Octobre 2014 - vol.26, no 3
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CONDITIONS DE PUBLICATION Toute personne intéressée à soumettre un article au Comité de rédaction doit en faire parvenir la version définitive, sur support papier ou électronique, avec ses coordonnées, au rédacteur en chef, au moins 60 jours avant la date de parution, à l’adresse suivante: Cahiers de propriété intellectuelle Rédacteur en chef Centre CDP Capital 1001, Square-Victoria – Bloc E – 8e étage Montréal (Québec) H2Z 2B7 Courriel: [email protected] L’article doit porter sur un sujet intéressant les droits de propriété intellectuelle ou une question de droit s’appliquant à de tels droits. Les articles de doctrine ne doivent pas dépasser 50 pages dactylographiées, sans les notes; les textes relatifs à des commentaires d’arrêts, à de l’information et à de la législation ne doivent pas être de plus de 20 pages dactylographiées. Les textes doivent être en langue française, dactylographiés à double interligne sur format 21 cm x 28 cm (81 2" x 11"). Le texte sur le support électronique ne doit être justifié à droite et il doit être aligné à gauche; aucun code ne doit être employé et l’auteur doit indiquer le type d’appareil et le programme utilisés. Les notes doivent être consécutives et reportées en bas de page. Les articles de doctrine doivent être accompagnés d’un résumé en langue française, libre à l’auteur de joindre une version anglaise. Les titres de volumes et de revues, les décisions des tribunaux, ainsi que les mots et expressions en langue autre que le français doivent être en italiques; les articles de revues doivent être cités entre guillemets. Enfin, il est inutile d’apposer les guillemets pour les citations en retrait du texte. L’auteur conserve son droit d’auteur mais accorde une licence de première publication en langue française, pour l’Amérique du Nord, accorde à la revue et à l’éditeur de même qu’une licence non exclusive de diffusion sur le site Internet des C.P.I. L’auteur est seul responsable de l’exactitude des notes et références ainsi que des opinions exprimées. Les Cahiers de propriété intellectuelle, propriété de la corporation Les Cahiers de propriété intellectuelle inc., sont édités par cette dernière. Ils sont publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc. Les Cahiers peuvent être cités comme suit: (volume) C.P.I. (page). Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 606, rue Cathcart, bureau 810, Montréal (Québec) H3B 1K9 (Tél. : (514) 288-1664; Fax : (514) 288-1669). © Les Éditions Yvon Blais, 2014 C.P. 180 Cowansville (Québec) Canada Tél. : 1-800-363-3047 Fax : (450) 263-9256 Site Internet : www.editionsyvonblais.com ISSN : 0840-7266 Publié trois fois l’an au coût de 234,95 $. Pour tout renseignement, veuillez communiquer avec Les Éditions Yvon Blais, 75, rue Queen, bureau 4700, Montréal (Québec) H3C 2N6, tél. : (514) 842-3937. Pour abonnements : 1-800-363-3047. CAHIERS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE INC. CONSEIL D’ADMINISTRATION Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Louise BERNIER, professeure Faculté de droit Université de Sherbrooke Laurent CARRIÈRE, avocat Robic, Montréal Rédacteur en chef des CPI Florence LUCAS, avocate Gowlings, Montréal Vice-présidente des CPI Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Hélène MESSIER, avocate directrice générale COPIBEC Montréal Hilal EL-AYOUBI, avocat Fasken Martineau Dumoulin Montréal Annie MORIN, avocate ArtistI Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure Section de droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Présidente des CPI Daniel PAUL, avocat Vice-président – Affaires juridiques CGI Montréal Marie-Josée LAPOINTE, avocate BCF, Montréal secrétaire trésorière des CPI Rédacteur en chef Laurent CARRIÈRE Comité de rédaction et comité de lecture Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Louise BERNIER, professeure Faculté de droit Université de Sherbrooke Laurent CARRIÈRE, avocat Robic, Montréal Rédacteur en chef des CPI Florence LUCAS, avocate Gowlings, Montréal Vice-présidente des CPI Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Hélène MESSIER, avocate directrice générale COPIBEC Montréal Hilal EL-AYOUBI, avocat Fasken Martineau Dumoulin Montréal Annie MORIN, avocate ArtistI Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure Section de droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Présidente des CPI Daniel PAUL, avocat Vice-président – Affaires juridiques CGI Montréal Marie-Josée LAPOINTE, avocate BCF, Montréal secrétaire trésorière des CPI Comité exécutif de rédaction Louise BERNIER Laurent CARRIÈRE Mistrale GOUDREAU Comité éditorial international Bassem AWAD, Ph.D. Chef magistrat, ministère égyptien de la Justice consultant, Département de la Justice de Abu Dhabi Al Ain, Emirates of Abu Dhabi Professeur Nicolas BINCTIN Professeur agrégé de droit privé Faculté de droit, Université de Poitiers – CECOJI France Jacques DE WERRA, professeur Faculté de droit, Université de Genève Genève, Suisse Jane C. GINSBURG, professeure, Columbia University School of Law New York, États-Unis Mistrale GOUDREAU, professeure, Secrétaire du comité Section de droit civil Université d’Ottawa Teresa GRZESZAK, professeure Faculté de droit Université de Varsovie, Pologne Lucie GUIBAULT, avocate Professeure associée Instituut voor Informatierecht, Amsterdam, Pays-Bas Tomoko INABA, avocate Infotech Law Offices Tokyo, Japon Jacques LABRUNIE, avocat Gusmao Labrunie Sao Paulo, Brésil Marshall LEAFFER, professeur Maurer School of Law, Indiana University Bloomington, États-Unis Dr Fransumo LEE Conseil en propriété intellectuelle Cabinet ORIGIN Séoul, Corée du Sud Stefan MARTIN, membre des Chambres de recours Office de l’harmonisation dans le marché intérieur Alicante, Espagne Victor NABHAN, Président de l’ALAI Internationale, professeur étranger OMPI Paris GianLuca POJAGHI, avocat Studio Legale Pojaghi Milan, Italie Antoon A. QUAEDVLIEG, avocat et professeur Faculté de droit Université catholique de Nimègue Nijmegem, Pays-Bas Alain STROWEL Avocat et professeur de droit Université Saint-Louis et UCLouvain Bruxelles, Belgique Paul Leo Carl TORREMANS, professeur, School of Law, University of Nottingham Nottingham, Grande Bretagne Silke von LEWINSKI, chercheure Chef de département Max-Planck Institute for Intellectual Property Münich, Allemagne PRÉSENTATION Language is protean, always giving new smoothness and ambiguity to old precise terms 1. Lo repito : basta que un libro sea posible para que exista. Sólo está excluido lo imposible 2. Oui, c’est vrai que la vie est une chaîne de morts, déclara le poète. Ce sera bientôt mon tour. Qu’est-ce qu’il y a comme dessert 3 ? Un nouveau numéro, une nouvelle présentation4. On pourra ergoter longtemps sur l’injustice de l’ordre alphabétique5, l’ordonnancement6 par les signes de l’alphabet, mais cette façon de procéder évite des crises d’angoisse7. 1. C’est ce que dit Thorax à Fleurie Spockett qui lui répond « It’s bald face lying. » Brooke McEldowney [2013-06-09] 9 Chickweed Lane (United Features Syndicate) en ligne : <http://www.gocomics.com/9chickweedlane/2013/06/09>. 2. Jorge Luis Borges, La bibliotheca de Babel (1941), note 1. [Trad Nestor Ibarra : « Je le répète : il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe. Ce qui est impossible est seul exclu. »] 3. Christine Monat, « Le poète sauvage à Paris », dans Ridicule (2014) 142 Moebius 79 à la p 85. 4. Honte ! Honte ! Des lecteurs attentifs se sont gaussés de la typo trouvée dans la note 28 de ma présentation du numéro de mai 2014 des CPI. Bien sûr, il fallait lire ziroboudons, ces « grands sages qui dirigent la ville » d’Hallucinaville dans le monde de Rêverose. J’en ai été tarazimeboummé. Pieds nus, en chemise et la corde au cou, j’ai fait pénitence en relisant toute la série Olivier Rameau de Dany et Greg et en méditant sur l’inconséquence de transmettre une présentation à l’éditeur à trop court délai pour permettre une relecture des épreuves. 5. Voir par exemple, « L’ordre immuable de la naissance. Le béaba de l’iniquité ! » (6 décembre 2009, Le Huffington Post, en ligne : <http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2009/12/06/1826860_le-dernier-privilege-de-naissance.html>. À ne pas confondre avec la préséance, qui fait l’objet d’une autre polémique comme en atteste, par exemple, Felix Brandt, « Author ordering » (7 novembre 2013), Turing’s Invisible Hand, en ligne : <http://agtb.wordpress.com/2013/11/07/author-ordering/>. IX X Les Cahiers de propriété intellectuelle Donc, savamment classés par ordre alphabétique pour chacune des sections Articles, Capsules et Comptes rendus8, voici ce que contient ce 79e numéro. Les articles retenus9 On retrouve quatre articles de fond, tous touchant aux droits d’auteur mais aussi au droit des brevets et des marques : • les droits de propriété intellectuelle face à l’impression 3D10, sujet d’actualité s’il en est11 ; • une revue décennale de la jurisprudence africaine12 dans le domaine de la PI, sujet particulièrement d’intérêt pour l’espace OHADA13 ; 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. Attesté depuis l’âge de bronze mais généralisé à compter du XIIIe siècle, nous enseigne Wikipedia, en ligne : <http://fr.wikipedia.org/wiki/Classement_ alphab%C3%A9tique>. « Mais les choses ont commencé à vraiment se corser quand Lucie Bélanger, directrice de la revue, me rappela dans un courriel que je devais maintenant penser à l’ordre des textes à paraître dans le numéro. Je me suis senti un peu ridicule dans cette tâche. Ordonner les textes selon quels critères ? Devant ce problème abstrus et pour me donner des sources méthodologiques idoines, je suis allé relire la totalité des textes logico-mathématiques de Bertrand Russell, que j’avais pris soin d’apporter avec moi en vacances. Ça aide. » François Lepage, « Présentation », dans Ridicule (2014) 142 Moebius 7. Nom masculin qui, contrairement à « compte-tour », ne demande pas le trait d’union. Ce signe graphique d’unité lexicale qui, comme on le sait est apparu, dans un texte français, dès 1530 chez l’imprimeur Robert Estienne. [Merci Maurice Grevisse pour les notes historiques de votre Bon usage.] Et oui, certains articles sont soumis aux CPI mais ne passent pas les caps du comité de lecture et de la révision externe. Ce fut d’ailleurs une leçon d’humilité pour beaucoup de « soumissionnaires » pour ce numéro et ce qui explique également un nombre plus important qu’à l’habitude de capsules. Re-note de la rédaction : tous les articles et capsules sont soumis à une évaluation à double anonymat. Monika Chmielewska, maintenant étudiante à l’École de formation professionnelle du barreau du Québec à Québec. Quoique récurrent dans le monde de la bédé et de la science-fiction : Scott Adams avec son Dilbert (2012-11-04), Cartoonstock <http://www.cartoonstock.com/directory/numbers/3d_printers.asp>, Hergé et son Tintin et le Lac aux requins (1973), Seron et ses Petits hommes dans Le peuple des Abysses (1979) et même, Superman et Batman qui, dans la forteresse de la solitude, mettent au point un réplicateur 3D « This camera will make perfect 3-D replicas of anyone instead of flat pictures » (1964) [gardez-nous d’un double de Robin] et Superman qui utilise un créateur de bustes 3D pour des cadeaux de mariage « It’s a processing machine which creates busts from photo-images » (1964), ces deux derniers légèrement en avance sur les réplicateurs et synthétiseurs de Star Trek (1966-1969). Laurier Ngombé, docteur en droit, avocat à la Cour d’appel de Paris L’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) a été créée par le Traité relatif à l’harmonisation du droit des affaires en Afrique Présentation XI • une comparaison14 sur le droit américain to perform the copyrighted work publicly et le droit canadien de communication au public, par télécommunication, une œuvre par le biais des diverses affaires et instances américaines Aero15 ; • un retour sur la nature et les fondements de l’immunité de la Couronne16, avec application au droit d’auteur17. Les capsules18 Au programme de la jurisprudence québécoise, canadienne, européenne et française : • la mise en œuvre d’une clause d’exclusivité prévue dans un bail commercial, un commentaire19 du jugement Curves c Énergie Cardio20 de la Cour supérieure du Québec ; 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. signé le 17 octobre 1993 à Port-Louis et révisé à Québec le 17 octobre 2008. Ce traité a pour principal objectif de remédier à l’insécurité juridique et judiciaire existant dans les États parties par un droit unifié d’inspiration civiliste. Dix-sept pays en sont membres, surtout de l’OAPI mais aussi de l’ARIPO : le Bénin, le Burkina-Faso, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, les Comores, le Congo, le Gabon, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Guinée-Équatoriale, le Mali, le Niger, la République centrafricaine, la République démocratique du Congo, le Sénégal, le Tchad et le Togo. Ce qui a aussi permis à votre rédacteur en chef de découvrir les joies de la consultation des bases électroniques de jurisprudence de ces régions et la raison d’une déferlante de monographies sur le sujet. René Pepin, professeur, Faculté de droit, Université de Sherbrooke. Culminant avec American Broadcasting Cos Inc v Aereo Inc, Fka Bambooms Labs, inc, 134 S Ct 2498 (2014). « Uneasy lies the head that wears a crown » de déclamer Henry IV dans William Shakespeare, King Henry the Fourth – Part II (1597), Acte III, scène 1. Plus sérieux que le Un shampoing pour la couronne (Lausanne, Publishing & Copyright, 1974) de Cosey (Bernard Consenday, dit) et al. « God save the Queen ! » eussent dit en dernière case les personnages d’Edgar P. Jacobs, La marque jaune (Bruxelles, Lombard, 1954), à la p 68. Han-Ru Zhou, professeur adjoint (droit public), Faculté de droit, Université de Montréal. Mais d’où vient cette acception bien particulière aux CPI ? Après tout, une capsule c’est, nous enseigne Le Petit Robert 2015 « 1. Formation anatomique qui a une disposition en enveloppe. 2 Petite enveloppe de cuivre dont le fond est garni de poudre fulminante. 3 Calotte de métal qui sert à fermer une bouteille. 4 Enveloppe soluble de médicaments. 5 Habitacle, élément récupérable d’un vaisseau spatial ». À la réflexion, c’est un peu de tout cela que participent les capsules et, avouons-le, fidèles lecteurs, le terme est bien plus imagé que « note », « notule », « chronique » ou « commentaire » ! Catherine Bergeron, avocate et agente de marques de commerce, associée chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 403-9971 Canada inc c Place LaSalle Property Corporation, 2014 QCCS 3153 (2014-07-02). XII Les Cahiers de propriété intellectuelle • la contrefaçon de marques par de la publicité comparative illicite (ne pas indûment tirer profit de la notoriété attachée à une marque, ne pas présenter le produit comme l’imitation d’un autre et tutti quanti21), un résumé22 de l’affaire française PirateParfum23 ; • les limites de l’approche technique de la reproduction dans le cas des copies sur écran et copies en cache au regard du droit d’auteur24, une discussion de l’arrêt Meltwater de la Cour de justice de l’Union européenne25 ; • la délicate question de la déchéance des droits pour dégénérescence d’une marque26, un commentaire de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire des petits pains « Kornspitz »27 ; • une analyse28 des trois arrêts RAMIPRIL29 de la Cour d’appel fédérale du Canada qui précise les circonstances dans lesquelles un fabricant de médicaments génériques qui cherche à obtenir une approbation pour la mise en marché d’un médicament peut réclamer à titre de dommages les profits qu’il aurait tirés de la vente de ce médicament, n’eût été le délai engendré par une procédure judiciaire intentée par la compagnie innovatrice30 ; • un retour31 sur deux jugements du Tribunal de grande instance de Paris mettant en vedette des sites spécialisés dans la vente 21. Plus intello qu’un etc. ! 22. Nicolas Bronzo, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, Centre de droit économique. 23. Lancôme Parfums et Beauté & Cie c Pin, Tribunal de grande instance de Paris, 3ème chambre, 3e section, 11 avril 2014, no RG 12/02594. 24. Guillaume Busseuil, maître de conférences en droit privé, Université de Bourgogne. 25. CJUE, 5 juin 2014, Public Relations Consultants Association Ltd c Newspaper Licensing Agency Ltd, aff C-360/13. 26. Lucie Lalot, titulaire du CAPA et étudiante au sein du Master 2 Droit des créations numériques (Universités Paris-Sud XI et Paris I Panthéon-Sorbonne), alors en stage chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 27. Backaldrin Österreich The Kornspitz Company GmbH c Pfahnl Backmittel GmbH, CJUE 6 mars 2014, aff C-409/12. 28. Jason Moscovici, avocat chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 29. Teva Canada Inc v Sanofi-Aventis, 2014 CAF 67 (2014-03-14), Apotex Inc c Sanofi-Aventis, 2014 CAF 68 (2014-03-14) et Sanofi-Aventis c Teva c Canada Limitée, 2014 CAF 69 (2014-03-14). 30. Ouf !, une analyse dont on retiendra les conclusions claires pour des arrêts pas toujours faciles à décrypter. 31. Nicolas Pelèse, conseil en propriété intellectuelle chez Germain & Maureau (Paris). Présentation XIII d’articles de déstockage à un public restreint et parrainé : la première affaire en annulation de la marque verbale française VENTE-PRIVEE.COM au motif que celle-ci serait dépourvue de caractère distinctif en relation avec des services de vente au détail32 et la seconde portant sur l’usurpation de marques et le parasitisme du fait de l’enregistrement sans droit de noms de domaines par trop semblables aux marque et nom de l’entreprise33. Les comptes rendus Il faut se féliciter de nos bonnes relations avec les éditeurs d’ouvrages juridiques, pourvoyeurs de matériel pour cette section, comme en témoignent ces deux comptes rendus de Laure Lalot34 : • L’e-gouvernement et la protection de la vie privée – Légalité, transparence et contrôle35 ; • Le droit à l’image36. Perlier Ça ne manque pas : une lecture de mémoires, procédures, transcriptions et correspondance, nous livre : • Le propriétaire superficiaire est au-dessus de ses affaires37 ; • Le plan d’aménagement intégré de l’aéroport de Douala s’inscrit dans le sciage de la démarche qualité38 ; 32. Showroomprive.com c Vente-privee.com, TGI Paris, 3e Chambre, 1re Section, 28 novembre 2013, qui comporte d’ailleurs une lapidaire remarque sur la distorsion dans les règles de libre concurrence qui peut résulter d’une marque descriptive. 33. Vente-privee.com c M.A., TGI Paris, 3e Chambre, 3e Section, 6 décembre 2013, dans le cadre des pratiques douteuses de typo-piratage et de stationnement. 34. Lalot, supra note 26. 35. Élise Degrave, L’e-gouvernement et la protection de la vie privée – Légalité, transparence et contrôle, coll du Crids (Bruxelles, Larcier, 2014), 762 pages ; ISBN 9782804467609. 36. Marc Isgour, Le droit à l’image, 2e éd (Bruxelles, Larcier, 2014), 392 pages ; ISBN : 978-2-8044-2091-8. 37. Pour ceux dont la pratique se limiterait aux seules lois fédérales de propriété intellectuelle ou dont les enfants ne sont pas frais émoulus d’une faculté de droit, la propriété superficiaire est traitée par les articles 1110-1118 du Code civil du Québec, RLRQ c C-1991. 38. Victorine Ghislaine Nzino Munongo, Le développement durable et l’aviation civile camerounaise : l’implication de la société Aéroports du Cameroun (ADC) S. A. (Université de Yaoundé 2 – Master en stratégie, défense, sécurité, gestion des XIV Les Cahiers de propriété intellectuelle • Elle a organisé ça dans un endroit un endroit cher comme Kentucky, non c’est pas ça le nom, c’est Toqué !39 ; • Nous évitons les personnes compétentes (au lieu de invitons)40 ; • Il fait un triple saut périlleux ailleurs41 pour faire une correction ; • Ce n’est pas parce qu’on fait une correction qu’il faut baiser, pardon, baisser ses chiffres ; • « Le législateur est intervenu pour retirer le droit d’appel de piano lorsque la révision judiciaire est refusée en première instance, précisément pour contrer le recours abusif au processus d’appel en pareille matière. »42 Mais comme juriste, on ne voudrait pas que notre prestation soit ainsi qualifiée par le décideur : « Dans des procédures dont la clarté n’est pas l’un de ses principaux apanages, on comprendra que ...43 Traduction44 Un bris inopiné de disque dur a pour résultat la perte de la récolte du dernier quadrimestre. De mémoire toutefois, on présentera : 39. 40. 41. 42. 43. 44. conflits et des catastrophes 0000, 2013), note 87 [interview de Bind Timbi Jean (janvier 2012) 51 ADC info à la p 16]. Cet auteur a « bûché » sur son texte ! Wahahaha ! s’exclamera-t-on (ou juste « Waha », comme pour la trolle des forêts au pouvoir magique aléatoire, héroïne de la série de bande dessinée Trolls de Troy [Soleil]). Et je vais m’abstenir d’une référence poussée à la bédé au titre ici correctif Sillage [Delcourt]. Ça ne s’invente pas ! Coquille repérée juste à temps dans une révision d’appel d’offres. Le procureur voulait plutôt dire « triple saut périlleux arrière » pour expliquer l’ajustement ex post facto de la partie adverse : c’est quand même une « figure » imagée sinon même robuste qui a fait sourire l’assistance, rougir le confrère et suscité un froncement de sourcil aussi interrogatif que spockien de la part du juge. Fermont (Ville de) c Cliche, 2002 CanLII 62269 (QC CA ; 2002-09-30) le juge Pelletier au para 1. Café Cimo Inc c Abruzzo Italian Imports inc, 2014 CF 810 (CF ; 2014-08-20) le juge Roy au para 1. C’est sans doute l’insinuant et incisif « on comprendra » qui fait le plus mal au rédacteur de la procédure. Ayoye ! [« Sorte d’exclamation qui exprime l’étonnement, un vif intérêt ou la stupeur, équivalent à peu près à “ben ça alors”, “la vache !”, “waow”, etc. La définition dépend beaucoup du contexte. » Wikébec, en ligne : <http://www.wikebec.org/ayoye/definition/>. Expression à ne pas confondre avec la série télévisée jeunesse (2001-2003) ou la chanson du groupe Offenbach, en ligne : <http://www.youtube.com/watch?v=vak8zaa-tLI>. « En revanche je témoigne du fait que ces deux premiers volumes [de Borges dans La Pléiade] étaient bourrés de fautes grossières comme si la traduction avait été faite dans la hâte et la négligence. On pouvait sans exagérer utiliser un mot Présentation XV • le « disclaimer to the exclusive right to the use of the trade-mark » a été traduit par un « avis de non-responsabilité » (plutôt que par désistement du droit à l’emploi exclusif)45 ; • un « Ms. Bradaric had an abrupt change of heart » a été indexé par l’éditeur Soquij sous « responsabilité médicale en fait de transplantation cardiaque »46 ; • un « the Opponent needs to show that two dimensional egg designs [...] were common... » honteusement traduit47 par « l’Opposant a seulement besoin de démontrer que deux dessins d’œufs bidimensionnels [...] étaient communs dans le marché »48 ; • un « the Registrant requested... » rendu par « le registraire a demandé »49. Et on s’instruit50 À relire les textes avant remise à l’éditeur, on suze®51 peut-être les yeux mais on ré-apprend qu’au masculin pluriel les formes finals 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51. comme imposture pour qualifier la différence entre ce qu’aurait dû être une édition de qualité et cette traduction où des mots étaient oubliés, des phrases mal segmentées etc. (car je ne déplore pas ici des choix contestables de traduction mais des erreurs grossières qu’on reprocherait à un élève de collège, comme par exemple traduire trois quand l’espagnol dit cinq !) », commentaire de Patrick Ducray (18 avril 2010) La république des livres – Blog de Pierre Assouline, en ligne : <http://passouline.blog.lemonde.fr/2010/04/17/reapparition-de-borges-entenue-de-pleiade/>. Rothmans, Benson & Hedges, Inc c Imperial Tobacco Products Limited, 2012 COMC 226 (Comm opp ; 2012-11-26) C.R. Folz au para 37 (trad N. Côté) [conf 2014 CF 300 (2014-03-28), appel A-222-14]. Je comprends qu’il s’agit d’un recours entre cigarettiers mais c’est quand même pas mal loin du désistement prévu par l’art 35 L.m.c. Bradaric v Dr. B.B.K. Pirani Inc., 2008 BCCA 315 (2008-07-31) [citant le paragraphe 54 du jugement dont appel]. Je veux croire qu’il s’agissait d’une affaire d’hystérectomie, donc dans le domaine médical, mais une telle indexation laisse à tout le moins songeur ! Karma Candy Inc c Cadbury UK Limited, 2013 COMC 119 (Comm opp ; 2013-07-05) C.R. Folz (trad. N. Tremblay). Ce qui, à certains, pourrait rappeler la machine à faire des œufs carrés. Que ceux qui n’auraient pas été abonnés à Pif gadget, dont ce fut au moins deux fois le machin du mois (no 481 de 1978 et no 2 de 2004) en soient un peu jaloux en regardant cette vidéo : <http://www.youtube.com/watch?v=Cv8Uq5mFeQ0>. Ballagh & Edward LLP c Mitac International Corp, 2014 COMC 115 (Registraire ; 2014-05-30) J. Carrière au para 2 (trad N. Tremblay). Oui, le « t » est muet comme dans « mort ». « “Mort”, avec un “t” silencieux, par respect pour les défunts » de dire l’imitateur du sénateur Jacques Demers, À la semaine prochaine, Ici Radio-Canada Première (2014-10-18, 11h30), en ligne : <http://medias-balado.radio-canada.ca/diffusion/2014/10/balado/src/CBF/alsp20141017-1255.mp3>. Jeu de mots facile qui n’a pour but que de permettre une référence au terme « branduit », ce mot-valise créé en 1977 par Jean-Louis Swiners (à qui est attribué le XVI Les Cahiers de propriété intellectuelle et finaux sont admises l’une et l’autre, que la locution « en creux » est ambigue mais veut généralement dire de façon indirecte et que la nouvelle orthographe52 recommande maitriser et apparaitre, sans l’accent circonflexe, qui à d’aucuns est un porte-étendard de la francophonie53. Bon, une devinette pour conclure : à quel mot correspond la définition « Se dit d’une décision, d’une grâce, d’un jugement obtenu sur la base d’une déclaration où un élément important a été dissimulé »54 ? Sur ce, bonne lecture55 ! Laurent Carrière Rédacteur en chef 52. 53. 54. 55. warketing ou marketing de combat) lors d’une communication à l’IREP. Ce néologisme est obtenu en contractant le mot anglais « brand » et le mot français « produit », de manière à désigner les produits dont le nom est indissociable du nom de marque. C’est souvent le commencement de la dégénérescence de celle-ci, la marque devenant assimilable au produit. Qui n’a d’ailleurs pas encore fait son chemin auprès d’une rédaction réactionnaire ! Je sais, je sais, l’accent circonflexe n’est pas unique à la langue française mais j’avais été particulièrement impressionné par ce témoin qui comparait l’accent circonflexe de la marque LANCÔME au drapeau français annonçant l’origine du parfum (the little French flag which flies over international cosmetics) : Lancôme, parfums et beauté et cie c Cosmétiques Louise Pharand inc, 35 CPR (3d) 432 (QC CS ; 1988-07-08) le juge Marquis aux pp 437-438 [infirmé partiellement de consentement 1990 CanLII 2975 (QC CA ; 1990-12-05)]. J’aurais pu remplacer, me fait remarquer ma relectrice, par un « accent hipster comme une moustache en ce novembre qui s’annonce ». Pour éviter de faire languir le lecteur, qu’il sache que la réponse est au second paragraphe de cette présentation. Défi : qui sera le premier à le placer judicieusement dans un mémoire devant une instance fédérale ? Et parlant de lecture, en cette 2e session de la 41e législature canadienne, le projet de loi C-8 Loi visant à combattre la contrefaçon de produits est, lui, en seconde lecture au Sénat. (2014-10-08), 149 : 85 Débats du Sénat (Hansard) : la pénible corrélation entre celui-ci et le projet de loi C-31 Loi no 1 sur le plan d’action économique de 2014 (maintenant LC 2014 c 20) est sans doute annonciatrice d’une prochaine chronique CPI sur les difficultés de rédaction législative ! TABLE DES MATIÈRES Articles À quelles conséquences l’imprimerie 3D expose-t-elle la propriété intellectuelle ? Monika Chmielewska . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 733 Le contentieux de la propriété intellectuelle dans l’espace OAPI et dans l’espace ARIPO – Aperçu jurisprudentiel décennal (janvier 2004 – décembre 2013) Laurier Yvon Ngombé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 767 L’affaire Aereo aux États-Unis : la télévision sur Internet, gratuitement ! ? Rêve ou réalité ? René Pepin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 791 L’immunité de la Couronne à l’égard des lois, la Loi sur le droit d’auteur et l’affaire Manitoba c Canadian Copyright Licensing Agency Han-Ru Zhou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 823 Capsules Une clause d’exclusivité pas suffisamment musclée Catherine Bergeron . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 841 Le site « Pirate-Parfums » coulé par les nouvelles fonctions de la marque Nicolas Bronzo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 853 XVII XVIII Les Cahiers de propriété intellectuelle Les limites de l’approche technique de la reproduction : les copies sur écran et copie en cache au regard du droit d’auteur – CJUE, 5 juin 2014, Public relations consultants Association Ltd c Newspaper Licensing Agency Ltd, aff. C-360/13 Guillaume Busseuil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 869 Précisions européennes sur l’action en déchéance des droits pour dégénérescence de la marque Laure Lalot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 881 Les dommages réels dans un marché hypothétique : un guide pour les fabricants de médicaments génériques au Canada Jason Moscovici . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 901 Distinctivité et renommée de la marque vente-privee.com : deux jugements moins contradictoires qu’il n’y paraît – Commentaire des affaires Showroomprive.com c Vente-privee.com et Vente-privee.com c M.A. Nicolas Pelèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 913 Comptes rendus Le droit à l’image Laure Lalot. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 923 L’e-gouvernement et la protection de la vie privée – légalité, transparence et contrôle Laure Lalot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 929 Vol. 26, no 3 À quelles conséquences l’imprimerie 3D expose-t-elle la propriété intellectuelle ? Monika Chmielewska* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 735 1. Qu’est-ce que l’imprimerie 3D ? . . . . . . . . . . . . . . . 737 1.1 La technologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 737 1.2 L’industrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 738 2. Impacts possibles sur les droits de propriété intellectuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 740 2.1 Droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 741 2.1.1 Originalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 742 2.1.2 Auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 743 2.1.3 Reproduction d’une œuvre . . . . . . . . . . . . 744 2.2 Brevets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 745 2.3 Dessins industriels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 746 © Monika Chmielewska, 2014. * Étudiante à l’École du Barreau du Québec. [Note de la rédaction : ce texte a été soumis à une évaluation à double anonymat.] 733 734 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.4 Marques de commerce. . . . . . . . . . . . . . . . . . 748 3. Perspectives possibles : règlementation ou libéralisation. . 750 3.1 Mesures de protection juridique et technique . . . . . 750 3.1.1 Responsabilisation individuelle en droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 751 3.1.2 Responsabilisation individuelle par l’incitation à la contrefaçon de brevet . . . . . . . . . . . . 752 3.1.3 Responsabilisation de masse et des intermédiaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . 753 3.1.3.1 Recours de masse – l’exemple Napster . . . . . . . . . . . . . . . . . 754 3.1.3.2 Théorie du safe harbor : responsabiliser les intermédiaires . . . . . . . . . . . 755 3.1.4 Mesures techniques de protection . . . . . . . . 759 3.2 Alternatives à la règlementation . . . . . . . . . . . . 761 3.2.1 Open source et autorégulation . . . . . . . . . . 762 3.2.2 Parallèle avec l’affaire Betamax . . . . . . . . . 763 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 765 Introduction Chaque nouvelle technologie vient troubler la société. La chose était vraie à l’époque de Gutenberg quand l’imprimerie fut inventée. Avant cette invention, la retranscription des manuscrits à la main dans les monastères permettait de réellement contrôler le nombre de copies qui étaient émises. L’imprimerie a décontenancé les autorités de l’époque en permettant une diffusion phénoménale de l’écriture1. L’invention de Gutenberg a finalement mené à l’adoption du droit d’auteur afin de réguler cette technologie2. La même histoire s’est reproduite avec l’arrivée d’Internet alors que le partage illégal de fichiers a eu un impact majeur sur l’industrie du divertissement et de nouvelles règles juridiques ont été créées en conséquence3. Tout porte à croire que la prochaine vague de perturbation technologique sera l’imprimerie en trois dimensions (ci-après « imprimerie 3D »). L’imprimerie 3D existe depuis un certain temps déjà. Le premier brevet à avoir été accordé aux États-Unis en lien avec cette technologie date de 19864. C’est en 2005 toutefois que l’imprimerie 3D personnelle commence à se propager. Les grandes entreprises technologiques et les scientifiques ne sont plus les seuls à s’y intéresser. Les prix des imprimantes en trois dimensions (ci-après « imprimantes 3D ») baissent chaque année et elles deviennent toujours plus accessibles au grand public. Les amateurs s’attaquent mainte- 1. Charles Finocchiaro, « Personal Factory or Catalyst for Piracy ? The Hype, Hysteria, and Hard Realities of Consumer 3-D Printing » (2012-2013) 31 Cardozo Arts & Entertainment Law Journal 473, aux pp 474 et 480. 2. Peter Hanna, « The Next Napster ? Copyright questions as 3D printing comes of age », 6 avril 2011, en ligne : <http://arstechnica.com/tech-policy/2011/04/the-nextnapster-copyright-questions-as-3d-printing-comes-of-age/> (consulté le 15 juin 2014). 3. Colin Neagle, « 3D printing could trigger intellectual property wars, legal expert says », 16 juillet 2013, en ligne : <http://www.networkworld.com/article/2168167/ software/3d-printing-could-trigger-intellectual-property-wars—legal-expert-says. html> (consulté le 19 juin 2014). 4. Il a été obtenu par Charles Hull qui a par la suite fondé la compagnie 3D Systems, une des plus importantes dans le domaine ; Dale Dougherty, « A Brief History of Personal 3D Printing » [2013] Make : Ultimate Guide to 3D Printing 2014 8. 735 736 Les Cahiers de propriété intellectuelle nant également à la technologie et jouent un rôle grandissant dans le développement de l’imprimerie 3D. La possibilité de créer n’importe quel objet à n’importe quel moment avec n’importe quel matériau est sur le point de devenir une réalité. Le président américain Barack Obama a même affirmé que l’imprimerie 3D « has the potential to revolutionize the way we make almost everything » dans son discours sur l’État de l’Union de 20135. La révolution va s’effectuer dans beaucoup plus de sphères de la société qu’il est possible de se l’imaginer actuellement. L’industrie manufacturière, la médecine et l’environnement ne sont que quelques domaines qui seront touchés par cette technologie. L’imprimerie 3D est cependant une menace pour les droits de propriété intellectuelle. Des auteurs craignent que la technologie ne devienne le Napster des objets physiques6. Par exemple, The Pirate Bay a décidé d’étendre ses services de partage illégal de fichiers à l’imprimerie 3D7. Bien qu’il soit difficile de prédire la nature et l’étendue des effets que l’imprimerie 3D aura sur la propriété intellectuelle, des hypothèses et des solutions aux futurs problèmes sont tout de même déjà avancées par les auteurs et les experts. La première partie de cet article traite de la technologie en jeu et de l’industrie croissante de l’imprimerie 3D personnelle. La deuxième partie examine l’impact probable de l’imprimerie 3D sur les domaines de la propriété intellectuelle incluant le droit d’auteur, les brevets, les dessins industriels et les marques de commerce. Dans la troisième section de l’article, les avenues possibles pour concilier la technologie et les droits de propriété intellectuelle sont analysées, plus particulièrement la responsabilisation des individus qui violent les droits de propriété intellectuelle à l’aide de l’imprimerie 3D et les mesures techniques de protection, mais également le modèle open source et l’autorégulation de la technologie. 5. Office of the Press Secretary, « Remarks By the President in the State of Union Address », 12 février 2013, en ligne : <http://www.whitehouse.gov/the-press-office/ 2013/02/12/remarks-president-state-union-address> (consulté le 16 juin 2014). 6. Hanna, supra note 2. 7. Katie Scott, « The Pirate Bay adds « physibles » 3D-printing category », 24 janvier 2012, en ligne : <http://www.wired.co.uk/news/archive/2012-01/24/pirate-bayintroduces-physibles> (consulté le 19 juin 2014). Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 737 1. Qu’est-ce que l’imprimerie 3D ? L’impression en trois dimensions peut être perçue comme une évolution de l’impression à jet d’encre en deux dimensions. Elle permet d’imprimer de vrais objets physiques en trois dimensions dans une variété de matériaux. Contrairement à la manufacture traditionnelle, l’imprimerie 3D constitue une « fabrication additive » qui contraste avec les procédés classiques fonctionnant par soustraction de matériaux8. Généralement, il faut façonner, sculpter et couper des blocs de matériaux (donc soustraire des matériaux) pour obtenir un produit complet9. La sous-section 1.1 explique les grandes méthodes inventées pour fabriquer des objets de façon « additive » à l’aide d’une imprimante 3D. La sous-section 1.2 examine la nouvelle industrie liée à l’imprimerie 3D qui est en train de voir le jour. 1.1 La technologie Pour imprimer un objet physique en trois dimensions, un objet virtuel sous forme de fichier informatique doit d’abord exister. Le fichier peut être obtenu de deux façons. Premièrement, il peut être créé par une personne à l’aide de logiciels informatiques permettant les conceptions assistées par ordinateur (ci-après « CAO »). Les fichiers CAO sont souvent publiés en ligne pour que les tiers y aient accès et les utilisent eux-mêmes. Deuxièmement, le fichier peut être conçu avec un numériseur 3D capable de numériser un objet physique et d’en faire un modèle numérique10. Le modèle numérique est ensuite analysé par un logiciel additionnel qui le divise en une pluralité de couches transversales ayant quelques millimètres d’épaisseur. L’imprimante 3D reçoit l’information sur le modèle numérique sous la forme d’une succession de couches superposées de matériau. Elle imprime ainsi une couche à la fois, jusqu’à ce qu’un objet physique complet soit créé11. 8. Brett Slaney et Antonio Turco, « No Glasses Required : 3D Printing and the Current Canadian IP Framework », 18 décembre 2013, en ligne : <http://www. blakes.com/English/Resources/Bulletins/Pages/Details.aspx?BulletinID=1858> (consulté le 15 juin 2014). 9. Hanna, supra note 2. 10. Michael Weinberg, « What’s the Deal With Copyright and 3D Printing ? », [2013] Public Knowledge, en ligne : <https ://www.publicknowledge.org/files/What%27s %20the%20Deal%20with%20Copyright_%20Final%20version2.pdf> (consulté le 20 juin 2014), p 15. 11. Christopher Barnatt, 3D Printing The Next Industrial Revolution (Nottingham, ExplainingTheFuture.com, 2013) aux pp 2 à 4 ; Michael Weinberg, « It Will Be Awesome if They Don’t Screw it Up : 3D Printing, Intellectual Property, and the Fight Over the Next Great Disruptive Technology », [novembre 2010] Public Knowledge, en ligne : <https ://www.publicknowledge.org/files/docs/3DPrinting PaperPublicKnowledge.pdf> (consulté le 20 juin 2014), p 6. 738 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les procédés d’impression diffèrent les uns des autres. Le plus populaire consiste en l’extrusion d’un thermoplastique fondu à travers la tête d’impression de l’imprimante. Le thermoplastique refroidit et fige très rapidement après être passé dans la tête d’impression pour que l’imprimante puisse entamer l’impression de la couche suivante12. Un second procédé utilise la photopolymérisation. Dans ce cas, l’imprimante 3D utilise une source de lumière pour solidifier couche par couche un liquide photopolymère se situant dans une bassine à la base de l’imprimante13. Finalement, un dernier procédé général consiste à coller ensemble des couches successives d’une poudre très fine. L’imprimante peut les coller en projetant une colle liquide sur la couche de poudre ou encore en collant les granules ensemble avec une source de chaleur tel un laser14. L’imprimerie 3D était et est toujours utilisée par les grandes industries pour faire du prototypage rapide. Il est possible d’améliorer et de modifier continuellement les fichiers CAO pour avoir des designs de plus en plus intéressants avant d’investir dans la manufacture complète des produits finis15. Ceci entraîne une utilisation plus efficace des matériaux. L’imprimerie 3D permet également de créer des marchandises et des produits qui seraient impossibles à réaliser en usant des techniques traditionnelles16. Cette technologie bouleverse l’industrie manufacturière avec une efficacité inégalée. 1.2 L’industrie Les entreprises reliées à l’imprimerie 3D sont florissantes et font déjà partie des grands questionnements relatifs à la propriété intellectuelle en raison des services qu’elles offrent. Au-delà des utilités industrielles et scientifiques, l’imprimerie 3D personnelle est également un aspect de plus en plus important de la technologie17. Plusieurs modèles d’imprimantes 3D utilisant des thermoplastiques 12. Barnatt, supra note 11 aux pp 6 et 42-43 ; la même technologie existe également en utilisant certains métaux et produits alimentaires tel le fromage ou encore le chocolat. Il y a également plusieurs expérimentations en cours sur des matériaux pouvant être réduits en poudre et sur du béton liquide ; Davis Doherty, « Downloading Infringement : Patent Law as a Roadblock to the 3D Printing Revolution » (2012) 26:1 Harvard Journal of Law & Technology 354 à la p 356. 13. Barnatt, supra note 11 aux pp 6, 44-53. 14. Ibid aux pp 6, 54-55 et 59-61 ; le procédé existe aussi pour les métaux, la céramique et le verre. 15. Slaney et Turco, supra note 8. 16. Doherty, supra note 12 aux pp 356-357. 17. Dougherty, supra note 4 à la p 8. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 739 ainsi que des numériseurs 3D sont déjà disponibles sur le marché à des coûts relativement accessibles pour l’usage personnel18. Des applications de numériseurs 3D existent également pour les téléphones intelligents19. Par conséquent, des compagnies ont développé et offrent maintenant des services et des produits d’imprimerie 3D directement aux consommateurs via des plateformes Internet. Shapeways et Thingiverse sont deux entreprises pionnières dans ce type de service. Elles présentent deux extrêmes en raison des modèles d’affaires complètement différents qu’elles ont développés. La première agit comme fournisseur de services et utilise ce que les auteurs appellent un « money model ». La seconde est plutôt une plateforme où les amateurs peuvent échanger des idées et des designs et présente un « open model »20. Shapeways met l’accent sur la vente de produits et de marchandises imprimés en trois dimensions. L’entreprise a le contrôle total de la production et de la distribution des produits. C’est elle qui imprime et envoie les objets une fois qu’ils sont imprimés21. Le site Internet offre la possibilité à tout individu de télécharger son design d’objet à imprimer vers le serveur de la compagnie pour que celle-ci lui imprime22. Avec un tel modèle d’affaires, les utilisateurs n’ont même pas besoin de posséder leur propre imprimante 3D pour profiter des services de Shapeways. L’entreprise permet également à chacun de montrer ses conceptions d’objets à imprimer au public et de les mettre en vente. Shapeways se présente comme une place de marché pour l’imprimerie 3D personnelle23. Lors d’une transaction, le consommateur n’achète que l’objet physique fini. Il n’obtient pas le téléchargement du fichier numérique contenant la conception du designer24. Thingiverse permet le contraire. Il s’agit d’une communauté d’internautes où tout le monde est encouragé à créer et partager ses 18. Doherty, supra note 12 à la p 357. 19. Kelsey B. Wilbanks, « The Challenges of 3D Printing to the Repair-Reconstruction Doctrine in Patent Law » (2013) 20:4 George Mason Law Review 1147 à la p 1151. 20. Finocchiaro, supra note 1 à la p 489 ; Brian Rideout, « Printing The Impossible Triangle : The Copyright Implications of Three-Dimensional Printing » (2011-2012) 5 Journal of Business, Entrepreneurship & the Law 161 à la p 164 ; Doherty, supra note 12 aux pp 357-358. 21. Finocchiaro, supra note 1 à la p 503. 22. Shapeways, About Us, <http://www.shapeways.com/about?li=footer> (consulté le 26 juin 2014). 23. Finocchiario, supra note 1 à la p 499. 24. Doherty, supra note 12 à la p 358. 740 Les Cahiers de propriété intellectuelle propres designs d’objets à imprimer avec les autres. Thingiverse permet à ses usagers de publier et télécharger des designs à partir de son site Internet. Ils peuvent par la suite imprimer l’objet avec leur propre imprimante 3D personnelle, ou encore modifier et améliorer la conception pour la republier sur leur site Internet. En téléchargeant un fichier vers le serveur de l’entreprise, les usagers doivent également choisir une licence accompagnant leur fichier pour établir les droits des tiers quant au fichier25. Bien qu’ils puissent toujours choisir une licence « tous droits réservés », depuis 2012 l’entreprise fonctionne avec les licences Creative Commons (ci-après « CC ») et encourage ses usagers à faire de même26. Ces licences veulent encourager l’accès universel à l’information et à la création sur Internet. Lorsqu’un titulaire de droits d’auteur utilise une licence CC pour son œuvre sur Internet, il permet aux tiers d’utiliser et de partager son œuvre à des fins non commerciales en mentionnant son nom. Dépendamment de la licence choisie, d’autres conditions peuvent exister27. 2. Impacts possibles sur les droits de propriété intellectuelle La plupart des objets dans le monde physique ne sont pas protégés par un droit de propriété intellectuelle soit parce qu’ils ne l’ont jamais été, soit parce que leur protection est expirée. Par exemple, le fait de réaliser un modèle numérique pour une œuvre ou un objet faisant déjà partie du domaine public ne crée pas de droit sur ce modèle28. Pour ces raisons, reproduire un objet physique grâce à une imprimante 3D n’équivaut pas automatiquement à une violation d’un droit de propriété intellectuelle comme c’est le cas pour le piratage de chansons ou de films. Pour pouvoir faire une copie d’une chose sur laquelle repose un droit de propriété intellectuelle, ordinairement il faut obtenir une permission. Ce n’est pas le cas pour la majorité des objets physiques. La reproduction de ceux-ci sans aucune permission est habituellement légale et ne viole aucun droit de propriété intellectuelle 29. 25. Thingiverse, Terms of Use, <http://www.thingiverse.com/legal> (consulté le 26 juin 2014) ; Rideout, supra note 20 à la p 165. 26. Rideout, supra note 20 à la p 165 ; Finocchiaro, supra note 1 à la p 495. 27. Pour toute l’information concernant les licences CC, voir creativecommons.org/ tag/ca ; Lesley Ellen Harris, Canadian Copyright Law, (Hoboken (NJ), Wiley, 2014) à la p 212 ; Finocchiaro, supra note 1, à la p 495. 28. Weinberg, supra note 10, à la p 15. 29. Michael Weinberg, « The DIY Copyright Revolution. How 3-D printing will change the way we think about copyright », 23 février 2012, en ligne : <http:// www.slate.com/articles/technology/future_tense/2012/02/_3_d_printing_copy right_and_intellectual_property_.html> (consulté le 15 juin 2014). Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 741 D’ailleurs, bien que l’imprimerie 3D permette de reproduire des copies parfaites d’objets physiques, elle reste difficile à maîtriser pour un amateur. Un enthousiaste de la technologie doit encore passer énormément de temps pour comprendre tous les logiciels et la documentation s’y rattachant30. De cette manière, il est beaucoup plus complexe de violer un droit de propriété intellectuelle avec l’imprimerie 3D que de le faire en partageant des fichiers de chansons ou de films en ligne31. Les violations des droits de propriété intellectuelle sont toutefois inévitables avec le perfectionnement de la technologie. Un autre danger se présente avec les plateformes Internet d’imprimerie 3D personnelle. Le titulaire d’un brevet ou d’un droit d’auteur peut perdre totalement le contrôle lorsque son design d’objet contrefait connaît un succès monstre et qu’il est téléchargé de façon exponentielle sur un site Internet tel Thingiverse32. L’impact de l’imprimerie 3D sur les quatre secteurs de la propriété intellectuelle – le droit d’auteur, les brevets, les dessins industriels et les marques de commerce – est étudié dans les sous-sections qui suivent. 2.1 Droit d’auteur L’imprimerie 3D a un impact sur les titulaires de droits d’auteur seulement si les fichiers CAO et les objets finis imprimés peuvent être qualifiés d’œuvres originales au sens de l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur33 (ci-après « LDA »). La sous-section 2.1.1 s’interroge sur cette question. Puisque des modèles numériques peuvent être créés à partir de numériseurs 3D, la sous-section 2.1.2 examine si tous ces modèles ont un véritable auteur humain. Bien que dans ce cas il puisse s’agir d’œuvres également, leur sort pourrait être différent des œuvres typiques protégées par droit d’auteur au Canada. La section 2.1.3 analyse finalement les répercussions de l’imprimerie 3D sur les reproductions d’œuvres protégées par le droit d’auteur. 30. Dougherty, supra note 4 à la p 8. 31. Finocchiaro, supra note 1 à la p 492 ; voir à cet effet les parallèles établis avec l’affaire Napster à la section 3.1.2.1 de cet article. 32. Doherty, supra note 12 à la p 362. 33. Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42 (ci-après « LDA ») ; Kyle A. Dolinsky, « CAD’s Cradle : Untangling Copyrightability, Derivative Works, and Fair Use in 3D Printing » (2014) 71 Washington & Lee Law Review 591 à la p 594. 742 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.1 Originalité Au Canada, pour être originale, « une œuvre doit être davantage qu’une copie d’une autre œuvre »34, sans devoir être quelque chose de complètement nouveau. L’auteur doit également faire preuve d’un effort intellectuel en utilisant son talent et son jugement dans la création de l’œuvre35. Un objet utilitaire et fonctionnel n’est pas intégré dans la définition d’« œuvre » donnée dans la LDA et sa protection est seulement possible par brevet36. Par exemple, une vis imprimée en trois dimensions ne peut pas être considérée comme une œuvre37. Lorsque l’objet fini imprimé n’est pas utilitaire, mais purement artistique, il est alors une « œuvre sculpturale » au sens de la LDA38. Un fichier CAO ou autre modèle numérique peut également être considéré comme une œuvre selon la définition retrouvée à la LDA39. Comment l’œuvre a été créée importe peu. Une image réalisée numériquement peut donc également être protégée par la LDA40. Toutefois, ce ne sont pas tous les designs qui pourront être protégés. Un design représentant un objet utilitaire tel l’exemple de la vis ne donnerait pas de droit d’auteur à son titulaire. La même chose est vraie lorsque le modèle numérique d’un objet utilitaire est créé à partir d’un numériseur 3D41. Dans ce dernier cas, l’œuvre n’est même pas originale, car l’auteur ne fait pas de preuve réelle de jugement et de talent42. L’auteur ne fait qu’opérer un numériseur 3D et c’est cette machine qui fait tout le travail. De la même manière, « [s]canning a creative object to create a design file similarly does not create a new copyright, as a creative object itself is already protected by copyright »43. Le droit d’auteur est en effet préservé sur la première création originale et n’existe pas sur la numérisation donnant 34. CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13 au para 16 ; David Vaver, Intellectual Property Law : Copyright, Patents, Trade-Marks, 2e éd. (Toronto, Irwin Law, 2011) à la p 100. 35. CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut-Canada, supra note 34 au para 16. 36. Voir à cet effet la section 2.2 de cet article. 37. Weinberg, supra note 10 aux pp 2-3. 38. Ibid à la p 8 : « This category would include things like 3D models of characters from movies, video games, and comics. » 39. LDA, art 2 : il s’agira alors d’une « œuvre artistique ». 40. Vaver, supra note 34 à la p 78. 41. Weinberg, supra note 10 aux pp 15-16. 42. Ibid. 43. Matthew Adam Susson, « Watch the World “ Burn” : Copyright, Micropatent and the Emergence of 3D Printing » [avril 2013] Chapman University, The Dale E. Fowler School of Law, en ligne : <http://works.bepress.com/cgi/viewcontent.cgi? article=1005&context=matthew_susson> (consulté le 18 juin 2014) à la p 32. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 743 lieu à un modèle numérique puisque l’auteur n’utilise ni talent ni jugement pour créer le modèle. 2.1.2 Auteur Si le modèle numérique créé à partir d’un numériseur 3D était considéré comme une œuvre, il serait encore possible de se demander si cette œuvre a un auteur qui lui est rattaché. L’affaire ontarienne Fetherling v Boughner44 est à cet égard intéressante. Une des questions dans l’affaire est de savoir si un propriétaire de photomatons est titulaire d’un droit d’auteur sur les photographies que prend la machine. Le juge conclut qu’il n’y a pas de droit d’auteur : « [. . .] I do not think the plaintiff has established in the extraordinary facts of this case that he had a copyright in the photographs. The photographs, of course, were taken by a machine without the intervention of the plaintiff as a photographer. »45 Si un modèle numérique n’est pas retouché par la main humaine après avoir été premièrement numérisé, il pourrait être considéré comme une œuvre générée par ordinateur46. Il n’est pas clair au Canada encore si ce type d’œuvre est protégé ou non. À cet égard, deux professeurs canadiens suggèrent que puisqu’il n’y a pas de réel auteur à une telle œuvre, celle-ci devrait faire partie du domaine public dès sa fixation47. Le professeur Vaver prétend également qu’un ordinateur ne rentre pas dans la définition normale donnée au terme « auteur » en droit canadien48. Cette solution se rapproche de la conclusion de la Cour pour les photographies prises par un photomaton. Cette décision ontarienne pourrait par analogie être appliquée aux fichiers CAO réalisés avec un numériseur 3D49. Suivant cette hypothèse, les modèles numériques réalisés à partir de numériseurs ne seraient pas protégés par le droit d’auteur au Canada. 44. Fetherling v Boughner, [1978] OJ 741 (ON HC). 45. Ibid au para 6. 46. Mark Perry et Thomas Margoni, « From Music Tracks to Google Maps : Who Owns Computer-generated Works ? » (2010) 26 Computer Law and Security Review 621 à la p 625 : « Computer-generated Works (CGW) can be defined as those works that are created in total absence of any human intervention at the time of the creation of the work ». 47. Ibid aux pp 631-633. 48. Vaver, supra note 34 à la p 115. 49. Paul Banwatt, « 3D-Print-Yourself Machines Are Awesome – But Who Owns the Copyright ? », 20 mars 2013, en ligne : <http://lawitm.com/3d-print-yourselfmachines-are-awesome-but-who-owns-the-copyright/> (consulté le 15 juin 2014). 