La harde (13)

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La harde (13)
La harde (13)
Kathy Sebbah
1/ Intérieur/ ext jour. Voiture. Campagne.
À l’intérieur d’une voiture, quatre garçons. Le plus âgé semble avoir à peine l’âge du
permis et il conduit. C’est Christian.
Sur le siège passager, Sandro, 16 ans, tape sur le poste de radio pour essayer de
trouver une fréquence qui marche à peu près.
Kevin et Mathias, la quinzaine, sont assis derrière. Tous deux trafiquent une vieille
carabine à canon scié. Ils essaient de l’ouvrir pour y placer une cartouche, mais ne
semblent pas trouver comment s’y prendre. L’arme touche sans cesse un coin ou
l’autre de la voiture, se cognant aux vitres, gênant parfois la conduite. Les garçons
sont dans un état d’excitation avancée.
Ils sont serrés et la fumée de cigarette remplit l’habitacle.
CHRISTIAN
Alors, vous y arrivez ou pas ?
Christian regarde les autres dans le rétroviseur.
Sandro trouve une station qui diffuse un vieux rock garage très énervé.
Les gars derrière lâchent l’affaire.
MATHIAS, (à Christian)
C’est là, c’est là !! Tourne !
D’un coup de volant, Christian emprunte le chemin de terre.
Entre deux champs, la R 5 cabossée et mal repeinte, avance chaotiquement.
Christian appuie sur le champignon et la voiture saute littéralement dans les nids-depoule.
À l’intérieur, ça brinqueballe pas mal. Les garçons se cognent au plafond, crient
parfois et rigolent, la radio s’époumone.
Devant eux, ils aperçoivent une silhouette étrange.
Un homme très chargé marche sur la route de terre. Il porte des rouleaux de cuivre
dont certains câbles traînent derrière lui. On dirait une sorte d’escargot .
Christian ralentit. Dans le champ qui borde la route, un poteau électrique gît par
terre, des gaines de plastique éparpillées autour. Les garçons se collent tous à la
fenêtre.
Une fois qu’il est au niveau de l’homme, Christian s’arrête d’un freinage sec qui
envoie pas mal de poussière. La musique sortant de la voiture est à fond. Sandro
passe un bras en dehors de la portière. Il a l’air excité, tout comme les autres.
SANDRO
Salut Emir. Qu’est-ce que tu fous ? Ca a l’air super lourd.
L’homme s’arrête et se tourne vers eux. Il est trempé de sueur.
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Il les regarde sans rien dire. C’est Emir, une quarantaine d’années, un dur visage
taillé au couteau, pas rasé, un vieux mégot éteint pend au coin de sa bouche, il
paraît assez sale. On ne pourrait pas dire si c’est quelqu’un de la rue ou pas, un
marginal.
Il ne pose pas à terre ses énormes paquets. Il fait mine de continuer sa route.
CHRISTIAN, (s’asseyant sur la fenêtre de gauche et lui parlant
au par dessus le toit.)
Tu vas chez le ferrailleur ? Tu veux qu’on te dépose ?
ÉMIR, s’arrêtant
OK.
Émir se dirige vers l’arrière de la voiture et jette dans le coffre le lourd paquet de
câbles. Il claque le coffre qui ne veut pas se fermer. Avec un bout de cuivre et en un
tour de main habile, il attache la portière. Quelques câbles dépassent et traînent. Il
fait le tour de la voiture.
Sandro, déménage derrière en escaladant le levier de vitesse. Il s’affale entre Kevin
et Mathias, sur la banquette arrière.
SANDRO (à Kevin)
Tu pousses ton cul s’te plait.
Emir s’installe devant calmement.
TOUS, (contents)
Salut Emir.
ÉMIR, tendant la main au chauffeur, et avec un fort accent
yougoslave, un peu cérémonial
Salut Christian.
Christian lui serre la main et met la musique à fond. C’est maintenant une chanson
italienne rétro et gaie.
