bibi juju

Transcription

bibi juju
CHAPITRE VIII
AUTOUR DE DIOGÈNE
Vendredi 17 avril 1956 milieu d’après-midi
Le Reflet : Dans les songes tourmentés me viennent des
lueurs qui m’attirent. C’est un fébrile scintillement qui illumine
un chemin qui se dirige vers une ombre qui m’appelle. Alors, je
cherche dans l’obscurité cette lumière qui m’éveillera et me
sortira l’esprit de ce brouillard de souvenirs vacillants. Brillant
éclat ! Comme deux yeux posés sur moi et qui veulent entrer
en mon miroir.
Le Piaf : Les ombres et les lumières sont inséparables, elles
sont comme l’eau, le feu, le jour, la nuit, elles peuvent être
ennemies, amies. Elles sont la vie. Cherche Reflet ta lumière
pour sortir de ton ombre.
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L’OMBRE ET LA LUMIERE
Sur le chemin du retour le silence était de règle, Alfred était près de Mado, et nous, nous
marchions vers l’usine retrouver Diogène et les filles.
L'assemblée s’était réunie autour du fût. Diogène était assis sur une caisse recouverte
d’un reste de couverture miteuse pliée en quatre, ses yeux scrutaient le sol, derrière la
broussaille crasseuse de ses cheveux, ses lèvres crevassées pinçaient un mégot éteint,
il semblait dans une semi-inconscience, mais nous écoutait, ou plutôt, il écoutait la Pie.
La Pie qui voulait nous changer les idées s’entremêlait les pinceaux comme à son
habitude, debout tournoyant, à grands gestes il nous dévoilait, depuis un bon moment,
les secrets des chemins qui mènent à la gloire, théories et exemples se mélangeaient. Il
citait des noms célèbres qui avaient atteint le firmament de la richesse, il en bavait
presque et des étoiles brillaient dans ses yeux.
« Ouais les gars, heu ! Regardez Rockefeller, heu ! Pullman, Vendesbites heu ! »
J’avais relevé le lapsus :
« Tu veux dire Vanderbilt le mec américain, le millionnaire des années 1870, celui qui
s’en est mis plein les poches avec les chemins de fer !»
Frédo fatigué de mes connaissances
« Tu nous récites un bouquin ou quoi ? »
« Mais non Frédo, juste un rappel ! La Pie ne se souvient même plus que c’est moi qui ai
raconté l’histoire des titans américains, d’après un bouquin que m’avait obligé à lire la
Ficelle, il voulait me faire rêver. Des mecs qui sont partis de rien et qui sont devenus
pour se faire pardonner, les philanthropes de l’Amérique »
La Pie reprit
« Ben justement ! Si c’est toi qui me l’a raconté c’est encore plus vrai que vrai, car c’est
pas si con, ils vivaient comme nous dans la merde et………. »
Il était parti dans un délire de mots qu’il bouffait à moitié et il parlait, il parlait sans savoir
si nous l'écoutions. Chacun était reparti dans son coin pendant les palabres de ce
Monsieur. Moi j'écrivais un poème sur un morceau de papier du genre: « le monde est
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pourri, il faut le changer » enfin dans ce style-là, en plus poétique quand même. Martine
s’appuyait sur mon épaule et lisait les mots que j’écrivais. La Ficelle démontait une
nouvelle fois le moteur de sa bécane. Frédo lui, se passait un coup de crasseux ou de
peigne, devant un morceau de glace brisée, retenu sur un poteau de bois par quelques
clous tordus. Jean B, en se grattant un ou deux boutons, avait le nez dans un magazine
où les pin-up dévoilaient leur charme à l'excitation du lecteur. Juju avait posé ses fesses
sur un éboulis de pierres, il jouait avec son cran d'arrêt, le plantant dans la terre, le
pliant, l'ouvrant et le replantant en recommençant la manœuvre dans des gestes
machinaux. Josy assise à ses côtés, ne quittait pas d'une mirette le visage de Juju et
d'une main inconsciente, elle caressait le dessus du crâne de Sac d'Os qui dormait à ses
pieds. Nadège s’intéressait de loin à la mécanique ou plutôt au mécanicien. Cécillia et
Julietta papotaient dans un coin, moitié français, moitié italien.