744 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.3 Reproduction d’une œuvre Le titulaire d’un droit d’auteur a le droit exclusif de produire et de reproduire son œuvre50. En produisant un fichier CAO, l’objet physique tridimensionnel devient bidimensionnel et prend une forme numérique. Le paragraphe 3(1) de la LDA est clair à l’effet qu’il s’agit là d’une forme de reproduction51. Même si les copies n’ont pas la même forme matérielle, tant qu’elles ressemblent à l’œuvre d’origine, il y a reproduction52. Le droit d’auteur qui existe sur l’objet artistique physique initial est par le fait même violé lorsque les copies sont faites par un tiers sans permission53. Puisque le modèle numérique d’un objet protégé par droit d’auteur est une reproduction, avoir utilisé un numériseur 3D pour créer le modèle ou l’avoir réalisé soi-même avec un logiciel ne change rien et ce sont toutes deux des manières de violer le droit d’auteur54. La reproduction à des fins privées est tout de même permise au Canada lorsque les conditions du paragraphe 29.22(1) de la LDA sont remplies. Un tiers qui utilise une copie obtenue initialement de façon légale, qui est propriétaire du support sur lequel l’œuvre se trouve et qui ne contourne aucune mesure technique de protection55 peut faire une reproduction de l’œuvre. Il ne doit donner la reproduction à personne et ne doit réellement l’utiliser qu’à des fins personnelles. En pratique, un tiers pourrait par exemple numériser une figurine qu’il a achetée pour en faire une autre copie pour lui-même à l’aide d’une imprimante 3D sans violer le droit d’auteur sur la figurine. Dans cet exemple, la figurine n’est qu’une copie d’une œuvre. Devant une œuvre originale telle une sculpture originale, lorsqu’un tiers est propriétaire du support de l’œuvre, il devrait théoriquement pouvoir en faire une copie pour son usage privé lorsqu’il rencontre tous les autres critères établis ci-haut. Le paragraphe 29.22(2) de la LDA vient préciser que la notion de « support » mentionnée au premier paragraphe englobe notamment la mémoire numérique, mais ne donne aucun autre exemple. L’interprétation donnée dans 50. LDA, para 3(1). 51. Ibid : « Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire [. . .] l’œuvre, sous une forme matérielle quelconque [. . .] » ; Vaver, supra note 34 aux pp 160-161. 52. Vaver, supra note 34 aux pp 160-161. 53. Théberge c Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34 au para 47 ; James Grimmelmann, « Indistinguishable from Magic : A Wizard’s guide to Copyright and 3D Printing » (2014) 71 Washington & Lee Law Review 683 à la p 687. 54. Grimmelmann, supra note 53 aux pp 687-688. 55. Voir à cet effet la section 3.1.3 de cet article. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 745 l’avenir à ce paragraphe pourrait jouer sur la légalité de reproduction d’une œuvre originale pour usage privé. 2.2 Brevets Le risque de contrefaçon à l’aide d’une imprimante 3D est peu élevé dans le domaine des brevets, car la majorité des objets utilitaires en trois dimensions fait partie du domaine public. D’autre part, la protection par brevet au Canada est d’une durée de vingt ans à partir de la date de dépôt de la demande de brevet selon la Loi sur les brevets56 (ci-après « LB »). Lorsque cette protection est écoulée, l’invention brevetée se retrouve également dans le domaine public sans exception. Pour obtenir un brevet sur une invention, il faut en faire la demande auprès du Bureau des brevets et il faut que l’invention soit nouvelle, utile et non évidente57. En conséquence, peu d’inventions sont réellement brevetables et peu d’inventions sont brevetées58. La plupart des objets dans le monde sont donc accessibles à tous et peuvent être reproduits sans aucune contrainte. D’autre part, la contrefaçon de brevet n’existe pas lorsqu’un usager possède un fichier CAO d’une invention physique brevetée ou le télécharge. Le droit exclusif du titulaire d’un brevet se matérialise seulement s’il y a reproduction physique de l’objet breveté. Ainsi, uniquement la reproduction physique de l’objet breveté peut mener à une violation du brevet lorsque le tiers « fabriqu[e], construi[t], exploit[e] et ven[d] à d’autres, pour qu’ils exploitent, l’objet de l’invention »59. Cette preuve risque donc d’être beaucoup plus difficile à faire en ce qui a trait à l’imprimerie 3D personnelle et aux sites Internet hébergeurs de fichiers CAO. La preuve de téléchargement ou de possession de modèles numériques est insuffisante. Par ailleurs, il existe une exception à la contrefaçon de brevet prévue expressément dans la LB lorsque le brevet est reproduit pour « l’usage privé et sur une échelle ou dans un but non commercial, [. . .] dans un but d’expérimentation »60. Un tiers qui crée par lui-même un modèle numérique pour une invention brevetée et l’imprime chez lui pour son usage personnel ne contrevient donc pas à la loi. L’usage privé et non commercial a été très peu utilisé devant les tribunaux canadiens. Ce moyen de défense n’a donc pas encore été délimité 56. Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4 (ci-après « LB »), art 44. 57. LB, art 2, définition d’« invention » ; Calgon Carbon Corporation c North Bay (Ville), 2005 CAF 410 au para 10. 58. Weinberg, supra note 11 à la p 7. 59. LB, art 42 ; Weinberg, supra note 11 à la p 12. 60. LB, para 55.2(6) ; Vaver, supra note 34 à la p 403. 746 Les Cahiers de propriété intellectuelle avec précision61. L’expansion de l’imprimerie 3D et des recours face à cette technologie pourraient clarifier cette notion. L’imprimerie 3D personnelle risque d’être amplement utilisée afin de réparer et rénover des objets déjà possédés par les tiers. Sans reproduire un nouvel objet en entier, un tiers peut imprimer seulement la partie brisée d’un objet breveté qu’il a à la maison62. Un tiers possède le droit de prolonger la vie d’un bien qu’il a acquis en procédant à des réparations sur ce dernier63. Lorsqu’il crée un modèle numérique d’une pièce brevetée d’un objet pour lui-même et l’imprime pour rénover l’objet, il n’y a pas contrefaçon puisqu’il y a usage privé et non commercial du brevet. Toutefois, dès qu’il diffuse son modèle numérique sur un site Internet dans un but commercial, l’exception de la LB devient inapplicable et il peut être jugé coupable d’incitation à la contrefaçon d’un brevet tel que démontré dans la sous-section 3.1.2. Une future innovation de l’imprimerie 3D qui risque d’avoir plus de répercussions sur l’industrie et les brevets pharmaceutiques si elle prend forme est le « chemputer »64. Un professeur de l’université de Glasgow a commencé à prendre des mesures pour inventer une imprimante 3D utilisant des composés chimiques qui réagiraient ensemble pour imprimer des médicaments65. Si cette idée devient une réalité, il est possible que le partage illégal des fichiers sur Internet englobe non seulement les modèles d’objets physiques à imprimer, mais la composition de médicaments brevetés aussi. Le droit des brevets serait alors réellement influencé par l’imprimerie 3D. 2.3 Dessins industriels Les dessins industriels sont souvent ignorés en raison de la protection limitée qu’ils permettent. Ils sont en effet fréquemment considérés comme le « parent pauvre » de la propriété intellec61. Vaver, supra note 34 à la p 397. 62. Wilbanks, supra note 19, à la p 28 : « what differs from music P2P sharing is that consumers can download and print multiple component parts of a patented object instead of directly copying or sharing the whole object ». 63. MacLennan c Produits Gilbert Inc, 2008 CAF 35 au para 14-15 [MacLennan] ; Elizabeth F. et Daniel J. Gervais, Intellectual Property : the Law in Canada, 2e éd (Toronto, Carswell, 2011), à la p 837. 64. Barnatt, supra note 11 à la p 70. 65. Ibid. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 747 tuelle66. L’imprimerie 3D pourrait fort possiblement changer ce préjugé67. Au Canada, la protection qu’offre la Loi sur les dessins industriels68 (ci-après « LDI ») ne s’obtient qu’avec l’enregistrement du dessin69. Cette protection vise uniquement les aspects visuels en deux ou en trois dimensions d’un objet fini70. Par conséquent, tout ce qui a trait aux caractéristiques purement fonctionnelles de l’objet fini est exclu de la protection71. L’objet fini ne doit pas par ailleurs servir de « support d’un produit artistique ou littéraire »72 pour pouvoir rentrer dans le champ d’application de la LDI. L’enregistrement du dessin industriel doit porter sur un dessin unique, mais peut inclure des variantes de celui-ci73. Une fois le dessin industriel enregistré, le propriétaire a les droits exclusifs quant à la commercialisation de celui-ci pendant 10 ans74. Pour qu’il y ait violation des droits exclusifs, il faut que le dessin industriel soit reproduit sur le même objet fini et qu’il n’en diffère pas de façon importante75. Puisque l’imprimerie 3D permet de reproduire le même objet de façon presque parfaite, il est évident qu’il y aura des contrefaçons de dessins industriels. Dans ces cas, les poursuites judiciaires entamées par des titulaires de dessins industriels sont relativement simples. Toutefois, la possibilité qu’offre l’imprimerie 3D de personnaliser les modèles numériques d’objets pourrait être problématique. Par exemple, il serait possible de modifier le design d’un outil protégé par la LDI pour qu’il soit spécifiquement adapté à la main d’un consommateur précis. Cette modification pourrait être juste assez notable pour éviter une violation du dessin industriel76. Par conséquent, enregistrer des variantes d’un dessin unique peut être très utile et devrait être considéré par les créateurs 66. Alexandra Steele, « Les dessins industriels au Canada : y a-t-il des développements “récents” ? » dans Laurent Carrière, réd, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (2004), coll Service de la formation permanente du Barreau du Québec (Cowansville (QC), Yvon Blais, 2004) 203. 67. Hanna, supra note 2. 68. Loi sur les dessins industriels, LRC 1985, c I-9 (ci-après « LDI »). 69. LDI, art 9. 70. LDI, art 2, définition de « dessin ». 71. Steele, supra note 66 à la p 205. 72. LDI, art 2, définitions de « fonction utilitaire » et « objet utilitaire ». 73. Règlement sur les dessins industriels, DORS/1999-460 para 10(1) ; Daniel S. Drapeau, « Enregistrements de dessins industriels : un survol » (2004) 16:1 Cahiers de propriété intellectuelle 253 à la p 256. 74. LDI, para 10(1) et 11(1). 75. LDI, para 11(1) ; Slaney et Turco, supra note 8. 76. Slaney et Turco, supra note 8. 748 Les Cahiers de propriété intellectuelle de dessins industriels77. Il n’y a pas d’exception d’usage privé dans la LDI. Or, puisque les droits d’un titulaire de dessins industriels se rapportent à des activités commerciales, le tiers qui réalise lui-même un modèle numérique d’un objet sur lequel un dessin industriel est enregistré et l’imprime pour son usage personnel ne risque vraisemblablement pas de poursuite judiciaire. D’autre part, après l’écoulement de la protection de 10 ans, le dessin industriel se retrouve dans le domaine public et tout le monde peut l’utiliser librement. 2.4 Marques de commerce Puisque l’imprimerie 3D permet aux consommateurs d’imprimer des marchandises et des produits sur lesquels une marque de commerce est intégrée, il y aura incontestablement contrefaçon de marques de commerce avec cette technologie. La contrefaçon de signes distinctifs est également envisageable. Ces derniers sont des marques de commerce en trois dimensions, soit les emballages ou les formes donnés à des produits78. Un exemple très connu est celui de la bouteille en verre de Coca-Cola. Sur le site Internet de Thingiverse, il est d’ailleurs déjà possible de trouver des modèles numériques de ces fameuses bouteilles réalisés par des amateurs79. Les marchandises imprimées en trois dimensions par un tiers pourraient créer de la confusion avec des marques de commerce existantes. Toutefois, c’est seulement avec un emploi commercial de la marque qui porte à confusion qu’une violation peut être établie80. Il y a confusion lorsque les deux marques de commerce sont utilisées dans la même région géographique et que l’emploi commercial d’une marque de commerce « serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à ces marques de commerce sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées [...] par la même personne, que ces marchandises [...] soient ou non de la même catégorie générale »81. Le simple fait de reproduire une marque de commerce n’entraîne pas 77. Ibid. 78. Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13 (ci-après « LMC »), art 2, définition de « signe distinctif » ; il peut être enregistré ou avoir une protection de common law en autant qu’il ait acquis un caractère distinctif en lien avec des marchandises ou des services, Teresa Scassa, Canadian Trademark Law, (Markham (ON), LexisNexis, 2010) aux pp 60-61. 79. Une recherche avec le mot « coke » dans la barre de recherche de www. thingiverse.com donne quelques résultats. 80. LMC, al 7b) pour les marques de commerce ayant une protection de common law et para 20(1) pour les marques de commerce enregistrées. 81. LMC, para 6(2) ; Scassa, supra note 78 à la p 363. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 749 de conséquence pour le tiers82. Tant qu’il ne fait qu’user d’un objet imprimé avec une marque de commerce intégrée chez lui sans essayer de le vendre, il n’y a pas de confusion possible. De plus, il n’existe aucune confusion lorsque le produit ne porte pas la marque de commerce. L’imprimerie 3D permet de personnaliser les produits lors de la conception d’un modèle numérique. Le consommateur peut tout simplement enlever les logos et les marques de commerce intégrés au moment de création avant l’impression pour éviter une violation de ce droit de propriété intellectuelle83. La LMC ne discute pas expressément de la notion de copie privée. Or, les exemples d’usage de marques de commerce ne créant pas de confusion démontrent une ressemblance avec la copie privée retrouvée en droit d’auteur et l’exception d’usage privé dans le domaine des brevets. L’affaire américaine en lien avec la télésérie Game of Thrones indique les enjeux qui pourraient affecter le domaine des marques de commerce particulièrement avec la croissance de l’imprimerie 3D personnelle84. L’entreprise nuPROTO a créé une reproduction miniature du trône de fer de la télésérie comme station pour iPhone. La compagnie a également averti les consommateurs sur sa page Internet qu’il n’y avait aucun lien entre la chaîne de télévision HBO et la station pour iPhone. HBO a tout de même envoyé un avertissement à nuPROTO pour qu’elle cesse de concevoir la reproduction du trône en fer en prétendant que « your iron throne dock will infringe on HBO’s copyright in the Iron Throne, and given the distinctive nature of the Iron Throne, mislead consumers into believing that it is connected with the Series and that it originates with or is sponsored by HBO »85. L’entreprise a donc cessé ses activités en lien avec le trône de fer après avoir essayé d’obtenir une licence de la chaîne américaine. HBO démontre toutefois avec son argument non pas qu’elle a un droit d’auteur sur le trône de fer, mais qu’elle a une marque de commerce associée aux objets de la télésérie. La confusion des consommateurs est un critère propre au droit des marques de commerce. D’ailleurs, HBO a plus d’une vingtaine de marques de commerce enregistrées ou en cours d’enregistrement aux États-Unis 82. Susson, supra note 43 à la p 23 : « [...] merely copying a trademark does not violate the trademark, as an infringer must first use the trademark in commerce ». 83. Weinberg, supra note 11 à la p 8. 84. Paul Banwatt, « HBO Blocks ‘Game of Thrones’ 3D Printed Iron iPhone Throne », 14 février 2013, en ligne : <http://lawitm.com/hbo-blocks-game-of-thrones-3dprinted-iron-iphone-throne/> (consulté le 15 juin 2014). 85. Nathan Hurst, « HBO Blocks 3-D Printed Game of Thrones iPhone Dock », 13 février 2013, en ligne : <http://www.wired.com/2013/02/got-hbo-cease-anddesist/> (consulté le 15 juin 2014). 750 Les Cahiers de propriété intellectuelle en lien avec la télésérie pour diverses marchandises86. En ce sens, la chaîne télévisée aurait fort probablement pu se plaindre à nuPROTO en utilisant sa marque de commerce87. Les entreprises risquent d’aller dans le même sens pour faire valoir leurs droits et essayer de stopper la technologie alors qu’il serait plus avantageux pour elles de l’exploiter, tel qu’expliqué dans la sous-section 3.1.3.1. Suite à l’étude des impacts potentiels que l’imprimerie 3D pourrait avoir sur les quatre secteurs de la propriété intellectuelle, la prochaine section examine les perspectives éventuelles visant à harmoniser cette technologie avec la propriété intellectuelle. 3. Perspectives possibles : règlementation ou libéralisation Les auteurs, les professionnels de l’industrie et les amateurs de nouvelle technologie tentent de trouver des avenues qui permettraient à l’imprimerie 3D de s’épanouir, mais se questionnent simultanément sur les défis que cette technologie présente pour la protection de la propriété intellectuelle. Tel qu’expliqué dans les sections suivantes, certains moyens sont déjà appliqués pour prévenir les dommages possibles causés par l’utilisation de l’imprimerie 3D aux détenteurs de droits de propriété intellectuelle. Dans un premier temps, la protection des droits avec la règlementation de l’imprimerie 3D est étudiée dans cette section. Dans un second temps, la libéralisation de la technologie avec le modèle open source est examinée. 3.1 Mesures de protection juridique et technique Le moyen couramment utilisé pour limiter les violations des droits de propriété intellectuelle est de poursuivre les fautifs individuellement ou en masse. L’utilisation des fichiers CAO liés à l’imprimerie 3D personnelle peut permettre de trouver plus d’une personne coupable d’une violation de droit d’auteur. Les poursuites individuelles en matière de droit d’auteur sont analysées en premier dans cette sous-section. Par ailleurs, l’incitation à la contrefaçon de brevet équivaut à une violation de ce droit et emporte des conséquences juridiques pour les contrevenants tel que démontré dans la soussection 3.1.2. Les responsabilisations de masse et des intermédiaires 86. Bill Ferrell, « The “Game of Thrones” Trademark : A Song of Goods and Services », 8 avril 2014, en ligne : <http://www.trademarkologist.com/2014/04/gameof-thrones-trademark-a-song-of-goods-and-services/> (consulté le 17 juin 2014). 87. Banwatt, supra note 84. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 751 peuvent également être des remèdes envisagés et sont étudiées dans la sous-section 3.1.3. Les mesures techniques de protection sont abordées en dernier comme autre moyen de protection pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle. 3.1.1 Responsabilisation individuelle en droit d’auteur Le cas typique de violation implique une seule personne. Lorsqu’une personne crée un fichier CAO d’un objet sur lequel existe un droit d’auteur et le reproduit avec une imprimante 3D, cette personne commet une violation du droit d’auteur appartenant au créateur de l’objet88. Cependant, les cas plus complexes où plusieurs personnes sont impliquées dans une même reproduction d’objets sont plus fréquents. Un individu A peut créer un fichier CAO d’un objet protégé alors que c’est seulement un individu B qui le reproduit avec son imprimante 3D personnelle. Sauf si l’objet créé par l’individu A appartient au domaine public, l’individu B est responsable de la violation, car il a fait une nouvelle copie de l’objet protégé89. La responsabilité de l’individu A est plus complexe à établir d’un point de vue juridique, mais n’en est pas pour autant diminuée. En effet, l’individu A a également enfreint la LDA puisqu’une copie en deux dimensions d’une œuvre représentée en trois dimensions constitue une reproduction au sens de la loi même si la forme matérielle n’est pas la même90. La manière avec laquelle l’individu A s’y est pris pour réaliser le fichier CAO – numériseur 3D ou création à la main avec un logiciel – ne pourra servir à l’exonérer91. Un droit d’auteur existe également sur un modèle numérique d’objet lorsque ce modèle est une œuvre originale. Ainsi, dans un cas où l’individu A imagine et crée son propre fichier CAO, l’individu B qui imprime sans permission l’objet sous-jacent au modèle original créé par l’individu A viole le droit d’auteur de ce dernier92. Ainsi, plusieurs poursuites individuelles sont possibles en matière de droit d’auteur. 88. LDA, para 3(1) ; Grimmelmann, supra note 53 à la p 686. 89. Théberge c Galerie d’Art du Petit Champlain inc., supra note 53 au para 49, nouvelle définition du droit de reproduction donnée par la Cour suprême du Canada ; Grimmelmann, supra note 53 à la p 687. 90. LDA, para 3(1). 91. Grimmelmann, supra note 53 aux pp 687-688. 92. Ibid, aux pp 689-690. 752 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.1.2 Responsabilisation individuelle par l’incitation à la contrefaçon de brevet Aux États-Unis, une doctrine appelée « contrefaçon contributaire » pourrait permettre aux brevetés de faire valoir leurs droits en exerçant des recours contre les compagnies d’imprimerie 3D et les sites Internet hébergeant des modèles numériques. Selon cette doctrine, les titulaires de brevets peuvent poursuivre les tiers qui facilitent la reproduction de leurs inventions brevetées sans que ces derniers n’aient à reproduire les objets93. De cette manière, ils pourraient poursuivre un plus petit nombre d’acteurs importants plutôt qu’une multitude d’individus ayant des ressources financières moindres. De plus, les titulaires de brevets n’auraient pas à faire la preuve laborieuse d’une reproduction physique de l’invention brevetée94. Ils pourraient alors s’attaquer aux fabricants d’imprimantes 3D personnelles, car ces derniers permettent aux tiers de reproduire des objets brevetés chez eux. Ils pourraient également poursuivre les sites Internet hébergeurs de modèles numériques qui facilitent l’accès à des inventions brevetées en ligne95. La Cour d’appel fédérale a statué que cette doctrine n’existe pas au Canada dans l’affaire Nycomed Canada Inc c Teva Canada Limitée96. Toutefois, l’incitation à la contrefaçon de brevet similaire à la doctrine américaine existe au Canada. Il s’agit d’une contrefaçon au même titre qu’une contrefaçon directe. Un test en trois étapes issu de la jurisprudence permet d’établir l’incitation à la contrefaçon : Dans un premier temps, il doit y avoir acte de contrefaçon par le contrefacteur direct. Deuxièmement, cet acte doit être influencé par le vendeur, à un point tel que sans cette influence, la contrefaçon n’aurait pas été commise par le contrefacteur direct. Finalement, l’influence doit être sciemment exercée par le vendeur, c’est-à-dire que le vendeur savait que son influence entraînerait l’exécution de l’acte de contrefaçon.97 Dans un contexte d’imprimerie 3D, le contrefacteur direct qui a imprimé un objet breveté dans un but commercial peut toujours être 93. 94. 95. 96. 97. Pour en savoir davantage : Weinberg, supra note 11 à la p 12. Ibid. Ibid. Nycomed Canada Inc c Teva Canada Limitée, 2012 CAF 195 au para 3. MacLennan, supra note 63 au para 13. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 753 poursuivi. L’incitateur à la contrefaçon peut par exemple être celui qui a numérisé un objet breveté pour en faire un modèle numérique accessible sur Internet au contrefacteur direct 98 . Le degré d’influence requis pour qu’il y ait incitation à la contrefaçon reste toujours nébuleux. Il a toutefois été décidé dans la jurisprudence que l’incitateur n’a pas besoin de connaître ni d’avoir de contact personnel avec le contrefacteur direct pour établir l’incitation99. Par ailleurs, l’affaire MacLennan c Produits Gilbert Inc. spécifie qu’il y a incitation à la contrefaçon lorsque « [l]e vendeur porte à l’attention de ses clients le fait que son produit est destiné à pratiquer l’invention brevetée, ce qui constitue l’unique raison pour laquelle ils sont susceptibles d’en faire l’achat »100. Il y a alors une influence de l’incitateur sur le contrefacteur direct, car l’incitateur indique précisément à l’acheteur qu’il ne peut faire qu’une utilisation illégale de son produit. Ce dernier cas d’incitation risque de survenir avec les sites Internet tel Shapeways qui offrent en vente des modèles numériques en ligne. Pour éviter les poursuites, il sera de la responsabilité du fournisseur de service Internet de retirer les modèles illégaux, tel que discuté dans la sous-section 3.1.3.2. 3.1.3 Responsabilisation de masse et des intermédiaires Toujours dans le but d’accorder une meilleure protection aux titulaires de droits de propriété intellectuelle, les poursuites individuelles peuvent être intentées contre une masse de personnes. Cette technique a été utilisée au tournant du millénaire aux États-Unis sans beaucoup de succès toutefois, tel qu’expliqué dans la partie 3.1.3.1. Par ailleurs, l’avènement d’Internet a mené à la modification des législations en propriété intellectuelle, ce qui a affecté les activités des fournisseurs de service Internet. Ces derniers sont considérés comme des intermédiaires entre les titulaires de droits de propriété intellectuelle et les violateurs directs. Leurs services sont donc régulés afin de mieux répondre aux violations de propriété intellectuelle en ligne. La deuxième partie de cette sous-section analyse la responsabilité des intermédiaires. 98. 99. 100. Lauren Leahy, « Patent Infringement in 3D – Who to Sue ? », 6 juin 2013, en ligne : <http://lawitm.com/patent-infringement-in-3d-who-to-sue/> (consulté le 20 juin 2014). Procter & Gamble v Bristol-Myers Canada, [1978] ACF 812 (CFPI) au para 94 ; MacLennan, supra note 63 au para 43. MacLennan, supra note 63 au para 40. 754 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.1.3.1 Recours de masse : l’exemple Napster Au début des années 2000, en raison du téléchargement illégal de musique croissant sur Internet facilité par Napster et ses successeurs, la Recording Industry Association of America (ci-après « RIAA ») commença à entreprendre des poursuites individuelles massives directement contre les personnes qui partageaient des fichiers de musique illégalement en ligne101. Cette tactique fut un échec aux États-Unis. La RIAA s’attaqua aux propriétaires des adresses IP associées aux ordinateurs avec lesquels le partage illégal se faisait. Elle poursuivit plus de 35 000 personnes entre 2003 et 2008, et cibla dans ses poursuites entre autres des mères monoparentales, une jeune fille de 13 ans et même une personne décédée102. En agissant de la sorte, la compagnie a surtout réussi à déplaire à la population américaine alors que le piratage de musique continue encore aujourd’hui. Au lieu de penser à l’Internet et à la musique sous forme digitale comme de nouvelles possibilités de revenus, la RIAA a choisi de poursuivre pour essayer de stopper le phénomène103. La responsabilisation de masse ne sera peut-être pas la solution lorsqu’une industrie ou une grande compagnie aura son moment Napster104 et verra son modèle d’affaires importuné par l’imprimerie 3D. L’histoire démontre que bloquer une technologie ne fonctionne pas : « Whenever you succeed in shutting down a technology that people want, companies develop a different technology that responds to that market demand »105. Il serait plus profitable pour les industries affectées par cette technologie d’en prendre avantage et de l’adapter à leurs besoins. C’est exactement ce qu’a fait l’entreprise Apple avec le téléchargement digital de musique suite aux poursuites de la RIAA auprès des utilisateurs de Napster. Elle a réussi à intégrer ce type de téléchargement à son modèle d’affaires et le reste de l’industrie musicale a suivi par après106. 101. 102. 103. 104. 105. 106. Susson, supra note 43 à la p 41. Sarah McBride et Ethan Smith, « Music Industry to Abandon Mass Suits », 19 décembre 2008, en ligne : <http://online.wsj.com/article/SB12296603883 6021137.html> (consulté le 15 juin 2014). Ibid ; Susson, supra note 43 à la p 41. Michael Weinberg, « Encouraging Signs On The Not-Suing-3D-Printing-OutOf-Existence Front », 18 janvier 2013, en ligne : <https ://www.publicknowledge. org/news-blog/blogs/encouraging-signs-not-suing-3d-printing-out-e> (consulté le 15 juin 2014). Mark A. Lemley, « Is the Sky Falling on the Content Industries ? », (2011) 9 Journal on Telecommunication and High Technology Law 125 à la p 132. Ibid. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 755 L’imprimerie 3D personnelle permet de faire de chaque amateur un designer professionnel et ne fait que croître à l’heure actuelle. Comme le démontre le modèle numérique de la station pour iPhone en trône de fer de Game of Thrones évoquée à la section 2.4, les amateurs de la technologie s’inspirent du cinéma et de la littérature pour concevoir des objets à imprimer. Au lieu de combattre obstinément les violations potentielles de propriété intellectuelle, les entreprises auraient intérêt à s’adapter aux conséquences et accepter la commercialisation de produits faits par des amateurs107. HBO aurait pu mieux gérer la situation avec nuPROTO en lui accordant une licence, car un marché existait pour le produit que l’entreprise offrait108. Contrôler le nombre croissant de designers et de produits qui seront mis en ligne avec l’imprimerie 3D risque de devenir une tâche de plus en plus ardue, d’où l’intérêt de commencer à s’y intéresser tout de suite. Les compagnies peuvent continuer de chasser chaque violation trouvée sur Internet, mais cette stratégie ne peut pas s’étendre à l’infini. Comme Michael Weinberg l’écrit : « In the end, it may be easier to harness the collective creativity of designers than try to stop it »109. Déjà, la compagnie Nokia a créé des accessoires pour un de ses modèles de téléphones cellulaires sous forme de fichiers CAO110. Les consommateurs peuvent ainsi acheter un design d’étui pour leur téléphone et l’imprimer à domicile. L’exemple de iTunes a démontré que si les consommateurs ont un accès facile à des produits à un prix raisonnable, ils ne seront pas tentés de prendre le temps et les moyens pour trouver ces produits illégalement111. 3.1.3.2 Théorie du safe harbor : responsabiliser les intermédiaires Le titulaire d’un droit d’auteur a le droit exclusif de reproduire son œuvre sous n’importe quelle forme matérielle selon le paragraphe 3(1) de la LDA. Il a également le droit exclusif d’autoriser un 107. 108. 109. 110. 111. Michael Weinberg, « Turning 3D Printed Copyright Infringers into Partners », 26 mars 2013, en ligne : <https ://www.publicknowledge.org/news-blog/blogs/ turning-3d-printed-copyright-infringers-partn> (consulté le 20 juin 2014). Ibid. Ibid. Joel Willians, « Everything You Need to Know About the Lumia 820 and 3D Printing », 18 janvier 2013, en ligne : <http://conversations.nokia.com/2013/ 01/18/everything-you-need-to-know-about-the-lumia-820-and-3d-printing/> (consulté le 15 juin 2014) ; M. Weinberg, supra note 107. Rose Auslander, « Brands Must Offer 3D Printable Designs or Face DIY Counterfeiters », 29 août 2013, en ligne : <http://www.businessoffashion.com/2013/ 08/3d-printing-new-york-fashion-week-asher-levine.html> (consulté le 17 juin 2014). 756 Les Cahiers de propriété intellectuelle tiers à accomplir cet acte112. Théoriquement, il faudrait que chaque titulaire d’un droit d’auteur sur une œuvre physique ou sur un fichier CAO autorise un fournisseur de service Internet comme Thingiverse à diffuser son modèle numérique sur son site Internet. Autrement, le fournisseur faciliterait la reproduction illégale par les utilisateurs de son service Internet d’œuvres protégées. Toutefois dans ces circonstances, un fournisseur ne pourrait pas être trouvé responsable, car il agit à titre d’intermédiaire sans connaissance du contenu illégal sur son service Internet. La Cour suprême l’explique dans Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Association canadienne des fournisseurs Internet113 : [...] lorsque l’utilisateur final a accès à une quantité phénoménale de données non protégées par le droit d’auteur, on ne peut dire du fournisseur de services Internet, du simple fait qu’il fournit l’accès à l’Internet, qu’il autorise le téléchargement de fichiers protégés par le droit d’auteur par opposition à des fichiers non protégés.114 La conclusion serait différente si le fournisseur de service Internet savait qu’un fournisseur de contenu utilisait son service Internet dans le but de diffuser des œuvres protégées115. L’autorisation de violation peut être établie en faisant la preuve d’une relation entre le fournisseur de service Internet et celui qui viole un droit d’auteur116. Il est présumé toutefois « que celui qui autorise une activité ne l’autorise que dans les limites de la légalité »117. Pour mieux gérer les fournisseurs de service Internet et les violations en ligne, la Cour suprême suggérait en 2004 que le législateur canadien adopte le système de « notice and takedown » américain (ci-après « avis et retrait »)118. Tout ce qui a trait au contenu généré par des usagers d’Internet est contrôlé par la règle d’avis et de retrait aux États-Unis depuis l’adoption du Digital Millenium Copyright Act119 en 1998 (ci-après 112. 113. 114. 115. 116. 117. 118. 119. LDA, para 3(1) in fine. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Association canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45. Ibid au para 123. Ibid au para 124. CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut-Canada, supra note 34 au para 38. Ibid. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Association canadienne des fournisseurs Internet, supra note 113 au para 127. 17 U.S.C. § 512 (1998) ; Cory Doctorow, « Liability in the Age of 3D Printing » [2013] Make : Ultimate Guide to 3D Printing 2014 12 à la p 12. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 757 « DMCA »). Les fournisseurs de service Internet tels YouTube, Dropbox et même Thingiverse sont dorénavant considérés non responsables des violations de droits d’auteur possibles en raison de la quantité phénoménale de fichiers qui est générée et publiée par les usagers via ces fournisseurs. Ils sont ainsi protégés en tant que safe harbors par les dispositions du DMCA pourvu qu’ils n’aient pas connaissance réelle que le contenu publié dans leur service Internet viole des droits d’auteur120. Leurs obligations consistent à enlever le contenu publié par un usager lorsqu’ils sont notifiés de la violation potentielle d’un droit d’auteur et à notifier le présumé contrefacteur de la situation121. Autrement, ils peuvent être poursuivis au même titre que l’usager qui a publié le contenu en question122. La règle de l’avis et du retrait a déjà été utilisée dans quelques affaires concernant l’imprimerie 3D123. Thingiverse reçut pour la première fois la requête prévue dans le DMCA concernant l’illusion d’optique du triangle de Penrose en 2011. Le designer Ulrich Schwanitz avait trouvé une façon de rendre l’illusion d’optique en trois dimensions et vendait des copies de cet objet par le biais de Shapeways sans partager sa solution au problème. Quelqu’un réussit finalement à résoudre le problème quelques semaines plus tard et publia le fichier CAO du triangle de Penrose sur Thingiverse en le rendant accessible gratuitement à tout le monde. Schwanitz finit par notifier le site Internet en utilisant la règle du DMCA et Thingiverse se conforma à la demande du designer. Plusieurs critiques se sont prononcées sur la viabilité d’une telle demande puisque l’illusion d’optique elle-même se retrouve dans le domaine public. Schwanitz décida donc ultimement de publier le fichier CAO de son triangle de Penrose en trois dimensions gratuitement sur Internet124. Depuis cette affaire, Thingiverse prévoit dans ses conditions d’utilisation que le site Internet fonctionne avec le système établi par 120. 121. 122. 123. 124. Finocchiaro, supra note 1 à la p 497. Weinberg, supra note 10 à la p 5 ; Max Marder, « Leave 3D Printing Alone », 27 janvier 2014, en ligne <http://www.huffingtonpost.com/the-morningsidepost/leave-3d-printing-alone_b_4666660.html> (consulté le 20 juin 2014). Doctorow, supra note 119. Finocchiaro, supra note 1 aux pp 478-480. Ibid aux pp 478-479 ; Cory Doctorow, « 3D printing’s first copyright complaint goes away, but things are just getting started », 21 février 2011, en ligne : <http://boingboing.net/2011/02/21/3d-printings-first-c.html> (consulté le 15 juin 2014) ; John Paul Titlow, « Why 3D Printing Will Be the Next Big Copyright Fight », 20 février 2013, en ligne : <http://readwrite.com/2013/02/20/ 3d-printing-will-be-the-next-big-copyright-fight#awesm=~oHhLfN9a Ye0RHz> (consulté le 15 juin 2014). 758 Les Cahiers de propriété intellectuelle le DMCA en ce qui a trait aux violations de droits d’auteur125. Pour les autres droits de propriété intellectuelle, une politique d’avis et de retrait a également été adoptée par l’entreprise même si elle n’est pas prévue dans la législation américaine126. La politique de Shapeways va dans le même sens avec un système de retrait pour les violations de tous les droits de propriété intellectuelle127. Des auteurs ont d’ailleurs suggéré d’aménager un modèle similaire à celui du DMCA pour les brevets afin de régler les violations d’inventions brevetées avec l’imprimerie 3D128. Le sort de ce système quant aux brevets, aux marques de commerce et aux dessins industriels reste tout de même douteux pour le moment aux États-Unis. Au Canada, des dispositions concernant le safe harbor existent dans la LDA, mais la plupart ne sont toujours pas en vigueur129. Pour cette raison, le système canadien est beaucoup plus passif qu’aux États-Unis. Les fournisseurs au Canada fonctionnent seulement avec un système de « notice and notice », donc d’avis et d’avis. En ce sens, « [l]ors de la découverte d’une violation de leurs droits, les titulaires de droits d’auteur ont le droit d’envoyer un avis de prétendue violation à un fournisseur de service, qui sera à son tour obligé de le transmettre au contrefacteur présumé »130. Là s’arrête le système canadien actuellement. D’ailleurs, les dispositions ne sont édictées que dans la législation sur le droit d’auteur. Rien n’existe pour les autres droits de propriété intellectuelle comme aux États-Unis. 125. 126. 127. 128. 129. 130. Thingiverse, Intellectual Property Policy, <http://www.thingiverse.com/legal/ ip-policy> (consulté le 26 juin 2014) ; Finocchiaro, supra note 1 à la p 497. C. Finocchiaro, supra note 1 à la p 497. Shapeways Content Policy and Notice Takedown Procedure, <http://www. shapeways.com/legal/content_policy> (consulté le 26 juin 2014) ; Shapeways, Terms and Conditions, <http://www.shapeways.com/terms_and_conditions> (consulté le 26 juin 2014). Doherty, supra note 12 à la p 366 ; Finocchiaro, supra note 1 aux pp 498-499. Les art 41.25 et 41.26 LDA édictés en 2012 ne sont toujours pas en vigueur au moment de la rédaction de ce travail. Le gouvernement canadien a toutefois annoncé le 17 juin 2014 que ces dispositions entreraient en vigueur en janvier 2015 ; Brian Isaac et Daniel Anthony, « Une approche toute canadienne pour combattre la violation du droit d’auteur en ligne entrera bientôt en vigueur », 24 juin 2014, en ligne : <http://www.smart-biggar.ca/fr/articles_detail.cfm? news_id=872> (consulté le 29 juillet 2014). Gilles Daigle, « Développements récents en droit d’auteur », dans 374 Développements récents en droit du divertissement (2013), coll Service de la formation continue du Barreau du Québec (Cowansville (QC), Yvon Blais, 2013) 141 à la p 161. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 759 Les poursuites individuelles de masse ne sont peut-être pas la meilleure solution, comme l’enseigne le cas de Napster aux ÉtatsUnis. Le système d’avis et de retrait semble être un meilleur remède pour contrer les violations de propriété intellectuelle en ligne, mais n’existe qu’en matière de droit d’auteur pour l’instant. Toutefois, les remèdes exclusivement légaux ne protègent pas toujours adéquatement les détenteurs de droits de propriété intellectuelle. Une protection plus pratique mêlant technologie et droit pourrait être utilisée dans l’industrie de l’imprimerie 3D, soit les mesures techniques de protection. La prochaine sous-section présente les avantages et inconvénients relatifs à ces mesures. 3.1.4 Mesures techniques de protection Les mesures techniques de protection (ci-après « MTP ») ou encore verrous numériques « peuvent être définis comme étant toute technologie ou tout dispositif qui contrôle efficacement l’accès à une œuvre, ou qui restreint efficacement la reproduction d’une œuvre »131. Les MTP sont un moyen utilisé pour « contrer le piratage, ou encore pour limiter le nombre de reproductions ou d’installations que le consommateur pourra réaliser à partir de l’exemplaire qu’il s’est procuré »132. Elles sont couramment utilisées dans les industries musicale et cinématographique pour contrer le problème de téléchargement illégal de fichiers sur Internet. Deux problèmes se dressent avec les MTP. Premièrement, un verrou numérique vient entraver la fonctionnalité des appareils133. Il crée un bien qui est défectueux à l’origine pour empêcher les consommateurs d’avoir un libre usage de ce bien. Comme Michael Weinberg l’explique, « [a]s applied to 3D printing, DRM could transform a general purpose tool capable of making anything into a specialized tool that can only be used to create a handful of preapproved items »134. Ainsi, une MTP peut être si restrictive que 131. 132. 133. 134. LDA, art 41 ; Nicolas Sapp et Jean-Sébastien Rodriguez-Paquette, « Les déboires des mesures techniques de protection dans l’industrie du divertissement ou le droit vs la technologie : un combat perdu d’avance ! », dans Laurent Carrière, réd, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle coll Service de la formation continue du Barreau du Québec (Cowansville (QC), Yvon Blais, 2014) 29 à la p 31. Sapp et Rodriguez-Paquette, supra note 131 à la p 31. Michael Weinberg, « DRM on 3D Printers is a Big Deal. Nathan Myhrvold’s Patent is Not. », 22 octobre 2012, en ligne : <https ://www.publicknowledge.org/ news-blog/blogs/drm-3d-printers-big-deal-nathan-myhrvolds-pat> (consulté le 15 juin 2014). Ibid. 760 Les Cahiers de propriété intellectuelle même les usages honnêtes et légaux sur l’œuvre faits par des consommateurs légitimes sont impossibles135. Des verrous numériques aussi drastiques pourraient brimer de façon sérieuse la croissance de l’imprimerie 3D136. Deuxièmement, les MTP ne fonctionnent jamais réellement. Il suffit qu’une seule personne réussisse à briser le verrou numérique pour que tout le reste des internautes puissent bénéficier de l’œuvre protégée137. Le verrou devient alors complètement inefficace. Ainsi, les MTP ne peuvent pas protéger adéquatement des œuvres numériques contre le piratage et empêchent même parfois les usages de bonne foi. En 2012, un brevet a été accordé aux États-Unis pour l’invention d’une MTP liée à l’imprimerie 3D138. L’obtention d’un brevet ne peut toutefois pas obliger les fabricants et fournisseurs de services d’imprimerie 3D à utiliser l’invention. De ce fait, le nouveau verrou numérique breveté ne sera fort probablement pas mis en œuvre dans tout le domaine de l’imprimerie 3D139. Par ailleurs, un modèle numérique d’un objet protégé par un droit de propriété intellectuelle créé à partir d’un numériseur 3D n’est pas un fichier CAO conçu avec la MTP140. En utilisant un numériseur 3D, il est donc possible de contourner les obstacles créés intentionnellement par des MTP. Certains auteurs s’entendent tout de même sur le fait que la création de verrous numériques en lien avec l’imprimerie 3D est assurée141. Toutefois, elles risquent d’échouer à long terme dans ce nouveau contexte. Les créateurs de verrous doivent sans cesse créer de nouveaux et meilleurs outils technologiques, la plupart se faisant assurément contourner142. La régulation juridique et technologique de l’imprimerie 3D a donc ses limites. La prochaine sous-section apporte un contraste en examinant l’envers de la réglementation de cette technologie, soit le modèle open source et l’autorégulation de l’industrie de l’imprimerie 3D143. 135. 136. 137. 138. 139. 140. 141. 142. 143. Sapp et Rodrigez-Paquette, supra note 131 à la p 55 ; Weinberg, supra note 133. Weinberg, supra note 133. Ibid. Ibid. Ibid. Susson, supra note 43 aux pp 44-45. Peter Katel, « 3D Printing : The Issues » (2012) 22:43 CQ Researcher 1037 à la p 1044. Ibid ; Weinberg, supra note 133 ; Lemley, supra note 105 à la p 132 ; Sapp et Rodriguez-Paquette, supra note 131 à la p 32. Rideout, supra note 20 à la p 173. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 761 3.2 Alternatives à la règlementation Une solution envisagée par les titulaires de droits de propriété intellectuelle reste toujours l’expansion de la législation pour couvrir entièrement l’industrie de l’imprimerie 3D. Une idée souvent citée est l’invention d’un système de micro-brevets. Ce système donnerait une protection plus courte aux inventions et objets à imprimer, elle serait plus rapide à obtenir et moins coûteuse pour les inventeurs144. Les inventeurs auraient une combinaison des protections du droit d’auteur et des brevets, soit une protection immédiate sur des objets utilitaires. L’explosion de l’imprimerie 3D personnelle démontre pourtant qu’il n’y a pas de réel besoin pour une plus grande protection pour encourager l’innovation et la créativité145. Les amateurs expérimentent avec la nouvelle technologie en préférant laisser un accès libre pour tous à leurs créations et découvertes. Par ailleurs, étendre le champ de protection du droit de la propriété intellectuelle risque de réduire le nombre de créations appartenant directement au domaine public et même d’entraver l’innovation et la compétition. En effet, la peur constante de violer un droit de propriété intellectuelle et d’être poursuivi aurait un impact négatif sur l’expérimentation des communautés d’amateurs et celles-ci en souffriraient146. Les régimes de propriété intellectuelle ont des limites et ils ne peuvent pas protéger littéralement toute création intellectuelle. La Cour suprême des États-Unis a d’ailleurs vanté les mérites d’un régime de brevet où l’innovation dite ordinaire n’est pas protégée comme le sont les réalisations plus poussées : « Were it otherwise patents might stifle, rather than promote, the progress of useful arts. »147 Légiférer immédiatement une technologie encore naissante et mal comprise limiterait l’innovation et la création. La sous-section 3.2.1 explique l’importance pour l’imprimerie 3D du modèle open source et de la communauté d’amateurs de la technologie. La sous-section 3.2.2 présente un parallèle entre l’affaire américaine Betamax de 1984 et l’imprimerie 3D favorisant un usage libre de cette nouvelle technologie. 144. 145. 146. 147. Hod Lipson, « At Issue : Is a new “micro-patent” needed to protect 3D innovators ? » (2012) 22:43 CQ Researcher 1053 à la p 1053. Michael Weinberg, « At Issue : Is a new “micro-patent” needed to protect 3D innovators ? » (2012) 22:43 CQ Researcher 1053 à la p 1053. Ibid ; Rideout, supra note 20 à la p 176. KSR Int’l Co v Teleflex Inc, 550 US 398, 427 (2007) ; Rideout, supra note 20 aux pp 175-176. 762 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.2.1 Open source148 et autorégulation Présentement, les amateurs utilisent et promeuvent l’industrie de l’imprimerie 3D personnelle. Le « do it yourself » et la communauté qui s’est développée autour de la technologie sont très importants149. La communauté grandissante d’amateurs est la source première pour tout novice dans le domaine qui veut en apprendre davantage sur le fonctionnement des différents logiciels relatifs à l’imprimerie 3D. En plus d’un soutien technique, ce sont souvent les amateurs qui trouvent les solutions aux problèmes informatiques et qui aident à améliorer et faire progresser la technologie150. Les amateurs sont actuellement capables de réguler l’activité créatrice de l’imprimerie 3D par eux-mêmes. Avec le open source, ils démontrent qu’ils n’ont pas réellement besoin du droit de la propriété intellectuelle pour stimuler l’innovation151. Le modèle open source fait référence à toute initiative rendant la propriété intellectuelle qui y est attachée libre d’accès à tous152. La propriété, et surtout le contrôle, des designs d’objets à imprimer reviennent à tous ceux qui contribuent au développement et à l’implantation de ces designs, non seulement à l’individu ayant créé le design initial153. Ce modèle est donc très avantageux, car « you can have a single object purchased provide value to everyone along the path of its creation »154. Les titulaires d’une conception créée en open source permettent à tout tiers d’utiliser la conception et de la modifier à sa guise sous certaines conditions. Par exemple, une condition souvent retrouvée dans ce genre de licence exige que le tiers dédie lui aussi ses modifications et améliorations au grand public et ne fasse pas d’usage commercial avec celles-ci. Ce système permet à l’imprimerie 3D d’être en constante adaptation auprès de la communauté d’amateurs et d’évoluer avec leurs besoins155. 148. 149. 150. 151. 152. 153. 154. 155. L’expression « open source » fait tout d’abord référence au modèle de licences développé pour les logiciels informatiques permettant au public de les utiliser et les modifier librement. Avec l’avènement d’Internet, l’expression a acquis un sens plus général. Elle peut être appliquée à toute création sur laquelle un titulaire a des droits d’auteur et qui veut la licencier ; Finocchiaro, supra note 1 à la p 477. Hanna, supra note 2. Dougherty, supra note 4 à la p 8. Susson, supra note 43 à la p 38. Barnatt, supra note 11 à la p 127. Rideout, supra note 20 aux pp 163-164. Adam B. Levine, « Intellectual Property and the Future of @Home Manufacturing », 21 mars 2013, en ligne : <http://makezine.com/2013/03/21/intellectualproperty-and-the-future-of-home-manufacturing/> (consulté le 20 juin 2014). Ibid. Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 763 La communauté autorégulatrice est encore restreinte et n’a pas empiété sur le territoire d’une grosse entreprise156. Il est évident qu’une forme de open source totalement libre ne pourra pas durer éternellement. Tout le monde ne voudra pas non plus se soumettre à ce modèle. Par ailleurs, les licences CC ne couvrent pas les cas où un design initial est copié sans permission et entre dans le modèle open source par la suite157. Le DMCA s’est déjà frayé un chemin à travers les sites Internet hébergeurs de fichiers CAO et va inévitablement prendre de l’ampleur. Tout en gardant un certain scepticisme par rapport aux notifications de violations invraisemblables, la communauté devrait généralement se conformer au système d’avis et de retrait158. L’auteur Brian Rideout suggère justement que toute la communauté et les sites Internet hébergeurs prennent l’exemple de Thingiverse en implantant des politiques d’avis et de retrait similaires et en prévoyant une signalisation lorsque des modèles numériques et objets à imprimer présentent des violations potentielles de propriété intellectuelle159. L’organisation de la propriété intellectuelle autour de l’imprimerie 3D devrait commencer avant que des violations majeures et complexes ne surviennent. Comme l’explique Michael Weinberg, « [u]ntil there is better legal clarity, cultural clarity is the best way to protect the development of 3D printing »160. 3.2.2 Parallèle avec l’affaire Betamax En 1984, la Cour suprême des États-Unis a eu à se pencher sur une nouvelle technologie qui venait brusquer l’univers de la télévision dans Sony Corp of America v Universal City Studios, Inc161 (ci-après « affaire Betamax »). La compagnie Sony avait développé dans la décennie précédente le Betamax, un magnétoscope capable d’enregistrer des émissions à la télévision pour les regarder plus tard qu’à la vraie heure de diffusion. Plusieurs compagnies cinématographiques titulaires de droits d’auteur poursuivirent Sony en prétendant que les propriétaires de magnétoscopes Betamax violaient leurs droits d’auteur lorsqu’ils enregistraient des émissions et que Sony devait être tenue responsable également comme la compagnie contribuait aux reproductions illégales en fabriquant et vendant ces magnétoscopes162. 156. 157. 158. 159. 160. 161. 162. Hanna, supra note 2 : « [it] has avoided, either by chance or by design, stepping on any really big toes ». Rideout, supra note 20 à la p 176. Weinberg, supra note 11 à la p 22. Rideout, supra note 20 à la p 176. Weinberg, supra note 11 à la p 22. Sony Corp of America v Universal City Studios, Inc, 464 US 417 (1984). Ibid aux pp 420-421 ; Finocchiaro, supra note 1 à la p 481. 764 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour a décidé que l’utilisation des magnétoscopes était couverte par la doctrine de l’usage équitable. L’enregistrement à la maison était utilisé d’abord et avant tout pour décaler le temps de visionnement d’une émission et constituait une activité non commerciale puisqu’il s’agissait d’un usage privé163. Aucune preuve n’a démontré que la possession d’un magnétoscope réduisait les cotes d’écoute de télévision et beaucoup de propriétaires de contenu télévisuel ne s’opposaient pas à l’enregistrement personnel164. La Cour a demandé aux compagnies cinématographiques de prouver que l’utilisation des magnétoscopes Betamax réduirait la valeur de leurs droits d’auteur ou qu’elle aurait un impact négatif dans leur marché. Elles ont été incapables de remplir ce fardeau de preuve puisqu’il a été démontré que les usages des magnétoscopes Betamax étaient privés et non commerciaux165. La Cour en est venue à la conclusion que la technologie développée par Sony permettait des utilisations légales considérables166. Par conséquent, « [w]hatever the future percentage of legal versus illegal home-use recording might be, an injunction which seeks to deprive the public of the very tool or article of commerce capable of some noninfringing use would be an extremely harsh remedy »167. S’il en a été convenu ainsi dans l’affaire Betamax pour des magnétoscopes ne permettant que d’enregistrer des émissions à la télévision, il devrait logiquement en être de même pour l’imprimerie 3D. À long terme, cette technologie permet encore plus d’utilisations légales qui seraient également plus innovantes que les magnétoscopes Betamax168. La chose est vraie pour toute nouvelle technologie : « As long as a technology is capable of “substantial noninfringing uses” we welcome it. Because those substantial noninfringing uses are great to have, and we cannot stop innovation just because it can sometimes be abused »169. 163. 164. 165. 166. 167. 168. 169. Sony Corp of America v Universal City Studios, Inc, supra note 161 aux pp 423 et 446 ; Finocchiaro, supra note 1 à la p 482. Sony Corp of America v Universal City Studios, Inc, supra note 161 aux pp 423-424 ; Finocchiaro, supra note 1 à la p 482. Sony Corp. of America v Universal City Studios, Inc, supra note 161 aux pp 451 et 456 ; Finocchario, supra note 1 aux pp 482-483. Sony Corp of America v Universal City Studios, Inc, supra note 161 à la p 438 ; Finocchiaro, supra note 1 à la p 483. Sony Corp of America v Universal City Studios, Inc, supra note 161 à la p 444 citant Universal City Studios v Sony Corp of America, 480 F Supp. 429 (CA D 1979). Finocchiaro, supra note 1 à la p 494. Michael Weinberg, « I Can Use A Banana to Rob a Bank : Why We Don’t Ban Things Just Because They Can Be Misused », https ://www.publicknowledge. org/news-blog/blogs/i-can-use-a-banana-to-rob-a-bank-why-we-dont-banthings-just-because-they-c (consulté le 10 juin 2014). Imprimerie 3D et propriété intellectuelle 765 L’imprimerie 3D et les technologies connexes comme les numériseurs 3D méritent donc d’être protégés. S’il fallait condamner les numériseurs 3D, il faudrait condamner les caméras classiques permettant des reproductions en deux dimensions. Elles aussi comportent des utilisations portant atteinte à la propriété intellectuelle170. Bref, restreindre toutes ces technologies serait aux dépens de l’intérêt de la société, car toute une partie de l’innovation des prochaines années serait bloquée171. Plutôt que de freiner l’imprimerie 3D, il faut l’accepter et bénéficier des usages légaux qu’elle permet. Conclusion L’imprimerie 3D est la prochaine grande technologie révolutionnaire. Différents procédés de manufacture additive existent et sont toujours développés et améliorés pour avoir des imprimantes 3D plus performantes et pour pouvoir utiliser une plus grande variété de matériaux. Tout un pan personnel et axé sur la société de consommation s’est développé autour de cette nouvelle technologie. Des entreprises comme Shapeways et Thingiverse proposent différents produits et services aux consommateurs et aux amateurs et procurent le statut de designer professionnel à chaque personne qui s’intéresse à l’imprimerie 3D et qui expérimente avec les différents logiciels. Les répercussions sur la propriété intellectuelle sont évidentes. En effet, les violations de droits d’auteur, de brevets, de dessins industriels et de marques de commerce avec des modèles numériques et des objets physiques imprimés sont certaines. Des procédures en avis et retrait ont déjà été prises aux États-Unis et les sites Internet hébergeurs de fichiers CAO touchés ont décidé de s’y conformer en adoptant des politiques en ce sens. Pour harmoniser l’imprimerie 3D avec la propriété intellectuelle, plusieurs idées ont été avancées comme la responsabilisation des individus qui violent la propriété intellectuelle et l’utilisation de mesures techniques de protection. Outre une règlementation accrue de cette technologie, certains proposent plutôt d’adopter un modèle open source et de laisser l’industrie de l’imprimerie 3D s’autoréguler. La technologie a le potentiel de violer les droits de propriété intellectuelle. Or, elle a un 170. 