accepter un projet.
A.D. : Oui, mais attention, un cinéaste n'est pas nécessairement un entomologiste ou un spécialiste,
un historien ou un ethnologue. Le documentaire a cela d'intéressant que les non-spécialistes peuvent
porter leur réflexion sur le monde qui les entoure.
D.d.V. : Le réalisateur est, à tort, considéré comme un expert par le public. Or, il n'en est rien. Il
parle de ses sentiments, de son ressenti, mais ce n'est pas un spécialiste, et c'est quelque chose que
beaucoup ont du mal à comprendre.
L'aspect « fibre humaine » est intéressant dans le sens où on ne fait pas des films coup de poing. On
ne met pas le personnage au pied du mur pour lui arracher des confessions. On filme ce que l'on a
envie de filmer et ce que l'on aime. Cet aspect éthique est important, et la télévision en tient très peu
compte. Un réalisateur qui place sa caméra dans le salon d'une personne, c'est un acte d'intrusion
violente, de toute façon. C'est évident que nous privilégions les gens qui travaillent avec respect
pour les gens qu'ils filment.
C. : Est-ce que cela vous est déjà arrivé de devoir diriger un réalisateur ?
A.D. : On a dû parfois le faire.
D.d.V. : Oui, la production, c'est un peu une école de cinéma.
A.D. : Avec certains réalisateurs, on a tout fait pour faire ressortir quelque chose de personnel et on
a dû se rendre compte qu'on devait les diriger.
D.d.V. : C'est plus difficile aujourd'hui parce qu'à l'époque où on tournait en pellicule, on était très
proche du tournage. La lourdeur de la prise de vue faisait qu'il y avait plus de matériel. On était très
présent et on avait un dialogue avec le réalisateur. Aujourd'hui, quand quelqu'un part avec sa caméra
au bout du monde, c'est plus difficile de le suivre, il y a une distance beaucoup plus grande qui se
crée entre le producteur et le réalisateur. C'est un aspect un peu plus difficile à gérer pour nous.
C. : Quelles relations entretenez-vous avec les ateliers de production ?
D.d.V. : Les ateliers ont une vocation d'aide au cinéma d'auteur. On travaille avec les ateliers depuis
la création de Cobra, ça se passe toujours très bien. Ils sont souvent à la base des projets, ils font
confiance aux réalisateurs.
A.D. : Les ateliers mettent aussi du matériel à disposition. Sans les ateliers, beaucoup de films ne se
seraient jamais faits.
C. : On voit plus de documentaires au cinéma qu'auparavant. Quel est votre sentiment à ce
propos ?
A.D. : On est tout à fait pour, à 100% ! Le passage télé est obligatoire, mais ce n'est pas notre but
ultime !
D. de V. : Il y a une plus grande ouverture au documentaire, en Belgique. En France, c'était déjà le
cas, comme en Suisse. En Belgique, le documentaire avait disparu des salles, mais ça revient. Le
problème, c'est le financement, parce que l'aboutissement d'un film sur grand écran, c'est du pur
bonheur, mais la toile ne génère pas un euro.
A.D. : En plus, cette volonté de voir le film sur grand écran, c'est une position politique. De nos
jours, les jeunes regardent tout sur leur smartphone. Ce tout petit écran réduit la distance du regard
et la capacité d'analyse des images. Retourner en salle voir des documentaires, c'est aussi une
manière de réapprendre à utiliser l’œil et réactiver la réflexion par rapport aux images proposées. Il
faut apprendre à lire les images.
D.d.V. : On peut faire le même constat sur le cinéma de fiction. Un cinéma personnel de fiction a
tout autant de difficultés à trouver sa place sur les écrans. Quand on voit le nombre de films
excellents qui se font dans le monde et qu'on ne verra jamais en salles... Le combat pour le
documentaire sur grand écran est un combat plus large, qui englobe la défense d'un certain cinéma
qui n'est pas un cinéma de consommation.
C. : Que faudrait-il apprendre aux futurs producteurs ?
A. D. : Déjà, savoir quels types de films ils veulent produire. Et quand ils les auront cernés, ils
verront très vite à quelles portes frapper. Ils doivent chercher à rencontrer des producteurs qui
pensent comme eux, se créer un réseau de connivences. C'est facile quand on sait ce qu'on veut
produire. S'ils veulent des films très formatés, ils savent où aller, ils ne sont pas bêtes, ce n'est pas
difficile. Si c'est davantage des films d'auteurs, ils savent aussi.
D.d.V. : Ils doivent avoir envie de voir des projets sur écran, de les voir exister. En tant que
producteur, j'ai la possibilité de faire exister n'importe quel film que j'ai envie de voir. Il faut
participer, ne pas attendre que les projets viennent à soi, mais aller vers eux. On doit susciter la
rencontre avec le réalisateur.
A.D. : Il est très important de se rendre dans les festivals, voir ce que font les autres.
