Klaus, Ethologue

Transcription

Klaus, Ethologue
KLAUS,
ÉTHOLOGUE CANIN
« Ethologue canin bac + 7 », annonça le jeune homme d’une voix grave et
agréablement modulée. C’était un garçon de 25-30 ans, petit et svelte,
habillé de noir, qui avait le maintien d’un danseur. Il était remarquable par
la finesse de ses traits, un regard brun foncé caressant, ombragé de longs
cils, un profil parfait, des lèvres charnues qui s’ouvraient sur un sourire dès
que des yeux se posaient sur lui. Son annonce provoqua un frémissement
autour de la table. Il y avait eu un projet de salon de coiffure, une reprise de
café restaurant, une création de boutique de mode franchisée, mais nul ne
possédait un bac + 7 ni ne connaissait la profession d’éthologue canin.
Sans se départir de son sourire, le jeune homme à bac + 7 poursuivit : « On
pourrait dire éducation canine mais l’éthologue fait appel à sa connaissance
des capacités propres à l’animal. Je l’observe dans le cadre familial et
j’instaure un dialogue, une sorte de médiation. C’est le contraire du
dressage. La plupart du temps le conflit provient d’un comportement
inadapté des maîtres ». Klaus détailla son parcours : études de philosophie,
psychologie et sciences de la vie. Ces longues études l’avaient occupé au
point qu’il n’avait eu qu’une seule expérience professionnelle, de six ans
tout de même : la direction d’un hôtel Campanile. « Je vais avoir 40 ans »
annonça-t-il en conclusion. Nouveau murmure de surprise. La stagiaire qui
lui faisait face (bac + 3 seulement) s’appelait Sophie, voulait ouvrir une
galerie d’Art et le regardait avec curiosité. Lorsque leurs yeux se croisèrent,
ils surent qu’ils avaient sympathisé.
Le rituel du tour de table terminé, on passa directement au plat de
résistance du stage de créateur d’entreprise : comptabilité et gestion.
À la sortie du cours Klaus et Sophie cheminèrent ensemble en direction du
centre ville. Lui, habitait à 500 mètres, dans un appartement HLM. Il
l’invita à prendre un thé. La pièce principale comportait : quatre matelas au
sol, habillés de noir, comme lui, une chaîne stéréo, une gravure au mur, un
paravent et sur une table basse sur laquelle trônait un service à thé japonais.
-« Décor Zen, approuva Sophie ».
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Klaus ouvrit la porte de la cuisine et lui présenta son chien, un berger
allemand qui attendait sagement, coincé entre le mur et la cuisinière à gaz.
L’espace exigu obligeait l’animal à effectuer une manœuvre en marche
arrière avant de pouvoir amorcer un demi tour. Klaus parlait sur un ton
enjoué : « As-tu fait l’expérience ? Dès que tu te promènes avec un chien,
les gens t’adressent la parole, te racontent leurs histoires de chien, c’est un
formidable vecteur de communication. Dans mon cas, expliqua-t-il, mon
chien est aussi mon sujet d’expérimentation et mon associé pour les contacts
commerciaux ». Le projet d’entreprise de Klaus laissait Sophie dubitative
mais qu’importe ! Le personnage était charmeur, doux, volubile à souhait.
Après le thé, il la raccompagna avec son chien, au centre ville. Sur le trajet,
il salua son médecin qui était sur le pas de sa porte, le médecin lui proposa
de s’arrêter à son retour.