Les autres gigotent au son de la musique, bien serrés sur la banquette arrière. Deux
d’entre eux connaissent la chanson et la reprennent en chœur, à chaque fois au
moment du refrain, en inventant les paroles.
On sent Christian un peu plus tendu, s’efforçant de conduire vite et bien, en pro.
Emir regarde la route, impénétrable.
2/ Int/ ext jour. Voiture/ Hangar à ferraille.
La R5 vient s’arrêter face à un hangar devant lequel sont entassés des tas de
ferraille, de vieilles machines agricoles, des bagnoles mortes. Les portes du hangar
sont fermées. Un énorme chien de garde saute sur le grillage en aboyant tout ce qu’il
peut.
Un écriteau sur la grille indique :
Fermé jusqu’à 16h.
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Christian regarde l’heure, puis Emir. Celui-ci prend le briquet et rallume sa vieille
clope.
ÉMIR
Fait chier.
CHRISTIAN
Tu vas pas attendre deux heures.
Émir ne répond pas, mais il ne bouge pas non plus.
Christian accélère à nouveau. Ça fait crisser les pneus sur les graviers.
Il conduit trop vite, prenant les tournants très secs, et freinant brusquement après
une accélération.
Autour d’eux, des étendues vertes et marron, des champs à perte de vue.
Sandro essaie à nouveau d’ouvrir la carabine, en vain. Émir se retourne.
ÉMIR
C’est quoi ça?
Émir la lui prend brusquement des mains.
Sandro est un peu surpris et la lâche avec une certaine crainte dans le regard.
SANDRO, (se reprenant)
On a qu’à aller dans le champ derrière chez Lamotte. On prend
des bouteilles et on les fait péter !
CHRISTIAN, (faisant le gros dur devant Emir)
On a que trois cartouches. On va pas gaspiller. On va chasser,
comme on a dit.
Même si le canon est scié, elle est assez longue. Emir manie l’arme avec aisance.
Des gestes sûrs. Il la tourne et la retourne, regarde dans le canon, l’ouvre, la
referme, vite et bien.
MATHIAS
Allez ! Je connais un coin où vont toujours les chasseurs !
Soudain, Emir s’arrête net, le visage fermé.
La carabine est chargée.
ÉMIR, (ouvrant la carabine en deux d’un coup sec et la gardant
contre lui.)
Vous allez faire des conneries.
KEVIN, (à Emir)
Tu sais tirer toi ?
Emir ne répond rien. Il fixe la route devant lui.
Christian le regarde en coin.
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SANDRO (en rigolant)
Allez, si tu nous montres, je te file une photo de ma sœur à la
piscine !
Émir, sa clope au bec, sourit pour la première fois.
3/ Ext jour. Devant le bois.
Ils se garent à l’orée du bois.
Tous descendent.
Émir s’éloigne. Il va pisser contre un arbre.
De loin, Emir voit que les garçons se disputent le fusil. L’arme passe d’une main à
l’autre, ils visent en l’air, par terre, au loin dans la plus grande confusion. Ils sont très
excités.
Soudain, un coup part. La détonation résonne comme une explosion.
Puis c’est le silence.
Le recul de l’arme les a tous surpris et le groupe s’est disloqué. Ils sont un peu
sonnés mais encore plus excités.
Christian se retrouve avec l’arme dans les mains.
Émir se reboutonne et revient vers eux à grands pas.
L’un d‘eux court vers la forêt et les appelle. Avant qu’Emir ne les ait rejoint, ils ont
tous déjà filé dans les bois.
Émir hésite. Il est seul. Il s’approche de la voiture, en fait le tour, regarde à l’intérieur
du côté conducteur. La voiture est vide.
On entend les voix des garçons dans la forêt.
Il les suit.
4/ Ext jour. Dans le bois.
