Une photographie relationnelle comme fait social
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Une photographie relationnelle comme fait social
Ecole Nationale Supérieure Louis‐Lumière Mémoire de fin d'études et de recherche appliquée Ivan Mathie Une photographie relationnelle comme fait social total Proposition documentaire et artistique sous la direction de Christian Caujolle Membres du Jury: Claire Bras, professeur d’Arts plastiques appliqués à la photographie à l' E.N.S.L.L Christian Caujolle, professeur de création photographique contemporaine à l' E.N.S.L.L Françoise Denoyelle, Professeur des universités, Historienne de la photographie, professeur d'histoire de la photographie à l' E.N.S.L.L Pascal Martin, Maître de conférences, Docteur en Sciences de l'information et de la communication, professeur d'optique à l' E.N.S.L.L Section photographie Mai 2009 Ecole Nationale Supérieure Louis‐Lumière Mémoire de fin d'études et de recherche appliquée Ivan Mathie Une photographie relationnelle comme fait social total Proposition documentaire et artistique sous la direction de Christian Caujolle Membres du Jury: Claire Bras, professeur d’Arts plastiques appliqués à la photographie à l' E.N.S.L.L Christian Caujolle, professeur de création photographique contemporaine à l' E.N.S.L.L Françoise Denoyelle, Professeur des universités, Historienne de la photographie, professeur d'histoire de la photographie à l' E.N.S.L.L Pascal Martin, Maître de conférences, Docteur en Sciences de l'information et de la communication, professeur d'optique à l' E.N.S.L.L Section photographie Mai 2009 Remerciements Je tiens à remercier Christian Caujolle, Bernard Tison, William Gaye, Julia Drouhin, Claire‐Lise Havet, Arthur Bramao, Loïc Molon, Nicolas Friess, Christophe Caudroy pour les réflexions et références que nous avons partagées, Florent Fajole pour l’ensemble de nos discussions et de ses conseils bibliographiques qui se sont avérés judicieux. Je remercie également Anaïs Masson, Marion Poussier (Photographe), Isabel De Bary (Directrice du collectif Ne Pas Plier), Gilles Saussier (Artiste ‐ photographe), Olivier Pasquier (Photographe, Membre de l'association "Le bar Floréal. Photographie") de m’avoir accordé la possibilité de dialoguer avec eux et de mieux comprendre leur pratiques. Jeanine Tison, David Awada, Florent Fajole ont bien voulu relire une ultime version avant impression, je les en remercie également. Julie Touron pour la correction et la reformulation, ce mémoire n’aurait pas la forme qu’il a pris, qu’elle en soit remerciée. Je remercie enfin Anastassia Deltcheva‐Mathie pour son soutien quotidien tout au long de ce mémoire. Je remercie également Antoine Decourcelle, Cécile Poletti, Violaine Husson, Virginie Semedo, Julie Moulin de la Cimade, tous les bénévoles pour leur disponibilité et leur aide précieuse dans la réalisation de la partie pratique, ainsi que toutes les personnes qui m’ont permis de les photographier. Résumé De nouvelles pratiques photographiques documentaires interrogent le statut du sujet et du public dans le processus de création des images. Les œuvres de Gilles Saussier et de Marc Pataut ainsi que les projets développés par Yto Barrada, Anaïs Masson et Maxence Rifflet et les actions sociales du collectif Ne pas plier s’inscrivent dans cette voie. Ce mémoire analyse les procédures et les protocoles mis en œuvre par ces artistes et ces collectifs ; et met en lumière le désœuvrement qui les caractérisent à l’aulne de pratiques et de réflexions issus du champ sociologique et de l’esthétique contemporaine. 4 Abstract New documentary photographic practices question the statute of the subject and the public in the process of creating images. The works of Gilles Saussier and Marc Pataut but also the projects developed by Yto Barrada, Anaïs Masson and Maxence Riflet and the social actions of the collective Ne pas plier fall all under this way. This dissertation analyzes the procedures and the protocols implemented by these artists and collectives. It tends to bring to view the désoeuvrement which characterizes them, in the light of practices and reflections resulting from the sociological field and the contemporary aesthetics. 5 Sommaire Remerciements…………………………………………………………………………………………….….…….3 Résumé.……………………………………………………………………………………………………...………….4 Abstract.…………………………………………………………………………………………...……………………5 Sommaire.………………………………………………………………………………………..…………………….6 Introduction.……………………………………………………………………………...…………………………..8 1 Construire un lien social avec la photographie : La production d'une information partagée ......................................................................................................................................................... 10 1.1 Une photographie relationnelle .......................................................................................... 12 1.1.1 Coprésence........................................................................................................................... 17 1.1.2 Collaboration....................................................................................................................... 27 1.1.3 Participation........................................................................................................................ 29 1.2 Une temporalité et spatialité particulière : .................................................................... 32 1.2.1 Donner le temps ................................................................................................................ 32 1.2.2 Une spatialité particulière............................................................................................. 43 1.3 Le choix de l'inter ‐ subjectivité........................................................................................... 48 1.3.1 L’écoute : moyen d’une relation entre le sujet et le photographe................ 48 1.3.2 Positionnement des protagonistes............................................................................ 54 2 Circulation et circularité du médium photographique dans l’espace public ........... 58 2.1 Circulation et multiplication ................................................................................................. 60 2.2 Circulation et circularité......................................................................................................... 65 2.3 Diffusion ........................................................................................................................................ 67 2.4 Le contexte dans l’exposition ............................................................................................... 73 2.5 L'espace public............................................................................................................................ 77 2.5.1 De l'institution muséale à l'espace public .............................................................. 81 2.5.2 Le déplacement de l'artiste et de l’œuvre .............................................................. 83 6 Partie pratique.……………………………………………………………………………………………………97 Bibliographie.…………………………………………………………………………………………………….105 Tables des matières…………………………………………………………………………………..………..111 Annexe………………………………………………………………………………………………………….…...113 7 Introduction Le concept de fait social total, développé par Marcel Mauss dans l’entre‐deux‐guerres, peut éclairer un certain type de pratiques de la photographie documentaire actuelle. En effet, la notion de lien social, émanant directement de l’analyse structurelle du don dans les sociétés archaïques qui permit au sociologue français de déduire sa célèbre théorie, s’inscrit désormais au cœur de nouveaux protocoles de travail mis en œuvre par des photographes tels que Gilles Saussier ou Marc Pataut. Dans leur approche de l’acte photographique, l’interaction avec les sujets, l’observation participante, la relation transactionnelle –notamment par l’intermédiaire du don (et de l’échange non‐marchand), sont des stratégies qui ont pour but d’activer le rapport de la création d’images à un milieu social, vice versa ; et de placer les images ainsi créées au centre de mécanismes sociaux. La photographie n’accompagne pas seulement le fait social, dans certains cas elle le suscite, le provoque et, nous le verrons, le construit. Nous montrerons ainsi comment, par la médiation d’une ou de plusieurs images, le travail photographique crée des situations dans lesquelles le statut du sujet évolue de la simple présence à celui de participant, voire de créateur. Plusieurs questions se posent alors. Comment partager une même temporalité, une même spatialité dans le processus de création des images? Comment, le cas échéant, travailler et œuvrer ensemble ? Sur quelle base établir cette collaboration ? Comment participer à ce qui semble étendre le rapport de l’autorité à l’œuvre ? Comment se manifeste alors dans l’histoire de l’art, des pratiques artistiques puisque la photographie n’est pas la seule concernée par ce mouvement, la transformation du sujet mais également du public en acteur d’un processus dont il est en principe exclu ? Une telle remise en cause de la dichotomie entre acteur et spectateur, photographe et public, si elle est avérée, a‐t‐elle des conséquences sur le statut de l’œuvre elle‐ même ; et si tel est le cas quelles en sont les caractéristiques ? Dans ce mémoire, nous entendons aborder chacune de ces questions et proposer quelques amorces de réponses. 8 Dans la première partie, nous décrirons tout d’abord les moyens par lesquels Gilles Saussier et Marc Pataut constituent le don inaugural qui, selon Marcel Mauss, serait la forme originaire du lien social. Nous explorerons ainsi la nature des relations que les photographes instaurent avec leurs sujets pour délimiter le cadre et les enjeux de leurs projets respectifs. Nous distinguerons en particulier trois modes d’implication du sujet : la coprésence, la collaboration et la participation, dont nous dégagerons ensuite l’empreinte sociale par l’analyse du temps et de l’espace de travail. Dans ce cadre microsociologique où se trouvent malgré tout concentrés l’ensemble des rapports que les sujets entretiennent avec les institutions, les photographes que nous étudierons privilégient une approche intersubjective entre individus ou à l’intérieur de groupes restreints qui leur permet de saisir les enjeux sociaux autour de questions ou de thèmes précis. Cette enquête préalable qui fait du photographe un observateur participant constitue l’une des étapes de l’acte photographique. Dans la seconde partie, nous aborderons les conséquences de la mise en acte photographique sur le plan de la circulation et de la circularité du médium créateur mis à la disposition du public. Pour ce faire, nous analyserons la place de la multiplication et de la diffusion des images créées dans les modes de la circulation et de la circularité. Nous montrerons en effet qu’il convient, dans le cadre de l’esthétique relationnelle chère à Nicolas Bourriaud, de dissocier et de définir ces deux termes. Enfin, nous nous intéresserons à l’art contextuel, tel que l’envisage Paul Ardenne, que nous situerons de l’institution muséale à l’espace public, à travers le déplacement de l’artiste et de l’œuvre. Nous aurons alors dégagé différents mécanismes du désœuvrement des images dans l’art actuel, au sein duquel nous plaçons la photographie au même titre que les autres formes de création. 9 1 Construire un lien social avec la photographie : La production d'une information partagée Le fameux moment où la société prend est aussi celui où « les hommes prennent conscience sentimentale d’eux‐mêmes et de leur situation vis a vis d’autrui ». Le point de vue du fait social total a non seulement l’avantage d’élever l’appréhension de la société à son plus haut degré de généralité, mais aussi de la réorienter vers le concret de son fonctionnement, c’est à dire vers les hommes et groupes d’hommes ancrés dans une histoire et vivant leur comportement social dans leur organisme et leur psychai ». CHATEAU Dominique, L'art comme fait social total, Paris, L'Harmattan, coll. L’art en bref, 1998, p. 89 Alors que notre société ne cesse de se déliter dans son corps social, la photographie comme d’autres arts semble être un moyen de contribuer à créer, maintenir ou réactiver les liens sociaux entre les différents groupes qui la composent. Le lien social définit l’ensemble des relations sociales entre individus, dont la société1 a besoin pour exister en tant que telle. L’art est de plus en plus utilisé pour maintenir un lien entre la société et des populations en voie de marginalisation. Les centres culturels deviennent des lieux de discussion et d’ateliers participatifs. L’espace Khiasma2 mobilise en période de crise (avril 2009) un atelier participatif autour de la notion de richesse et propose de la définir collectivement. Le résultat de ces ateliers est retranscrit par des artistes en résidence et amendé3 par les participants pour être ensuite diffusé dans le support gratuit Le mag du démocrate4. Ce support imprimé est 1 « La notion de société, étymologiquement comprise, sous‐tend celle d’association. La société, ce sont les socii, les associés » in ARDENNE Paul, Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2002, p. 32 2 « Basée aux Lilas, l'association Khiasma rassemble depuis 2001 des professionnels du domaine culturel (éditeurs, plasticiens, vidéastes, médiateurs culturels, graphistes...) et du champ socio‐éducatif (enseignants, chercheurs, étudiants, psychologues...) autour du portage de projets à l'interface entre champ social et pratiques artistiques. Les projets de Khiasma ont pour but le partage de connaissance et de savoir‐faire par le biais d'une mise en action du public ». http://www.khiasma.net/qui‐somme‐ Nous.php. Consulté le 16/03/2009 3 Un aller retour des textes est réalisé à l’aide d’internet pour permettre au public impliqué de valider le texte écrit collectivement. 4 http://khiasma93.blogspot.com/2009/03/mag‐du‐democrate‐n3.html. Consulté le 16/04/2009 10 une forme de création d’espace non formaté et ouvert, invitant à la réflexion et au partage culturel. La spécificité des pratiques documentaires que nous allons analyser réside dans la place particulière occupée par le sujet. Le sujet selon Alain Touraine5 est compris dans sa capacité à être acteur de ses actes. Il cherche à repousser les déterminants sociaux pour créer un espace possible de son action. L’action sur la société contribue à la construire et à la modifier par la négociation d’une part et le conflit d’autre part. Pour certains photographes contemporains, la relation et la participation du sujet sont un préalable nécessaire à la production d’images. Le photographe aspire à une présence au monde de son sujet. L’espace et le temps permettent de tisser des liens avec le sujet et, par la discussion ou d’autres moyens de médiation, d’aboutir à une forme relationnelle prenant en compte son existence et ses expériences. 5 BILTJETINA Charles, « Entretien avec Alain Touraine », vidéo réalisée à la Fondation Maison des Sciences de l'Homme, Paris, le 29/11/2002. URL : http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?id=69&ress=351&video=81690&format=68#83 4 Consulté le 16/04/09. 11 1.1 Une photographie relationnelle « La forme de l’œuvre contemporaine s’étend au delà de sa forme matérielle : elle est un élément reliant, un principe d’agglutination dynamique ». BOURRIAUD Nicolas, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, coll. Documents sur l’art, 2001, p. 21 Comme son nom l’indique, la forme relationnelle définit l’œuvre comme un processus médiateur entre individus. Son espace privilégié est le quotidien. Elle suppose une temporalité faisant œuvre. L’esthétique relationnelle, selon l’expression de Nicolas Bourriaud se développe à partir des années dix neuf cent cinquante, à une époque où la production d’art est en mouvement et où les artistes se défont de l’œuvre statique comme référent ; critiquant le statut de l’objet et interrogeant la territorialité des lieux de création et de présentation de l’Art. L’acceptation tardive de la photographie dans le monde de l’art a vu récemment des œuvres de grand format entrer dans le champ de l’art contemporain. Ces créations relevant essentiellement de l’objet et de sa rareté auratique6 (Walter Benjamin) cherchent en premier lieu à appartenir pleinement au marché de l’art et n’ont, en règle générale, aucune intention relationnelle. L’enjeu de l’esthétique relationnelle est de créer des formes reliantes entre individus. Ces formes d’appropriation de l’espace et du temps ont pour but de réduire la fragmentation sociale. Elles fondent leur intérêt dans la mise en relation de propositions avec la réalité et les évolutions sociétales et contribuent à la création d’espaces de rencontre. Les propositions relationnelles redéfinissent la présence du public sous l’impulsion de rapports intersubjectifs et/ou de travaux collectifs (happenings, manifestations, ateliers publics). Tel est le cas du collectif Ne pas Plier dont nous détaillerons les modes d’intervention et de médiation socioculturelles au sein desquels la photographie occupe une place. 6 BENJAMIN Walter, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2007 [2003], 78 p. 12 Il ne s’agit plus d’être un simple regardeur, mais d’élaborer un sens, une forme commune dans l’interaction. Lorsque Marc Pataut participe à ces manifestations, ses portraits de chômeurs anonymes sont brandis par d’autres chômeurs : ces images ne documentent pas une contestation, elles contribuent à en donner la forme. Fig. 1 PATAUT Marc, Images en vie, 1994, in La recherche photographique, n°19, Automne 1995, « Politique / Critique », Paris, Maison Européenne de la Photographie, Paris audiovisuel, Université Paris 8, p. 32 « Les œuvres ne se donnent plus pour but de former des réalités imaginaires ou utopiques, mais de constituer des modes d’existence ou des modèles d’action à l’intérieur du réel existant, quelle que soit l’échelle choisie par l’artiste7 ». 