171. Michael Weinberg, « Will 3D Scanners Usher in a New Era of Copyright Infringement ? », https://www.publicknowledge.org/news-blog/blogs/will-3d-scanners-usher-new-era-copyright-infr (consulté le 11 juin 2014). Finocchiaro, supra note 1 aux pp 494-495. 766 Les Cahiers de propriété intellectuelle encore plus grand potentiel d’innovation, qui continue d’être exploré et développé aujourd’hui. Il faut donc faire attention de ne pas priver le public des utilisations complètement légales de cette nouvelle technologie172. L’établissement de l’imprimerie 3D dans le quotidien risque de complètement transformer la propriété intellectuelle telle qu’on la connaît aujourd’hui. Plus cette technologie se simplifie et devient accessible au grand public, plus le risque de violations de droits de propriété intellectuelle augmente. Le potentiel pour faire avancer les sciences et les arts n’appartiendra plus seulement à des scientifiques et des artistes, mais à n’importe qui muni d’une imprimante 3D. Les industries du cinéma et de la musique continuent à ressentir les coups durs de la vitesse exponentielle à laquelle les fichiers sont partagés sur Internet. Avec l’imprimerie 3D, toutes les entreprises qui manufacturent des objets physiques utilitaires ou ornementaux sont à risque. La compagnie de recherche en technologie Gartner prédit qu’il y aura un vol de propriété intellectuelle résultant en une perte globale dans le monde de 100 milliards de dollars américains par année d’ici à 2018 causée par l’imprimerie 3D173. Si cette perte se matérialise, elle pourrait néanmoins être compensée (si ce n’est que partiellement) par un enrichissement économique issu de l’innovation engendrée par la même technologie. 172. 173. Rideout, supra note 2 à la p 174 qui fait référence à la décision dans Sony Corp. of America v Universal City Studios, Inc. Gartner, « Gartner Reveals Top Predictions for IT Organizations and Users for 2014 and Beyond », en ligne : <http://www.gartner.com/newsroom/id/2603215> (consulté le 22 août 2014). Vol. 26, no 3 Le contentieux de la propriété intellectuelle dans l’espace OAPI et dans l’espace ARIPO Aperçu jurisprudentiel décennal (janvier 2004 – décembre 2013) Laurier Yvon Ngombé* 1. Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 769 2. Contentieux des créations techniques . . . . . . . . . . . . 771 2.1 Al Itihad c A.A. [Niger, 2006] . . . . . . . . . . . . . . 771 3. Contentieux des créations ornementales . . . . . . . . . . 772 3.1 Steel Structures Ltd v David Engineering Ltd [Kenya, 2007] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 772 3.2 Société Sogec Ivoire c Société Sifam-CI [Côte d’Ivoire, 2010] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 774 4. Contentieux des créations littéraires et artistiques . . . . . 776 4.1 Maedza v Mogotsi [Botswana, 2006] . . . . . . . . . . 776 © Laurier Ngombé, 2014. * Docteur en droit, avocat à la Cour d’appel de Paris, chargé d’enseignements (CNAM, Ile de France). [Note de la rédaction : ce texte a été soumis à une évaluation à double anonymat.] 767 768 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4.2 BSDA c Groupe Walf [Sénégal, 2010] . . . . . . . . . 777 4.3 Nang’unda Kukali v Ogola [Kenya, 2010] . . . . . . . 779 4.4 Aboubacar c SICOA [Côte d’Ivoire, 2005] . . . . . . . 780 4.5 Côte Ouest audiovisuel c Dounia TV [Niger, 2008] . . 781 4.6 Europress-Editores c Compagnie Beauchemin International [Niger, 2004] . . . . . . . . . . . . . . . 782 5. Contentieux des signes distinctifs . . . . . . . . . . . . . . 784 5.1 Unilever c Traoré – TGI Ouagadougou [Burkina Faso, 2005] . . . . . . . . . . . . . . . . . . 784 5.2 Société Bic SA c Société TBC [Cameroun, 2008] . . . . 785 5.3 Société Rothmans of Pall Mall Limited c La Société Adil Compagny SA S [Niger, 2008]. . . . . . . . . . . 786 5.4 Gazelle et ses petites [OAPI, 2013] . . . . . . . . . . . 788 1. Avant-propos N’est-ce pas une véritable gageure que de vouloir présenter, en quelques pages, un « digest » jurisprudentiel sur une période aussi longue qu’une dizaine d’années, de surcroît sur un espace représentant pas moins de 36 pays1 ? La question peut en effet se poser. Cependant la démarche se justifie par la difficulté d’accéder à l’information et par le volume « raisonnable » de la jurisprudence à « sélectionner » et, partant, du florilège décennal à présenter aux lecteurs des Cahiers de propriété intellectuelle. La présente chronique jurisprudentielle s’inscrit dans un mouvement de vulgarisation sur et de la propriété intellectuelle en Afrique. Le doyen Carbonnier écrivait que l’une des caractéristiques d’un droit subjectif est de pouvoir être mis en œuvre ou réalisé par la voie du procès2. Les quelques décisions rapportées ci-dessous témoignent de l’effectivité de la protection des droits de propriété intellectuelle dans les États africains. Le champ matériel de la présente chronique couvre l’ensemble de la propriété industrielle telle que définie par la Convention de Paris et l’Accord de Bangui (OAPI)3 ainsi que la propriété littéraire et artistique telle que conçue par ce dernier texte. Le champ géographique couvre bien entendu les États de l’OAPI et de l’ARIPO4 mais 1. À ce jour l’OAPI compte 17 États membres alors que 19 pays ont déjà adhéré à l’ARIPO. 2. J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, 25ème éd (Paris, PUF, 1997), nos 171 et s. 3. Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle. Voir Laurier Yvon Ngombé, « Une discrète quinquagénaire : l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI) » [2012] 2 Communication Commerce électronique 2. Dans les États de l’OAPI il existe un droit Uniforme de la propriété industrielle et un droit commun de la propriété littéraire et artistique. En droit d’auteur ce sont donc les lois nationales qui s’appliquent. 4. Les États membres de l’ARIPO (African Regional Intellectual Property Organization) sont le Botswana, la Gambie, le Ghana, le Kenya, le Lesotho, le Malawi, le Mozambique, la Namibie, la Sierra Leone, le Liberia, le Rwanda, São Tomé et Príncipe, la Somalie, le Soudan, le Swaziland, la Tanzanie, l’Ouganda, la Zambie et le Zimbabwe. L’ARIPO a adopté des textes (Protocols) qui visent à harmoniser les législations nationales et un texte relatif aux savoirs traditionnels et au folklore. 769 770 Les Cahiers de propriété intellectuelle il concerne, par la force des choses, l’espace OHADA5 qui se confond pratiquement avec l’espace OAPI. En effet, l’OAPI et l’OHADA comptent chacune 17 États membres ; 16 États sont à la fois membres de l’OAPI et de l’OHADA6. L’ambition de cette modeste chronique n’est pas de compiler tous les jugements et arrêts topiques des dix années écoulées mais de rendre compte d’une partie de l’apport prétorien au droit de la propriété intellectuelle en Afrique à la lumière des décisions accessibles. Il a, bien entendu, fallu faire le choix (qui demeure arbitraire) le plus pertinent possible pour donner une idée de la jurisprudence des dix dernières années. L’accessibilité des décisions de justice africaines en matière de propriété intellectuelle est de plus en plus large. Cet effort est à mettre au crédit de plusieurs gouvernements et de quelques associations qui permettent, notamment, l’accès en ligne à certaines décisions. Il convient aussi de saluer sur ce point un ouvrage, hélas peu diffusé, édité par l’OAPI7. La présentation qui suit est un nouvel apport, en attendant de nouveaux enrichissements, par d’autres spécialistes ou par le signaCes textes sont le Protocol on Patents and Industrial Designs (Harare Protocol, 1982), le Protocol on Marks (Banjul Protocol, 1993), le Protocol on the Protection of Traditional Knowledge and Expressions of Folklore (Swakopmund Protocol, 2010). Sur le dernier texte, Voir Manfred O. Hinz, « The Swakopmund Protocol on the Protection of Traditional Knowledge and Expressions of Folklore » (2011) 3:1 Namibia Law Journal 101. Voir également Laurier Yvon Ngombé, « La protection du folklore dans le Protocole de Swakopmund adopté par l’ARIPO (African Regional Intellectual Property Organization) » (2011) 23:2 Cahiers de propriété intellectuelle 941. Il n’existe pas dans l’espace ARIPO de droit uniforme de la propriété industrielle. 5. Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires. L’OHADA régit notamment le droit commercial général, le droit des sociétés, le droit des procédures collectives, le droit des sûretés et les voies d’exécution. Pour une vue d’ensemble sur l’OHADA, voir Paul Gérard Pogoue, Encyclopédie du Droit OHADA (Paris, Lamy 2011) ; voir également Boris Martor, Nanette Pilkington, David Sellers et Sébastien Touvenot, Le droit uniforme africain des affaires issu de l’OHADA, 2ème éd (Paris, LexisNexis, 2009). 6. Sont à la fois membres de l’OAPI et de l’OHADA les États suivants : Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Centrafrique, Comores, Congo (Brazza), Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée, Guinée Bissau, Guinée Equatoriale, Mali, Niger, Sénégal, Tchad, Togo. La Mauritanie constitue le seul état de l’OAPI n’ayant pas adhéré à l’OHADA et la République démocratique du Congo a récemment adhéré à l’OHADA et ne fait pas partie de l’OAPI. 7. « Le Contentieux de la Propriété intellectuelle dans les États de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle. Recueil de décisions de justice », coll OAPI, no 3 (Galma, Imprimerie du soleil Levant, 2011). Espace OAPI et espace ARIPO 771 taire de la présente chronique. Les treize décisions retenues seront brièvement commentées dans quatre sections consacrées respectivement aux créations techniques, aux créations ornementales, aux créations littéraires et artistiques et aux signes distinctifs. 2. Contentieux des créations techniques 2.1 Al Itihad c A.A. [Niger, 2006]8 L’origine de l’affaire Al Itihad est une « guerre » entre deux coopératives spécialisées dans la fabrication de pain de sucre. Le litige oppose la coopérative Al Itihad à Monsieur A.A., adhérent de la coopérative concurrente, la coopérative Tchékassane. Cette dernière revendiquait la paternité de l’invention du procédé de fabrication du pain de sucre. Elle obtenait en mai 2001 l’autorisation de pratiquer une saisie-contrefaçon à l’encontre de la coopérative Al Itihad, laquelle assignait alors la coopérative Tchékassane en justice aux fins d’obtenir des dommages-intérêts pour procédure abusive. Il se trouve cependant que, dès le 12 avril 2001, Monsieur A.A., membre de la coopérative Tchékassane, avait déposé une demande de brevet auprès de l’OAPI pour la fabrication de pain de sucre. Le brevet a été délivré le 7 octobre 2003 et publié au Bulletin officiel de l’OAPI (BOPI9). En réaction, la coopérative Al Itihad a décidé d’assigner Monsieur A.A. devant le Tribunal civil de Niamey pour s’entendre dire qu’il ne peut lui interdire la fabrication du pain de sucre et faire annuler le brevet. Par jugement en date du 29 décembre 2004, le Tribunal civil de Niamey a considéré comme valable le brevet d’invention de procédé délivré à Monsieur A.A. et interdit à la coopérative Al Itihad l’utilisation du procédé ainsi breveté. La coopérative Al Itihad a formé appel de cette décision. En l’espèce, le délit de contrefaçon était-il constitué ? Pour soutenir que le délit n’était pas constitué, l’appelant invoquait notamment les articles 3 (alinéa 1) et 8 de l’annexe I de l’accord de Bangui, relative aux brevets. Selon le premier de ces textes : « Une 8. Al Itihad c A.A., Cour d’appel de Niamey (Chambre civile), Niger, 7 août 2006, arrêt 2006 CA 42 (JN) ; en ligne sur Juricaf <http://www.juricaf.org/arret/NIGERCOURDAPPELDENIAMEY-20060807-2006CA42JN>. 9. Bulletin officiel de la propriété industrielle. 772 Les Cahiers de propriété intellectuelle invention est nouvelle si elle n’a pas d’antériorité dans l’état de la Technique ». Il s’agissait alors, pour la coopérative Al Itihad de contester la nouveauté de l’invention de Monsieur A.A. et par conséquent d’obtenir l’annulation du brevet. Selon le second texte Les droits découlant du brevet ne s’étendent pas [...] aux actes effectués par toute personne qui, de bonne foi à la date du dépôt [...] et sur le territoire d’un Etat membre, utilisait l’invention ou faisait des préparatifs effectifs et sérieux pour l’utiliser, dans la mesure où les actes ne diffèrent pas, dans leur nature ou leur finalité, de l’utilisation antérieure effective ou envisagée. Le contrefacteur présumé arguait ainsi de la « possession de bonne foi » ou de la « possession personnelle antérieure ». La Cour, après avoir constaté que la Coopérative Al Itihad remplissait toutes les conditions posées par le second texte invoqué, a décidé que Monsieur A.A. « ne peut interdire à la coopérative Al Itihad et à ses membres l’exploitation de son invention ». En revanche, la demande d’annulation du brevet de Monsieur A.A. a été jugée inopérante faute pour l’appelante d’avoir versé aux débats sa technique de fabrication du pain de sucre. 3. Contentieux des créations ornementales 3.1 Steel Structures Ltd v David Engineering Ltd [Kenya, 2007]10 Le litige portait sur le modèle de ventilateur de toit de turbine déposé par la société David Engineering. Ce dépôt a été publié en 2004. Ayant découvert, tardivement, ce dépôt, la société Steel Structures conteste la validité de ce dépôt aux motifs que : – le déposant n’est en fait pas le créateur du modèle déposé, – le modèle n’était pas nouveau au moment du dépôt car il s’agit d’une création connue à travers le monde depuis plusieurs années avant le dépôt contesté, 10. Steel Structures Ltd c David Engineering Ltd, High Court of Kenya at Nairobi (Milmani Commercial Courts), 16 juillet 2007, Civil case no 189 ; en ligne sur e-Kenya Law Reports <http://kenyalaw.org/caselaw/cases/view/39107/>. Espace OAPI et espace ARIPO 773 – le modèle industriel avait pour unique finalité l’obtention d’un résultat technique, – le déposant n’est pas un titulaire de bonne foi et le dépôt est frauduleux. Alors que l’affaire est pendante devant le Tribunal de la propriété industrielle, la société Steel Structures saisit la High Court, sur le fondement des articles 10311 et 10612 de la Loi sur la propriété industrielle. Devant la High Court, la société Steel Structures entend ainsi obtenir une injonction interdisant à la société David Engineering la poursuite de l’exploitation du titre querellé. Cette saisine de la High Court a lieu alors que la demanderesse avait par ailleurs saisi le Tribunal de la propriété industrielle pour contester la validité du dépôt effectué par la défenderesse. La High Court pouvait-elle se prononcer sur les mesures demandées par la société Steel Structures alors que le Tribunal de la propriété industrielle était saisi d’une autre contestation tendant à invalider le brevet ? Le jugement de la High Court de Milimani (Kenya) renvoie les parties à mieux se pourvoir après avoir, incidemment, relevé le contexte de l’affaire et rappelé quelques dispositions relatives à la législation kenyane sur les modèles industriels. Le juge Warsame, avant de déclarer que l’affaire relevait de la seule compétence du Tribunal de la propriété industrielle, rappelle que la loi de 2001 interdit le détournement de la finalité du droit des dessins et modèles, que faute de nouveauté le dépôt ne pourrait être valable et ne pourrait permettre à l’entreprise qui revendique le dépôt d’interdire l’exploitation du même modèle à une entreprise qui l’exploitait déjà de bonne foi à la date du dépôt. 11. « Any interested person may in proceedings instituted by him against the owner of a patent, or a registered utility model or industrial design or in proceedings instituted against him by the owner, request the Tribunal to revoke or invalidate the patent, utility model or industrial design registration ». 12. « On the request of the owner of the patent or the registered utility model or industrial design, the Tribunal shall grant the following relief : (a) an injunction to prevent infringement where infringement is imminent or to prohibit the continuation of the infringement, once infringement has started ; (b) damages ; or (c) any other remedy provided for in law ». 774 Les Cahiers de propriété intellectuelle Avec pédagogie, le juge insiste sur le fait que ce n’est pas sans raison que le législateur a prévu une juridiction spécialisée13. Le contentieux pour lequel est saisie la High Court relève de la compétence exclusive du Tribunal de la propriété industrielle, juridiction prévue par la loi kenyane de 2001 sur la propriété industrielle qui doit alors connaître de l’entier litige. C’est en substance ce que rappelle le juge Warsame dans cette affaire. On peut néanmoins s’étonner que le juge ne se soit pas contenté d’un renvoi plus laconique à la juridiction compétente. 3.2 Société Sogec Ivoire c Société Sifam-CI [Côte d’Ivoire, 2010]14 Les faits de l’espèce se résument aisément. La société SOGEC, fabricant d’ustensiles ménagers, commercialise une cuvette sous le nom « Maya 60 », dont elle dépose le modèle à l’OAPI le 6 avril 1995. Après la divulgation du dépôt du modèle « Maya 60 », en tout état de cause après le début de la commercialisation de ce modèle, la société Sifam-CI met sur le marché sa cuvette, la « cuvette 60 ». Reprochant à la société Sifam-CI d’avoir mis sur le marché une copie du modèle « Maya 60 », la société Sogec Ivoire l’a assignée en contrefaçon et concurrence déloyale devant le Tribunal de première instance d’Abidjan. Déboutée de sa demande en première instance, la société Sogec Ivoire a interjeté appel. Par arrêt du 11 novembre 2005, la Cour d’appel d’Abidjan a rendu un arrêt confirmatif, d’où le pourvoi de la société Sogec Ivoire. La question de droit qui se posait à la cour suprême était celle de savoir quels sont les critères de protection d’un modèle industriel. Deux (voire trois) régimes de protection sont alors possibles. Celui des dessins et modèles industriels régi par l’annexe IV de 13. Republic v Public Procurement Administrative Review Board Ex Parte – Sanitam Services (E.A) Limited, High Court of Kenya at Nairobi (Milmani Commercial Courts – Judicial Review Division), 19 décembre 2013, Misc. Appl. No 204 of 2013 ; en ligne sur e-Kenya Law Reports <http://kenyalaw.org/caselaw/cases/ view/93275/>. 14. Cour suprême (Chambre civile et commerciale), Côte d’ivoire, arrêt no 032 du 4 février 2010 ; [2011] Actualité juridique no 71, p 134, obs Pacôme Fieni ; en ligne sur Ohadata réf J-12-81 <http://www.ohada.com/jurisprudence/ohadata/ J-12-81.html>. Espace OAPI et espace ARIPO 775 l’accord de Bangui et celui de l’action en concurrence déloyale prévu par l’Annexe VIII de l’Accord de Bangui15. L’arrêt de la Cour d’appel d’Abidjan est cassé au vu de l’article 2 de l’annexe IV de l’accord de Bangui. La Cour suprême relève « qu’il ressort des productions que le modèle de la SOGEC-IVOIRE a été déposé [avant l’exploitation par la SIFAM-CI du modèle concurrent] ; qu’il présente une contexture différente de celles des ustensiles ordinaires rencontrés sur le marché » et que le modèle de la Sifam-CI ressemble à celui du demandeur. Jusqu’ici, l’argumentation semble claire et logique. On cesse néanmoins de suivre la Cour lorsqu’elle poursuit sa motivation en déduisant que « c’est à tort que la défenderesse au pourvoi oppose à la SOGEC-IVOIRE, le manque d’originalité ». Ce qui peut laisser entendre qu’il y aurait synonymie, en droit de la propriété intellectuelle, entre nouveauté et originalité. De même, il est difficile de suivre la Cour lorsqu’elle affirme que « le bénéfice de la protection instaurée par l’Annexe IV de l’accord de Bangui est subordonné non seulement au caractère novateur du modèle déposé mais aussi à son originalité ». Or, selon l’alinéa 1 de l’article 2 de l’annexe IV de l’accord de Bangui, « un dessin ou un modèle peut faire l’objet d’un enregistrement s’il est nouveau ». Le critère de l’originalité n’est pas prévu dans ce texte. En réalité, si en apparence deux conditions alternatives semblent prévues par le texte, il s’agit de deux aspects de la nouveauté du modèle. La Cour suprême semble donc avoir ajouté au texte une condition qui n’y est pas prévue. Sans doute la confusion vient-elle de la possibilité pour un dessin ou un modèle d’être également protégé s’il est original16. En ce qui concerne la concurrence déloyale, la Cour a considéré que « la réplique du modèle litigieux » par la société Sifam-CI est constitutive de concurrence déloyale ayant causé un préjudice à la 15. On peut, si les conditions sont réunies, ajouter le droit d’auteur. 16. L’accord de Bangui adopte la théorie de l’Unité de l’Art. Ainsi l’annexe IV prévoit en son article 1.3 que la protection au titre du droit des dessins et modèles « n’exclut pas les droits éventuels résultant d’autres dispositions législatives des États membres, notamment celles qui concernent la propriété littéraire et artistique ». 776 Les Cahiers de propriété intellectuelle Sogec Ivoire. La Cour semble déduire la concurrence déloyale de l’existence d’une contrefaçon. Ce qui ne semble conforme ni aux dispositions de l’Annexe IV relative aux dessins et modèles, ni aux dispositions de l’Annexe VIII relative à la concurrence déloyale. Sur ce point, la haute juridiction ivoirienne n’emporte pas la conviction. 4. Contentieux des créations littéraires et artistiques 4.1 Maedza v Mogotsi [Botswana, 2006]17 La demanderesse a été l’élève du défendeur entre 1988 et 1989. En tant qu’enseignant, le défendeur avait demandé à ses élèves la rédaction de nouvelles et de poèmes en langue Setswana. À cette occasion, il avait déjà eu accès aux poèmes de la demanderesse. Elle changea ensuite d’établissement scolaire et aurait été approchée en 1990 par le défendeur qui lui aurait proposé de lui présenter des poèmes destinés à la publication si leur qualité était jugée satisfaisante. Sans formaliser leur accord, il semble que les deux parties avaient convenu, en cas d’approbation des créations de la demanderesse, qu’un recueil serait publié et dont ils seraient co-auteurs. En 1994, alors qu’elle se trouvait chez sa sœur, la demanderesse entend une élève réciter l’un de ses poèmes (en tout cas un extrait). Elle découvre ensuite que ce poème figurait dans un recueil intitulé Mmopa Khukhu comportant 61 textes dont elle a reconnu 30 comme étant les siens. Pourtant ses textes sont présentés comme des créations de son ancien professeur. En 2000, l’ancienne élève assigne l’enseignant devant la High Court pour contrefaçon d’œuvre littéraire. Le litige porte sur la détermination de la qualité de l’auteur des poèmes dont l’ancienne élève et l’enseignant revendiquent la paternité. La question porte par conséquent sur la preuve de la titularité des droits d’auteur. Sur la recevabilité de l’action, le défendeur soutient que l’action est prescrite, l’ouvrage litigieux ayant été publié en 1992. L’article 18.5 de la loi botswanaise sur le droit d’auteur prévoit que l’action en contrefaçon est prescrite au bout de six ans. Le juge Marumo 17. Maedza c Mogotsi, [2007] 1 Botswana Law Reports 182 (High Court, Lobatse (Botswana) 24 avril 2006) en ligne <http://www.elaws.gov.bw/desplaylrpage. php?id=3311&dsp=2#ct>. Espace OAPI et espace ARIPO 777 rappelle cependant dans sa décision que la computation du délai de prescription n’a pas pour point de départ la date de l’acte présumé de contrefaçon mais sa découverte par la victime. En effet, précise le juge, l’intention du législateur n’est pas de pénaliser le titulaire des droits d’auteur qui ignorerait les atteintes dont il est victime. Sur le fond, concernant la détermination de la qualité d’auteur, les différents témoignages de même que l’appréciation du contexte et des liens entre les textes et les protagonistes ont permis d’emporter la conviction du juge en faveur de la demanderesse. Parmi les indices déterminants, il faut relever le fait que certains poèmes font référence à des villages, des rites ou des proverbes en lien avec des contrées dans lesquelles a vécu la demanderesse et qui n’ont aucun lien avec son ancien professeur. Ce dernier n’a pas non plus convaincu le juge lorsqu’il s’est agi d’expliquer l’origine et la signification des poèmes objet du litige. L’ancien professeur a été condamné à rétrocéder la moitié des redevances perçues ou à percevoir à la demanderesse. Si la personne sous le nom de laquelle une œuvre est publiée est présumée en être l’auteur, cette affaire illustre bien la limite de cette présomption18. Il s’agit, en effet, d’une présomption simple. 4.2 BSDA c Groupe Walf [Sénégal, 2010]19 L’affaire oppose le Bureau sénégalais du droit d’auteur (BSDA) au groupe de radiodiffusion Walf. Le groupe Walf, qui n’exploitait jusqu’à l’année 2007 qu’une station de radio, avait été assigné en justice par le BSDA. Le juge des référés avait alors ordonné la suspension de toute diffusion jusqu’à complet paiement des redevances dues par le diffuseur. Dans les mois qui ont suivi, le groupe Walf a étendu ses activités pour exploiter désormais les stations de radio Walf 2 et Walf 3 ainsi qu’une chaîne de télévision, ce qui eut pour conséquence une exploitation massive du répertoire géré par le BSDA. Pour autant, le groupe Walf n’a daigné ni verser une redevance au BSDA, ni obtenir quelque autorisation de cet organisme. C’est cette exploitation non autorisée qui a motivé la saisine, par le 18. Art 11.1. de la Loi botswanaise sur le droit d’auteur et les droits voisins de 2000. 19. Bureau sénégalais du droit d’auteur c Groupe Walf, Tribunal régional hors classe de Dakar, Ordonnance de référé no 402, 28 janvier 2010 ; [2013] 4 Revue Africaine de Propriété Intellectuelle 53 note Laurier Yvon Ngombé ; en ligne sur le site de BSDA <http://www.bsda.sn/ordonnance%201.jpg> et s. 778 Les Cahiers de propriété intellectuelle BSDA, du juge des référés afin qu’il soit enjoint au groupe Walf de produire les documents nécessaires à la fixation des redevances dont est tenu de s’acquitter le défendeur. Le BSDA était-il fondé d’obtenir la communication des documents réclamés ? C’est la question à laquelle devait répondre la juridiction dakaroise. Pour s’opposer à la demande de la société de gestion collective, le groupe Walf a contesté au BSDA le droit à agir au motif que cet organisme aurait vu son mandat s’éteindre avec l’abrogation, par la nouvelle loi, de la loi no 72-40 du 26 mai 1972 qui instituait le BSDA en tant qu’organisme unique de gestion collective au Sénégal. L’argument n’a pas emporté la conviction du juge. Appliquant aussi bien les règles générales de droit transitoire que les dispositions de la loi du 25 janvier 2008, la juridiction dakaroise a considéré, à juste titre, que le BSDA est fondé à agir au nom des auteurs, jusqu’à la création d’une autre société de gestion collective. Concernant le droit transitoire, la loi sénégalaise du 25 janvier 2008 prévoit la création d’une société unique pour une durée minimale de cinq ans20. À la date de la saisine du juge, aucune nouvelle société n’avait été agréée en remplacement du BSDA. En l’espèce, le groupe Walf commet une contrefaçon puisqu’il diffuse sans autorisation des œuvres de l’esprit protégées et gérées par le BSDA. En effet, d’une part, aux termes de l’article 34 de la loi du 25 janvier 2008 : « L’auteur a le droit exclusif d’autoriser la communication de son œuvre au public par tout procédé, notamment par voie de radiodiffusion [...] ». D’autre part, l’article 142 prévoit que la violation du droit de communication au public est pénalement sanctionnée. En plus de l’atteinte au droit exclusif des auteurs et des titulaires de droits voisins, le groupe Walf méconnaît le droit à rémunération des différents titulaires de droit. En effet, l’autorisation de diffuser les œuvres du répertoire du BSDA, à la radio ou à la télévision, est censée s’accompagner de la perception d’une redevance au bénéfice des auteurs. Selon l’article 33 de la nouvelle loi, « l’auteur jouit du droit exclusif d’exploiter son œuvre sous quelque forme que ce soit et d’en tirer un profit pécuniaire ». C’est de ce profit pécuniaire que sont privés les auteurs. 20. Art 112.2. Espace OAPI et espace ARIPO 779 Se référant à cette atteinte évidente aux droits des auteurs dont le BSDA gère le répertoire, le juge des référés a enjoint la communication des documents réclamés par la société de gestion collective en vue de fixer le montant des redevances. Le groupe Walf a vainement invoqué le caractère confidentiel de ces documents pour justifier son attitude. 4.3 Nang’unda Kukali v Ogola [Kenya, 2010]21 L’affaire oppose d’une part une personne ayant présenté son travail de fin d’études à l’université de Maseno (Kenya) et, d’autre part, une autre étudiante ainsi que l’Université de Nairobi. Anne Nang’unda Kukali, la demanderesse, avait présenté, à l’Université de Maseno, un mémoire intitulé An Evaluation of the Implementation of Safety Policy in Girls Boarding Secondary Schools in Bungoma East District. D’après le numéro attribué au document, il aurait été enregistré en 2006. Conformément à la procédure, le document était accompagné d’une déclaration selon laquelle le travail universitaire était original et n’avait jamais été présenté dans une autre université. Ladite déclaration était contresignée par un superviseur en date du 4 avril 2008. Le travail d’Anne Nang’unda Kukali serait ensuite parvenu aux mains de la principale défenderesse par le truchement d’une connaissance commune. La défenderesse, quant à elle, a enregistré à l’université de Nairobi son mémoire intitulé Factors Influencing the Implementation of Health and Safety Policy in the Public Boarding Secondary Schools in Kenya : A case for Bungoma South District. La déclaration d’originalité signée par la défenderesse et portant les contreseings de ses superviseurs porte la date du 12 juin 2009. Saisie par Madame Nang’Unda Kukali, la High Court devait se prononcer sur le fait de savoir si au cas d’espèce la contrefaçon était ou non constituée. La demanderesse mettait en cause Madame Ogola, plagiaire présumée, et l’université de Nairobi, qui avait accepté le mémoire contrefaisant. Le jugement de la High Court a pu relever de très nombreuses similitudes entre les deux travaux universitaires. Le jugement 21. Nang’unda Kukali v Ogola, High Court of Kenya at Bungoma, 9 novembre 2010, Civil Suit no 94, (2012), 225 RIDA 161, obs Laurier Yvon Ngombé ; en ligne sur e-Kenya Law Reports <http://kenyalaw.org/caselaw/cases/view/74504/>. 780 Les Cahiers de propriété intellectuelle précise ainsi que « la défenderesse a reproduit mot pour mot l’œuvre originale, exceptés quelques mots, phrases et références »22. Le juge est naturellement entré en voie de condamnation à l’encontre de Madame Ogola. En revanche, son rôle n’ayant pu être établi quant à cette contrefaçon, l’université n’a pas été condamnée. 4.4 Aboubacar c Société Ivoirienne de Confiserie Ouest African (SICOA) [Côte d’Ivoire, 2005]23 Touré Aboubacar est un saltimbanque ivoirien animant, pour un auditoire de jeunes enfants, des émissions de télévision. Il rencontre un certain succès auprès de son jeune public, qui le connaît sous le pseudonyme de « Tonton Bouba », nom du personnage clownesque qu’il met en scène dans ses émissions. Une confiserie (SICOA) mettra sur le marché des sucettes portant la dénomination « Bouba » et illustrées par un logo représentant un clown. L’animateur décide alors d’attraire en justice la société de confiserie pour contrefaçon de ses créations littéraires et artistiques. Le Tribunal de première Instance d’Abidjan déboute Touré Aboubacar de sa demande. La Cour d’appel d’Abidjan rendra un arrêt confirmatif au motif que ni le pseudonyme « Tonton Bouba », ni le personnage interprété par Touré Aboubacar ne satisfont à la condition d’originalité prévue par la loi de 1996 sur le droit d’auteur. L’artiste s’est alors pourvu en cassation. La haute juridiction ivoirienne avait alors à répondre à la question de savoir si les créations dont Touré Aboubacar réclamait la protection étaient originales. La Cour suprême a rejeté le pourvoi, considérant que la Cour d’appel avait suffisamment démontré l’absence d’originalité des créations de Touré Aboubacar. Selon la Cour suprême, l’absence d’originalité du pseudonyme « Bouba » en tant qu’œuvre de l’esprit peut notamment se déduire, comme l’a relevé la Cour d’appel, du fait que « Bouba » est un diminutif répandu en Côte d’Ivoire et qu’il n’individualise pas l’animateur Touré, qui n’en est pas le créateur. De plus, les enfants associent déjà le nom « Bouba » à un personnage 22. 6ème para. 23. Aboubacar c Sicoa, Cour suprême de Côte d’Ivoire, arrêt no 598 du 8 décembre 2005 ; [2007] 54 Actualités juridiques 93, obs Denis Bouhoussou ; en ligne sur Ohadata J-08-57, <http://www.ohada.com/jurisprudence/ohadata/J-08-57. html>. Espace OAPI et espace ARIPO 781 de dessin animé. Concernant le personnage interprété par Touré Aboubacar, la Cour d’appel juge qu’il n’est pas l’inventeur du personnage clownesque qu’il présente comme sa création et « qu’aucun des éléments caractéristiques de sa prétendue œuvre ne perme[t] de l’individualiser ». La Cour suprême ivoirienne a ainsi appliqué la loi ivoirienne sur le droit d’auteur, tout en s’assurant que la Cour d’appel a respecté l’exigence légale d’originalité selon la définition retenue par le législateur : « l’œuvre originale s’entend d’une œuvre qui dans ses éléments caractéristiques et dans sa forme ou dans sa forme seulement permet d’individualiser son auteur »24. De manière incidente, la haute juridiction ivoirienne rappelle aussi dans sa décision que la loi ivoirienne protège toutes les créations originales, quelle qu’en soit la forme. Un pseudonyme ou un personnage peuvent également être protégés par la loi ivoirienne sur le droit d’auteur, sous réserve que ceux-ci soient originaux. 4.5 Côte Ouest Audiovisuel c Dounia TV [Niger, 2008]25 La société Côte Ouest Audiovisuel, ayant son siège social à Abidjan, en sa qualité de distributeur exclusif pour l’Afrique francophone de plusieurs films et séries télévisées appartenant à des compagnies cinématographiques, a attrait devant le juge nigérien la société Dounia TV, à qui elle reprochait la diffusion sur ses antennes de plusieurs œuvres audiovisuelles (dont Lost, Les disparus, CSI les experts, Docteur House, CSI-Miami) et ce, sans autorisation et malgré une mise en demeure. La demanderesse était-elle fondée à demander la cessation de la diffusion des œuvres de son catalogue ? Après avoir vainement contesté la compétence du juge des référés, la défenderesse a prétendu détenir du même producteur audiovisuel les droits dont se prévalait la demanderesse. Cependant alors que la demanderesse produisait des contrats en cours de validité, les pièces versées aux débats prouvaient que le contrat invoqué par la 24. Loi sur le droit d’auteur – Côte d’Ivoire, art 10. 25. Côte Ouest Audiovisuel c Dounia TV, Tribunal de grande instance hors classe de Niamey, Niger, ordonnance de référé no 185 du 12 août 2008, 2008 TPI 229 (JN) ; en ligne sur Juricaf <http://www.juricaf.org/arret/NIGER-TRIBUNALDE PREMIEREINSTANCEDENIAMEY-20080812-2008TPI229JN>. 782 Les Cahiers de propriété intellectuelle défenderesse était résilié et que c’est au mépris des droits d’autrui qu’elle avait continué à diffuser les œuvres audiovisuelles objet du litige. Sans surprise, le juge des référés est donc entré en voie de condamnation. 4.6 Europress-Editores c Compagnie Beauchemin International [Niger, 2004]26 L’affaire Europress commence par l’attribution d’un marché public d’édition de livres scolaires remporté par la société EuropressEditores, ayant son siège social au Portugal. Une fois imprimés, les ouvrages sont livrés à une société installée à Niamey (Niger) en vue de leur diffusion. Ces ouvrages ont alors fait l’objet d’une saisie par la compagnie canadienne Beauchemin International, qui s’estimait victime de contrefaçon. Cette saisie a fait l’objet d’une contestation de la part de la société Europress-Editores devant le juge des référés du Tribunal régional de Niamey27. En application de l’acte uniforme de l’OHADA relatif aux procédures simplifiées de recouvrement de créance et aux voies d’exécution, le juge des référés a déclaré valables les saisies pratiquées. La société Europress-Editores a contesté la qualité de la société Beauchemin International pour agir et a soutenu qu’au cas d’espèce c’était le droit OAPI, particulièrement l’Annexe III relative aux marques, et non le droit OHADA qui devait s’appliquer. Les dispositions de la législation OHADA relatives aux procédures de recouvrement et aux voies d’exécution sont-elles applicables en cas de saisies pratiquées à la suite d’une contrefaçon constatée par le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle ? Au-delà de la question de l’exception d’irrecevabilité soulevée par le contrefacteur présumé, c’est la question de droit à laquelle devait répondre la Cour d’appel de Niamey. 26. Europress-Editores c Compagnie Beauchemin International, Cour d’appel de Niamey, Niger arrêt 123 du 17 novembre 2004, 2004 CA 13 (JN) ; en ligne sur Juricaf <http://www.juricaf.org/arret/NIGER-COURDAPPELDENIAMEY-200411172004CA13JN>. 27. Europress-Editores c Compagnie Beauchemin International, Tribunal Régional de Niamey (Niger), ordonnance de référé no 124 du 20 juillet 2004 : [2014] Revue Africaine de la Propriété Intellectuelle (à paraître), obs Laurier Yvon Ngombé. Espace OAPI et espace ARIPO 783 D’abord, la Cour rappelle que la qualité pour agir est reconnue au titulaire des droits d’auteur et retient que les pièces versées au débat permettent de présumer que le saisissant était effectivement titulaire des droits sur les objets contrefaits. En effet, la société Beauchemin International attestait avoir publié l’œuvre litigieuse sous sa dénomination sociale ou sous une marque lui appartenant. Bénéficiant de cette présomption, le saisissant a pu obtenir confirmation de la mesure devant le juge des référés. Ensuite, la Cour rappelle que les dispositions de l’annexe III de l’accord de Bangui relatives à la saisie-contrefaçon ne sauraient être applicables au cas d’espèce, contrairement à ce que soutenait le contrefacteur présumé, car l’objet du litige n’était pas une marque, mais une œuvre protégée par le droit d’auteur. Enfin, la Cour d’appel de Niamey considère que le texte applicable en l’espèce serait l’acte uniforme OHADA relatif aux procédures simplifiées de recouvrement et aux voies d’exécution. Ce qui est fort contestable dans la mesure où l’application de l’article 6328 du texte nigérien sur le droit d’auteur semblait être le texte le plus approprié. Telle que prévue par la législation de l’OHADA, la saisie conservatoire est une saisie à caractère provisoire portant sur les biens mobiliers d’un débiteur. Elle a pour effet de rendre les biens du débiteur indisponibles et d’éviter que ce dernier n’organise son insolvabilité. Elle suppose donc l’existence d’une dette ou, à tout le moins, que la dette paraisse fondée en son principe. Il faut aussi que le recouvrement de ladite dette soit menacé29. Il paraît alors contestable d’affirmer que la saisie-contrefaçon en matière de droit d’auteur est réglementée par la législation uniforme issue de l’OHADA. Cette affaire met en lumière les nombreuses interférences possibles entre le droit de l’OHADA et le droit de l’OAPI et rappelle la 28. Ordonnance no 93-027 du 30 mars 1993 portant sur le droit d’auteur, les droits voisins et les expressions du folklore, à l’art 63 : » A la demande d’un auteur, un interprète ou exécutant ou du bureau nigérien du droit d’auteur (BNDA) ou de leurs ayants droit, le tribunal par ordonnance sur requête, sera habilité à ordonner : – la saisie des exemplaires constituant une reproduction illicite de leurs œuvres [...] ». 29. Martor, supra note 5 aux nos 1090 et s. – Voir également Doudou Ndoye, Les procédures de recouvrement de créance et les voies d’exécution des pays OHADA (Dakar, Éditions juridiques africaines, 2011). 784 Les Cahiers de propriété intellectuelle nécessité d’une approche transversale de ces deux législations supranationales30. 5. Contentieux des signes distinctifs 5.1 Unilever c Traoré [Burkina Faso, 2005]31 La société Unilever est propriétaire de la marque de lessive OMO. La marque est exploitée dans le cadre d’une sous-licence par la société Unilever Côte d’Ivoire. Après avoir constaté la présence sur le marché d’une lessive en poudre sous la marque MIMO dont les emballages présentent plusieurs similitudes avec les produits OMO, la société Unilever a fait pratiquer une saisie des exemplaires présumés contrefaisants. Le propriétaire de la marque OMO a ensuite assigné Monsieur Traoré, exploitant les produits MIMO, pour s’entendre déclarer valide la saisie pratiquée, ordonner la destruction des exemplaires contrefaisants et interdire l’importation, la fabrication et la commercialisation des produits MIMO. La société Unilever Côte d’Ivoire réclame également la réparation du préjudice subi du fait de la contrefaçon de sa marque et de la concurrence déloyale dont s’est rendu coupable Monsieur Traoré. En l’espèce, d’une part les agissements de Monsieur Traoré étaient-ils constitutifs de contrefaçon ou de concurrence déloyale et, d’autre part, la société Unilever Côte d’Ivoire pouvait-elle ipso facto obtenir réparation du préjudice allégué ? Concernant la contrefaçon, le Tribunal considère que la similitude entre les deux marques est établie. Monsieur Traoré a soutenu, sans convaincre le Tribunal, qu’il ignorait que les marchandises qu’il commercialisait étaient des contrefaçons. Le Tribunal a, par conséquent, ordonné la destruction des exemplaires saisis ainsi que l’interdiction de l’importation, la fabrication et la commercialisation des produits MIMO. En revanche, il n’a pas été fait droit à la demande de réparation de la victime de la contrefaçon. 30. Pour une vue d’ensemble sur la question, Laurier Yvon Ngombé, « OHADA versus OAPI. Lecture transversale et partiale », [2013] 4 Revue Africaine de la Propriété Intellectuelle 31. 31. Unilever c Traoré, Tribunal de grande instance de Ouagadougou, Burkina Faso, jugement no139/2005 du 23 mars 2005 ; [2013] 4 Revue Africaine de la Propriété Intellectuelle 39, obs Kouliga Nikiema. Espace OAPI et espace ARIPO 785 Concernant la concurrence déloyale, le Tribunal de grande instance de Ouagadougou a, au vu des articles 2 et 4 de l’Annexe VIII de l’Accord de Bangui, jugé que les actes reprochés à Monsieur Traoré, contrefacteur présumé, étaient constitutifs de concurrence déloyale car la marque MIMO créait une confusion et une tromperie dans l’esprit du consommateur moyen. Toutefois, le Tribunal a considéré que la preuve du préjudice n’était pas établie. Dans cette affaire, le préjudice pour lequel le demandeur réclamait réparation était unique. La victime ne distinguait pas entre le préjudice consécutif à la contrefaçon et celui résultant de la concurrence déloyale. Ce qui pose la question des conditions du cumul entre action en contrefaçon et action en concurrence déloyale. Ce cumul est prévu par l’Annexe VIII de l’accord de Bangui (article 1.2) qui n’en précise pas les conditions. Le texte renvoie cependant aux règles nationales relatives à la responsabilité civile. Parions qu’avec le temps et la multiplication du contentieux, la législation OAPI sera amenée à se préciser sur ce point pour contribuer à unifier progressivement la jurisprudence en la matière. 5.2 Société Bic SA c Société TBC [Cameroun, 2008]32 La société Bic, propriétaire de la marque de stylo à bille dont la forme et le nom sont déposés à l’OAPI, a constaté sur le marché camerounais l’existence de stylos à bille de formes identiques. Elle a alors sollicité et obtenu du premier président du Tribunal de première instance de Douala-Bonanjo, ordonnance pour pratiquer une saisie des exemplaires présumés contrefaisants. La contrefactrice présumée, la société TBC, a demandé que soit prononcée la nullité de cette saisie-contrefaçon et ordonnée la mainlevée de cette saisie. La mainlevée a été ordonnée en vertu de l’article 49 de l’Acte Uniforme de l’OHADA portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et voies d’exécution. 32. Société Bic SA c Société TBC, Cour d’appel du Littoral, 28 janvier 2008, arrêt no 28 ; en ligne sur Ohadata J-10-257 <http://www.ohada.com/jurisprudence/ ohadata/J-09-136.html>. 786 Les Cahiers de propriété intellectuelle La question se pose alors de savoir lequel des deux textes de droit communautaire s’applique entre celui régissant les marques sous l’égide de l’OAPI et celui régissant les voies d’exécution sous l’égide de l’OHADA. Pour la société Bic, c’est le premier texte qui s’applique. En revanche, la société TBC soutient que c’est la législation OHADA qui est applicable. Pour répondre à cette question, la Cour d’appel du Littoral (Cameroun) relève que « le traité OHADA n’ayant pas réglementé les saisies-contrefaçons, celles-ci restent régies par les dispositions de droit commun ». La saisie-contrefaçon est régie par le texte de l’OAPI (Annexe III) qui prévoit la compétence du juge de droit commun. Par rapport à la législation de l’OHADA, qui constitue le droit commun uniforme dans les États membres, la législation de l’OAPI constitue en fait une législation spéciale qui doit en principe être préférée au droit commun. Les points de contact entre les deux législations, lorsqu’il y a contradiction, constituent des conflits de conventions supranationales dont la solution doit, souvent, résider dans l’adage speciala generalibus derogant33. 5.3 Société Rothmans of Pall Mall Limited c La Société Adil Compagny SA [Niger, 2008]34 On peut dire que l’affaire commence par la condamnation en 200635 de la société Rothmans à payer certaines sommes à ses créanciers, et en particulier la somme de 100 millions de francs CFA à la société Adil Compagny. En exécution des décisions de justice condamnant la société Rothmans, ses créanciers, et en particulier Adil Compagny, pratiquaient le 20 novembre 2007 entre les mains de la Structure Nationale Locale de l’OAPI au ministère du Com33. Alexandre Malan, La concurrence des conventions internationales dans le droit des conflits, (Aix-en-Provence (FR), PUAM, 2002) au no 55 ; Carine Brière, Les conflits de conventions internationales en droit privé (Paris, LGDJ, 2001) au no 276. 34. Société Rothmans of Pall Mall Limited c La Société Adil Compagny SA, Cour d’appel de Niamey, Niger, arrêt no 2 du 5 mars 2008 ; Cour d’appel de Niamey, Niger arrêt 123 du 17 novembre 2004, 2008 CA 12 (JN) ; en ligne sur Juricaf <http://www.juricaf.org/arret/NIGER-COURDAPPELDENIAMEY-200803052008CA12JN>. 35. Arrêts de la Cour d’appel de Niamey, no124 du 5 juin 2006 et no 235 du 16 octobre 2006. Espace OAPI et espace ARIPO 787 merce à Niamey, une saisie conservatoire de la marque ROTHMANS pour obtenir paiement, chacun pour ce qui le concernait, des montants dus par leur débitrice. La société Rothmans en demandait la mainlevée, soutenant que le texte visé par la décision autorisant la saisie n’était pas applicable au cas d’espèce. En effet, les saisies avaient été pratiquées sur le fondement de l’acte uniforme de l’OHADA relatif aux procédures simplifiées de recouvrement et aux voies d’exécution. Or, selon la société Rothmans, la législation applicable en l’espèce était la législation uniforme de l’OAPI et en particulier l’annexe III de l’accord de Bangui régissant le droit des marques. Dans la présente affaire, il s’agit pour la Cour d’appel de Niamey de répondre à la question de savoir si une saisie sur le fondement de l’acte uniforme de l’OHADA relatif aux procédures simplifiées de recouvrement et aux voies d’exécution peut s’appliquer à un bien intellectuel tel qu’une marque. Selon la Cour d’appel de Niamey, la législation OHADA constitue le droit commun en la matière, ce qui est vrai, et en l’absence de disposition légale spéciale prévoyant une autre procédure, le texte de l’OHADA « reste et demeure le seul texte applicable à toutes saisies ». Faisant application de l’adage bien connu, la Cour n’a pas souhaité distinguer là où la loi ne distingue pas. Cependant, la Cour a prononcé la mainlevée de la saisie pratiquée au motif que les saisissants « n’ont pas en la cause justifié de circonstances personnelles au débiteur mettant en péril le recouvrement de leurs créances ». Selon la Cour, la législation applicable est bien celle de l’OHADA mais dans le cas d’espèce ses conditions d’application n’étaient pas réunies. Lorsqu’il s’agit de pratiquer une saisie aux fins d’exécuter une décision passée en force de chose jugée ou exécutoire, le droit spécial issu de l’OAPI semble s’effacer au profit du droit commun OHADA. En revanche, s’agissant de la saisie d’objets contrefaisants, c’est le droit spécial de l’OAPI qui doit s’appliquer. 788 Les Cahiers de propriété intellectuelle 5.4 Gazelle et ses petites [OAPI, 2013]36 L’affaire rapportée est relative à la marque GAZELLE ET SES PETITES enregistrée par Abdoulaye Sacko en juillet 2009 et radiée le 11 juillet 2012 par le Directeur général de l’OAPI après examen de l’opposition formée par la société Amar Taleb Mali SARL, propriétaire de la marque GAZELLE THE VERT DE CHINE + LOGO, déposée en juin 2009. Selon l’article 18.1 de l’Annexe III de l’OAPI relative aux marques, « Tout intéressé peut faire opposition à l’enregistrement d’une marque en adressant à l’Organisation et dans un délai de six mois ». Le Directeur général peut alors, si l’opposition est fondée, prononcer la radiation de la marque après avoir respecté une procédure contradictoire. La décision du Directeur général peut alors faire l’objet d’un recours de la Commission Supérieure de Recours, qui est l’organe de l’OAPI compétent pour statuer, entre autres, sur les recours consécutifs aux décisions concernant les oppositions37. Par décision en date du 11 juillet 2012, le Directeur général de l’OAPI a radié l’enregistrement de la marque GAZELLE ET SES PETITES no 62089 pour existence de risque de confusion du point de vue visuel, phonétique et intellectuel entre les deux marques prises dans leur ensemble et se rapportant aux produits similaires de la classe 29. C’est pour voir annuler cette décision que Abdoulaye Sacko a saisi la Commission Supérieure de Recours. La Commission Supérieure de Recours devait alors répondre à la question de savoir si au cas d’espèce l’opposition était bien fondée. Selon Monsieur Sacko, l’opposition de la société Amar Taleb Mali SARL devait être déclarée irrecevable par le Directeur général de l’OAPI car une première opposition relative à la même marque avait été formée par la même société et avait été déclarée irrecevable pour avoir été formée hors délai. 36. Amar Taleb Mali SARL c Sacko, Commission supérieure de recours auprès de l’OAPI, 13 novembre 2013, décision no 00175/OAPI/CSR ; en ligne sur le site de l’OAPI <http://www.oapi.int/Ressources/recours_nov2013/GAZELLE_PETITES. pdf>. 37. Accord de Bangui, art 33 et Annexe III, art 18.4 : « La décision de l’Organisation sur l’opposition est susceptible de recours auprès de la Commission Supérieure de Recours pendant un délai de trois mois à compter de la réception de la notification de cette décision aux intéressés »). Espace OAPI et espace ARIPO 789 En réponse à cette argumentation, la société Amar Taleb Mali SARL explique qu’en fait la première opposition a été faite précocement, l’enregistrement de la marque n’étant pas encore publié et que la nouvelle opposition a été introduite dans le délai légal de six mois après la publication de l’enregistrement de la marque querellée. À la lumière de cette explication, la Commission a considéré que les conditions de recevabilité de la demande étaient remplies par la société Amar Taleb Mali SARL. La décision de radiation prononcée par le Directeur général a été confirmée aux motifs que, d’une part, il est établi que Abdoulaye Sacko a déposé sa marque après la société Amar Taleb Mali SARL et que, d’autre part, la comparaison entre les deux marques démontre qu’il existe un risque de confusion entre elles pour le consommateur moyen. La décision confirmative de la Commission n’encourt par conséquent pas la critique. Vol. 26, no 3 L’affaire Aereo aux États-Unis : la télévision sur Internet, gratuitement ! ? Rêve ou réalité ? René Pepin* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 793 1. Aux États-Unis : l’origine du litige . . . . . . . . . . . . . . 796 1.1 La décision Aereo en première instance . . . . . . . . 799 1.2 En appel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 803 1.3 En Cour suprême . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 807 2. Au Canada . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 811 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 819 © René Pepin, 2014. * Professeur, Faculté de droit, Université de Sherbrooke. [Note de la rédaction : ce texte a été soumis à une évaluation à double anonymat.] 791 Introduction C’est une chose devenue courante maintenant depuis une vingtaine d’années. Des nouveautés technologiques posent des défis difficiles à surmonter pour les lois sur le droit d’auteur, rédigées pour traiter des façons d’exploiter les œuvres relevant d’une autre époque1. Cette fois, c’est la compagnie Aereo qui s’est retrouvée devant les tribunaux depuis 2012, quelques mois à peine après avoir lancé son service. Le modèle d’affaires de cette entreprise consiste, globalement, à capter les émissions de télévision diffusées dans l’air libre par les grandes chaînes américaines par des centaines, voire des milliers d’antennes miniatures, qui ont le diamètre d’une pièce de dix sous. Chaque client d’Aereo a le contrôle d’une antenne et, à partir de son domicile, peut décider d’écouter une émission en direct, ou la faire enregistrer pour l’écouter plus tard. Le signal choisi lui est envoyé sur le réseau Internet. Le client peut ainsi visionner, pour un prix mensuel très modique2, les émissions de télévision qui l’intéressent, sur son ordinateur, ou une tablette, ou un téléphone dit intelligent ou un appareil de télévision relié à Internet. La compagnie Aereo se trouve, en fait, à diffuser les émissions de télévision sur Internet. Elle ne paie pas de droits d’auteur aux réseaux de télévision. Ses clients peuvent, éventuellement, décider de se dispenser de leur abonnement au câble3. Aereo a un avantage indéniable par rapport à des services comme ceux de Youtube, Apple, Amazon, ou Hulu, qui 1. Il y a en anglais une expression qui nous apparaît bien appropriée : « A square peg in a round hole ». C’est-à-dire qu’il y a de ces cas où, sans intervention législative, les décisions des tribunaux ne pourront jamais être autre chose qu’une position mi-figue, mi-raisin. 2. Le prix de base est de seulement huit dollars. 3. Selon le fondateur d’Aereo, Chet Kanojia, l’idée de lancer cette entreprise lui est venue en constatant que la plupart des consommateurs ont accès par leur abonnement au câble à une centaine de canaux de télévision, mais qu’en fait, ils se contentent d’en regarder 6 ou 7. Si on peut alors leur offrir cet accès presque gratuitement, ils n’auront plus besoin d’un abonnement mensuel au câble. Voir « Plan B TV », [26 mai 2014] Forbes Magazine aux pp 50-54. Ce texte rapporte que la compagnie a présentement environ 350 000 abonnés. 