Les garçons font un sacré raffut. Ils marchent sous une voûte d’arbres et se
chambrent, tous contents de faire quelque chose qui sort de l’ordinaire.
Sandro ouvre la route. C’est le plus gringalet, le visage mangé de boutons. Il a une
démarche amusante, un peu voûté, et speed, il court d’un côté à l’autre.
Mathias le suit. Quand il enlève son t-shirt pour le nouer autour de sa tête, on peut
voir qu’il est assez costaud, trapu et qu’il a les marques du bronzage agricole : les
bras et le cou rouges, le torse bien blanc.
Kevin a une allure plus juvénile. Il est élancé et a un côté félin dans ses gestes, et sa
manière de se déplacer, souple et gracile.
Christian est le plus nerveux, un poil plus âgé.
CHRISTIAN (à Mathias)
T’aurais vu ta gueule quand ça a pété! J’ai cru que t’allais partir
en pleurant. T’as crié comme une fille !
MATHIAS
Et toi, le bond que t’as fait !!
SANDRO (à Christian)
Un peu plus tu me perçais le pied!
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CHRISTIAN
Et oh ! C’est pas moi qui ai appuyé !
KEVIN
C’est qui qui a crié : maman ??
SANDRO, (imitant une petite voix)
Maman !! Maman !
Christian passe la carabine à Kevin et fond sur Sandro pour lui frotter la tête de
toutes ses forces avec ses poings. L’autre est plié en deux de rire et tente de se
défaire.
Mathias se joint à eux et ils rient. Il leur fait signe de se taire à cause des animaux.
Ils se calment un peu et tentent de ne pas faire de bruit.
Ils s’enfoncent de plus en plus dans la forêt. Ils font craquer les branches sèchent
sous leur pas et parfois un oiseau s’envole dans un bruissement d’ailes.
Leur silence dure très peu avant qu’ils ne recommencent.
MATHIAS
Si on prend une belle bête, on pourra la vendre.
SANDRO
Et tu veux la vendre à qui ? C’est pas la période de la chasse.
MATHIAS, (jouant les caïds)
Au resto où tu bosse Kevin, hein ?
KEVIN
Dans tes rêves…
Ils regardent toujours autour d’eux, au cas où ils verraient une bête prête à se faire
tirer dessus. Mais rien.
CHRISTIAN
Peut-être pas au resto, mais au black, quelque part. Ça ferait du
bien un peu de monnaie quand même. J’ai le dos pété à
ramasser leurs melons.
MATHIAS, (à mi-voix)
Vos gueules ! On va rien choper.
Derrière eux, Emir les observe.
Ils sont à la fois amusants et effrayants. Ils marchent aux aguets, se tournant sans
cesse d’un côté, de l’autre, la carabine pointée vers d’hypothétique gibier. Leurs
gestes sont saccadés, nerveux.
Il fait très chaud. Même à l’abri du soleil dans les bois, la température est élevée,
l’humidité est forte. Certains enlèvent leur t-shirt et les traînent ou les accrochent
autour de leur taille.
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KEVIN, (regardant la forêt dense autour de lui)
Vous savez ce qui serait trop beau? Mettre le feu à tout ce bois
en plein milieu de la nuit. Ce serait énorme toutes ces flammes.
Tout le monde croirait que le soleil se lève. Les coqs
chanteraient et les gens se réveilleraient pour aller travailler.
CHRISTIAN
Le problème avec toi, Kevin, c’est que tu lis trop de livres…
KEVIN, (continuant)
Ça ferait comme une espèce de phénomène supernaturel. On en
parlerait aux infos.
Ils ne disent plus rien, comme s’ils imaginaient tous à quoi pourrait ressembler un tel
spectacle. Sandro prend la carabine des mains de Kevin.
Kevin s’y voit. Il se gratte la gorge et commence à fredonner un air, celui de Roméo
et Juliette de Prokofiev.
Il imite les cordes, les violons, le chef d’orchestre, et entame l’air si connu. Sa voix
surprend.