7 BOURRIAUD Nicolas, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, Coll. Documents sur l’Art, 2001, p. 13 13 Les acteurs de l’esthétique relationnelle encouragent la création d’un espace‐temps partagé. Ils créent hors du champ marchand un interstice social8, qui a pour conséquence de revigorer l’espace public comme lieu d’activité citoyenne. Ces possibilités d’échange quittent la scène économique, recouvrent fondamentalement un sens politique et définissent une conception contemporaine de l’économie sociale. Dans ce contexte, l’exemple de Marc Pataut le montre bien, la photographie a pour but d’agréger une communauté virtuelle à la manifestation d’un espace social réel qu’elle contribue ainsi à élargir. Elle matérialise le rapprochement entre des citoyens que la distance géographique sépare. L’un des slogans de ces manifestations pourrait être : « j’ai tant d’amis, j’ai la France entière » pour reprendre les paroles du chant « Le partisan », magnifiquement interprété par Léonard Cohen. Plus généralement, la relation préalable à la diffusion de la production de l’image est constitutive de la photographie documentaire. Chaque phénomène étudié ne nécessite pas cependant la même approche. Les photographes choisissent des moyens différents selon la place qu’ils souhaitent offrir au sujet. Les pratiques de coprésence, de collaboration et de participation dotent le sujet de trois statuts différents, parfois complémentaires, selon la place qu’il occupe dans le dispositif de création visuelle. Le sujet accepte le photographe dans son environnement, partage des expériences avec celui‐ci, l’informe de son vécu. Il est conscient du travail du photographe et y contribue par l’échange d’informations, d’images, d’objets… Le collaborateur établit en concertation avec le photographe les enjeux du travail et les thématiques à activer. Il apporte son histoire, la pratique de son environnement, ses connaissances et mobilise son réseau relationnel dans le cadre du projet. Le collaborateur participe pleinement à la production du contenu des images. A l’instar du collaborateur, le participant dévoile au photographe une part de son vécu ; mais il s’en distingue par l’apprentissage des techniques photographiques. Il partage avec lui une expérience pratique et une relative quotidienneté. Il conceptualise son rapport à l’image et ce qu’il veut exprimer. A la différence du collaborateur qui n’est impliqué interstice fut utilisé par Karl Marx pour qualifier des communautés d’échanges échappant au cadre de l’économie capitaliste, car soustraites à la loi du profit : troc, ventes à perte, productions autarciques, etc. » in BOURRIAUD Nicolas, op. cit., p. 16 8 « Ce terme d’ 14 que dans le choix du contenu de l’image, le participant produit son propre travail photographique en association avec le photographe. Le mode opératoire du photographe est lié directement aux individus auxquels il s’intéresse. Le travail avec une population fragmentée d’individus ne permet pas d’utiliser les mêmes procédures, ni de produire les mêmes formes qu’avec une communauté d’intérêt, de vie ou socioculturelle. Certaines études ne peuvent exister que dans une relation interindividuelle. D’autres existent dans une relation partagée avec toute la communauté. L’enjeu de ces modes photographiques est de trouver les dispositifs adaptés pour produire des formes qui puissent relier entre eux les membres d’une communauté ou permettre le passage du sujet agent au sujet acteur9. La création du dispositif passe par une écoute et un échange d’informations préalable à toute production d’image. La relation s’inscrit dans une temporalité, que l’on nommera privilégiée, et dans un espace géographique variable. La disponibilité du photographe doit être totale pour percevoir les relations intersubjectives du sujet et les mécanismes sociaux dans lesquels il inscrit son action. Par là, nous signifions bien cette différence d’approche que des écoles sociologiques contradictoires mettent en œuvre lorsqu’elles s’attachent à analyser les comportements humains. Si le photographe œuvre au‐delà des débats qui animent les sciences humaines et sociales tout en tirant profit de leurs recherches, il situera chez un sujet ce qui, dans une situation donnée, relève de la position d’agent et dégage néanmoins sa marge de manœuvre en tant qu’acteur. Le photographe, qui ouvre sa pratique à pareil positionnement est d’abord un observateur. Il cherche à voir comment vivent les individus qui ne sont encore pour lui que des sujets ; des sujets qu’il voit agir et mener des actions : des sujets qui prennent place et position. Dans ce processus, le photographe doit lui aussi prendre place, accepter un certain nombre de règles du jeu, pour ensuite faire de sa pratique une action engageant une collectivité d’individus. Il doit faire en sorte que l’image produite dans le cadre d’un tel processus existe, qu’elle ait du sens sur le plan social, présente et respecte un certain ordre des 9 « A l’objectivisme impliqué par la description d’un système et de ses structures sous‐jacentes [auquel est associé le concept d’agent], s’oppose l’idée générique de l’interactionnisme symbolique : l’acteur construit la situation. Elle n’est pas réductible à ses composantes objectives, mais résulte du réseau de significations que les acteurs impliqués se prêtent les uns aux autres et élaborent aux contacts les uns des autres», in BERTHELOT Jean‐Michel, Sociologie. Epistémologie d'une discipline : textes fondamentaux, De Boeck Université, Bruxelles, 2000, p. 34 15 choses et témoigne de choix individuels : une image qui dise à la fois la norme et ce qui s’en dégage. Comme dans l’exemple des portraits de Marc Pataut auquel nous avons fait référence, le partage et la diffusion de ces images sont à la fois adressés au public qui est le sujet de ses images mais également à un public plus large appelant des mises en formes spatiales et relationnelles inhabituelles. Il ne s’agit pas pour l’artiste de subjuguer le spectateur par un formalisme plastique, mais de l’amener à réfléchir sur l’information délivrée et à se positionner en tant qu’individu conscient. 16 1.1.1 Coprésence La relation du photographe avec son sujet peut être un acte de coprésence. Le photographe, par sa présence et de multiples rencontres, produit des images qui documentent le quotidien et les spécificités d’un groupe ou d’une communauté. La relation avec le sujet est présente dans le travail ; mais elle n’implique pas l’échange ou la collaboration dans le cadre d’un atelier. Pour ses premiers travaux hors du photojournalisme, Gilles Saussier s’installe au Bangladesh afin de vivre au plus près de la société dans laquelle il souhaite opérer. Le temps permet l’analyse des relations, d’évaluer la manière qu’un individu a de se mouvoir et de se comporter pour réussir à produire des images photographiques qui puissent faire sens dans cette société. Gilles Saussier investit pleinement les lieux sur lesquels porte son regard. Il rencontre les personnes et apprend à les connaître tout en s’imprégnant de leur culture. Il apprend à vivre parmi une population donnée ; et tel un sociologue il est à même de saisir quelle est sa place en tant qu’observateur participant et la manière dont les sujets développent leur personnalité. Ces dernières années, il a répondu à des commandes de plusieurs villes françaises : « entre mon premier séjour à Cherbourg et les suivants, j’avais fait la connaissance à Nantes du sociologue Jean‐Yves Petiteau – connu pour son travail sur les « itinéraires10 » ‐ et à Cherbourg de Lahcen Engoubi, un jeune adolescent du Sud marocain fraîchement installé dans le quartier des Provinces, à la suite d’un regroupement familial. Je m’étais intéressé à la façon dont lui et ses amis participant au même cours d’alphabétisation s’étaient appropriés la ville. Quels étaient leurs parcours urbains ? Comment voyaient‐ils la place du Théâtre, les monuments et les collections du musée Emmanuel Liais ? Ces itinéraires des quartiers Est vers le centre ville interrogeaient la nature des lieux. La place du Théâtre devenait « le lieu pour connaître des gens », la statue de Napoléon « le monsieur sur le cheval », le jardin du musée Liais « l’endroit des arbres qui vivent longtemps ». Le palmier jubaca spectabilis qui, ayant résisté au gel après les destructions des serres en 1944, vit aujourd’hui en plein air, prenait une dimension 10 Concernant la notion d’itinéraire, cf note n°3 de Gilles SAUSSIER, « L’hospitalité du miroir », in Images d’un renouvellement urbain. Artistes accueillis en résidence à Cherbourg, Cherbourg, Le point du jour, 2008, p. 106 17 nouvelle ; tout comme un petit escalier de pierre de peu de relief dans lequel Lahcen aimait voir un fragment préservé de sa maison natale. A Nantes, j’avais déjà eu l’intuition de ces dédoublements d’espace. Je m’étais rendu compte que de très nombreux locataires de cités HLM étaient paradoxalement propriétaires de résidences secondaires. L’espace vécu se doublait souvent d’un espace projeté, la maison du « bled » qu’on bâtissait à distance. Le Sud marocain pouvait être lu comme un arrière‐pays nantais ou cherbourgeois. Un avenir hypothétique là‐bas empêchait de vivre pleinement ici. Mais selon des modalités conscientes et inconscientes, ces espaces communiquaient. Il y avait de l’écho, des résonnances. J’imaginais pouvoir accompagner Lahcen lors de son trajet de retour au bled, confronter la typologie des lieux ici et là‐bas, mais le temps de cette recherche ne coïncidait plus avec celui de la commande11 ». Cette immersion a pour conséquence de produire une information qui s’oppose catégoriquement à la chosification de l’imagerie journalistique classique. La personne photographiée n’est pas un objet au sens de chose, de matière iconique, comme elle peut l’être parfois dans le photojournalisme. L’espace informationnel dans lequel le photojournaliste a une place centrale se doit d’être détaillé pour comprendre en quoi les pratiques photographiques que nous étudions s’en distinguent. L’image du photographe parcourant le monde, naviguant de crise humanitaire en guerre, s’est imposée tout au long du vingtième siècle. Les mythes du reporter héroïque issu de la guerre du Vietnam et des conflits des années dix neuf cent soixante dix et du début des années dix neuf cent quatre vingt tendent à se dissoudre bien que l’image du photojournaliste aujourd’hui y soit encore fortement attachée. Cependant ce créateur travaille plutôt à la fabrication de son mythe personnel qu’à la production d’images permettant de comprendre la complexité des situations qu’il illustre. En effet, la tradition iconique issue de la peinture et des grandes images de presse reste la norme et ralentit le développement de nouvelles écritures. Gilles Saussier s’exprime avec une certaine virulence dans le numéro 71 de la revue 11 Ibid., pp. 100‐101 18 Communication à propos de la répétition stylistique des images produites par les photojournalistes, notamment durant la guerre du Golfe en Irak (guerre qu’il a couverte) : « en réalisant un concentré saisissant de deux images célèbres, prises en mille neuf cents soixante cinq pendant une opération militaire héliporté depuis la base américaine de Da Nang par Larry Burrows, David Turnley avait su éviter à la profession la débâcle iconographique qui aurait été de ne pas trouver, dans la guerre du Golfe, une seule image de la guerre du Vietnam. Grâce à lui un fait tout à fait marginal avait été transformé en une image symbole, résumant et masquant un conflit qui a surtout couté la vie à des milliers de pauvres bougres irakiens, parfois enterrés vivant dans leur tranchée par des engins de terrassement. Incidemment, j’ai découvert que la perpétuation de nos critères iconographiques pouvait conduire tout droit au révisionnisme et à la falsification de l’histoire 12 ». Dès son fondement, la coopérative Magnum, par son positionnement, a impulsé la fin de l’asservissement du photojournaliste au rythme imposé par l’actualité. Elle a introduit le travail de reportage au long cours sur une thématique choisie, cette démarche est devenu une gageure du photojournalisme. L’agence Viva se positionne dans les années dix neuf cent soixante dix hors du spectaculaire et dans la proximité en produisant un long travail sur la thématique de la famille en France. Le photojournaliste devient alors reporter de fond. La durée des reportages dans lesquels il s’implique s’allonge sensiblement. Pour autant, le temps investi, parfois sur de longues périodes, n’est pas mobilisé pour analyser le fonctionnement des sociétés et les rapports que les individus entretiennent entre eux. Le temps que le photojournaliste passe sur le lieu de son reportage crée en lui l’illusion de paraître inaperçu. Ainsi, croit‐il mieux photographier la vie telle qu’elle est vraiment. Une certaine presse et certaines agences ont contribué dans les années dix neuf cent quatre vingt à façonner une image de plus en plus standardisée. La célébration de ces photojournalistes par la presse a limité en France le développement de la photographie documentaire. En effet, le reportage humaniste tel que le pratique les membres de l’agence Magnum a fortement marqué de son empreinte le vingtième 12 SAUSSIER Gilles, « Situation du reportage. Actualité d’une alternative documentaire », in Communications, n°71, « Le parti pris du document », 2001, Paris, Le Seuil, pp. 308‐309 19 siècle, et la tradition iconographique de la presse. Ces images se caractérisent par leur esthétisme et leur aspect spectaculaire. En contrepoint de cette uniformisation, d’autres agences telles que Viva et Vu ont développé un regard photographique qui acquit une véritable légitimation dans une presse exigeante. A titre d’exemple, citons la relation étroite entre l’agence Vu et le quotidien Libération. Le plasticité des images séduit mais elle masque une autre réalité plus normative : celle du commerce de l’information… Les photojournalistes semblent vouloir s’inscrire dans l’histoire par les images qu’ils créent mais n’ont éventuellement que de la compassion pour les personnes qu’ils photographient. D’après Gilles Saussier : « pour la plupart des reporters, la présence sur le terrain va de soi, au nom du droit à l’information, des risques qu’ils prennent ou du droit qu’ils s’arrogent d’aller au bout d’eux‐mêmes et de leurs dérives. Rares sont ceux qui, comme Don Mc Cullin, concèdent que le reportage peut être avant tout un mode de vie, une manière de trouver dans l’actualité un dérivatif à une instabilité personnelle ». L’altérité reste une matière comme une autre, rarement écoutée. Le sujet est donc un objet pour le photographe, une forme chosifiée dont il tire une image pour illustrer des articles de journaux et de magazines. L’image journalistique ne s’intéresse aux sujets photographiés que pour donner la parole au texte qui la vassalise. Et lorsqu’elle acquiert son indépendance, elle ne peut aspirer qu’à une relative plasticité de valeurs supposées universelles. Elles ne peuvent choquer, appeler en nous une construction, une pensée, que pour mieux révéler leur irréalité car notre capacité à entendre ces images se limite à les détourner de leur véritable réalité. Se référant à Henri Cartier‐Bresson, Gilles Saussier estime que « le bon endroit au bon moment n’est bon que pour le photographe élu et ne peut être envisagé comme le lieu d’un partage mais plutôt d’une césure avec le monde extérieur13 ». L’image journalistique se refuse à toute expansion de l’image à son contexte. Elle est la marque d’une profonde fragmentation non seulement parce qu’elle est esseulée mais aussi parce qu’elle renvoie le ou les sujets dans l’image à leur solitude : ce qu’ils ne disent généralement pas lorsqu’ils se donnent au regard de l’opérateur. L’imagerie journalistique illustre donc une narration événementielle qui permet difficilement de les comprendre parce qu’elle 13 SAUSSIER Gilles, « L’hospitalité du miroir », op. cit., p. 103 20 est impropre à rendre compte de leur complexité. Pour rendre compte, il faut tout d’abord sortir l’image de sa tentation objective ; il faut cesser de convertir le sujet en objet d’un réel qui, par ce glissement, est transformé en matière iconique. Il faut à l’inverse étirer le rapport de la photographie à l’espace et au temps pour donner à voir tout ce qui regarde dans une photographie, tous ceux qui regardent dans une image, les sujets et l’opérateur, et qui constituent la véritable complexité de son rapport au réel. En 2008, à l’occasion de l’ouverture du centre d’art Le point du Jour14, Gilles Saussier concrétisa sa proposition répondant à la commande de la ville de Cherbourg et fit circuler dans cette ville une chambre miroir : « un habitacle de deux mètres de haut par trois mètres de large, dont un côté seulement présentait une surface en film miroir sans tain. Nous l’installâmes d’abord à proximité du canal de retenue, puis en centre‐ville, enfin le dernier jour sur le marché des Provinces où je trouvais Lahcen. J’avais imaginé faire l’essentiel des prises de vue depuis l’intérieur, à travers la paroi sans tain, mais il m’apparut très vite – et ce fut un soulagement – que la chambre miroir était plus intéressante à utiliser pour photographier de l’extérieur. Poussée dans les rues du centre‐ville, elle recomposait en effet, et le paysage urbain et les perspectives. A la manière d’un studio ambulant, elle permettait surtout à tout passant de poser devant le miroir. Pour moi, cette ouverture du portrait à quiconque apparaissait dans l’espace public, n’était pas sans susciter de fortes réminiscences : dans Shakhari bazar, j’étais parfois parvenu à faire du portrait une réponse 14 « En novembre 2008, une nouvelle institution culturelle est née à Cherbourg (…) " Le Point du jour " offre de nombreuses particularités. La première est d'être exclusivement tourné vers la photographie et de mener à part égale une activité d'édition et d'exposition. La deuxième est d'obéir à une direction collégiale de trois personnes ‐ Béatrice Didier, David Barriet et David Benassayag, qui œuvrent ensemble depuis plus de dix ans. La troisième est de s'inscrire dans un bâtiment radical, revêtu d'une couverture métallique qui reflète les couleurs changeantes du ciel, conçu par l'architecte Eric Lapierre. La dernière, et non la moindre, est d'être entièrement financée par les collectivités, locales et régionales, à un moment où le contexte économique est particulièrement rude. La ville de Cherbourg, lancée dans une opération de renouvellement urbain, a donc pris le parti de miser sur la photographie, pour revitaliser non seulement un quartier mais aussi un tissu culturel, des liens entre les gens, l'attachement à un territoire. Il ne s'agit pas de n'importe quelle photographie puisque " Le Point du jour " privilégie une photo du réel, en prise directe sur le monde, tout en refusant de se limiter au seul photoreportage. Le lieu accueille toutes formes de pratiques : narrative, intimiste, documentaire, hybride parfois quand elles mixent photo et vidéo, photo et installation. » URL : http://sites.radiofrance.fr/chaines/franceculture/programmes/index.php?time=1241992800. Consulté le 11/05/09 21 inconditionnelle à la rencontre d’autrui et un pur geste d’hospitalité15. Avec cette différence que les personnes photographiées ne fixaient plus mon objectif, mais composaient avec leur propre image dans le miroir. Moments de face à face, et d’inscription de soi dans le miroir de la ville en mouvement, que je regarde comme les véritables négatifs de ces photographies16 ». 15 Concernant le concept d’hospitalité, cf. note n°9 Gilles SAUSSIER, « L’hospitalité du miroir », op. cit., p. 106 16 Ibid., pp. 105‐106 22 Fig. 2 SAUSSIER Gilles, rue Carnot, Cherbourg‐Octeville, 2008, in Images d’un renouvellement urbain. Artistes accueillis en résidence à Cherbourg, Cherbourg, Le point du jour, 2008, p. 101 23 Fig. 3 SAUSSIER Gilles, place centrale, Cherbourg‐Octeville, 2008, ibid, p. 104 24 Ailleurs, « la forme artistique du documentaire (…) tel que Gilles Saussier la pratique est une forme nouvelle que l’on invente dans la confrontation avec le sujet17 ». Dans le travail Shakhari Bazar18, Gilles Saussier organise une exposition des photographies qu’il a réalisées, les donne aux personnes après les avoir photographiées avec leur propre portrait. Il établit un registre avec les adresses des propriétaires des images. L’exposition est ici le point de départ du travail : il rend ensuite visite sur plusieurs années à ces personnes et à ses images. « La photographie devient une tentative de se faire une histoire commune avec les autres, avec les gens dont on ne fait pas l’histoire19 ». Dans la coprésence, quelques soient les modalités choisies par Gilles Saussier, son travail s’apparente à la conception classique de l’autorité photographique : le photographe reste le maitre d’œuvre de son dispositif et des images produites. Par contre, en aval du processus, « l’auteur met [les images] en espace dans le champ des pratiques sociales20». Les photographies disséminées dans la rue acquièrent une valeur d’usage. Elles sont intégrées à l’imagerie familiale et collective. Elles deviennent le modèle à un autre type d’image : des portraits peints d’un ou plusieurs membres de la famille. Ces images sont doublement mises en abyme, littéralement dans l’image elle‐même et matière à reproduire pour le peintre portraitiste local : « La confrontation avec autrui peut être entendue au‐delà de la simple temporalité de 17 SAUSSIER Gilles, « Situation du reportage, actualité d’une alternative documentaire », op.cit., p. 319 Shakhari bazar, dernière poche de diversité culturelle et religieuse de Dhaka, capitale du Bangladesh. Elle se composait de portraits d'habitants, restes inutiles d'un reportage mené en 1995/96. Le dernier jour, les photographies furent distribuées aux habitants, chacun emportant son portrait. En 2001 et 2004, Saussier documente la dissémination de ses images dans les boutiques et les intérieurs. À cette occasion, il distribue également des portraits réalisés lors de l'exposition de 1997, qui représentent des habitants tenant à la main leur portrait de 1995/96. Ces couches d'images superposées forment le fil conducteur d'un processus d'une dizaine d'années ‐ Saussier étant revenu une dernière fois en 2006 ‐ qui paraît épouser le rythme de cette rue‐méandre. À travers des textes au fil de l'ouvrage, Saussier évoque le présent et l'histoire de Shakhari bazar, l'évolution et les modalités de son propre travail. » URL : http://www.lepointdujour.eu/fr/studio_shakhari_bazar. Consulté le 8/04/09 18 « Ce projet débute en 1997 par une exposition sous chapiteau dans 19 PILVEN Marguerite, « Gilles Saussier. Envers des villes, endroit des corps », URL : http://www.paris‐ art.com/photo/critiques/d_critique/Gilles‐Saussier‐Envers‐des‐villes‐endroit‐des‐corps‐2360.html. Consulté le 25 février 2009 20 SAUSSIER Gilles, CHEREL Emmanuelle, « La place de l’auteur et du spectateur dans la photographie documentaire », in Document 3, 2006, « Le statut de l’auteur dans l’image documentaire : signature du neutre », Paris, Edition du Jeu de Paume, p. 17 25 la prise de vue, jusqu’à la réception du travail photographique (publication, exposition… ) et sa mise en abyme21 ». Abordons à présent les pratiques collaboratives et participatives qui se distinguent de la co‐présence adoptée par Gilles Saussier. 