Pendant ce temps, la Pie parlait, jactait, déclamait enfin il nous faisait « chi.... ». Le voilà
qui nous nargue de ses illusions perdues, nous jetant dans la poubelle de ceux qui ne
pourront rien faire pour fuir ce monde médiocre.
« Vous voyez, bande de bouseux, heu loosers ! quand j’aurais gravi les marches de la
gloire, ouais ! La gloire le mec, car moi je vais réussir, j'passerais avec mon américaine à
rallonge pour vous en mettre plein la gueule, sans même un regard ! Ouais ! Une star,
une étoile, une lumière et vous, quand vous me verrez passer, vous en chierez dans
votre froc les glands !»
Remettant son peigne dans la poche arrière de son jean, Frédo en se retournant
nonchalamment lui balança :
« T’as raison du con, mais passe vite sinon on la fera péter ta caisse ! »
La Ficelle essuyant une goutte de sueur, se laissant une nouvelle trace de cambouis sur
le front, rajouta tout en se remettant à sa mécanique :
« Côté lumière, tu joues plutôt dans les clairs-obscurs et plutôt dans les obscurs que les
clairs, moi à ta place je viserai plus les égouts que les étoiles ! »
Cécilia qui tournait des fesses et bougeait la tête à contresens :
« T’auras pas une place pour moi mon prince »
Jean B refermant son magazine, de façon à garder bien au chaud ces jolies filles
dénudées, ironisa façon la Pie avec ces histoires sorties de la vulgarité :
« Vous connaissez l'histoire du tas de merde amoureux d'une étoile, et bien le tas merde
c'est la Pie ! »
Je levais mon crayon pour compléter l'histoire :
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« Ouais! je la connais, même que le tas de merde demande à l'étoile « petite étoile
pourquoi tu ne brilles pas sur moi ?» Et l'étoile lui répond « t'es qu'un tas de merde et tu
pues !» Moralité les étoiles se foutent des tas merde ! »
La Pie
« Bon ça va. Je reprends mon histoire, je passe avec ma caisse, je vous prends tous et
on s’barre sur la côte, ça vous va comme ça ? »
Puis il rajoute désabusé :
« On n'est pas que la merde les gars, regardez Dédé Lebreton, parti de rien et
maintenant, il a sa boîte de nuit, du fric, des nanas. Ca c'est géant ! »
Frédo glissait ses mains dans ses poches, (les poches « à la mal au ventre » comme
disait ma mère tellement elles étaient serrées), lui faisant face, jambes écartées tel un
cow-boy qui va dégainer, il dit sur un ton agressif :
« C'est une ordure ce mec, il est peut-être parti de rien, mais il finira en tôle, c'est un
maquereau, un escroc, un pourri qui pique le pognon des pauvres cons du quartier, au
lieu de prendre celui des bourges ! »
« Pourri, tu déconnes ! Quand je le vois, il me file un bifton de temps en temps, sans que
je le lui demande. Moi, ce mec je le suivrais partout, c'est une lumière ! »
Alors sortant de son néant, la voix fragmentée de Diogène se fit entendre :
« C'est une lumière ? Bah connerie ! Méfie-toi des lumières p’tit, tout ce qui brille n'est
pas or ! »
Il se redressa, ses os semblaient craquer, son regard se fit plus clair, il parcourait
l'assemblée avec une angoisse, comme une crainte, comme un danger qui pèserait sur
nous. Nous savions que Diogène se mêlait rarement à nos discussions, mais quand il le
faisait nous l'écoutions, il était un peu cette voix venue d'un au-delà qui n'était pas celle
de nos parents ou de nos professeurs ou même des flics. Cette voix n'était jamais un
commandement, mais un raisonnement sur un sujet, une philosophie personnelle qui
s'adressait à une assistance prolétarienne. Bien souvent, nous nous en moquions en
façade, mais il en restait toujours quelque chose en nous. Alors, quand l'oracle dissertait,
nous nous faisions silencieux, ses paroles nous semblaient prophétiques et nous
l'écoutions. Péniblement, il s'était assis, Sac d'Os que la voix de l'homme avait réveillé,
alla se coucher à ses pieds comme un disciple qui vient assister son maître.
