DIFFUSION D`INTERNET, PME ET RÉGIONS NORMANDES

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DIFFUSION D`INTERNET, PME ET RÉGIONS NORMANDES
Networks and Communication Studies
NETCOM, vol. 16, n° 3-4, 2002
p. 215-225
COMPTES RENDUS DE THÈSES
DIFFUSION D’INTERNET, PME ET RÉGIONS NORMANDES :
compte rendu de la thèse d’Anne Frémont-Vanacore (par Henry Bakis)
La géographie des TIC compte peu de thèses et manque de visibilité tant
dans la discipline que dans les sciences économiques et sociales. Une thèse récente
soutenue par Anne Frémont-Vanacore à l’université du Havre1 vient, bien opportunément, étudier la diffusion d’une innovation dans l’espace géographique. L’auteur
a exploré la diffusion des NTIC dans deux régions administratives françaises : la
Haute-Normandie et la Basse-Normandie. Cette thèse ouvre des horizons intéressants à la recherche en géographie : c’est là une contribution à une géographie
régionale des télécommunications.
La question traitée par l’auteur a considéré l’innovation que constituent les
TIC, et plus particulièrement l’Internet, et leurs usages dans les entreprises petites et
moyennes dans les régions normandes. Le modèle de diffusion hiérarchique via le
réseau urbain est caractéristique de l’espace français, mais un autre mode de diffusion est ici analysé, via l’action des collectivités territoriales : l’auteur montre le rôle
combiné d’effets de hiérarchie et d’effets de milieu, décrivant des systèmes territoriaux d’acteurs (recomposition historique et mise en évidence des emboîtages de
niveaux).
Après une première partie qui a pour vocation de fournir un cadrage théorique sur les rapports entre les NTIC et l’espace, la seconde partie présente un
cadrage de la situation régionale mise en relation avec la situation de l’ensemble de
la France (diffusion des NTIC ; propositions d’explication de cette situation ;
défaillances des politiques publiques). Dans la troisième partie, sont étudiés les cas
des régions Haute-Normandie et Basse-Normandie (contrastes dans la diffusion des
NTIC parmi les PME-PMI, tentatives d’explications). Les entretiens de l’auteur avec
des acteurs locaux et régionaux sont complétés par une enquête (questionnaire)
auprès des petites et moyennes entreprises. Cet ensemble d’enquêtes constitue le
1. Anne FRÉMONT-VANACORE (2002), La Diffusion des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) dans les PME-PMI : le rôle des réseaux et des territoires. Étude de
cas : Basse- et Haute-Normandie. Thèse de l’université du Havre (dir. Pr. Madeleine Brocard), 5 décembre 2002. Jury : Pr. Henry Bakis (président du jury, université de Montpellier III) ; Pr. Madeleine Brocard
(université du Havre) ; Emmanuel Eveno (Dr Habilité, université de Toulouse-Le Mirail) ; Alain d’Iribarne
(Directeur de recherche CNRS, université de Provence) ; Pr. Guy Fleury (Conseiller régional de HauteNormandie). Cette note rend compte d’analyses des membres du jury.
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travail original d’Anne Frémont-Vanacore, et fournit un texte de référence. La
collecte des informations est pertinente et les analyses sont intéressantes, bien que
limitées par rapport à l’information recueillie (qu’il conviendrait de retravailler dans
un futur proche). Le matériau empirique est abondant et intéressant. Le style est
clair, les références sont nombreuses et diversifiées (même si l’auteur a un peu trop
utilisé les rapports officiels français ou de la Commission européenne). Ce travail
bien écrit est également bien structuré.
On note cependant des limites dans la forme, l’état de la littérature du
sujet2, la méthodologie et la problématique.
Du côté des faiblesses formelles : on peut s’arrêter par exemple sur la
formulation du titre et sa lourdeur (l’auteur ne s’intéresse pratiquement qu’à Internet hors quelques courts développements sur le Minitel, et non à l’ensemble des
NTIC). Par ailleurs, si l’on peut féliciter l’auteur pour la peine prise dans l’établissement d’un glossaire, on aurait aimé savoir s’il s’agit de citations (dans ce cas quels
sont les dictionnaires et ouvrages utilisés) ou bien l’auteur maîtrise-t-il ce domaine
technique très spécialisé au point de formuler des définitions ?).