21 Ibid., p. 20 26 1.1.2 Collaboration Pour situer le mode de la collaboration dans le style documentaire, nous nous baserons sur la commande passée par l’association Peuple et Culture Corrèze au photographe Marc Pataut. Cette association fait appel à des artistes visuels pour recréer du lien social et inciter au dialogue citoyen. Marc Pataut invite l’ensemble des personnes qui le souhaitent, à travers différentes réunions, à exprimer leur rapport intime au territoire ainsi que la manière dont ils envisagent cet espace de vie et de partage. Dans le même temps, il invite son commanditaire à réfléchir avec lui sur les enjeux socio‐économiques et politiques de ce territoire « dans un mouvement qui cherche à réactualiser les ambitions de l’éducation fondée dans le cas de Peuple et Culture sur le postulat de la culture comme force politique autonome. Qu’est ce que cela veut dire ? Que les pratiques artistiques soient non seulement mises à la portée de leurs publics, mais qu’elles soient appropriées par eux, afin que la transformation matérielle et symbolique du réel que tout art implique, devienne un apprentissage actif de la transformation de l’existence22». Une collaboration s’établit alors et regroupe ainsi les différents collaborateurs. L’enjeu est de rendre visible le territoire corrézien et d’interroger son fonctionnement. La première année du travail de Marc Pataut à Tulle est organisée en plusieurs périodes durant lesquelles il rencontre les habitants. Il recueille des témoignages, accumule une matière, qui lui permettra ensuite, une fois celle‐ci comprise, de créer des images. La compréhension de l’information qui lui est donnée par les habitants nécessite une année complète. Le photographe, « comme toujours, propose un dialogue, une expérience23 », investit à la fois le commanditaire et le public par des réunions qui permettent d’identifier des 22 HOLMES Brian, « Le Pays de la politique et de la poésie, aux sources de la Parole dans le pays de Tulle ». URL : http://www.cerclegramsci.org/archives/holmes.htm. Consulté le 17/02/2009 23 GUERRIN Michel, « Marc Pataut, photographe de l'urgence sociale », in Paris Le Monde, 23 Août 1998, 27 thématiques. Le travail artistique devient un acte, son expérience est un processus ouvert. Le photographe prend connaissance des personnalités qui émergent de chacune des réunions, il dialogue et débat avec eux. En cela commence son travail. Marc Pataut situe son action dans le cadre du débat public et assimile la possibilité du conflit comme moteur du développement de son projet. Ces réunions permettent de dégager les axes sur lesquels portera sa résidence. 28 1.1.3 Participation Problématiser, telle est l’approche du photographe qui cherche à convertir son sujet en acteur. Le sujet n’est plus seulement associé au processus réflexif qui aboutit à la création d’images, il en devient l’un des opérateurs. Cette pratique permet ainsi à une population choisie de s’exprimer à travers la photographie. Elle est généralement l’initiative d’un ou plusieurs photographes, ces projets sont parfois soutenus par des Organisations Non Gouvernementales et existent dans le cadre de projets socio‐ éducatifs. La participation en photographie24 donne les moyens au sujet d’accéder à une pratique qui lui permet de prendre une distance critique par rapport à son quotidien. Les pratiques existantes limitent parfois le rôle des participants à la prise de vue. Dans le projet d’atelier de photographie participative que Yto Barrada, Anaïs Masson et Maxence Rifflet25 ont mené entre Marseille et Tanger, il s’agit bien de travailler avec le participant à la prise de vue, mais aussi au choix et à l’organisation des images. Un tel travail favorise la prise de conscience des sujets à l’égard de la prise de vue, laissant apparaître ce qui dans le regard de l’autre fait sens et ce qui en retour passerait inaperçu aux yeux du photographe. La photographie a ainsi pour conséquence la constitution d’un corpus d’images qui de prime abord peut étonner par son hétérogénéité, son caractère fragmentaire, propre à générer une lecture ambivalente de l’objet photographique. Toutefois une telle hétérogénéité, une fois dépassée cette première impression, révèle l’atomisation qui caractérise aujourd’hui notre époque. Le principe égalitariste qui préside à l’initiative participative met en relief l’individualité des regards, en De la collaboration en photographie, mémoire de fin d’études sous la direction de M. Michel Guerrin et de M. Bernard Lemelle, Noisy‐le‐Grand, Ecole Nationale Supérieure Louis‐Lumière, Section photographie, 2005, 117 p. 24 Pour une analyse de la photographie participative : EID‐SABBAGH Yasmine, 25 Ce projet met en place un échange d’images entre deux ateliers de photographie participative réalisés entre de jeunes adolescents, en situation irrégulières à Marseille et des adolescents des rues à Tanger, prêts à tenter la traversée la Méditerranée pour rejoindre la terre promise française. Le livre duquel nous tirerons ces informations s’intitule Fais un fils et jettes‐le à la mer. Dorénavant, nous utiliserons ce titre pour signifier les expériences de cet atelier. 29 somme la liberté de jugement du sujet : la possibilité d’être acteur sur le plan sociologique. L’acte photographique agit ainsi à deux niveaux. Il permet de construire le regard des sujets ; et les images qui en résultent leur renvoient leur propre regard. L’acte est devenu dialectique : le regard produit est réactivé par le créateur d’une image dont il reste le sujet. Le regard se trouve à son tour déplacé. Il provoque la réaction de celui qui le produit et qui pourrait à nouveau agir sur cette première image. L’image pourrait être ainsi prolongée par de multiples vagues d’analyse et de modification. A l’instar du mode de la collaboration, le photographe apporte sa connaissance du médium, propose des pistes de travail, et questionne un certain nombre de choix dans la création des images. L’image pourrait en fin de compte être modifiée dans sa construction ou dans sa composition et prendre parallèlement une valeur d’usage comme nous l’indiquions précédemment dans le cas de Shakhari Bazar de Gilles Saussier. Et ceci jusqu’à l’épuisement de la capacité du sujet de mobiliser son propre regard (et éventuellement celui d’autres personnes pouvant s’agréger tout au long du processus). En effet, dans le cadre d’ateliers participatifs, l’image est commentée, débattue, elle sert d’appui à la création d’autres images qui parfois satisferont ou non davantage les sujets. Ce prolongement de l’image, réactivé successivement, peut à l’extrême aboutir à un désœuvrement, à sa propre consumation. Le mode collectif pourrait alors être le mieux approprié pour donner une identité à l’image. La collectivité, en tant que terme, dit en effet beaucoup mieux cette impossibilité d’indiquer comment le regard se construit dès lors qu’il est produit à long terme et à plusieurs ; et que cette multitude peut également assimiler l’apport des gestes anonymes. Si l’image dialectisée est réactivée au delà de son périmètre d’autorité initiale, si elle devient en quelque sorte photo trouvée26, si elle est récupérée, Photo trouvée, Paris, Phaïdon, 2006, 320 p. 26 FRIZOT Michel, DE VEIGY Cédric, 30 recyclée, détournée, mise à profit, bref si elle prend de multiples valeurs d’usages, si elles est mise en abyme, se demander quel est l’auteur est il tout simplement envisageable ? En effet, alors que le protocole de création de Gilles Saussier définit le mode de la coprésence, par un glissement que le photographe ne pouvait prévoir, l’image récupérée par les sujets échappe à son autorité. Elle devient le modèle d’autres images, des portraits que d’autres peignent : une chaine documentaire se met en place. L’image n’a plus une valeur photojournalistique, mais un sens pour la population elle‐même, elle contribue à entretenir et à regénérer l’imagerie collective. En cela, le travail de Gilles Saussier dans Shakhari Bazar est au départ un travail conscient de coprésence et devient à posteriori la marque d’une participation réussie. Même si nous définissons les notions de coprésence, collaboration et participation théoriquement, dans la pratique celles‐ci sont poreuses. L’intégration des images à l’usage local peut renverser ces méthodes pour entrer dans la mémoire collective car la valeur d’usage des images dépasse le cadre formel des méthodes adoptées par le photographe. L’acte photographique allie désormais l’individu et le collectif, l’acte et l’agissement, la liberté et l’égalité, il acquiert une valeur d’usage et s’inscrit dans le champ du politique, dans l’espace et le temps. 31 1.2 Une temporalité et spatialité particulières : Les formes que nous étudions pratiquent « un découpage des temps et des espaces, du visible et de l'invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l'enjeu de la politique comme forme d'expérience. La politique porte sur ce qu'on voit et sur ce qu'on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps27. » 1.2.1 Donner le temps « Le temps est le support nécessaire de tous nos échanges (…) » LARCEBEAU Jacques, « Echange et lien social. Le temps, dimension fondamentale des relations interpersonnelles », in La revue du M.A.U.S.S., n°8, deuxième semestre 1996, p. 197 Le temps est fondamental dans toute relation humaine, un pré‐requis à tout travail documentaire. Les photographes que nous étudions, Marc Pataut, Gilles Saussier, Yto Barrada, Anaïs Masson et Maxence Rifflet, se positionnent tous dans une temporalité privilégiée. Les échanges engagés entre les différents producteurs d’images nécessitent eux‐mêmes une véritable durée partagée. Leurs travaux se déploient dans une temporalité longue (trois ans au minimum28) : les photographes se rapprochent de la temporalité du chercheur et en particulier des méthodes sociologiques pour produire un véritable travail photographique médiateur. Le partage du sensible. Esthétique politique, Paris, La fabrique, 2000, p. 13 27 RANCIERE Jacques, Studio Shakhari Bazar de Gilles Saussier s’est réalisé de 1997 à 2006. A Tulle, Marc Pataut travaille de 1998 à 2001. L’atelier participatif Fais un fils et jette‐le à la mer de Yto Barrada, Anaïs Masson et Maxence Rifflet s’est développé de 2001 à 2003. 28 Le projet 32 La construction de la relation se décline en trois niveaux différents pour le photographe. ‐ la construction d’une relation avec le sujet, c’est à dire avec l’individu ou le groupe d’individus avec lequel il travaille. ‐ Le photographe s’entoure d’une équipe avec laquelle il travaille. Ces relations ne sont pas liées directement à la matière artistique. C’est le cas du collectif Ne Pas Plier et de Marc Pataut. Elle ne relève donc pas de la relation au sujet et se situent au niveau professionnel. ‐ Dans d’autres cas, le photographe noue des relations avec d’autres professionnels et des personnes issues de la société civile. Gilles Saussier convie par exemple le sociologue Jean‐Yves Petiteau à réfléchir au développement de quelques uns de ses projets29 ou encore l’historienne Emmanuelle Chérel à compléter son approche théorique30. Traditionnellement caractérisé par son indépendance et l’expression d’une forte individualité, voire d’un individualisme certain, le travail du photographe se déploie à travers un réseau relationnel dense, dont il est à la fois acteur et agent. Acteur, il définit l’amorce d’un projet et continue à l’encadrer. Agent, il accepte en retour que les images produites excèdent le périmètre de son intervention. 29 SAUSSIER Gilles « L’hospitalité du miroir », in op. cit ., p. 100 30 CHEREL Emmanuelle, SAUSSIER Gilles, « Retourner l’actualité, une lecture du Tableau de chasse », in MOREL Gaëlle, Photojournalisme et Art Contemporain. Les derniers tableaux, Paris, Editions des archives contemporaines, 2008, pp. 25‐44 33 Gilles Saussier collabore régulièrement avec des graphistes et des scénographes. La mise en page et en exposition de Living in the fringe, par l’extrême proximité entre texte et image, prolongeant en cela le dispositif journalistique, pose le témoignage comme élément indissociable de l’image. Les images sont composées essentiellement de portraits resserrés des personnes. Cependant il s’éloigne du photojournalisme par la nature de son regard et le contenu des textes31. Son choix est de maitriser sa production et la construction de celle‐ci. Pour ce faire, il s’entoure de professionnels selon les média qu’il utilise. 31 Comme le précise Gilles Saussier : « tous mes portraits ont été précédés d’entretiens menés selon un même questionnaire très rudimentaire : quel est votre nom ? Quel est votre âge ? Avez‐vous une famille ? Depuis combien de temps habitez vous ici ? Possédez‐vous de la terre ? Etes‐vous allé à l’école ? Avez‐vous jamais été confronté à la menace de l’eau ? Les portraits retenus dans le livre satisfont à des critères de qualité d’image mais aussi de témoignage. L’un ne va pas sans l’autre. La surface sensible n’est jamais pour moi à l’intérieur (dans l’appareil photo, dans la machine, dans la tête du photographe) mais à l’extérieur, dans l’espace commun construit par la collecte d’informations et de témoignages. Parce qu’elle ne fournit pas seulement de l’information visuelle mais propose, davantage une vision informée, la photographie documentaire est tout autant un travail de prise que de déprise des images.», in SAUSSIER Gilles, « Situation du reportage. Actualité d’une alternative documentaire », op. cit., p. 318 34 Fig. 4 SAUSSIER Gilles, Living in the fringe , Paris, Association figura, 1998, couverture et p. 45 De son coté, Marc Pataut32 travaille régulièrement avec le graphiste Gérard Paris‐Clavel avec lequel il a créé le collectif de création graphique et visuel Ne pas plier. Ce collectif se construit dans un partage du sensible33 et de la réflexion pour mieux créer ensemble. Le collectif Ne Pas Plier regroupe également Isabel De Bary (Directrice34) et de nombreuses autres personnes : sociologues, philosophes, responsables et membres d’associations, et toute autre personne issue de la société civile35. Les multiples réseaux Ne pas plier en 1990 avec Gérard Paris Clavel et Vincent Perrottet. Il a quitté ce collectif en 1994. Son désir de travailler plus près du monde de l’art l’a éloigné des enjeux purement politiques du collectif. Ne pas plier est une association d’éducation populaire. 32 Marc Pataut a fondé 33 RANCIERE Jacques, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, 74 p. 34 Isabel de Bary assume les différentes fonctions de responsable associatif, coordinatrice, organisatrice d’évènements publics, etc., cf. entretien de l’auteur avec Isabel de Bary réalisé le 5 mai 2009 dans les locaux de Ne pas plier à Ivry sur Seine 94. 35 Les membres du conseil d'administration sont : Raoul Sangla (réalisateur), Bruno Lavaux (expert comptable), Thierry Sarfis (graphiste), Françis Lacloche (consultant et scénographe), Gilles Paté (artiste plasticien, vidéaste), Jérôme Bourdieu (économiste), Franck Poupeau (sociologue), Gérard Paris‐Clavel 35 relationnels liés à leurs activités artistiques et politiques ont contribué à former divers cercles de publics, de collaborateurs (intervenant sur des durées variables) et d’associations d’éducation populaire36, dont l’Association Pour l’Emploi, l’Information et la Solidarité des chômeurs et travailleurs précaires (APEIS37). Le collectif est également entouré de théoriciens et critiques d’art comme Brian Holmes38. Le public est multiple. Il est composé d’acteurs des différentes propositions du collectif. Les liens créés dans le cadre de ces pratiques longues se déploient dans le temps et débouchent sur des amitiés durables. (graphiste social), Gérald Goarnisson (employé territorial à l'OPH d'ivry), Isabel de Bary (permanente de l'association et directrice). Trois cents personnes composent le réseau actif de Ne Pas Plier. Ne pas plier mène des projets en 2008‐2009 avec plusieurs associations d’éducation populaire : Travail et culture à Roubaix; Peuple et culture à Tulle et l'Association Messine Interfédérale Solidaire Metz‐Nord Patrotte (AMIS) de Metz. Des travaux sont menés avec des associations d’éducation politique comme Solidaire. 36 37 « L’association APEIS a été créée en 1987 pour lutter contre le non‐respect des droits des chômeurs et en particulier la non attribution par les ASSEDIC des aides matérielles du fonds social auxquelles les chômeurs pouvaient prétendre. La succession des batailles que nous avons menées depuis 15 ans a permis de développer un mouvement des chômeurs aujourd’hui reconnu et permettant, enfin, que les chômeurs prennent la parole, expriment leur ras‐le‐bol, témoignent du parcours du combattant que représente cette situation de misère et d’exclusion. Notre association joue un rôle de révélateur, de poil à gratter social, de contre‐pouvoir, d’empêcheur de ronronner même si cela dérange, surtout si cela dérange. Ce que nous portons, ce que nous révélons n’est pas à la marge. Quand nous luttons pour que chacune et chacun aient un rôle, une place dans cette société, ce n’est pas pour demander un quelconque statut de pauvre ou de chômeur, mais pour exiger l’égalité d’accès aux droits et aux chances pour tous. » De très nombreuses actions ont été menées par Ne Pas Plier et l’APEIS dans le cadre de manifestations. Ils utilisent très fréquemment des banderoles, des supports autocollants, des slogans imprimés sur papier cartonné format carte postale. Ils utilisent parfois des photographies, comme pour le dispositif « image en vie » depuis 1992. Ne pas plier réalise en collaboration avec l’APEIS le journal Existence. Le réseau de Ne Pas Plier est mis à contribution pour participer à la rédaction à travers des images et des textes. Association Pour l’Emploi, l’Information et la Solidarité des chômeurs et travailleurs précaires, URL : http://www.apeis.org// Consulté le 17/04/2009. 