Dès le deuxième jour de stage Klaus et Sophie s’installèrent côte à côte. Elle
se distinguait par un manque d’élégance. Sa silhouette un peu lourde se
tapissait sous une couleur taupe uniforme, de la pointe de ses cheveux en
épis à ses chaussures de marche à lacets. Lui était mince, sautillant, rieur, un
rien précieux, attentif à son apparence et à ses effets. L’invitation au thé se
renouvela. - « Un demi pression serait bienvenu par cette chaleur », avaitelle suggéré, mais il avait refusé, précisant qu’il avait peu de moyens pour
vivre et qu’il économisait chaque mois sur son RMI pour s’acheter une
vieille 2CV qu’un garagiste lui réservait. Il ne s’autorisait donc aucun
superflu. Il en vint très vite aux confidences : « Je n’ai pas le moindre
diplôme. L’année de mon bac, entre ma mère et moi c’était la guerre. En
juin, juste avant les épreuves, j’ai fugué de la maison en empruntant la
Mercédès de mon beau-père. Ma mère avait toujours refusé de me révéler le
nom de mon vrai père, un allemand, c’était tout ce que j’en savais. Cela
tournait à l’obsession dans ma tête. Était-il vivant ou mort, marié ou
célibataire, estimable ou non ? A-t-il été informé de mon existence ou du
fait que ma mère attendait un enfant de lui ?
Ma fugue m’a conduit de Strasbourg à Perpignan, en compagnie d’un
assistant de philosophie de l’Université, de dix ans mon aîné. Le voyage a
comporté des haltes, des fumettes et des soirées alcoolisées. Mon beau-père,
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alerté par la police, a récupéré sa voiture la semaine suivante, encastrée dans
un platane sur la route de la mer. Nous en étions sortis indemnes. Je venais
d’avoir dix huit ans. Walter était le nom de mon premier amant. À notre
retour, en octobre, nous nous sommes installés chez lui. Je ne faisais rien,
j’allais écouter son dernier cours de philosophie en fin de journée, à la fac.
Ensuite nous traînions dans les cafés ou les réceptions chez les amis
jusqu’au petit matin. À son contact j’ai acquis un vocabulaire, une teinture,
un vernis. Mais je m’épanouissais plutôt au cours de nos soirées arrosées.
Nous avons vécu ensemble trois années. Trois ans c’est la durée moyenne
du désir qui lie deux êtres, d’après W.Reich. Le désir assouvi, j’ai été repris
par l’idée fixe de retrouver mon père et je suis retourné harceler ma mère.
Son mutisme exacerbait mon imagination. Mon père était-il un nazi
repenti ? Un juif ou un communiste disparu ? Un homme d’affaire en vue ou
un politicien ? Un détenu de droit commun ? Que s’était-il passé entre eux ?
- Histoire d’amour, viol ? Tout était possible. Je décidai d’aller m’établir à
Berlin et d’apprendre l’allemand. Une manière symbolique de me
rapprocher de mes sources. Pourquoi Berlin plutôt qu’Hambourg ou
Dresde ? À Berlin, j’ai appris l’Allemand dans les boîtes de nuit et vécu de
rencontres. Un psychanalyste Jungien est tombé amoureux fou de moi nous
avons vécu ensemble 4 ans, j’ai complété ma formation à ses côtés. Tu
vois, 7 ans d’études par procuration après le bac.
Sophie aimait bien ce Klaus très « commedia dell’arte », d’une gaité
inépuisable, qui vivait de la providence comme les des oiseaux du ciel.
Curieusement il était assidu au stage, premier arrivé tous les matins, il
aimait étonner en défendant son projet d’installation de cabinet d’éthologie
canine. Sophie en percevait le flou. À Paris, peut-être, pensait-elle, mais
dans cette ville du midi où on achève bien les taureaux, qui se soucierait du
confort psychologique de son animal de compagnie ? N’était-ce pas un jeu,
un leurre, une solution pour passer quelques mois en stage, en l’attente
d’autre chose ? En privé, à l’heure du thé, l’habit de gaité de Klaus se
froissait par instants. Il lui avait montré ses deux rayonnages de crèmes et
d’onguents destinés à raffermir le derme, retarder les rides autour des yeux,
du cou, ses masques, ses massages. Un vrai salon d’esthétique à domicile !