S'essuyant d'un retour de main un coulis de nez, puis reniflant l'air nauséabond venu par
une brise légère de la décharge, il se laissa divaguer.
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« Petit, tu cherches dans la lumière ce qui se trouve à l'ombre, les chemins éclairés sont
ceux qui te mènent dans la vie de tous les jours. Ces petites lumières que tu ne vois
même pas, pourtant c'est celles qui sont-là plantées par les vieux débiles comme moi, de
génération en génération, pour que toi, p’tit con, tu suives ce chemin sans danger. »
Sac d’Os s'était redressé, attiré par un papillon blanc qui avait posé ses frêles pattes sur
une feuille de pissenlit. Diogène s'était tu. Il regardait l'animal ossifié qui reniflait avec
inquiétude l'insecte aux ailes feutrées. Le silence régnait. Nous ne savions pas quel
ange avait posé le calme en notre esprit. L'intrus papillonnant s'en alla vers d'autres
lieux, suivi par le museau de Sac d'Os qui effectuait des cercles au gré virevoltant de
l'insecte ailé. Sortant de sa poche un mégot sur lequel, en le regardant, il pensait tirer au
moins deux ou trois bouffées, il dit :
« Ca fait longtemps que ma lumière ne brille plus ! »
Il sortit de son autre poche son zipo qui brillait comme un sous neuf, seul luxe en sa
possession, le cliquetis bien spécial se fit entendre avant que la flamme vacillante
jaunâtre, au panache noir de fumée, vienne éclairer le visage que l'ombre de sa tignasse
et de sa barbe laissaient dans l'oubli. La vie avait tracé ses rides à coup de couteau, la
peau n'était que gerçures ou plaies, cette peau violacée plissait sous ses yeux aux
rougeurs vineuses, le corps semblait mort, mais l'homme n'était que pensées. Il alluma
ce bout de clope en se brûlant quelques poils et reprit :
« Regarde-moi mon gars »
Il redressa son visage et fixa la Pie.
« Moi aussi un jour j'ai vu cette lumière, celle qui vous attire, elle brillait comme une
étoile, je la voulais pour moi tout seul, mais plus je la voulais plus elle me brûlait le cœur,
l'âme et un jour, elle s'est éteinte, je me suis retrouvé seul avec moi-même, sans mon
ombre. Ne fait pas la même connerie ! »
Il baissa la tête et sa voix se fit plus feutrée :
« Ne regarde pas les lumières mais le chemin qu'elles éclairent, même si leurs éclats
attirent, elles t'aveugleront et tu ne verras plus la voie que tu dois prendre. Les lumières
sont là pour éclairées le chemin, celui tracé par les autres puis au bout, à l'orée de
l'ombre du néant car c'est là où est ta vie dans le noir de l'avenir, à toi de devenir une
lumière pour éclairer ton propre chemin. »
Comme le silence qui suit l'éclatement de la vague ou l'écume devient eau sage et glisse
sur le sable, chacun de nous avait dans le coin de l’œil une petite lumière qui éclairait cet
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homme qui nous disait : « la lumière est en vous et nulle part ailleurs, vous n'êtes pas de
la merde vous êtes chair et esprit »
Julien qui repliait son cran d'arrêt une dernière fois demanda à Diogène.
« Ta lumière Diogène, c'était pas une femme ?»
L'homme ne répondit pas, mais dans ses yeux passait un souvenir qui laissa ses pupilles
d'une humidité luisante.
Julien se pinça les lèvres, pour ne rien dire, en savait-il plus ?
Josy me voyant songeur me dit :
« A quoi tu penses le Piaf ? »
Surpris, sortant de mon miroir, je regardais Josy et après un court silence, je dis une
connerie genre cette fois plus poétique :
« Quand les pensées parlent, j'entends mon cœur qui bat »
J'eus un petit succès auprès des filles, Juju d’une voix rieuse
« Elle est de toi ou de Balzac c'est phrase de merde, Honoré? »
J’étais heureux, Julien était sorti de ses heures de ténèbres.