38 Brian Holmes est critique d’art, essayiste et traducteur. Il s’intéresse aux croisements entre art, économie politique et mouvements sociaux. Il fut membre du groupe d’art graphique Ne pas plier de 1999 à 2001, URL : http://multitudes.samizdat.net/_Holmes‐Brian_ Consulté le 1/03/09. URL : http://brianholmes.wordpress.com/ Consulté le 1/03/09 36 Fig. 5 Page extraite du journal Existence. Acte du premier festival Ne pas plier, Paris, 2001, n.p. 37 La définition de l’éducation populaire permet de mieux comprendre les enjeux qui animent la démarche de Ne pas plier. L’éducation populaire est « une action culturelle de résistance aux lieux communs et à toutes les oppressions. Elle part des vécus et des expériences de chacun et développe collectivement, par des démarches critiques et créatives choisies, l’émancipation de tous les hommes39». Le collectif Ne Pas Plier existe depuis 1990. Cette longévité a permis à l’association de constituer un réseau dense de collaborateurs au fur et à mesure des expositions et des actions menées dans l’espace public. Les différents réseaux de publics, de collaborateurs et d’associations coexistent, reliés par les différents membres qui font partie de plusieurs cercles de relation. Gérard Paris‐Clavel exprime certaines exigences éthiques et utopiques du collectif : « la nécessité de la proximité, l’urgence de prendre le temps40 ». Il explique ainsi sa relation au temps et aux personnes avec lesquels il travaille : « Finalement, tout en étant parmi les gens, je n’avais eu que peu d’occasions de travailler en direct avec eux. Je travaillais par l’intermédiaire de leurs représentants syndicaux ou politiques. Je me suis retrouvé dans mes origines, mon histoire familiale, avec les miens. J’ai fait un virage militant, plutôt que de continuer le parcours institutionnel. Je me suis mis en situation de producteur et cela ne m’a pas limité. J’avais déjà une certaine méthode que j’ai apportée sur le terrain de la vie quotidienne, là où il n’y a pas de commande. Dès qu’on a des relations avec des personnes, on a très vite des contacts et les vrais sujets émergent ; c’est l’occasion de travailler pour des gens et des causes encore inconnus, plutôt que de reproduire un discours. Je suis heureux que l’utilisation de matériel que nous produisons puisse ouvrir l’appétit à d’autres, que cela m’échappe. Hélas, je vois s’accumuler des projets qui ne sortiront jamais de mon atelier. Je n’ai de moyens que sur le concept, et la qualité plastique de l’expression de sujets sociaux 39 « Education : indique un choix du développement de la personnalité dans toutes ses composantes, éduquer serait permettre tous les épanouissements. Populaire : affirme la volonté de s’adresser à toutes les couches de la population, avec une attention toute particulière pour celles qui sont en situation de non possession des avoirs, savoirs ou pouvoirs légitimés. » Définition proposée par l’Atelier Peuple et Culture, janvier 2003, URL : http://www.peuple‐et‐culture.be/articles.php?lng=fr&pg=83 Consulté le 16/04/09. Pour une définition plus complète de l’éducation populaire, se reporter à l’annexe. Ne pas plier, Amsterdam, Stedelijk Museum, 1995, n.p. 40 FUCHS Rudi. 38 généreux, pas sur la réalisation technique et la diffusion. Ces contraintes m’obligent à inventer de nouveaux vocabulaires de formes. Avec Ne pas plier, c’est la gratuité qui me rapporte le plus, en me qualifiant davantage. Ces richesses‐là me nourrissent, même si elles ne me font pas gagner suffisamment ma vie. Cela me permet ensuite d’avoir des attitudes d’égalité et d’assurance, une avance, par rapport à un éventuel sujet de commande. J’ai ainsi une meilleure compréhension de sa finalité, des hommes, des femmes à qui on s’adresse. Je n’ai plus peur d’aborder les questions fondamentales sur les solidarités, les amitiés, les tendresses, les conséquences de l’engagement sur le mode de vie, sur les droits de l’Homme. Cela me fait parfois apparaître moraliste à d’autres, parce que je leur parle d’une pratique que leur choix de vie ne leur permet pas d’affronter. Il est vrai que cela suppose des modifications, de la résistance face aux choses. Ce travail de proximité comme avec les missions de banlieues, avec un petit groupe de toxicomanes, un groupe de femmes arabes qui s’organisent, même si cela n’aboutit pas a une « production », m’enrichit vraiment, ne serait‐ce que par la mémoire de leurs corps41. » (…) « Ne pas plier est aussi construit sur des amitiés. Je consacre beaucoup de temps à des discussions, à manger, à boire, à déconner, je m’y réalise aussi. Je fréquente des gens qui sont ordinaires comme moi, ordinaires y compris dans l’échec. Comme dit le philosophe Paul Ricœur, l’utopie se construit sur la mémoire des choses que l’on a pas encore réalisées. La qualité de ces rencontres donne envie de s’atteler au combat de la misère visible, de résister à la misère tout court. De construire avec eux, et des parts d’utopie se concrétisent. » (…) « Nos images doivent inciter au mouvement et à la relation, donner le goût de la critique42.» Les actions de Ne pas plier s’inscrivent dans la durée et auprès de personnes précarisées. Leur volonté est de travailler de proche en proche. Ils créent un maillage à travers les relations qu’ils entretiennent et par la pratique artistique fédèrent des actions politiques pour « qu’aux signes de la misère (…) ne s’ajoutent pas la misère des signes43 ». 41 Ibid. 42 Ibid. 43 Ibid. 39 Les pratiques de coprésence, de collaboration et de participation créent une information partagée. Le terme d’information y est employé puisque la recherche de la relation particulière au sujet a bien pour but la création d’une information différente. La différence de cette information provient du rapport privilégié au sujet et de la forme inventée. Cette notion est donc à différencier de l’actualité. Ces relations existent dans une temporalité particulière qui n’est pas celle de l’information médiatique, qui elle implique une réactivité. Différencions ainsi la réactivité médiatique de la réactivation telle que nous l’avons entrevue dans le processus de désœuvrement : le désœuvrement comme l’une des conséquences de la photographie participative. Selon Jean‐François Chevrier, « il faut accepter le fait que le présent, loin de l’illusoire uniformité médiatique, condense au moins deux rythmes hétérogènes : les conjonctions et les formations collectives de proche en proche, d’une part ; les courts‐circuits spatio‐ temporels et culturels produits par la mondialisation et les réseaux informatiques d’autre part44 » ; qui présente la caractéristique d’élargir plus encore le rapport d’une image et d’une information au temps et à l’espace. Pour Jean Larcebeau45, la capacité de chaque être humain de créer‐donner du temps est fondamentale : il s’agit de permettre à la temporalité de la relation d’exister. Le public de l’atelier Fais un fils et jette‐le à la mer fait partie des catégories de personnes qui étant donnée leur situation administrative et légale ont particulièrement de difficulté à créer‐ donner du temps. Le projet donne l’opportunité à des adolescents au Maroc et à des migrants illégaux, originaires d’Afrique du Nord (Maroc, Tunisie, Algérie) en France de pratiquer la photographie et de montrer leur quotidien et la ville dans laquelle ils vivent. Ce projet se développe de février deux mille un à juin deux mille trois, soutenu par deux associations s’occupant d’enfants des rues dans la cité marocaine et de jeunes migrants dans la cité phocéenne. L’usage que les jeunes migrants faisaient de la photographie consistait, avant ce projet, à réaliser leur portrait ou celui de leurs amis devant des biens de Communications, n°71, 2001, « Le parti pris du document. Littérature, photographie, cinéma et architecture au vingtième siècle », Paris, Le Seuil, op. cit., p. 10 44 CHEVRIER Jean‐François, ROUSSIN Philippe. « Présentation », in 45 LARCEBEAU Jean, op. cit., p. 197 40 consommation (voitures, motos, publicités, vitrines de magasins) ; autant de signes extérieurs d’une richesse espérée qui perpétuent le mythe de la réussite et de l’eldorado européen. Le travail d’Yto Barrada, d’Anaïs Masson et de Maxence Rifflet relève de la nécessité pour les photographes d’éprouver, de valoriser les formes de photographies amateur et de travailler avec de jeunes auteurs en situation de précarité ou d’exclusion. La volonté des photographes n’était pas d’apporter une forme délibérée de travail, mais plutôt d’être à l’écoute pour permettre à cette médiation photographique d’exister et de s’adapter aux propositions émises par les jeunes. Le photographe se met en retrait dans la production des images de l’atelier. Son rôle est celui d’un pédagogue qui oriente dans l’apprentissage pratique et critique d’un médium ; les membres de l’atelier apprenant ainsi à se servir du matériel, à analyser leurs images et à leur donner sens et perspective, deviennent des opérateurs. Les images produites par les jeunes migrants de Marseille46 démontent la représentation mythique d’une Europe de l’abondance et de la richesse. L’échange des images des jeunes participants à la fin du projet (par l’intermédiaire des photographes) met en évidence la discordance des discours entre l’espoir de partir vers un ailleurs confortable et la réalité de la situation vécue sur leur lieu de destination. Par l’échange d’images entre individus des deux villes qui partagent le même statut sociologique par de là les frontières maritimes, la remise en question du bien fondé du départ pénètre peu à peu les esprits. prend, nous allons détailler le fonctionnement de cet atelier. Les conditions de vie des participants rendent l’approche et la rencontre improbable : l’alliance du désœuvrement, de l’attente, de la méfiance, de la consommation de psychotropes et de l’absence de lieu de travail est à Marseille au début de ce projet un énorme handicap. Les premiers jours d’ateliers se déroulent à travers des pratiques de photographie collective, en groupe dans la ville. (Un compact argentique chacun, chargé de film noir et blanc ou couleur selon les envies de chacun). Certains souhaitaient montrer les aspects négatifs de la condition de clandestin avec l’idée de présenter ces images au Maroc. Le pouvoir de l’image est dans ce cas violent, il confronte chacun à la complexité de sa situation… Les premières prises de vue ne permettent pas une véritable appropriation de l’appareil photographique par ces jeunes, la proposition des photographes étant trop éloignée dans un premier temps de leur manière d’utiliser la photographie. Un collectif d’artiste doté d’un laboratoire noir et blanc, La compagnie, accueille finalement l’activité photographique de ce projet expérimental. cf. BARRADA Yto, MASSON Anaïs, RIFFLET Maxence, Fais un fils et jette‐le à la mer. Marseille/Tanger, Paris, Sujet/Objet, 2003, pp. 9‐16 46 Pour bien comprendre la manière dont la relation 41 La proximité entre participants de l’atelier permet de qualifier différemment l’information émise. La pertinence du protocole est renforcée par la curiosité et l’excitation suscitée par la découverte de ce nouveau médium. Ces multiples allers retours entre la France et le Maroc ont donc permis d’échanger des points de vues sur des images produites de chaque coté de la Méditerranée : des discussions et des débats ont ainsi eu autant d’importance dans la production photographique que l’apprentissage des techniques. Là encore, c’est la temporalité de l’acte photographique qui s’élargit et qui permet un retour des opérateurs sur leurs images. 42 1.2.2 Une spatialité particulière 1.2.2.1 La nécessité du lieu de travail Le lieu de travail s’entend comme espace, mais aussi comme territoire de l’enquête menée par le photographe. La définition de ce lieu limite son champ d’action et situe le sujet au cœur de ses relations sociales. Le projet de Gilles Saussier au Bangladesh s’astreint à une rue appelée Shakhari Bazar, située dans la vieille ville de Dhaka. Il établit sa relation par de multiples passages réguliers, par l’organisation d’une exposition (lors de son premier retour deux ans après les prises de vue) à la fin de laquelle il offre leurs propres images aux personnes représentées. Cette image est un portrait de la personne concernée. Il donne ensuite des images dans la rue, à ceux qu’il avait photographiés. Le don établit un contact avec la population. A Tanger, l’atelier photographique est intégré à la maison communautaire de l’association Darna. Cette association prend en charge les enfants des rues, les logent selon ses possibilités et regroupe différentes activités d’alphabétisation et d’apprentissage professionnel. Ces lieux connus par les pensionnaires existaient déjà dans le quotidien des adolescents et étaient employés pour diverses formations. A Tanger, la photographie est peu accessible pour ce public, elle suscite un large enthousiasme. Deux anciens enfants des rues formés par l’association se joignent au « groupe photo » et en organisent l’activité en l’absence des photographes. La réussite considérable du projet en terre Marocaine s’explique par l’existence d’une structure d’accueil stable, organisée, accessible et accueillante. La mise à disposition d’un lieu a ainsi favorisé l’appropriation de l’outil photographique. A l’inverse à Marseille, les difficultés de tous ordres rencontrées par l’association française n’ont pas permis de constituer un groupe stable. Seuls de rares jeunes ont pu suivre les différentes étapes de l’atelier. Cela traduit les difficultés de financement et d’organisation dont sont victimes les associations françaises d’aide à l’accueil des étrangers et de médiation socioculturelle. 43 Ces procédures de relation partagée entre participants et photographes se présentent sous la forme de sessions de travail d’une semaine à quinze jours sur une durée d’un an47. Le travail en atelier permet de donner un rythme régulier et constitue un point de convergence. 47 Neuf ateliers sont concentrés sur une période d’un an, les photographes finalisent le livre en juin 2003. 44 1.2.2.2 L’image, objet de discussion et de médiation : Dans le cadre de l’atelier de Tanger, un travail de prise de vue collective est réalisé. Il fait ensuite l’objet d’une tentative d’interprétation et de lecture de ces images ; mais ces tentatives s’épuisent rapidement. La boulimie d’images produites par les adolescents dépasse l’analyse de celle‐ci. Comme dans le cadre de la formation professionnelle qu’ils suivaient dans ce lieu d’insertion, les jeunes praticiens attendaient de connaître l’exemple de la bonne photo à produire pour pouvoir débattre. Il est complexe de faire comprendre à ces adolescents que la démarche entreprise par Yto Barrada, Anaïs Masson et Maxence Rifflet consiste précisément à mettre en valeur le travail d’expérimentation. Fig. 6 A propos des images de Yassine Hassani (ci‐contre) prises neuf mois plutôt, Darna, Tanger, Décembre 2001, in BARRADA Yto, MASSON Anaïs, RIFFLET Maxence, Fais un fils et jette‐le à la mer. Marseille/Tanger, Paris, Sujet/Objet, 2003, pp. 66‐67 Au fur et à mesure, des cahiers sont accrochés aux murs avec les images des participants, qui peuvent ainsi les consulter, les commenter, les faire dialoguer entre elles par le biais de photocopies manipulables. 45 Fig. 7 Karim.K, porte d’Aix, Marseille, mars 2001 ; Rushdi B., Marseille, mars 2001, ibid., pp. 108‐109 Fig. 8 Omar Youssoufi (photographies et montages), Tanger, juin 2001, ibid., pp. 52‐53 46 Le travail en atelier crée une dynamique de groupe, dont les membres apprennent à débattre, à respecter les différences et les opinions contraires. Ce type d’atelier rend directement le participant acteur du projet : il donne les moyens à la subjectivité de chacun de s’exprimer et de se structurer. Plusieurs lieux de l’atelier doivent être distingués pour mieux souligner les instants durant lesquels se consolide le groupe des participants. Le laboratoire noir et blanc est un lieu, où l’intimité procurée par la faible luminosité libère la parole de la timidité, où s’affirme à la fois la confidence et la confiance. Le territoire évoqué par « les projections de diapositives, en particulier celles du travail de Yto [Barrada] (…) a suscité une discussion vive et longue sur le Maroc, la politique et la différence entre le Maroc et l’Algérie48 ». Ces projections d’images réalisées par les photographes initiateurs du projet fédèrent ; c’est le moment où l’atelier cesse d’être un simple agrégat et constitue véritablement un groupe. Elles convertissent la confiance acquise et permettent d’initier la discussion publique. La manière dont se déroule l’atelier met ainsi en relief l’importance d’instants privilégiés. L’instant décisif, expression chère à Henri Cartier‐Bresson, détournée de son propos initial, ne signifie ici rien d’autre que l’analyse des phases du projet par lesquelles les participants se socialisent. 48 Ibid., p. 17 47 1.3 Le choix de l'inter ‐ subjectivité 1.3.1 L’écoute : moyen d’une relation entre le sujet et le photographe Ainsi, le choix de l’intersubjectivité s’est imposé dans les projets que nous étudions. Cela implique du photographe de revêtir l’habit de l’observateur participant, selon l’expression employée en sciences sociales. Le photographe noue des relations privilégiées avec les sujets qu’il souhaite associer à son projet. Tel est le cas de Gilles Saussier à Cherbourg et à Dhaka, tel est également celui ‐ nous venons de le voir ‐ de Yto Barrada, Anaïs Masson et Maxence Rifflet, des deux cotés de la Méditerranée, et de Marc Pataut dans la plupart de ses projets. Marc Pataut, dans son projet à Tulle, décide d’associer ses commanditaires à la résidence. Il cherche à comprendre la raison pour laquelle l’association Peuple et Culture Corrèze l’a invité ; mais il ne limite pas son geste à une simple prise d’information et leur propose de participer aux ateliers qu’il crée, les plaçant en quelque sorte face à leur responsabilité civile. Il s’agit en effet dès le départ de mettre la photographie entre parenthèses pour examiner les conditions dans lesquelles elle pourra voir le jour. Marc Pataut réalise des enregistrements sonores et vidéos qu’il utilise comme matériaux. « L’écoute photographique49 » qu’il pratique, consiste « à faire des portraits, des paysages, selon les indications des témoignages (…) jusqu’ à former un réseau riche et ouvert d’images, et surtout de paroles50 ». Cette écoute a pris la forme d’un premier retour auprès des sujets et des habitants du pays corrézien dans le cadre des ateliers suivants. Des tracts témoignages ont ensuite été distribués, des expositions ont été transportées à pied de hameaux en hameaux ; chaque étape de monstration étant l’occasion d‘une nouvelle discussion et d’une réflexion. Cette commande s’est 49 SOULIE Christophe, « Les formes de l’engagement. Pratiques artistiques et luttes sociales », compte rendu de la conférence du Cercle Gramsci, 11juin 1999, Ecole nationale des Arts Décoratifs de Limoges. URL : http://www.cerclegramsci.org/archives/holmes.htm Consulté le 17/03/2009 50 HOLMES Brian, « Le Pays de la politique et de la poésie, aux sources de la Parole dans le pays de Tulle », op. cit., n.p. 48 déroulée sur une période de deux ans, dont la première, consacrée à l’écoute des personnes étudiées, sujets de ce travail : les Tullois. La collaboration entraîne ici, par l’entremise de l’association Peuple et Culture Corrèze, un glissement de la pratique artistique qui devient « …une invitation à concevoir [celle‐ci] en termes d’expérimentation partagée, où l’artiste occupe le rôle de catalyseur et de relais d’expressions diverses, émanant de publics spécifiques. La technique d’une éducation populaire renouvelée par cette pratique artistique ne serait pas alors un enseignement dispensé d’en haut, ni une animation visant à plaire et à distraire, mais une incitation à la parole, capable de produire à la fois une connaissance de la situation humaine du territoire et une activation des forces intellectuelles, affectives, imaginaires, qui peuvent la transformer51.» Il s ‘agit bien dans le cadre de rapports subjectifs de connaître la nature des liens qui unissent les participants de l’atelier à leur environnement et les relations entre personnes qui peuvent en résulter. Ainsi, les images parviendront dans le meilleur des cas à dire cela : le rapport que le sujet entretient avec le lieu où il vit et les rapports sociaux qui s’y nouent (et qui transcendent nécessairement les limites du groupe restreint de l’atelier). La pratique documentaire façonne des outils par l’échange oral. L’interprétation de l’artiste les fixe sous forme d’images, celles‐ci sont utilisées graphiquement et diffusées sous forme de photographies, textes, tracts témoignages et d’affiches, que l’atelier théâtre de Peuple et Culture Corrèze réutilise pour reformuler la parole des habitants de Tulle. Le rassemblement du public prend de multiples formes : des ateliers, des déplacements, des monstrations éphémères et des réunions. Une représentation théâtrale finale « rejoue [cette] parole quotidienne afin de l’incarner autrement, de produire ce décalage léger qui ouvre un regard nouveau sur la réalité ». Gilles Saussier, de son coté, collecte et situe la parole, l’écoute et le témoignage comme des préalables à la prise de vue. Ses projets trouvent cependant leur sens par une analyse précise, documentée d’une situation, sur une durée qui s’étend pendant 51 Ibid. 49 neuf ans52 à travers de multiples séjours. La place du sujet est centrale dans