ALICE ZENITER Les « identités-spectacle » : étude du duo de

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ALICE ZENITER Les « identités-spectacle » : étude du duo de
ALICE ZENITER
Les « identités-spectacle » :
étude du duo de Big Shoot de Koffi Kwahulé
Les personnages de Koffi Kwahulé n'ont souvent pas de noms – à peine un surnom,
parfois rien. Dès lors, ce qui tisse leur identité, ce qui leur donne un corps, c'est la parole.
Dans Big Shoot la parole est répartie entre deux voix, que l'on appellera pour des raisons
de commodité Monsieur et Stan mais que l'auteur refuse de nommer – des voix aux
rythmes différents, à la typographie contraire.
C'est en opposant leurs voix – brève/longue, calme/nerveuse – mais aussi en les
tissant ensemble que Monsieur et Stan se structurent une identité qui n'a pas d'autre base
que leur manière de projeter les mots. Big Shoot se présente comme une danse de mort
entre le lièvre et la tortue :
L'ambition est celle-ci : faire se rencontrer dans l'écriture Coltrane et Monk. Deux sons,
deux respirations. Big Shoot est née de ces deux respirations [...]. Monk disait aux
musiciens qui voulaient l'accompagner : « Non, non, jouez, moi je vous suis. » Mes deux
personnages ont ce rapport-là, l'un dit à l'autre : « Joue, je t'accompagne. » Tout est parti
1
de cette phrase de Monk, qui est en principe le leader et qui dit à l'autre : « Je te suis. »
Les références que fait Koffi Kwahulé à Monk et à Coltrane, des musiciens, des êtres
de scène, éclairent une autre dimension de la parole : structure rythmique élaborée, la
parole dans Big Shoot est aussi une parole publique, donnée en représentation. Les
identités qu'elle construit à Monsieur et Stan sont dès lors des « identités-spectacle »,
figures de conteurs des temps modernes ou de performeurs hybrides.
La parole publique
« Simplement une arène. » écrit Koffi Kwahulé dans la didascalie initiale de Big shoot,
« En tous les cas pas un ring. Surtout pas. Finalement une cage de verre. » Cet espace
revendique qu'il est celui d'une monstration.
La parole arrive pour et devant les spectateurs. Au public de théâtre (réel) se mêle et se
confond le public de l'exécution (fiction), « les visages écrasés » que Monsieur évoque à
plusieurs reprises : « tous ces gens tapis dans l'obscurité, tu y as pensé ? »2 La pièce ne se
construit pas dans une logique de quatrième mur mais dans la prise en compte permanente
1
2
Koffi Kwahulé et Gilles Mouëllic, Frères de son, Koffi Kwahulé et le jazz : entretiens, Montreuil-sousBois, Éditions Théâtrales, 2007, p. 62.
Koffi Kwahulé, Big Shoot, suivi de P’tite souillure, Montreuil-sous-Bois, Éditions Théâtrales, 2000, p. 10-13.
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de la présence de spectateurs. En ce sens, avant même que la pièce commence, Monsieur et
Stan sont des êtres pour la représentation, des show-men.
Les noms des personnages – pour peu que le terme puisse encore s'employer ici – sont
uniquement choisis par rapport à l'existence d'un public. Ils ne sont pas préexistants, ils ne
sont pas le gage d'une identité civile indéniable. Ce sont des noms de scène, choisis
uniquement pour « claquer » dans le duo.
Monsieur s'appelle Monsieur parce qu'il est l'autorité. Son nom rappelle à la fois le
Monsieur Loyal du cirque et le fameux « Sir yes sir » de Full metal jacket. Il est
« Monsieur » pour Stan, par les yeux de Stan et pour le public. Et Stan n'est « Stan » que
pour Monsieur : « Je sais, je sais... tu ne t'appelles pas Stan. Mais, moi, je veux t'appeler
Stan. […] ça me booste de t'appeler Stan. »3 Ce procédé les rapproche des duos célèbres
du cinéma comique (Laurel et Hardy) ou du théâtre (Vladimir et Estragon chez Beckett).