793 794 Les Cahiers de propriété intellectuelle paient des droits pour rendre des contenus accessibles au public4. La question, évidemment, est de savoir si c’est légal ! Aereo a lancé son service au début de l’année 2012, dans la ville de New-York. Elle l’a ensuite étendu dans près d’une dizaine de grandes villes américaines. Mais les grands réseaux de télévision n’ont pas tardé à réagir. On le comprend aisément, car ils ont deux sources de financement. La vente de messages publicitaires dont le coût est fonction de la taille de l’auditoire de l’émission diffusée, et les compagnies de câble, qui doivent depuis le milieu des années ‘70 acquitter des droits d’auteur déterminés par le Copyright Office5. Dès mars 20126, des poursuites ont été intentées devant les tribunaux. Et plusieurs décisions ont déjà été rendues. Ainsi, en décembre 2012, un des premiers investisseurs dans la compagnie Aereo, Barry Diller, avait lancé un service identique en Californie, et a été reconnu coupable par une Cour de district7. Le motif principal était que le service offert violait le droit des réseaux d’exécuter les œuvres en public8. Aereo, pour sa part, a déjà fait l’objet de plusieurs 4. Voir Daniel Brenner, « “Gently Down the Stream” : When is an Online Performance Public Under Copyright ? » (2013) 28:2 Berkeley Technology Law Journal 1167 à la p 1172. Hulu est une création des réseaux Fox et NBC, pour offrir en ligne des émissions produites par l’un ou l’autre réseau. Youtube, qui est propriété de Google, désirait lancer à l’été 2014 un service de musique pour concurrencer le géant suédois Spotify. Mais on apprend que les négociations avec les artistes indépendants sont difficiles. Youtube leur offre de très faibles redevances, au motif qu’elle les aide à se constituer un public. Voir le journal La Presse, du 2014-06-06, p 7 du cahier Arts. 5. Pour être plus précis, il faut dire que jusqu’en 1992 les compagnies de télévision par câble étaient obligées par l’américaine Federal Communications Commission (FCC) de transmettre les signaux émis par les stations locales de radio et télévision, sans payer de droits. Cette situation a changé lorsque le Congrès a adopté une loi qui touche davantage la question de la protection du consommateur que le droit d’auteur : la Cable Television Consumer Protection and Competition Act (106 Stat 1460, à laquelle on réfère parfois comme le « Cable Act »). Ainsi, depuis 1992, elles doivent acquitter des droits, que les émissions retransmises soient considérées des signaux locaux ou éloignés. Et les stations de télévision locales peuvent, à leur guise, exiger que la compagnie de câble retransmette leurs signaux, ou, au contraire, le leur interdire. Voir 47 USC §325(b). Encore aujourd’hui, dans la loi américaine sur le droit d’auteur, l’obligation pour les compagnies de câble de payer des droits apparaît à l’article 111 (c)(2)(b), et l’exonération relative aux signaux locaux, ceux de la local service area est à l’article 111 (d)(1)(B)(i). 6. Voir John M. Gatti et Crystal Y. Jonelis, « Second Circuit Deals Blow to Rights of Broadcasters under the Copyright Act » (2013) 25:7 Intellectual Property Technology Law Journal 16 à la n 2. Les poursuites ont été intentées deux semaines avant qu’Aereo lance la première version de son service ! 7. Fox Television Stations, inc v BarryDriller Content Systems plc, 915 F Supp 2d 1138 (CA D 2012). Plus précisément, le tribunal a accordé une injonction. 8. Ibid à la p 1143 : « Instead, the Court would find that Defendants’ transmissions are public performances, and therefore infringe Plaintiffs’ exclusive right of public performance ». L’affaire Aereo aux États-Unis 795 décisions. En juillet 2012, une cour de première instance a refusé d’émettre une injonction interlocutoire demandée entre autres par le réseau ABC9, en se sentant liée par une décision antérieure, dont nous traiterons bientôt, l’affaire Cablevision. En juillet 2013, la Court of Appeals a confirmé la décision de première instance, quoique pour des motifs un peu différents10. Le même mois, ce tribunal a rejeté une demande de ré-audition devant tous les juges de la cour11. En janvier 2014, la Cour suprême des États-Unis a accordé la permission d’en appeler12. L’affaire a été entendue au printemps de cette année. La Cour suprême n’avait pas vraiment le choix d’entendre cette affaire, à cause de l’importance de la question juridique en jeu, mais aussi parce que les décisions des tribunaux se multipliaient, avec des résultats contradictoires. Ainsi, en février 2014, Aereo a été poursuivie avec succès en Utah. La Cour de district de cet État a estimé qu’il était évident qu’elle violait le droit des réseaux de télévision d’exécuter les œuvres en public13. Dans le présent texte, notre intention est de faire un retour en arrière pour voir comment s’est articulé aux États-Unis le droit d’exécuter les œuvres en public. Nous examinerons ensuite les décisions des tribunaux de l’État de New-York, qui ont fourni les motifs les plus détaillés concernant la légalité du modus operandi d’Aereo. Nous verrons évidemment ensuite comment la Cour suprême a tranché ce litige. Enfin, nous examinerons la situation au Canada. Il faudra voir, si la même chose arrivait ici, si la question se poserait de la même façon, puis ce qui est prévu dans la Loi sur le droit d’auteur14 et, selon l’état de la jurisprudence, quelle réponse notre droit apporterait à la question ou aux questions soulevées dans l’affaire Aereo. 9. 10. 11. 12. 13. 14. ABC Inc v Aereo, Inc, 874 F Supp 2d 373 (CA D 2012). Aereo a aussi remporté une victoire à Boston en 2013 : Hearst Stations Inc v Aereo Inc, 2013 US Dist Lexis 146825 (MA D 2013). Le tribunal s’est senti lié par l’affaire ABC. WNET, Thirteen, Fox Television Stations v Aereo Inc, 712F 3d 676 (2e Cir 2013). En février 2014 Aereo a pu obtenir le report d’une injonction interlocutoire parce que d’autres décisions de tribunaux étaient imminentes : Nexstar Broad Inc v Aereo Inc, no 2 :13-cv-975, (UT D 2013-10-24). 134 S Ct 896 (2014). Community Television of Utah LLC v Aereo Inc, 109 USPQ2d 2099 (D UT 2009). On peut ainsi lire, à la page 8, sous la plume du juge Kimball, qui cite une autre décision : « ...the legislative history makes clear that Congress intended the sweeping language of the Copyright Act to apply not only to cable television but any device or process that could be developed in the future to transmit copyrighted works in any form to the public ». LRC 1985, c C-42 ; ci-après « la LDA ». 796 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1. Aux États-Unis : l’origine du litige Il faut remonter aux années ‘60 et ‘70 pour trouver des décisions de tribunaux qui ont porté sur la légalité des activités des compagnies de télévision par câble. Ce n’est pas surprenant, car il faut se rappeler que ces entreprises se sont d’abord développées dans les régions rurales, une vingtaine d’années auparavant, pour permettre aux gens vivant dans ces régions d’avoir accès à la télévision. C’est lorsque ces compagnies se sont implantées dans les grandes villes qu’elles ont inquiété les stations de radio et de télévision. Leur argument de vente, qui a eu du succès, était de montrer à leurs clients qu’elles pouvaient leur fournir une meilleure réception de l’image que celle venant d’une antenne placée sur le toit de leur maison, et elles offraient un plus grand nombre de canaux. Les stations de radio et télévision ont alors décidé de poursuivre des compagnies de télévision par câble pour les obliger à leur payer des droits d’auteur. Deux affaires se sont rendues jusqu’en Cour suprême des États-Unis, en 1968 et en 1974 : Fortnightly Corp et Teleprompter15. Sans examiner ces décisions de façon détaillée, on peut dire que la Cour suprême a essentiellement jugé en 1968 que les compagnies de câble ne faisaient pas plus que ce qu’un citoyen fortuné aurait pu faire lui-même : ériger une antenne de réception puissante, pour capter clairement les signaux des stations de radio et télévision, et les acheminer chez lui, ou les offrir aussi à des voisins pour un prix convenu entre eux. En 1974 une deuxième tentative a été faite. La technologie ayant progressé, les compagnies de câble pouvaient alors capter et relayer des signaux dits « éloignés », i.e. des signaux relayés par une autre compagnie de télévision par câble, ce à quoi le citoyen fortuné n’avait pas accès. Mais la plus haute cour n’a pas changé fondamentalement sa façon de voir la nature du service offert par les compagnies de télévision par câble. En 1976, lors de la dernière grande révision de la loi américaine sur le droit d’auteur16, le Congrès a décidé que les entreprises de télédistribution devraient acquitter des droits d’auteur lorsqu’elles retransmettent à leurs abonnés les signaux des stations de radio et de télévision. Nous allons reproduire en version originale ce qui est prévu sur ce sujet, car ce sont ces dispositions qui sont au cœur du 15. Fortnightly Corp v United Artists Television, 392 US 390 (1968) et Teleprompter Corp v Columbia Broadcasting System, Inc, 415 US 394 (1974). 16. Copyright Act, 17 USCA. L’affaire Aereo aux États-Unis 797 litige impliquant la légalité ou non des agissements de la compagnie Aereo. L’article 106 de la loi prévoit, comme à l’article 3 de notre loi, une liste des droits exclusifs des détenteurs de droits d’auteur. Le paragraphe pertinent est à l’effet que : « The owner of a copyright [...] has the exclusive right [...] to perform the copyrighted work publicly ». L’article 101 définit un ensemble de termes techniques qu’on trouve dans la loi. On y lit que l’expression public performance signifie : « To “perform” a work means to recite, play, or act it, either directly or by means of any device or process, or, in the case of a motion picture...to show its images in any sequence... » Le même article définit aussi l’expression : « to perform or display a work publicly ». Nous la reproduisons intégralement, car c’est la disposition de loin la plus importante pour notre sujet : To perform or display a work publicly means : (1) To perform or display it at a place open to the public or at any place where a substantial number of persons outside of a normal circle of a family and its social acquaintances is gathered ; or (2) To transmit or otherwise communicate a performance or display of the work to a place specified by clause (1) or to the public, by means of any device or process, whether the members of the public capable of receiving the performance or display receive it in the same place or in separate places and at the same time or at different times. On voit immédiatement que c’est la seconde partie de cette définition qui est cruciale. La première partie est semblable à ce qu’on trouve dans le droit de plusieurs pays, où on définit comme « exécution publique d’une œuvre » ce qui dépasse le cercle familial ou des amis intimes17. Il importe peu que l’œuvre soit représentée par les acteurs ou musiciens en chair et en os, ou qu’il s’agisse de musique jouée par des disques, ou entendue à la radio ou à la télévision. Le second paragraphe, appelé la « transmit clause », veut augmenter la portée de ce qu’on vise traditionnellement par l’expression « exécuter en public ». Il traite essentiellement d’œuvres disséminées par 17. Voir René Pepin « Quel est le sens du droit d’exécuter ou représenter une œuvre “en public” ? » (2014) 26:2 Cahiers de propriété intellectuelle 627. 798 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’électronique, et se rapproche de ce qu’on trouve à l’alinéa 3(1)f) de la LDA, soit la communication au public par télécommunication de l’œuvre. Il suffit, selon la loi américaine, que l’œuvre soit accessible au « public », peu importe le procédé en jeu, et peu importe que ceux qui peuvent y avoir accès soient au même endroit, ou y aient accès en même temps. En ce sens, la loi est presque prémonitoire, car elle semble avoir prévu les cas de diffusion par Internet par le procédé appelé « streaming » ou « diffusion en continu ». Il y a seulement quelques cas portant sur cette problématique qui ont été étudiés par les tribunaux avant l’affaire Aereo, mais qui n’ont pas fait consensus. Ainsi, en 1984, dans l’affaire Redd Horne18, alors qu’on était au début de l’ère des appareils vidéo, et donc que tous les foyers n’en étaient pas munis, une entreprise de location de cassettes louait des espaces de visionnement sur place à des clients. Pas plus de quatre personnes à la fois pouvaient occuper une cabine de visionnement. Le tribunal, une cour d’appel, a estimé que cela ressemblait à ce qui se passe dans un cinéma, et donc qu’il s’agissait d’une exécution en public d’une œuvre19. Par contre, dans l’affaire Professional Real Estate Investors20, un hôtel louait à ses clients des disques vidéo, et chaque chambre était équipée d’un appareil capable de les faire jouer. On a estimé qu’il n’y avait pas d’exécution publique des œuvres, puisque seuls les occupants d’une chambre pouvaient visionner l’œuvre. Mais dans l’affaire On Command Video21, un hôtel offrait à ses clients un service de visionnement de films. La différence factuelle avec l’affaire Redd Horn est que le client n’empruntait pas un exemplaire d’une cassette, pour la faire jouer à sa chambre. C’est l’employé à la réception qui lui envoyait le signal. Même si un seul signal était envoyé à une chambre, le tribunal a déterminé qu’il y avait exécution publique de l’œuvre. Une différence qu’on peut établir entre ces affaires est que, dans l’affaire Professional Real Estates, la cour s’est appuyée sur la première partie de la définition que donne la loi de l’expression « to perform a work publicly », qui traite d’endroit public, alors que dans l’affaire On Command, c’est la « transmit clause », soit la seconde partie, qui a été jugée pertinente pour trancher le litige. 18. CBS v Redd Horne Inc, 749 F2d 154 (3e Cir 1984). 19. Au même effet, voir Columbia Pictures v Aveco, 612 FSupp 315 (D CA 1985), confirmé 800 F2d 59 (3e Cir 1986). 20. Columbia Pictures Industries v Professional Real Estate Investors Inc, 866 F2d 278 (9th Cir 1989). 21. On Command Video Corp v Columbia Pictures Industries, 777 FSupp. 787 (CA D 1991). L’affaire Aereo aux États-Unis 799 Nous ne traiterons pas davantage de ces décisions, car on voit que les faits en cause sont assez éloignés de ce qui est en jeu dans l’affaire Aereo. Il y a une autre décision qui est cependant très importante pour nous, l’affaire Cablevision22. L’affaire Aereo a porté principalement sur la question de savoir si les motifs du tribunal dans l’affaire Cablevision étaient concluants, et alors il fallait appliquer le stare decisis, ou s’il y avait lieu de faire du « distinguishing ». Dans l’affaire Cablevision, les faits sont simples. Une compagnie de télévision par câble a offert à ses clients un nouveau service, appelé RS-DVD (« Remote-Service Digital Video Recorder »). Grâce à ce service, les abonnés n’avaient plus à posséder chez eux un appareil vidéo. Par leur télécommande, ils pouvaient accéder à des fonctions de la même manière que s’ils avaient un tel appareil. Ils pouvaient choisir une émission, la faire enregistrer, et la regarder plus tard, à leur convenance. Le tout se faisait sur des serveurs de la compagnie Cablevision. Une particularité notable de ce système est que chaque abonné se voyait assigné un certain espace sur les disques durs des ordinateurs de Cablevision. De sorte que même lorsque plusieurs clients demandaient à visionner une émission, chacun recevait un signal reproduisant son enregistrement de l’émission. La question, évidemment, était de savoir si c’était légal. S’agissait-il d’une percée technologique, qui ne faisait que simplifier la vie des abonnés de la compagnie, ou devait-on dire que Cablevision utilisait un artifice pour contourner ce qui était évident : elle exécute en public les émissions de télévision, puisqu’elle les transmet « au public » ? 1.1 La décision Aereo en première instance Une remarque préliminaire doit être faite. Il faut préciser que la décision a été rendue dans le cadre d’une demande d’injonction interlocutoire. Les juges ont certes étudié le mérite de l’affaire, mais il reste que cela a été fait dans un contexte qui est le même que celui qu’on connaît au Canada. Il fallait regarder l’apparence de droit du demandeur, peser ce qu’on appelle communément la balance des inconvénients, voir si une partie risquait de subir un préjudice irréparable, et, ultimement, si l’intérêt public requérait que l’injonction soit accordée ou non. Il est nécessaire aussi de décrire plus précisément le fonctionnement technique du système utilisé par Aereo. Lorsqu’on se place du point de vue d’un client, on doit dire qu’il s’agit d’une personne qui 22. The Cartoon Network LP v CSC Holdings Inc, 536 F3d 121 (2nd Cir 2008). 800 Les Cahiers de propriété intellectuelle s’est rendue sur le site Internet de la compagnie, a ouvert un compte, et a consenti à payer un abonnement mensuel. Il a alors accès à un guide-horaire, pour voir les émissions qui sont en cours de diffusion, et celles qui le seront plus tard. Il doit alors faire le choix entre la fonction « regarder » et « enregistrer ». Lorsqu’il choisit de regarder une émission, Aereo lui envoie une page Internet qui, après un court délai, lui permet de visionner l’émission en question. L’abonné peut alors évidemment regarder l’émission, mais aussi arrêter temporairement le visionnement, ou faire un retour en arrière, ce qui crée un décalage plus ou moins grand entre le moment où l’émission est diffusée en direct par la station de télévision, et celui où elle est visionnée. Le bouton « enregistrer » fonctionne comme celui sur un appareil vidéo, i.e. pour enregistrer une émission en même temps qu’elle est visionnée, ou pour en faire une copie, qu’on pourra voir plus tard. Si le client d’Aereo n’a pas utilisé la fonction « enregistrer », l’émission n’est plus disponible. Ainsi, du point de vue de l’usager, le système d’Aereo fonctionne comme un appareil vidéo traditionnel, sauf qu’il n’est pas situé dans son domicile. Les deux différences notables sont qu’il a accès au système par Internet, plutôt que par le câble, et qu’il peut visionner les émissions sur un ordinateur conventionnel, ou un portable, ou une tablette, ou sur un téléphone dit intelligent. En arrière-scène, le système est plus complexe. Quand le client choisit la fonction « regarder », son navigateur envoie une demande au serveur d’Aereo qui, à son tour, retransmet un signal à l’une des antennes miniatures pour qu’elle syntonise la fréquence demandée. Une telle antenne ne sert qu’à un abonné à la fois23. Le signal est ensuite envoyé à un appareil qui le traite de façon à ce qu’il puisse être transmis sur le réseau Internet. Les serveurs d’Aereo conservent une copie d’une émission jusqu’à la fin de sa diffusion, au cas où l’abonné veuille utiliser la fonction « pause » ou « rewind ». Si le client choisit d’appuyer sur le bouton « enregistrer », la conséquence principale est qu’Aereo conserve une copie de l’émission sur un serveur, mais pour l’usage exclusif de ce client. La poursuite a été entamée en mars 2012, au nom de plusieurs compagnies qui produisent et diffusent des émissions de télévision. Initialement, on a allégué plusieurs violations de la loi américaine sur le droit d’auteur : violation du droit d’exécution des œuvres en 23. American Broadcasting Companies, Inc v Aereo, 874 FSupp. 2d 373 (CA D 2012) à la p 378 « No two users are assigned a single antenna at the same time ». L’affaire Aereo aux États-Unis 801 public, du droit de reproduction, et « contributory infringement »24. Un mois plus tard, cependant, les demandeurs ont ciblé leur demande sur un seul point, savoir si Aereo viole leur droit d’exécuter les œuvres en public lorsqu’elle permet à ses clients de voir une œuvre en même temps qu’elle est diffusée par les stations de télévision. Le moyen de défense principal d’Aereo était que la question en jeu avait été décidée dans l’affaire Cablevision25. Les demandeurs prétendaient qu’il y avait suffisamment de différences factuelles entre le système d’Aereo et de Cablevision pour qu’il y ait lieu de ne pas appliquer Cablevision. Le juge Nathan a donc dû regarder le fonctionnement du système de la compagnie Cablevision. Il l’a décrit de la façon suivante. La compagnie recevait un flux de données contenant les émissions de télévision diffusées par les différents réseaux. Ce flux était dédoublé, en ce sens qu’une partie était envoyée aux abonnés, de façon traditionnelle. L’autre partie était acheminée dans une mémoire tampon, pendant une fraction de seconde, le temps que le système vérifie si un ou des clients demandaient l’enregistrement d’une émission. Si c’était le cas, le signal était enregistré sur un disque dur, et il y avait autant d’enregistrements effectués qu’il y avait de demandes. En première instance, la cour de district a estimé qu’il y avait eu clairement violation du droit d’exécuter les œuvres en public. Car, au fond, Cablevision, qui était une compagnie de câble, se trouvait à retransmettre aux abonnés les émissions de télévision reçues. Et la loi de 1976 prévoit clairement que ces entreprises doivent avoir un permis pour faire cela, et payer des droits d’auteur. Cablevision avait un permis pour retransmettre directement aux abonnés les émissions de radio ou télévision, mais pas pour enregistrer ces émissions et les faire parvenir par la suite à ses clients. En appel, cependant, la décision a été renversée. Le tribunal a insisté sur les deux points suivants. D’abord, il ne fallait pas se contenter de regarder si ce que peuvent visionner les abonnés est la même chose que ce qui a été diffusé initialement par les chaînes de 24. Cela correspond en partie au droit prévu à la fin du para 3(1) de la LDA, relatif au droit exclusif d’autoriser une personne à poser les gestes réservés au détenteur du droit d’auteur. 25. Cela a été accepté par le tribunal, voir supra note 5 à la p 382 : « Because this case turns on determining if the analysis in Cablevision is controlling... ». Pour une brève étude de la décision Aereo dans un texte canadien, voir Kevin P. Siu, « Technological Neutrality : Toward Copyright Convergence in the Digital Age » (2013) 71 University of Toronto Faculty of Law Journal 76 aux pp 99-100. 802 Les Cahiers de propriété intellectuelle télévision. Selon la cour, lorsque HBO26 diffuse une œuvre, elle transmet sa propre exécution d’une œuvre, et Cablevision fait la même chose lorsqu’elle envoie aux clients l’œuvre dont l’enregistrement a été demandé27. En termes peut-être plus clairs, ceci signifie que lorsque la « transmit clause » vise une transmission faite « au public », il faut rechercher non pas qui a accès à l’œuvre qui a fait l’objet d’une première transmission, mais qui a accès à la dernière transmission. En l’occurrence, c’est chaque abonné de Cablevision qui avait accès individuellement à une transmission de l’œuvre. Deuxièmement, dans le même sens, la « transmit clause » réfère aux gens « qui sont capables de recevoir une émission ». D’après le tribunal en appel, c’est chaque abonné individuellement qui peut visionner son propre enregistrement d’une œuvre, et alors donc on ne peut parler d’exécution « en public ». Le tribunal a examiné attentivement l’argument principal d’Aereo, à l’effet qu’il s’agit d’un système contrôlé par les clients, que les antennes fonctionnent de façon indépendante, et que chacun reçoit sa propre copie de l’œuvre dont il a demandé l’enregistrement. Selon les plaignants, tout cela n’est qu’un leurre. Aereo fonctionne essentiellement comme une compagnie de câble, surtout lorsqu’elle transmet sur Internet à ses abonnés les émissions que ses antennes viennent de capter. Le tribunal a estimé qu’il n’y avait pas de différence notable entre la situation dans l’affaire Cablevision et celle en jeu. Car le système d’Aereo ne crée qu’une copie d’une émission par client intéressé, et ne lui envoie que cette copie, et à lui seul. Le système fonctionne comme si le client avait un appareil vidéo à sa disposition, qu’il s’agisse de la première génération ou d’un appareil numérique28. Et même lorsque l’abonné regarde une émission « en direct », en choisissant la fonction « regarder », il reçoit immédiatement une copie dont il vient de demander la sauvegarde temporaire. Les poursuivants ont soulevé aussi que selon la jurisprudence, la diffusion en continu, appelée « streaming », constituait une exécution en public d’une œuvre. Mais, encore une fois, le tribunal a estimé qu’il y avait une distinction importante à faire, car Aereo crée une 26. Pour Home Box Office, une chaîne spécialisée dans les films. 27. Ces propos sont repris ainsi dans l’affaire Aereo de première instance, supra note 23 aux pp 384-385 : « HBO transmits its own performance of a work when it transmits to Cablevision, and Cablevision transmits its own performance of the same work when it retransmits the feed form HBO ». 28. Supra note 23 à la p 385 : « Whether a user watches a program through Aereo’s service as it is being broadcast or after the initial broadcast ends does not change that the transmission is made from a unique copy, previously created by that user, accessible and transmitted only to that user... ». L’affaire Aereo aux États-Unis 803 copie unique d’une émission pour chaque client qui le demande29. Les poursuivants ont enfin invoqué le texte pourtant assez limpide de la « transmit clause », à l’effet qu’exécuter une œuvre publiquement « means to transmit or otherwise communicate a performance or display of the work...to the public, by means of any device or process ». Malgré cela, le tribunal a estimé que cet argument avait été considéré et rejeté dans l’affaire Cablevision. Le seul fait qu’un fournisseur de contenu rende une œuvre accessible à tous ses abonnés ne signifie pas automatiquement qu’il y a une exécution publique des œuvres30. Si c’était le cas, il y aurait des mots dans la « transmit clause » qui seraient inutiles. Or, cette disposition exige qu’on identifie les personnes « qui sont capables de recevoir une émission ». Enfin, le tribunal a rappelé que la Cour suprême dans les affaires Fortnightly et Teleprompter avait considéré que les compagnies de câble n’exécutaient pas les œuvres des stations de télévision lorsqu’elles les retransmettaient à leurs abonnés. Le Congrès, en 1976, a créé une exception à ce principe, mais, comme toute exception, elle doit être interprétée restrictivement. Seules les compagnies de câble sont ainsi visées. 1.2 En appel La décision de la Court of Appeals a été rendue en avril 2013, par trois juges, dont une dissidence. Les deux juges majoritaires ont décrit le fonctionnement du système d’Aereo, ont explicité les arguments des parties et ont mentionné que la question à trancher était la même que celle identifiée en première instance31. Après avoir étudié à fond la décision dans l’affaire Cablevision, les juges en ont retenu quatre principes qui devront les guider pour trancher l’affaire Aereo32. Ces principes peuvent se formuler ainsi. Premièrement, la « transmit clause » demande aux tribunaux d’identifier l’auditoire potentiel de chaque transmission d’une œuvre, prise individuellement. Si elle est capable d’être reçue « par le public », alors c’est une transmission « au public ». Si l’auditoire potentiel est un seul abonné, la transmission n’aura pas été faite au public, sauf exception. En deuxième lieu, les transmissions en privé, i.e. qui ne sont pas capa29. Supra note 23 aux pp 391 et 392. 30. Supra note 23 à la p 392. 31. Supra note 10 à la p 686 n 9 : « Plaintiffs assert that Aereo’s transmissions of recorded programs when the original program is no longer airing on broadcast television are also public performances...Plaintiffs did not, however, present these claims as a basis for the preliminary injunction. They are therefore not before us and we will not consider them. » 32. Supra note 10 à la p 689. 804 Les Cahiers de propriété intellectuelle bles d’être reçues par le grand public, ne doivent pas être regroupées, de façon à conclure artificiellement qu’il s’agit d’une transmission au public. En troisième lieu, il a une exception au second principe, lorsque les transmissions ont été faites à partir de la même copie d’une œuvre. Elles peuvent et doivent alors être regroupées. Enfin, quatrièmement, tout facteur qui limite l’auditoire potentiel d’une transmission d’une œuvre doit être pris en considération pour interpréter et appliquer la « transmit clause ». Les juges ont ensuite étudié tour à tour les arguments des plaignants, et les ont tous rejetés. Leurs motifs essentiels sont à l’effet qu’il n’y a pas lieu de faire de distinctions entre la décision rendue dans l’affaire Cablevision et la présente affaire33. Dans les deux cas, il y a une copie unique d’une œuvre qui est faite pour chaque client, et c’est chaque abonné qui reçoit individuellement le signal qui contient l’œuvre enregistrée par et pour lui. Le premier argument des plaignants était à l’effet que dans l’affaire Cablevision, l’entreprise détenait un permis pour diffuser des émissions à ses abonnés, et la question se posait seulement de savoir si elle devait détenir un permis additionnel : Aereo ne détient aucun permis. Cet argument a été rapidement rejeté, car la question posée était plutôt de savoir si Aereo violait la loi sur le droit d’auteur en faisant une exécution en public d’œuvres protégées. Le second motif des plaignants était qu’il fallait considérer collectivement les exécutions d’une œuvre pour déterminer s’il s’agit d’exécutions publiques. Mais, selon la cour, cela avait été examiné et rejeté dans l’affaire Cablevision. Ce qu’il faut identifier, ce qui est déterminant, c’est l’auditoire potentiel d’une transmission spécifique34. Selon le troisième argument, l’affaire Cablevision a été décidée en faisant une analogie avec le fonctionnement des appareils vidéo, alors que le modèle d’affaires d’Aereo ressemble davantage à celui d’une entreprise de télévision par câble. Ce qui fut aussi rejeté, au motif que dans l’affaire Cablevision on n’a étudié le lien avec les appareils vidéo que lorsqu’il s’est agi de déterminer s’il y avait violation du droit de reproduction des œuvres. Le quatrième argument, qui nous semble le plus sérieux, était à l’effet que dans l’affaire Cablevision la chaîne de transmission des émissions au public était 33. Supra note 10 à la p 690. 34. Supra note 10 à la p 691 : « Cablevision made clear that the relevant inquiry under the Transmit Clause is the potential audience of a particular transmission, not the potential audience for the underlying work or the particular performance of that work being transmitted ». L’affaire Aereo aux États-Unis 805 brisée, vu leur enregistrement, alors que ce n’est pas le cas dans l’affaire Aereo. Selon les plaignants, les copies faites par Aereo sont exactement comme les copies temporaires qui sont faites par les mémoires-tampons des ordinateurs lorsqu’une personne reçoit une œuvre en « streaming ». Or, ces procédés ont été considérés par les tribunaux être des transmissions « au public » d’œuvres. Cet argument a été rejeté pour deux motifs. D’abord, le système d’Aereo fait toujours une copie d’une émission, au moins temporaire, que le client choisisse de regarder immédiatement ou enregistrer une émission. On a donc raison de comparer cela à un enregistrement vidéo. Alors que dans le cas d’une personne qui regarde sur son ordinateur une œuvre diffusée en continu, il n’a pas accès à toutes les fonctions telles que pause, recul ou enregistrement pour visionner ultérieurement. Il y a aussi le fait que les antennes d’Aereo ne sont assignées qu’à une personne à la fois, et qu’elles ne génèrent qu’une copie d’une œuvre, à la disposition d’une seule personne. Enfin, selon le dernier argument, décider que le système d’Aereo était légal signifie qu’on donne préférence à la forme plutôt qu’à la substance. Ce serait accepter qu’on puisse user d’un artifice pour contourner la loi, vu qu’Aereo fonctionne virtuellement comme une compagnie de télévision par câble. La réponse du tribunal a été qu’Aereo a réussi à élaborer techniquement son système de façon à le rendre conforme aux principes émis dans l’affaire Cablevision. On ne peut lui en tenir rigueur. En fait, ce dernier argument demande aux tribunaux de renverser la décision rendue dans l’affaire Cablevision, ce que la règle du précédent ne permet pas. D’autres compagnies ont d’ailleurs réussi à utiliser un modèle d’affaires qui est légal en vertu des règles précisées dans l’affaire Cablevision, comme celles qui offrent des services appelés « infonuagerie », permettant à leurs clients de stocker et partager des œuvres musicales35. Le tribunal a aussi examiné les modifications apportées en 1976 à la loi américaine sur le droit d’auteur, pour s’assurer de bien saisir l’intention du Congrès. À son avis, un examen de l’histoire législative montre que le Congrès a réalisé qu’une définition trop large du terme « exécution » pourrait avoir des conséquences non voulues. On voulait éviter que celui qui fait jouer un disque ou qui ouvre la radio ou la télévision de ce seul fait viole automatiquement la loi. On a donc précisé qu’une exécution d’une œuvre devait l’être « publiquement », au sens de la loi, pour être visée par les droits énumérés des détenteurs de droits d’auteur. Cette limite s’applique 35. Supra note 10 à la p 694. 806 Les Cahiers de propriété intellectuelle aussi aux transmissions. De la même façon qu’une transmission d’une antenne sur le toit d’une maison au téléviseur est légale, le consommateur peut se faire transmettre chez lui l’enregistrement qu’il a fait effectuer sur les serveurs d’Aereo36. Il y a eu une opinion dissidente dans cette affaire, exprimée sous la plume du juge Chin. Il est manifeste, à son avis, que le système d’Aereo n’est qu’un moyen factice pour contourner la loi. Il écrit sans ambage : « Aereo’s “technology platform” is, however, a sham. »37. Il lui apparaît que cette entreprise viole « carrément » la loi américaine sur le droit d’auteur. Il a accepté virtuellement tous les arguments des plaignants. Selon lui, il n’existe pas de motif valable au point de vue technologique, pour qu’Aereo utilise des centaines de petites antennes plutôt qu’une seule. Et si elle utilisait une seule antenne réceptrice, appelée « tête de ligne », elle ferait la même chose que les compagnies de télévision par câble et celles qui font de la diffusion en continu sur le réseau Internet : capter des émissions diffusées par les stations de télévision, et les retransmettre à des abonnés38. L’essence de l’entreprise d’Aereo est de faire de la transmission en continu sur Internet des émissions de télévision. Et la fonction « enregistrer » ne peut rendre légitime une retransmission illégale d’œuvres protégées par la loi sur le droit d’auteur39. Selon lui, il y a deux différences importantes à faire avec la décision Cablevision. Dans cette affaire, la compagnie détenait un permis reconnaissant son statut d’entreprise de télévision par câble, et elle acquittait des droits d’auteur, comme l’exige la loi. Dans le cas présent, Aereo ne possède aucun permis. Les clients de Cablevision recevaient des émissions pour lesquelles les droits ont été acquittés, ce qui n’est pas le cas en l’occurrence. À son avis, le système d’Aereo est clairement visé par la « transmit clause ». La loi dit bien que « transmettre » une « exécution » signifie : la communiquer par n’importe quel procédé ou appareil par lequel des sons ou images sont reçus ailleurs qu’à l’endroit d’où ils ont été émis. Cela semble être manifestement le cas d’Aereo. Il écrit : « It is apparent that Aereo’s system fits squarely within the plain meaning of the statute40. » Pour déterminer si une transmission est faite au public, il faut regarder l’identité de la personne qui effectue la transmission. Ici, Aereo transmet les signaux de télévision à tous ceux qui 36. 37. 38. 39. 40. Supra note 10 aux pp 694-5. Supra note 10 à la p 697. Supra note 10 à la p 695. Supra note 10 à la p 702. Supra note 10 à la p 698. L’affaire Aereo aux États-Unis 807 consentent à payer un abonnement. La transmission est donc effectuée « au public »41. Quant à la question de l’intention du Congrès reflétée dans les amendements apportés en 1976, il la perçoit de façon exactement contraire à celle de ses collègues. L’historique des modifications à la loi montrerait plutôt que l’intention du Congrès était justement d’englober des technologies nouvelles, comme celle sous étude, élaborées pour exploiter les droits d’auteur des détenteurs légitimes de ces droits. À son avis, le Congrès a rejeté spécifiquement les décisions Fortnightly et Teleprompter pour s’assurer que tout système qui retransmet des émissions doit être muni d’un permis et payer des droits d’auteur42. Il a reproduit quelques passages des propos de membres de la Chambre des Représentants lors de l’étude du projet de loi qui semblent bien renforcer son opinion. Ainsi, il avait été dit que : « Each and every method by which the images or sounds comprising a performance or display are picked up and conveyed is a transmission, and if the transmission reaches the public in any form, the case comes within the scope of clauses 4 or 5 of section 106 ». Et : « ...a performance made available by transmission to the public at large is public... »43. 1.3 En Cour suprême La décision a été rendue le 25 juin 201444. Tous les juges ont pris part à la décision. Il y a une dissidence importante, au nom des juges Scalia, Thomas et Alito, qui est à toutes fins pratiques aussi élaborée que l’opinion majoritaire. La question qui s’est posée, rappelons-le, était uniquement de savoir s’il y avait lieu d’accorder une injonction préliminaire contre Aereo, au motif qu’elle viole le droit d’exécuter en public les œuvres protégées des demandeurs. Le tribunal n’a pas traité de la question de la violation ou non de la loi lorsque des émissions sont enregistrées, ni de savoir si Aereo encourt une responsabilité indirecte, appelée « secondary liability ». À notre avis, le motif essentiel de l’opinion majoritaire peut se résumer aisément. En 1976, lorsque le Congrès a modernisé la loi, il avait manifestement l’intention de renverser les décisions rendues 41. 42. 43. 44. Supra note 10 à la p 699. Supra note 10 à la p 700. Propos rapportés par le juge Chin, supra note 10 à la p 700. American Broadcasting Cos Inc v Aereo Inc, Fka Bambooms Labs, inc, 134 S Ct 2498 (2014). 808 Les Cahiers de propriété intellectuelle dans les affaires Fortnightly et Teleprompter. Il fallait dorénavant considérer que les compagnies de câble exécutent les œuvres transmises aux abonnés, et ce, en public. Et il n’y a tout simplement pas suffisamment de différences entre le modus operandi d’Aereo et celui des compagnies de câble pour qu’on applique une autre règle45. Le juge Breyer, qui a rendu l’opinion majoritaire, écrit, avant même de scruter le texte de la loi, que son libellé ne précise pas exactement qui exécute une œuvre, tout en précisant : « But when read in light of its purpose, the Act is unmistakable : An entity that engages in activities like Aereo’s performs »46. Selon le tribunal, les modifications à la loi en 1976 ont eu pour effet d’éliminer la distinction que les tribunaux avaient faite entre les diffuseurs, d’une part, et les consommateurs et compagnies de câble, d’autre part. Seules les stations de radio ou de télévision étaient considérées exécuter les œuvres. Maintenant, en vertu des nouvelles définitions dans la loi, exécute une œuvre toute personne qui montre les images contenues dans une œuvre audiovisuelle, accompagnées de sons le cas échéant47. On doit donc dire que les diffuseurs et les consommateurs exécutent maintenant les œuvres48. C’est là aussi le but de la « transmit clause » qui prévoit qu’il y a une exécution publique chaque fois qu’une représentation de l’œuvre est transmise au public. Ainsi donc, toute compagnie qui agit globalement comme une compagnie de télévision par câble exécute les œuvres, même si son rôle se limite à rehausser la capacité des consommateurs de recevoir des signaux de télévision49. Le tribunal a admis qu’il y avait une différence dans le mode de fonctionnement d’Aereo et celui d’une compagnie de câble. Celle-ci retransmet continuellement les signaux émis par les diffuseurs, alors que le système d’Aereo reste inerte tant qu’un consommateur n’a pas manifesté son intention de visionner une émission. Mais cet élément n’est pas signifiant, quand on considère la très grande ressemblance de fonctionnement entre Aereo et une compagnie de câble50. 45. Ibid, à la p 2506, le juge Breyer écrit : « Aereo’s activities are substantially similar to those of the CATV companies that Congress amended the Act to reach ». 46. Supra note 44 à la p 2504. 47. À l’art 101 de la loi américaine, le terme « perform » est ainsi défini, à l’égard d’une œuvre audiovisuelle : « to show its images in any sequence or to make the sounds accompanying it audible ». 48. Supra note 44 à la p 2506. 49. Ibid. 50. Supra note 44 à la p 2507. L’affaire Aereo aux États-Unis 809 Restait ensuite à déterminer si Aereo exécute les œuvres « en public ». C’est nécessaire pour qu’il y ait violation de la loi. Selon Aereo, ce qu’elle transmet est peut-être une exécution d’une œuvre, mais une exécution qui a été faite initialement par quelqu’un d’autre. Et son exécution n’est pas en public, vu que les consommateurs la reçoivent dans l’intimité de leur foyer51. Selon le tribunal, Aereo interprète mal les termes « to transmit....a performance » dans la « transmit clause ». Cela ne se limite pas à viser une seule transmission à une seule personne. Dans des termes qui rappellent ce que la Cour suprême du Canada a écrit dans l’affaire CCH52, le tribunal dit qu’on ne doit pas faire de distinction entre la personne qui envoie le même courriel à 10 destinataires en même temps, et celle qui l’envoie à 10 personnes individuellement. De plus, les œuvres retransmises par Aereo le sont au public, parce que communiquées à un grand nombre de personnes qui ne sont pas liées entre elles. La « transmit clause » prévoit d’ailleurs clairement qu’il y a exécution publique même dans les cas où les destinataires peuvent avoir accès aux œuvres au moment et à l’endroit de leur choix53. Quant à l’opinion minoritaire, comme cela arrive souvent, elle apparaît à première vue plus convaincante que l’opinion majoritaire, probablement parce qu’elle identifie les faiblesses ou les conclusions hâtives que celle-ci peut contenir. De l’avis des juges qui l’ont rendue, Aereo n’exécute tout simplement pas les œuvres transmises. L’erreur de leurs collègues est double : ils ont oublié d’appliquer les règles élaborées en jurisprudence concernant la responsabilité des fournisseurs de contenu, et utiliser un critère comme « ça ressemble beaucoup à » ne tient pas la route, au point de vue juridique54. Selon les juges Scalia, Thomas et Alito, il faut d’abord constater qu’Aereo n’est pas accusée de responsabilité dite « secondaire », qu’on peut appeler au Canada « responsabilité à une étape ultérieure ». Si c’était le cas, il y aurait lieu d’appliquer les critères élaborés pour déterminer la responsabilité de ces entreprises, tels les fabricants d’appareils et les fournisseurs d’accès au réseau Internet55. Mais on l’accuse plutôt de violation directe de la loi. Dans ce cas, le critère essentiel pertinent est de déterminer quelle est la personne qui pose un geste positif, volontaire, qui rend une œuvre accessible56. Il y a 51. 52. 53. 54. 55. 56. Supra note 44 à la p 2508. CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13. Supra note 44 à la p 2509. Supra note 44 à la p 2512. Supra note 44 aux pp 2512-3. Ce que les juges appellent le « volitional conduct requirement ». 810 Les Cahiers de propriété intellectuelle certes exécution d’œuvres dans le cas soumis, mais la question est : qui est la personne responsable de cette exécution57 ? Il faut se demander qui, ultimement, décide du contenu offert aux consommateurs : Aereo, ou ses clients ? En l’occurrence, ce sont ses clients. Aereo n’est pas assimilable à une entreprise de télévision par câble, car cette dernière choisit, avec l’accord de la FCC bien sûr, quelle est la liste des canaux qui seront offerts au consommateur, et à quel prix. Aereo ne fait rien de cela. Elle n’effectue aucun choix quant au contenu. Son système est inerte, jusqu’à ce qu’un abonné fasse un geste positif pour regarder telle émission ou l’enregistrer. On pourrait comparer Aereo à une compagnie qui met à la disposition de ses clients des appareils à photocopier, munis d’une carte d’abonné58. Ce qui ne veut pas dire qu’Aereo ne viole jamais la loi. La plainte contre elle allègue qu’elle viole la loi lorsqu’elle permet aux clients d’enregistrer des œuvres, et qu’elle encourt une responsabilité pour violation indirecte. Mais la question à trancher porte seulement sur l’émission d’une injonction préliminaire au motif qu’Aereo exécute les œuvres en public lorsque ses abonnés choisissent de visionner une émission en direct. Quant à l’argument portant sur la ressemblance de fonctionnement entre Aereo et une compagnie de câble, il comporte plusieurs failles. D’abord, on ne peut isoler une ou deux phrases prononcées par un élu lors de l’étude du projet de loi en comité pour prétendre que c’est le reflet de l’intention du Congrès, composé de 535 membres59. Il faut toujours se rappeler aussi la différence qu’il peut y avoir entre ce qui peut être l’objectif général d’une loi, et ce que ses dispositions prévoient textuellement. Ce sont ces termes que les tribunaux doivent appliquer. Si le Congrès n’est pas satisfait de leur travail, il peut toujours alors amender le texte de la loi60. De plus, l’opinion majoritaire ne fournit pas de norme précise pour identifier ce qui peut être considéré comme système similaire. Ainsi par exemple, qu’aurait-il fallu conclure si Aereo avait construit son système de telle façon que même quand les clients choisissent la fonction « regarder », elle ne soit activée qu’après une période d’attente obligatoire, comme une heure ou deux plus tard61 ? Enfin, il faut se rappeler que le système en cause dans l’affaire Cablevision, a été 57. 58. 59. 60. 61. Supra note 44 à la p 2513. Supra note 44 à la p 2514. Supra note 44 à la p 2515. Supra note 44 à la p 2517. Ibid. L’affaire Aereo aux États-Unis 811 jugé légal. Il apparaît aux juges minoritaires qu’ici, les ressemblances entre le système d’Aereo et celui où les consommateurs utilisent l’équivalent d’un appareil vidéo à distance sont plus grandes que ce que la majorité a voulu reconnaître62... 2. Au Canada Au Canada, les choses se présentent de façon un peu différente. Les créateurs d’œuvres ont à toutes fins pratiques les mêmes droits, ici et aux États-Unis. Mais ces droits ne sont pas formulés exactement de la même façon. Ce qui implique qu’on doive vérifier si cela a des conséquences juridiques. Ainsi par exemple, l’article 106 de la loi américaine, qui énumère les droits exclusifs des détenteurs de droits d’auteur, mentionne le droit de distribution. Cela vise le droit de vendre des exemplaires des œuvres. Au Canada, on arrive au même constat, mais il faut combiner le droit de multiplier les exemplaires de l’œuvre, appelé à l’article 3(1) le « droit de reproduire l’œuvre », et le droit d’autoriser une autre personne à poser ce geste63. Autre exemple : dans la loi américaine, la définition à l’article 101 de ce que signifie « to perform or display a work publicly » semble ne pas faire de distinction nette entre ce qui est une exécution en public d’une œuvre, et le fait de la transmettre au public. Il est certain que ces deux droits existent aux États-Unis, mais leur formulation a peut-être été source d’imprécision ou de confusion. Au Canada, les droits d’exécution en public et les droits de communiquer au public une œuvre par télécommunication sont bien distingués. Le paragraphe 3(1) identifie distinctement le droit, à l’égard d’une œuvre, « d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public ». D’après la jurisprudence, cela vise clairement tout endroit où le public a accès sans invitation particulière. Il peut donc s’agir d’un restaurant, le lobby d’un hôtel, un bar, une discothèque, etc. L’élément important est que des personnes en chair et en os puissent se regrouper dans un endroit où elles entendent ou voient la représentation d’une œuvre. Cette représentation ou exécution peut être faite par des musiciens, des chanteurs ou des acteurs, ou on peut faire jouer des disques, ou on peut avoir allumé la radio ou la télévision. On considère alors que c’est la personne qui fait jouer les disques ou qui a allumé la radio ou l’appareil de télévision qui exécute une œuvre en public. 62. Ibid. 63. LDA para 3(1) in fine. 812 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’alinéa 3(1)f) de la LDA, pour sa part, traite du droit de « communiquer, au public, par télécommunication » une œuvre. Cette disposition a été adoptée précisément pour viser les technologies modernes. On voulait que les compositeurs, les auteurs de pièces de théâtre, de scénarios de films, soient rémunérés lorsque leurs œuvres sont diffusées à la radio ou à la télévision. Ici, ce sont les stations de radio ou télévision qui sont considérées « communiquer au public par télécommunication » l’œuvre. Les compagnies de télévision par câble le font aussi, mais elles bénéficient d’une exonération en vertu de l’article 31 de la loi64. Plusieurs questions se poseraient, dans l’hypothèse où Aereo exercerait ses activités au Canada. On pourrait, dans un premier temps, se demander si elle pourrait bénéficier, elle aussi, de cette exemption prévue au paragraphe 31(2), qui exonère du paiement de droits d’auteur les compagnies de câble qui ont un permis du CRTC et retransmettent seulement des signaux canadiens. La réponse est clairement négative. Car l’article 31 est formulé de façon à ne pas viser les « retransmetteurs de nouveaux médias ». Il s’agit d’entreprises qui diffusent du contenu sur Internet. Le CRTC les a dispensées en 1999 de l’obligation de détenir un permis à titre d’entreprise d’émission ou de réception de radiodiffusion. Cela a été fait pour leur permettre de se développer dans un environnement juridique plus libre de contraintes. Dans le cas qui nous intéresse, Aereo ne fait que de la diffusion sur Internet, de sorte qu’elle ne peut pas prétendre bénéficier du statut d’entreprise de télévision par câble. On peut aussi se poser la question de savoir si Aereo pourrait invoquer l’alinéa 2.4(1)b). Cette disposition prévoit que « n’effectue pas une communication au public la personne qui ne fait que fournir à un tiers les moyens de télécommunication nécessaires pour que celle-ci l’effectue ». L’objectif du législateur ici était que les grandes entreprises de télécommunications -comme Bell Canada- ne soient pas responsables du contenu véhiculé par leurs appareils. On a voulu avoir une règle semblable à ce qui existe depuis longtemps pour le téléphone. Ici, Aereo pourrait, à la limite, chercher à utiliser cette disposition en prétendant que tous ses appareils sont manipulés par ses clients. Ce sont eux qui contrôlent à distance des appareils permettant de visionner ou d’enregistrer des émissions. 64. Cette disposition prévoit qu’elles n’ont à acquitter de droits d’auteur que lorsqu’elles retransmettent des signaux dits « éloignés », qui sont définis par règlement de façon à ne viser que ceux qui viennent des États-Unis. L’affaire Aereo aux États-Unis 813 Mais cet argument semble avoir peu de chances de succès. Dans la décision SOCAN c Association canadienne des fournisseurs Internet65, la Cour suprême s’est penchée sur la question de savoir si les fournisseurs d’accès à Internet pouvaient être considérés responsables du fait que leurs clients s’échangent entre eux des pièces musicales. Dans cette affaire, les entreprises visées étaient, notamment, Bell, Telus, Aliant et MTS Communications66. Elles fournissent l’accès à Internet à leurs abonnés, qui peuvent être des fournisseurs de contenu ou les utilisateurs finaux67. Ce qui n’est pas le cas d’Aereo, qui exploite un site Internet. On ne peut dire qu’elle fournit l’accès au réseau Internet, ni qu’elle soit un fournisseur de contenu. De plus la Cour suprême a écrit, concernant les entreprises visées, que l’alinéa 2.4(1)b) « tire peut-être son origine du moyen de défense fondé sur la diffusion de bonne foi dont peuvent parfois se prévaloir librairies, bibliothèques, marchands de journaux et commerçants apparentés » et « L’intermédiaire internet qui ne se livre pas à une activité touchant au contenu de la communication...bénéficie de l’application de l’al. 2.4(1)(b)68 ». On comprend alors clairement qu’Aereo ne peut bénéficier de cette disposition. Elle ne peut tout simplement pas prétendre qu’elle n’a rien à voir avec le contenu de ce qui est transmis aux abonnés par son service. Elle n’existe que pour transmettre des émissions de télévision. Le seul inconnu, c’est de savoir quel client veut visionner ou enregistrer quelle émission. Reste alors la question la plus délicate, savoir si Arero se trouve à « communiquer au public par télécommunication » les émissions de télévision. La Cour suprême s’est prononcée à quelques reprises sur cette question de savoir quand une communication est faite « au public ». Une première occasion a été l’affaire CCH en 200469. Des grandes maisons d’édition dans le monde juridique ont poursuivi pour violation de droit d’auteur le Barreau ontarien, qui assure depuis le 19ième siècle le fonctionnement de la Grande Bibliothèque d’Osgoode Hall, à Toronto. Les employés de la bibliothèque, pour donner un meilleur service au monde juridique, acceptent de photocopier des jugements, des chapitres de volumes, des articles de revues, des lois, etc. et les expédier au destinataire par la poste ou par télécopieur. L’un des arguments des plaignants était que le Barreau, en transmettant par télécopieur les œuvres des éditeurs, 65. 66. 67. 68. 69. 2004 CSC 45. Pour Manitoba Communication Systems. Supra note 65 au para 16. Supra note 65 aux para 89 et 92. Supra note 52. 814 Les Cahiers de propriété intellectuelle violait l’alinéa 3(1)f) de la LDA parce qu’il communiquait alors les œuvres « au public ». Cet argument a été rapidement rejeté, car la commande était expédiée à une seule personne, celle qui avait requis les photocopies. Mais le tribunal a laissé la porte ouverte à une interprétation souple de ce concept en écrivant : « Transmettre une seule copie à une seule personne par télécopieur n’équivaut pas à communiquer l’œuvre au public. Cela dit, la transmission répétée d’une copie d’une même œuvre à de nombreux destinataires pourrait constituer une communication au public et violer le droit d’auteur »70. Il n’a pas élaboré davantage, car les faits de la cause ne soulevaient pas cette question. On peut seulement dire que le tribunal a été prudent, et a fait une remarque conforme au bons sens, i.e. qu’il ne faut pas uniquement regarder si une communication a été faite simultanément à une ou plusieurs personnes. Comme la juge en chef l’a écrit, la transmission répétée d’une œuvre à plusieurs personnes pourrait constituer, selon les circonstances, une communication « au public ». Aereo peut être visée par cet obiter puisque, en fait, elle transmet à chaque heure du jour la même émission à plusieurs clients qui demandent de la visionner. La Cour fédérale d’appel a également eu l’occasion, au tout début de l’année 2008, de se pencher sur la signification de l’expression « communication au public » dans ce qu’on surnomme familièrement « l’affaire des sonneries »71. La Commission du droit d’auteur avait approuvé un tarif applicable lors du téléchargement, par les abonnés des fournisseurs d’accès à Internet, de la sonnerie de leur choix pour leur téléphone cellulaire. Les grandes entreprises de télécommunications ont prétendu qu’il ne devait pas y avoir de tarif applicable, puisque chaque client accède seul au site de la compagnie, où il peut entendre un éventail de sonneries, faire son choix, et alors l’entreprise lui envoie un fichier pour lui seul. La question était de savoir si les compagnies offrant ce service effectuaient une « communication au public par télécommunication » d’une œuvre musicale. Le tribunal a compris ce qui avait été dit par la Cour suprême dans le litige dont nous venons de traiter comme signifiant que le fait qu’une communication soit faite de point à point n’est pas toujours déterminant72. Il faut plutôt se placer du point de vue de 70. Ibid au para 78. 