Les garçons au début sont étonnés et regardent Kevin comme un extraterrestre.
Mais il continue, et sa voix est vraiment touchante. Elle est profonde et puissante. Il
chante avec une vraie grâce.
Émir le regarde, fixement, décontenancé.
La musique jouée par un orchestre à cordes se mêle à la voix de Kevin. Elle prend le
dessus et joue très fort, couvrant son chant et englobant la forêt, les sons.
Tous marchent au rythme cadencé et rude du fameux air.
Tout prend une dimension décuplée, comme si la musique donnait un souffle épique
et hors du temps à cette marche.
Emir est transporté, comme les autres, par la soudaine poésie qui emplit les bois. En
même temps il semble un peu gêné, comme si c’était presque trop intime.
La musique s’arrête net.
Émir prend soudain Mathias par le col.
ÉMIR, (très brutal)
On va où là? T’as dit que tu connaissais.
Mathias regarde autour de lui. Il a l’air d’être perdu. On comprend qu’il n’a aucune
idée de où ils se trouvent. Autour d’eux, des arbres par milliers.
Émir, reprend la marche, tirant brusquement Mathias à côté de lui afin qu’il indique la
route. C’est désormais lui qui porte la carabine et il s’emmêle un peu les pinceaux en
marchant avec. À côté d’Emir qui le dépasse d’une tête, il paraît petit.
Les autres regardent et hésitent à intervenir. Ils prennent un peu de distance
derrière.
Sandro se rapproche de Kevin. Il observe qu’il ne quitte pas des yeux Emir devant
eux.
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SANDRO, (voulant se rassurer lui-même)
T’en fais pas, il est pas méchant.
KEVIN surpris
Mais je m’en fais pas.
Ils marchent encore un moment.
5/ Ext jour. Étang et rive
Soudain, le sentier s’éclaircit et ils débouchent sur une petite plage, près d’un étang.
Les garçons sont ravis. Ils crient de joie, courent vers l’étang et sans attendre une
seconde, se mettent en slip et se jettent à l’eau.
Émir s’éloigne, fait un tour de l’étang. La nature est vierge. Il n’y a aucune trace de
présence humaine.
Emir regarde l’onde qui frémit caressée par la brise, les reflets changeants et parfois
éblouissants de l’eau, la noirceur épaisse du lac.
Il revient près du tas de vêtements et s’assied par terre. Il ne voit plus les garçons,
sauf Kevin tout habillé, qui est assis à l’ombre.
Soudain, tombant d’un arbre comme un fruit mûr, Mathias fait une bombe dans l’eau.
Ils sont en fait tous massés en haut d’un pin qui penche au-dessus de l’eau.
Ils crient et sautent les uns après les autres.
Émir regarde les garçons qui s’aspergent et se coulent. Ils brillent dans le soleil, leurs
minces corps s’agitant de manière à la fois désordonnée et gracieuse. Ils grimpent
comme des singes à l’arbre et s’élancent le plus bruyamment possible.
Emir s’assoit. Sa main touche quelque chose de froid. C’est le fusil, posé là entre les
vêtements.
Kevin s’est allongé à l’ombre, plus loin, les bras croisés derrière la tête.
Emir se prépare une cigarette. Il s’applique à sortir délicatement son tabac du
paquet, puis à le disposer sur le papier, de manière très méthodique. Il lèche
furtivement la colle et roule la cigarette d’un geste rapide entre deux doigts.
Il relève la tête et voit que Kevin le regarde. Kevin détourne les yeux.
Emir allume la clope, puis regarde devant lui sans ciller.
Les autres appellent Kevin, l’encouragent à venir se baigner.
Emir se lève soudain et reste debout un instant, cuit de soleil.
Il est très imposant. Il défait sa ceinture.