Les personnages sont désignés par une identité tronquée qui n'existe qu'en corrélation avec
le nom de l'autre.
Toujours publique, la parole ne révèle pas d'eux une intimité profonde, secrète. Elle
présente ce qu'ils ont à offrir en spectacle. Dans ce domaine, on ne peut premièrement que
constater l'inégalité de Monsieur et de Stan.
Dès le début, Monsieur nous offre une prestation de ses multiples talents : le chant, les
langues étrangères... Il revendique un statut particulier : « Je ne suis pas un petit bourreau
merdeux. Je suis un artiste, moi »4. Ses premiers mots illustrent ce mélange du bourreau et
de l'artiste puisque la pièce s'ouvre sur une liste d'injures rimée en rythme majeur : « petite
raclure, petite ordure »5. Monsieur développe une poétique qui lui est propre, montrant par
exemple une passion pour le rythme ternaire (« le vulgaire, le sordide, le glauque »,
« quelque chose de propre, de convenable, de sain »6). Sa parole ne s'arrête pas : elle fait
des bourgeons.
Monsieur passe d'une figure de l'entertainer à l'autre, en une fraction de seconde :
Il est acteur. Un acteur hybride qui semble sorti tout droit d'un film de Scorcese ou de
Tarantino et multiplie les « Mother fucker ». Mais il peut aussi citer Knock : « ça me
chatouille, ça me gratouille »7. Il mélange les références et, armé d'une revolver, à-demi
nu, il se met soudain à jouer une scène d'amour (« I love you because you are different »8).
Ici, la didascalie nous indique « sur le ton de l'intimité »9, comme si la didascalie ellemême prenait ses distances, montrait qu'il s'agissait d'une technique de jeu.
C'est en anglais que Monsieur se sent vraiment acteur, c'est en anglais qu'il devient « de
plus en plus théâtral, étirant les mots, comme un mauvais acteur shakespearien ». Il n'a
3
Kwahulé, Big Shoot..., p. 12.
4
Ibid., p. 11.
5
Ibid., p. 9.
6
Ibid., p. 38.
7
Ibid., p. 10.
8
Ibid., p. 18.
9
C'est moi qui souligne.
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ALICE ZENITER : « Les identités-spectacle » : étude de duo…
d'ailleurs pas peur d'assurer : « à New-York, je fais toujours un tabac auprès des dames. »
Pourtant, si l'on en croit Stan, il souffre « d'un vrai accent bien compact ». Monsieur
explique son accent ainsi : « je ne parle pas anglais, moi, je parle américain. C'est plus
chic tu comprends, c'est plus boostant surtout »10 Boostant, c'est ce qui caractérise la
parole de Monsieur : la plupart de ses phrases sont des exclamations ou des interrogations
– il est dans l'éclat de voix.
Il est aussi comedian, autre figure de l'Amérique. Sa façon de raconter une histoire
drôle directement au public évoque l'exercice du stand-up. Pourtant, son histoire parle de
Cocteau : « ça t'en bouche un coin, hein, que je connaisse Cocteau ? »11. Encore une fois,
Monsieur mélange les références, croise l'Amérique et la vieille Europe et pose au public
une réelle question : où et quand se trouve t-on quand on est devant Big shoot ?
Il est prestidigitateur : il se présente sur scène en n'ayant « rien dans les poches, rien
dans les mains, rien dans les manches »12 mais parvient à multiplier les balles du revolver
à la fin de la pièce. Tour de magie mortel qu'il qualifie de simple « poisson d'avril ».
Performer de l'extrême, il finit même par mettre en scène son propre corps : il amène
à la lumière sa nudité, sa « bite », ses « couilles » et demande à Stan de les broyer13. Il
rappelle un Bob Flanagan se clouant le pénis à une planche de bois tout en racontant des
plaisanteries à son public dans sa performance « Supermasochist ». Monsieur a cette
dévotion-là pour la scène.