71. Association canadienne des télécommunications sans fil c SOCAN, 2008 CAF 6 (CAF) ; permission d’en appeler à la Cour suprême du Canada refusée [2008] CSCR 135. 72. Ibid au para 35. L’affaire Aereo aux États-Unis 815 l’émetteur, davantage que du récepteur. En l’occurrence, les entreprises en cause cherchent à vendre le plus grand nombre de sonneries possible au plus grand nombre de clients. Dans ce cas, le fait que le téléchargement du choix de sonnerie soit initié par une décision du client ne change pas le fait qu’il s’agisse d’une communication « au public »73. C’est également ce qui permet de dire qu’une émission de télévision est communiquée au public, même s’il peut arriver que personne ne la regarde, ou que chaque personne qui la regarde le fasse dans l’intimité de son foyer. C’était d’ailleurs l’objectif de la modification apportée dans les années ‘80 à la formulation de l’alinéa 3(1)f)74 de la LDA. Quoi qu’il en soit sur ce point, la Cour suprême a pu préciser sa pensée dans l’affaire Rogers Communications c. SOCAN75. La question posée était justement de savoir si le « streaming », i.e. la transmission en continu de données permettant de voir ou d’entendre du contenu au moment de sa transmission, où il y a un stockage d’une copie temporaire sur le disque dur de l’utilisateur, est visé par l’alinéa 3(1)f). La Commission du droit d’auteur avait établi que les entreprises de télécommunications doivent acquitter des redevances tant lorsque leurs clients téléchargent des fichiers musicaux que lorsqu’ils écoutent de la musique en mode « streaming ». La question était donc précisément de déterminer « si la transmission en continu de fichiers sur internet à la demande d’un utilisateur individuel constitue une communication “au public” par le service de musique en ligne qui offre une telle transmission aux utilisateurs, des œuvres musicales contenues dans les fichiers »76. De l’avis de la Cour suprême, c’était le cas. Les appelants misaient évidemment sur le fait que chaque fichier était envoyé individuellement à un client qui en faisait la demande. Mais le tribunal, en reprenant ce qu’il avait écrit dans le cadre de l’affaire CCH, a montré l’illogisme qu’il y aurait à conclure qu’un fichier expédié individuellement à cent personnes devrait être considéré une communication privée, alors que le même fichier envoyé en même temps à cent personnes serait une communication 73. Ibid au para 42. 74. La définition initiale, formulée dans la loi de 1921 et restée inchangée pendant plus de 70 ans, prévoyait que : « s’il s’agit d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique, de transmettre cette œuvre au moyen de la radiophonie ». 75. [2012] CSC 35. 76. Ibid au para 5. 816 Les Cahiers de propriété intellectuelle publique77. Les appelants ont également plaidé que même en admettant qu’on doive se placer du point de vue de l’expéditeur, plutôt que du client, il reste que son intention est de transmettre un seul exemplaire de l’œuvre, uniquement à la demande d’un client. Selon le tribunal, cet argument amène aussi à des résultats incompatibles avec la nature véritable de la communication. Comme l’a écrit la Commission du droit d’auteur dans cette affaire, « les téléchargements sont destinés à un groupe de personnes » et sont « offerts à quiconque possède l’appareil approprié et est disposé à remplir les conditions établies78 ». Il n’est donc pas possible de soutenir que « l’expéditeur n’a pas l’intention de transmettre de nouveau la même œuvre »79. La Cour suprême a aussi appuyé sa conclusion sur une étude historique de l’alinéa 3(1)f). À son avis, la modification apportée en 1988 a voulu en faire une disposition neutre, sur le plan technologique, pour rester en phase avec un contexte technologique en constante évolution. La protection d’une œuvre ne doit donc pas dépendre du modèle technologique utilisé par une personne qui cherche à contrevenir au droit d’auteur80. Le tribunal a aussi fait une brève allusion à la décision rendue dans l’affaire Cablevision, invoquée par les appelants. À son avis, cet arrêt ne pouvait étayer leur thèse, car cette décision a été rendue en fonction du libellé explicite de la disposition dans la loi américaine relative à la transmission, qui exige de tenir compte des personnes qui peuvent recevoir soit « l’émission » ou la « représentation » ou « l’exécution » en cause, et non l’auditoire potentiel d’une œuvre donnée81. Ainsi donc, selon la cour, « Lorsqu’on conclut à l’existence d’une série de communications point à point de la même œuvre à un groupe de personnes, il importe peu, pour déterminer si la protection du droit d’auteur s’applique, que les destinataires reçoivent la communication au même endroit ou en des endroits différents, au même moment ou à des moments différents, à leur initiative ou à celle de l’expéditeur »82. En un sens, on peut dire que le tribunal avait déjà intégré dans sa jurisprudence la modification qui allait être bientôt effectuée dans la loi, soit le nouveau paragraphe 2.4(1.1) ainsi formulé : « ...constitue notamment une communication au public par télécommunication le fait de mettre à la disposition du public par 77. 78. 79. 80. 81. 82. Ibid au para 29. Ibid au para 33. Ibid. Ibid au para 40. Ibid au para 51. Ibid au para 52. L’affaire Aereo aux États-Unis 817 télécommunication une œuvre ou un autre objet du droit d’auteur de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement »83. Enfin, la dernière occasion du plus haut tribunal de se prononcer sur le sens et la portée de l’alinéa 3(1)f) de la LDA a été l’affaire Entertainment Software Association c SOCAN84. Les faits sont fort simples. Les compagnies éditrices de jeux vidéo offrent maintenant un choix au consommateur désireux de faire l’achat d’un jeu. En plus du fait, évidemment, de s’en procurer un exemplaire en magasin, il peut s’en faire livrer une copie par la poste, sous forme de disque compact, ou en télécharger directement un exemplaire à partir du site Internet de la compagnie. Tous les droits d’auteur exigibles ont été acquittés lors de la création des jeux. Mais la SOCAN, la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, a prétendu que lorsqu’un exemplaire est acheté selon cette dernière modalité, il y a un droit supplémentaire à payer. Car non seulement le consommateur a-t-il alors acquis un nouvel exemplaire du jeu, il y a eu aussi « communication au public par télécommunication » lorsqu’il a reçu son exemplaire à partir du site Internet. Cet argument heurte le sens commun, car on est porté à penser qu’il ne devrait pas y avoir de différence juridique selon qu’on utilise un moyen ou un autre de se procurer une copie du jeu. Pourtant, la question se pose sérieusement quant à l’application de l’alinéa 3(1)d) de la LDA. Quand il y a distribution d’une copie d’une œuvre sur Internet, cela emporte-t-il l’exigibilité de deux redevances, une pour la reproduction, et une pour la communication au public par télécommunication ? On sait que dans l’affaire des sonneries, les tribunaux ont jugé qu’il y a communication au public par télécommunication lorsque le client choisit sa sonnerie de téléphone. Et la Cour suprême du Canada a écrit dans l’affaire Rogers : « ...l’œuvre protégée est mise à la disposition d’un groupe de personnes faisant partie du grand public85. » Le point essentiel de la décision, nous semble-t-il, est que la Cour suprême nous enseigne qu’il faut distinguer nettement le fait de créer un nouvel exemplaire d’une œuvre, et le fait de communiquer au public par télécommunication une œuvre. Ce dernier droit a 83. LC 2012, c 20 art 3. La décision de la Cour suprême a été rendue le 12 juillet 2012, et la nouvelle disposition a été adoptée le 6 novembre de la même année. 84. 2012 CSC 34. 85. Supra note 55 au para 40. 818 Les Cahiers de propriété intellectuelle toujours eu un lien avec le fait de montrer l’œuvre, de la faire jouer devant un public. Une personne qui achète sur Internet un jeu vidéo et en reçoit le fichier ne fait que confectionner légalement un nouvel exemplaire de l’œuvre. Dans un passage crucial, le tribunal écrit : « A notre avis, la Commission (du droit d’auteur) conclut à tort que distribuer sur internet une copie d’un jeu vidéo qui renferme une œuvre musicale équivaut à “communiquer” cette œuvre su public. L’historique de la Loi sur le droit d’auteur, dont il ressort que le droit de “communiquer” a toujours été lié à celui d’exécuter ou de représenter une œuvre, et non au droit de créer une copie permanente de l’œuvre, le confirme86 ». Ainsi, dès la première version de la loi, en 1921, il était question du droit d’exécuter ou représenter une œuvre. Ceci pour protéger évidemment les compositeurs et auteurs de pièces de théâtre lorsque leurs œuvres sont jouées devant public. À l’époque, le droit d’exécution supposait la présence d’un auditoire sur place. La technologie a évolué depuis, avec l’apparition de la radio, puis de la télévision, mais la consultation du texte de la Convention de Vienne en 1928, à laquelle le Canada a adhéré, et les débats à la Chambre des communes montrent que l’objectif a toujours été de protéger les créateurs quand leurs œuvres sont jouées, sont montrées devant public. La modification de l’alinéa 3(1)f), effectuée en 1988, va dans le même sens87. L’ajout des mots « au public » est important. Car à l’époque de la radio et de la télévision, toutes les communications l’étaient au public, puisque diffusées par ondes hertziennes. Le terme « télécommunication » aurait pu alors créer une ambiguïté dans la loi, car une télécommunication peut viser une communication privée. En juxtaposant « au public » avant « télécommunication », « le législateur a clairement signifié son intention de faire en sorte que le droit de communication demeure un droit d’exécution ou de représentation88. Le tribunal a également trouvé un appui à sa position dans la rédaction de l’article 3 de la LDA. La partie introductive de cette disposition prévoit que le droit d’auteur « comporte »89 le droit exclusif de reproduire une œuvre, et de l’exécuter ou 86. Supra note 64 au para 12. 87. Le tribunal écrit : « A notre avis, lorsqu’il a substitué le mot “télécommunication” en 1988, le législateur n’avait pas l’intention de changer la nature fondamentale du droit de communication, lequel se rapportait depuis plus de 50 ans aux activités d’exécution ou de représentation. » Supra note 84 au para 25. 88. Supra note 84 au para 26. 89. La version anglaise dit « means » ce qui aux yeux du tribunal confirme sa conclusion que la définition est exhaustive. L’affaire Aereo aux États-Unis 819 la représenter en public. Et ce texte est à l’effet, un peu plus loin, que le droit d’auteur « comporte, en outre » plusieurs autres droits, énumérés aux alinéas a) à i). Ce qui indique que « les droits énoncés dans la partie introductive constituent l’assise fondamentale du droit d’auteur. Ceux qui font l’objet des alinéas suivants ne sont que des exemples90. » On peut donc avancer, à la lumière de toutes ces décisions, que les activités de la compagnie Aereo seraient probablement considérées, au Canada, comme la transmission au public par télécommunication d’œuvres. Elle ne reproduit pas les émissions de télévision, elle n’en fabrique pas elle-même un nouvel exemplaire, mais elle les rend disponibles à tout intéressé qui veut bien payer un abonnement mensuel. Conclusion Aux États-Unis, la décision de la Cour suprême a scellé le sort du modèle d’affaires d’Aereo, même si techniquement elle ne portait que sur une demande d’injonction interlocutoire et que l’affaire a été renvoyée devant les instances inférieures. Mais cela n’équivaut pas à une peine de mort pour la compagnie. Elle peut renaître de ses cendres en offrant des services d’infonuagerie à des compagnies de télévision par câble, qui n’ont pas les moyens financiers de développer leur propre technologie. Elle pourrait exploiter autrement sa technologie concernant les transcodeurs, qui transforment les signaux des stations de radio et télévision en signaux numériques capables de voyager sur le réseau Internet. Certains pensent même qu’elle pourrait techniquement vendre ses antennes à ses abonnés, et elle obtiendrait des revenus pour l’entretien du système91. Elle pourrait aussi se présenter comme compagnie de câble, et conclure des ententes avec des fournisseurs de contenu. Aereo détient aussi près d’une vingtaine de brevets. 90. Supra note 84 au para 42. 91. Supra, note 3 à la p 54. D’autres ont suggéré, plus simplement, que la loi américaine soit modifiée de façon à ce que à la fois les compagnies de câble et les compagnies comme Aereo bénéficient d’un régime de licence obligatoire. Voir Sam Méndez, « Aereo and Cablevision : How Courts Are Struggling to Harmonize the Public Performance Right with Online Retransmission for Broadcasting Television » (2014) 9 Washington Journal of Technology, Law & Arts 239, à la section V : Looking Forward. 820 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il faut se rappeler aussi que toutes les questions juridiques posées dans ce litige n’ont pas trouvé réponse. Comme on l’a vu, rien n’a été dit sur la question de savoir si Aereo viole la loi lorsqu’elle permet à ses abonnés d’enregistrer des émissions, ni si elle encourt une responsabilité dite indirecte. On ne connaît pas trop non plus l’impact de la décision de la Cour suprême sur les services d’infonuagerie. Puisque les consommateurs peuvent présentement recevoir gratuitement des émissions de télévision, et même les enregistrer sur un appareil vidéo, qu’arrive-t-il s’ils décident de conserver ces enregistrements auprès d’une compagnie qui offre ce genre de services ? Devra-t-on dire que cette entreprise viole la loi lorsque ses clients décident de visionner une émission dont ils ont programmé l’enregistrement92 ? Sur un plan strictement juridique, nous n’aurons pas la prétention d’avancer que la décision de la Cour suprême des États-Unis est erronée. La question posée était difficile. Le fait qu’il y ait une dissidence importante le montre bien. On nous permettra peut-être la critique suivante. À notre avis, une faiblesse importante de l’opinion majoritaire est qu’on n’a pas suffisamment tenu compte d’une donnée factuelle important. C’est qu’Aereo prenait grand soin de s’assurer que tous ses clients résidaient dans une zone où ils pouvaient capter gratuitement les signaux des stations locales de radio et de télévision. Or, la Loi sur le droit d’auteur est ainsi faite que ces personnes peuvent visionner les émissions gratuitement. Le compromis historique est que les diffuseurs ne sont pas floués, parce qu’ils tirent leurs revenus de la vente de messages publicitaires. Les consommateurs peuvent même enregistrer les émissions sur un appareil vidéo. Pourquoi serait-ce tout à coup illégal de visionner ces mêmes émissions sur un support autre qu’une télévision conventionnelle ? C’est pourtant ni plus ni moins ce qu’offrait Aereo. Nous sommes aussi d’accord avec l’opinion minoritaire à l’effet qu’un critère du type « ça ressemble beaucoup à » est dangereux. Il peut avoir du mérite, car il peut parfois être utilisé pour que l’intention véritable du législateur soit respectée, lors de changements technologiques imprévus. Mais il reste qu’une Loi sur le droit 92. Les juges majoritaires dans la décision rendue dans l’affaire Aereo ont tenté d’éluder élégamment cette question en écrivant simplement, en traitant du sens de l’expression « au public » : « We have said that it does not extend to those who act as owners or possessors of the relevant product », et en disant que la doctrine du « fair use » pourrait trouver application dans un tel cas. Voir supra note 44 à la p 2510. L’affaire Aereo aux États-Unis 821 d’auteur est une loi d’exception93, et on s’aventure sur une pente glissante lorsqu’on accepte d’appliquer un critère aussi flou. Ainsi, pour prendre un exemple extrême, on pourrait prétendre que ce sont les mêmes règles juridiques qui doivent s’appliquer au télégraphe, au téléphone, à la radio, à la télévision, aux satellites, etc, puisque tous ces éléments se ressemblent, vu qu’ils ont un élément en commun : l’utilisation de l’électronique ! Quoi qu’il en soit, on peut certes dire que l’affaire Aereo est encore un exemple frappant d’une situation qui pose un défi aux lois actuelles sur le droit d’auteur. Il faudrait, idéalement, que le législateur regarde de près ces réalités et exprime un choix clair quant à la règle applicable. Après tout, c’est la fonction fondamentale d’un Parlement que de faire des choix de société. 93. Comme l’indique l’article 89 de notre loi, à l’effet qu’il n’y a pas d’autres droits d’auteur que ceux prévus dans la loi. Vol. 26, no 3 L’immunité de la Couronne à l’égard des lois, la Loi sur le droit d’auteur et l’affaire Manitoba c Canadian Copyright Licensing Agency Han-Ru Zhou* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 825 1. L’immunité de la Couronne à l’égard des lois : une prérogative royale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 827 2. Dérogations à l’immunité de la Couronne à l’égard des lois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 831 3. La Loi sur le droit d’auteur lie-t-elle la Couronne ? . . . . . 835 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 838 © Han-Ru Zhou, 2014. * Professeur adjoint (droit public), Faculté de droit, Université de Montréal. Je tiens à remercier Michel Morin, Danielle Pinard et les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires sur ce texte ainsi que Judith Cardin-Poissant pour son aide dans la recherche. [Note de la rédaction : ce texte a été soumis à une évaluation à double anonymat.] 823 Introduction De temps à autre, la Constitution canadienne intervient dans le droit de la propriété intellectuelle. L’exemple le plus connu, du moins chez les constitutionnalistes, est probablement l’arrêt MacDonald c Vapor Canada Ltd1, dans lequel la Cour suprême du Canada a déclaré inconstitutionnel un recours civil en matière de concurrence déloyale créé par la Loi sur les marques de commerce. Cet arrêt a largement contribué à l’établissement de l’actuel cadre d’analyse de l’exercice de la compétence fédérale en matière de trafic et de commerce énoncé au paragraphe 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 [« L.c. 1867 »]. Plus récemment, cette même compétence fédérale a été à nouveau invoquée dans l’affaire Kirkbi AG c Gestions Ritvik Inc2 pour défendre la constitutionnalité d’un autre recours civil en matière de concurrence déloyale prévu par la Loi sur les marques de commerce. En matière de droit d’auteur, on a déjà questionné la constitutionnalité du système de perception de redevances sur la vente commerciale de supports audio vierges établi par la Partie VIII de la Loi sur le droit d’auteur3, au motif qu’il s’agirait d’une taxe contrevenant à l’immunité fiscale à l’égard de la propriété étatique prévue à l’article 125 L.c. 1867 et dont l’adoption n’aurait pas été conforme aux conditions prescrites par les articles 53-54 L.c. 18674. Même le droit à la liberté d’expression, garanti à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés a déjà été invoqué, sans succès, en défense à la contrefaçon du droit d’auteur de la Couronne sur un rapport gouvernemental5. L’affaire Access Copyright6 nous ramène sur le terrain constitutionnel. Dans cette affaire, les gouvernements de sept provinces et [1977] 2 RCS 134, 66 DLR (3e) 1. 2005 CSC 65, [2005] 3 RCS 302. LRC 1985, c C-42 [L.d.a.]. Société canadienne de perception de la copie privée c Canadian Storage Media Alliance, 2004 CAF 424, [2005] 2 RCF 654. 5. R c James Lorimer and Company Ltd, [1984] 1 CF 1065, 77 CPR (2e) 262 (CAF). 6. Re Loi sur le droit d’auteur, art 70.15(1), [2012] DCDA no 5 (QL) [Access Copyright CDA] conf par Manitoba c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2013 CAF 91, 358 DLR (4e) 563 [Access Copyright CAF]. 1. 2. 3. 4. 825 826 Les Cahiers de propriété intellectuelle du Nunavut se sont opposés à des projets de tarif de la Canadian Copyright Licensing Agency (« Access Copyright »)7 dans lesquels elle réclamait à ces gouvernements des redevances pour la reproduction d’œuvres de son répertoire faite par les employés de l’État. L’opposition des gouvernements aux projets de tarif était fondée sur l’article 17 de la Loi d’interprétation8 fédérale qui codifie le principe de l’immunité de la Couronne à l’égard des lois. D’abord débattue devant la Commission du droit d’auteur du Canada, l’affaire a ensuite été entendue par la Cour d’appel fédérale qui, pour la première fois, s’est prononcée sur l’application du principe de l’immunité de la Couronne à l’égard de la Loi sur le droit d’auteur. Dans un jugement unanime rendu le 3 avril 2013, la Cour d’appel fédérale confirme la décision de la Commission selon laquelle cette loi lie implicitement la Couronne. À première vue, l’affaire Access Copyright revêt donc davantage les traits d’une question d’interprétation législative que d’ordre constitutionnel. D’ailleurs, dans son jugement en contrôle judiciaire de la décision de la Commission, la Cour d’appel fédérale mentionne « que les demandeurs ont confirmé à l’audience qu’ils n’invoquaient aucun moyen d’ordre constitutionnel »9. Cette affirmation aurait été exacte si ces derniers voulaient dire qu’ils ne présentaient aucun argument fondé sur un article des Lois constitutionnelles de 1867 à 1982. Or, comme le soulignent les juges majoritaires de la Cour suprême dans le fameux Renvoi relatif à la résolution pour modifier la Constitution (le renvoi sur le « rapatriement » de la Constitution), le droit constitutionnel canadien inclut bien entendu les Lois constitutionnelles de 1867 à 1982, mais est aussi formé d’autres règles législatives et de règles de common law. Ces règles de common law, qui sont en principe susceptibles d’être modifiées par la loi, « sont des règles que les tribunaux ont élaborées au cours des siècles dans l’exécution de leurs fonctions judiciaires. Une part importante de ces règles a trait à la prérogative de la Couronne »10. Dans la mesure où l’immunité de la Couronne fait partie de la prérogative royale qui elle fait partie de la common law constitutionnelle du Canada, il s’ensuit que les 7. Access Copyright est un organisme sans but lucratif qui gère la reproduction d’œuvres littéraires et artistiques canadiennes publiées et reproductibles en délivrant des licences et en percevant les redevances pour le compte des titulaires du droit d’auteur qui lui sont affiliés (voir Alberta (Éducation) c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CSC 37, [2012] 2 RCS 345 au para 2). 8. LRC 1985, c I-21 [L.i.f.]. 9. Access Copyright CAF, supra note 6 au para 27. 10. Renvoi relatif à la résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 RCS 753 à la p 876, 125 DLR (3e) 1 [Renvoi sur le rapatriement]. L’immunité de la Couronne à l’égard des lois 827 questions concernant l’immunité de la Couronne sont bel et bien des questions d’ordre constitutionnel. L’affaire Access Copyright offre donc l’occasion de revoir une application concrète de cette dimension non codifiée et quelque peu méconnue du droit constitutionnel canadien, bien qu’essentielle au fonctionnement du système de gouvernement et omniprésente dans l’organisation des rapports entre celui-ci et les citoyens. Plus précisément, le présent commentaire de cette affaire propose une revue des grandes lignes du principe de l’immunité de la Couronne à l’égard des lois qui a été le principal argument invoqué par les gouvernements dans l’affaire Access Copyright. Afin de mieux saisir la nature et la portée de l’immunité de la Couronne, la première partie présentera un bref survol de son évolution historique depuis sa reconnaissance par la common law anglaise jusqu’à sa codification (partielle) dans la loi canadienne. La seconde partie analysera plus en détail les dérogations à l’immunité qui représentent le cœur du débat dans l’affaire Access Copyright. La troisième partie examinera comment les tribunaux canadiens ont interprété et appliqué les règles et principes concernant l’immunité de la Couronne à l’égard de la Loi sur le droit d’auteur. 1. L’immunité de la Couronne à l’égard des lois : une prérogative royale Les origines historiques de la prérogative royale remontent au lendemain de la Conquête normande de 1066 où le roi d’Angleterre détient le pouvoir absolu. Toutefois, l’adoption de la Magna Carta en 1215 marque le début d’une longue évolution politique et juridique au cours de laquelle le monarque sera graduellement contraint de céder une part croissante de ses pouvoirs, immunités et privilèges. En 1611, la célèbre Affaire des Proclamations affirmera que le roi ne peut modifier le droit du pays établi par la loi ou la common law et que, par conséquent, ses pouvoirs et prérogatives ne subsistent que dans les limites juridiques permises11. Avec le temps, la presque totalité des pouvoirs royaux finiront par être exercés par le Parlement ou les tribunaux. Aujourd’hui, ce qu’il convient d’appeler la prérogative royale représente les restes de ce pouvoir monarchique jadis absolu. Le constitutionnaliste anglais A.V. Dicey définit la prérogative royale comme étant « le résidu de l’autorité discrétionnaire 11. Case of Proclamations, [1610] EWHC KB J22, 12 Co Rep 74, 77 ER 1352. 828 Les Cahiers de propriété intellectuelle ou arbitraire qui à un moment donné demeure entre les mains de la Couronne. »12 Au Canada, on admet que le droit public britannique a été reçu au lendemain de la Conquête de 176013. Selon les juges majoritaires de la Cour suprême dans le Renvoi sur le rapatriement, la référence à la constitution du Royaume-Uni dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 signifie que le droit constitutionnel canadien comprend « des aspects de common law du régime constitutionnel unitaire du Royaume-Uni, tels la règle de droit et les prérogatives et immunités de la Couronne »14. L’article 9 L.c. 1867 confirme que la Reine continue d’être investie du pouvoir exécutif et donc de détenir sa prérogative royale au Canada. C’est par les Lettres patentes de 194715, elles-mêmes un exercice de prérogative royale, que la Couronne impériale a formellement transféré l’ensemble de ses pouvoirs de prérogative royale relatifs au Canada au gouverneur général du Canada (sauf exceptions prévues dans les Lois constitutionnelles). Étant donné le principe selon lequel le partage des pouvoirs exécutifs et des prérogatives suit le partage des compétences législatives16, les prérogatives royales relatives à chacune des provinces sont détenues par les Couronnes provinciales représentées par leurs lieutenantsgouverneurs respectifs. Précisons que, comme la Couronne n’agit que par l’entremise de ses multiples mandataires, ce sont donc ces derniers qui sont détenteurs des pouvoirs, privilèges et immunités de la Couronne17. Un nombre important de prérogatives royales a survécu jusqu’à aujourd’hui. Pensons notamment à la prérogative royale en matière 12. Albert Venn Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 10e éd (Londres, Macmillan, 1960) à la p 424, cité et traduit dans François Chevrette et Herbert Marx, Droit constitutionnel : notes et jurisprudence (Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1982) à la p 8 [Chevrette et Marx]). 13. Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 5e éd (Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2008) à la p 9 ; Chevrette et Marx, supra note 12 aux pp 5-7, 1201 ; Peter W Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd, feuilles mobiles mises à jour en 2013, version 1, (Toronto, Thomson Reuters, 2007) aux pp 2-1 à 2-8 [Hogg, Constitutional Law]. 14. Renvoi sur le rapatriement, supra note 10 à la p 805. 15. Lettres patentes constituant la charge de gouverneur général, LRC 1985, Appendice II, no 31. 16. Bonanza Creek Gold Mining Co Ltd c Le Roi, [1916] UKPC 11, [1916] 1 AC 566 à la p 580, cité et traduit dans Chevrette et Marx, supra note 12 à la p 538 ; British Columbia Power Corp c British Columbia Electric Co, [1962] RCS 642 aux pp 644-45, 34 DLR (2e) 196 ; voir aussi L.c. 1867, art 12 et 65. 17. R c Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 RCS 551 à la p 565, 4 DLR (4e) 193 [Eldorado Nucléaire] ; Alberta Government Telephones c Canada (CRTC), [1989] 2 RCS 225 à la p 227, 68 Alta LR (2e) 1 [AGT]. L’immunité de la Couronne à l’égard des lois 829 d’affaires étrangères qui inclut le pouvoir de conclure des traités et d’émettre ou de révoquer des passeports ; à la prérogative royale de clémence ; au pouvoir de nomination, de destitution et de remplacement du Premier ministre ; au pouvoir de convoquer, dissoudre ou proroger le Parlement ou l’assemblée législative18. Si l’étendue de ces pouvoirs de prérogative peut paraître surprenante, ils sont largement circonscrits par voie constitutionnelle ou législative et restreints en particulier par la convention constitutionnelle qui veut que le gouverneur général et les lieutenants-gouverneurs exercent leurs pouvoirs (sauf leurs rares pouvoirs dits réservés) sur l’avis de leurs Premiers ministres et de leurs Conseils des ministres respectifs. La prérogative royale au cœur de l’affaire Access Copyright est une immunité de la Couronne. La plus connue d’entre elles est probablement l’immunité de la Couronne contre les poursuites judiciaires, consacrée dans la célèbre expression : « The King can do no wrong ». Tant en Angleterre qu’au Canada, cette immunité a été limitée par la loi à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale19. L’affaire Access Copyright met en cause une autre forme d’immunité de la Couronne, celle à l’égard des lois. Dès le XVIIe siècle, le principe de l’immunité de la Couronne à l’égard des lois aurait été reconnu en droit anglais sous forme de présomption interprétative à travers la maxime « Roy n’est lie per ascun statute si il ne soit expressement nosme »20. Le bien-fondé de cette maxime a été reconfirmé dans l’arrêt Province of Bombay v Municipal Corporation of Bombay. Au nom du Comité judiciaire du Conseil privé, lord du Parcq a énoncé le principe applicable en vertu de la common law selon lequel « aucune loi ne lie la Couronne à moins que celle-ci n’y soit expressément mentionnée »21. 18. Pour une liste plus complète des pouvoirs de prérogative royale en contexte canadien, voir notamment Patrice Garant avec la collaboration de Philippe Garant et Jérôme Garant, Droit administratif, 6e éd (Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2010) ch 1 section III ; Peter W Hogg, Patrick Monahan et Wade K Wright, Liability of the Crown, 4e éd (Toronto, Carswell, 2011) aux pp 23-24 [Hogg et al., Liability of the Crown]. 19. Voir Crown Proceedings Act, 1947 (R-U), 10 & 11 Geo VI, c 44 ; Loi sur la responsabilité de la Couronne, SC 1952-53, c 30 (aujourd’hui Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50). 20. Voir Harry Street, « The Effect of Statutes upon the Rights and Liabilities of the Crown » (1948) 7:2 University of Toronto Law Journal 357 aux pp 363-64, citant notamment The Case of a Fine Levied by the King (1605), 7 Co Rep 32, 77 ER 459. 21. Province of Bombay v Municipal Corporation of Bombay, [1946] UKPC 41, [1947] AC 58 à la p 61 [Bombay], cité et traduit dans AGT, supra note 17 à la p 276. 830 Les Cahiers de propriété intellectuelle Selon Pierre-André Côté, on retrouve dans la common law deux formulations de l’immunité de la Couronne à l’égard des lois : l’une objective et davantage conforme à l’arrêt Bombay, qui prévoit que la Couronne n’est pas liée par les lois, et l’autre subjective, qui prévoit que les lois n’ont pas d’effet sur les droits de la Couronne22. La formulation subjective de l’immunité de la Couronne a été codifiée dès 1849 dans une loi canadienne préconfédérale23 et en 1868 dans une loi québécoise24. Toutefois, en 1967, le législateur fédéral a ajouté à sa règle sur l’immunité de la Couronne la mention que « nul texte ne lie Sa Majesté », adoptant ainsi une formulation objective de la présomption d’immunité de la Couronne. Ce faisant, la Couronne n’a plus à prouver un droit qui lui est reconnu par la loi ou une prérogative préexistante pour écarter l’application d’une loi25. L’amendement de 1967 se retrouve dans la version actuelle de l’article 17 L.i.f. qui se lit comme suit : « Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet sur ses droits et prérogatives. » L’article 17 L.i.f. s’applique à « Sa Majesté », un terme défini à l’article 35(1) L.i.f. qui comprend : « [l]e souverain du Royaume-Uni, du Canada et de Ses autres royaumes et territoires, et chef du Commonwealth ». Dans le contexte fédéral canadien, la jurisprudence reconnaît que l’article 17 vise également la Couronne provinciale26. C’est ainsi que, dans l’affaire Access Copyright, l’argument des gouvernements provinciaux fondé sur le principe de l’immunité de la Couronne prévu dans la Loi d’interprétation fédérale a été jugé comme étant initialement recevable, sous réserve des dérogations au 22. Pierre-André Côté avec la collaboration de Stéphane Beaulac et Mathieu Devinat, Interprétation des lois, 4e éd (Montréal, Thémis, 2009) à la p 249 [Côté]. 23. Le paragraphe 5(25) de l’Acte pour donner une interprétation législative à certains mots employés dans les actes du Parlement, et pour se dispenser de la répétition de certaines dispositions et expressions y contenues, et constater la date et le jour où ils prendront effet, et pour d’autres fins, S Prov C 1849 (12 Vict), c 10 prévoyait qu’« [a]ucune disposition ou prescription contenue dans tout acte [...] n’affectera [...] les droits de Sa Majesté ». 24. L’article 5 de L’Acte concernant l’interprétation des Statuts de cette Province, SQ 1868, c 7, prévoyait que « [n]ul acte n’affecte les droits de la Couronne, à moins qu’ils n’y soient expressément compris ». Aujourd’hui, la règle équivalente se trouve à l’article 42 de la Loi d’interprétation, LRQ, c I-16, qui se lit comme suit : « Nulle loi n’a d’effet sur les droits de l’État, à moins qu’ils n’y soient expressément compris. » 25. Côté, supra note 22, aux pp 250, 253. 26. Voir notamment AGT, supra note 17 à la p 274 ; FIOE c Alberta Government Telephones, [1989] 2 RCS 318 aux pp 326-27, 68 Alta LR (2e) 71 [FIOE] ; Nova Scotia Power Inc c Canada, 2004 CSC 51, [2004] 3 RCS 53. L’immunité de la Couronne à l’égard des lois 831 principe. De façon réciproque, l’immunité de la Couronne fédérale à l’égard des lois inclut aussi les lois provinciales27. Le principe de l’immunité de la Couronne ayant été adopté sous forme de présomption interprétative tant par la common law que par la loi, il s’ensuit qu’elle peut être écartée. La prochaine partie examine les façons de l’écarter. 2. Dérogations à l’immunité de la Couronne à l’égard des lois Au Canada, la codification partielle du principe de l’immunité de la Couronne n’a pas eu pour effet d’écarter la common law. Au contraire, non seulement la brève formulation du principe se trouvant à l’article 17 L.i.f. reprend-elle la position de la common law, mais ses applications ne peuvent être comprises et interprétées qu’à la lumière de cette common law. En particulier, les règles et principes concernant l’existence et la portée des dérogations à l’immunité de la Couronne ont été presqu’entièrement développés par les tribunaux. 27. Voir notamment Gauthier c Le Roi, [1918] RCS 176 à la p 194, 40 DLR 353 ; Sa Majesté du chef de l’Alberta c Commission canadienne des transports, [1978] 1 RCS 61 à la p 72, 2 Alta LR (2e) 72 [PWA]. Compte tenu que l’immunité de la Couronne fédérale ou provinciale peut s’étendre aux lois des deux paliers gouvernementaux, il est parfois confondu à tort avec la doctrine de l’exclusivité des compétences, aussi désignée sous le nom de « doctrine de l’immunité interjuridictionnelle », qui, selon la formule consacrée, vise à protéger le « contenu essentiel » d’une compétence législative d’un ordre de gouvernement contre les ingérences provenant de l’autre ordre de gouvernement. A priori, ces deux immunités ont été développées par les tribunaux et ont notamment pour effet de rendre une loi d’un palier gouvernemental inapplicable à l’autre palier gouvernemental. Il semble aussi que le terme « immunité interjuridictionnelle » ait été initialement inspiré par la notion d’immunité de la Couronne. Toutefois, il s’agit bien d’analyses distinctes. En effet, alors que l’immunité de la Couronne est issue de la common law (et est partiellement codifiée dans les lois fédérales et provinciales), la doctrine de l’exclusivité des compétences découle de la théorie générale du partage des compétences établi à la Partie VI de la Loi constitutionnelle de 1867. Comme cette dernière a priorité sur la common law (et sur la Loi d’interprétation), il s’ensuit que lorsqu’une loi d’un palier gouvernemental est jugée invalide ou inapplicable à l’endroit de la Couronne de l’autre palier gouvernemental en vertu du partage des compétences, il ne devient évidemment plus nécessaire de poursuivre l’analyse en vertu de l’immunité de la Couronne. Si cette loi est jugée conforme au partage des compétences, on peut alors procéder à l’analyse de l’immunité de la Couronne, délestée du volet relatif au partage des compétences. Cette approche semble préférable dans la mesure où elle évite d’importer dans l’immunité de la Couronne une analyse qui appartient au domaine du partage des compétences. Sur la doctrine de l’exclusivité des compétences, voir en général Hogg, Constitutional Law, supra note 13 aux pp 15-28 à 15-38.6. 832 Les Cahiers de propriété intellectuelle La présomption d’immunité de la Couronne à l’égard des lois peut être écartée de diverses manières. Tout d’abord, le législateur peut évidemment déroger explicitement à cette immunité. D’une part, le législateur peut adopter une loi édictant que la Couronne sera dorénavant liée par toutes les lois, sauf si le texte d’une loi particulière contient une disposition qui écarte la Couronne de son application. Au Canada, la Colombie-Britannique et l’Île-du-PrinceÉdouard ont adopté cette approche28. D’autre part, en l’absence d’une telle abolition générale de la présomption, le législateur peut adopter une disposition expresse dans une loi particulière énonçant que la Couronne est liée par cette loi. Cette approche a été retenue à maintes reprises en contexte canadien. Par exemple, l’article 2.1 de la Loi sur les brevets prévoit que celle-ci « lie Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province »29. Au Québec, l’article 54 de la Charte des droits et libertés de la personne prévoit que celle-ci « lie l’État ». Toutefois, seule une minorité de lois contiennent une disposition spécifique à cet effet30. Par ailleurs, en vertu de la common law, il est acquis qu’une loi peut être interprétée comme liant implicitement la Couronne. Cette règle interprétative a été confirmée dans l’arrêt de principe Bombay où le Conseil privé a affirmé que : La Couronne, comme on l’a souvent dit, peut être liée « par déduction nécessaire », c’est-à-dire que, s’il ressort du texte même de la loi que le législateur entendait lier la Couronne, le résultat est le même que si cette dernière était expressément mentionnée. Il faut donc en déduire que la Couronne, en acquiesçant à la loi, a accepté d’être liée par ses dispositions. [...] Si l’on peut affirmer qu’au moment où la loi a été adoptée et a reçu la sanction royale, il ressortait clairement de son texte qu’elle serait privée de toute efficacité si elle ne liait pas la Couronne, on peut déduire que la Couronne a accepté d’être liée31. Il semble bien que la Cour suprême ait fini par adopter la position de la common law dans l’interprétation de l’article 17 L.i.f. après une période d’incertitude sur le bien-fondé de la règle de déduction néces28. Voir Interpretation Act, RSBC 1996, c 238, para 14(1) ; Interpretation Act, RSPEI 1988, c I-8, para 14(1). 29. LRC 1985, c P-4, art 2.1. 30. Hogg et al., Liability of the Crown, supra note 18 aux pp 410-11. 31. Bombay, supra note 21 aux pp 61, 63, cité et traduit dans AGT, supra note 17 aux pp 276-77. L’immunité de la Couronne à l’égard des lois 833 saire (ou logique)32. Ainsi, dans l’arrêt Alberta Government Telephones c CRTC, le juge en chef Dickson, au nom de la majorité de la Cour suprême, écrit que : Il me semble que les termes « mentionnée ou prévue » contenus à l’art. 16 [aujourd’hui l’art. 17 L.i.f.] peuvent comprendre : (1) des termes qui lient expressément la Couronne (« Sa Majesté est liée ») ; (2) une intention claire de lier qui, selon les termes de l’arrêt Bombay, « ressort du texte même de la loi », en d’autres termes, une intention qui ressorte lorsque les dispositions sont interprétées dans le contexte d’autres dispositions, comme dans l’arrêt Ouellette, précité, et (3) une intention de lier lorsque l’objet de la loi serait « privé [...] de toute efficacité » si l’État n’était pas lié ou, en d’autres termes, s’il donnait lieu à une absurdité (par opposition à un simple résultat non souhaité). Ces trois éléments devraient servir de guide lorsqu’une loi comporte clairement une intention de lier la Couronne 33. Outre la règle de la déduction nécessaire, d’autres dérogations à la présomption d’immunité de la Couronne à l’égard des lois ont été identifiées dans la jurisprudence. L’une d’entre elles, discutée en obiter par la Commission du droit d’auteur dans l’affaire Access Copyright, est l’exception de renonciation. Ainsi, le comportement de la Couronne (dans des situations normalement régies par une loi donnée) peut entraîner sa renonciation à l’immunité de la Couronne à l’égard de cette loi. Plus précisément, lorsque la Couronne se prévaut des avantages conférés par une loi, elle accepte d’être liée par les obligations et les restrictions qui présentent un lien « suffisamment étroit » avec ces avantages. Par exemple, dans l’arrêt Sparling c Québec (Caisse de dépôt et placement du Québec), la Cour suprême a affirmé qu’en devenant actionnaire de plus de 10 % des actions de la 32. Comparer PWA, supra note 27 (« il me semble au contraire que la ‘déduction nécessaire’ est exclue s’il faut que la Couronne soit mentionnée ou prévue dans le texte législatif pour y être assujettie » à la p 75) ; R c Ouellette, [1980] 1 RCS 568, 111 DLR (3e) 216 (« il est possible que Sa Majesté soit implicitement liée par un texte législatif si telle est l’interprétation que ce texte doit recevoir lorsqu’il est replacé dans son contexte » à la p 575) ; Eldorado Nucléaire, supra note 17 (« [l]’article 16 [maintenant l’article 17] de la Loi d’interprétation supprime même l’exception de la déduction nécessaire » à la p 558). Suite à la révision des lois fédérales de 1985, l’expression « sauf dans la mesure y mentionnée ou prévue » de l’article 16 a été remplacée par l’expression « sauf indication contraire y figurant », alors que le libellé correspondant dans la version anglaise de la règle est passé de « except only as therein mentioned or referred to » à « except as mentioned or referred to in the enactment ». 33. AGT, supra note 17 à la p 281 ; aussi FIOE, supra note 26 à la p 328 ; Friends of the Oldman River c Canada, [1992] 1 RCS 3 aux pp 52-53, 88 DLR (4e) 1. 834 Les Cahiers de propriété intellectuelle compagnie Domtar Inc, la Caisse de dépôt et placement du Québec, un mandataire du gouvernement québécois, a pris avantage de la Loi sur les sociétés commerciales canadiennes, entraînant du même coup sa renonciation à l’immunité de la Couronne et l’obligation de respecter l’ensemble des règles régissant les droits des actionnaires prévues par cette loi34. Sur la portée de cette renonciation, l’affaire Eros – Équipe de Recherche Opérationnelle en Santé Inc c Conseillers en Gestion et Informatique C.G.I. inc appuie la proposition selon laquelle la renonciation à l’immunité de la Couronne par un de ses mandataires, en l’occurrence un ministre du gouvernement du Québec, s’étend à son ministère ainsi qu’aux autres mandataires de ce ministère qui retirent un avantage de la loi, mais ne s’étendrait pas à l’ensemble de la Couronne. Dans cette affaire, la Régie régionale de la santé et des services sociaux de Québec, mandataire du ministère des Affaires sociales, avait invoqué l’immunité de la Couronne en défense à une poursuite pour violation des droits d’auteur de la demanderesse. Cette dernière a répliqué qu’en se procurant une licence exclusive sur son œuvre littéraire en cause, le ministère a tiré avantage de la Loi sur le droit d’auteur et donc renoncé du même coup à son immunité. En donnant raison à la demanderesse, la juge Tremblay-Lamer de la Cour fédérale conclut que : « [l]e MAS [ministère des Affaires sociales] et ses mandataires sont donc liés par les dispositions de la Loi et ne peuvent se prévaloir de l’immunité de la Couronne »35. Il convient de souligner que la jurisprudence citée dans la présente partie confirme la proposition selon laquelle la loi fédérale peut lier la Couronne provinciale en l’absence de contestation de la constitutionnalité de la loi. À l’opposé, le pouvoir du législateur provincial de lier la Couronne fédérale ne semble pas avoir été reconnu de façon définitive par la jurisprudence sur le partage des compétences36. Bref, mise à part la dérogation législative expresse, la jurisprudence interprétant la règle prévue à l’article 17 L.i.f. a identifié une série de dérogations implicites au principe de l’immunité de la Couronne. La Couronne sera liée par la loi si une telle intention législative peut être identifiée par déduction nécessaire. La Couronne sera 34. Sparling c Québec (Caisse de dépôt et de placement du Québec), [1988] 2 RCS 1015 à la p 1021, 55 DLR (4e) 63. 35. Eros – Équipe de Recherche Opérationnelle en Santé Inc c Conseillers en Gestion et Informatique C.G.I. inc, 2004 CF 178 au para 63, 35 CPR (4e) 105 [Eros]. 36. Voir Hogg, Constitutional Law, supra note 13 aux pp 10-19 à 10-21. L’immunité de la Couronne à l’égard des lois 835 aussi liée si elle a tiré avantage de la loi, de sorte qu’elle est considérée comme ayant renoncé à son immunité à l’égard des obligations afférentes à cet avantage. La doctrine recense quelques autres cas plus particuliers de dérogation37. La partie suivante examine l’application judiciaire des règles relatives au principe de l’immunité de la Couronne (expliquées dans la présente partie et dans la partie précédente) à l’égard de la Loi sur le droit d’auteur. 3. La Loi sur le droit d’auteur lie-t-elle la Couronne ? Jusqu’à l’affaire Access Copyright, les rares avis concernant l’immunité de la Couronne à l’égard de la Loi sur le droit d’auteur semblaient adopter l’idée que celle-ci ne liait pas la Couronne. Dans l’affaire Eros, la juge Tremblay-Lamer de la Cour fédérale a d’ailleurs rejeté la prétention de la demanderesse selon laquelle l’article 12 L.d.a. est un indice que la Loi sur le droit d’auteur s’applique à la Couronne38. Cette disposition se lit comme suit : Sous réserve de tous les droits ou privilèges de la Couronne, le droit d’auteur sur les œuvres préparées ou publiées par l’entremise, sous la direction ou la surveillance de Sa Majesté ou d’un ministère du gouvernement, appartient, sauf stipulation conclue avec l’auteur, à Sa Majesté et, dans ce cas, il subsiste jusqu’à la fin de la cinquantième année suivant celle de la première publication de l’œuvre. La juge cite l’opinion de l’auteur John McKeown qui « énonce que la Couronne peut se prévaloir des droits reconnus à l’article 12 de la Loi sans que cela n’élimine son immunité »39. Auparavant, dans un livre blanc publié en 1984 en prévision d’une réforme de la Loi sur le droit d’auteur, le gouvernement fédéral a déclaré qu’il est « douteux que la Couronne soit actuellement liée par la Loi sur le droit d’auteur. 37. Voir en général Hogg et al., Liability of the Crown, supra note 18 aux pp 411-56. 38. Eros, supra note 35 au para 59. 39. Ibid au para 60, citant John S McKeown, Fox’s Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 3e éd (Toronto, Carswell, 2000) à la p 355. Du même auteur, voir aussi Canadian Intellectual Property Law and Strategy : Trademarks, Copyright, and Industrial Designs (New York, Oxford University Press, 2010) à la p 245. 836 Les Cahiers de propriété intellectuelle Comme il ne s’y trouve rien d’explicite à cet effet, on peut présumer que la Couronne peut utiliser impunément les œuvres des tiers. »40 On peut dorénavant penser qu’avec l’affaire Access Copyright, l’incertitude juridique sur la question de l’immunité de la Couronne à l’égard de la Loi sur le droit d’auteur a été levée. Si cette affaire s’est rendue jusqu’en Cour d’appel fédérale, l’essentiel de l’analyse juridique sur la question se trouve dans la décision de la Commission du droit d’auteur du Canada. Après avoir déterminé que la présomption d’immunité de la Couronne est a priori applicable à la Loi sur le droit d’auteur, la Commission examine si cette présomption a été écartée par le législateur. Comme cette loi ne lie pas expressément la Couronne, le débat s’est porté sur la question de savoir si la Loi sur le droit d’auteur peut lier la Couronne par déduction nécessaire. L’analyse de la Commission s’attarde d’abord sur l’article 12 L.d.a. ainsi que sur les exceptions à la violation du droit d’auteur « pour certaines utilisations par la Couronne d’œuvres et autres objets de droit d’auteur »41. Invoquant notamment l’affaire Eros, les gouvernements ont soutenu que l’article 12 in limine exprime le maintien de l’immunité de la Couronne à l’égard de la Loi sur le droit d’auteur. Selon la Commission, l’article 12 doit être interprété à la lumière de l’article 89 L.d.a. qui prévoit notamment que « Nul ne peut revendiquer un droit d’auteur autrement qu’en application de la présente loi ou de toute autre loi fédérale ». Ainsi, elle exprime l’avis que : « [s]i ce n’était du préambule de l’article 12, l’article 89 aurait pour effet d’éliminer tous les droits d’auteur subsistants de la Couronne fondés sur la common law »42. La Commission souligne que ce droit d’auteur de la Couronne « vise beaucoup d’œuvres qui ne sont pas préparées ou publiées sous la direction ou surveillance de Sa Majesté, comme les décisions judiciaires. »43 Il s’ensuit que la raison d’être des premiers mots de l’article 12 est de préserver la prérogative royale en matière de droit d’auteur, plutôt que de reconnaître le principe de l’immunité de la Couronne. Au surplus, fait 40. Canada, Ministère de la Consommation et des Corporations et Ministère des Communications, De Gutenberg à Télidon : livre blanc sur le droit d’auteur propositions en vue de la révision de la Loi canadienne sur le droit d’auteur par Judy Erola et Francis Fox (Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1984) à la p 72. 41. Access Copyright CDA, supra note 6 au para 56. 42. Ibid au para 52. 43. Ibid au para 50. L’immunité de la Couronne à l’égard des lois 837 valoir la Commission, l’interprétation de l’article 12 proposée par les gouvernements ferait double emploi avec l’article 17 L.i.f. La Commission procède ensuite à l’analyse des nombreuses autres exceptions à la violation du droit d’auteur en faveur de la Couronne prévues dans la Loi sur le droit d’auteur. Par exemple, l’alinéa 45(1)b) permet l’importation pour usage gouvernemental d’exemplaires (produits avec le consentement du titulaire du droit d’auteur) d’une œuvre ou d’un autre objet du droit d’auteur. L’article 29.4 permet sous certaines conditions la reproduction d’œuvres à des fins pédagogiques par un établissement d’enseignement, lequel inclut, aux termes de l’article 2, des émanations de la Couronne fédérale ou provinciale exerçant une autorité sur l’enseignement et la formation. L’article 30.5 permet au bibliothécaire et archiviste du Canada de faire certaines reproductions d’œuvres ou d’autres objets du droit d’auteur. Aux yeux de la Commission, la quantité de ces exceptions en faveur de la Couronne ainsi que le détail apporté par le législateur dans leur libellé appuient l’interprétation selon laquelle la Couronne ne bénéficie pas d’une immunité générale relative à la Loi sur le droit d’auteur. Dans une portion plus « pragmatique » de son analyse, la Commission souligne que l’application du principe de l’immunité de la Couronne à l’égard de la Loi sur le droit d’auteur « porterait un dur coup à la capacité de faire respecter les droits des auteurs »44. Elle empêcherait à toutes fins pratiques « la perception de redevances pour l’utilisation par la Couronne d’œuvres protégées »45. L’immunité de la Couronne s’étendrait aussi à ses mandataires fédéraux et provinciaux « détenant et utilisant une quantité importante d’objets de droit d’auteur protégés », notamment CBC/Radio-Canada, Téléfilm Canada, l’Office national du film et plusieurs autres organismes semblables46. Selon la Commission, l’immunité de la Couronne doit être appliquée de façon compatible avec le rôle moderne du gouvernement et l’importance de la Loi sur le droit d’auteur dans l’activité gouvernementale milite en faveur de l’assujettissement de la Couronne à cette loi. Malgré sa conclusion que la Loi sur le droit d’auteur lie la Couronne de façon générale par déduction nécessaire, la Commission décide tout de même de se prononcer sur l’argument fondé sur 44. Ibid au para 73. Sur les arguments pragmatiques d’interprétation législative, voir Côté, supra note 22 ch 5. 45. Access Copyright CDA, supra note 6 au para 70. 46. Ibid. 838 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’exception de renonciation à l’immunité. En s’appuyant sur les principes énoncés dans l’arrêt Sparling c Québec (Caisse de dépôt et placement du Québec), la Commission conclut que les gouvernements provinciaux et territorial ont renoncé à l’immunité de la Couronne à l’égard de l’ensemble de la Loi sur le droit d’auteur en raison de leur conduite depuis son adoption, incluant leur utilisation fréquente de plusieurs dispositions à leur avantage47. La décision de la Commission a fait l’objet d’une demande en contrôle judiciaire devant la Cour d’appel fédérale dans laquelle les demandeurs ont réitéré leurs arguments rejetés par la Commission. Dans un jugement unanime de cette Cour, la juge Gauthier rejette la demande. Essentiellement, le jugement reprend les grandes lignes de l’analyse de la Commission concernant l’immunité de la Couronne et la règle de la déduction nécessaire ou logique. Après avoir reconnu l’existence de cette règle dans sa formulation tirée des arrêts AGT et Bombay, la juge Gauthier confirme l’interprétation de la Commission des articles 12 et 89 L.d.a. ainsi que des nombreuses exceptions aux droits d’utilisation en faveur de la Couronne et de ses mandataires48. Comme la Commission, la juge Gauthier note que plusieurs de ces exceptions sont très détaillées et « assorties de conditions qui seraient illogiques en l’absence d’intention claire de lier la Couronne. »49 La juge Gauthier conclut que « le libellé clair de la Loi et la logique m’amènent[,] immanquablement, par déduction logique, à conclure que le législateur voulait clairement lier la Couronne du chef du Canada et des provinces »50. Conclusion Au Canada, le principe de l’immunité de la Couronne rappelle une fois de plus la réception de l’héritage constitutionnel anglais dans ce pays. L’affaire Access Copyright fournit une occasion de revoir la nature et la portée de ce principe initialement développé dans la common law anglaise. L’immunité de la Couronne à l’égard des lois relève de la prérogative royale, un ensemble de pouvoirs et d’avantages légaux représentant le reliquat de l’ancienne autorité monarchique anglaise. Aujourd’hui, le principe de l’immunité de la Couronne à l’égard des lois est codifié dans la Loi d’interprétation 47. 48. 49. 