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Les 40 ans qu’il allait atteindre représentaient pour lui une ligne frontière
infranchissable. Il peinait à imaginer un avenir avec rides et cheveux blancs.
Au sujet du refus d’alcool, il avoua à Sophie que la question budgétaire
n’était pas le motif. Il avait suivi plusieurs cures de désintoxication. Il ne
pouvait plus cette fois, se permettre de replonger. Il sélectionnait ses amis
sur le critère de leur capacité à le soutenir dans sa lutte contre la tentation. Il
lui demanda de faire partie de son cercle. Un dimanche, elle fut invitée à
une réception. Il y avait la responsable du service social départemental, une
femme qui avait avec lui une relation de marrainage, un copain qui gérait
un hôtel (proche du sien pendant ses six ans de vie professionnelle), sa
voisine de palier qui lui vouait une admiration sans borne et faisait
bénévolement son ménage, un couple d’éleveurs de chiens. C’était sa garde
rapprochée. Un second cercle ,plus intime, veillait sur lui de loin. Il montra
à Sophie la photo récente d’un garçonnet, son fils. Il ne l’avait jamais vu.
Tous ses amis connaissaient l’histoire. Il y a 7 ans, à Strasbourg, il a épousé
la directrice de l’hôpital qui l’avait accueilli pour une nième cure de
désintoxication, ils ont eu cet enfant. La rechute a suivi la cure. Il est devenu
violent. Sur l’injonction de sa mère et de sa femme unies, il est parti, loin.
- « J’ai failli voir mon fils l’an dernier. Ma femme m’avait promis de
m’attendre à la gare de Strasbourg. À mon arrivée, personne. Je suis sorti de
la gare et soudain je me suis senti épié. Je l’ai aperçue, cachée derrière une
porte d’entrée d’immeuble. Elle voulait s’assurer de mon état avant de se
manifester. Nous nous sommes promenés deux heures dans la ville. Elle a
estimé qu’il était prématuré de me présenter notre fils. Pour l’instant
l’enfant croit que son papa fait un grand voyage ».
De thé en thé, Sophie découvrait les détails d’un parcours fait de brusques
rechutes et de longues rémissions. Sur la durée de sa vie, il avait bu moins
de cinq ans, en cumulant les diverses phases. Il ne buvait pas pour le goût,
ni pour la compagnie, il s’alcoolisait méthodiquement, poussé par une sorte
de Dieu sans nom qui le pénétrait par tous les pores. « Cela commence par
une impatience dans toutes les parcelles de mon corps, une impatience sans
objet. Puis je me sens habité par un tiers. Un autre moi-même, tentateur.
L’intestin, le foie réclament leur dû, le cœur palpite... l’air manque aux
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poumons, un vide se creuse en moi, un vide qui demande à être comblé. Il
faut résister. Je demande secours à mon médecin et à mon entourage. Cette
année j’ai une motivation très forte. Mon ami de Paris ne doit rien savoir de
mon passé, c’est une relation tendre que je tiens à protéger. Il va revenir
pour ses congés d’été, comme l’an dernier, j’en suis heureux ». Le stage de
créateur d’entreprise touchait à son terme. Sophie perçut une fébrilité
grandissante chez Klaus. Était-ce la perspective de passer à l’action ? Celle
du chômage ? Celle de ne plus avoir l’obligation de se lever chaque matin à
heure fixe ? Matériellement, Klaus n’avait pas besoin de travailler, il
cumulait des fins de droits de l’ASSEDIC dans une région voisine, ayant
conservé une boite aux lettres chez son copain hôtelier, et le RMI ici. S’y
ajoutaient les allocations logement et divers avantages. Cela faisait une
petite rente. De toutes façons, sa santé ne lui aurait pas permis de soutenir
un rythme de travail. Il était atteint d’une hépatite.