La Ficelle s’essuyant les mains dans un chiffon sale, voulait lui aussi jeter sa lumière :
« C'est pas une phrase de merde, c'est un aphorisme »
La Pie plié en deux :
« Le Piaf touché par un aphorisme venu de la planète Mars, illumine la terre de son
génie !»
Juju reprend :
« Mais le Piaf t'as pas trouver ça tout seul »
Jean B ne voulant pas être de reste rajouta :
« Il a pris un éclat de lumière dans la tronche »
La Pie qui réfléchissait pour une fois :
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« Des pensées qui parlent, ça je n'y avais pas songé mon cher Watson, si les pensées
parlent alors c'est plus des pensées du con !»
Jean B d'un coup de magazine sur la tête à la Pie
« C'est poétique du schmol !»
Mais malgré les diverses mises en boîte qui fusaient, je regardais Diogène qui d'un léger
sourire rayonnait d'affection. Alors je me levais et me mis au centre du cercle
d’intellectuels :
« Je vois ! Vous n'avez pas tout compris sur les paraboles de la lumière »
La Pie m'interrompit :
« Les para…quoi?, les parachutes, les parapluies, jacte-nous en français »
« La Pie tu me les casses »
Je reprends mon air intellectuel :
« Je vais vous raconter une petite histoire qui vous laissera moins con »
Frédo :
« Ouais! Une p’tite histoire du Piaf ça f’sait longtemps »
Jean B :
« Ouais! Au moins deux jours ! »
« Bande d'ignares, écoutez :
Un jour, un bateau revenant de sa pêche dans une nuit noire, en pleine mer ou le roulis
des vagues ferait dégueuler une colonie de vacances, le capitaine pinté comme une
huître, était tombé dans un coma brouillasseux. Restaient seuls un matelot et un
moussaillon à bord du navire, perdus dans cette mer tourmentée, ha! j'oubliais il y avait
aussi un papillon, pas comme celui de t’a l'heure, mais plutôt genre papillon de nuit qui
était monté à bord de ce rafiot par le hasard des vents. Le matelot ne savait pas se
diriger aux instruments, pas une seule étoile, le moussaillon lui disait
« On est perdu, on va mourir »
Le matelot lui répondit :
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« Tant qu’on est au-dessus de l'eau on n’est pas en-dessous moussaillon !»
Le papillon inquiet les écoutait parler. Il pensait :
« Je dois trouver une solution tout seul, sinon je suis perdu »
Le matelot cria « Là, regarde, fils de la mer ! » et de son doigt pointé il lui montrait une
lumière qui apparaissait et disparaissait au gré du roulis :
« C'est le phare de Capbreton, droit dessus »
Le papillon qui avait entendu se dit
« Une lumière, où ça ? Ha! Oui je la vois elle est très loin, tiens j'en vois une autre
beaucoup plus proche »
Une cervelle de papillon, c’est pas bien gros, alors il se mit à réfléchir :
« Si la lumière est plus près, plus forte et si la lumière est le chemin de la vie, autant
prendre celle-là, qui est la plus proche »
Alors le papillon fonça, sans plus réfléchir sur la lumière qui grossissait qui grossissait
aussi vite qu’il fonçait. Tout hilare il brayait :
« Je suis sauvé ! Je suis sauvé !»
La chaleur de la lumière qui se rapprochait, le rendait fou de joie. Pendant ce temps-là,
le matelot ne quittait pas des yeux ce rayon sans chaleur qui brillait sur la mer et
doucement le bateau se dirigeait vers le chemin qu'il montrait. Le papillon dans une folie,
aveuglé par l’éclat, alla se jeter contre cette lumière qui le brûla dans l'instant. Cette
lumière c'était une lampe tempête accrochée à un gréement qui se balançait, tandis que
le matelot, avec patience, alla vers le chemin que traçait le phare sur les flots. Ils furent
sauvés.
La moralité de l'histoire, bande d’arriérés mentaux, sauf toi Diogène
« Merci le Piaf, je te revaudrais ça ! »
Julien voulait savoir où j’allais en venir.
« Bon, arrêtez de jouer les fayots et termine ta parabole avant qu’il pleuve ! »
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« C’est Diogène qui vous l’a narré tout à l’heure : « Il ne faut pas regarder les lumières,
mais le chemin qu'elles nous montrent »»
La Pie en regardant Diogène :
« T’as narré quelque chose toi ! ah, tu veux dire, parler avec le nez !»