D.d.V. : Exact ! C'est d'ailleurs comme ça que l'on a commencé. On a pris l'avion, et on est parti à
Moscou. J'avais un amour pour le cinéma russe et lorsque les frontières se sont ouvertes, on est parti
voir ce qui se faisait.
A.D. : La curiosité est un des moteurs de l'homme, plus il est curieux dans un métier, quel qu'il soit,
mieux c'est. Quand on est passionné et curieux, on fonce, on va voir, on bouge. C'est la curiosité qui
nous meut, et on apprend sur le tas. Nous, par exemple, nous avons tout appris au fur et à mesure,
c'est tout à fait possible, pas besoin d'être un génie. Il faut avoir un amour du film, être capable de
définir ce que l'on souhaite et aller rencontrer des gens.
D.d.V. : Il y a un problème de fragilité chez les gens qui n'existait pas quand on a commencé.
Aujourd'hui, les gens sont beaucoup plus anxieux, ils ont un plus grand besoin de stabilité et ça se
sent très fort dans le monde du cinéma qui est beaucoup moins fou qu'avant. Le milieu est beaucoup
plus professionnel. Les gens sont beaucoup plus compétents, mais sont beaucoup moins fantaisistes.
Ils connaissent parfaitement leur travail.
D.d.V. : Le cinéma est devenu plus sage, plus sûr. Comme l'argent est plus canalisé qu'avant, on
constate, en festival par exemple, qu'il y a de très bons films, mais qui sont tout de même assez
semblables. Je suis allé au festival de Perm dans l'Oural : ils ne savent pas bien ce qu'est la
production et on trouve à boire et à manger, des films très inattendus prenant des chemins qui ne
seraient absolument pas finançables chez nous. Eux le font car ils n'ont pas encore de règles très
strictes.
A.D. : On le voit avec l'écriture aussi, maintenant tout le monde pratique la même écriture. On
visionne les films et on se dit : « Tiens, ça ressemble à celui que l'on vient de voir ». L'écriture est
formatée. Techniquement, c'est parfait, mais on ne saute pas de joie en se disant que l'on vient de
découvrir un auteur.
D.d.V. : C'est très difficile pour un auteur aujourd'hui de sortir du chemin tout tracé. Ce chemin est
un acquis en soi, mais avec cet effet pervers qu'il est très difficile d'en sortir, il est très difficile de
créer.
C. : Vous n'êtes pas que producteurs, vous réalisez également.
A.D.: Très peu, très peu malheureusement. On a toujours des envies, mais comme le travail de
producteur devient de plus en plus lourd, on a moins de temps. La réalisation était notre soupape de
sécurité.
C. : Vous produisez tous vos films ?
D.d.V. : Oui. Je ne sais pas si c'est une bonne idée, mais il faut rappeler qu'avant, les réalisateurs
étaient aussi producteurs.
A.D. : Nous avons fondé notre société afin de réaliser, et non l'inverse. On voulait réaliser et les
sociétés existantes ne nous intéressaient pas donc on a créé la nôtre. Les sociétés de documentaire
en Belgique ont été fondées comme ça, par des réalisateurs.
D.d.V. : C'est beaucoup plus compliqué aujourd'hui au niveau administratif, financier et contractuel
et par conséquent, ça devient difficile pour un réalisateur de se produire lui-même. À l'époque, on
réalisait des longs métrages sans contrat écrit, on passait juste un contrat oral.
C. : Il y a combien d'années de cela ?
D.d.V. : Je parle du long métrage de fiction Vivement ce soir ! qui s'est terminé en 1986. Plusieurs
films ont été réalisés comme ça. On avait de l'argent bien sûr, mais le contrat était oral avec l'état.
C'est aussi pour cela malheureusement que les contrôles se sont logiquement renforcés car certains
partaient avec la caisse. Le contrat oral était également possible car la production était beaucoup
plus légère.
On a toujours revendiqué une conception artisanale du travail. Nous sommes une épicerie, pas un
supermarché. L'Europe a poussé les structures à se rapprocher car on donne plus facilement aux
grandes entités qu'aux petites, mais nous essayons toujours de travailler à échelle réduite.
A.D. : Il y a deux choses. Premièrement, nous ne pouvons pas tenir dix projets en même temps
sinon certains en pâtiraient car cela demande une énergie folle. Deuxièmement, les aides en place ne
sont pas faites pour que l'on produise dix films simultanément, même si on le voulait... De toute
façon, à deux, nous en sommes incapables. Nous pouvons mener plusieurs projets à des stades
différents, ça nous sommes capables. Mais pour manger, on devrait avoir plus.
C. : Donc, le système d'aides actuel pousse à la création de nouvelles entités plus grosses et
d'une nouvelle manière de fonctionner ?