50. Ibid aux para 85-87. Access Copyright CAF, supra note 6 aux para 35-47. Ibid au para 39. Ibid au para 48. L’immunité de la Couronne à l’égard des lois 839 fédérale et dans la plupart des lois d’interprétation provinciales. Comme c’était le cas en vertu de la common law, ce principe revêt la forme d’une présomption interprétative selon laquelle une loi ne peut lier la Couronne ou, à tout le moins, ne peut porter atteinte aux droits de la Couronne sauf indication législative contraire. En l’absence de disposition législative expresse liant la Couronne, le principe de l’immunité de la Couronne peut aussi faire l’objet d’une série de dérogations implicites principalement développées par la common law. L’une d’entre elles au cœur de l’affaire Access Copyright est la règle de la déduction nécessaire selon laquelle la loi peut exprimer une volonté implicite de lier la Couronne. Jusqu’à cette décision, l’application de l’immunité de la Couronne à l’égard de la Loi sur le droit d’auteur demeurait incertaine. Dans cette affaire, tant la Commission du droit d’auteur du Canada que la Cour d’appel fédérale ont unanimement décidé que, par application de la règle de la déduction nécessaire, la Loi sur le droit d’auteur a écarté le principe de l’immunité de la Couronne. Par conséquent, les gouvernements sont liés par cette loi et doivent notamment s’acquitter des redevances que perçoit Access Copyright pour la reproduction par reprographie, au Canada, d’œuvres de son répertoire. Au-delà du rappel de l’existence de l’immunité de la Couronne en droit canadien, l’affaire Access Copyright touche la question de la pertinence du principe dans la société d’aujourd’hui. Parmi les raisons invoquées par les nombreuses voix qui s’élèvent contre l’immunité de la Couronne, sont souvent citées les remarques suivantes du juge en chef Dickson dans l’arrêt R c Eldorado Nucléaire Ltée : Il semble y avoir une contradiction avec les notions fondamentales de l’égalité devant la loi. Plus le gouvernement intervient dans les activités que l’on considérait autrefois réservées au secteur privé, plus il est difficile de comprendre pourquoi l’État doit être ou devrait être dans une situation différente de celle des citoyens51. Par ailleurs, dans le contexte fédéral du Canada, la juge Deschamps, au nom de la Cour suprême dans l’arrêt Québec (PG) c Canada (R.H.D.S.), souligne que la présomption d’immunité de la Couronne à l’égard des lois aurait historiquement bénéficié davantage au gouvernement fédéral qu’au gouvernement provincial52. Tout en reconnais51. Eldorado Nucléaire, supra note 17 à la p 558. 52. Québec (PG) c Canada (R.H.D.S.), 2011 CSC 60, [2011] 3 RCS 635 aux para 14-15. 840 Les Cahiers de propriété intellectuelle sant le rôle sans contredit distinct de l’État dans la société (qui ne saurait être systématiquement traité sur le plan juridique au même titre que ses citoyens) de même que les importantes conséquences d’une modification de la règle prévue à l’article 17 L.i.f., il semble donc que le « fardeau » de prouver la pertinence de cette présomption incombe désormais à la Couronne. Capsule Une clause d’exclusivité pas suffisamment musclée Catherine Bergeron* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 843 1. Les clauses d’exclusivité – généralités . . . . . . . . . . . . 843 2. L’affaire Curves c Énergie Cardio . . . . . . . . . . . . . . 845 2.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 845 2.2 Le recours en injonction interlocutoire . . . . . . . . . 847 2.2.1 L’apparence de droit . . . . . . . . . . . . . . . 847 2.2.2 Les dommages irréparables . . . . . . . . . . . 851 2.2.3 L’urgence et la balance des inconvénients . . . 851 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 852 © CIPS, 2014. * Avocate et agente de marques de commerce, associée chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. [Note de la rédaction : ce texte a été soumis à une évaluation à double anonymat.] 841 Introduction Dans notre société de consommation où l’offre est plus grande que la demande, l’exclusivité constitue un atout concurrentiel majeur pour les commerçants. Par exemple, il n’est pas rare qu’un centre commercial n’abrite qu’un seul marché d’alimentation, celui-ci ayant obtenu une clause d’exclusivité pour ce genre de commerce pour toute la durée de son bail. Le principe est fort simple, mais la réalité contractuelle de telles clauses entraîne parfois certaines ambiguïtés sur les limites de l’exclusivité, surtout quand vient le temps de la faire valoir. Pour illustrer la mise en œuvre d’une clause d’exclusivité prévue dans un bail commercial, nous traiterons dans cette capsule de la récente affaire Curves c Énergie Cardio, une décision rendue par la Cour supérieure du Québec saisie d’une demande d’injonction1. Nous rappellerons les faits de cette décision et examinerons les principes sur lesquels la Cour Supérieure s’est appuyée pour rejeter la demande d’injonction de la demanderesse qui cherchait à faire respecter une clause d’exclusivité concernant l’exploitation d’un centre de conditionnement physique. Avant de se pencher sur cette affaire, débutons par un bref survol de quelques principes généraux applicables à de telles clauses en vertu du droit des contrats au Québec. 1. Les clauses d’exclusivité – généralités Le livre des obligations du Code civil du Québec (« CcQ ») ne définit pas expressément la clause d’exclusivité dans les contrats. Outre les causes et les objets prohibés par la loi ou contraires à l’ordre public qui rendront un contrat nul2, les parties à un contrat ont l’entière liberté de convenir des droits et obligations qui les 1. 403-9971 Canada inc c Place LaSalle Property Corporation, 2014 QCCS 3153, juge Mark G. Peacock. 2. Art 1411 et 1413 CcQ. 843 844 Les Cahiers de propriété intellectuelle lieront3. Tout est une question de négociation, d’intention, de rédaction et, éventuellement, d’interprétation. Dans le contexte d’un bail commercial, le bailleur peut donc s’engager à accorder à un locataire une exclusivité quant à l’exploitation d’un certain type de commerce, de telle sorte que le bailleur ne pourra louer un espace commercial dans son immeuble à un autre locataire qui exploite un commerce concurrent, ou du moins dont les activités seraient spécifiquement visées par la clause d’exclusivité. Il est évident que de telles clauses font bien souvent l’objet de négociations serrées en raison des intérêts économiques divergents des deux parties, le bailleur voulant conserver la plus grande latitude possible quant à ses opportunités d’affaires, et le locataire voulant s’assurer la plus grande exclusivité possible dans un secteur commercial donné. Puisque le principe de l’exclusivité (l’exception) va à l’encontre du principe de la libre concurrence (la règle), il est généralement reconnu que le bail doit prévoir une clause d’exclusivité explicite pour qu’un bailleur soit tenu à cette obligation d’exclusivité, c’est-àdire que la simple description de la destination des lieux loués ne sera pas suffisante en soi pour entraîner une obligation implicite de la part du bailleur de ne pas louer un espace à un autre locataire ayant la même destination commerciale4. Une clause d’exclusivité viable et efficace devra par ailleurs être rédigée de la manière la plus détaillée possible quant à la description des activités exclusives dans la mesure où les tribunaux interpréteront une telle clause de manière restrictive5. De plus, une attention particulière devra être portée à la facilité d’interprétation de la clause d’exclusivité ainsi qu’à son opposabilité aux tiers. En effet, bien que la clause d’exclusivité contenue dans un bail commercial ne soit pas a priori opposable aux tiers en vertu du principe de la relativité des contrats6, elle pourra l’être si, entre autres, le locataire est en mesure de démontrer la connaissance de la clause par le tiers7. 3. Art 1412 CcQ « L’objet du contrat est l’opération juridique envisagée par les parties au moment de sa conclusion, telle qu’elle ressort de l’ensemble des droits et obligations que le contrat fait naître. » 4. Société immobilière Trans-Québec Inc c 2981092 Canada Inc, 1998 CanLII 13209 (QCCA). 5. Jean Bleu Inc c Boutique Le Pentagone Inc, 2011 QCCS 782. 6. Art 1440 CcQ. 7. Metro Richelieu Inc c Corporation First Capital Wilderton Inc, 2005 CanLII 47957 (QCCS) ; Summum Nutrition Inc (EZ Games) c Riocan Holdings (Québec) Inc, 2013 QCCS 35 ; confirmée 2013 QCCA 2224. Une clause d’exclusivité pas suffisamment musclée 845 Il est à noter que plusieurs décisions soulèvent comme autre point d’intérêt la clause d’exclusivité en tant que servitude réelle ou personnelle comme démembrement du droit de propriété imposé sur un immeuble. Bien que cette « extension » du principe de la clause d’exclusivité pourrait en elle-même faire l’objet d’une étude poussée, notons simplement que, dans la décision de principe Épiciers Unis Metro-Richelieu c The Standard Life Assurance Company8, la Cour d’appel confirme la décision de première instance en statuant que les clauses de restriction à l’usage commercial ne constituent pas des servitudes réelles puisqu’elles ne grèvent pas le fonds dominant comme l’exige l’article 1177 C.c.Q., s’appliquant seulement à la personne occupant le fonds. La Cour d’appel y mentionne aussi qu’elles ne peuvent guère constituer une servitude personnelle : « comme la servitude personnelle ne confère à son bénéficiaire aucun usage et droit de jouissance dans le fonds servant, aucun droit réel n’est créé dans le fonds servant. »9. Cette affaire vient donc fermer la porte à l’utilité, en matière commerciale, de recourir aux servitudes réelles et personnelles pour tenter de protéger certaines exclusivités à l’égard des tiers dans la mesure où elles ne semblent créer que de simples obligations personnelles. 2. L’affaire Curves c Énergie Cardio Autant la doctrine que les nombreuses décisions sur le sujet l’enseignent : la rédaction d’une clause d’exclusivité solide peut être une opération délicate10. Pour avoir l’effet escompté, une telle clause devra échapper à tout problème d’interprétation11. La décision qui a retenu notre attention, 403-9971 Canada inc c Place LaSalle Property Corporation12, en est une illustration claire. 2.1 Les faits La demanderesse (ci-après également « Curves »), qui loue un espace dans un centre commercial détenu par Place LaSalle 8. Épiciers Unis Metro-Richelieu c The Standard Life Assurance Company, 2001 13299 (QCCA). 9. Catherine Guertin et Line Abecassis, « La clause d’usage et la clause d’exclusivité en matière de louage commercial », Le bail commercial, coll Blais 2011 (Cowansville (QC), Yvon Blais, 2011), à la p 15. 10. Pour un résumé de la question : Guertin et Abecassis, supra note 9. 11. Sur l’interprétation d’une clause ambigüe : Indigo Books & Music Inc c Immeubles Régime XV Inc, 2010 QCCS 1106 ; confirmée, 2012 QCCA 239. 12. Supra note 1. 846 Les Cahiers de propriété intellectuelle Property Corporation (ci-après le « bailleur »), exploite un centre de conditionnement physique et de perte de poids pour femmes sous la bannière « Curves ». En vertu de son bail initial conclu avec le prédécesseur du bailleur, la demanderesse bénéficiait d’une clause d’exclusivité par laquelle son co-contractant s’était engagé à ne pas louer un espace commercial à un tiers dont l’activité principale est l’exploitation d’un centre de conditionnement physique pour femmes ou tout type de centre de conditionnement physique où les femmes sont admises (ci-après la « clause d’exclusivité initiale »). Au moment où le bailleur a fait l’acquisition du centre commercial en question et qu’un nouveau bail a été conclu entre ce dernier et la demanderesse (en remplacement du bail initial), cette clause d’exclusivité a fait l’objet de modifications, si bien qu’elle a été remplacée par une clause prévoyant que le bailleur s’engage à ne pas louer un espace commercial à un tiers dont l’activité principale ou partielle est l’exploitation d’un centre de conditionnement physique et de perte de poids pour femmes, sans toutefois limiter le droit du bailleur de louer à un tiers un tel espace dans le centre commercial pour l’exploitation d’un centre de conditionnement physique pour hommes (ci-après la « clause d’exclusivité actuelle ») 13. Les termes « ou tout type de centre de conditionnement physique où les femmes sont admises » de la clause d’exclusivité initiale n’avaient volontairement pas été repris dans la clause d’exclusivité actuelle. Informée que le bailleur avait loué un espace dans le même centre commercial à Les Entreprises Énergie Cardio inc. (ci-après « Énergie Cardio ») pour l’exploitation d’un centre de conditionnement physique mixte (pour hommes et femmes) sous la bannière « Éconofitness », et d’avis que sa clause d’exclusivité actuelle n’avait pas été respectée, la demanderesse intente un recours en injonction provisoire à l’encontre du bailleur et d’Énergie Cardio afin d’empêcher cette situation. 13. Traduction libérale de : « the landlord shall not lease or permit any other space in the Shopping Centre to be operated or used principally or in part as a ladies fitness centre [and weight loss centre] ». ([and weight loss centre] apparaissant en écriture manuscrite dans le bail) « [...] the landlord shall have the right to lease or permit the occupation of a men’s fitness centre in the Shopping Centre without contravening the “Curves” Exclusivity ». Supra note 1 au para 21. Une clause d’exclusivité pas suffisamment musclée 847 2.2 Le recours en injonction interlocutoire 2.2.1 L’apparence de droit En vertu des critères applicables en matière d’injonction provisoire et interlocutoire, la Cour étudie d’abord la question de l’apparence de droit et rappelle qu’elle doit déterminer si le droit allégué par la demanderesse est clair, douteux ou non-existant, ou s’il se situe quelque part entre les deux14. « Moins l’apparence de droit s’avère forte, plus la nécessité de l’examen attentif du caractère irréparable du préjudice s’impose, comme celle, éventuellement, du poids des inconvénients »15. Pour les fins de ce premier critère, la Cour rappelle son rôle d’interprétation en se fondant sur les propos de la Cour d’appel dans l’affaire NewAd Media Inc c Red Cat Media Inc, concernant l’interprétation de termes ambigus dans les contrats : Même si l’on devait considérer que ce texte est clair au point de ne pas soulever de difficulté d’interprétation, il convient de rappeler que l’ambiguïté peut naître même en présence d’un texte clair. Comme le soulignent les auteurs Lluelles et Moore, le juge doit d’abord se livrer à une interprétation sommaire (phase pré-interprétative) pour vérifier s’il y a ambiguïté : Le doute naît parfois de l’emploi d’un terme inadéquat ou d’une contradiction entre deux clauses. Mais l’ambiguïté émane le plus souvent d’un défaut de précision [...] Il convient de se méfier des apparentes clartés. Un texte peut être clair, pris isolément, mais se révéler obscur, mis en perspective avec le reste de la convention, ou être, formellement, dénué de toute ambiguïté, mais contredire le but manifestement poursuivi par les parties.16 Sur la question de l’interprétation des contrats, la Cour mentionne que les articles 1425 et 1431 CcQ sont particulièrement d’intérêt : 14. Supra note 1 au para 8. 15. Supra note 1 au para 7. 16. NewAd Media Inc c Red Cat Media Inc 2013 QCCA 129 au para 25 ; Didier Lluelles et Benoît Moore, Droit des obligations, 2e éd (Montréal, Thémis, 2012) aux para 1573-1574. 848 Les Cahiers de propriété intellectuelle Art. 1425. Dans l’interprétation du contrat, on doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes utilisés. Art. 1431. Les clauses d’un contrat, même si elles sont énoncées en termes généraux, comprennent seulement ce sur quoi il paraît que les parties se sont proposé de contracter. La Cour ne manque pas non plus de rappeler que, en matière d’exclusivité commerciale, la règle qui prévaut est la libre concurrence et toute limitation à ce principe doit être considérée comme une exception à la règle. Partant, les clauses d’exclusivité doivent être interprétées restrictivement17. C’est à la lumière de ces principes généraux et des faits applicables que la Cour conclut d’entrée de jeu qu’il ne fait aucun doute que l’intention des parties exprimée dans la clause d’exclusivité actuelle était de protéger la demanderesse comme seul centre de conditionnement physique et de perte de poids pour femmes dans le centre commercial. L’essence de la protection était donc fondée sur le sexe de la clientèle admise, ici un centre pour femmes seulement. La Cour explique sa conclusion en comparant : a) les différences de langage entre la clause d’exclusivité initiale et la clause d’exclusivité actuelle ; b) la clause d’exclusivité actuelle avec d’autres clauses du bail actuel ; c) les différences entre les types d’entreprises exploitées dans le centre commercial en question par Curves et par Énergie Cardio respectivement. Quant au premier motif, la Cour soulève qu’il doit nécessairement y avoir une différence entre les deux versions de la clause d’exclusivité, puisque le langage utilisé a évolué entre la version initiale et la version actuelle, cette dernière étant moins contraignante pour le bailleur. Bien que le contexte des négociations ne soit pas relaté dans la décision, il est néanmoins clair que l’issue des négociations a fait en sorte que des termes importants n’ont pas été repris dans la clause d’exclusivité actuelle, excluant ainsi les centres de 17. Supra note 1 au para 12. Une clause d’exclusivité pas suffisamment musclée 849 conditionnement physique « où les femmes sont admises » du champ d’application de la clause d’exclusivité actuelle. Dès lors, si la clause d’exclusivité n’avait pas changé, la situation aurait été différente et la Cour se montre prête à reconnaître que le bailleur aurait manqué à son obligation en louant un espace à Énergie Cardio pour l’exploitation d’un centre de conditionnement physique mixte fréquenté par les hommes et les femmes. Tel que mentionné ci-haut, la clause d’exclusivité actuelle prévoit entre autres que l’exclusivité accordée à Curves n’aura pas pour effet de limiter le droit du bailleur de louer à un tiers un espace dans le centre commercial pour l’exploitation d’un centre de conditionnement physique pour hommes. La demanderesse allègue que l’emploi des termes « centre de conditionnement physique pour hommes » restreint le bailleur à ne permettre la location qu’à un centre de conditionnement physique permettant l’adhésion aux hommes seulement. Exerçant son pouvoir d’interprétation, la Cour rejette cet argument en concluant que cette phrase ne donnait qu’un exemple de type de centre de conditionnement physique qui pouvait cohabiter dans le centre commercial avec Curves sans contrevenir à sa clause d’exclusivité. De l’avis de la Cour, un centre de conditionnement physique réservé aux hommes ne pourrait, de toute façon, jamais concurrencer un centre pour femmes. Les parties n’ont donc pas pu vouloir donner un tel sens à la clause, ce qui, selon la Cour, renforce l’interprétation voulant que l’emploi des termes « centre de conditionnement physique pour hommes » dans la clause d’exclusivité actuelle vise tout aussi bien les centres mixtes. Partant du principe que l’interprétation d’un contrat suppose que l’on tienne notamment compte de sa nature, des circonstances dans lesquelles il a été conclu et de l’interprétation que les parties lui ont déjà donnée ou qu’il peut avoir reçue18, la Cour estime être en mesure de présumer que les parties n’ont pas eu l’intention de reconduire le sens de la clause d’exclusivité initiale dans le bail actuel. Bien que le bailleur n’ait pas été partie au bail initial, il en a clairement eu connaissance. Deuxièmement, la Cour considère pertinent de parcourir les autres clauses du bail pour aider à donner un sens à la clause d’exclusivité actuelle, au-delà des termes utilisés dans la clause même. On cherche alors à valider si le langage des autres clauses confirme l’interprétation de la clause d’exclusivité ou si, au con18. Art 1426 CcQ. 850 Les Cahiers de propriété intellectuelle traire, une intention différente pourrait se dégager du contrat, pris dans son ensemble. Or, la Cour est d’avis que l’interprétation donnée à la clause d’exclusivité actuelle est compatible avec le reste du bail, notamment avec une clause qui accorde plus de flexibilité au bailleur en ce que ce dernier n’est pas limité dans sa liberté de louer un espace dans le centre commercial à tout autre locataire exploitant une entreprise similaire, en tout ou en partie, aux autres entreprises du centre commercial. De l’avis de la Cour, les termes « similaire, en tout ou en partie » confirment l’intention des parties de restreindre la portée de la clause d’exclusivité de la demanderesse à un centre de conditionnement physique et de perte de poids pour femmes dans la mesure où le bailleur a la possibilité de louer à des entreprises « similaires », tel que le défendeur Énergie Cardio. Comme troisième et dernière circonstance qui explique pourquoi la clause d’exclusivité actuelle ne s’applique pas à Énergie Cardio, la Cour accorde une certaine importance aux différences entre les types d’entreprises exploitées, dans le centre commercial en question, par Curves et par Énergie Cardio respectivement. En observant le site Internet de Curves, la Cour retient que les centres Curves, exclusivement réservés aux femmes, offrent un programme « complet avec des exercices physiques, un plan de repas et un suivi personnalisé dans un seul programme et en un seul endroit », ce qui les distingue des autres centres de mise en forme ou de perte de poids19. Quant à Énergie Cardio, le modèle d’affaires de sa bannière « Econofitness » est assez différent, notamment en raison de son approche simple et « sans extra » : les frais annuels d’adhésion peuvent être aussi bas que 120 $ (comparativement à 528 $ pour Curves), il n’y a pas de personnel de soutien ou d’instructeurs, ni de programme relié à la saine nutrition ou à la mise en forme. Les seuls cours disponibles sont donnés par vidéos pré-enregistrés. De plus, alors que certains centres Econofitness sont réservés aux femmes, celui faisant l’objet des lieux loués dans le centre commercial du bailleur ne l’est pas. Pour toutes ces raisons, la Cour détermine que les droits de la demanderesse sont inexistants, dans la mesure où celle-ci n’a pas démontré qu’elle bénéficie d’une clause d’exclusivité opposable au bail intervenu entre Énergie Cardio et le bailleur. 19. Supra note 1 au para 28. Une clause d’exclusivité pas suffisamment musclée 851 2.2.2 Les dommages irréparables Sur la question des dommages irréparables, la Cour est d’avis que la demanderesse n’a guère rencontré son fardeau de démontrer une « preuve susceptible de prouver une perte de clientèle ou une perte de profits »20, ou une perte d’achalandage21. La Cour rejette ainsi l’argument de la demanderesse à l’effet que la différence importante entre les frais d’adhésion annuels des deux centres de conditionnement physique aura pour effet d’inciter les membres actuels du centre Curves à ne pas renouveler leur adhésion et de dissuader les membres potentiels. Au contraire, le comportement des membres découle plutôt de la légitime concurrence des prix dans un marché libre où s’offre aux consommateurs un large éventail de choix pour des services certes « similaires », mais qui ne tombent pas sous le coup de la présente clause d’exclusivité. 2.2.3 L’urgence et la balance des inconvénients Bien que la Cour ne soit pas tenue d’analyser ce troisième critère en raison des deux premières conclusions, elle se permet néanmoins de conclure succinctement que ce troisième critère aurait penché en faveur de la demanderesse si elle avait été tenue de le faire. La demanderesse, qui bénéficie en outre d’une entreprise bien établie dans le centre commercial, a agi moins d’un mois après avoir été informée qu’un centre Econofitness allait s’installer dans le centre commercial, et donc tout investissement d’argent fait par Énergie Cardio n’aurait pu être attribué au délai d’action de la demanderesse. En effet, la Cour s’appuie sur la décision 9083-3187 Québec Inc c CSH Domaine Bellerive Inc22 pour rappeler que, en cas de délai trop important entre la connaissance de la violation de la clause et l’action contre le contrevenant, le requérant peut voir sa demande d’injonction refusée, particulièrement dans les cas où des investissements importants ont été faits par le bailleur ou par le tiers locataire. 20. GDG Environnement Ltée c Groupe Bio Services Inc, 2006 QCCS 2627 au para 75. 21. Supra note 1 au para 31. 22. 9083-3187 Québec Inc c CSH Domaine Bellerive Inc, 2009 QCCS 2598. 852 Les Cahiers de propriété intellectuelle Conclusion Cette affaire rappelle une fois de plus à quel point les clauses d’exclusivité dans les baux commerciaux peuvent être fragiles si elles ne sont pas exemptes de toute ambiguïté quant à leur portée, que celle-ci soit territoriale, temporelle ou quant aux activités commerciales protégées. Le moindre doute peut facilement entraîner un exercice d’interprétation de la part des tribunaux avec les risques que cela comporte. Pour reprendre les propos de la juge Bich dans l’affaire Sobeys Québec inc c Coopérative des consommateurs de Sainte-Foy23 : Bref, s’il est vrai que la jurisprudence, comme la doctrine du reste, affirme parfois que l’on n’a pas à interpréter ce qui est clair, il demeure néanmoins que ce qui est ou paraît clair n’est pas toujours exact et peut donc requérir interprétation. L’exercice consistera alors à chercher, à travers mais aussi au-delà de la volonté déclarée, la volonté réelle des parties, c’est-à-dire leur véritable intention commune, intention dont il faudra bien sûr faire la preuve. Une telle interprétation pourra faire appel à plusieurs éléments, incluant l’écrit du contrat, l’ensemble des négociations du contrat, le type d’entreprises concernées, les contrats antérieurs, les documents auxquels les parties ont fait référence dans leurs relations contractuelles (telles les conventions de franchise ou les conventions de sous-bail), la durée et le territoire visés, de même que l’intérêt du public. En somme, la clause d’exclusivité est manifestement un outil intéressant pour les locataires commerciaux, en autant que tous les éléments soient réunis pour une mise en œuvre efficace. 23. Sobeys Québec Inc c Coopérative des consommateurs de Sainte-Foy, 2005 QCCA 1172 au para 50. Capsule Le site « Pirate-Parfums » coulé par les nouvelles fonctions de la marque Nicolas Bronzo* 1. Un usage des signes protégés contraire au droit des marques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 857 2. Usage des signes protégés non légitimé par le droit de la publicité comparative . . . . . . . . . . . . . . . . . . 861 © Nicolas Bronzo, 2014. * Maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, Centre de droit économique (EA 4224 ; membre de la Chaire Innovation et Brevet. Commentaire de l’arrêt du Tribunal de grande instance de Paris, 3ème chambre, 3ème section, no RG 12/02594. [Note de la rédaction : ce texte a été soumis à une évaluation à double anonymat.] 853 « La publicité comparative est autorisée en France depuis le 23 août 2001, on peut comparer tous les produits, sauf les parfums ». C’est par ces quelques mots un rien provocateurs, inscrits sur un large bandeau noir, que le visiteur est accueilli sur le site « Pirate-Parfums ». Une certaine amertume transparaît, et pour cause : la société luxembourgeoise PIN qui exploite ledit site Internet vient de subir une sévère attaque des grandes marques de parfum au terme de laquelle le Tribunal de grande instance de Paris l’a condamnée à verser plus d’un million d’euros de dommages pour contrefaçon de marque par reproduction. Pourquoi la société PIN s’est-elle attiré les foudres d’une vingtaine de grands parfumeurs ? Le fonctionnement du site « PirateParfums » est assez simple : l’internaute est invité à saisir dans un moteur de recherche le nom d’un parfum connu puis il est dirigé vers la fiche d’un parfum équivalent commercialisé par Pirate-Parfums et composé des « mêmes ingrédients principaux ». La fiche comporte un comparatif qui révèle l’identité des deux fragrances : les familles et sous-familles olfactives, les notes de tête, notes de cœur et notes de fond sont identiques. Le parfum « pirate » est commercialisé dans un flacon neutre (blanc pour les femmes, noir pour les hommes) et sous une dénomination propre, de sorte que ni le packaging ni le nom du parfum ne permettent d’établir le moindre lien avec le parfum de grande marque. Le modèle commercial adopté par la société PIN s’inspire de la technique des tableaux de concordances bien connue des copieurs de parfums. Ces tableaux permettent d’établir un lien entre une marque de parfum bien connue des consommateurs et une fragrance censément identique vendue à bas prix par une entreprise tierce. Le plus souvent c’est sur le fondement de la contrefaçon1 que ces agisse1. Voir, par exemple, CA Paris, 4 janvier 2012, 08/18123. Voir également, dans d’autres secteurs économiques : Cass Crim 4 novembre 2003, 03-80.560 ; Cass crim, 30 juin 2009, no 08-85.222 : [2009] Recueil Dalloz AJ 2108 ; [2009] AJ Pénal 450, obs M.-E. C. ; [2010] RTDCom. 219, obs Bernard Bouloc ; (2009) 12 Communication Commerce électronique, comm 111, Christophe Caron. 855 856 Les Cahiers de propriété intellectuelle ments sont condamnés, même si l’on trouve quelques jugements plus conciliants2. Pirate Parfums est en quelque sorte la version « 2.0 » de ce modèle d’affaires, où un moteur de recherche remplace le tableau à double entrée. Qui plus est, la société s’appuie sur un discours commercial relativement élaboré qui s’inscrit dans une double tendance. Il s’inspire, premièrement, de l’idéologie libertaire très présente sur Internet. Le nom du site est révélateur de cet état d’esprit, que l’on retrouve clairement dans la présentation du concept : Trésor jalousement gardé des capitaines d’industrie devenus maîtres du marketing, le parfum est désormais libre. Cette libération, les plus grandes fragrances la doivent à une poignée de francs tireurs, réunis sous le pavillon noir de Pirates Parfums. Des aventuriers armés simplement d’une idée, d’une vision : les essences n’ont jamais eu de propriétaires. La société PIN entend, deuxièmement, se présenter comme un producteur de qualité, et ce afin de se démarquer des copieurs bas de gamme. Le site promet à ses clients une « production d’excellence », « 100 % franco-italienne ». Les nez employés par Pirate Parfums sont « bien entendu » installés à Grasse, « au cœur de la capitale historique des arômes et parfums » ; ils détiennent, des « connaissances aromatiques de haut-vol couplées à un ping-pong créatif constant ». On retrouve d’ailleurs cet argument dans les écritures de la société, où elle fait valoir que « tant le jus que le flacon et le packaging de ses parfums sont fabriqués à Grasse, avec des matières premières naturelles, de sorte qu’on ne peut remettre en cause leur qualité3 ». En résumé, le site repose sur une propagande habile : les consommateurs sont prisonniers des grandes marques de parfums. Heureusement, Pirate Parfums est là pour les libérer en leur offrant à moindre coût des produits de qualité qui présentent les mêmes caractéristiques olfactives. Les grandes maisons du luxe n’ont pas goûté cette initiative. Ce sont ainsi une vingtaine de sociétés qui ont assigné en contrefaçon la société PIN devant le Tribunal de grande instance de Paris, invoquant plusieurs dizaines de marques déposées pour des produits de parfumerie. 2. Pour une illustration dans le secteur du logiciel : TGI Paris, 31 janvier 2014, no 13/04861, Sté Siriona c Sté Parity Rate (2014), 1006 PIBD III 436. 3. Supra note * à la p 20. Le site « Pirate-Parfums » 857 Le jugement rendu le 11 avril 20144 est d’une importance considérable pour les grands parfumeurs qui, à défaut d’obtenir une protection directe des fragrances par le droit d’auteur5, s’appuient très largement sur le droit des marques pour se défendre contre les vendeurs de copies. Au cas présent, deux éléments étaient susceptibles de faire obstacle à l’action des requérants. On pouvait tout d’abord se demander si l’usage des marques des demandeurs dans le moteur de recherche du site Pirate-Parfums pouvait s’analyser comme un acte de contrefaçon. Une fois cette première difficulté résolue, il était encore possible d’invoquer le droit de la publicité comparative, qui instaure une exception aux droits du titulaire de la marque dans l’intérêt des concurrents. Cette défense est rejetée par le tribunal parisien qui, aux termes d’un jugement fortement motivé, condamne sévèrement la société PIN en assortissant qui plus est cette condamnation de l’exécution provisoire. Nous envisagerons successivement ces deux aspects : l’usage des signes protégés au regard du seul droit des marques puis au regard du droit de la publicité comparative. 1. Un usage des signes protégés contraire au droit des marques On sait depuis l’arrêt Arsenal de la Cour de justice6 que pour être jugé contrefaisant, l’usage d’un signe protégé doit avoir lieu dans la vie des affaires – ce qui ne pouvait être contesté en l’espèce – 4. Voir Jean-Marie Bruguière, « Pirate-parfums », le “libérateur” des fragrances, est lourdement condamné » : (2014) 27 La Semaine juridique – Entreprise et affaires 1373. 5. Voir, par exemple, Cass Com, 10 décembre 2013, no 11-19.872 : [2014] Recueil Dalloz 8 ; Semaine juridique – édition générale, chron 364, obs Christophe Caron ; [2014] Communication Commerce électronique, comm 13, note Christophe Caron ; [2014] RTDCom. 103, obs Jean-Christophe Galloux ; Cass Com, 1er juillet 2008, no 07-13.952 : [2009] Recueil Dalloz 1182, note Bernard Edelman ; Christophe Caron, (2009) 9 Communication Commerce électronique, comm no 100 ; Nicolas Binctin, « Une odeur de soufre ! », [2008-11-26] 48 Semaine Juridique Edition Générale 690 ; [2008] RTDCom. 735, obs Frédéric Pollaud-Dulian ; (2009) 29 Propriétés intellectuelles 419, obs Jean-Marie Bruguière. Cass 1re civ, 13 juin 2006, no 02-44.718 : [2006] Recueil Dalloz 1741, note Jeanne Daleau ; [2006] Recueil Dalloz 2470, note Bernard Edelman ; [2006] Recueil Dalloz 2993, obs Pierre Sirinelli ; [2006] JCP G II, 10138, note Frédéric Pollaud-Dulian ; (2007) 24 Propriétés intellectuelles 364, obs Michel Vivant ; [2006] RTDCom. 587, obs Frédéric PollaudDulian ; [2006] 10 Revue internationale du droit d’auteur aux pp 342 et 203, obs Pierre Sirinelli ; [2006] Gazette du Palais 2555, avis Jerry Sainte-Rose et obs Justine Lesueur. 6. CJCE, 12 novembre 2002, Arsenal Football Club, Aff C-206/01, Rec. 2002, I-10273 : [2003] 7 Propriétés intellectuelles 200, obs Georges Bonet. 858 Les Cahiers de propriété intellectuelle mais aussi qu’il doit porter atteinte aux fonctions de la marque, faute de quoi l’acte n’entre pas dans le champ couvert par le droit exclusif : le droit exclusif prévu à l’article 5, paragraphe 1, sous a), de la directive a été octroyé afin de permettre au titulaire de la marque de protéger ses intérêts spécifiques en tant que titulaire de la marque, c’est-à-dire d’assurer que la marque puisse remplir ses fonctions propres. L’exercice de ce droit doit dès lors être réservé aux cas dans lesquels l’usage du signe par un tiers porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque.7 Cette évolution peut être considérée comme un moyen de circonscrire les prérogatives attachées au droit des marques, parfois jugé « absolutiste »8. Elle s’inscrit dans une tendance plus générale, qui est celle de la finalisation des droits de propriété intellectuelle dans leur ensemble9. Le signe protégé doit donc être utilisé en tant que marque (ou à titre de marque), c’est-à-dire pour désigner des produits ou services, à défaut de quoi le titulaire ne peut agir en contrefaçon puisque l’usage contesté ne porte pas atteinte aux prérogatives qu’il tient de son droit, lesquelles sont déterminées par références aux fonctions de la marque. La chambre commerciale de la Cour de cassation a, par exemple, jugé que « la contrefaçon [...] implique que le signe incriminé soit utilisé à titre de marque, pour identifier des produits ou services comme provenant d’une entreprise déterminée10 ». Le site Pirate-Parfums fait usage des marques déposées par les sociétés requérantes. Cet usage porte-t-il atteinte à l’une des fonctions de la marque ? La fonction essentielle de la marque est une fonction de garantie d’identité d’origine : la marque doit permettre au consommateur de distinguer, sans confusion possible, ce produit 7. 8. CJCE, 12 novembre 2002, Arsenal Football Club, ibid au §51. Voir Michel Vivant : « Des droits “finalisés” », dans Michel Vivant, dir Les grands arrêts de la propriété intellectuelle (Paris, Dalloz 2004) aux pp 3 et s. 9. Voir notamment le dossier « Fonction(s) des droits de propriété intellectuelle », (2010) 10 Propriété industrielle, dossier 1 ; Vivant, supra note 8. 10. Cass Com, 10 mai 2011, nos 10-18 p 173 : [2011] Recueil Dalloz 1410 ; [2011-05-27] Dalloz actualité, obs Jeanne Daleau ; [2011] Propriété industrielle 2011, comm 72, obs Pascale Tréfigny-Goy ; (2011) 7 Contrats Concurrence Consommation, comm 157, note Marie Malaurie-Vignal ; Romain Marié, « Quelles actions pour la défense des marques syndicales ? », [2011] Revue de droit du travail 649. Le site « Pirate-Parfums » 859 ou service de ceux qui ont une autre provenance11. Or, en l’espèce, la reproduction des marques détenues par les requérants ne peut porter atteinte à cette fonction puisque le site indique clairement que les produits vendus ont une origine économique différente. Le tribunal l’affirme d’ailleurs très nettement dans son jugement Il n’existe pas de confusion possible entre le parfum vendu par la défenderesse et ceux commercialisés sous les marques opposées par les demanderesses, puisqu’ainsi qu’il a été précisé, la marque et le flacon du parfum sont nettement différents et que le produit des demanderesses est clairement identifié comme un parfum concurrent et non vendu par le site internet.12 Dans la présente hypothèse, tout comme dans celle des tableaux de concordance, on peut regretter que la fonction d’identité d’origine ait « phagocyté13 » la fonction d’exclusivité que la Cour de justice avait pourtant identifiée comme la fonction essentielle de la marque dans son arrêt Centrafarm14, avant de la délaisser par la suite15. Certains auteurs militent d’ailleurs en faveur d’un retour en grâce de la fonction d’exclusivité16 afin de redonner aux titulaires de marques les moyens de lutter efficacement contre certains opérateurs qui, telle la société PIN, profitent des incertitudes qui peuvent exister sur la délimitation précise du droit exclusif reconnu au titulaire. Le fait qu’il n’y ait pas d’atteinte à la fonction essentielle de la marque ne signifie pas pour autant que l’usage des signes sur le site Pirate-Parfums était licite. Il existe, en effet, à côté de la fonction essentielle de la marque d’autres fonctions. On pouvait le deviner dès l’arrêt Arsenal, qui se référait aux fonctions de la marque, et notamment à sa fonction essentielle, ce qui laissait clairement penser que d’autres fonctions pouvaient exister. Ces fonctions « adventices17 » vont être développées quelques années plus tard par la Cour 11. Voir CJCE, 22 juin 1976, Terrapin c Terranova, Rec 1976, p 1039, §6. Plus récemment, voir CJCE, 12 juin 2008, aff C-533/06, O2 Holding, Rec. 2008, I-4231, §57. 12. Supra, note * à la p 26. 13. Pascale Tréfigny, « L’incidence de la fonction sur la portée de la protection de la marque », (2010) 10 Propriété industrielle, dossier 5. 14. CJCE, 31 octobre 1974, Centrafarm, Aff C-16/74 au §8. 15. Voir Jérome Passa, Droit de la propriété industrielle, t 1, 2ème éd, (Paris, LGDJ 2009) au no 270. 16. Tréfigny, supra note 3 ; Jérome Passa, « Les nouvelles fonctions de la marque dans la jurisprudence de la Cour de justice : portée ? Utilité ? », (2012) 6 Propriété Industrielle, étude no 11. 17. Laure Marino, « L’affaire l’Oréal : le droit des marques et la publicité comparative sous le sceau du parasitisme », (2009) 31 Semaine juridique, édition générale note 180. 860 Les Cahiers de propriété intellectuelle de justice dans l’important arrêt L’Oréal c Bellure18 qui concernait l’usage de marques de parfums dans des tableaux de concordance. À l’instar de l’affaire ici commentée, la pratique incriminée ne laissait planer aucun doute sur l’origine économique des produits commercialisés par la société Bellure, de sorte qu’il ne pouvait pas y avoir atteinte à la fonction essentielle de la marque19. Cependant, la Cour de justice va identifier à cette occasion de nouvelles fonctions. Il s’agit des fonctions de garantie de qualité, de communication, d’investissement et de publicité20. Et la Cour précise qu’un usage peut être jugé illicite même lorsqu’il ne porte pas atteinte à la fonction essentielle de la marque « à condition [qu’il] porte atteinte ou soit susceptible de porter atteinte à l’une des autres fonctions de la marque21 ». Dès lors, il appartient aux juridictions nationales de déterminer si la reproduction d’une grande marque de parfum dans un tableau de concordance porte atteinte à l’une de ces fonctions. Toute la difficulté vient de ce que la Cour de justice a énuméré dans l’arrêt L’Oréal c Bellure une série de nouvelles fonctions sans toutefois les définir, nombreux étant les auteurs à s’interroger sur le contenu précis de ces fonctions « mystérieuses22 ». Des arrêts postérieurs sont venus donner quelques éclaircissements. La fonction de publicité est définie dans l’arrêt Google23 comme « l’emploi de la marque, par son titulaire, en tant qu’élément de promotion des ventes ou en tant qu’instrument de stratégie commerciale24 ». La fonction d’investissement, quant à elle, a été définie dans l’arrêt Interflora25 comme celle permettant au titulaire d’« acquérir ou [de] conserver une réputation susceptible d’attirer et de fidéliser des 18. CJUE, 18 juin 2009, L’Oréal c Bellure, Aff C-4987/07, Rec 2009 I-05185 : [2009] Communication Commerce électronique, comm 111, note Christophe Caron ; (2009) 9 Propriété industrielle, comm 51, note Arnaud Folliard-Monguiral ; (2009), 28 Semaine juridique, édition générale 108, obs Fabrice Picod. 19. L’Oréal, supra note 18 au §51. 20. Ibid au §58. 21. Ibid au §65. 22. Laure Marino, Droit de la propriété intellectuelle, coll Thémis Droit (Paris, PUF, 2013) au no 189. Sur les nouvelles fonctions de la marque, voir également Passa, supra note 13 ; Nicolas Binctin, Droit de la propriété intellectuelle, 3ème éd, (Paris, LGDJ, 2014) aux nos 1152 et s. 23. CJUE, 23 mars 2010, Google, Aff C-236/08, Rec 2010 I-02417 : [2010] Propriété industrielle, comm 45, obs Jacques Larrieu ; [2010] Propriété industrielle, comm 38, obs Arnaud Folliard-Monguiral ; (2010) 7 Communication Commerce électronique, comm 70, obs Christophe Caron. 24. Google, supra note 23 au §92. 25. CJUE, 22 septembre 2011, Interflora, Aff C-323-09, Rec 2011 I-08625 : [2011] Communication Commerce électronique, comm 112, obs Christophe Caron ; [2012] RTDCom. 103, obs Jacques Azéma. Le site « Pirate-Parfums » 861 consommateurs26 ». On ne pourra que constater, avec une auteure, que « tout cela reste flou27 ». Cela n’empêche pas les juges parisiens d’affirmer que les actes commis par le site Pirate-Parfums portent atteinte « à la fonction de communication, d’investissement ou de publicité attachée aux marques en cause, laquelle est particulièrement importante s’agissant de marques de grande renommée associées au luxe par le public28 ». Il s’agit à notre connaissance de la première affaire dans laquelle un juge français reconnaît une atteinte aux nouvelles fonctions issues de l’arrêt L’Oréal c. Bellure pour en déduire l’existence d’actes de contrefaçon. Ce point est abordé très brièvement dans le jugement, alors que les développements sur la publicité comparative sont nettement plus substantiels. Il s’agit pourtant d’un élément central du raisonnement, car à défaut d’atteinte à une fonction de la marque l’usage ne serait pas illicite par lui-même et il serait inutile d’aller chercher une éventuelle justification dans le droit de la publicité comparative. On aurait donc pu souhaiter que le tribunal donne des précisions sur le contenu de ces fonctions, et surtout qu’il explique avec plus de soin en quoi les actes reprochés à la société PIN portaient atteinte à ces fonctions. On observera également que le tribunal se réfère à la fonction de communication, d’investissement ou de publicité, alors que la Cour de justice considère bien qu’il s’agit de trois fonctions distinctes, même si des chevauchements sont inévitables29, notamment entre les fonctions d’investissement et de publicité. En dépit de ces lacunes, le jugement considère très clairement que le moteur de recherche du site Pirate-Parfums porte atteinte aux nouvelles fonctions de la marque. C’est la raison pour laquelle la défenderesse ne peut, comme elle le faisait dans ses écritures, se prévaloir de la jurisprudence Interflora pour faire juger que l’utilisation des marques de parfums en tant que mots-clés n’est pas constitutive de contrefaçon. 2. Usage des signes protégés non légitimé par le droit de la publicité comparative Pour échapper au grief de contrefaçon, la société PIN invoquait également – non sans habileté – les dispositions relatives à la publi26. 27. 28. 29. Interflora, supra note 25 aux § 60 et s. Marino, supra note 22. Supra, note * à la p 27. Interflora, supra note 25 aux §60 et 61. Voir également Passa, supra note 16 aux nos 53 et s. 862 Les Cahiers de propriété intellectuelle cité comparative. Le régime de la publicité comparative procède d’une directive européenne30 transposée en droit interne aux articles L 121-8 et s. du Code de la consommation31. Cette pratique est encouragée par les autorités de l’Union européenne. Aux termes de la directive, elle permet de « mettre en évidence de manière objective les avantages des différents produits comparables » dans le but de « stimuler la concurrence entre les fournisseurs de biens et services dans l’intérêt des consommateurs32 ». Le recours à la publicité comparative implique presque toujours de citer les marques d’un ou plusieurs concurrents. La directive indique ainsi dans son quatorzième considérant : « il peut être indispensable, afin de rendre la publicité comparative effective, d’identifier les produits ou services d’un concurrent en faisant référence à une marque dont ce dernier est titulaire ». Dans ce cas, l’annonceur fait usage de la marque d’autrui et se trouve donc en position d’empiéter sur le droit exclusif du titulaire. Les textes organisent donc l’articulation avec le droit des marques en instaurant une exception33 au droit exclusif : l’utilisation de la marque d’autrui par l’annonceur n’enfreint pas le droit exclusif dès lors qu’elle est faite dans le cadre d’une publicité comparative licite34, ainsi que l’a confirmé la Cour de justice dans une décision O2 Holdings35. C’est de cette exception, également reconnue par la Cour de cassation36, que le site Pirate-Parfums entendait bénéficier. Ici, deux questions doivent être abordées : le service proposé par le site peut-il être qualifié de publicité comparative ? Et, si oui, cette publicité comparative répond-elle aux strictes exigences posées aux articles L 121-8 et s. du Code de la consommation ? 30. Directive 2006/114/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 en matière de publicité trompeuse et de publicité comparative, JO L 376 du 27.12.2006. 31. Voir Patrice de Candé, « Publicité comparative notamment dans le domaine du médicament, état des lieux », [2000] Recueil Dalloz 33. 32. Supra note 30 au considérant 6. 33. Voir Passa, supra note 16 au no 361 ; Binctin, supra note 22 aux nos 830 et s. 34. Voir supra note 30 au considérant 15 et art. 4 de la Directive. 35. Supra note no 11. 36. Voir Cass Com, 24 mai 2011, Deroxat no 09-70722 : [2011] Recueil Dalloz 1550, obs Xavier Delpech ; [2012] RTDCom 101, obs Jacques Azéma ; Cass Com 26 mars 2008, no 06-18.366 : (2008) 12 Communication Commerce électronique, comm 132, obs Christophe Caron ; Jacques Azéma, « Médicament générique et référence au princeps », [2008] Recueil Dalloz 1524 ; François Jonquères, « Suprême Injustice », (2008), 10 Propriété industrielle, étude 22 aux nos 13 et s. Le site « Pirate-Parfums » 863 Pour répondre à la première question, il convient au préalable de définir la notion de publicité comparative. Le Code de la consommation la définit comme celle « qui met en comparaison des biens ou services en identifiant, implicitement ou explicitement, un concurrent ou des biens ou services offerts par un concurrent37 ». La directive est moins restrictive ; elle vise « toute publicité qui, explicitement ou implicitement, identifie un concurrent ou des biens ou services offerts par un concurrent », sans se référer à l’idée de comparaison38. La Cour de justice retient également une acception très large de la publicité comparative. Selon elle, pour qu’il y ait publicité comparative, il suffit qu’il existe « une communication sous une forme quelconque faisant, même implicitement, référence à un concurrent ou aux biens ou services qu’il offre39 ». Si l’on s’en tient à cette définition, ce à quoi les juges français semblent disposés40, une publicité peut donc être qualifiée de « comparative » alors même qu’elle ne réalise aucune comparaison41. Le moteur de recherche et les fiches-produits du site Pirate Parfums peuvent-ils être assimilés à une publicité comparative ? Contrairement à ce que prétendait la société défenderesse, l’usage des marques de parfums ne remplissait pas une fonction purement descriptive, mais bien une fonction publicitaire. Pour les juges parisiens, le site permet de comparer deux produits en identifiant explicitement celui du concurrent, de sorte qu’il s’agit bien d’une publicité comparative. Dans l’affaire L’Oréal c Bellure, la Cour de justice avait également jugé que les tableaux de concordance étaient susceptibles de recevoir cette qualification42. Le raisonnement paraît pouvoir être transposé sans difficulté au cas d’espèce dans la mesure où, comme cela a déjà été signalé, le site Pirate-Parfums fonctionne selon un modèle très semblable. Pour échapper au grief de contrefaçon, encore faut-il que les marques protégées soient invoquées dans le cadre d’une publicité comparative licite. C’est ce qu’avait indiqué la Cour de justice dans sa décision O2 Holdings. Les conditions de licéité de la publicité comparative sont très précisément posées par l’article 4 de la directive 37. Art L 121-8. 38. En ce sens voir Marino, supra note 22 au no 186. 39. CJCE, 25 octobre 2001, Toshiba, C-112/99 Rec 2001 I-07945, au §31. Cette définition a été reprise dans les décisions O2 Holding, supra note 11 au §42 puis L’Oréal, supra note 18 au §52). 40. Voir CA Paris, 5ème ch, 18 juin 2008, [2008] Communication Commerce électronique, comm 104, obs Anne Debet. 41. Voir Passa, supra note 15 à la p 493. 42. L’Oréal, supra note 18 au §52. 864 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2006/114/CE et les articles L 121-8 et L 121-9 du Code de la consommation. Ces conditions cumulatives, très strictes, visent à garantir que la publicité comparative ne devienne pas un outil néfaste pour le marché43. Il s’agit tout autant de garantir aux consommateurs une information objective que de protéger les concurrents contre des comportements déloyaux. En l’espèce, les requérantes reprochaient notamment à la société PIN de ne pas procéder à une comparaison objective portant sur des caractéristiques « essentielles, pertinentes, vérifiables et représentatives44 ». Étaient soulignés, par exemple, l’emploi « d’une remarque générale et non étayée sur la différence de prix45 », ainsi que l’« absence de comparaison des contenances, des proportions, des ingrédients et des investissements réalisés46 . Le tribunal refuse de suivre les parfumeurs sur ce terrain : Sont comparées les senteurs des parfums en cause, lesquelles sont des caractéristiques essentielles, pertinentes, vérifiables et représentatives de ces biens, peu important que les proportions des ingrédients ne soient pas détaillées, leur présence à titre d’ingrédient clefs, de notes de têtes, de cœur, et de fond suffisant à déterminer la place de chacune de ces senteurs dans l’univers olfactif proposé par les produits. Le grief de publicité trompeuse est également écarté, les sociétés requérantes n’ayant pas apporté la preuve que la fabrication des parfums « pirates » avait lieu ailleurs qu’en France ou en Italie, ni que la société PIN avait, contrairement à ce que le site annonçait, recours à des produits de synthèse pour fabriquer ses jus. En définitive, c’est par un raisonnement strictement calqué sur celui de l’arrêt L’Oréal c Bellure que les juges parisiens affirment le caractère illicite de la publicité comparative et, en conséquence, reconnaissent l’existence d’actes de contrefaçon. Le tribunal observe d’abord que le système mis en place sur le site Pirate-Parfums « conduit l’internaute à identifier le produit proposé par la défenderesse comme une imitation du jus du parfum de grande marque » ce 43. Voir Binctin, supra note 22 aux nos 830-831. 44. Art L 121-8 Code de la consommation. 45. « 95 % de produit pour 5 % de marketing, alors que cette formule s’inverse complètement chez les autres ». 46. Supra, note * à la p 13. Le site « Pirate-Parfums » 865 qui est directement contraire à l’art. L 121-9 4) du Code de la consommation. Le texte prévoit que la publicité comparative ne peut « présenter des biens ou des services comme une imitation ou une reproduction d’un bien ou d’un service bénéficiant d’une marque ou d’un nom commercial protégé ». Ainsi que l’a indiqué la Cour de justice dans sa décision L’Oréal c. Bellure, l’interdiction ne vise pas seulement « les messages publicitaires renvoyant explicitement à l’idée d’imitation ou de reproduction, mais également ceux qui, compte tenu de la présentation globale et du contexte économique de l’espèce, sont aptes à transmettre implicitement cette idée au public destinataire47 ». Dans l’affaire commentée, la défenderesse faisait valoir que ses produits n’étaient pas présentés comme des imitations, mais seulement comme des parfums « composés des mêmes ingrédients principaux » ou de la même famille olfactive48. La distinction paraît excessivement subtile, et elle n’est pas retenue par le tribunal. La société PIN affirme également que la décision L’Oréal c Bellure n’est pas transposable au cas d’espèce car « la question préjudicielle qui était posée portait non seulement sur des comparaisons de senteurs, mais également sur une imitation des marques, des flacons et des packagings, le produit litigieux étant présenté comme une imitation, ce qui n’est nullement le cas en l’espèce, dans la mesure où elle se contente d’une comparaison olfactive et ne présente pas des parfums comme des imitations ». Que faut-il penser de cet argument ? L’appréciation de l’imitation doit tenir compte « de la présentation globale et du contexte économique de l’espèce ». Or, ces éléments diffèrent effectivement entre les deux affaires puisque les produits commercialisés par la société PIN ne reprennent que la fragrance des parfums de grande marque, sans toutefois imiter ou rappeler leur dénomination ou leur flacon, comme le faisait la société Bellure avec ses propres produits. Le jugement ne retient pas cet argument et, là encore, on peut voir la marque de la décision L’Oréal c Bellure : peu importe que le message publicitaire signale qu’il s’agit d’une imitation du produit portant une marque protégée dans son ensemble ou seulement de l’imitation d’une caractéristique essentielle de celui-ci (en l’occurrence la fragrance49). Là ne s’arrêtent pas les torts de la défenderesse. En effet, elle présente ses produits comme des imitations de marques de parfums 47. L’Oréal, supra note 18 au §75. 48. Supra, note * à la p 20. 49. L’Oréal, supra note 18 au §76. Voir Binctin, supra note 22 au no 833. 