En matière de définition des concepts, on regrettera le flou autour des
notions de ‘diffusion’ et ‘d’appropriation’. Au stade où en sont aujourd’hui une
majorité de PME-PMI françaises, le problème majeur réside souvent dans les déficits de management même si les insuffisances en infrastructures à haut débit sont
réelles. Mais la disponibilité de ces infrastructures ne suffit pas pour conduire à
une appropriation des technologies par les acteurs et à leur mise en œuvre dans
une perspective de valorisation économique3. D’ailleurs, l’adoption d’une approche fondée sur les théories de la diffusion pose problème comme l’a souligné
Emmanuel Eveno : cette thèse illustre « combien il est difficile d’aborder un sujet tel
que les relations entre TIC et espace avec une posture classique de géographe ou
une posture de géographie classique… la géographie de la diffusion s’intéresse
bien davantage aux processus de diffusion qu’aux objets qui ‘diffusent’. Les objets
canoniques de cette géographie sont presque indifféremment les innovations et
les épidémies… Les ‘mots’ de cette géographie sont d’ailleurs très symptomatiques
de cette mise à distance de l’objet qui diffuse : on parle ainsi pour les objets innovants de diffusion ‘par contagion’ ou par ‘irradiation’... Une géographie des TIC
qui adopte une posture consistant à se caler sur la géographie de la diffusion finit
donc par masquer l’intérêt spécifique des TIC ».
2. Les références sont nombreuses, mais très lacunaires pour toute la partie problématique.
3. Ainsi, l’auteur affirme (p. 91) que la France se serait intéressée tardivement aux TIC. Comme
l’a relevé Emmanuel Eveno, cela n’est pas exact : « qu’elle soit aujourd’hui en retard vis-à-vis de la diffusion sociale ou économique de l’Internet ne signifie pas qu’elle se soit tardivement intéressée aux
TIC. C’est faire bien peu de cas de vastes programmes de politiques publiques, tels le Plan Calcul de
1966, le Plan de rattrapage des télécommunications, le Plan télématique de 1978, le Plan Câble de
1982… Toutes ces politiques publiques, qui ne sont sans doute pas toutes de francs succès, sont là pour
rappeler l’intérêt très fort et très constant de l’État français en ce qui concerne les TIC ».
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Par ailleurs, c’est la faiblesse problématique qui s’exprime par l’hypothèse
principale que nous regrettons le plus, à savoir que les NTIC ne débouchent pas sur
l’uniformisation de l’espace géographique. Si cette hypothèse a sa place dans cette
thèse, alors qu’elle n’avait pas à être validée de nouveau, c’est que sa fonction est de
servir de prétexte rhétorique. Pour l’auteur, « l’abolition de l’espace proclamée par
les tenants d’un discours techniciste sur les NTIC repose sur un présupposé d’appropriation généralisée et instantanée de ces technologies ». Vecteurs techniques de la
mondialisation, ces NTIC « imprimeraient sans coup férir à l’ensemble du monde le
fonctionnement en réseau qui leur est propre ». Le travail de thèse de Madame Anne
Frémont-Vanacore s’inscrit en faux par rapport à cette conception « uniformisatrice et
réductrice de l’espace, véritable négation de la diversité ». Et son projet est d’infirmer
cela dans une volonté polémique affirmée contre qui assurerait que « les moyens de
communication moderne effacent les distances ». Pour l’auteur, la diffusion des NTIC
n’a pas pour conséquence une « banalisation des lieux » et, en d’autres termes, ne
conduit nullement à la « fin de la géographie », prématurément annoncée par
certains. Ce faisant, elle développe, une thèse claire, partant en guerre contre ce
qu’elle considère comme une idée façonnée par des discours technicistes, idée
reçue non dépourvue de certains aspects mythiques. La thèse visera à infirmer ce
mythe, à travers l’étude de la diffusion spatiale des NTIC dans les PME-PMI. De fait,
l’étude de la diffusion spatiale des NTIC dans les PME-PMI a fourni de nombreux
arguments à la doctorante qui met en évidence l’étroitesse du rapport des NTIC à
l’espace, à toutes les échelles. Mais on peut se demander si la thèse initiale n’est pas
trop caricaturale. Écoutons l’auteur : « ce travail se situe donc dans une perspective
critique à l’égard du prétendu caractère aspatial des NTIC, lesquelles restent des
techniques, des outils, qui… ne sont pas en mesure d’abolir l’espace et le temps »
(p. 24). Doit-on passer sous silence les très nombreuses affirmations de chercheurs
modulant l’affirmation en question ? A-t-on le droit d’ignorer des citations allant en
sens contraire ? S’agissant du cœur du projet scientifique de l’auteur, il aurait été judicieux de reconnaître cette ambivalence dans les appréciations (et quelquefois par
les mêmes auteurs). Ainsi, dans ce travail, il n’y a pas de suspense. La recherche
débouche sur la démonstration de ce qui (pour la plupart des chercheurs du
domaine) constitue une évidence : « En fait, c’est l’inégalité spatiale qui domine, tant
dans les processus de diffusion réticulaire propre aux réseaux d’entreprises que
dans les processus mis en place par les acteurs » (p. 375) ; ou « Les NTIC sont des
innovations comme les autres. Si elles sont révolutionnaires, ce n’est pas parce qu’elles abolissent l’espace, mais parce qu’elles impliquent des mutations profondes dans
le fonctionnement des sociétés et des organisations qui se les approprient » (p. 376).