son travail tandis que chez Marc Pataut la collaboration ne se situe pas au même niveau. « Je crois dans un œil de l’écoute. A l’inverse de l’anthropologie visuelle qui soumet aux informateurs des documents visuels pour générer des témoignages et mieux les recouper, la photographie documentaire recueille et recoupe des informations et des témoignages pour fabriquer des documents visuels. Ce va‐et‐vient de la parole et de l’image est très important et marque une différence avec le reportage, qui se passe volontiers de la parole des gens photographiés, voire de leur identité53 ». Les indices issus des conversations permettent de produire une matière documentaire, tout en réévaluant constamment la forme de celle‐ci. Le photographe observateur écoute et prend des notes, il part des faits pour déterminer le contenu et la forme de ses images. Le travail devient acte photographique parce que le photographe s’offre lui‐même au regard de ses sujets. Il se place dans les conditions qui aboutissent à ce que dans l’image cohabite à la fois son regard et celui de ses sujets. Ce double regard constitue la synthèse de ce qui aura été dit, vu, écouté, vécu, transmis, échangé dans la relation préalable. Cette image dira ainsi, en tout cas tel est l’espoir du photographe, ce que les sujets l’autorise pleinement à regarder. Ce qui est en jeu ce n’est plus seulement ce que le sujet voit et que le photographe regarde, c’est ce que le photographe regarde dans le regard de son sujet. Une façon d’interroger la notion du portrait même si dans l’immédiat il serait nécessaire d’analyser plus en profondeur cette manière de poser son regard non plus sur les sujets mais sur ce que regardent les sujets. « Ce n’est pas tant de l’agilité visuelle ou de la capacité à voir qu’un portrait photographique doit rendre compte, que de la capacité à écouter et à comprendre 54 », ce qui revient en définitive à envisager l’acte photographique 52 De 1997 à 2006 53 SAUSSIER Gilles, « Situation du reportage, actualité d’une alternative documentaire », op. cit., p. 318 54 Ibid. 50 notamment à travers la valeur d’usage qu’il prend comme un fait social total, selon le sens que Marcel Mauss profère à ce concept opératoire55. Nous avons écrit que la pratique photo journalistique et documentaire, sous couvert du caractère mécanique du système photographique, est hantée par le mythe d’une objectivité. De la même manière, nombreux sont les photographes de la coopérative Magnum à revendiquer leur investissement dans de longs reportages. La présence du photographe permettrait de photographier le sujet tel qu’il est vraiment. Les pratiques documentaires qui nous intéressent dans le cadre de ce mémoire, ne soutiennent pas ce discours. Elles se fondent volontiers sur la subjectivité56 du photographe et des sujets. Dans le projet Fais un fils et jettes le à la mer, l’usage proposé de la photographie ne correspond à rien de connu par les jeunes participants. Celui‐ci ne relève ni du reportage ni de leur pratique personnelle. Le déracinement, les changements culturels et les difficultés liées au langage rendent la relation complexe. La discussion avec des adultes est associée aux interrogatoires de la police et du juge. Par exemple, les participants de l’atelier à Marseille cachent leurs véritables identités aux autorités françaises pour bénéficier de la protection des mineurs. Cette reformulation se fait au prix de la négation ou de la transformation de leur histoire personnelle. La médiation photographique « est parfois venue rejouer ce phénomène et transformer involontairement une invitation au récit en une injonction à parler57 » 55 Le Fait social total indique « le point ou se noue l’ensemble des rapports qu’une société est à même de tisser entre les individus et les sous‐groupes qui la composent », in KARSENTI Bruno, Marcel Mauss. Le fait social total, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Philosophies, 1994, p. 44. Le statut attribué à la chose échangée relève du symbole, c’est à dire « d’une entité qui ne renvoie pas simplement du donateur au donataire, mais implique une pluralité de rapports qui recompose à l’état ponctuel la totalité de la structure sociale. Tout en matérialisant une relation intersubjective restreinte, la chose donnée rassemble en elle une signification sociale globale qui lui confère précisément sa force et impose sa circulation », in ibid., p. 85 56 « Ce qui est subjectif, ce qui appartient à un sujet : en tant qu'il est conscient ; en tant qu'il diffère des autres. Sens ordinaire : la subjectivité couvre l'ensemble des particularités psychologiques n'appartenant qu'à un sujet. Plus philosophiquement, « subjectivité » est synonyme de vie consciente, telle que le sujet peut la saisir en lui, et où il cerne sa singularité » in DUROZOI Gérard, ROUSSEL André, Dictionnaire de Philosophie, Paris, Nathan, 2005, p. 368 57 BARRADA Yto, MASSON Anaïs, RIFFLET Maxence, op. cit., p. 16 51 . Fig. 9 Farid R., Marseille, mars 2001, ibid., pp. 106‐107 Une autre fois, « (…) de mauvaises reproductions noir et blanc des autoportraits de Farid58 étaient étalées, parmi d’autres sur une tables de travail. En les voyant, Farid est devenu une petite tornade. Il n ‘écoutait plus personne. Il parlait de police et passait d’une pièce à l’autre. Il est parti sans que personne n’ait pu le raisonner. Les pratiques anthropométriques de la police l’obsédaient. Nous n’y avions pas pensé59. » Dans la mesure où le photographe travaille en interaction avec le sujet, il peut, sans en avoir l’intention, réactiver des traumatismes psychologiques. C’est la part impondérable d’événements ou d’incidents inhérente aux formes documentaires que nous étudions. 58 Farid sur cette image « s’est photographié à bout de bras, devant différents décors. il a déclenché presque chaque fois le flash. Sans ciller, il s’envoyait dans les yeux cette lumière violente. Sure les images, sa figure est toute blanche, on voit à peine ses traits.De façon répétée, il s’est brulé le visage. Le terme employé par les Marocains pour dire immigrer est l ‘équivalent arabe de brûler. Son corps disparaît devant des décors qui, eux, demerent visibles.» in BARRADA Yto, MASSON Anaïs, RIFFLET Maxence, op.cit, p.16 59 Ibid. 52 La relation entre sujet et photographe est donc intersubjective60 et engage des processus de réciprocité, que l’image exprime tout en conservant le caractère polysémique de tout portrait. Le photographe œuvre à la fois avec sa subjectivité et avec celle des sujets. L’image du sujet produite par le photographe, si nous avons écrit qu’elle contient ce que le sujet regarde et que celui‐là regarde à travers lui, pourra contenir également la nature de leur intersubjectivité, qui n’est pas une expression neutre, qui n’est pas l’absence d’expression entre le photographe et les sujets. La temporalité et l’espace que partagent photographes et sujets permet à celui‐là d’ajuster son point de vue et à celui‐ci de faire ressentir sa position et sa personnalité. Cette relation voit ainsi émerger des formes photographiques qui, par leur esthétique, leur contexte et la scénographie d’exposition, éclairent les enjeux sociétaux présentés au sein de l’atelier et à un public plus large. Lorsqu’il travaille avec l’Association Pour l’Emploi, l’Information et la Solidarité des chômeurs et travailleurs précaires, Marc Pataut partage un certain nombre d'expériences. Il mène à titre personnel un certain nombre d’actions citoyennes qui, si elles ne sont pas liées directement à un projet particulier, alimentent une prise de conscience de la situation socio‐économique de ses concitoyens. De cet investissement peut naître le sentiment d’une solidarité qui facilitera ses rapports avec une population fragilisée, voire marginalisée. Il faut apprendre, pense Marc Pataut, à repousser le plus tard possible le moment de la prise de vue. 60« [L’] intersubjectivité désigne le tissu de relation existentielle créé par la communication qui s’opère entre les consciences individuelles dans un climat de réciprocité », in DUROZOI Gérard, ROUSSEL André, op. cit., p. 207 53 1.3.2 Positionnement des protagonistes Le photographe entre dans la vie de son sujet. La position qu’il occupe est constitutive de la forme qu’il produira. Qu’il s’agisse de Marc Pataut, avec des Sans Domiciles Fixes61, ou de Gilles Saussier au Bengladesh, la relation semble disproportionnée. D’une part le photographe se présente avec un projet ‐ une problématique, aussi minimal soit‐il. Les sujets quant à eux vivent souvent dans des conditions précaires ou difficiles qui ne les prédisposent pas à comprendre les enjeux posés par la pratique photographique. D’autre part, les différences de milieu, de culture, de langue et de développement économique sont des facteurs d’altérité qui marquent la distance qui ne saurait véritablement être comblée entre le photographe et le sujet. C’est la raison pour laquelle le photographe observe les faits et gestes de ses futurs sujets, et qu’il en adopte un certain nombre pour faciliter sa communication, c’est à dire pour saisir ce qui fait sens à travers eux. La capacité d’écoute comme nous l’avons vu précédemment est associée à des procédures différentes selon les praticiens. Marc Pataut apprend au contact de son sujet pour ensuite créer une forme. Il fragmente la communauté Emmaüs par des séries de portraits individualisés que la scénographie de l’exposition invite par la suite à recomposer. Ses procédures les plus récentes ont un poids politique plus affirmé : il collabore avec son sujet pour le rendre acteur du discours qu’il produit. L’implication devient réciproque dès lors que le photographe participe à des actions avec les chômeurs de l’APEIS. L’approche de Gilles Saussier diffère de celle de Marc Pataut. Cela peut s’expliquer par sa formation photojournalistique ainsi que par l’altérité culturelle à laquelle il a été confronté au Bangladesh. Il tente cependant par de longs séjours d’affirmer sa Emmaüs en 1993‐ 1994. Il a réalisé des portraits de plusieurs personnes de cette communauté. Il a réalisé des images allant du plein pied jusqu’à l’extrême gros plan du visage ou des mains de la personne. La confrontation dans cette prise de vue n’est pas toujours soutenue et toutes les séries d’images ne permettent pas d’accéder au visage rapproché de la personne : cela traduit la difficulté de créer une relation avec des personnes fragilisées socialement et psychologiquement. 61 Marc Pataut a travaillé avec des sans domiciles fixes hébergés par l’association 54 présence et de trouver des formes convaincantes telles que des dispositifs spécifiques d’exposition ou de prise de vue. Fig. 10 SAUSSIER Gilles, Studio Shakhari Bazar, op. cit., p. 35 55 Fig. 11 SAUSSIER Gilles, Living in the fringe, op. cit., p. 62 56 L’exemple de Marc Pataut montre assez clairement combien il est illusoire de distinguer les moments où le photographe s’investit en tant que citoyen et ceux où il réalise ses projets. C’est le sens de l’acte photographique en tant que fait social total que de rendre poreux ce qui distingue l’acte créateur et l’implication sociétale. Cela signifie que le photographe est certes engagé mais aussi qu’il engage la photographie dans l’ensemble des mécanismes sociaux où l’image produite à la fois documente, s’expose et acquiert une valeur d’usage. Au‐delà de ses institutions habituelles (la presse, l’édition, la galerie, le musée…), cette valeur d’usage impulse une multiplicité de mouvements à l’image, c’est ce qui, si l’auteur l’accepte, le dépossède de son droit à faire valoir son autorité. 57 2 Circulation et circularité du médium photographique dans l’espace public « Art no longer wants to respond to the excess of commodities and signs but to a lack of connections. » RANCIERE Jacques, « Problems and Transformation in Critical Art », in BISHOP Claire, Participation, Londres, Cambridge, White chapel, MIT Press, 2006, p. 14 La photographie circule dans le monde à travers de multiples réseaux et à des niveaux très différents. Ce moyen d’information, qui est aussi un objet de mémoire, contribue à construire notre monde et la connaissance que nous en avons. D’une part, la circulation des images photographiques s’inscrit dans un flux informationnel constant auquel toute personne est confrontée. Les moyens de leur diffusion sont multiples, de la presse illustrée à internet en passant par la publicité. La consommation et la rapidité de sa circulation se sont accrues avec internet et le développement des réseaux sociaux qui s’y sont constitués. Le flux continu d’information auquel nous sommes soumis banalise notre rapport sensible et signifiant à l’image qui perd de sa réalité. D’où le sentiment que toute image médiatisée devient une image virtuelle. Dès lors, il est nécessaire de ralentir ce flux, de prendre le temps de comprendre, de contribuer à tisser des réseaux à taille humaine par la production d’autres images, « parce que dans cette société qui se désagrège sous la pression des rapports marchands, l’art reste une manière d’exprimer une solidarité proprement sociale. Celle‐ci s’oppose à l’atomisation des rapports qu’instaure la marchandise, la professionnalisation de la consommation62 ». D’autre part, l’usage des images trouve une force particulière dans le quotidien, dans l’intimité de chacun où l’image existe comme objet de mémoire. Les images des photographes que nous avons étudiées évoluent dans un rapport de proximité avec les sujets, les collaborateurs et les participants. Cette circulation à une échelle limitée 62 SOULIE Christophe, op. cit., n.p. 58 permet à chacun de saisir le contexte et la portée des images produites. Pour que ces photographies prennent une valeur d’usage, elles doivent « flotter », selon l’expression de Gilles Saussier63, prendre leur autonomie, échapper à l’autorité du photographe et ainsi circuler librement pour produire d’autres relations entre différents publics. Nous pouvons distinguer l’image muséale de l’image transmise qui peut acquérir ou non une valeur d’usage. L’image muséale, c’est celle que l’on préserve non seulement de la destruction mais également du simple regard. Combien d’images en effet sont ainsi conservées à l’écart de toute exposition publique et, par la force des choses de toute circulation. Gilles Saussier, dans l’entretien qu’il nous a accordé, précise sa position sur ce sujet : « je ne crois pas à une mémoire stable. On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Notre perception s’enrichit de nouvelles expériences, nous ne sommes plus les mêmes. A Shakhari Bazar, l’image est détruite par le temps, mais notre vision patrimoniale d’occidentaux n’existe pas pour la masse du peuple. Je n’ai aucune idée de l’image qui lui passe par la tête et vice versa. » Plus loin, il ajoute : « pour moi, le don consiste à donner quelque chose à quelqu’un dont on ne sait pas forcément à quoi ça va servir. C’est très difficile de savoir (…). Une image pour une personne peut toujours être beaucoup plus importante qu’une image vue par mille personnes. La relation interpersonnelle a une force, je crois à la transmission plus qu’à la communication64 ». 63 Entretien téléphonique de l’auteur réalisé le 15/04/09 avec Gilles Saussier. 64 Ibid. 59 2.1 Circulation et multiplication Dans les projets de Marc Pataut, les lieux d’exposition se diversifient et peuvent dans le cadre d’un même projet être aussi différents qu’une médiathèque ou qu’une grange. Ce qui implique chez lui une variabilité des formes, des formats, et des supports d’intervention : « collages d’affiches, distributions de tracts témoignages, présentations de photographies et de séquences vidéo, lectures et formes théâtrales »65. Ces matériaux constituent les véritables consumables pour les sujets de l’atelier mis en place par le photographe et ses commanditaires. L’œuvre ici n’est pas réductible aux images que l’artiste produit in fine mais est constituée de l’ensemble du processus, des matériaux recueillis et des formes élaborées tout au long de la résidence. L’œuvre a ainsi, comme nous l’avons vu, une spatialité qui se compose de tous les instants médiateurs mais aussi des déplacements que son déploiement aura suscités. L’œuvre est un fait social total parce qu’elle mobilise des institutions et des espaces de la vie quotidienne et qu’elle relie ses déplacements aux activités habituelles ou occasionnelles des sujets et plus largement du public. L’œuvre devient en effet un fait social total à partir du moment où elle agit comme élément structurant de ses activités, quand elle occupe une place et que celle‐ci ne se limite pas à un simple divertissement. Marc Pataut marque la conscience du public de l’inscription de ses propositions dans la cité. Nous pouvons parler dans ce cas de dispositif dans la mesure où ses interventions constituent des espaces‐temps catharsistiques reliés entre eux. L’œuvre ne circule pas vraiment car, en se déplaçant, elle dessine les contours d’une cartographie qui en limite par définition l’extension. C’est peut‐être la marque de tout œuvre citoyenne que d’être circonscrite à l’espace qui définit et légitime son action. 65 HOLMES Brian, op. cit., n.p. 60 La mise en exposition de Gilles Saussier se traduit, dans la documentation de différents projets (Shakhari Bazar et l’appartement témoin), par des images décrochées, des images prêtes à quitter l’exposition, manipulables, en partance. Fig. 12 SAUSSIER Gilles, Studio Shakhari Bazar, op. cit., pp. 18‐19 Fig. 13 SAUSSIER Gilles, « L’appartement témoin », in Image d’un renouvellement urbain, op. cit., p. 100 61 Les images contrecollées ou encadrées sont posées sur le sol à l’oblique. Parfois elles sont superposées. Cette disposition qui pourrait passer pour un dispositif, voire un choix scénographique et donc esthétique, a ici en réalité un sens tout autre. En procédant de la sorte, le photographe renverse toute logique hiérarchique dans la présentation des images. Elles ne sont pas l’objet d’un propos artistique, de mise en forme, qui les dépasse. Ce sont définitivement des images ; et non des œuvres. C’est l’une des procédures qui leur permet de basculer dans le quotidien, peut‐être dans un rapport impensé, mais dans un rapport qui facilite leur usage. L’image est vécue. Elle est présente même au stade de l’inconscience, de l’absence de problématisation par le sujet qui l’accueille et l’expose dans son lieu de vie. Au‐delà des deux exemples que nous venons d’analyser, il existe une autre dimension encourageant la mobilité de l’œuvre. Les avant‐gardes artistiques ont, depuis plusieurs décennies utilisé la duplication comme procédé de fragmentation. Tel est le cas du premier réseau international d’artistes dont les œuvres étaient réalisées collectivement par correspondance. Il s’agit du Mail Art, une pratique qui forma dans les années dix neuf cent soixante et soixante dix, l’archéologie de ce qu’on appelle aujourd’hui le Net Art66 ; c’est à dire un art produit par la mise en action d’un réseau de création. Nous pensons ici à l’artiste français Eric Watier qui réalise des blocs dont les images et les textes sont détachables lorsqu’ils sont édités et téléchargeables simultanément sur internet. L’œuvre n’existe qu’à l’état de multiple, elle est dépourvue de forme stable qui en définirait le sens une fois pour toute. Une image qui est un document trouvé, qui est une photo trouvée67, détournée de son usage premier, souvent anonyme, est ainsi dotée d’une autonomie par rapport à l’ensemble qui, chez l’artiste, constitue l’amorce conceptuelle. 66 SAPER Graig J., Networked Art, Minneapolis ‐ London, University of Minnesota Press, 2001, 202 p. 67 FRIZOT Michel, DE VEIGY Cédric, op. cit . 