La Ficelle qui avait laissé sa machine, en pièces détachées, étalée sur un carton posé
au sol, me regarda la tête de travers et me dit :
« Bah ! Heureusement que tu nous expliques, on est tellement con mec, que l'on n'avait
pas compris ce que disait Diogène, tu nous prends pour des débiles ou quoi ? »
Josy prit ma défense :
« L'histoire est belle, si elle pouvait éclairer vos petites cervelles, ça serait pas mal »
Julien, comme à son habitude sceptique sur les paroles, conclut :
« Pour moi les mots ne sont que des mots. Lumière, esprit c'est du pareil au même, du
blablabla, car je peux te dire le contraire de ce que tu dis le Piaf, il vaut mieux être une
lumière qui attire, qu'un papillon qui se fait cramer »
« Mais c'est ce que dit Diogène Juju, sauf que l'on peut attirer, sans cramer, les gens qui
viennent vers vous »
« Mais c'est plus facile de trouver dans la lumière ce que tu cherches que dans l'ombre »
« Oui mais si ce que tu cherches, est dans l'ombre, tu ne le trouveras pas dans la
lumière »
Jean B tombant à la renverse
« Arrêtez les mecs, j’ai la tête comme une patate, vite Aspro Julietta, deux Aspro, deux
bisous pour un esprit fragile »
Julietta :
« Ca se voit mon pauvre, t’as la connerie qui ressort par tes boutons »
La Ficelle qui ne voulait pas être en reste envers Jean B :
« De réfléchir ça lui file la pression »
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La Pie interrogatif :
« Eh ben quoi ! La pression »
La Ficelle, sourire sadique de celui qui va dire un truc tordu :
« Pression, bouton, bouton-pression c’est drôle en tout cas c’est moins chiant que les
élucubrations de notre divin poète nommé le Piaf »
La boutade de la Ficelle avait laissé un froid ridicule.
Diogène se délectait de notre conversation stérile, Frédo las de nous voir tourner en
rond à propos de la recherche de la vérité dans l’ombre où la lumière trouva la solution :
« Si t’as pommé quelque chose dans le noir et que la lumière se trouve en face, c’est
pas compliqué, déplacez la lumière, bande de nases ! »
Tout le monde se mit à rire c'était bien vrai, pourquoi compliquer les choses quand on
peut faire simple. La nuit descendait avec lenteur mais elle descendait. La fameuse
lumière nous quittait et chacun d'entre nous allait rentrer dans son ombre.
C'était un des jours comme ça où il ne se passait rien, mais où nous étions ensemble. Le
monde au loin vivait, criait, pleurait, rigolait, nous, comme isolés sur notre île, nous
cherchions ce monde meilleur loin de nos rives, nous étions sûrs qu’il existait ou du
moins nous voulions le croire. Certains jours je me demandais si ce monde meilleur ne
vivait pas en nous, sur notre île, car uni par notre amitié et tant que cela durait, il ne
pouvait rien nous arriver, chez nous ici à
L’EST DES BENNES.
Chacun regagna sa maison ou son taudis, Julien suivit la Ficelle et Josy. Martine
remonta avec moi le long de la rive droite, elle me prit la main et me dit :
« Tu vois Yves, j’ai l’impression de rêver dans vos moments de délire et on est si bien
ensemble, que j’ai peur des jours à venir, car je crois que la vie nous séparera un jour, il
faut rester entre nous sinon le monde extérieur nous divisera »
« Laisse-béton Martine, tu me joues de la mandoline, moi rien ne me séparera de mes
potes »
Puis nous avons marché dans nos pensées. Devant ma porte elle me dit :
« A t’as l’heure après manger, à l’usine avec les autres »
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« Ouais comme convenu juste le temps de manger un casse-dalle c’est tout, notre
rencard est vers 7 h. ne l’oublie pas petite et change de tête, le monde va pas s’écrouler
avant ce soir ! »
LE CADEAU DU COEUR
Vers 7 h. du soir la petite troupe s’était réunie de nouveau sous un ciel qui n’avait pas
encore tiré sa première couverture de la nuit.