866 Les Cahiers de propriété intellectuelle célèbres « associées à un univers de prestige et qui ont fait l’objet d’investissements marketing massifs50 ». Ce faisant, elle bénéficie d’un « point d’accroche » pour attirer les consommateurs en se plaçant dans le sillage des grands parfumeurs. On peut donc en déduire avec le tribunal que la société PIN tire indûment profit de la notoriété attachée aux grandes marques de parfums, ce qui est contraire à l’article L 121-9 1) du Code de la consommation. En somme, le service offert par le site Pirate-Parfums doit être considéré comme une publicité comparative illicite, d’une part parce qu’il présente des biens comme une imitation de biens couverts par une marque et, d’autre part, parce qu’il tire indûment profit de la notoriété des marques reproduites. L’exception de publicité comparative ne pouvant jouer, l’usage non autorisé des marques invoquées par les requérantes sur le site Pirate-Parfums est bien constitutif d’un acte de contrefaçon. En revanche, la demande fondée sur l’atteinte spécifique aux marques renommées (art. L 713-5) est rejetée, dans la mesure où ces faits ont déjà été sanctionnés sur le fondement de la contrefaçon par reproduction des marques dans le cadre d’une publicité comparative tirant indûment profit de leur notoriété. Le tribunal refuse également de faire droit aux demandes fondées sur la concurrence déloyale, aucune faute distincte ne pouvant selon lui être reprochée à la société PIN. Cette décision illustre à merveille les rapports complexes qu’entretient le droit des marques avec la publicité comparative. Sur le fond, on peut comprendre la volonté de protéger les grands groupes de luxe contre les initiatives d’opérateurs qui adoptent un comportement objectivement déloyal. À cet égard, la décision mérite très certainement l’approbation. Gardons cependant à l’esprit qu’en matière commerciale la liberté – d’entreprendre, d’expression – devrait demeurer la règle, et prenons garde à ce que le droit des marques ne serve pas de prétexte pour scléroser les discours commerciaux et préserver les rentes des opérateurs en place. La décision de la Chambre commerciale de la Cour de cassation dans l’affaire du « Deroxat51 » en donne une bonne illustration : en retenant qu’un médicament générique était présenté dans une publicité comme « l’équivalent » du médicament princeps et non comme son imitation, la Cour a permis à l’annonceur d’échapper à l’action 50. Supra, note * à la p 27. 51. Supra note 36. Le site « Pirate-Parfums » 867 en contrefaçon intentée par le titulaire de la marque. À l’évidence, la solution était justifiée par des préoccupations liées à la santé publique et à l’intérêt général, qui sont absentes de la présente affaire. Mais de telles considérations devraient-elles, en toute rigueur, avoir une incidence sur la portée du droit exclusif reconnu aux titulaires de marques ? Certes, Pirate-Parfums ne commercialise « que » des copies de fragrances connues. Contestable sur le plan moral, cette activité n’en est pas moins licite, tout au moins tant que les juges refuseront en France de protéger les senteurs originales par le droit d’auteur. La liberté d’expression est un droit fondamental pour les entreprises, y compris dans le cadre d’un discours publicitaire52. Peut-être ce droit fondamental aurait-il dû être mis en balance avec le droit de propriété invoqué par les titulaires de marques pour parvenir à une solution plus équilibrée ? 52. Voir Laure Marino, « Plaidoyer pour la liberté d’expression, droit fondamental de l’entreprise », [2011] RTDCom. 1. Capsule Les limites de l’approche technique de la reproduction : les copies sur écran et copie en cache au regard du droit d’auteur CJUE, 5 juin 2014, Public relations consultants Association Ltd c Newspaper Licensing Agency Ltd, aff. C-360/13 Guillaume Busseuil* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 871 1. L’admission implicite de la qualification de « reproduction » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 873 2. Le rejet explicite du régime de l’autorisation . . . . . . . . 875 3. L’absence d’atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre et l’absence de préjudice injustifié aux intérêts légitimes des ayants droit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 877 4. Libre circulation des contenus numériques et rejet d’une chaîne de consentement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 878 © Guillaume Busseuil, 2014. * Maître de conférences en droit privé, Université de Bourgogne ; membre du CREDIMI. [Note de la rédaction : ce texte a été soumis à une évaluation à double anonymat.] 869 Introduction La diffusion des œuvres sur Internet continue de cristalliser de nouvelles revendications des ayants droit tendant à voir accroître le champ de la protection du droit d’auteur, au risque de nourrir « la crise de légitimité du droit d’auteur »1. Nouvel épisode dans la confrontation entre les règles du droit de la propriété intellectuelle et l’architecture des réseaux numériques2, l’arrêt Public Relations Consultants Association du 5 juin 2014, relatif aux reproductions provisoires d’œuvres, a donné l’occasion à la Cour de justice de l’Union européenne de se pencher sur le traitement des copies informatiques – copies à l’écran, et copie dans le cache3 du disque dur – eu égard au droit d’auteur. Après l’important arrêt Svensson4 rendu cette année à propos de la qualification juridique de l’hyperlien au regard du droit d’auteur, la Cour est une nouvelle fois aux prises avec la tentation des titulaires de droit d’auteur d’étendre son champ d’application ; ceux-ci se heurtent pourtant à l’optimisation du fonctionnement des réseaux et une volonté de la juridiction de s’en tenir à une définition juridique, et non technique, de la reproduction. Les faits étaient les suivants. La société Meltwater offre aux professionnels des relations publiques un service de suivi des 1. André Lucas, Henri-Jacques Lucas, Agnès Lucas-Schoetter, Traité de la propriété littéraire et artistique, 4e éd (Paris, LexisNexis, 2012) au no 142. 2. Jacques de Werra, La propriété intellectuelle confrontée aux réseaux, in Vers une rénovation de la propriété intellectuelle ? 30ème anniversaire de l’IRPI, Préface de Jean-Christophe Galloux (Paris, LexisNexis, 2013) aux pp 51 et s. 3. La mémoire cache est une mémoire intégrée au processeur de l’ordinateur qui permet un stockage temporaire de données et la consultation hors connexion. 4. Arrêt du 13 février 2014 CJE Nils Svensson c Retriever Sverige AB, C-466/12, non encore publié (Recueil général) ; Note André Lucas, [2014] 4 Propriétés intellectuelles 165 ; Christophe Caron, [2014] 4 Communication Commmerce Électronique 3030 ; Emmanuel Derieux, « Lien hypertexte et droit d’auteur », [2014] 3 Revue Lamy de Droit de l’Immatériel 9. Voir également Guillaume Busseuil, « La libre circulation des contenus numériques entre accès et consentement : les précisions de la CJUE en matière de respect des droits de propriété intellectuelle », [2014] 6 Revue Lamy de Droit de l’Immatériel, p 12 et s [Busseuil, « La libre circulation »]. 871 872 Les Cahiers de propriété intellectuelle médias, et d’articles de presse publiés sur Internet, en fonction de mots clés fournis par les clients. Plusieurs éditeurs de journaux au Royaume-Uni ont estimé que Meltwater et ses clients devaient obtenir une autorisation des titulaires de droit d’auteur pour, respectivement, fournir et recevoir ce service. En effet, du point de vue des auteurs, la consultation du site Internet aboutit à la réalisation de copies sur écran et de copies dans la mémoire cache de l’ordinateur de l’utilisateur, soit des reproductions nécessitant l’autorisation des ayants droit. L’éditeur avait consenti à souscrire une licence de base de données Internet pour intégrer les publications et fournir son service, tandis que les auteurs soutenaient que la réception en ligne des rapports de suivi des médias nécessitait également leur autorisation. Le cadre juridique du litige est fixé par l’importante directive européenne du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. L’article 2 prévoit un droit exclusif pour les auteurs d’autoriser la reproduction de leur œuvre, qui est assorti de nombreuses exceptions listées à l’article 5 ; par exemple, l’exception de copie privée (article 5§2b.), ou encore celle attachée aux actes de reproduction provisoires, transitoires ou accessoires et constituant une partie intégrante et essentielle d’un procédé technique (article 5§1). Cette dernière exception est au cœur de l’arrêt commenté. Le degré d’harmonisation recherché par le législateur de l’Union européenne dans les directives est variable. Ainsi, l’exception concernant les copies provisoires est la seule qui est imposée par la directive de 2001 aux États membres de l’Union européenne, tandis qu’ils ont conservé la liberté de transposer les autres exceptions dans leur droit interne5. Il était, en effet, indispensable de conférer à l’article 5§1 un caractère obligatoire pour les États membres, car les communications en ligne seraient nécessairement entravées si certains États membres, et pas les autres, soumettaient les reproductions transitoires à autorisation. Ces reproductions ont déjà fait l’objet d’une décision Infopaq, en 20096. Était en cause dans cette affaire l’activité d’une société dans le domaine de la veille et de l’analyse de la presse écrite qui consistait à 5. Voir Jérôme Passa, « La directive du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information », [2001] 26 Semaine juridique – édition générale, au no 331. 6. Arrêt CJE Infopaq International A/S c Danske Dagblades Forening, C-5/08, [2009] ECR I-06569. Les limites de l’approche technique de la reproduction 873 établir des synthèses d’une sélection d’articles tirés de la presse quotidienne danoise et de divers périodiques. La Cour a estimé que la numérisation des articles et la mise en mémoire informatique d’extraits ainsi que leur impression sur support papier ne présentent pas un caractère transitoire et doivent donc recueillir le consentement des titulaires des droits d’auteur. En effet, l’impression sur support papier, donc en dehors de la sphère informatique, fait dépendre la suppression de la reproduction de la seule volonté de l’utilisateur, et ne revêt pas un caractère transitoire. Dans le prolongement de cette jurisprudence, l’affaire commentée soulève la question de savoir si les copies écran et en cache présentent un caractère transitoire, et bénéficient de l’exception de l’article 5§1 de la directive de 2001 sur le droit d’auteur, ce qu’admet clairement la Cour interrogée par voie préjudicielle par une juridiction britannique. Implicitement, c’est également la qualification même de « reproduction » des copies litigieuses qui prêtait à discussion. 1. L’admission implicite de la qualification de « reproduction » Certes focalisée sur le champ couvert par l’exception de reproduction transitoire, la question préjudicielle supposait néanmoins implicitement que les copies à l’écran et dans le cache du disque dur soient qualifiées de « reproduction » au sens de l’article 2 de la directive. En creux, c’est donc bien la notion de reproduction qui se trouve interrogée : est-ce que l’on est dans les limites internes du droit d’auteur, à savoir que celui-ci aurait pu s’appliquer à défaut de texte législatif venant le paralyser, ou est-ce qu’on ne se situe pas davantage dans les limites externes du droit d’auteur, c’est-à-dire en dehors du monopole7 ? Si une telle qualification paraît peu douteuse, tant la définition de la reproduction portée par la directive de 2001 est large8, elle peut 7. Sur cette distinction, Christophe Caron, « Les exceptions au regard du fondement du droit d’auteur en droit français » dans André Lucas, Pierre Sirinelli et Alexandra Bensamoun, dir, Les exceptions au droit d’auteur : état des lieux et perspectives dans l’Union européenne, 8e éd (Paris, Dalloz, 2012) à la p 34. 8. « Les États membres prévoient le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit, en tout en partie, pour les auteurs de leurs œuvres ». 874 Les Cahiers de propriété intellectuelle être accueillie avec circonspection s’agissant de copies purement techniques, qu’elles soient le fait de l’utilisateur ou de l’intermédiaire fournisseur d’accès à Internet. En effet, à supposer que l’on puisse différencier plusieurs séquences successives de reproduction des œuvres, le dispositif de l’arrêt qui vise « les copies sur l’écran d’ordinateur de l’utilisateur et les copies dans le cache du disque dur de cet utilisateur, effectuées par un utilisateur final au cours de la consultation d’un site internet », porte sur le caching d’utilisation, distinct du caching d’intermédiation9, c’est-à-dire les reproductions purement techniques opérées par les fournisseurs d’accès à Internet afin d’acheminer les contenus numériques vers l’utilisateur. La qualification de reproduction appliquée aux différentes copies, qu’elles soient réalisées par l’utilisateur ou l’intermédiaire, prête le flanc à la critique car le fait générateur du droit d’auteur repose sur un acte d’exploitation10. Or, les copies écran ou dans le cache sont inhérentes à la consultation des contenus numériques par l’internaute. Comme le relève un auteur, « l’absence de signification économique indépendante aurait d’ailleurs pu justifier un raisonnement non pas en termes d’exception mais d’exclusion du champ du droit exclusif »11. Il semble davantage que seules les copies qui génèrent un acte d’exploitation distinct du processus technique dont elles font partie devraient pouvoir être qualifiées de « reproduction ». C’est bien la raison pour laquelle, indépendamment de la qualification de « reproduction » au sens du droit d’auteur, le caching des intermédiaires fait l’objet d’un encadrement par la directive sur le commerce électronique du 8 juin 2000, qui exonère ces derniers d’une éventuelle responsabilité à son article 13. Malgré ces interrogations, ces copies sont clairement envisagées dans l’arrêt comme des reproductions, de sorte que la question de l’application de l’article 5§1 relatif aux reproductions transitoires se posait. 9. [2013] Lamy numérique no 2386. 10. Séverine Dusollier, « L’exploitation des œuvres : une notion centrale en droit d’auteur » dans Mélanges en l’honneur d’André Lucas (Paris, LexisNexis, 2014) à la p 267. 11. Supra note 5 au point 23. Les limites de l’approche technique de la reproduction 875 2. Le rejet explicite du régime de l’autorisation L’article 5§1 précité prévoit qu’un acte de reproduction est exempté du droit de reproduction à condition qu’il soit provisoire, transitoire ou accessoire, qu’il constitue une partie intégrante et essentielle d’un procédé technique, que son unique finalité soit de permettre une transmission dans un réseau entre un tiers par un intermédiaire ou une utilisation licite d’une œuvre ou d’un objet protégé et qu’il n’ait pas de signification économique indépendante. On relèvera d’emblée l’intensité de la coopération entre la Cour de justice et la juridiction nationale, dans la mesure où les deux dernières conditions ne sont pas examinées par la Cour de justice, qui s’en tient au périmètre de la question soumise par la juridiction nationale, limitée aux trois premières conditions12. Parmi celles-ci, c’est bien le caractère transitoire ou accessoire de la reproduction qui soulevait le plus de difficulté en l’espèce. En effet, tandis que les copies sur écran sont tout simplement supprimées lorsque l’internaute quitte le site Internet consulté, les copies en cache sont remplacées automatiquement par d’autres contenus après un certain temps d’utilisation, en fonction de la contenance du cache. Ces deux types de copies revêtent donc bien un caractère provisoire, de sorte que la première des conditions exigées par l’article 5§1 de la directive se trouvait remplie. Ensuite, les actes de reproduction doivent constituer une partie intégrante et essentielle d’un procédé technique, ce qui signifie que les actes de reproduction sont entièrement effectués dans le cadre de la mise en œuvre d’un procédé technique et, d’autre part, que la réalisation de ces actes de reproduction est nécessaire dans le sens où le procédé technique ne peut pas fonctionner sans ces actes13. Confirmant son analyse dans l’affaire Infopaq, la Cour considère que le procédé technique utilisé n’exclut pas l’intervention humaine, ce qui était le cas en l’espèce puisque la copie écran ou cache est déclenchée par l’internaute lui-même qui consulte des pages sur Internet. Si les copies écran rendent possible la consultation par Internet, les copies cache sont un gage d’optimisation de la 12. CJE Public relations consultants Association Ltd c Newspaper Licensing Agency Ltd, C-360/13, non encore publié(e) (Recueil général) au no 25. 13. Supra note 6 au no 61. 876 Les Cahiers de propriété intellectuelle navigation, sans lesquelles il serait impossible de consulter des documents volumineux. Une incertitude pesait cependant sur la nécessité de la copie cache. Certains auteurs estiment en effet que la reproduction dans un cache, qui constitue une facilité, mais ne présente pas cette nécessité qu’exige le texte, ne peut pour la seule raison qu’elle est technique, être couverte par l’exception14. La clarification apportée par la Cour de justice était d’autant plus bienvenue que le considérant no 33 de la directive était sur ce point d’une aide très relative. Celui-ci prévoit que sont couverts par l’exception de l’article 5§1 de la directive les actes de reproduction provisoires, qui sont transitoires ou accessoires, qui font partie intégrante et essentielle d’un processus technique et qui sont exécutés dans le seul but de permettre une transmission efficace dans un réseau entre tiers par un intermédiaire, soit une utilisation licite d’une œuvre ou d’un autre objet protégé. Sont ainsi couverts par l’exception de l’article 5§1 les actes de prélecture dans un support rapide (caching), y compris ceux qui permettent le fonctionnement efficace des systèmes de transmission, sous réserve que l’intermédiaire ne modifie pas l’information et n’entrave pas l’utilisation licite de la technologie, largement reconnue et utilisée par l’industrie, dans le but d’obtenir des données sur l’utilisation de l’information. Une utilisation est réputée être licite lorsqu’elle est autorisée par le titulaire du droit ou n’est pas limitée par la loi. À suivre le considérant de la directive, le caching ne serait donc pas soumis à autorisation de l’auteur s’il permet une transmission efficace de l’information et dès lors que l’intermédiaire n’entrave pas l’utilisation licite de la technologie... et de revenir, du moins en partie, au consentement du titulaire de droit, qui précisément n’a pas lieu d’être dans le champ de l’exception au droit de reproduction. La discussion s’est concentrée en l’espèce sur une troisième condition, alternative, relative au caractère transitoire ou accessoire de l’acte de reproduction. Un acte est qualifié de transitoire si sa durée de vie est limitée à ce qui est nécessaire pour son bon fonctionnement, et il pourra être qualifié d’« accessoire » s’il n’a ni existence 14. Michel Vivant, Jean-Marie Bruguière, Droit d’auteur et droits voisins, 2e éd (Paris, Dalloz, 2013) au no 602. Les limites de l’approche technique de la reproduction 877 ni finalité autonomes par rapport au procédé technique dont il fait partie. Les copies écran présentent clairement un caractère transitoire, puisqu’elles sont supprimées automatiquement par l’ordinateur au moment où l’internaute quitte un site Internet. L’application de cette troisième condition aux copies cache était en revanche malaisée, car leur conservation aux fins d’une éventuelle consultation ultérieure exclut leur suppression au moment où l’internaute cesse la consultation d’une page Internet15. Ces copies ne peuvent donc pas être qualifiées de « transitoires » et, s’agissant d’une dérogation au principe de l’autorisation de toute reproduction reconnu par la directive de 2001, l’interprétation stricte prévaut. Pour autant, et c’est la porte de sortie empruntée par la Cour, le texte contient une condition alternative : si la copie ne revêt pas un caractère transitoire, elle peut n’être qu’accessoire. Or, les copies en cache n’ont ni d’existence ni de finalité autonomes par rapport à la consultation, et ne peuvent être mises en œuvre par l’internaute en dehors de ce procédé. Le raisonnement sur ce point ne peut qu’être salué en ce qu’il reconnaît la dimension technique des copies litigieuses, quand bien même, mais c’est l’esprit de la directive, ces copies sont maintenues de manière assez artificielle dans le champ de l’exception au droit de reproduction. 3. L’absence d’atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre et l’absence de préjudice injustifié aux intérêts légitimes des ayants droit La directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur prévoit en outre à l’article 5§5, ce que la doctrine désigne par l’expression « triple test »16 : la réalisation d’un acte de reproduction provisoire n’est exempt du droit de reproduction que dans certains cas spéciaux, qui ne portent pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes des titulaires des droits. Certes, les internautes ont accès aux œuvres présentées sur des sites Internet sans l’autorisation des titulaires. Or, comme le relève la Cour, les œuvres sont mises en ligne par des éditeurs des 15. Supra note 12 au no 47. 16. Supra note 14 au no 580. 878 Les Cahiers de propriété intellectuelle sites Internet, qui sont tenus d’obtenir une autorisation des titulaires des droits d’auteur concernés, dès lors qu’il s’agit d’une communication au public au sens de l’article 3 de la directive précitée. À cet égard la Cour y voit, à juste titre, une exploitation normale des œuvres qui permet aux internautes de bénéficier d’une communication au public faite par l’éditeur17. Par conséquent, les conditions dans lesquelles les copies écran et dans le cache bénéficient de l’exception de reproduction transitoire ou accessoire apparaissent tout à fait raisonnables. Une difficulté demeure cependant s’agissant des copies cache. Elle tient à ce que les transmissions à partir du cache ne supposent pas une connexion directe au site d’origine et risquent par conséquent de ne pas pouvoir toujours être contrôlées et comptabilisées par l’exploitant du site, titulaire des droits sur les œuvres communiquées aux utilisateurs, ni même par le cédant de droits, en principe rémunéré par l’exploitant du site en proportion des recettes, donc du nombre des connexions au site ; autrement dit, on peut se demander si l’exception de reproduction transitoire ne pourrait pas être écartée lorsque le nombre des consultations à partir de la mémoire cache ne peut être répertorié auprès du site principal18. L’atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, fondée sur le triple test, pourrait asseoir cette solution ; la généralité de la motivation développée par la Cour dans son arrêt du 5 juin 201419 ne laisse néanmoins guère de place pour l’accueillir. 4. Libre circulation des contenus numériques et rejet d’une chaîne de consentement En effet, comme le relève l’auteur Lucas, « toute pratique interactive suppose des fixations transitoires, aussi bien dans le système de l’utilisateur qu’en amont dans la chaîne des prestataires acheminant l’information »20. Cette préoccupation est précisément celle de la Cour lorsqu’elle écarte la possibilité d’instituer une chaîne de consentement dans l’exploitation des œuvres sur Internet et évite 17. Supra note 12 au no 61. 18. Jérôme Passa, Divers – Internet et droit d’auteur, dans JurisClasseur – Propriété littéraire et artistique (Paris, Juris-Classeur, 2001) fascicule 1970 au § 67. 19. Supra note 12 au no 60 : « il y a lieu de constater que la réalisation des copies écran et des copies en cache ne porte pas atteinte à l’exploitation normale des œuvres ». 20. André Lucas, Droit d’auteur et numérique (Paris, Litec, 1998) au no 243 à la p 121. Les limites de l’approche technique de la reproduction 879 ainsi l’écueil d’une surprotection du droit d’auteur dans la sphère numérique. Dès lors qu’il a consenti initialement à l’exploitation de l’œuvre par l’éditeur, l’auteur ne peut exiger une réitération de son consentement au moment où l’utilisateur final prend connaissance de l’œuvre qui est l’objet d’une communication licite au public. Par ailleurs, l’absence d’autorisation au stade de la consultation n’empêche pas l’auteur de prendre en considération ces reproductions provisoires inhérentes à la consultation de l’œuvre dans la rémunération due. La décision sous commentaire peut être rapprochée de l’arrêt Svensson du 13 février 201421, dans lequel la Cour a considéré, en amont cette fois du champ d’application du droit d’auteur, que la fourniture sur un site Internet de liens cliquables vers des œuvres librement disponibles sur un autre site Internet ne constitue pas un acte de communication au public. L’auteur ne peut ainsi exciper d’un nouveau consentement au moment de la pose d’un lien dirigé vers le site éditeur de l’œuvre, dès lors qu’il a consenti initialement à la mise en ligne de son œuvre, que le public ciblé par la communication initiale est constitué, dans l’esprit de la Cour, de l’ensemble des visiteurs potentiels du site, et que l’accès à l’œuvre ne fait l’objet d’aucune restriction22. En refusant de soumettre au droit exclusif de reproduction toutes les fixations éphémères sur écran ou dans la mémoire cache, la Cour se départit d’une approche purement technique du droit d’auteur, envisagée par le texte, mais dénoncée par certains auteurs23 et préserve la finalité du droit de reproduction, à savoir être adossé à un acte d’exploitation de l’œuvre ; et la Cour d’inciter clairement les titulaires de droit d’auteur à consentir de manière éclairée, ex ante, à une juste rémunération de la mise en circulation de l’œuvre. 21. Nils Svensson supra note 4. 22. Busseuil, supra note 4 à la p 15. 23. Lucas, Lucas et Lucas-Schoetter, supra note 1 au no 258 : « dès lors que la communication de l’œuvre au public donne prise en elle-même au droit d’auteur, ce qui est le cas bien sûr pour la diffusion sur les réseaux numériques, il est inutile et dangereux de segmenter artificiellement le processus, pour prétendre identifier des actes distincts de reproduction, afin de soumettre au contrôle de l’auteur ou de son ayant droit toutes les fixations provisoires permettant d’acheminer les informations, et en aval, toute visualisation d’une œuvre sur l’écran de l’utilisateur ». Capsule Précisions européennes sur l’action en déchéance des droits pour dégénérescence de la marque Laure Lalot* 1. Le litige et les questions préjudicielles. . . . . . . . . . . . 883 2. Le cadre juridique et la réponse de la Cour . . . . . . . . . 885 3. Le critère objectif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 887 3.1 La fonction d’identification d’origine de la marque . . 887 3.2 La définition du public pertinent . . . . . . . . . . . . 891 4. Le critère subjectif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 895 4.1 L’inactivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 895 4.2 La désignation alternative du produit . . . . . . . . . 898 5. Les effets de la déchéance . . . . . . . . . . . . . . . . . . 898 © CIPS, 2014. * Titulaire du C.A.P.A et étudiante au sein du Master 2 Droit des Créations Numériques (Universités Paris-Sud 11 et Paris 1 Panthéon-Sorbonne), en stage chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. [Note de la rédaction : ce texte a été soumis à une évaluation à double anonymat.] 881 Tarde venientibus ossa (« À ceux qui ne sont pas vigilants, il ne reste que les os. ») 1. Le litige et les questions préjudicielles La présente affaire soumet à la Cour de Justice de l’Union européenne la délicate question de la déchéance des droits pour dégénérescence de la marque, véritable épée de Damoclès qui menace tout titulaire de marque qui aurait fait preuve de négligence. La demanderesse Backaldrin n’a malheureusement pas échappé à cette action. Backaldrin produisait un mélange prêt à l’emploi destiné aux boulangers. Elle avait fait enregistrer sa marque KORNSPITZ pour les produits suivants : « farines et préparations faites de céréales ; pain, pâtisserie et confiserie »1. Le mélange était ensuite utilisé par les boulangers afin de préparer un petit pain à la forme oblongue se terminant en pointe aux deux extrémités. Enfin, les pains étaient vendus directement, ou par l’intermédiaire de magasins de denrées alimentaires, sous la désignation « Kornspitz ». Ce produit était très connu en Autriche et connaissait un vif succès auprès du consommateur final. En 2010, Pfahnl, un concurrent de la demanderesse, introduit une demande de déchéance des droits conférés par la marque KORNSPITZ pour les produits susvisés. À l’appui de sa demande, il soutenait que ladite marque serait devenue la désignation usuelle d’un petit pain de farine bise, se terminant en pointe aux deux extrémités. Le titulaire estimait en revanche que, même si les consommateurs n’étaient pas conscients d’avoir affaire à une marque, les boulangers et les détaillants de denrées alimentaires étaient eux conscients du fait que la désignation utilisée était une marque. 1. Ces produits relèvent de la classe 30 au sens de l’arrangement de Nice concernant la classification internationale des produits et des services aux fins de l’enregistrement des marques. 883 884 Les Cahiers de propriété intellectuelle La demande en déchéance est néanmoins accueillie le 26 juillet 2011 par la division d’annulation de l’Österreichischer Patentamt2. Selon cette dernière, la demande est en effet conforme à l’article 33b de la loi autrichienne de 1970 sur la protection des marques3, dans sa rédaction en vigueur à la date des faits. Backaldrin forme alors un recours devant l’Oberster patent-und Markensenat4, juridiction à l’origine de la présente question. Le juge autrichien constate que les produits pour lesquels la marque est enregistrée ne s’adressent pas au même public. En effet, si les produits bruts commercialisés par la demanderesse sous la marque KORNSPITZ s’adressent aux distributeurs et aux boulangers, les produits finis s’adressent aux consommateurs finals, eux-mêmes clients des distributeurs et des boulangers5. La juridiction de renvoi décide alors de surseoir à statuer et interroge la Cour de justice sur les trois questions préjudicielles suivantes : 1) Une marque est-elle devenue la « désignation usuelle dans le commerce d’un produit ou d’un service » au sens de l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive [2008/95] lorsque a) les commerçants sont conscients du fait qu’il s’agit d’une indication d’origine, mais qu’ils n’en informent généralement pas les [utilisateurs finals] et que b) pour cette raison notamment, les [utilisateurs finals] perçoivent la marque non plus comme une indication d’origine, mais comme la désignation usuelle de produits ou de services pour lesquels elle est enregistrée ? 2) Le fait que le titulaire de la marque reste inactif alors que les commerçants n’indiquent pas à leurs clients qu’il s’agit d’une 2. Office autrichien des brevets. 3. Markenschutzgesetz 1970, BGBI. 260/1970 qui prévoit que « toute personne peut demander la radiation d’une marque lorsque, après la date de son enregistrement, la marque est devenue, par le fait de l’activité ou de l’inactivité de son titulaire, la désignation usuelle dans le commerce d’un produit ou d’un service pour lequel elle est enregistrée ». 4. Chambre supérieure de brevets et des marques. 5. Backaldrin Österreich The Kornspitz Company GmbH c Pfahnl Backmittel GmbH [Backaldrin], CJE C-409/12, [non encore publié (Recueil général)] au §12 ; voir aussi Christophe Caron, « La terrible déchéance pour dégénérescence de la marque », [2014] 5 Communication commerce électronique comm 44 ; Laurence Idot, « Déchéance de la marque », [mai 2014] Europe no 5 comm 230 ; Jean-Pierre Clavier, « Désignation usuelle du produit et public concerné », [1er mai 2014] 5 L’Essentiel Droit de la Propriété Intellectuelle à la p 5. Précisions européennes sur l’action en déchéance 885 marque enregistrée suffit-il à constituer une « inactivité » au sens de l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive 2008/95 ? 3) Les droits attachés à une marque qui est devenue, en raison de l’activité ou de l’inactivité de son titulaire, la désignation usuelle pour les [utilisateurs finals], mais pas pour le commerce, doivent-ils être déclarés déchus au cas et uniquement au cas où les consommateurs finals n’ont pas d’autre possibilité que d’utiliser cette désignation parce qu’il n’existe pas de termes alternatifs équivalents ?6 2. Le cadre juridique et la réponse de la Cour L’alinéa 12(2)a) de la directive 2008/95 du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008 dispose que : 2. Sans préjudice du paragraphe 1, le titulaire d’une marque peut être déchu de ses droits lorsque, après la date de son enregistrement, la marque : a) est devenue, par le fait de l’activité ou de l’inactivité de son titulaire, la désignation usuelle dans le commerce d’un produit ou d’un service pour lequel elle est enregistrée ; »7 [Les italiques sont nôtres.] Ainsi, l’action en déchéance de la marque requiert la réunion de deux critères, à savoir la désignation usuelle du produit (critère objectif) et l’attitude du titulaire de la marque (critère subjectif)8. Pour répondre à la question posée, la Cour de justice estime que9 : 1) L’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive 2008/95/CE [...], doit être interprété en ce sens que, dans 6. Backaldrin, ibid au §16. 7. CE, Directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques, [2008] JO L 299/25. 8. Cette conception subjective est également la position retenue par le législateur français. En effet, l’article L 714-6 du Code de la propriété intellectuelle (ci-après « CPI ») dispose que « encourt la déchéance de ses droits le propriétaire d’une marque devenue de son fait : [...] la désignation usuelle dans le commerce du produit ou du service ». 9. Backaldrin, supra note 5 au §41. 886 Les Cahiers de propriété intellectuelle une situation telle que celle en cause au principal, le titulaire d’une marque s’expose à la déchéance des droits conférés par cette marque pour un produit pour lequel celle-ci est enregistrée lorsque, par le fait de l’activité ou de l’inactivité de ce titulaire, ladite marque est devenue la désignation usuelle de ce produit du point de vue des seuls utilisateurs finals de celui-ci. 2) L’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens que peut être qualifié d’« inactivité », au sens de cette disposition, le fait pour le titulaire d’une marque de s’abstenir d’inciter les vendeurs à utiliser davantage cette marque pour la commercialisation d’un produit pour lequel ladite marque est enregistrée. 3) L’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens que le prononcé de la déchéance des droits conférés au titulaire d’une marque ne suppose pas de déterminer si, pour un produit dont la marque est devenue la désignation usuelle dans le commerce, il existe d’autres désignations. [Les italiques sont nôtres.] Ces trois questions méritent d’être plus amplement discutées. Elles donnent l’occasion à la Cour de préciser le contenu réel des critères objectif et subjectif constitutifs de l’action en déchéance pour dégénérescence de la marque. La Cour donne une interprétation large de cette action, ce qui conduit à renforcer son efficacité et, par là-même, sa légitimité. L’arrêt aborde également en filigrane la question des effets de la déchéance. Enfin, il est important de rappeler, à titre liminaire, que le présent recours est une question préjudicielle en interprétation, désormais considérée comme la voie privilégiée pour permettre à la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE ») de faire œuvre créatrice en l’absence d’harmonisation entre les États membres. La Cour a en effet reconnu depuis longtemps la portée générale – ou l’effet erga omnes – des décisions rendues en interprétation10, à tel 10. Voir à cet égard Da Costa en Schaake NV, Jacob Meijer NV, Hoechst-Holland NV contre Administration fiscale néerlandaise, CJE C-28/62, [1963] ECR I-00061 ; (1963) Recueil Dalloz Sirey Jur aux pp 642-643 (annotation Jean Robert). Précisions européennes sur l’action en déchéance 887 point que certains auteurs affirment que ces arrêts revêtent une autorité absolue de chose jugée11. 3. Le critère objectif La première question formulée consistait à savoir si l’article 12, paragraphe 2, sous a) de la directive 2008/95 devait être interprétée en ce sens que le titulaire d’une marque s’expose à la déchéance des droits conférés par cette marque pour un produit pour lequel celle-ci est enregistrée lorsque, par le fait de l’activité ou de l’inactivité de ce titulaire, ladite marque est devenue la désignation usuelle de ce produit du point de vue des seuls utilisateurs finals de celui-ci12. 3.1 La fonction d’identification d’origine de la marque La juridiction de renvoi s’interroge en particulier sur le point de savoir si le seul fait que les consommateurs finals ne perçoivent plus la désignation comme une indication d’origine suffit à remplir la condition objective de la déchéance prévue à l’article 12, paragraphe 2, sous a) de la directive13. La Cour rappelle d’emblée sa jurisprudence selon laquelle cet article vise les situations dans lesquelles la marque n’est plus apte à remplir sa fonction d’indication d’origine14. Aussi, cette fonction est prépondérante dans la mesure où elle permet d’identifier le produit ou service désigné par la marque comme provenant d’une entreprise donnée et donc de distinguer ce produit ou service de ceux d’une autre entreprise15, étant entendu que cette entreprise est celle sous 11. Voir par exemple Joëlle Molinier et Jaroslaw Lotarski, Droit du contentieux de l’Union européenne, 3e éd (Paris, LGDJ, 2010) à la p 133) : il en résulte que « la décision devient [...] un “précédent” et doit donc être appliquée non seulement par la juridiction qui l’a provoquée mais par toutes les juridictions de tous les États membres ». 12. Backaldrin, supra note 5 au § 17. 13. Conclusions de l’Avocat général Pedro Cruz de Villalón, présentées le 12 septembre 2013, affaire Backaldrin, supra note 5 au § 34. 14. Björnekulla Fruktindustrier AB c Procordia Food AB, CJE C-371/02, [2004] ECR I-05791 au § 22 ; Arnaud Folliard-Monguiral, « Signes appropriables. Arrêt CJCE Bostongurka dégénérescence de la marque et public de référence », [2004] 7 Propriété industrielle comm 62 ; Backaldrin, supra note 5 au §19. 15. Backaldrin, supra note 5 au § 20, citant les arrêts du 23 mars 2010, Google France c Louis Vuitton Malletier SA, C 236/08 ; Google France c Viaticum SA, Luteciel SARL, C 237/08 et Google France c Centre national de recherche en 888 Les Cahiers de propriété intellectuelle le contrôle de laquelle le produit est commercialisé16. Cette fonction est d’ailleurs la condition de validité d’un signe à titre de marque17. Ces observations préliminaires ne sont pas anodines. En se prononçant ainsi, la Cour de justice insiste sur la fonction essentielle de la marque qui consiste à garantir aux consommateurs la provenance du produit18. Ainsi, la fonction d’identité d’origine est le corollaire de l’action en déchéance de la marque. Lorsque celle-ci ne remplit plus la fonction essentielle, elle a perdu son caractère distinctif et est devenue une désignation usuelle. Le titulaire encourt alors le risque d’être déchu de ses droits19. Cette « piqûre de rappel » sur l’importance donnée à la fonction d’indication d’origine est utile. Tout d’abord, puisque la demanderesse soutenait, pour s’opposer à l’argument selon lequel sa marque serait devenue une désignation usuelle, que l’examen de l’article 12 paragraphe 2, sous a), 16. 17. 18. 19. relations humaines (CNRRH), C-238/08, ECR I-2417 au pt. 77 ; [2010] PIBD III, 296 ; Pascale Tréfigny-Goy, « La CJUE et la question des mots-clés proposés par les moteurs de recherche... », [2010] 5 Propriété industrielle comm 31 ; Arnaud Folliard-Monguiral, « Actes de contrefaçon. Arrêt Google », [2010] 6 Propriété industrielle comm 38 ; Prudence Cadio et Antoine Gendreau, « Le service Adwords sous la loupe de la CJUE : le fin mot de l’histoire ? », [2010] 7 Revue de jurisprudence de droit des affaires 659, ainsi que du 22 septembre 2011, Bud jovický Budvar, národní podnik c Anheuser-Busch Inc., CJE C-482/09, [2011] ECR I-08701 au pt. 71 ; Arnaud Folliard-Montguiral, « CJUE, arrêt Budweiser : la tolérance et l’usage simultané honnête », [2011] 11 Propriété industrielle comm 79. Supra note 13 au § 27. Backaldrin, supra note 5 au §21. L’article 2 de la directive 2008/95 dispose que « Peuvent constituer des marques tous les signes susceptibles d’une représentation graphique, notamment les mots, y compris les noms de personnes, les dessins, les lettres, les chiffres, la forme du produit ou de son conditionnement, à condition que de tels signes soient propres à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises ». Cette fonction avait été consacrée dans l’arrêt de la Cour du 22 juin 1976, Société Terrapin (Overseas) Ltd c Société Terranova Industrie CA Kapferer & Co, CJE C-119/75, [1976] ECR I-01039 puis rappelée dans l’arrêt Arsenal du 12 novembre 2002, Arsenal Football Club plc c Matthew Reed, CJE C-206/01, [2002] ECR I-10273 au § 51 ; Georges Bonet, Xavier Buffet Delmas et Emmanuel Joly, « Chroniques : Droit des marques et autres signes distinctifs », [Avril 2003] 7 Propriété intellectuelle 196 ; (2004) Revue trimestrielle de droit européen 106 ; Jérôme Passa, « L’usage de la marque dans la jurisprudence récente de la CJCE », [2003] 3 Revue de jurisprudence de droit des affaires 195. Backaldrin, supra note 5 au § 22. Citant notamment un arrêt du 27 avril 2006, Levi Strauss & Co c Casucci SpA, CJE C-145/05, [2006] ECR I-3703 au §33 [Levi Strauss]. Précisions européennes sur l’action en déchéance 889 supposait également de prendre en compte la fonction de qualité ou de garantie attribuée à une marque. En d’autres termes, elle soulevait la question de savoir si le public pertinent associait aux produits vendus sous la marque des « caractéristiques concrètes et une qualité constante »20. Bien que la Cour ne se prononce pas directement sur ce point, l’Avocat général relève que la fonction de qualité est inhérente à la fonction d’origine du produit. Il estime en effet que « la marque protège les attentes du consommateur en ce qui concerne le produit d’une entreprise et non en ce qui concerne une notion dans laquelle le consommateur voit une désignation générique »21. Partant, « si la marque cesse de remplir sa fonction d’origine, parce qu’elle est devenue la désignation générique du produit, elle cesse également de remplir sa fonction de qualité »22. Il en résulte que le critère de la fonction de qualité du produit est indifférent pour observer la transformation d’une marque en désignation générique23. Ce moyen n’est néanmoins pas dénué de pertinence dans la mesure où la Cour de justice a dégagé d’autres fonctions de la marque. Ainsi, dans l’arrêt L’Oréal c Bellure, la Cour a consacré la fonction de qualité, d’investissement, de communication et de publicité de la marque24. Cette jurisprudence a été confirmée par la suite s’agissant de la fonction de publicité25 puis d’investissement26. La portée de cette consécration est néanmoins incertaine. À cet égard, le professeur Jérôme Passa estime que la brèche ouverte par l’arrêt L’Oréal semble être réduite à une « peau de chagrin » par la jurisprudence postérieure27. Ces nouvelles fonctions revêtiraient 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. Supra note 13 au §37. Ibid au §42. Ibid au §42. CE, Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (CE) no 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire, [2013] COM/2013/0161 final – 2013/0088 (COD) au § 5.3 de l’exposé des motifs. L’Oréal SA c Bellure NV, CJE C-487/07, [2009] ECR I-05185 au pt. 58 ; Laure Marino, « L’affaire l’Oréal : le droit des marques et la publicité comparative sous le sceau du parasitisme », [2009] 31-35 Semaine juridique – édition générale 39 ; Laurence Idot, « Nouvelle prise de position sur les rapports entre la marque et la publicité comparative », [août-septembre 2009] Europe comm n 330 aux pp 39-40 ; Benoît Humblot, « Droit des marques : apports essentiels de la CJCE autour de la fonction essentielle de la marque », [2009] 53 Droit de l’immatériel : informatique, médias, communication 8. Voir les affaires Google, supra note 15 au §77. Interflora et Interflora British Unit c Marks & Spencer plc, CJE C-323/09, [2011] ECR I-8625 au § 38. En effet, les critères dégagés pour qualifier respectivement une atteinte à la fonction de publicité de la marque (Google France et Google, supra note 15 au §77) et une atteinte à la fonction d’investissement de la marque (Interflora et Interflora 890 Les Cahiers de propriété intellectuelle désormais un rôle résiduel, la Cour ne souhaitant probablement pas bouleverser l’équilibre existant. Cette frilosité des institutions de l’Union à reconnaître de nouvelles fonctions de la marque est d’ailleurs confortée par la récente proposition de réforme du droit des marques initiée par la Commission européenne. Dans sa proposition de règlement, la Commission relève en effet que le fait d’accorder de nouvelles fonctions à la marque [...] a engendré une situation d’insécurité juridique et que pour des raisons de sécurité juridique et de cohérence, il est donc précisé que dans les cas relevant à la fois de la double identité, visée à l’article 9, paragraphe 1, point a), et de la similitude, visée à l’article 9, paragraphe 1, point b), seule compte la fonction d’indication de l’origine. 28 [Les italiques sont nôtres.] Le nouveau libellé de l’article 9 du projet de règlement sur la marque communautaire consacre d’ailleurs le principe selon lequel le titulaire d’une marque européenne peut interdire à un tiers de faire usage d’un signe identique pour des produits ou services identiques et que cet usage porte atteinte à la fonction d’origine des produits29. La Commission exclut donc délibérément l’atteinte portée aux autres fonctions de la marque. Ensuite, cette décision permet à nouveau de rappeler le lien étroit existant entre la perte du caractère distinctif et la déchéance de la marque. En l’espèce, c’est précisément la perte de l’indication d’origine qui a fait perdre son caractère distinctif à la marque KORNSPITZ et a donc permis de remplir le critère objectif requis par l’article 12, paragraphe 2, sous a) de la directive30. British Unit, ibid au §38) sont tellement difficiles à remplir qu’il semblerait que la CJUE vide de toute substance la consécration qu’elle avait effectuée en 2009. En ce sens, voir Jérôme Passa, « Les nouvelles fonctions de la marque dans la jurisprudence de la Cour de justice : portée ? Utilité ? », [2012] 6 Propriété industrielle étude 11. 28. Supra note 23 au §5.3 de l’exposé des motifs. 29. Ibid au §12. 30. Backaldrin, supra note 5 au § 29. À cet égard, le professeur Jérôme Passa constate que la chambre commerciale de la Cour de cassation française a, dans un arrêt du 10 juillet 2007, « fait apparaître que [...] la marque devenue usuelle au sens du texte est, plus largement, celle qui a perdu son caractère distinctif » (Cass Précisions européennes sur l’action en déchéance 891 En définitive, cette solution est conforme à la philosophie qui sous-tend l’existence même du droit exclusif. Le droit exclusif ne se justifie que dans la mesure où il est apte à exercer la fonction d’identification d’origine du produit, autrement dit, l’origine commerciale permettant de distinguer le produit en cause de ceux d’un tiers. 3.2 La définition du public pertinent Dans le cas d’espèce, la Cour observe que « les utilisateurs finals du produit en cause perçoivent ce signe verbal comme la désignation usuelle de ce produit et ne sont, dès lors, pas conscients du fait que certains de ces petits pains ont été obtenus à partir d’un mélange prêt à l’emploi livré sous la marque KORNSPITZ par une entreprise déterminée »31. Et d’ajouter que cette perception est amplifiée par le fait que les vendeurs n’informent pas les utilisateurs de l’existence d’un droit de marque ou d’une indication de la provenance des produits proposés à la vente32. Le signe verbal litigieux est ainsi perçu par les utilisateurs finals « comme la désignation usuelle d’un produit de boulangerie, à savoir des petits pains à la forme oblongue se terminant en pointe aux deux extrémités »33. Il en résulte que la marque KORNSPITZ ne remplit plus sa fonction d’indication d’origine ce qui ouvre la voie à une déchéance des droits pour perte du caractère distinctif34. La Cour affirme ici clairement que le public pertinent concerne les consommateurs seuls, à l’exclusion des professionnels35. Cette solution appelle plusieurs observations. En premier lieu, en se prononçant ainsi, la Cour précise sa jurisprudence Björnekulla Fruktindustrier. Dans cet arrêt, les juges européens avaient estimé que le public pertinent qui devait être pris en compte lors de l’examen de l’article 12, paragraphe 2, sous a) de la directive était constitué « par l’ensemble des consommateurs ou des utilisateurs finals et, en fonction des caractéristiques du marché du produit concerné, par l’ensemble des professionnels qui intervien- 31. 32. 33. 34. 35. com, 10 juillet 2007, no 06-15.593) : Jérôme Passa, « L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en vigueur du droit », [2010] 10 Propriété industrielle dossier 4 [Passa, « L’incidence »]. Backaldrin, supra note 5 au §23. Ibid aux §24-25. Ibid au §10. Ibid au §26. Ibid aux §29-30. 892 Les Cahiers de propriété intellectuelle nent dans la commercialisation de celui-ci »36. Cette solution se justifiait notamment par le constat selon lequel la commercialisation d’un produit vise à inciter les consommateurs et les utilisateurs finals à acquérir ledit produit. La jurisprudence Björnekulla Fruktindustrier avait ainsi clairement privilégié la prise en compte des consommateurs ou des utilisateurs finals du produit. La décision d’espèce était donc prévisible sur ce point. L’on peut d’ailleurs à ce stade observer que la CJUE opte pour une interprétation large de la notion de « public pertinent » et cherche à étendre le domaine d’application de l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive37. Quoi qu’il en soit, il nous semble que le véritable intérêt de cette référence au public pertinent ne réside pas tant dans la référence primordiale donnée au « consommateur » que dans la précision apportée aux termes « fonction des caractéristiques du marché du produit concerné ». La portée de l’arrêt Björnekulla Fruktindustrier quant à l’interprétation de ce terme s’en trouve éclairée. Or, cela revêt une importance fondamentale dans la mesure où l’issue donnée à une action en déchéance de la marque sera différente selon que le public est constitué seulement des utilisateurs finals ou, également, des professionnels du secteur. En effet, il est constant que les consommateurs sont plus enclins à percevoir un produit ou un service comme une désignation usuelle. Ce constat est amplifié lorsque, à l’instar du cas d’espèce, il n’existe pas d’information a priori de la part des vendeurs et concurrents du titulaire de marque concernés. En revanche, la prise en compte de l’ensemble des professionnels peut parfois conduire à écarter la déchéance de la marque. Dans le cas d’espèce, si le public pertinent avait été constitué également par les professionnels, il est fort probable que cela aurait conduit à écarter la déchéance de la marque. En effet, il ressort tant des conclusions de l’Avocat général que de l’arrêt de la Cour que les boulangers et les détaillants autrichiens continuaient à considérer le terme « Kornspitz » comme une marque. Pour étayer cette position, la Cour fait expressément référence aux conclusions de l’Avocat général. Or, au point 57 de ses conclu36. Björnekulla Fruktindustrier AB c Procordia Food AB, supra note 14 au §26 [Les italiques sont nôtres.] 37. À cet égard, il est utile de relever que le professeur Jérôme Passa avait également constaté la tendance jurisprudentielle française à étendre le domaine d’application de l’article L 714-6 CPI et alertait sur la nécessité d’interpréter strictement cette exception : Passa, « L’incidence », supra note 30. Précisions européennes sur l’action en déchéance 893 sions, Pedro Cruz de Villalón déclare que c’est l’objectif de la réglementation qui constitue le critère décisif nécessaire pour déterminer les caractéristiques du marché38. En présence d’une vente de produit, la marque fait [...] partie intégrante d’un processus de communication, en l’occurrence entre les vendeurs et les acheteurs [...]. Si l’un des deux groupes voit dans la marque une désignation générique, il y a échec du transfert de l’information que l’on voulait communiquer par la marque.39 Ainsi, pour qu’un marché présente des caractéristiques permettant de prendre en compte les intermédiaires, il faudrait que cet intermédiaire ait un « rôle à jouer » dans l’appréciation du caractère générique40. En définitive, il résulterait de l’examen que, « lorsqu’un intermédiaire exerce une influence déterminante sur la décision d’achat de l’acheteur, de telle sorte que sa connaissance de la fonction d’origine de la marque permet au processus de communication d’aboutir », alors la marque exercerait sa fonction d’origine41. Il se pose dès à présent la question de savoir dans quels cas l’intermédiaire exercerait une influence déterminante sur la décision d’achat de l’acheteur. L’on peut ainsi penser à des produits très techniques (tels que les appareils numériques ou technologiques qui sont onéreux et requièrent conseil pour un client) ou encore à des produits ou services dans lesquels il existe une obligation d’information et un devoir de conseil accru améliorés. Selon l’approche restrictive mise de l’avant par l’Avocat général, l’influence déterminante se manifesterait par exemple lorsque le conseil est « déterminant de la décision d’achat », voire qu’il prend cette décision en lieu et place du consommateur, comme dans le cas des pharmaciens ou des médecins42. Il reviendra en réalité aux juridictions nationales, en fonction des circonstances propres à chaque espèce, de qualifier le critère de l’« influence déterminante sur la décision d’achat de l’acheteur ». Enfin, l’Avocat général nous rappelle que le consommateur à prendre en compte est le consommateur moyen, normalement 38. 39. 40. 41. 42. Supra note 13 au §57. Ibid au §58. Ibid au §59. Ibid. Ibid. 894 Les Cahiers de propriété intellectuelle informé et raisonnablement attentif et avisé auquel la Cour se réfère habituellement pour apprécier le caractère distinctif de la marque43. Il est néanmoins permis de s’interroger sur le bien-fondé de l’opportunité d’une telle décision. En effet, le critère des consommateurs est un critère par nature instable. Le consommateur peut avoir tendance, par facilité, à associer le nom d’un produit renommé ou de grande consommation à sa marque44, et ce de manière très rapide45. Une appréciation fondée uniquement sur la perception qu’a le consommateur final du produit pourrait également inciter les concurrents mal intentionnés à multiplier les actions en déchéance de marques auprès des autorités compétentes. Dans le cas d’espèce, la demande de déchéance avait été effectuée par un concurrent direct. Or, la juridiction de renvoi alertait sur le risque que la déchéance de la marque KORNSPITZ permette aux concurrents de mentionner sur le produit de base qu’il est destiné à fabriquer des « Kornspitz », et de s’interroger ainsi sur la compatibilité d’un tel acte avec la protection constitutionnelle de la propriété intellectuelle. Il existe en effet un risque d’utilisation abusive de ce droit qui aurait pour objet de tirer parti d’une situation de concurrence et, en conséquence, de diminuer le monopole d’exploitation conféré par le titre. Ce sont les juridictions nationales qui apprécient et continueront d’apprécier, au cas par cas, si les actions intentées sont effectuées en conformité avec les règles applicables en matière de concurrence. À cet égard, elles auront la possibilité de dégager d’autres critères pour qualifier les « caractéristiques du marché concerné », le critère de l’objectif de la réglementation étant considéré comme le critère décisif mais non unique... De même, il est utile de rappeler que le juge interne a la possibilité d’observer si le consommateur final perçoit la dénomination comme une désignation usuelle d’un produit au regard des éléments de preuve qui lui sont présentés. Ainsi, il est constant que le demandeur en déchéance doit rapporter la preuve que la marque a été 43. Ibid au §56. 44. Voir en ce sens, Eric Le Bihan, « Perte du droit sur la marque : transformation en “res communes”, dégénérescence de marque », dans JurisClasseur – MarquesDessins et modèles, (Paris, LexisNexis, 2009) fascicule 7405 [Le Bihan, « Perte du droit »]. 