62 Dans le champ de la photographie contemporaine, cette fragmentation et la multiplication faisant œuvre sont des concepts très récents. Le travail de Gilles Saussier, par la mise en abyme photographique et picturale, relève bien de ce processus. Dans Shakari Bazar, il crée des générations d’images. Dans l’une d’entre elles, on peut voir « un premier portrait du cuisinier Dijendra Chakraborty en 1995, dans la salle de restaurant de l’hôtel Kalpana (le petit « carré noir » au centre de l’image) ; un second portrait, sous le chapiteau de l’exposition Dijendra Chakraborty, en 1997 (le « rectangle bleu » tenu par les personnages) ; un troisième portrait montrant Brindapan Nag et son fils Dipok Kumar Nag tenant, en 2001, le second portrait de Dijendra, suite au décès de ce dernier ; une toile peinte de cette photographie réalisée par le studio Aacka Publicity en 2004 ; enfin, la photographie de cette peinture. La surface de ce livre forme une sixième couche qui, elle aussi, sera remise en jeu sous une forme ou une autre68». Fig. 13 SAUSSIER Gilles, Studio Shakhari Bazar, op. cit., p. 35 ; p. 151 La mise en abyme parcourt donc la distance qui est concentrée dans l’image et qui donne toute l’étendue du sens, c’est à dire son espace, sa limite. Or, d’image en image, à l’intérieur d’une seule et même image, la mise en abyme désœuvre en permanence. Elle efface le signe de ce qui a été la cause (la première image). Plutôt qu’un album de famille où chaque individu aurait son portrait, l’image abymée est une image qui 68 SAUSSIER Gilles, Studio Shakhari Bazar, op. cit., p. 150 63 marque la circulation possible du sens entre les individus. La durée est relativement courte ; mais elle mesure ce que l’on peut attendre d’une image, qu’elle fasse sens pour les individus qui s’y reconnaissent. « Le temps s’y dépose69 » selon une formulation de Laurent Busine que nous détournons de son propos d’origine, non pour se réduire à l’instant de la prise de vue qui s’avère inapproprié mais pour signifier l’étendue collective qui unit les membres de la famille. Ce n’est pas le temps de l’image qui dicte sa temporalité, son étendue, aux sujets mais les sujets qui à l’inverse imposent leur autorité à l’image. L’image abymée est donc, au même titre que l’image consumée, une œuvre désœuvrée qui doit être appréhendée dans sa forme progressive et fragmentée. Les images abymées de Gilles Saussier s’emboîtent de façon fragmentaire. Chaque image est un fragment qui nous permet de progresser dans la constitution du sens de cet album de famille. Chez Marc Pataut, si l’image est fragmentaire et progressive par la valeur d’usage qui en est faite, elle se consume également. Les sujets s’approprient des images multiples qui peuvent être utilisées, transformées, réappropriées, recyclées et qui, de loin en loin, largue leurs amarres. Ainsi chez Gilles Saussier, si l’image progresse dans un cadre, de manière concentrique, chez Marc Pataut elle progresse à l’extérieur, de manière excentrique. Il semble bien que chez Gilles Saussier, plus que chez Marc Pataut, l’image soit vouée à disparaître. « Réfléchir (…) sur la mise en abyme de l’image, c’est autant réfléchir sur la création de l’image que sur la manière dont elle s’abîme ou se détruit70 ». Ainsi, ne cache‐t‐il pas son contentement lorsqu’il constate que les portraits accrochés par les habitants de Shakhari Bazar s’effacent à travers le temps. La mise en abyme procède différemment pour aboutir à la même réalité. La multiplication des strates déforme tellement la première image que celle‐ci ne sera bientôt plus que le prétexte au simple écoulement du temps et à la regénération de la famille (et donc du sens). 69 BUSINE Laurent, s.t., in Typologies anciennes. Bernd et Hilla Becher, Bruxelles, La lettre volée, 2006, n.p. 70 MILON Alain, « Raphaël et Cézanne : le passage du triangle plein au triangle vide ou la mise en abyme dans l’image picturale », in Les cahiers du Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Communication Audiovisuelle, n°4, 1993, « Image Abymée », GERICO‐Université de Lille 3, Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Communication Audiovisuelle, Lille, p. 147 64 2.2 Circulation et circularité La circulation se différencie de la circularité par le fait qu’elle entretient un rapport extensif à l’œuvre et à ses matériaux : elle n’implique pas de retour sur elle‐même, mais un système de don et de contre‐don entre de multiples acteurs qui la déplace. La circulation s’éloigne toujours un peu plus du point de départ tandis que la circularité suppose l’existence d’un territoire et donc d’un espace qui n’est extensif que dans ses propres limites. Chez Gilles Saussier, dans Shakhari Bazar, l’utilisation de ses images par les portraitistes locaux est certes une réutilisation, mais elle n’échappe pas à son contexte de prise de vue. Pour mieux signifier encore leur appartenance à un cercle, à une circularité, Gilles Saussier reçoit en retour des photographies et des images anciennes offertes par ses sujets. Cela marque autant la volonté de construire une histoire commune que de partager un même espace. L’analyse des supports de diffusion du collectif Ne Pas plier peut nous être utile ici pour bien mesurer l’écart entre ces deux termes. Si les portraits de Marc Pataut brandis par des manifestants sont récupérés par le collectif à la fin de chaque défilé, il en va tout autrement des adhésifs dont chacun peut faire l’usage qu’il souhaite. Ces supports graphiques créés par Gérard Paris‐Clavel sont souvent de petites tailles. Cela s’explique par le fait que la manifestation est le lieu d’expression politique le plus visible. Ces adhésifs comme les portraits de Marc Pataut peuvent ainsi contribuer à créer une communauté éphémère, symbolique et imaginaire ; mais ceux‐là se distinguent de ceux‐ci parce qu’ils restent la propriété de ceux qui les arborent ou les recyclent. Ce sont donc des images qui prennent leur autonomie et échappent à la circularité. L’œuvre qui circule pénètre les différentes strates d’une société. Le philosophe romantique Allemand Friedrich Schlegel, écrivait dans ses textes de jeunesse que l’œuvre d’art n’existe qu’à travers les lectures successives que nous en faisons, à la manière de Friedrich August Wolf qui fut le premier à insister sur la nécessité d’une historiographie matérielle des œuvres de l’esprit. Il montra en particulier que l’œuvre d’Homère, loin d’être figée dans le marbre une fois pour toutes, est le fruit d’un long travail d’interprétation et de lecture produit au fil du 65 temps71. Des études contemporaines tendent à valider une telle herméneutique72. Qu’en sera‐t‐il des œuvres photographiques qui s’inscrivent dans le temps et dans l’espace et qui signifient autant par la documentation que les auteurs fournissent que par les usages qu’en font d’autres individus, des usages qui n’ont rien de contemplatif ? L’œuvre, chez Gilles Saussier comme chez Marc Pataut, ce n’est pas ce qu’elle est, c’est ce qu’elle devient. 71 THOUARD Denis, « Friedrich Schlegel. De la philologie à la philosophie (1795‐1800) » in Symphilosophie. F. Schlegel à Iéna, Librairie philosophique J.Vrin, coll. Bibliothèque de textes philosophiques, 2002, pp. 17‐66 Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (XIe‐XVIIIe siècle), Paris, Le Seuil, Gallimard, coll. Hautes études, 2005, 210 p. 72En particulier chez CHARTIER Roger, 66 2.3 Diffusion Différentes procédures permettent de fonder autour du concept de rhizome des mises en relations multiples du public et de l’œuvre. Le concept de rhizome tel que le développent Gilles Deleuze et Félix Guattari73, symbolisant la structure en réseau, rend compte des modes de circulation de l’œuvre et de ses matériaux. Le réseau existe à la fois sur le plan de la circularité et de la circulation. Comme exemple de circularité, prenons celui de l’artiste franco‐allemand Jochen Gerz qui, après avoir été l’un des pionniers de l’art participatif dans les années dix neuf cent soixante, développe depuis les années dix neuf cent quatre vingt des projets très localisés où la participation du public et le dialogue au sein d’une communauté sont au centre de son dispositif. Pour ce faire, il recourt à des annonces dans les journaux locaux par lesquels il invite les personnes qui le souhaitent à venir se faire photographier (par lui ou par des étudiants en photographie). Chaque modèle reçoit un portrait qui n’est pas le sien ; chacun détient alors une part d’une collection d’images appartenant à un réseau local d’individus. L’artiste propose aux modèles d’exposer chez eux l’image. C’est une forme d’externalisation de l’art contemporain en dehors du musée. 73 DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Editions de Minuit, 1980, pp. 13‐37 67 Fig. 14 GERZ Jochen, The Gift, 2000, in FRIELING Rudolf, The Art of Participation: 1950 to Now, San Francisco, Londres, San Francisco Museum of Modern Art, Thames & Hudson, 2008, pp. 166‐167 68 La presse locale permet d’inviter le public à participer et devient dans le cours du processus de l’œuvre l’une de ses extensions sous la forme du multiple. La notion de don se matérialise par l’objet physique et photographique, mais Jochen Gerz pense plutôt que « The gift implied is less about the receipt of a portrait, since it depicts a stranger, than about the shared experience and the exchange itself. What is offered is what is received, notes Gerz, who says that the project represents a collective Memory and a self portrait of a region74 ». La relation crée alors à la fois une mémoire collective et un autoportrait de la communauté régionale. Elle s’engage dans la voie de l’autonomisation des images et ouvre la voie à un certain désœuvrement : effectivement, les portraits donnés à la population ne sont pas signés. Ils ne constituent pas véritablement ce que l’on a coutume de désigner sous le nom d’œuvre dans le domaine de l’art. Fig. 15 GERZ Jochen, The Gift, 2000, in FRIELING Rudolf, op. cit., p. 168 74 BISHOP Claire, op. cit., p. 207 69 La multiplication des formes d’intervention et l’emploi du multiple comme procédé de dissémination s’inscrit dans une logique territoriale. En 2001, dans la Ruhr (Allemagne), quelques uns des portraits réalisés sont publiés dans la presse locale. Le don contribue à créer du lien social tout en respectant l’institution muséale. Ici se trouvent associées la valeur symbolique et la valeur marchande que distingue Pierre Bourdieu ; et que Dominique Château relate de la façon suivante : « l’économie des biens symboliques se différencie de l’économie ordinaire, en ce qu’elle est une économie à l’envers, où valeur proprement symbolique et valeur marchande restent relativement indépendantes, et qui se sépare en deux productions, une production culturelle spécialement destinée au marché et en partie en réaction contre celle‐ci (…) [et] une production d’œuvres « pures » et destinées à l’appropriation symbolique75 ». 75 CHATEAU Dominique, op. cit., p. 98 70 Fig. 16 GERZ Jochen, The Gift, 2000, in FRIELING Rudolf, op. cit., p. 169 71 72 2.4 Le contexte dans l’exposition D’autres pratiques contextuelles se positionnent délibérément en dehors de toute empreinte muséale. Dans le projet Fais un fils et jettes le à la mer, les travaux réalisés peuvent certes être envisagés comme des œuvres mais à la condition de les concevoir comme des pratiques amateur. De ce fait, la dimension symbolique des images n’est pas tributaire d’un déploiement imaginé par l’artiste. Elle relève intégralement de la lecture du milieu urbain faite par les membres de l’atelier. L’exposition présente à la fois des images aux murs, les albums d’images des ateliers, le film réalisé à Marseille, le témoignage sonore et une carte de Tanger dessinée à l’aide de rubans adhésifs sur le sol et les murs du lieu d’exposition. La carte de Tanger ainsi réalisée pallie à l’absence sur les cartes officielles de quartiers construits sans autorisation. Cette carte reconsidère la représentation de l’espace par une lecture physique expérimentale. La communication de l’exposition est réalisée par les membres de l’atelier sous la forme d’un affichage collectif dans les rues de Tanger et d’annonces faites par mégaphone depuis le minibus de l’association Darna à travers toute la ville. L’ensemble des membres de l’atelier participe à la promotion de l’exposition. Les traces et signes proposés dans celle‐ci soulèvent une série de questions parmi le public : les visites se transforment en débats. 73 Fig. 17 Maxence Rifflet, la camionnette de Darna passe dans la ville pour annoncer l’exposition Photographier un morceau de pain, Tanger, avril 2002, in BARRADA Yto, MASSON Anaïs, RIFFLET Maxence, op. cit., p. 43 74 « Pendant que certains parcouraient la ville, les autres dessinaient au Scotch une carte reconsidérée de Tanger sur les murs et le sol de la galerie. Elle occupait tout l’espace et permettait d’articuler tous les autres éléments de l’exposition. Un garçon eut l’idée d’énumérer et d’inscrire sur la carte tous les petits boulots qu’ils connaissaient ou qu’ils avaient fais ; ils les écrivirent finalement sur la grande vitrine, qui donnait sur la rue. L’atelier menuiserie de Darna avait fabriqué un meuble de présentation pour les petits albums, les dossiers de presse sur l’immigration clandestine, et la documentation sur Jeunes errants et sur Darna. (…) Les nombreux messages laissés dans le livre d’or de la galerie donnent la tonalité des réactions. Ils traduisent un intérêt réel, de l’émotion et de la colère. Ils parlent de l’évolution de Tanger, l’état des quartiers périphériques, les enfants des rues, l’immigration clandestine. Ces réalités sociales, urbaines, politiques, que les Jeunes de Darna et de Jeunes Errants n’ont cessé de documenter à leur manière, correspondaient à des préoccupations partagées par la population locale. Cette résonnance a donné toute son ampleur à l’évènement76. » 76 BARRADA Yto, MASSON Anaïs, RIFFLET Maxence, op. cit., p. 40 75 . Fig. 18 Yto Barrada, Omar Chaouri trace une carte de la ville de Tanger au sol, Darna, Tanger, décembre 2001 ; Maxence Rifflet, vue de l’exposition Photographier un morceau de pain, galerie Delacroix, Tanger, avril 2002, in BARRADA Yto, MASSON Anaïs, RIFFLET Maxence, op. cit., p. 125 76 2.5 L'espace public L’espace public, selon le philosophe Allemand Jurgen Habermas, est « le modèle libéral de la sphère publique »77 qui répond à la nécessité pour la bourgeoisie de faire la publicité de son ordre sociétal et par là d’inféoder les valeurs morales qui la sous‐ tendent. C’est un espace de médiation qui dans certaines sociétés européennes s’est affirmé comme le lien essentiel des échanges et des débats qui nourrissent les secteurs actifs, c’est à dire productifs et industrieux de la société ; secteurs qui tout au long du dix neuvième siècle se limitent principalement aux détenteurs du droit censitaire. La pression des masses laborieuses qui s’agglutine aux portes des grandes villes et les revendications sociales qui résultent de la prise de conscience de leur poids voire de leur rôle social, transforme peu à peu le rapport de la grande majorité de la population à l’espace public, qui se développe de façon magistrale en France sous le règne de Louis‐Philippe, pendant la très courte période de la second République et sous le Second Empire. La pratique de l’espace public évolue ainsi et deviendra peu à peu l’espace médiateur de la République à la fin du dix neuvième siècle. C’est dans ce contexte que les avant‐gardes historiques occupent dans l’entre deux guerres la voie publique et que ces créations ne se limitent plus aux espaces traditionnels dévolus à l’art. Dans un autre pays, l’Union soviétique, touché par une révolution profonde des structures économiques, politiques et sociales, les artistes les plus radicaux s’engagent dans une refonte intégrale du rapport de l’art non seulement à la structure et aux dimensions de l’artefact mais également à la société. Lorsqu’en dix neuf cent vingt et un Alexander Rodtchenko « aboutit à sa série de Constructions suspendues (sous‐titré Surface reflétant la lumière et au triptyque Couleurs pures : Rouge, Jaune, Bleu, il avait mené à sa conclusion logique cette séparation de la couleur et de la ligne et cette intégration de la forme et du plan que les cubistes avaient inaugurées avec tant d’enthousiasme. Non sans motif, il déclara : C’est la fin de la peinture. Ce sont les couleurs primaires. Chaque plan est un plan et il n’y aura plus de représentation (…). Cela signifiait déjà aussi davantage pour l’objet qu’un simple L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, coll. Critique de la politique, 1988, 324 p. 77 HABERMAS Jürgen, 77 passage de la virtualité de l’espace pictural/sculptural (…) à la concrétude de l’espace réel ». La mention Surfaces reflétant la lumière indique à tout le moins que ces artistes étaient disposés à travailler matériaux et objets dans l’espace réel et en fonction des processus sociaux qui s’y produisent78 ». Fig. 19 Alexandre Rodtchenko, Construction ovale suspendue, 1920, in BUCHLOH Benjamin, « Faktura et Factographie » in Essai Historique 1. Art Moderne, Villeurbanne, Art édition, coll. Textes, 1992, p. 74 Les dictatures des années dix neuf cent trente, la stalinisation de la société soviétique et la seconde guerre mondiale marquent le coup d’arrêt brutal de ces tentatives de transformer le rapport de la création artistique au temps et à l’espace. Il faut attendre les développements de plusieurs mécanismes synchroniques mais parfois contradictoires comme l’intégration du mouvement dans les créations cinétiques de 78 BUCHLOH Benjamin, « Faktura et Factographie » in Art édition, coll. Textes, 1992, pp. 74‐75 Essai Historique 1. Art Moderne, Villeurbanne, 78 l’art abstrait, l’expérimentation transgénérique encouragée par la découverte de certaines figures tutélaires telles que Kurt Schwitters, Marcel Duchamp ou John Cage, et l’exploration psychogéographique prônée par un art de situation (Guy Debord) pour aboutir à une regénération du processus de dématérialisation dans l’art qui se traduit à partir du début des années soixante par la création du Happening (Allan Kaprow), la naissance du cinétisme participatif (Groupe de Recherche d’Art Visuel animé par François Morellet et Julio Le Parc), la réunion des nouveaux réalistes (Yves Klein, Jacques Villeglé, Jean Tinguely, etc), le développement rapide de Fluxus (George Maciunas, George Brecht, Name June Paik, etc.), l’art corporel de Lygia Clark et de Hélio Oiticica, et l’ensemble des formes naissantes de l’art action qui, à la fin des années soixante, se manifestent sous la forme d’un art trans‐actionnel79. Ainsi au cœur du réseau d’art expérimental Parisien de cette période qui associe autant des poètes, des plasticiens que des théoriciens de l’art, Julien Blaine, animateur des revues Approches (avec Jean‐François Bory) et Robho (avec Jean Clay), publie dans le dernier numéro de celle‐ci (1971) un manifeste qui résume à lui seul l’état d’esprit d’une génération : « La poésie hors du livre, hors du spectacle, hors de l’objet80». Ce que Nicolas Bourriaud nomme alors l’esthétique relationnelle émerge de la volonté d’artistes radicaux de dépasser l’unicité de l’œuvre et parfois même sa matérialité. Ce processus s’accompagne d’une remise en cause de la passivité du public. Aussi Guy Debord pourra écrire dès le milieu des années cinquante, en explicitant sa pratique filmique, qu’il s’agit de « briser l'identification psychologique du spectateur au héros pour entraîner ce spectateur à l'activité, en provoquant ses capacités de bouleverser sa propre vie. La situation est ainsi faite pour être vécue par ses constructeurs81». Au‐ delà du cas spécifique du cinéma, « le rôle du public, sinon passif du moins seulement 79 POPPER Frank, Le déclin de l'objet. Art, action, participation 1, Paris, Ed. du Chêne, 1975, 144 p. 80 BLAINE Julien, MOINEAU Jean‐Claude, SCHIFRES Alain, « La poésie hors du livre, hors du spectacle, hors de l’objet », in Robho, n°5‐6, avril 1971, Paris, p. 2 81 DEBORD Guy, « L'Internationale situationniste 1957‐1972 », in 325 Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 79 figurant, doit y diminuer toujours, tandis qu'augmentera la part de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs mais, dans un sens nouveau de ce terme, des viveurs82 ». Ainsi, les interventions du collectif Ne pas plier et l’acte photographique tel que le pratique Marc Pataut s’inscrivent dans une historicité de l’art contemporain. « Abandonner l’espace du musée pour la scène des luttes sociales, refuser les règles, valeurs et catégories propres au marché de l’art, abolir l’orgueilleuse solitude de l’artiste par un travail conçu sur le mode de la coproduction, inverser le fétichisme de l’original et de la pièce