Nadège avait les yeux qui mangeaient la Ficelle, un coup du coin de l’œil, un coup les
yeux légèrement tournés, du genre je te regarde pas, mais je te vois quand même, c'était
bien simple ses mirettes faisaient la girouette en fonction des déplacements de
Lagaliche. Je mis un coup d'épaule à celui qui faisait mine de ne rien voir :
« Eh, Nadège, elle en pince pour toi ! »
« Ouais ! Mais moi je vois plus grand ! »
Je me détournais et dévisageais Nadège, je lui souriais naïvement, elle s'empêtrait un de
ses doigts aux ongles rouge vif, dans ses cheveux et les tortillaient en forme de
bouclettes. Mes yeux la mesuraient discrètement dans sa hauteur. Doucement
m'approchant de l'oreille de la Ficelle, je lui susurrais :
« Alors mon pote, faut que tu fasses dans la girafe ? »
« Connard, plus grand dans la fortune ! »
D'une voix de ténor, je commençais une phrase que nous répétions souvent ensemble
qu'il reprit avec moi, dès les premiers mots :
« La fortune n'a pas de cœur et le cœur n'a pas de fortune ! »
Nous nous tapions dans la main et continuions dans le genre de phrase ridicule
« Bonjour, comment ça roule ? »
« Bah! Avec des roues carrées mon pote ! »
Nadège voyant le peu d’intérêt que lui portait La Ficelle en cette soirée, décida avec les
autres filles de se promener dans le chemin derrière la rive droite celui qui longe les
champs. Frédo, Jean B et la Pie préférant la compagnie du sexe féminin, se joignèrent à
elles. Seule Josy était restée près de Julien.
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Josy s'était assise, sur le peu de verdure qu’offraient ses lieux d’abandons, aux pieds de
Juju et reposait sa tête sur ses genoux, fermant les yeux sur son amour. Julien caressait
doucement ses cheveux, mais son regard errait sous un nuage plutôt gris car ses yeux
s'assombrissaient de tristesse. Je m'étais installé près d'eux sur un tas de planches
empilées-là depuis des années et qui se rongeaient de moisissure.
« Hé Rodin ! Tu penses à Nicolas ? »
« Oui, à ça et à autre chose ! »
Il détourna sa tête vers moi, son nuage gris le suivait :
« Il y a des questions qu’il ne faut pas que l'on se pose, pourtant on n'arrête pas de se
les rabâcher en long, en large et en travers, elles reviennent là, toujours sans réponse.
C'est con, mais c'est comme ça, ça me bouffe, j'ai l'aigreur qui me ronge et la haine qui
me gangrène le cœur. »
« T’as dans tes yeux, le même regard que Solange, si je prononce le nom de Nicolas
c'est les grandes eaux, même ma mère qui connaît maintenant son amour, elle y va de
ses chagrins à reniflette. Quand elle voit pleurer sa fille, elle lui dit :
« Reste pas comme çà ! Faut bouger ! »»
Tout en parlant, j'imitais ma mère dans une caricature qui fit sourire Julien et Lagaliche
qui s'était joint à nous. Vu leurs sourires, j'en rajoutais une couche. Je me levais
trottinant en cercle, hochant la tête faisant semblant d'épousseter les meubles, car sa
manie de propreté tout le monde la connaissait enfin mes amis, eux la connaissaient :
« Ca serre à rien de pleurer, il faut être fort, la vie à ses souffrances, faut savoir les
supporter, prie le Seigneur et il t'aidera ma chérie ! »
J'extirpais de ma gorge un semblant de sanglots et essuyais une larme en tordant un
mouchoir imaginaire supposé imbibé de pleurs, puis, je me rassis en face de mes trois
amis.