Kevin se redresse sur les coudes, il observe Emir de loin. Il découvre au fur et à
mesure qu’il se déshabille, son corps large, musclé, fort en contraste avec les corps
menus des garçons. Les nombreux tatouages dans son dos, sur ses épaules, sont
aussi les signes d’une vie plus dure, ailleurs, avant.
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Émir entre dans l’eau froide sans hésiter ni tressaillir. Il s’enfonce jusqu’à la taille,
regardant la nature sauvage qui l’entoure.
Les garçons rentrent et sortent sans cesse, grelottant, puis replongeant à nouveau,
en criant qu’elle est froide.
Lui est immobile, comme soudain dans un élément connu. Il est comme une statue. Il
a quelque chose du héros, de la figure mythique, beau et lointain à la fois.
Tous le regardent, à la dérobée. Ils sont impressionnés par ce corps, sa présence
silencieuse qui amène une tension.
On sent très bien la différence d’âge. C’est un homme, ils sont des adolescents.
Soudain, Mathias, Sandro et Christian sortent de l’eau et fondent sur Kevin comme
un seul homme, le déshabillent complètement et le portent jusqu’au bord de l’eau.
Émir les observe la scène de loin, sans un sourire.
Les garçons, malgré les contorsions et hurlements de Kevin, le jettent à l’eau,.
Emir guette à la surface l’endroit où il devrait surgir.
Les autres rient de leur coup et s’arrosent.
Seul Emir remarque que Kevin ne réapparaît pas.
Il plonge.
6/ Ext jour. Sous l’eau.
L’eau est trouble.
Emir s’approche de Kevin qu’il devine, pas loin.
Celui-ci est au fond de l’eau et s’applique à rester immergé, bougeant à peine.
Il paraît très beau, et presque irréel, comme une créature du lac. Ses cheveux clairs
flottent autour de son beau visage, ses membres dansent lentement dans l’onde, son
corps entièrement nu a la grâce d’une plante aquatique. Ses yeux sont grand
ouverts.
Emir s’approche de lui, tendant son bras pour l’aider, ou pour toucher ce qui pourrait
bien être une apparition. Il l’attrape par le bras et le tire. Kevin résiste et veut se
dégager. L’eau est de moins en moins nette. Les deux corps s’entortillent à force de
s’agiter. Leurs jambes se mêlent, leurs torses se frôlent, se choquent. On ne
comprend pas ce qu’il se passe.
Finalement, Emir remonte à la surface.
Kevin surgit aussi, absorbant l’air à pleins poumons. Il a eu peur.
Emir nage vers lui, et le regarde dans les yeux.
ÉMIR
Ça va ?
Kevin étouffe une réponse inaudible et part vers la rive dans un crawl rapide. Ses
bras pénètrent dans l’eau avec régularité, ses jambes brillent à chaque battement,
ses fesses sortent un peu de l’onde.
Émir reprend son souffle et le regarde s’éloigner.
Kevin croise les autres qui l’appellent, mais les ignore.
Mathias et Sandro sortent de l’eau. Ils s’approchent de Kevin en train de se sécher,
qui retrouve le sourire et fait comme si de rien n’était.
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Leurs visages et leurs corps sont pleins d’égratignures, qu’ils se sont faites en
grimpant aux arbres.
Émir reste encore un peu dans l’eau. Il a l’air troublé.
Il sort et se rhabille rapidement.
A la surface de l’eau, les algues dansent. Elles ressemblent à de longs cheveux qui
vivraient là. Les racines des arbres s’enfoncent sur les bords de l’étang, noueuses.
Les taches de lumière sur l’eau miroitent, éblouissantes.
Un animal se faufile et glisse entre les branches, créant une onde légère à fleur
d’eau.
7/ Ext jour. Bois
La petite troupe se remet en marche. Ils sont tous mouillés dans leurs vêtements.
Les garçons sont excités au début, mais assez rapidement, le silence se fait.
Emir remarque que la main de Kevin qui marche devant lui, est en sang. Il la garde
dans sa poche et celle-ci est rouge, imbibée.