unique en proposant des « images dont l’original est le multiple », adopter le principe de gratuité en allant jusqu’à donner les images au lieu de les vendre, telles sont les grandes directions de Ne pas plier. Cette attitude militante et anti fétichiste repose sur la conviction que l’intérêt, l’efficacité et la valeur d’une image résident autant dans le processus que dans ses alentours, dans le processus dont elle est l’aboutissement, ou dans la dynamique qu’elle peut enclencher. A la conception fétichiste de l’image objet succède celle de l’image opérateur social, qui pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.83 » 82 Ibid. La recherche photographique, Paris, n°19, Automne 1995, Maison Européenne de la Photographie, Paris audiovisuel, Université Paris 8, p. 30 83 ROUILLE André « Ne Pas Plier », in 80 2.5.1 De l'institution muséale à l'espace public Il me semble que l’une des fonctions principales de l’engagement artistique est de repousser les limites de ce qui peut être fait et de montrer aux autres que l’art ne consiste pas seulement en la fabrication d’objets à placer dans des galeries ; qu’il peut exister, avec ce qui est situé en dehors de la galerie, un rapport artistique qu’il est précieux d’explorer. OPPENHEIM Denis (1969), in ARDENNE Paul, Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Paris, Flammarion, 2002, p. 36 Dans le musée, la présentation de l’oeuvre fait l’objet d’une ritualisation. Notre rapport à l’artefact est cultuel. Son caractère unique, irremplaçable, est mis en relief. Le musée est le lieu où se construit l’aura d’une œuvre que le scénographe magnifie par son travail. Toutefois, sous l’impulsion des artistes qui, de plus en plus nombreux, produisent des œuvres qui ne peuvent être que malaisément présentées de façon univoque, les institutions muséales ont quelque peu modifié leur conception de l’œuvre d’art et de sa diffusion. Le travail du Museu d'Art Contemporani de Barcelona (MACBA) est assez représentatif de cette remise en question du statut de l’institution. Il mène cette tentative radicale à travers « un programme de présentations et d’ateliers tournés vers la rencontre entre artistes et mouvements sociaux84 ». L’artiste Jordi Claramonte a travaillé avec une dizaine de groupes contestataires sous le titre « De l’action directe comme l’un des beaux arts85 ». Dans le cadre de ces pratiques, des réseaux alternatifs d’information ont vu le jour et de nombreuses actions ont contribué à la dynamique de contestation lors du sommet de la Banque mondiale à Barcelone de Juin 2001. Le musée finance la production de ces ateliers permettant la venue d’artistes et de conférenciers pour travailler avec des groupes constitués ou à constituer. Brian Holmes détaille ce programme : « en parallèle aux activités Mouvements, n°17, Septembre ‐ Octobre 2001, p. 58, URL : http://contre‐conference.net/Musees_reflechissants Consulté le 03/03/09 84 HOLMES Brian, « Musées Réfléchissants. L’art au miroir de l’économie politique », in 85 Ibid. 81 politiques des Agencias86, l’exposition « Documentaries Processes » cherche à révéler à des publics locaux les prolongements contemporains d’une histoire plus longue des « médias alternatifs ». Dans leur voisinage, des ateliers sont donnés par Marc Pataut et Allan Sekula qui approfondissent la transmission de cette histoire. Au‐delà de leur organisation, le musée contribue à renseigner, à documenter l’histoire de l’art contestataire et l’histoire de ses procédures, par des discussions et des conférences, avec une volonté pédagogique. La transformation de l’espace public en vaste atelier ouvert commande des engagements ponctuels, politiques ou éthiques, en même temps qu’une attention permanente à l’actualité. Actuellement le MACBA ne se contente donc pas seulement d’interroger les formes de monstration, il finance certains projets qui ne peuvent être réalisés, hors les murs, que dans le champ social. Ces travaux lancent des pistes de réflexion par l’investissement du public dans les problématiques locales avec une visée politique globale qui de nos jours ne s’oppose plus aussi radicalement que par le passé à l’institution en tant que telle. Le projet de Jochen Gerz que nous avons détaillé auparavant en fournit un autre exemple87. 86 C’est ainsi que se sont baptisés les groupes issus de cette expérience. Leur champ d’action concerne les médias alternatifs et les moyens d’interventions contemporains dans la rue. 87 Il faut noter que Jochen Gerz fut l’un des principaux instigateurs de l’art participatif et de la critique institutionnelle à la fin des années dix neuf cent soixante. Il fut avec Jean‐François Bory (dont on a souligné le rôle de codirecteur de la revue Approches) l’un des deux animateurs de la revue Agentzia à Paris. 82 2.5.2 Le déplacement de l'artiste et de l’œuvre Le déplacement physique de l’artiste questionne la notion d’œuvre hors de l’espace protégé du musée pour la confronter à l’espace de la réalité. Les situationnistes qui ne cherchaient pas nécessairement à produire une œuvre ont exploré le milieu urbain en réponse au conditionnement de la voirie. Quel drôle de destin que celui de ce mot, voirie, qui contracte en lui même le verbe inconditionnel à la fois du jeu et de la conscience. Aussi, pratiquent‐ils le voir permanent, celui qui s’adapte à toutes les luminosités, avec une prédilection pour la variation d’ambiances passant de l’intensité éblouissante du jour aux découvertes du clair‐obscur. Guy Debord veut que les stations du métropolitain restent ouvertes la nuit, que l’on marche sur les toits, que les voies qui nous transportent habituellement soient véritablement des voies de communication, qu’aucune porte ne soit condamnée, qu’aucun détour comme raccourci ne nous soit refusé. Le déplacement est un art combinatoire qui se fonde sur notre art de bâtir et notre capacité d’en jouer. La répétition de telles expériences « psychogéographiques » permet d’explorer les variations qui se révèleront les plus intenses dans l’alternance des sensations les plus surprenantes et les plus diverses. La dérive qui désigne cette pratique, doit surprendre, elle doit renouveler notre connaissance de la ville au cœur des réseaux dont elle est constituée. L’œuvre, si elle existe, est – selon l’expression de Thierry Davila88 ‐ « ciné plastique » : elle est ce « devenir marche » que relate pour sa part Paul Ardenne89 ; à l’instar de l’image abymée dont nous avons pu dire qu’elle n’est pas, mais qu’elle devient. Marcher, Créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l'art de la fin du XXe siècle, Paris, Editions du Regard, coll. Arts plastiques, 2007, 191 p. 88 DAVILA Thierry, 89 ARDENNE Paul, op. cit., p. 97 83 Fidèles à leur critique de toute représentation, de toute théâtralité ‐ l’exploration psychogéographique de l’espace urbain se refuse à se donner en spectacle, les situationnistes rompent avec la nécessité de faire œuvre. Ils désœuvrent la prétention artistique. Leur radicalité tranche avec le déplacement de l’artiste tel que le pratique par exemple Francis Alÿs, dont la double projection vidéo intitulé re‐enactments (2001) le présente circulant librement à pied dans les rues de Lima avec une arme de poing à la main, jusqu’à ce que la police intervienne et par sa « participation » mette un terme à l’action. Fig. 20 ALYS Francis, Re‐enactements, 2001, in FRIELING Rudolf, op. cit., p.159 84 Dans un autre registre et pour en revenir au cadre photographique de ce mémoire, la phase préalable à la production d’images tant chez Gilles Saussier que chez Marc Pataut consiste en un travail exploratoire qui vise à déterminer l’espace de pertinence. Gilles Saussier marche, rencontre la personne qui pourrait devenir son sujet et comprend en l’écoutant, en l’observant, que sa relation à l’espace est plus complexe qu’elle ne le laisse paraître de prime abord. Il l’indique lorsqu’il écrit que le signe de la modestie sociale en France ne s’oppose pas nécessairement à un statut plus enviable ailleurs : on peut loger dans un Habitat à Loyer Modéré ici et devenir propriétaire d’une demeure dans un autre pays. Comment rendre compte de l’appartenance à un double espace par la photographie ? Le photographe se déplace et fait œuvre à travers le récit qu’il donne de cette expérience, alors qu’il abandonne ‐ peut‐être momentanément – l’espoir d’en produire la moindre image. Tel est en tout cas la lecture que nous proposons du récit que présente Gilles Saussier de sa rencontre avec le jeune Lahcen dans le catalogue collectif Images d’un renouvellement urbains90. Chez Marc Pataut, l’œuvre se déplace, elle est transportée, montrée, discutée, évaluée, non en des termes marchands mais sociopolitiques, à l ‘intérieur du territoire que ses déplacements contribuent à cartographier. Nous pensons ici aux territoires du pays Tullois ; mais également à ceux de la mobilisation, de la contestation et de la construction sociales. Ainsi la manifestation apparait comme le lieu d’une spatialité élastique où le positionnement de différents portraits faisant œuvre par l’ensemble qu’ils forment varie à travers le déplacement des personnes qui les brandissent. Sortir du défilé avec l’un de ces portraits ne condamne pas nécessairement l’œuvre à disparaître. Cela permet au contraire d’investir d’autres significations et d’autres rapports à l’image comme autant d’extensions possibles de l’œuvre, entre les images qui réintègreront le défilé et celles qui s’en échapperont. Tant que l’image joue avec le périmètre qui permet encore de l’identifier à un ensemble, elle continue d’œuvrer à travers son déplacement ; cependant dès qu’elle rompt le pacte de l’ensemble, de la Gestalt, dès qu’elle prend la poudre d’escampette, elle peut certes continuer à œuvrer en solitaire ou nourrir de nouvelles solidarités esthétiques mais elle peut également Images d’un renouvellement urbain. Artistes accueillis en résidence à Cherbourg, Cherbourg, Le point du jour, 2008, pp. 99‐106 90 85 désœuvrer, renoncer à sa prétention artistique, ce qui ne la réduit pas pour autant au silence. 86 « The poetics of open work tends to encourage acts of conscious freedom on the part of the performer and place him at the focal point of a network of limitless interrelations91 » Cela renvoie à la dimension que Jochen Gerz explore dans le travail que nous avons déjà cité, entre la valeur d’ensemble de l’œuvre présentée et conservée dans l’institution muséale et la diffusion fragmentaire des images (dont elle est constituée), dans les foyers de quelques habitants d’une même ville d’une part et dans les pages d’un journal de la presse locale d’autre part. Dans les protocoles de monstration des images, Gilles Saussier a régulièrement recours au décrochage comme acte signifiant qu’il photographie. Ce processus constitue la première étape d’une mise en abyme, il diffuse ainsi le moment où se superposent les images ou lorsque la disposition horizontale des portraits semble indiquer symboliquement la répartition des habitants à l’échelle du quartier. La superposition et la répartition des images décrochées sont les signes annonciateurs de la mise en abyme, une métaphore de l’image fragilisée dans son statut d’œuvre. La mise en abyme est en effet bien ce que nous en avons dégagé auparavant : elle est un déplacement de l’œuvre comme processus de disparition progressive. On le voit parmi ses exemples, le déplacement de l’œuvre peut aboutir à sa consumation, à sa disparition dans l’image (image abymée), voire à sa destruction physique (moisissure, humidité, pourrissement). Les images données par Gilles Saussier en 1997 après plus de huit ans, exposées dans des échoppes au regard de tous et objets de décoration mais aussi de mémoire tendent à disparaître. Il explique ainsi la séquence de la page 105 à 109 de son livre comme suit : « Uma Shankar Dhar, 53 Shakhari bazar, ‐ qui pose avec sa dernière née, en regard d’une poupée blonde, sur la photographie de studio extraite de l’album de famille ‐ fut le premier habitant à venir décrocher son portrait lors de l’exposition sous chapiteau de 1997. Son gendre, Shib Charan Dhar, avec lequel il pose de nouveau devant sa boutique en 2004, fut le cinquième. Le premier tirage donné ‐ un portrait d’Uma le 91 ECO Umberto, « The poetics of Open work » 1962, in BISHOP Claire, Participation, Londres, Cambridge, White chapel, MIT press, 2006, p. 14 87 visage couvert d’une fine pellicule de poussière bleue, fait lors de Holi puja (« Fête des couleurs ») en 1995 ‐ a longtemps décoré sa boutique où il vend de l’encens, des livres religieux et des posters, en plus des traditionnels bracelets de conques. Lors de mes dernières visites en 2005 et 2006, le tirage avait disparu, victime de l’humidité et de la poussière, comme les autres images données en 1997 dont la plupart sont en voie d’effacement ».92 Fig. 21 SAUSSIER Gilles, Studio Shakhari Bazar, in op. cit., p. 105 92 SAUSSIER Gilles, op. cit., pp. 105‐109 88 Fig. 22 SAUSSIER Gilles, ibid., pp. 106‐107 89 Fig. 23 SAUSSIER Gilles, ibid., p. 108 90 Fig. 24 SAUSSIER Gilles, ibid., p. 109 La situation de telles images n’est pas sans faire penser à la destruction de certaines œuvres par leur créateur au terme d’un acte somptuaire93, souvent de crémation. Cela renvoie directement à l’analyse du Potlatch par Marcel Mauss – qui est à l’origine de sa théorie du fait social total – dont Georges Bataille a tiré son esthétique de la dépense94, qui marquera et marque encore un pan non négligeable de l’art L'ordre sauvage. Violence, dépense et sacré dans l'art des années 1950‐1960, Paris, Gallimard, coll. Art et artistes, 2004, 408 p. 93 BERTRAND‐DORLEAC Laurence, La Part maudite. Précédé de la Notion de dépense, Paris, Editions de Minuit, coll. 94 BATAILLE Georges, Critique, 1967 [1949], 232 p. 91 contemporain (en particulier les artistes du Nouveau réalisme). Julien Blaine, que nous avons cité, a lui même réalisé en 1967 une action poétique en compagnie de Carmelo Arden Quin (le créateur de Arte Madi) qui consista dans la « destruction des forces cycliques ». Fig. 25 BLAINE Julien (et ARDEN QUIN Carmelo), « destruction des forces cycliques » (1967), in Approches, n°3, 1968, Paris, n.p. Le déplacement de l’œuvre concerne donc plusieurs aspects de son statut. Avec la mise en abyme, l’œuvre se déplace à l’intérieur d’une autre image. Nous avons employé précédemment l’expression d’album de famille ; mais on peut considérer que les images abimées forment également des collections d’œuvres : le livre ferait alors office de lieu d’exposition. Dans ce registre, les Museum Photographs de Thomas Struth relèvent encore d’une autre dimension, celle où la mise en abyme réunit au sein d’une même image œuvre et public. Le déplacement de l’œuvre dans l’image a alors pour effet d’abolir la distance qui sépare la présence de l’œuvre de celle du public. « Dans les salles rouges du Louvres, [Thomas] Struth a saisi un petit groupe de visiteurs assemblés devant le 92 Radeau de la Méduse de Géricault. Dans l’histoire de la peinture historique monumentale, ce tableau avait marqué un tournant puisque ici les protagonistes de la situation n’étaient plus des héros, mais un groupe d’homme inconnus partie prenant d’un événement contemporain (le naufrage de la frégate française Méduse lors d’un voyage en Afrique en 1816) élevé au rang d’allégorie. Comme les personnages de Géricault, les spectateurs du tableau deviennent dans la photographie de Struth des protagonistes inconnus. L’attention avec laquelle ils regardent le drame du naufrage les implique dans la scène représentée, sentiment encore renforcé par le sens de la lecture qu’impose la composition de l’image de Struth. Le spectateur de la photographie pénètre facilement dans le champ visuel par l’intermédiaire de la femme positionnée en bas à gauche. En suivant ce groupe, le regard est mené jusqu’ à la scène peinte qu’il parcourt de manière ascensionnelle jusqu’au drapeau érigé sur le radeau, au sommet de la composition triangulaire de la peinture et fait ainsi saillir la structure formelle de l’œuvre. Ce rapport peut donc être interprété comme une véritable mise en abyme, comme une pièce dans la pièce95». Il s’agit bien entendu d’une allégorie du déplacement du public en direction de l’œuvre et vice versa. La mise en abyme donne l’illusion de la fusion structurelle de l’œuvre et du public comme pour mieux en signifier toute la distance car, dans les faits, le public reste un groupe social clairement identifiable. De même, dans le projet que Greger Ulf Nilson et Christian Caujolle96 ont mené à Stockholm, les œuvres se déplacent sur l’un des non‐lieux habituels de l’activité humaine, mais leur présentation n’implique pas une remise en cause de la notion de public. Ici, l‘objectif est tout autre. Le déplacement met à la portée du plus grand Les Museum Photographs de Thomas Struth. Une mise en abyme, Paris, Maison des Sciences de l’homme, coll. Passerelles, série française, 2005, pp. 50‐52 95 SCHMICKL Silke, 96 A la fin des années dix neuf cent quatre vingt dix, le journal Métro, avec le soutien de Christian Caujolle et de Greger Ulf Nilson, a collé plus de 400 reproductions de photographies du monde entier sur les panneaux réservés à l’affichage publicitaire du Métropolitain de Stockholm. Cette mise en exposition des images était accompagnée d’une édition spéciale du journal Métro éditée à un million d’exemplaires. Celui‐ci référençait le lieu où chaque reproduction d’œuvre pouvait être vue, ainsi que des informations sur l’auteur, le titre de l’image, sa date de création et le contexte dans lequel elle a été produite. Cette mise en exposition se déclinait sous deux formes : l’une de monstration, l’autre d’information et de documentation. L’affichage ne présentait que l’image sans le nom de l’auteur, le journal‐catalogue reproduisait chaque image et référençait l’ensemble des informations précitées. 93 nombre des œuvres reconnues ou des reproductions de celles‐ci dans l’espace public. Il s’agit tout d’abord de renvoyer les images au lieu qui les inspirent ; c’est à dire les lieux du quotidien. En ce sens, l’initiative relève du déplacement de l’œuvre de l’institution muséale à la sphère du domaine public. Il s’agit ensuite sur un plan plus spécifiquement sociologique de convertir les non‐lieux, les espaces transitoires, en lieux où le temps peut se déposer. Les photographies n’auront aucun effet sur le rythme de circulation des rames de métro. Par contre, on peut espérer à tout le moins qu’elles suscitent un rapport disjoint de la part des voyageurs. Dans ce flux incessant de passagers, un temps dans le temps est possible : celui du regard et peut‐être de la discussion. A travers les exemples que nous avons donnés tout au long du mémoire et sur lesquels nous sommes revenus, le déplacement de l’œuvre manifeste différents modes d’existence de l’image qui néanmoins peuvent parfaitement s’emboîter ; les plus radicaux étant ceux qui positionnent l’image à deux extrémités : l’absence de production d’images – les situationnistes, à l’opposé de l’art action et contextuel, se refusent à documenter leurs investigations psychogéographiques ‐, la substitution du texte, du récit, à l’image (Gilles Saussier relatant son expérience avec le jeune Lahcen) et les renoncements à faire valoir tout droit, toute autorité sur l’image (Gilles Saussier encore, sur le destin des portraits effectués à Dahka) et Marc Pataut lorsqu’il confie ses portraits de chômeurs à d’autres personnes dans le cadre de manifestations. Le temps d’un instant, même si le collectif Ne pas plier conserve ses images à la fin du défilé, ces images n’appartiennent plus à personne. Le temps d’un instant, l’image semble être la propriété de l’espace public : elle ne porte aucune signature ou plutôt porte la signature du réseau de citoyens auxquels elle s’identifie et donne la parole (même si il s’agit d’une parole imagée). Nous avons déjà indiqué sur ce point que leur effet est à l’image du projet républicain : construire une fraternité, si ce n’est nationale, du moins géographique. 