« Oui elle est comme ça, dure de l'extérieur et tendre de l'intérieur. »
La Ficelle rajouta :
« Une vieille noix quoi ! »
Julien compléta la pensée de chacun et dans le fond, tendrement la mienne :
« Une casse noix plutôt ! »
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Nous souriâmes, c'est drôle nous devions à ma mère ce moment de détente, elle qui
était plutôt duraille au sourire, elle le provoquait chez nous. Je continuais sur Solange :
« Je voudrais lui faire plaisir mais je ne sais pas comment ? »
Josy quitta les genoux de Julien et de sa fine voix :
« Fais-lui un cadeau ! »
« Je voudrais bien, mais j'ai pas un radis et puis je n’ai pas d’idée? »
La Ficelle se leva d'un bond, comme un génie sortant de sa lampe magique :
« Quand on a un problème, y a qu'à demander à Bibi ! »
Il partit vers sa planque, à l'intérieur de l'usine, là où on ne devait jamais le suivre. Julien,
d'un trait de lumière :
« Il va te ramener une mobylette ! »
« Oh non ! pas ça ! »
Le voilà de retour, marchant avec la danse de Saint-guy et chantonnant, les mains
derrière le dos. Il s'asseya, me tendit les mains comme deux poings serrés et me dit :
« Dans quelle main ? »
Je lui tapais sur le poing gauche :
« T'as perdu mec, mais ta sœur a gagné ! »
Il ouvrit sa main droite en la retournant, dans le creux il y avait deux petites boucles
d'oreilles. Deux boucles aux anneaux couleur or, pour mon cœur ils étaient d'or,
accrochée à chaque boucle, une petite larme de verre ciselée, pour moi c'était des
diamants. Je regardais les yeux de Lagaliche qui brillaient d'amitié, les yeux de Josy et
de Juju s'attendrissaient à nos regards, la Ficelle me les tendit :
« Elles sont à toi mec ! Ou plutôt, elles sont à elle ! »
Je restais comme deux ronds de flan :
« J'sais pas quoi dire mec ! »
« Bah ! Ca m'étonne de toi le Piaf, t'inquiète pas pour la dépense, je les ai trouvé chez
pas cher, je les gardais peut-être pour Nadège, mais je crois qu'elles seront plus jolies
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aux oreilles de Solange. »
Josy qui vola au secours de Nadège :
« Ben, merci pour Nadège »
Et Lagaliche rétorqua :
« T'as déjà vu un cheval avec des boucles d'oreille toi ? »
Eclat de rire général, Josy s'abstenait :
« Bande de macho ! »
Je me levais et tendis mon bras vers le ciel au bout de mes doigts les deux boucles aux
larmes de verre se balançaient sous les derniers rayons de soleil et sous les premiers
rayons de lune, ses facettes scintillaient, toute la fortune du monde se trouvait dans ses
éclats d'amitié qui illuminaient mon âme.
Le soir tombait sur la route des Ornières et d'une âme poétique je rentrais chez moi avec
au fond de ma poche, un joyau d'affection. Le ciel se grisait doucement avec des lueurs
de bleu, annonçant la fin de la journée. Les mots se mettaient à broder dans ma tête,
des idées qui auraient fait rire toute la bande, mais je n'y pouvais rien, j'étais comme ça,
j'aimais être dans les songes, dans le rêve éveillé, dans mon nuage rose où la vie
devenait autre chose, alors je me racontais les sentiments de mon cœur :
« Oh ciel ! Lève ton voile de lumière sur les ombres de la vie, laisse passer les flots de la
mélancolie dans mon cœur ! »
Je faisais de grands gestes, comme pour laisser passer l’homme invisible puis, je
tournais sur moi-même et continuait ma prose à haute voix :
« Verse en moi la douceur du soir et n'assombrit pas cette joie éphémère !
Que les vents de la terre soufflent et repoussent cette vie haletante. Je me ferais démon
aux mains crochues pour arracher la misère qui pèse sur mes amis et toi frère de sang
qui n'a rien et ne demande que mon amitié, je te donnerai ma vie si tu me la
demandais »
J’avais porté mes mains sur mon cœur, j’embrassais le ciel avec mes yeux et j’accablais
je ne savais qui, de l’injuste sort que mon meilleur ami vivait :
« Pourquoi la foudre sur les innocents, déchire-t-elle d’un éclair, les fibres d’une vie déjà
faite d’injustice, pourquoi frapper si fort l’enfant aux mains ouvertes qui ne demande rien
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de plus que ses parents pour vivre, pourquoi ? Donnez-moi une raison pour lui dire,
continue à vivre mon vieux ça ira mieux demain. Mais demain il s’en fout c’est
aujourd’hui qu’il veut vivre, alors démerde-toi, trouve-moi une idée toi le Dieu de ma
mère ou quelqu’un d’autre, donne-moi une idée ! »
A cette pensée, je m'arrêtais de divaguer, le mot Dieu dans ma tête formait un point
d'interrogation et les mots dans ma tête me répondaient :
« Dieu, c'est la plus grosse carotte que l'homme ait inventé ! »
Je souriais, les réverbères s'allumèrent, le chemin m'était tracé vers la maison.