En matière de faiblesse méthodologique, citons Madeleine Brocard, directrice de la recherche : « la justification du choix des variables relatives à l’ensemble
des régions françaises, pour positionner les deux régions normandes, est parfois
rapide. De même, les regroupements de variables ne sont pas commentés, alors
qu’ils servent à fonder la typologie des régions, et ils ne sont pas systématiquement
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accompagnés de cartes, utiles à l’analyse des variables spatiales (éloignement ou
proximité, regroupement ou dispersion). Enfin, l’analyse des résultats de l’enquête
est menée question par question, mais la synthèse n’existe pas sous forme cartographique ». Les analyses tirées de l’enquête auraient gagné à être rapprochées de
celles faites à partir d’autres enquêtes du même type. L’intérêt potentiel des
données recueillies dans le cadre de l’enquête est grand mais l’auteur n’a pas utilisé
l’expérience acquise en la matière par les travaux équivalents menés en économie
industrielle4. La question de la diffusion des NTIC dans les PME-PMI est une question encore nouvelle en géographie, mais, en économie, ce n’est qu’une application d’une question plus ancienne, la diffusion des innovations dans les entreprises.
Or, sur cette question au carrefour de l’économie de l’innovation et de l’économie
industrielle, une abondante littérature est disponible5.
En définitive, malgré les critiques, l’intérêt de ce travail reste certain, traitant d’une question difficile et peu explorée. Cela alors que les élus s’interrogent
sur ce qu’il conviendrait de faire en matière de NTIC dans les circonscriptions
qu’ils représentent ou gèrent. Anne Frémont-Vanacore s’est intéressée à un objet
carrefour entre disciplines et sous-disciplines et elle offre à l’étude régionale des
télécommunications et d’Internet, une contribution importante, à travers un texte
illustré et bien écrit.
4. Ces travaux lui auraient permis de s’appuyer sur une distinction entre les ‘entreprises réseaux’
et les ‘réseaux d’entreprise’, distinction qui se prête particulièrement bien à la mise en relation du corpus
d’hypothèse retenu pour la thèse, combinant des ‘verticalités’ et des ‘horizontalités’ dans la mobilisation
des réseaux informatiques. Ils permettent en particulier de construire une perspective de constitution
‘d’espaces industriels verticalisés’ et faiblement territorialisés par les grandes entreprises et leurs établissements associés à des ‘externalités positives’ de nature privée, avec une perspective de constitution ‘d’espaces industriels horizontaux’ et territorialisés d’associations de PME-PMI indépendantes, plus appuyés
sur des externalités positives fournies par les ressources publiques ou issues de l’action publique. Un tel
schéma de référence, construit sur sa population globale, aurait fourni à l’auteur un cadre analytique
interne à ses observations qui lui aurait permis d’établir des formes différenciées de diffusion des NTIC
suivant les types d’entreprise considérés, en particulier selon qu’il s’agisse d’établissements ou d’entreprises indépendantes industrielles ou de services. C’est ensuite, à la distribution des ces « formes » sur les
territoires que l’auteur aurait pu consacrer ses analyses en les mettant en relation avec les ‘externalités
positives’ mobilisées (Alain d’Iribarne). Une telle démarche aurait fourni une base empirique beaucoup
plus solide aux résultats présentés, résultats dont, par ailleurs la pertinence n’est pas contestée.
5. « Un des intérêts de ce nouveau thème est que, de par la nature de son support (les technologies de l’information et de la communication en réseau), il vient faire le lien avec l’économie spatiale
et donc tout naturellement avec la géographie économique. Une telle question recoupe en effet toute la
problématique de la recomposition de l’appareil productif en relation avec les territoires et leur développement, rejoignant ainsi les diverses approches des districts industriels. Elle rejoint aussi les questions des politiques publiques et de l’aménagement du territoire qui, d’une certaine façon, renvoient à
leur tour aux sciences du politique à travers les questions de gouvernance des territoires administrés »
(A. d’Iribarne).