94 Conclusion Tout au long de cette étude, nous avons mis au jour un certain nombre de procédés et processus par lesquels l’image s’est dématérialisée. L’image a pris corps à travers deux manières principales de la mettre en abyme : en elle‐même et au‐delà d’elle‐ même. Cette condition associée chez Gilles Saussier au pourrissement, équivalent en cela à certaines pratiques somptuaires de l’art contemporain, est donc apparue comme la voie amenant à toucher l’image photographique, à la manipuler. Nous pourrions dire que cette image est salie. Paradoxalement ou non, l’empreinte laissée sur l’image qui l’abîme est un vecteur puissant de sens. C’est dans cette optique, de renouveler la signification du travail photographique, et par là l’image elle‐même, que les photographes dont nous avons analysé le travail ont recouru à plusieurs méthodes d’approches qui, de la coprésence à la participation, en passant par la collaboration, partagent une même nécessité d’associer le sujet, voire le public, à la création de sa propre image ou d’une image partagée. Dans l’introduction, nous nous demandions si le fait de chercher à déplacer la limite existante entre le créateur et le public allait aboutir à déplacer l’œuvre par voie de conséquence. Or, en déplaçant l’œuvre physiquement, c’est le statut de l’œuvre elle‐ même qui se trouve modifié. Le travail photographique persiste, nous pouvons même dire qu’il s’amplifie puisqu’il s’étend dans le temps et l’espace ; mais c’est l’image elle‐ même qui, de la prétention à faire œuvre, se trouve intégrée à toute une imagerie documentaire qui remet en cause la frontière entre la valeur artistique et la valeur d’usage. A ce titre, une fois de plus, le travail de Gilles Saussier nous a apporté un élément déterminant avec sa pratique de la mise en abîme. Nous avons ainsi opposé l’album de famille traditionnel qui compile des images individuelles comme autant de portraits ou de documents figeant le temps et l’espace à un autre genre d’album de famille qui se concentre tout entier dans une seule image où la mémoire acquiert une temporalité. La mémoire est vivante à condition qu’elle continue de s’abîmer et de s’abymer dans l’image. Contre l’image éternelle, celle que l’on conserve autant dans 95 les salles spécialisées d’un musée que dans l’album de famille traditionnel, Gilles Saussier ‐ mais cela vaut également pour Marc Pataut et bien d’autres artistes ‐ propose une image en mouvement : une image qui ne peut être mobile qu’en disparaissant. Tel est nous semble‐t‐il l’enseignement majeur de ce mémoire : l’image procure du sens parce qu’elle acquiert une valeur d’usage et que nous ne craignons pas de la voir se modifier, exister ne serait‐ce que fragmentairement au sein d’une autre image, d’une autre temporalité, d’une autre spatialité. 96 Partie pratique Les récents conflits au Moyen Orient, en Europe centrale, en Afrique ainsi que les différences de niveaux de vie entre pays, contraignent certaines populations à l’exil. L’importance de la Déclaration des Droits de l’Homme que notre pays a contribué à fonder d’une part et la politique de protection des apatrides et des réfugiés politiques qu’il a longtemps menée d’autre part, sont quelques‐unes des raisons qui expliquent la volonté de nombreux étrangers de trouver en France une terre d’asile et un pays où mener une nouvelle vie. L’ouverture des frontières à l’intérieur de l’Europe a dans le même temps contribué à renforcer les frontières à l’extérieur de ce périmètre géographique ; la politique sécuritaire européenne rend les conditions d’admissibilité au territoire européen de plus en plus complexes. En France, la création récente du Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement témoigne de cette volonté de limiter l’accès au territoire français. La durée de préparation de ce mémoire ne me permettait pas de réaliser un travail en étroite relation avec un ou plusieurs sujets. Cela aura nécessité de longs mois pour parvenir à installer un climat de confiance entre lui (eux) et moi. J’ai donc choisi plutôt de mettre en œuvre un dispositif impliquant de multiples rapports à une imagerie vouée au désœuvrement, par la participation et la diffusion par voie de presse. L’enjeu de ma partie pratique consiste plutôt à vérifier la pertinence d’un certain nombre de protocoles que j’envisage de développer prochainement. Pour informer sur la politique d’immigration que mène actuellement le gouvernement français, j’ai photographié cent avis d’expulsion différents qui ont tous été adressés dans les derniers mois. Il s’agit donc des documents administratifs produits par la Préfecture de police signifiant au ressortissant étranger en situation irrégulière l’obligation de quitter le territoire français (OQTF). Ces documents sont généralement des photocopies que j’ai photographiées à la CIMADE car je ne pouvais envisager d’obtenir des documents originaux sans 97 entretenir de véritables relations avec les personnes concernées. J’ai également passé quelques jours à la permanence d’urgence auprès des bénévoles et des salariés qui accompagnent les étrangers dans la formulation du recours juridique contre les autorités françaises. Durant cette période, j’ai photographié une quinzaine de personnes me montrant leurs arrêtés d’expulsion. Une procédure différente selon les situations de prise de vue s’est mise en place : ‐ la première est une vue plongeante sur un document posé sur table qui renvoie à la position de lecteur, mettant ainsi le participant de l’action ou le spectateur de celle‐ci dans une position de lecteur équivalente à celle de la personne à laquelle le document est adressé. ‐ la seconde prise de vue montre le même document frontalement. Les destinataires du courrier le tiennent du bout des doigts. Nous avons ainsi quelques informations liminaires sur ces personnes : la peau de leurs mains indique une couleur, un âge approximatif, leur éventuelle habitude des travaux manuels, etc.. Ces prises de vue présentent une humanité fragmentée, une identité que l’on ne peut, qu’ils ne peuvent, que je ne peux dévoiler. Ce choix pourra étonner ; mais il est à lire et analyser à la lumière du travail écrit qui précède la présentation de cette partie pratique. Les exemples de mises en abyme ont clairement indiqué que nous pouvions les pratiquer de diverses manières et qu’elles sont parfaitement complémentaires. L’un des dispositifs que j’ai souhaités créer consiste à reproduire huit (il aurait été souhaitable d’en reproduire autant de jours ouvrables qu’en compte une année civile ou à tout le moins une douzaine, symbolisant ainsi les douze mois de l’année) de ces arrêtés d’expulsion en pleine page, sans aucune légende, d’un journal composé au format du quotidien Libération. Imprimé à plusieurs centaines d’exemplaires, ce journal aurait ainsi invité ses lecteurs à poser leurs doigts sur ceux, reproduits, de ces étrangers à qui l’Etat français impose son déni de citoyenneté. Mise en abyme inversée en un sens puisque pour toucher ces gens‐là, pour les sortir de leur clandestinité, nous en sommes réduits à figurer leur présence, nous en sommes réduits à relayer de toutes pièces le récit, le texte d’une narration photographique qui n’a rien de fictif : nous avons donc 98 l’espoir que cette partie pratique découvre un mode narratif qui creuse davantage notre abyme intérieure que les conditions de leur propre représentation. ‐ Le second protocole d’intervention consiste dans l’affichage de ces portraits. Car ces arrêtés d’expulsion sont de véritables portraits. Je viens d’écrire qu’ils figurent l’absence des personnes auxquelles ils sont expédiés. Des portraits figurés par le texte et les mains qui contiennent, on le sait, à elles seules toute une vie, toute leur empreinte dans notre vie quotidienne. Les portraits seront, ainsi que dans le journal, anonymes. Les identités des personnes et du photographe y sont masquées. L’affichage sera collectif et se réalisera dans plusieurs villes. A Paris, Clermont‐Ferrand et Lyon. Dans chaque ville, nous procéderons de la même manière. Il s’agira d’un collage citoyen invitant le passant à discuter de notre projet, de la situation des sans‐papiers en France et, le cas échéant, à partager notre initiative. L’affichage sera complété par la distribution de portraits individuels que tout un chacun pourra abymer à son tour. ‐ Cette partie pratique sera enfin complétée par la mise en service d’un blog d’information sur ce projet. Nous travaillons enfin à ce qu’un quotidien national se fasse l’écho de l’imagerie créée à l’occasion de ce travail et documente l’action réalisée. 99 ‐ 100 101 102 103 104 Bibliographie Sur la photographie Ouvrages BENJAMIN Walter, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, (Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, 1972), traduit de l’allemand par Maurice De Gandillac, Paris, Allia, 2007 [2003], 78 p. 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Artistes accueillis en résidence à Cherbourg, Cherbourg, Le point du jour, 2008, p. 101..................................................................................................... 23 Fig. 3 SAUSSIER Gilles, place centrale, Cherbourg‐Octeville, 2008, ibid, p. 104............. 24 Fig. 4 SAUSSIER Gilles, Living in the fringe , Paris, Association figura, 1998, couverture et p. 45................................................................................................................................................... 35 Fig. 5 Page extraite du journal Existence. Acte du premier festival Ne pas plier, Paris, 2001, n.p............................................................................................................................................... 37 Fig. 6 A propos des images de Yassine Hassani (ci‐contre) prises neuf mois plutôt, Darna, Tanger, Décembre 2001, in BARRADA Yto, MASSON Anaïs, RIFFLET Maxence, Fais un fils et jette‐le à la mer. Marseille/Tanger, Paris, Sujet/Objet, 2003, pp. 66‐67 ................................................................................................................................. 45 Fig. 7 Karim.K, porte d’Aix, Marseille, mars 2001 ; Rushdi B., Marseille, mars 2001, ibid., pp. 108‐109 ............................................................................................................................. 46 Fig. 10 SAUSSIER Gilles, Studio Shakhari Bazar, op. cit., p. 35 ............................................... 55 Fig. 11 SAUSSIER Gilles, Living in the fringe, op. cit., p. 62 ...................................................... 56 Fig. 12 SAUSSIER Gilles, Studio Shakhari Bazar, op. cit., pp. 18‐19...................................... 61 Fig. 13 SAUSSIER Gilles, Studio Shakhari Bazar, op. cit., p. 35 ; p. 151 ............................... 63 Fig. 14 GERZ Jochen, The Gift, 2000, in FRIELING Rudolf, The Art of Participation: 1950 to Now, San Francisco, Londres, San Francisco Museum of Modern Art, Thames & Hudson, 2008, pp. 166‐167 ................................................................................... 68 Fig. 15 GERZ Jochen, The Gift, 2000, in FRIELING Rudolf, op. cit., p. 168.......................... 69 Fig. 16 GERZ Jochen, The Gift, 2000, in FRIELING Rudolf, op. cit., p. 169.......................... 71 Fig. 17 Maxence Rifflet, la camionnette de Darna passe dans la ville pour annoncer l’exposition Photographier un morceau de pain, Tanger, avril 2002, in BARRADA Yto, MASSON Anaïs, RIFFLET Maxence, op. cit., p. 43 ...................................................... 74 Fig. 18 Yto Barrada, Omar Chaouri trace une carte de la ville de Tanger au sol, Darna, Tanger, décembre 2001 ; Maxence Rifflet, vue de l’exposition Photographier un morceau de pain, galerie Delacroix, Tanger, avril 2002, in BARRADA Yto, MASSON Anaïs, RIFFLET Maxence, op. cit., p. 125............................................................. 76 Fig. 19 Alexandre Rodtchenko, Construction ovale suspendue, 1920, in BUCHLOH 111 Benjamin, « Faktura et Factographie » in Essai Historique 1. Art Moderne, Villeurbanne, Art édition, coll. Textes, 1992, p. 74............................................................ 78 Fig. 20 ALYS Francis, Re‐enactements, 2001, in FRIELING Rudolf, op. cit., p.159......... 84 Fig. 21 SAUSSIER Gilles, Studio Shakhari Bazar, in op. cit., p. 105 ...................................... 88 Fig. 22 SAUSSIER Gilles, ibid., pp. 106‐107..................................................................................... 89 Fig. 23 SAUSSIER Gilles, ibid., p. 108 ................................................................................................. 90 Fig. 24 SAUSSIER Gilles, ibid., p. 109 ................................................................................................. 91 112 Annexes Une définition de l'éducation populaire URL : http://www.peuple‐et‐culture.be/articles.php?lng=fr&pg=83 16/04/09 consulté le Qu’est‐ce que l’éducation populaire ? par Jean‐Luc Degée, Vice‐président de Peuple et Culture Wallonie Bruxelles C’est une action culturelle de résistance aux lieux communs et à toutes les oppressions. Elle part des vécus et des expériences de chacun, et développe collectivement, par des démarches critiques et créatives choisies, l’émancipation de tous les hommes. (Atelier PEC, janvier 2003). Une action culturelle : il s’agit bien d’un intervention transformatrice qui a pour objet la vie quotidienne ; la culture n’ayant dans ce projet pas seulement fonction de représentation mais aussi de changement du monde. L’expression renvoie à une politique consciente, délibérée, voire coordonnée des pouvoirs publics et des mouvements associatifs. Elle renvoie particulièrement à l’histoire du mouvement ouvrier se construisant à travers la pratique de l’action directe et mesurant les conquis obtenus et les dynamiques de lutte en cours. L’insistance sur l’action permet également de se distancier des pratiques qui, se limitant à de la diffusion culturelle, voire à de l’occupationnel culturel, ne font que reproduire les habitudes, les clivages et donc le conservatisme des sociétés. Une action de résistance aux lieux communs et à toutes les oppressions : l’éducation populaire est fille de résistance : celle de la rébellion contre les inégalités sociales, les dictatures politiques, les injustices économiques, les assujettissements culturels : résistance aux lieux communs, dans toute l’histoire de la lutte des classes, lumières de la classe ouvrière dans la noire exploitation capitaliste du 19ème siècle, espoirs d’un jour nouveau quand il faisait minuit dans le 20ème siècle, refus de la pensée unique du 21ème siècle, qu’elle s’exprime comme fin des idéologies (TINA ou « There Is No Alternative » ou comme éloge du vide (LOFT ou les (d)ébats du banal ). C’est, pour reprendre la belle expression l’Annellese Graf « regarder attentivement là où les autres ferment les yeux, c’est rester vigilant, sensible, garder sa conscience aiguisée, avoir la volonté ferme de comprendre, de ne pas se laisser mener ». Elle part des vécus et des expériences de chacun : il s’agit là d’une caractéristique de l’éducation populaire qui se distingue fondamentalement des idéologies d’accès à la culture, de distribution culturelle ou encore d’enseignement conçu comme transmission de savoirs. C’est au contraire l’affirmation que chaque homme, quel que soit sa situation sociale ou son parcours scolaire, est riche de pratiques et de savoirs qu’il est intéressant de mettre en évidence. Il ne s’agit pas de nier les différences culturelles mais bien de refuser leur hiérarchisation ; il est en effet de multiples manières pour l’homme de « tirer de lui‐même ce dont il est capable » pour reprendre l’expression de Bénigno Cacéres, compagnon charpentier devenu animateur d’éducation populaire, dont l’itinéraire illustre très justement que si certains prennent une longueur d’avance par les connaissances scolaires ou l’habitus 113 culturel, d’autres possèdent, par leur parcours et leur milieu, une « avance d’existence » s’appuyant par exemple sur la connaissance des métiers et l’expérience de la vie. Elle développe collectivement : le souci de développement personnel est évidemment légitime, mais l’éducation populaire s’inscrit dans un projet collectif : son action se veut démultiplicatrice, rayonnante, spiralée. La question du report et du transfert est au centre de dynamique d’action, qu’on se réfère aux expériences d’enseignement mutuel au début du mouvement ouvrier ou aux résiliations plus récentes du réseau d’échange des savoirs. Ce que j’apprends n’est pas priorité privée commercialisable, c’est parcelle d’expression d’humanité qui ne prend son sens que dans le partage et la mise en relation avec d’autres dans un projet commun. C’est aussi occasion de reconnaissance de soi, comme individu et membre d’une classe sociale, non plus défini comme creux ou manque mais comme relief et ressource. Par des démarches créatives et critiques : l’éducation populaire vise explicitement à faire de chaque homme un acteur de sa vie dans le domaine culturel. Dès son origine, elle a favorisé le recours à des méthodes actives mettant les participants en position de producteurs individuels et collectifs de pensée et de communication ainsi qu’en mettant à leur disposition des moyens concrets de réalisation variés : journal, chanson, peinture, théâtre, film, … En favorisant l’exercice de citoyenneté culturelle, l’éducation populaire fait évidemment le choix de « la résistance de l’esprit » aux conformismes et aux soumissions : elle est, dans un certain nombre de fleuves idéologiques à contre courant des tendances dominantes. C’est aussi dans ce sens qu ‘elle se distancie d’une animation « populiste » qui se contenterait d’épouser les vagues commerciales. Par des démarches choisies : à la différence de l’enseignement obligatoire, l’éducation populaire postule un acte librement posé de participation du public. L’éducation populaire apparaît donc comme une action culturelle fondée sur l’engagement citoyen. Cela permet évidemment de la distinguer d’autres pratiques proches mais différentes, notamment la filière de la formation professionnelle ou le parcours de réinsertion sociale : il ne peut y avoir en matière d’éducation populaire ni pression ni section, refus de diplôme ou retrait d’allocation. Notons que sur le terrain des formations syndicales, cette question a fait débat et a donné lieu à des pratiques divergentes : la C.S.C optant pour l’évaluation certificative (notamment) là où la FGTB s’y refuse en insistant sur la démarche de transfert aux pairs des formations, théories et pratiques acquises pendant la formation. La démarche dynamique des animateurs de bases, impulsée par certaines centrales, s’inscrit dans ce choix. Du point de vue des éducateurs populaires, la participation non contrainte du public implique une souplesse organisationnelle et un choix pédagogique qui tiennent compte des désirs et des richesses des participants. L’émancipation de tous les hommes : le souhaitable est clairement identifié : aider à sortir des aliénations des milieux de travail, d’étude, de famille, de quartier, de loisir tous les hommes sans exception. Or l’expérience a précisément démontré que cette démarche n’allait pas de soi : ce sont essentiellement les classes moyennes qui ont bénéficié des ouvertures culturelles. Au fur et à mesure des modifications sociologiques, le flou des représentations s’est développé en se traduisant notamment par des glissements sémantiques (éducation ouvrière ? populaire ? permanente ?) qui ont presque fait oublier l’existence de clivages sociaux. De 114 nouvelles grilles de lectures de l’espace social sont apparues ( les « forces vives » ? les « précarisés » ? les « exclus » ? qui ciblent de nouveaux publics de façon impressionniste. Si des « bonus » sont prévus pour l’action en milieux dits défavorisés, la réflexion sur les conditions de réalisation d’une éducation populaire, comme condition culturelle d’épanouissement de l’humanité entière, doit être relancée. Education : indique un choix du développement de la personnalité dans toutes ses composantes, éduquer serait permettre tous les épanouissements. Populaire : affirma la volonté de s’adresser à toutes les couches de la population ,avec une attention toute particulière pour celles qui sont en situation de non possession des avoirs, savoirs ou pouvoirs légitimés. Date de création : 22/03/2004 115