Émir l’arrête.
Les autres passent devant eux.
ÉMIR, (tendant sa main vers lui)
Fais voir…
Ils se regardent intensément.
Kevin est tout pâle.
KEVIN
C’est rien, c’est juste que je déteste le sang. Je préfère pas le
voir.
Il sort quand même sa main et la lui montre. Elle est ouverte, en sang.
Emir sort son t-shirt de sa poche. Il ne l’avait pas remis sous sa chemise après la
baignade.
Kevin le regarde sans bouger. Il observe la cicatrice d’Emir, qui forme un cratère
dans sa chair, près de la glotte. La trace d‘une balle.
Émir enveloppe la main blessée. Il serre fort, mais avec délicatesse.
Kevin ne dit rien et se laisse faire.
EMIR, (faisant son garrot d’un geste habitué)
T’en fais pas ça saignera plus.
Les autres continuent d’avancer, sans se rendre compte de rien.
Kevin reprend la marche.
Émir le suit, regardant cette belle silhouette marcher devant lui avec sa grosse tache
de sang : cette nuque délicate, ses jambes fuselées, sa taille marquée, ses épaules
fines. Il se perd dans cette contemplation, et surpris de s’être laissé prendre, il
accélère le pas et passe devant lui.
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L’après-midi touche à sa fin. La lumière se fait rasante, intense.
On sent que tout le monde est fatigué. Certains ont des frissons qui les parcourent.
Christian a pris les rênes du groupe et trace la route, sans rien dire.
Personne ne parle pendant un moment. On les entend à peine se déplacer.
Les sons de la forêt prennent de l’ampleur : les gazouillis joyeux d’oiseaux, les
craquements de branches, les insectes, les crapauds.
8/ Ext jour. Entrée de clairière.
Le paysage change, les arbres s’ouvrent un peu, sont moins serrés.
Soudain, Christian s’arrête net. Il est tétanisé. Il fait signe aux autres de s’approcher
sans bruit.
Tous arrivent à son niveau et se massent dans son dos.
CHRISTIAN (d’un signe de la main)
Chut !!
Devant eux, assez loin cependant, dans une grande clairière baignée de lumière
dorée, paissent une dizaine de chevreuils. Les petits collés à leur mère tentent de
téter. Les plus grands arrachent des feuilles sur des branches basses d’arbustes.
Les garçons sont comme pétrifiés.
La scène est tellement paisible et belle, d’une beauté presque surnaturelle, qu’aucun
ne bouge.
lls sont là, la bouche ouverte et souriants.
Le temps est comme suspendu.
Ils assistent à une scène exceptionnelle, qui les dépasse.
La forêt les englobe totalement, ils en font partie, êtres des bois comme ces faons,
comme ces oiseaux dans les branches, comme ces rayons qui rougeoient dans un
embrasement de fin du jour.
Christian se reprend soudain, et dans un geste sec, mais sans bruit, il sort la
carabine qu’il portait enroulée dans son t-shirt.
Il l’arme tant bien que mal.
Il est un peu maladroit mais veut se montrer sûr de lui. Il a des gestes brusques, qui
se veulent virils.
Un des chevreuils lève la tête, oreilles au vent. Toute la harde se méfie, humant l’air.
Un instant tout est suspendu.
Puis les animaux rebaissent la tête et reprennent leur paisible activité.
SANDRO, (tout bas mais ferme)
Non ! Laisse les ! Y’a des petits…
Christian met en joue, hésite entre plusieurs directions, plusieurs bêtes, et tire.
C’est comme un coup de tonnerre.
Les autres font une grimace terrible.
Dans la clairière, tous les animaux prennent la fuite, sauf un.
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C’est une femelle. Son faon est déboussolé et tourne en rond, ne sachant que faire :
suivre le groupe ou rester avec sa mère.
Elle est blessée et regarde le reste du troupeau partir.