La porte se refermait derrière moi et je trouvais, assis à chaque coin du divan, les deux
êtres chers que ma venue n'avait guère troublés. La tête de mon père au front dégarni,
se cachait derrière son journal, celle de ma mère suivait les mailles de laine qu'elle
glissait sur de fines aiguilles à tricoter. Sur la table de la salle à manger ma sœur, la tête
penchée sur une feuille de papier, derrière le vase aux fleurs couleur printemps, écrivait
une lettre de plus à je ne sais quel Ministère ou Association pour demander des
nouvelles de Nicolas. Je m’annonçais par un salut sonore pour marquer ma présence
que personne ne semblait trouvée d’un intérêt capital, ce bonjour déclencha les
réflexions attendues :
Celle de mon père :
« C'est à cette heure-ci que tu rentres ? »
Celle de ma mère :
« Prends les patins et vas mettre tes chaussons, tu vas salir mon parquet ! »
Celle de ma sœur :
« Bonjour p’tit frère ! »
A la réflexion de mon père et de ma mère, j'avais froncé les sourcils, mais à celle de ma
sœur je fis un fin sourire de tendresse, accompagné d'un clin d’œil coquin. Elle continua
à aligner ses pleins et ses déliés comme des mots de détresse. Un seul composé de
trois lettres aurait suffi à exprimer son état d'âme :"S.O.S". Je m'approchais d'elle,
toujours sans ses fameux patins et mes lèvres allèrent goûter la froideur de sa joue. Ma
main chercha dans le fond de ma poche mon cadeau. Je le glissais discrètement sur sa
feuille de papier, sa main avait arrêté ses sinusoïdes, un peu surprise, ses cheveux se
balançant doucement, elle me regarda.
Je dis :
« Chut ! C’est pour toi, cadeau ! »
CHAPITRE VIII
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À L’EST DES BENNES
AUTOUR DE DIOGÈNE
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En mettant le doigt sur ma bouche, je lui fis comprendre de se taire en lui désignant les
parents qui ne se doutaient de rien, puisque nous étions légèrement masqués par le
vase où dormaient les fleurs les pieds dans l'eau.
Elle prit du bout des doigts chaque boucle et l'air étonné, me chuchota :
« Pourquoi ? »
J'approchais ma bouche de son oreille
« Je pense que si Nicolas était là, il te les aurait offertes, c'est de la part de Nicolas et
des copains ! »
Dans ses yeux brillèrent les bouts de verre, elle les prit dans le creux de sa main et se
leva. Elle se dirigea vers sa chambre et montant l'escalier, elle se retourna, je vis deux
larmes de diamant qui coulaient de ses yeux comme des boucles d’oreilles.
Je retenais les miennes et je pensais à Lagaliche, à Josy, à Julien qui étaient présents
dans l'émotion du moment.
Je l'accompagnais du regard, elle disparut en haut des marches et une voix maternelle
me ramena à la réalité de la vie quotidienne :
« Et les patins alors ! »
CHAPITRE VIII
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À L’EST DES BENNES
AUTOUR DE DIOGÈNE
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Le Reflet : Elle avait dans ses mains deux larmes de verre et à
ses yeux des larmes de peine. Ses larmes venaient glisser en
mon miroir pour s’endormir avec moi. Ce passé dont tu me
parles, le Piaf, est fait d’amour et de détresse, si ce passé est
le mien alors ces larmes sont à moi comme un souvenir qui
vient me chercher.
Le Piaf : Tout souvenir évoque d’autres souvenirs, ces larmes
éblouissantes qui blessent ton âme tu ne peux les retenir,
laissent-les errer aujourd’hui, un jour elles viendront peut-être
te chercher.

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