Sophie a ouvert sa galerie d’Art. Elle n’a plus le temps d’aller prendre le thé
chez son ami. Elle reçoit régulièrement sa visite. Elle le sent désemparé et
nerveux. Il manifeste des exigences d’enfant gâté. Un matin à sept heures il
a besoin qu’elle emmène d’urgence son chien chez le vétérinaire, le
lendemain, toutes affaires cessantes, il veut s’initier au traitement de texte
sur son ordinateur. Il lui complique la vie. Elle prend ses distances. Une
semaine sans le voir la repose.
Subitement il l’appelle. Il vient d’apprendre le décès de sa mère. Il répète en
boucle qu’il veut la suivre dans le trou en pleurant. Sophie annule un
rendez-vous pour lui rendre visite. Il n’a pas mangé de la journée. Elle va lui
acheter des provisions. Elle le trouve prostré. Sa voisine qui possède un
double de ses clefs entre chaque matin, nettoie les vomissures, jette les
bouteilles de vodka vides et le laisse endormi. Le médecin, alerté par elle,
lui rend visite tous les jours.
Une semaine plus tard encore, Klaus appelle Sophie. Elle accourt. De loin,
elle aperçoit au pied de son immeuble un vieillard loqueteux et désarticulé.
Au moment où elle le croise, l’individu s’accroche à ses manches en
titubant, elle recule d’effroi. Une peau jaune et flasque pend autour du
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visage de l’épouvantail, vêtu d’un pantalon de survêtement informe et d’un
tee-shirt souillé de vomissures. La peur qu’elle éprouve déclenche de
l’agressivité chez le sujet. À quelques pas, elle reconnaît le chien apeuré qui
cherche à prendre ses distances avec ce mort-vivant. Horreur, l’épouvantail,
c’est Klaus ! Il essaye de parler mais n’articule pas. « Pauvre homme »
lâche un voisin en passant. Klaus insiste pour qu’elle monte chez lui, elle le
suit la peur au ventre. Des bouteilles d’alcool à brûler s’alignent dans le
salon ; maintenant il s’approvisionne à la droguerie. Les messages laissés en
souffrance sur son répondeur proviennent de sa femme (qui l’attend pour
les obsèques de sa mère) et de son ami parisien, de plus en plus inquiet du
silence. Le médecin vient lui faire sa piqure quotidienne. Sophie évoque
l’hospitalisation. Klaus ne veut pas. Le médecin précise que l’hôpital refuse
de le recevoir. Sophie repart. Dans la rue, elle constate que le chien la suit à
distance. Elle le renvoie d’un geste autoritaire, il exécute un demi-tour. Dix
minutes après le chien est derrière ses talons, en centre ville, au pied de son
immeuble. Elle le fait monter dans son appartement en attendant de prendre
une décision. Le téléphone sonne. Klaus « Voleuse de chien » discerne-telle à travers la voix poisseuse, d’une vulgarité qui ne peut pas
correspondre à Klaus. Vite, elle redescend avec le chien et le ramène. Quand
la porte s’ouvre, Klaus s’agrippe au chien qui entre résigné. « Voleuse de
chien » répète la voix empâtée. Elle repart affolée. Le lendemain matin, la
voisine de palier trouve Klaus mort, dans son salon. Constat médical,
scellés, témoignages, démarches.
Deux jours plus tard, au funérarium, un rassemblement de personnes sans
liens les unes avec les autres se présentent mutuellement. Son épouse, une
femme énergique, a pris toutes les initiatives et va ramener le cercueil làhaut, à Strasbourg, dans la tombe de sa mère. Sophie reconnaît la
responsable du service social départemental, l’homme qui gère un hôtel, la
voisine de palier, le couple d’éleveurs de chiens qui récupèrera l’animal. Un
inconnu navré se présente : son ami parisien. « C’était un garçon délicat,
fidèle, discret et d’un tempérament si joyeux ! » murmure-t-il en forme
d’épitaphe. Il n’avait jamais rien su ni soupçonné de l’état de Klaus qu’il
fréquentait depuis deux ans.
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