Elle avance en chancelant, faisant un parcours en zigzag. Sa patte saigne et elle ne
peut la poser.
Elle tombe, se relève, tente encore de s’enfuir. Le petit essaie de téter malgré tout.
Les garçons sont dégoûtés.
Christian est paniqué. Il place une nouvelle cartouche, remet en joue, mais il tremble.
L’animal blessé est terrorisé. Il se met à émettre une sorte d’appel, une plainte
déchirante. Le petit faon s’enfuit.
Les garçons ne savent pas quoi faire.
MATHIAS (à Christian)
Allez ! Mais achève le, nom d’un chien !!
Émir regarde durement vers Christian. On dirait un enfant qui a fait quelque chose
qu’il n’aurait pas dû.
Les garçons se tournent tous vers lui, en attente de ce qu’il va se passer.
L’animal se tortille en essayant vainement de se relever.
Émir, l’air furieux, arrache violemment la carabine des mains de Christian.
Il pointe l’arme vers lui. Christian blêmit. Émir le regarde droit dans les yeux sans
ciller, le canon dirigé vers sa tête effrayée.
Sandro attrape Emir par l’épaule pour l’empêcher de viser le garçon. D’un geste
brusque, Emir le repousse.
Les gamins reculent tous, pris de panique.
L’animal souffre, à moitié allongé, la tête tournée vers la harde partie au loin
désormais.
Émir met soudain en joue, avec des gestes très sûrs et rapides de quelqu’un habitué.
Il vise vers la clairière et tire.
La détonation retentit longtemps dans la forêt.
Émir ne bouge plus d’un poil et regarde devant lui.
Son regard est sombre, changé. Son visage est très dur.
On dirait que des souvenirs anciens et violents lui reviennent à l’esprit.
Dans son dos, il sent le souffle de Kevin.
Les garçons le regardent avec des yeux effrayés.
Émir, en se retournant vers eux, réalise qu’ils ont eu peur de lui.
D’un geste puissant, il lance le fusil de toutes ses forces vers les broussailles.
Il atterrit au milieu d’un tas de ronces, dans lequel il disparaît aussitôt.
Émir remet son blouson et part, sans dire un mot, à travers la forêt.
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Il marche un moment sous le regard des garçons.
La silhouette finit par disparaître, se fondant complètement dans l’entrelas de
branches et d’herbes hautes.
Les derniers rayons s’éteignent.
Le silence de la forêt est soudain oppressant.
Les garçons sont désemparés, et ne bougent pas.
Kevin se ressaisit et prend les devants.
KEVIN, (d’une voix ferme et claire)
Il faut aller récupérer la bête. Il va faire nuit.
Il marche en tête, prenant les rênes du groupe et entraînant les autres vers la
clairière.
Comme un seul homme, tremblants, ils le suivent.
11/ Int nuit. Voiture.
Il fait nuit noire.
Les quatre garçons sont assis dans la voiture et roulent . Ils ne disent pas un mot.
Chacun est plongé dans ses pensées et abhorre un visage fermé.
Sandro regarde par la fenêtre d’un air absorbé.
Kevin enlève précautionneusement son pansement de fortune. Il a une méchante
plaie à la main, violacée et boursouflée.
Mathias regarde fixement la route et Christian conduit.
Du toit, un filet de sang coule sur la lunette arrière. Ça forme des ombres bizarres sur
eux quand une voiture les éclaire par derrière de ses phares.
Quelque chose martèle, par intermittence sur le toit : un bruit de frottement et de
petits chocs.
12/ Ext nuit. Route
La petite voiture continue sa route.
Le corps de la biche mal accroché sur le toit, vacille légèrement. Ses oreilles
dépassent sur le coté. La tête tombe un peu plus vers la vitre.
Le coffre est à moitié ouvert, avec des bouts de câble qui dépassent.
La voiture racle presque le sol de tout ce poids et s’enfonce dans la nuit.
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