A.D. : Oui, tout à fait. On avait pensé à un moment à se regrouper avec d'autres sociétés de
production qui ont une philosophie proche de la nôtre afin de répondre à cette demande européenne
qui souhaitait réduire le nombre de maisons de production. On a essayé, mais rien à faire. Et c'est
une richesse d'avoir autant de regards différents, de permettre à de nombreuses visions du monde de
s'exprimer. C'est pour ça que la Belgique est si riche dans le documentaire, beaucoup plus que dans
d'autres pays. La Belgique est historiquement un bastion du documentaire, le parent pauvre du
cinéma, qui propose une immense variété de regards. On doit conserver cela, garder les auteurs et
non les mépriser.
A.D. : Je me demande ce que vont penser les gens qui vont nous lire ou nous écouter. Parce que
lorsqu'on écoute un caméraman ou un preneur de son, c'est plus concret.
C. : Mais c'est très concret ce que vous venez de dire ! Le choix que vous effectuez selon votre
regard et celui du réalisateur, la conception d'un budget... D'ailleurs, pouvez-vous nous en
donner un aperçu ? Combien faut-il d’argent pour réaliser un documentaire ?
D.d.V. : Tout d'abord, cela dépend des pays, et c'est parfois très compliqué ! Ensuite, chez nous, il y
a un déséquilibre énorme entre la région flamande et la région francophone. Un documentaire
moyen de 52' tourne autour de 200 000 à 250 000 euros réels. Aux Pays-Bas, le budget moyen est
de 500 000 euros.
A.D. : Oui et là-bas, il est normal que le producteur gagne de l'argent avec un film, ce qu'on ne peut
pas faire ici. C'est son métier, et les Néerlandais trouvent logique que le producteur gagne autant
d'argent qu'il le souhaite avec des aides d'état.
D.d.V. : En Belgique, le producteur peut prendre 10% du budget, mais il n'y arrive presque jamais.
À part la Hollande et quelques autres pays, les budgets sont en baisse partout. La droite monte un
peu partout, et la création est toujours dans le premier secteur touché. Certains pays aident
beaucoup le documentaire néanmoins, et dans les pays ressemblant à la Belgique, on trouve
l'Autriche et la Hollande. On ne peut pas comparer avec la France ou l'Allemagne, c'est trop
différent.
A.D. : L'Autriche et les Pays-Bas peuvent produire des films uniquement avec leurs fonds propres.
Ils ont des aides d'état importantes et de plusieurs sortes.
D.d.V. : En Communauté française, si l'on obtient 50 000 euros, on est très content. Mais le budget
moyen autour de 200 000 euros reste incompressible. On vient de terminer une co-production avec
la Hollande et on avait ce budget… qui n'a pas servi à acheter une maison. Cet argent a été dépensé
pour le film, pour les techniciens...
A.D. : Il faut savoir que les salaires des techniciens n'ont pas évolué depuis... Qui paie vraiment les
techniciens ? C'est un vrai problème, beaucoup de productions ne paient pas. Tous les courts
métrages produits le sont en participation pour toute l'équipe qui prend ça comme une carte de
visite. Il faudrait regarder le secteur du cinéma dans le fond des yeux, plutôt que de dérouler le tapis
rouge pour les sommités ou je ne sais quoi...
D.d.V. : La réflexion qui était très intéressante lors du dernier bilan du cinéma, c'est que les
producteurs croient au cinéma belge et investissent de plus en plus leur part dans la production et
cela devient une participation car on ne trouve pas de financement. La part du producteur est de plus
en plus importante dans le budget car tout le monde est en participation. Nous mettons toujours
notre salaire en participation sinon on ne peut pas, tout simplement. Il y a de très bons films qui se
font pour 50 000 euros, mais à ce moment-là, il faut savoir que tout le monde a travaillé
gratuitement.
A.D. : Ça pose problème aussi parce qu'on nous dit parfois « machin a fait ce film avec 50 000,
pourquoi tu veux 200 000 ? » Mais on fait vivre des gens ! On embauche un cadreur pour un mois,
un étalonneur pour une semaine etc...
D.d.V. : Le ministère n'a pas augmenté son budget depuis bien longtemps, mais on reste encore
privilégiés. Les pays nordiques, l'Allemagne vont bien, mais pour les pays du sud comme l'Italie,
l'Espagne, la Grèce ou le Portugal, c'est terrible ! Ils n'ont presque pas d'aides d'état, voire plus du
tout. L'Angleterre, qui est un peu le pays fondateur du documentaire, qui a une très vieille tradition
du cinéma ne verse plus aucune aide, c'est terminé. Donc, malgré nos énormes difficultés, nous
restons privilégiés. On est loin de l'engouement des années 80 et 90 où les télés étaient très
demandeuses et l'Europe aidait le documentaire. D'ailleurs, je trouve que la politique
cinématographique de l'Europe de manière générale est une catastrophe absolue. Les pays du sud
contribuent au budget européen mais il n'y a pas de retour. Je préfère être cinéaste en Belgique qu'au
Portugal.
Dimitra Bouras

Documents pareils