Enfin, il est Dieu, figure ultime de l'artiste-créateur. Il chante la Genèse en anglais, se
présentant comme un Dieu de music-hall. Cette image est par la suite renforcée par ses
locutions bibliques (« Lève-toi et marche »14) ainsi que par ses références aux
« sacrifices »15. En se plaçant du côté des origines du monde, il nous rappelle malgré sa
modernité apparente qu'il est passeur d'une d'histoire qui remonte à la nuit des temps.
Face à cette déferlante de talents, Stan ne peut que paraître en retrait. Décrit par
Monsieur comme un partenaire « désespérant », il souffre d'une difficulté à s'affirmer
comme sujet parlant. Seule une moitié de ses répliques est à la 1ère personne, dans l'autre il
parle de lui à la 3e personne et se nomme « Stan ». Parfois, le sujet disparaît :
« Cigarette ? » / « Fume pas »16. Si Monsieur est dans un système exclamatif et
interrogatif, Stan ne parle que par affirmatives. Sa voix ne monte ni ne descend. Dans ses
propos reviennent en boucle « ne pas pouvoir », « ne pas savoir », « ne pas être sûr », « ne
pas comprendre », « peut-être ». Il utilise toujours « croire » plutôt que penser ou savoir.
Ses phrases sont très courtes, ce qui occasionne de nombreux retours à lignes. Et si Stan
fait des rimes, ce n'est qu'en répétant les « Monsieur ».
10
Koffi Kwahulé, op. cit., p. 27.
11
Ibid., p. 16.
12
Ibid., p. 17.
13
Ibid., p. 38.
14
Ibid., p. 11.
15
Ibid., p. 10-13.
16
Ibid., p. 18.
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Enfin, dans son double statut de chien (il aboie) et de porc (il porte le nom du cochon
qu'avait Monsieur quand il était petit), Stan semble être condamné à être celui qui n'a pas
accès à la parole humaine. En un sens, il est une figure de Shéhérazade ratée : il a la chance
de pouvoir se sauver s'il raconte bien une histoire et il n'en semble pas capable.
Que proposes-tu pour réparer tout ce gâchis ? Un poème ? Une chanson ? Des
claquettes? (...)
Stan ne connaît aucun poème. Stan chante comme une casserole. Stan danse comme un
17
pied.
Pour autant, la parole de Stan ne construit-elle qu'un échec ? Monsieur, malgré ses
insultes, voit en lui une autre dimension : « Si, si tu es très roublard. En tous les cas moi je
te le dis : tu es un sacré malin Stan. »18.
D'une manière plus discrète, Stan aussi fait le spectacle. Il s'improvise conteur pour le
public, il n'hésite pas à re-raconter des histoires que « tout le monde savait » d'après ses
propres mots. En ce sens, il est lui aussi passeur d'une histoire des origines, celles de
Monsieur. Et la locution qu'il utilise (« Voici l'origine de la nuit »19) le place dans une
certaine mystique de la Genèse.
Soudain, il se met lui aussi à l'anglais (« time flies ») avant de se lancer dans une
improbable démonstration de ses talents linguistiques, doublé de ses talents d'interprétation
(faire le chien). Quand il propose de donner « des phrases plus compliquées »20 en anglais,
il cite des des chansons de Duke Ellington et d'Amstrong, révélant ainsi sa part de chanteur.
Donc Stan est lui aussi parleur et performeur. Il accomplit son devoir de Shéhérazade et
c'est grâce à cela que la pièce existe : Stan réussit, malgré l'apparente logique déceptive, à
construire quelque chose qui retient Monsieur de le tuer le temps que dure Big Shoot.
Spontanée ou répétée : quel statut de la parole ?
Stan et Monsieur sont des showmen les deux et leur parole est publique. Dès lors, comme
toute parole de scène, on peut s'interroger: est-elle parole spontanée ? Est- elle répétée ? Qui
l'a écrite ?
L'écriture de Koffi Kwahulé brouille les pistes en multipliant les états de la parole. Stan et
Monsieur peuvent tomber d'accord sur tout mais, parfois, le duo grippe. La communication
semble ne pas se faire. Monsieur s'énerve, Stan s'excuse. Et dans l'excuse de Stan, on entend
sa conscience de ne pas répondre correctement à un schéma pré-établi qui devrait décider de
toute sa communication avec Monsieur. Mais quel schéma ? Et qui l'a établi ?
17
Ibid., p. 40.
18
Ibid., p. 16.
19
Ibid., p. 19.
20
Ibid., p. 25.
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Malgré sa colère, Monsieur affirme à plusieurs reprises: « on est des pros, pas vrai
Stan »21. Des professionnels du divertissement. Deux acteurs, simplement, qui s'associent pour
nous donner un spectacle total: ainsi, lors du moment de la « déposition » de Stan, Monsieur
accompagne le récit de celui-ci par le chant et la pantomime.
Par ailleurs, la manière dont ils se partagent les informations laisse entendre qu'il y a eu
des répétitions : Monsieur sait des choses qui n'ont jamais été dites sur le plateau : « Cette
femme, dans l'encadrement de la fenêtre, derrière les hibiscus... Il y avait bien une femme,
Stan ? » / « Euh oui oui »22. Il mène un interrogatoire (une interview ?) alors que les questions
et les réponses sont déjà écrites. Et lorsque Stan a des trous de mémoire, c'est Monsieur qui
prend la relève pour qu'il n'y ait pas de temps mort en scène: « Il faut vraiment que je te
souffle tout, Stan. »23 À la fin du récit sur le meurtre de la femme, c'est Monsieur qui raconte
pour Stan alors que celui-ci qui se contente d'acquiescer « Oui Monsieur ». Mais à la fin de la
pièce, c'est au tour de Stan de diriger Monsieur : « ensuite vous allez prétexter [...] », « à
présent vous allez murmurer à l'oreille de Stan »24.
On a l'impression d'une répétition qui tourne mal. Et il est impossible de dire qui – de
Monsieur ou de Stan – est le chef d'orchestre de l'autre. « Quand Monk dit à ses musiciens :
"Jouez, moi je vous suis", on n'est pas dupe : à l'écoute du morceau, celui qui a mené le jeu,
c'est bien Monk. » dit Koffi Kwahulé25.
Peut-être est-ce clair dans le cas de Monk. Dans celui de Big shoot, on hésite jusqu'au bout
et c'est la force de cette écriture qui parvient à questionner son statut-même de texte écrit pour
devenir interrogation sur la répétition, la performance et la profération – sur la parole en soi et
non pas sur sa simple trace écrite.
Parole d'équilibriste, parole de mort :
Pour conclure, il faut rappeler que les deux conteurs qui sont à leur manière Monsieur et
Stan habitent la parole toute la pièce pour défier la mort – comme des équilibristes sur le fil de
la parole qui permettrait peut-être une relation, peut-être le salut.
Quand Monsieur propose une roulette russe et que la parole laisse la place au pistolet
(l'arme remplace physiquement les mots dans la bouche de Stan), alors même si Monsieur
parle de « suspens intégral », quelque chose de cet équilibre est déjà rompu. Le suspens est
faussé. Le meurtre obligatoire.
On entend un roulement de tambour puis des applaudissements ce qui prouvent que la
mort est entièrement mise en scène. « Puis, comme dans un numéro de prestidigitation,
[Monsieur] va laisser tomber du barillet, une à une, plusieurs autres balles, bien plus que le
pistolet ne peut objectivement en contenir. »26
21
Ibid., l'expression revient sous diverses formes p. 14, 41 et 44.
22
Ibid., p. 28.
23
Ibid., p. 31.
24
Ibid., p. 42.
25
Kwahulé et Mouëllic, Frères de son..., p. 62.
26
Ibid., p. 45.
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Pourtant rien n'est fini. Les spectateurs « reviendront jusqu'à ce qu'un jour, sans même
oser l'espérer, ils entendent le bang ! The big shoot ! »27. Et la pièce se conclut sur un
troisième hurlement de chien et le nom de Stan répété trois fois, comme trois coups de théâtre
rappelant que tout était spectacle mais annonçant peut-être le prochain à venir.
_________________________
ALICE ZENITER
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
Courriel : [email protected]
27
Ibid., p. 44.
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