45. Ainsi, en France, dans l’arrêt visant les marques CAPS et SLAMMER la Cour d’appel de Paris a, pour prononcer la dégénérescence de la marque, constaté que les dénominations litigieuses ont été utilisées comme des noms communs et que, en quelques mois seulement, elles sont devenues usuelles CA Paris, 27 février 2002, no 10/20967, [2012] PIBD III, 276, no 960. Précisions européennes sur l’action en déchéance 895 utilisée comme désignation usuelle d’un produit46. En France, la Cour de cassation censure systématiquement les arrêts d’appel qui auraient accueilli une demande de déchéance en se fondant sur des preuves insuffisantes47. Pour tester la perception par le public, des outils statistiques pourront d’ailleurs être utilisés. Dans le cas d’espèce, la juridiction de renvoi fait ainsi état de la possibilité de tester la perception du signe verbal par un « sondage d’opinion »48. En répondant à la première question préjudicielle, la Cour luxembourgeoise a observé le critère objectif de l’action en déchéance de la marque. Les deuxième et troisième questions soumettent pour leur part le critère subjectif à l’interprétation du juge de l’Union. 4. Le critère subjectif Les questions soumises à l’appréciation de la Cour avaient trait respectivement aux notions d’inactivité et de désignation alternative du produit. 4.1 L’inactivité Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi cherchait à savoir si « le fait pour un titulaire d’une marque de s’abstenir d’inciter les vendeurs à utiliser davantage cette marque pour la commerciali- 46. CA Paris, 14 novembre 1995, Perfecto, [1996] PIBD III 68 ; Trib gr inst Grenoble, 21 septembre 2000, Thermos, [2002] Dalloz Sommaire 1133 (observations Sylviane Durrande). 47. Pour une application récente, voir l’arrêt Dammann Frères c Country Farm Factory. Dans cet arrêt, la Cour d’appel de Versailles avait prononcé la déchéance des droits de la société Dammann Frères sur les marques CHRISTMAS TEA et SACHET CRISTAL. L’intime conviction du juge avait visiblement été motivée par des éléments de preuve assez faibles (voir sur ce point Pascale Tréfigny, « Vitesse et précipitation, des écueils à éviter en toute matière... », [2013] 7 Propriété industrielle comm 50 [Tréfigny, « Vitesse »]). L’arrêt est cassé au visa de l’article L 714-6 du CPI. La Cour rappelle en effet qu’« en se déterminant ainsi, sans rechercher si les marques litigieuses étaient perçues par le public pertinent, constitué des utilisateurs et consommateurs finals de thé et de sachets, comme une désignation usuelle, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision » (Cass com, 14 mai 2013, no 12-18.907 ; Tréfigny, « Vitesse » ; Christophe Caron, « Droit de la propriété industrielle », [23 janvier 2014] 4 Semaine juridique édition entreprise et affaires 1035 ; Marc Sabatier, « La déchéance pour dégénérescence implique à la fois la constatation que le signe enregistré comme marque est devenu usuel et que le titulaire de la marque n’a pas pris des mesures pour s’y opposer », [2004] 50 Propriété intellectuelle aux pp 102-103. 48. Backaldrin, supra note 5 au §15. 896 Les Cahiers de propriété intellectuelle sation d’un produit pour lequel ladite marque est enregistrée » peut être qualifié d’inactivité au sens de la directive49. La Cour répond par l’affirmative. Pour se prononcer en ce sens, elle rappelle tout d’abord l’importance d’effectuer une « mise en balance des intérêts du titulaire d’une marque et de ceux de ses concurrents liés à une disponibilité des signes ». Pour cette raison, la déchéance de la marque ne peut être prononcée que si la perte du caractère distinctif est due à l’activité ou à l’inactivité du titulaire de la marque50. À cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence Levi Strauss, dans laquelle elle estimait que l’omission du titulaire de la marque d’intenter des procédures judiciaires visant à préserver le caractère distinctif de la marque était de nature à constituer une « inactivité »51. Néanmoins, l’introduction d’actions en justice n’est, à elle seule, pas suffisante pour échapper à l’inactivité52. Elle recouvre en effet d’autres types d’omission. Ainsi, toutes les situations dans lesquelles « le titulaire d’une marque se montre insuffisamment vigilant quant à la préservation du caractère distinctif de la marque »53 est susceptible de relever d’une « inactivité ». La Cour opte ainsi pour une interprétation large de la notion. En l’espèce, la société Backaldrin n’avait visiblement pas incité les vendeurs à utiliser la marque ou à informer les clients du fait que le signe utilisé pour désigner les petits pains était constitutif d’une marque. Pfahnl soutenait en effet que le titulaire ne surveillait pas le marché pour repérer les utilisations abusives de sa marque et que la dénomination « Kornspitz » était incluse dans le dictionnaire 49. Ibid au §31 [Les italiques sont nôtres.] 50. Levi Strauss, supra note 19 au §19 [Les italiques sont nôtres.] ; Flavien Mariatte, « Marques », [Juin 2006] 195 Europe 18 ; Joanna Schmidt-Szalewski « Propriété intellectuelle », [2007] Revue Trimestrielle de droit européen (2007) aux pp 526-527 ; [2006] PIBD III 532 au no 835. 51. Levi Strauss ibid au §33. 52. Ainsi, dans l’arrêt Pina Colada (CA Paris, 19 octobre 2001, SA Ego Fruits c SA Barbinet, no 1999/06247, (2003) Dalloz sommaire 132 (observations Sylviane Durrande) ; Christophe Caron, « Les grands malheurs de la marque “Pina colada”, déchue pour cause de dégénérescence », [2002] 9 Communication Commerce Électronique comm 115 ; [2002] 3 Propriété Intellectuelle p 94, observations Emmanuel Joly ; [2002] 19 Revue de droit de la propriété intellectuelle no 138 – pourvoi rejeté par Cass com, 28 avril 2004, no 02-10505, [2004] Bull civ IV, 82, no 79 ; (2004) 909 Semaine juridique édition entreprise et affaires ) ; [2004] PIBD III, 481. 53. Backaldrin, supra note 5 au §34. Précisions européennes sur l’action en déchéance 897 autrichien ainsi que dans une liste d’« austriacismes » publiée dans Wikipédia. Cette inaction relève donc de la notion d’« inactivité » au sens de la directive 2008/9554. Conformément à son office, la CJUE laisse néanmoins à la Cour de renvoi le soin d’examiner si, en fait, la demanderesse a pris des initiatives visant à inciter les boulangers et distributeurs de produits alimentaires à utiliser davantage la marque KORNSPITZ dans leurs échanges commerciaux avec leurs clients55. Cette décision de la Cour est intéressante dans la mesure où elle rappelle l’importance pour le titulaire d’une marque de surveiller le marché et de lutter contre le risque que sa marque ne se transforme en désignation usuelle. À cet égard, l’Avocat général nous livre une énumération des mesures appropriées que l’on peut exiger d’un titulaire de droits vigilants. Ainsi, le titulaire devra effectuer une publicité appropriée, apposer des avertissements sur les étiquettes56 ou encore prendre contact avec les éditeurs de dictionnaires afin de les avertir que le mot est en réalité une marque57. En effet, il est fortement conseillé de vérifier chaque année que sa marque ne figure pas dans un dictionnaire et, le cas échéant, envoyer une lettre de mise en demeure aux fins de voir retirer ce terme lors de la prochaine édition. De même, il va de soi que le titulaire de droits doit éviter d’utiliser sa marque comme une désignation générique et doit attirer l’attention du commerce sur le fait qu’il s’agit d’une marque58. C’est probablement sur ce dernier point que le demandeur à l’instance a été peu vigilant. Il est par ailleurs préconisé, dans le cas où une licence d’utilisation serait concédée, d’inclure des stipulations contractuelles aptes à permettre de protéger la marque59. Cela étant, il est utile de rappeler que ces mesures ont un coût et que la décision de la CJUE peut s’avérer sévère pour les petites et moyennes entreprises qui ne pourraient déployer les moyens nécessaires à la préservation de l’indication d’origine de leur marque. 54. Ibid au §36. 55. Ibid au §37. 56. À cet égard, Eric le Bihan préconise d’utiliser les signes ® et ™ sur les produits afin de rappeler au consommateur que le signe en cause fait l’objet d’un dépôt. Le Bihan, « Perte du droit », supra note 44. 57. Directives relatives aux procédures devant l’OHMI. Version finale : novembre 2007, partie D, section 2, p 9. Cité dans Conclusions de l’Avocat général, supra note 13 au §84. 58. Ibid au §84. 59. Ibid. 898 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4.2 La désignation alternative du produit Par sa troisième question, la juridiction de renvoi cherchait, en substance, à savoir si « le prononcé de la déchéance des droits conférés au titulaire d’une marque suppose nécessairement de déterminer si, pour un produit dont la marque est devenue la désignation usuelle dans le commerce, il existe d’autres désignations »60. La juridiction de renvoi estimait en effet, en s’appuyant sur la jurisprudence de l’Oberster Gerichtshof61, que la transformation d’une marque est exclue tant que le commerce l’assimile à une désignation d’origine mais que ce principe peut ne pas s’appliquer dès lors que le commerce ne dispose pas d’alternative équivalente pour une marque que les consommateurs considèrent comme une désignation générique62. Le demandeur soutenait ainsi que lorsqu’il existait des désignations alternatives, la qualification de désignation générique devait être exclue 63. Sans grande surprise, la Cour de Justice rejette ce moyen. Il est dépourvu de pertinence dans la mesure où la lettre de la directive ne fait pas état d’un tel critère pour apprécier la désignation usuelle de la marque64. La solution retenue ne pouvait être contraire, conformément à l’adage ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus65. En effet, et comme le relève l’Avocat général, « la condition juridique de la déchéance n’est [...] pas la preuve d’un besoin de la société de pouvoir utiliser le signe [...]. La seule condition légale est que la marque soit devenue la désignation usuelle d’un produit. Or, cette question est indépendante du point de savoir si des synonymes sont entrés dans le langage courant »66. 5. Les effets de la déchéance Il apparaît finalement opportun de s’intéresser aux effets de la déchéance qui, bien qu’ils n’aient pas été directement abordés par la Cour, seront nécessairement évoqués devant la juridiction de renvoi. 60. 61. 62. 63. 64. 65. 66. Backaldrin, supra note 5 au §37. Cour suprême autrichienne. Conclusions de l’Avocat général, supra note 13 au §69. Ibid au §70. Backaldrin, supra note 5 au §39. Là où la loi ne distingue pas, il n’y a pas lieu de distinguer. Conclusions de l’Avocat général, supra note 13 au §75. Précisions européennes sur l’action en déchéance 899 En effet, la marque en cause avait été enregistrée pour des produits bruts et intermédiaires, les farines de préparation, mais également pour des produits finis de boulangerie et de pâtisserie. Il appartiendra donc à la Cour autrichienne d’apprécier pour quelle catégorie de produits ou services la déchéance doit être prononcée. Le bon sens impliquerait que la déchéance soit prononcée uniquement pour la catégorie de produits ou services pour lesquels la dénomination est devenue usuelle. En l’espèce, il ne fait aucun doute que les produits finis de boulangerie étaient devenus usuels dans l’esprit du consommateur. Mais qu’en est-il du marché des produits bruts et intermédiaires ? Peut-on considérer que les caractéristiques du marché concerné impliquent de tenir compte, également, des professionnels ? La juridiction de renvoi s’est clairement prononcée contre la radiation dans cette catégorie de produit. En effet, les produits bruts et intermédiaires ne sont pas vendus, en tant que tels, au consommateur. Néanmoins, le présent arrêt, couplé aux conclusions de l’Avocat général, invite à adopter une lecture plus extensive de la notion de « marché concerné ». En France, cette question n’a pas, à notre connaissance, été clairement tranchée. Dans la célèbre affaire Pina Colada, la Cour de cassation aurait pu se prononcer sur cette question. Elle n’a néanmoins pas eu l’occasion de le faire pour des raisons procédurales. Dans cette affaire, la marque PINA COLADA avait été déposée pour désigner les boissons alcooliques, à l’exception des bières, en classe 33. La seconde branche du pourvoi reprochait à la Cour d’appel d’avoir prononcé la déchéance de la marque pour toute la catégorie de produits alors même qu’elle n’avait constaté l’emploi généralisé du signe que pour désigner un cocktail alcoolisé à base de jus de fruits67. La Haute juridiction rejette le pourvoi au motif que la demanderesse n’avait pas soulevé cette question devant la Cour d’appel. Le moyen, mélange de fait et de droit, est donc nouveau. En 2009, la juridiction suprême est venue conforter l’idée selon laquelle la déchéance ne peut être prononcée que pour les produits ou services pour lesquels la dénomination est devenue usuelle, sans pour autant l’affirmer expressément. Dans cette affaire, la Cour de cassation censure la Cour d’appel qui, en omettant de détailler les produits ou services pour lesquels l’usage de la dénomination de marque était devenu courant, n’a pas donné de base légale à sa décision68. 67. Cass com, 28 avril 2004, no 02-10.505, (2004) Bull civ IV, 82, no 79. 68. Cass com, 17 mars 2009, no 08-10.668, (2009) Bull civ IV no 41. 900 Les Cahiers de propriété intellectuelle En définitive, l’arrêt en présence remet en perspective la place à attribuer à la marque. En effet, même si l’enregistrement d’une marque confère un droit exclusif à son titulaire, ce droit doit ensuite être exercé. La marque est un droit d’occupation. C’est un outil de valorisation du patrimoine et de stratégie d’innovation d’une entreprise. Le droit, tant européen que national, cherche à éviter des solutions de surréservation d’une marque qui conduiraient à fausser la libre concurrence. En ce sens, un titulaire de droits qui fait preuve de négligence en ne prenant pas les mesures nécessaires pour valoriser sa marque et préserver son indication d’origine encourt la déchéance pour dégénérescence ou, son corollaire, le non usage. Cette solution peut néanmoins paraître sévère dans certains cas et invite, à notre sens, les acteurs économiques à affiner leurs stratégies de valorisation de marque. La Cour de justice, en privilégiant une interprétation large de l’exception de déchéance, invite en effet en creux les agents économiques à mettre tout en œuvre pour préserver l’indication d’origine de la marque. Quoi qu’il en soit, cet arrêt est riche d’enseignement et il devra être dûment compris et appliqué en droit interne. L’influence de la Cour de justice et du Tribunal de l’Union européenne sur la construction du droit des marques en Europe est désormais acquise. Par cet arrêt, la Cour de justice invite à nouveau le juge national à adopter une lecture harmonisée du droit unioniste. Il reste à espérer que les grilles d’interprétation données par les juridictions internes clarifieront la présente décision en préservant l’équilibre entre, d’une part, l’objet spécifique du droit des marques et, d’autre part, le nécessaire respect des droits fondamentaux. Capsule Les dommages réels dans un marché hypothétique : un guide pour les fabricants de médicaments génériques au Canada Jason Moscovici* 1. Procédure d’interdiction (Avis de conformité) . . . . . . . . 903 2. Dommages sous l’article 8 du Règlement : survol général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 904 3. Décisions RAMIPRIL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 906 3.1 Apotex Inc c Sanofi-Aventis 2014 CAF 68 . . . . . . . 906 3.2 Teva Canada Limitée c Sanofi-Aventis 2014 CAF 67 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 907 3.2.1 La période pertinente pour le calcul des pertes de Teva . . . . . . . . . . . . . . . . . . 907 3.2.2 Marché hypothétique . . . . . . . . . . . . . . 907 3.2.3 Les Génériques autorisés . . . . . . . . . . . . 908 3.2.4 Indication non approuvée . . . . . . . . . . . . 908 © CIPS, 2014. * Avocat chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. [Note de la rédaction : ce texte a été soumis à une évaluation à double anonymat.] 901 902 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.2.5 Perte de valeur marchande . . . . . . . . . . . 909 3.2.6 Période de lancement . . . . . . . . . . . . . . 909 3.3 Sanofi-Aventis c Teva Canada Limitée 2014 FCA 69 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 910 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 910 Le 14 mars 2014, la Cour d’appel fédérale du Canada a rendu trois décisions qui précisent les circonstances dans lesquelles un fabricant de médicaments génériques (« Générique ») qui cherche à obtenir une approbation pour la mise en marché d’un médicament peut réclamer à titre de dommages les profits qu’il aurait tirés de la vente de ce médicament, n’eût été le délai engendré par une procédure judiciaire intentée par la compagnie innovatrice (« Innovatrice ») en vertu des Règlements sur les médicaments brevetés (avis de conformité)1 (« Règlement »). Cette procédure vise l’obtention d’une ordonnance interdisant au ministre de la Santé (« Ministre ») d’approuver le médicament recherché par le Générique avant l’expiration des brevets dont l’Innovatrice est le titulaire (« procédure d’interdiction »). Plus particulièrement, les décisions qui nous intéressent présentement concernent les pertes financières alléguées par Teva Canada Limitée (« Teva ») et Apotex Inc. (« Apotex »), suite à une procédure d’interdiction entamée par Sanofi-Aventis (« Sanofi »), qui cherchait en vain à empêcher l’approbation par Santé Canada des versions génériques du médicament RAMIPRIL, utilisé pour le traitement de l’hypertension2. 1. Procédure d’interdiction (Avis de conformité) Avant de pouvoir mettre sur le marché un médicament au Canada, une approbation règlementaire, appelée « Avis de conformité » (« AC »), doit être préalablement demandée et obtenue auprès du Ministre, conformément au Règlement sur les aliments et drogues3. Ce processus d’approbation comprend la vérification du Registre des brevets géré par Santé Canada (« Registre »), sur lequel un brevet pertinent au médicament peut être inscrit par le titulaire 1. DORS/93-133. 2. Apotex Inc c Sanofi-Aventis, 2014 CAF 68, Teva Canada Inc c Sanofi-Aventis, 2014 CAF 67 et Sanofi-Aventis c Teva Canada Limitée, 2014 CAF 69 ; collectivement « décisions Ramipril ». 3. CRC, c 870. 903 904 Les Cahiers de propriété intellectuelle du brevet pour aviser le public que le médicament en question est protégé par brevet. Le Générique qui cherche un AC pour une molécule brevetée inscrite au Registre devra soumettre un avis d’allégation avec sa demande d’AC alléguant que le brevet inscrit : 1) n’est pas valide ou 2) n’est pas contrefait par la version du médicament proposé. L’Innovatrice qui a inscrit ses brevets au Registre aura alors le choix d’intenter une procédure d’interdiction et de déposer une demande au tribunal pour obtenir une ordonnance interdisant au Ministre de délivrer un AC au Générique avant l’expiration du brevet inscrit. Si une telle demande d’ordonnance est rejetée ou si l’Innovatrice se désiste de sa cause, l’Innovatrice devient responsable des pertes que le Générique a subies en raison de l’empêchement d’obtenir son AC et de mettre son produit sur le marché durant cette procédure judiciaire. Concernant les décisions RAMIPRIL, et tel que déjà résumé sommairement ci-dessus, Sanofi avait pris des procédures d’interdiction à l’encontre de Teva et d’Apotex concernant leur version générique du médicament RAMIPRIL, et ce, sur la base de brevets déjà inscrits en association avec ce médicament sur le Registre. En première instance, le tribunal a rejeté les demandes de Sanofi. Apotex et Teva ont subséquemment déposé des demandes afin d’obtenir des compensations pour les pertes occasionnées par les procédures d’interdiction de Sanofi. Des dommages ont été accordés à Apotex et à Teva et ces décisions ont été portées en appel par Sanofi. 2. Dommages sous l’article 8 du Règlement : survol général L’article 8 du Règlement prévoit un mécanisme par lequel l’Innovatrice peut être trouvée responsable envers le Générique pour toutes les pertes subies pendant la période où celui-ci ne pouvait obtenir son AC en raison d’une procédure d’interdiction intentée par l’Innovatrice. Un Générique a donc le droit en vertu de l’article 8 d’être dédommagé pour ses pertes financières ; l’évaluation de celles-ci commence à la date à laquelle un AC aurait dû être délivré par le Ministre sans l’intervention de l’Innovatrice, et se termine à la date du retrait, du désistement ou du rejet de la demande d’interdiction de l’Innovatrice (« période de responsabilité »). Les dommages réels dans un marché hypothétique 905 Lors de l’évaluation de cette période de responsabilité, la Cour a noté dans l’une des premières causes accordant de tels dommages4 qu’un Générique ne pouvait pas réclamer des dommages pour des pertes futures qui pourraient être subies (par exemple, les pertes occasionnées suite à une érosion de ses parts dans le marché). Selon l’article 8, seule une compensation pour les dommages subis durant la période de responsabilité peut être accordée et ceux-ci n’incluent pas, par définition, des pertes futures. En fait, l’attribution de dommages sous l’article 8 est un concept relativement nouveau au Canada et les tribunaux étaient d’ailleurs très peu guidés relativement à la quantification de ces pertes ou à l’identification du début et de la fin de la période de responsabilité. Par exemple, dans une cause subséquente5, la Cour a finalement permis à la partie requérante de réclamer des dommages qui résultaient d’une perte de part de marché, mais uniquement si cette perte avait été subie à l’intérieur de la période de responsabilité. Ainsi, aucune compensation pour des pertes subies durant la phase de lancement du médicament ne peut être accordée si ce lancement a lieu après la période de responsabilité. Ceci s’applique aussi pour les autres types de pertes résiduelles. Cependant, une incertitude planait quant à quel type de dommage était admissible pour compensation. Cette incertitude se manifestait dans l’évaluation des profits « potentiels » que le Générique aurait pu perdre. Afin de calculer les profits potentiels, la Cour a imaginé un marché hypothétique dans lequel un Générique se serait vu accorder son AC et ce, sans entraves. Cependant la notion de ce marché hypothétique était sujette à interprétation : comment évaluer un marché hypothétique ? Les acteurs sur ce marché comprennent-ils également l’Innovatrice, d’autres compétiteurs ou une combinaison des deux ? Ainsi, les décisions RAMIPRIL ont finalement permis d’établir des balises afin d’évaluer avec plus de précisions ces pertes. Elles ont également permis de fournir un guide relativement à la construction de ce marché hypothétique. 4. Apotex Inc c Merck & Co Inc, 2008 CF 1185. 5. Sanofi-Aventis Canada Inc v Novapharm Ltd, 2011 FCA 149. 906 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3. Décisions RAMIPRIL 3.1 Apotex Inc c Sanofi-Aventis 2014 CAF 68 En appel, la Cour a été appelée à se prononcer sur l’évaluation de la période de responsabilité faite en première instance. Pour résumer les faits, Apotex était impliquée dans deux procédures séparées concernant une demande d’AC pour le RAMIPRIL. Dans une première procédure d’interdiction, Apotex a allégué la non-contrefaçon du brevet inscrit. Cette allégation s’est avérée insuffisante et une ordonnance de prohibition a alors été accordée. Subséquemment, Apotex a envoyé un nouvel avis d’allégation invoquant l’invalidité du brevet et a eu gain de cause. Cependant, la première ordonnance de prohibition n’a pas été invalidée. Ainsi, Sanofi était d’avis que la période de responsabilité dans cette affaire aurait dû commencer après l’expiration de l’ordonnance d’interdiction, car Apotex n’aurait pas dû être en mesure de mettre son produit sur le marché avant cette date. La Cour n’étant pas d’accord, elle a plutôt considéré ces deux procédures comme un tout. La Cour a affirmé que « l’effet net » était qu’Apotex pouvait entrer sur le marché sans restrictions, ayant reçu son AC de Santé Canada. La période de responsabilité n’aurait donc pas dû être reportée jusqu’à l’expiration de la première ordonnance d’interdiction, celle-ci étant devenue sans objet. Concernant la date de fin de la période de responsabilité, plusieurs brevets ont été inscrits sur le registre de Santé Canada. De plus, plusieurs de ces brevets ont aussi fait l’objet d’une procédure d’interdiction et ont eu dans certains cas des dates de rejet ou de désistement différentes. La question était donc d’établir laquelle de ces dates devait être considérée afin de calculer la date de fin de la période de responsabilité. La Cour a ultimement choisi la date antérieure : une fois que la première date de fin avait été confirmée, un avis de conformité avait été émis pour la molécule. Ainsi, toutes les autres causes en instance impliquant ces mêmes parties et ce même médicament devenaient sans objet. En outre, et afin d’établir le quantum des dommages, la Cour a considéré les composantes nécessaires à la construction du « marché hypothétique ». Lors de cette évaluation, l’on doit considérer le moment auquel les compétiteurs ont eux aussi accédé au marché. Dans ce contexte, la Cour a renversé la décision en première instance concernant la date à laquelle Teva, un autre fabricant de médicaments génériques, serait lui aussi entré sur le marché en même Les dommages réels dans un marché hypothétique 907 temps qu’Apotex. Lors de son évaluation du marché hypothétique, la Cour a déterminé que Teva, aussi impliqué dans des procédures d’interdiction, aurait fort probablement demandé un jugement sommaire contre Sanofi aussitôt qu’il aurait déterminé ses chances de succès suite aux résultats favorables d’Apotex. Dans les faits, cependant, Teva n’aurait pas été en mesure d’obtenir ce jugement sommaire plus tôt dans le marché hypothétique que dans le marché réel, et Teva serait donc entrée sur le marché seulement après la période de responsabilité d’Apotex, et non durant celle-ci. 3.2 Teva Canada Limitée c Sanofi-Aventis 2014 CAF 67 Cette cause concerne les pertes réclamées par Teva Canada suite à une procédure d’interdiction intentée par Sanofi. En première instance, le tribunal a quantifié les dommages de Teva en examinant un scénario hypothétique où Sanofi n’aurait pas produit une demande d’ordonnance d’interdiction contre Teva et dans lequel Teva aurait obtenu son AC sans entraves. En appel, la Cour a dû considérer les questions suivantes : 3.2.1 La période pertinente pour le calcul des pertes de Teva La Cour a évalué la durée de la période au cours de laquelle Teva aurait vendu son médicament si elle avait reçu son AC sans l’intervention de Sanofi. Teva a allégué que la période de responsabilité (quand elle aurait reçu un AC de Santé Canada), aurait débuté avant la période de suspension réglementaire, c’est-à-dire, une période de 24 mois durant laquelle le Ministre ne peut émettre un AC au Générique. Cette période commence à la date à laquelle une procédure d’interdiction a été intentée. La Cour a confirmé que la période de responsabilité débute à la date à laquelle un AC serait émis par Santé Canada en l’absence de procédures d’interdiction et que, contrairement aux représentations de Sanofi, rien n’empêche cette période de commencer avant cette suspension réglementaire. 3.2.2 Marché hypothétique Lors de l’appréciation des composantes du marché hypothétique, il a été confirmé qu’il faut considérer les parts de marché des autres Génériques occupant ce même marché. Même si l’évaluation de la date d’entrée sur le marché hypothétique de Teva devrait être 908 Les Cahiers de propriété intellectuelle établie sans égard pour les délais occasionnés par le Règlement, ces délais s’appliquent pour les autres Génériques qui font partie de ce même marché hypothétique. En bref, la Cour a confirmé que, dans un marché hypothétique, les délais occasionnés par le Règlement ne s’appliquent pas aux Génériques requérants lors de l’évaluation de la date de début de la période de responsabilité. Toutefois, elles continuent à s’appliquer aux autres compétiteurs sur le même marché. 3.2.3 Les Génériques autorisés La Cour devait confirmer si le marché hypothétique aurait dû tenir compte de la présence d’autres Génériques « autorisés », c’est-àdire pouvant vendre le médicament sous permission par l’Innovatrice elle-même. Comme Sanofi avait permis à un Générique autorisé de mettre sur le marché une version générique de RAMIPRIL, la Cour a conclu que le marché hypothétique doit aussi considérer la date à laquelle un tel Générique autorisé est entré sur le marché. 3.2.4 Indication non approuvée Le RAMIPRIL sert principalement à traiter l’hypertension, mais son utilisation a été étendue au traitement d’autres problèmes de santé cardiaque. La Cour a dû se pencher sur la possibilité qu’une compensation soit accordée pour des pertes associées à de telles indications d’utilisations non approuvées qui ne se trouvaient pas dans la monographie officielle du produit. Teva n’avait pas inclus une référence à ces utilisations alternatives dans sa demande d’un AC. Dans sa demande, elle ne s’est référée qu’au traitement de l’hypertension, qui était déjà couvert par la matière décrite dans les brevets que Sanofi faisait valoir. Sanofi avait enregistré d’autres brevets établissant l’utilisation du RAMIPRIL pour la prévention d’autres maladies cardiovasculaires. Comme Teva n’avait pas tenu compte de ces autres brevets dans sa demande d’AC, Sanofi a soutenu que Teva ne pouvait théoriquement pas vendre sa version de cette drogue pour ces utilisations sans violer les autres brevets de Sanofi. La Cour a rejeté ces arguments. Elle a conclu que Teva pouvait valablement vendre sa version générique de RAMIPRIL pour les indications non approuvées sans objection majeure de Sanofi car, sur le marché réel, Sanofi n’avait pas Les dommages réels dans un marché hypothétique 909 contesté l’inscription d’une version générique de ce médicament comme produit interchangeable avec ses autres produits. Sanofi aurait pu aussi intenter des actions en contrefaçon à l’égard de ces autres brevets, mais n’en a rien fait. La Cour a ajouté qu’un Générique ne pourrait pas toujours être dédommagé de cette manière. Son droit à la compensation dépend des mesures entreprises par l’Innovatrice dans le marché réel afin de prévenir de telles ventes, utilisations ou violations. La façon dont l’Innovatrice choisit de protéger ses brevets dans le marché réel a une influence sur l’évaluation du marché hypothétique. En d’autres termes, le droit à la compensation doit être évalué au cas par cas. 3.2.5 Perte de valeur marchande La Cour était d’accord avec le fait que la perte de valeur marchande d’une compagnie implique un dommage futur, qui ne peut être compensé en vertu d’une demande sous l’article 8 du Règlement ; l’unique compensation possible est pour les pertes subies lors de la période de responsabilité. 3.2.6 Période de lancement Concernant la question de savoir s’il y a lieu de doubler l’évaluation des pertes subies lors de la période de lancement du médicament (autant sur le marché réel que sur le marché hypothétique), Teva a allégué que lorsqu’elle a finalement obtenu son AC pour le RAMIPRIL, elle a dû passer par une période de lancement de ce produit avant que les chiffres de ventes n’atteignent leur « plein potentiel » et que cette période devrait donc être compensée. Selon Teva, il serait injuste d’inclure une période additionnelle de lancement dans l’évaluation du marché hypothétique par la Cour, réduisant ainsi le calcul des profits. Selon Teva, il y avait en ce sens une double perte. La Cour n’était pas d’accord. La compensation d’un Générique pour des pertes occasionnées durant la période de lancement réelle est contraire aux principes établis par le Règlement, qui dicte que seules les pertes subies lors de la période de responsabilité peuvent être compensées. Comme le début de la période de responsabilité commence à la date à laquelle un AC aurait été délivré, il est normal que le marché hypothétique inclue une période de lancement et que cette période de lancement ait lieu avant celle sur le marché réel. 910 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.3 Sanofi-Aventis c Teva Canada Limitée 2014 FCA 69 En bref, la Cour d’appel a dû encore une fois se pencher sur la question de la pertinence d’une compensation pour des pertes de vente reliées à des indications non approuvées. Tel que discuté ci-dessus, Teva cherchait à être indemnisée pour la perte de ventes qu’elle aurait faites en association avec des utilisations de ce médicament pour des traitements autres que ceux qui se trouvent sur la monographie du produit (l’hypertension). En première instance, la Cour a établi que même si la demande d’AC ne faisait pas référence aux utilisations autres que le traitement de l’hypertension, les ventes auraient été faites quand même pour les autres utilisations de ce médicament dans le marché réel. Sanofi ne s’opposait pas à l’échange de la version générique de RAMIPRIL pour ses autres utilisations. Sanofi soutenait que, comme Teva n’avait pas inclus les autres utilisations dans sa demande d’AC, les dommages en vertu de l’article 8 devaient donc se limiter aux pertes de ventes liées aux utilisations se trouvant dans le brevet dont il est question. La Cour a confirmé qu’il était possible qu’une compensation soit accordée pour des pertes associées avec de telles indications d’utilisation non approuvées, et a répété que l’article 8 a pour but d’accorder au Générique le droit de réclamer une indemnisation pour avoir été empêché d’entrer plus tôt sur le marché par des procédures d’interdiction non fondées. La Cour a reconnu que la compensation pour des pertes associées à des ventes pour des indications non approuvées est permise et acceptable selon les circonstances. Conclusion Suivant les décisions RAMIPRIL, la Cour est maintenant dotée d’un guide lui permettant d’évaluer avec plus de certitude les pertes pouvant être réclamées par un Générique dans le contexte d’une demande en vertu de l’article 8 du Règlement, ainsi que les éléments requis pour la construction du marché hypothétique. Chacune de ces causes mérite assurément de faire l’objet d’analyses individuelles plus détaillées, mais les leçons les plus utiles que nous en tirons sont néanmoins résumées comme suit : 1) Lors de l’évaluation d’un marché hypothétique, le Règlement s’applique également au Générique et à la compétition. Cepen- Les dommages réels dans un marché hypothétique 911 dant, en quantifiant les pertes dans ce marché hypothétique et en établissant le début de la période de responsabilité, le Règlement et les délais subis en conséquence ne sont mis de côté que pour le Générique. Ainsi, la Cour doit tenir compte des délais administratifs applicables à tous les joueurs faisant partie de ce marché hypothétique. La Cour doit déterminer le moment auquel un Générique serait entré sur le marché durant la période de responsabilité et à quelle compétition elle aurait dû faire face. Il n’est donc pas présumé que la compétition ait reçu elle aussi son AC sans entraves. 2) Comme un Générique doit tenir compte des brevets inscrits sur le Registre et envoyer des avis d’allégations à l’Innovatrice, l’Innovatrice sur le marché hypothétique serait donc au courant du fait que le Générique ait demandé un AC pour le médicament en question. L’Innovatrice peut donc réagir et mettre sur le marché son propre médicament générique, et ce, bien avant que le Générique ne soit autorisé à le faire. La Cour doit ainsi prendre en considération les stratégies des autres parties présentes sur le marché, incluant, naturellement, l’Innovatrice. Comme la présence d’autres médicaments génériques sur le marché, autorisés ou non, doit aussi être considérée dans l’analyse du marché hypothétique, la Cour peut conclure que, par exemple, dans le marché hypothétique, l’Innovatrice aurait lancé un générique autorisé avant qu’elle ne l’eût fait dans le marché réel. En d’autres termes, il est possible que, dans son évaluation du marché hypothétique, la Cour tire la conclusion qu’une Innovatrice ou un compétiteur aurait mis sur le marché un générique avant qu’il ne l’eût fait dans un marché réel. 3) Un Générique sera confronté à une période de lancement dans le marché réel et également dans le marché hypothétique. Ceci réduit par conséquent l’évaluation des pertes en vertu de l’article 8, car un Générique n’est pas en mesure d’exploiter ses ventes à plein potentiel sans avoir à passer par cette période de lancement. L’optimisation des ventes prend naturellement une certaine période de temps. Cet enseignement renforce le dogme précédent qui voulait que les dommages ne soient accordés que pour des pertes subies pendant la période de responsabilité et non après. Une période de lancement constitue un dommage subi après que les procédures d’interdiction soient achevées dans le monde réel et sont donc en dehors de la période de responsabilité. Le fait qu’un Générique subisse une période de lancement 912 Les Cahiers de propriété intellectuelle dans le marché réel ne constitue pas une raison valable justifiant l’écartement de cette même période de lancement dans l’évaluation du marché hypothétique. Il faut se rappeler que, dans le marché hypothétique, la période de responsabilité commence à la date à laquelle un AC aurait été accordé par Santé Canada et donc, la période de lancement commencerait à la date à laquelle le Générique aurait mis le médicament sur le marché, n’eussent été les procédures d’interdiction. Ainsi, l’évaluation de la Cour des profits dans ce marché hypothétique doit inclure une période de lancement. Conséquemment, le Générique se voit devoir subir deux de ces périodes : l’une dans le marché réel, et l’autre dans le marché hypothétique. 4) La période de responsabilité commence à la date à laquelle un AC serait émis en faveur d’un Générique par Santé Canada, en l’absence d’une procédure d’interdiction. Rien n’empêche que cette période commence avant la suspension règlementaire de 24 mois imposée au Ministre en vertu du Règlement. 5) Les pertes de profits peuvent être accordées pour des pertes reliées à des indications non approuvées. La question de savoir s’il est approprié d’accorder de tels dommages est évaluée au cas par cas, dépendamment des circonstances en cause et de l’agissement de l’Innovatrice dans le marché réel. Capsule Distinctivité et renommée de la marque vente-privee.com : deux jugements moins contradictoires qu’il n’y paraît Commentaire des affaires Showroomprive.com c Vente-privee.com et Vente-privee.com c M.A. Nicolas Pelèse* 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 915 2. Faits et procédure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 915 3. Cadre légal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 916 4. Jugements du Tribunal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 918 4.1 TGI Paris – 3ème Chambre, 1ère Section – Showroomprive.com c Vente-privee.com – 28 novembre 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 918 4.2 TGI Paris – 3ème Chambre, 3ème Section – Vente-privee.com c M.A. – 6 décembre 2013 . . . . . . 919 5. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 921 © Nicolas Pelèse, 2014. * Conseil en propriété intellectuelle chez Germain & Maureau (Paris). [Note de la rédaction : ce texte a été soumis à une évaluation à double anonymat.] 913 1. Introduction Les sites de commerce en ligne se livrent une guerre sans merci pour attirer et fidéliser les consommateurs. Parmi ces sites, certains, comme les sites Vente-privee.com et Showroomprive.com, se sont spécialisés dans la vente d’articles de déstockage à un public restreint et parrainé. Compte tenu des prix attractifs proposés, ces plateformes connaissent depuis plusieurs années un succès qui ne se dément pas. De fait, ce secteur est devenu très concurrentiel et attire aujourd’hui des personnes désireuses de tirer parti de ce succès en utilisant parfois des méthodes frauduleuses. C’est dans ce cadre que la 3ème Chambre du Tribunal de grande instance de Paris a rendu, fin 2013, deux jugements quasi-simultanés concernant tous deux le « leader » des ventes de déstockage sur Internet, le site Vente-privee.com. Le premier, rendu le 28 novembre 2013, est venu trancher un litige opposant ce dernier à l’un de ses concurrents, le site Showroomprive.com. Le second, daté du 6 décembre 2013, concerne la réservation frauduleuse, par un ressortissant pakistanais, de noms de domaines proches de ceux exploités par la société Vente-privee.com. 2. Faits et procédure Dans la première affaire1, la société Showroomprive.com attaquait la société Vente-privee.com aux fins d’obtenir l’annulation de la marque verbale française VENTE-PRIVEE.COM no 09 3 623 085 1. Trib gr inst Paris, 28 novembre 2013, Showroomprive.com c Vente-privee.com. 915 916 Les Cahiers de propriété intellectuelle au motif que celle-ci serait dépourvue de caractère distinctif en relation avec les produits et services couverts, et en particulier les services de vente au détail. Dans son assignation, la société Showroomprive.com faisait valoir que le terme « vente privée » constituait, lors du dépôt de la marque attaquée, la désignation nécessaire, générique et usuelle des services de ventes de déstockage proposés par la société Venteprivee.com. Pour sa défense, cette dernière invoquait le caractère distinctif qu’avait acquis sa marque de par son usage intensif et sa position de « leader » parmi les sites de vente de déstockage en ligne. Dans la seconde affaire2, la société Vente-privee.com estimait que la réservation des noms de domaine venteprivees.com, ventprivee.com, vente-priveee.com et ventprive.com par le ressortissant pakistanais dénommé M.A. portait atteinte non seulement à ses marques françaises et communautaires semi-figuratives VENTEPRIVEE no 05 3 393 310 et VENTE-PRIVEE.COM no 04 3318310 et no 04 4 079 554, mais également à sa dénomination sociale, nom commercial et enseigne « Vente-privee.com » ainsi qu’aux noms de domaine vente-privee.com et vente-privee.fr. Elle demandait donc la condamnation de M.A. pour usurpation de ses marques et parasitisme ainsi que la rétrocession des noms de domaine litigieux à son profit. 3. Cadre légal Les dispositions législatives et réglementaires en cause, sont les suivantes : • l’article L 711-2 du Code de la propriété intellectuelle Le caractère distinctif d’un signe de nature à constituer une marque s’apprécie à l’égard des produits ou services désignés. Sont dépourvus de caractère distinctif : a) Les signes ou dénominations qui, dans le langage courant ou professionnel, sont exclusivement la désignation nécessaire, générique ou usuelle du produit ou du service ; 2. Trib gr inst Paris, 6 décembre 2013, Vente-privee.com c M.A. Distinctivité et renommée de la marque vente-privee.com 917 b) Les signes ou dénominations pouvant servir à désigner une caractéristique du produit ou du service, et notamment l’espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique, l’époque de la production du bien ou de la prestation de service ; c) Les signes constitués exclusivement par la forme imposée par la nature ou la fonction du produit, ou conférant à ce dernier sa valeur substantielle. Le caractère distinctif peut, sauf dans le cas prévu au c, être acquis par l’usage. • l’article L 713-5 du Code de la propriété intellectuelle : La reproduction ou l’imitation d’une marque jouissant d’une renommée pour des produits ou services non similaires à ceux désignés dans l’enregistrement engage la responsabilité civile de son auteur si elle est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque ou si cette reproduction ou imitation constitue une exploitation injustifiée de cette dernière. Les dispositions de l’alinéa précédent sont applicables à la reproduction ou l’imitation d’une marque notoirement connue au sens de l’article 6 bis de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle précitée. • l’article 9 §1 c) du Règlement (CE) No207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire : La marque communautaire confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires [...] d’un signe identique ou similaire à la marque communautaire pour des produits ou des services qui ne sont pas similaires à ceux pour lesquels la marque communautaire est enregistrée, lorsque celle-ci jouit d’une renommée dans la Communauté et que l’usage du signe sans juste motif tire indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque communautaire ou leur porte préjudice. 918 Les Cahiers de propriété intellectuelle • l’article 1382 du Code civil : Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. 4. Jugements du Tribunal 4.1 TGI Paris – 3ème Chambre, 1ère Section – Showroomprive.com c Vente-privee.com – 28 novembre 2013 Dans la première affaire, le Tribunal de grande instance de Paris est appelé à se prononcer au principal sur la distinctivité de la marque verbale VENTE-PRIVEE.COM no 09 3 623 085 et sur sa validité au regard des dispositions de l’article L 711-2 du Code de la propriété intellectuelle. À titre préliminaire, nous rappellerons que, si la distinctivité intrinsèque d’une marque s’apprécie traditionnellement en se plaçant à la date de son dépôt, il est possible qu’une marque insuffisamment distinctive à cette date acquière cette qualité au travers de l’usage qui en est fait dans le commerce3. Dans un premier temps, le Tribunal, convaincu par les documents produits par la société Showroomprive.com au soutien de ses prétentions, conclut qu’en 2009, lors du dépôt de la marque attaquée, l’expression « vente privée » constituait déjà un terme nécessaire pour désigner un service de vente d’articles de déstockage à un public restreint et parrainé et qu’elle était perçue comme telle par le public. Il estime, en outre, que conformément à une jurisprudence constante, l’adjonction de l’extension Internet « .com » ne permet pas de conférer à la marque VENTE-PRIVEE.COM la distinctivité qui lui fait par ailleurs défaut, dans la mesure où cette indication est purement descriptive du support Internet sur lequel sont rendus les services de vente considérés. 3. Code de la propriété intellectuelle, L 711-2 al 3 et voir C.J.E. Windsurfing Chiemsee Produktions und Vertriebs GmbH (WSC) c Boots- und Segelzubehör Walter Huber et Franz Attenberger, C-108/97, [1999] ECR I- 02779 aux para 51-52. Distinctivité et renommée de la marque vente-privee.com 919 La société Vente-privee.com faisait également valoir que sa marque VENTE-PRIVEE.COM avait acquis un fort degré de distinctivité et de notoriété à l’égard des consommateurs grâce, en particulier, à sa position de « leader » incontesté sur le marché du commerce électronique en France. En effet, près de 90 % du chiffre d’affaire réalisé dans le déstockage sur Internet était généré par sa plateforme de vente en ligne. Au soutien de ses arguments, elle produisait de nombreux éléments démontrant la notoriété acquise par son site Internet et ses marques semi-figuratives auprès du public : Ces documents ne sont pas jugés convaincants par le Tribunal, qui estime que si les éléments produits démontrent une certaine notoriété de l’entreprise, du site Internet ou des marques semifiguratives de la société Venteprivee.com, ils ne permettent pas de conclure que la partie nominale de la marque attaquée VENTEPRIVEE.COM a acquis, au travers de l’usage invoqué, un degré de distinctivité suffisant pour lui permettre de constituer une marque valable. Dès lors, le Tribunal, considérant que la société Venteprivee.com « n’a aucune légitimité à monopoliser à son seul profit les termes Venteprivee.com à titre de marque et à priver ses concurrents de l’usage de ces mots sauf à induire une distorsion dans les règles de libre concurrence », il prononce la nullité de la marque verbale VENTE-PRIVEE.COM no 09 3623085 pour défaut de caractère distinctif. 4.2 TGI Paris – 3ème Chambre, 3ème Section – Vente-privee.com c M.A. – 6 décembre 2013 C’est précisément en se fondant sur les marques semifiguratives, dont elle revendiquait la notoriété dans la première affaire, que la société Vente-privee.com s’est basée pour tenter de 920 Les Cahiers de propriété intellectuelle faire cesser l’exploitation et obtenir la rétrocession à son profit des noms de domaine venteprivees.com, ventprivee.com, ventepriveee.com et ventprive.com réservés par M.A. Il s’agissait, dans cette seconde affaire, d’un cas de « typosquatting » avéré. Le dénommé M.A., qui avait réservé des noms de domaine très proches des marques de la requérante, les proposait aux enchères sur un site spécialisé et les exploitait via des pages parking sur lesquelles figuraient des liens hypertextes publicitaires. Après s’être assuré de sa compétence et avoir déterminé que la loi française trouvait bien à s’appliquer en l’espèce, le Tribunal est appelé à se prononcer sur le caractère notoire des marques semifiguratives de la société Vente-privee.com. En effet, cette dernière basait son action sur les articles L 713-5 du Code de la propriété intellectuelle et 9 §1 c) du Règlement communautaire no 207/2009 qui permettent au titulaire d’une marque renommée d’engager la responsabilité civile d’un tiers reproduisant ou imitant sa marque, même pour des produits ou services différents de ceux couverts par les marques notoires invoquées. Les documents produits par la requérante consistaient essentiellement en des informations chiffrées démontrant une position de « leader » parmi les sites marchands, une très forte progression de son chiffre d’affaire et de ses dépenses publicitaires au cours des dernières années, ainsi qu’une exposition médiatique importante. Convaincu par ces différents éléments, le Tribunal fait droit aux prétentions de la société Venteprivee.com et reconnaît que ses marques semi-figuratives sont notoires au sens des articles L 713-5 du Code de la propriété intellectuelle et 9 §1 c) du Règlement communautaire no 207/2009, dans la mesure où elles sont « connues d’une partie significative du public concerné qui, en l’espèce, est le grand public »4. Le Tribunal s’applique ensuite à déterminer si l’usage que fait M.A. des noms de domaine venteprivees.com, ventprivee.com, vente-priveee.com et ventprive.com porte atteinte aux droits de la requérante. 4. Supra note 2. Distinctivité et renommée de la marque vente-privee.com 921 Il rappelle tout d’abord que l’atteinte à une marque renommée n’est pas subordonnée à l’existence d’un risque de confusion mais peut se déduire d’un simple risque d’association dans l’esprit du public concerné. Pour le Tribunal, le fait que M.A. exploite les noms de domaine litigieux en proposant des liens publicitaires vers des sites de vente en ligne – activité identique à celles pour lesquelles les marques VENTE-PRIVEE et VENTE-PRIVEE.COM sont renommées – et surtout propose ces noms de domaine à la vente, caractérisent un « usage du signe sans juste motif tirant indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée des trois marques de la demanderesse ». Le Tribunal en conclut que M.A. a commis des actes de concurrence déloyale et parasitaire qui engagent sa responsabilité civile délictuelle à l’égard de la société Vente-privee.com au sens de l’article 1382 du Code civil. 5. Conclusion Après analyse, les deux jugements de la 3ème Chambre du Tribunal de grande instance de Paris semblent bien moins contradictoires qu’il n’y paraît en raison, d’une part, des différences de fondements juridiques qui sous-tendent chacun d’eux et, d’autre part, de la nature des droits concernés. Les fondements juridiques sont effectivement différents puisque si, dans la première affaire, le Tribunal se prononce sur la validité d’une marque en vertu des critères établis par le droit des marques, dans la seconde affaire, la sanction de la reconnaissance de la renommée d’une marque, d’une dénomination sociale, d’un nom commercial, d’une enseigne ou de noms de domaine découle, quant à elle, du droit commun de la responsabilité civile délictuelle. En effet, tandis que dans la première affaire la distinctivité de la marque verbale VENTE-PRIVEE.COM no 09 3623085 est déterminante quant à sa validité, cette question n’a pas été soulevée par le défendeur dans la seconde affaire concernant les marques semi-figuratives de la requérante. Les autres droits antérieurs invoqués par la requérante, tels que sa dénomination sociale, son nom commercial, enseigne ou noms de domaine n’ont pas, par ailleurs, à remplir ce critère de distinctivité. 922 Les Cahiers de propriété intellectuelle En renonçant à invoquer sa marque verbale antérieure à l’encontre de M.A. et en basant son action uniquement sur la notoriété de ses marques semi-figuratives et de ses autres droits antérieurs, la société Vente-privee.com a contourné l’écueil représenté par la faible distinctivité de sa marque, à tout le moins dans sa partie nominale. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Tribunal ne se prononce à aucun moment sur la distinctivité des marques de la requérante, mais se borne à constater leur notoriété auprès du public en relation avec les services considérés. Il semble donc que la stratégie adoptée par la société Vente-privee.com se soit avérée payante, d’autant que M.A. n’a pas interjeté appel du jugement du 6 décembre 2014, à l’inverse de la société Vente-privee.com qui, elle, a formé un recours à l’encontre de celui du 28 novembre 2014 auprès de la Cour d’appel de Paris. Compte rendu Le droit à l’image* Laure Lalot** Marc Isgour nous livre présentement la seconde édition d’un ouvrage paru pour la première fois en 1998. Ce précis a le mérite de dresser un état des lieux des règles applicables en Belgique en matière de droit à l’image, matière qui, paradoxalement, fait l’objet de peu de textes. L’auteur y évoque l’ensemble des questions liées à la protection du droit à l’image, en particulier confrontées à la société de l’information et de la communication. Le volume s’articule autour de six chapitres, présentés de manière pédagogique. Il constitue ainsi un formidable outil pour toute personne désireuse d’appréhender la protection du droit à l’image en Belgique. L’auteur nous rappelle tout d’abord que la particularité du droit à l’image est qu’il n’est pas consacré en tant que tel dans la législation belge. Ce droit d’origine jurisprudentielle, et protégé depuis le milieu du XIXe siècle, consacre le fait pour toute personne d’autoriser ou de s’opposer à la fixation de l’image sans son consentement. En ceci, l’auteur estime qu’il peut être considéré comme un droit de la personnalité ayant un aspect patrimonial. Néanmoins, il existe pléthore de textes qui protègent ce droit de manière sectorielle. S’agissant des textes généraux, l’on pense en premier lieu à la protection du droit au respect de la vie privée consacrée par l’article 8, paragraphe 1, de la C.E.D.H. (« Convention européenne des droits © CIPS, 2014. * Marc ISGOUR, Le droit à l’image, 2e éd (Bruxelles, Larcier, 2014), 392 pages; ISBN: 978-2-8044-2091-8. ** Titulaire du C.A.P.A et étudiante au sein du Master 2 Droit des Créations Numériques (Universités Paris-Sud 11 et Paris 1 Panthéon-Sorbonne), en stage chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 923 924 Les Cahiers de propriété intellectuelle de l’Homme »), couplé à l’article 22 de la Constitution belge. Une atteinte à l’image d’une personne peut également être réparée via l’article 1382 du code civil qui consacre le principe de la responsabilité civile délictuelle. Le respect du droit à l’image a par ailleurs été pris en compte afin d’encadrer l’utilisation de certains procédés, tels les caméras de surveillance ou les drones, ou lorsque l’image d’une personne a été reproduite sur une œuvre de l’esprit ou une marque ou lorsqu’elle fait l’objet d’une publicité. L’auteur nous expose enfin les lois qui protègent des catégories de personnes particulières telles que les personnes considérées comme vulnérables (les mineurs ou la victime d’atteinte à la pudeur ou d’un viol) ou les professions réglementées (comme par exemple les journalistes). En dressant un tel inventaire, l’auteur cherche en réalité à démontrer la difficulté à identifier précisément les normes applicables en matière de droit à l’image. À cet égard, il estime que le principe général des droits de la personnalité devrait gouverner toutes ces normes. D’autre part, s’il est communément admis qu’en principe le droit d’autoriser ou de refuser la fixation, l’exposition ou la reproduction de l’image d’une personne appartient exclusivement à cette personne, le caractère extrapatrimonial du droit à l’image implique de reconnaître la validité d’un mandat spécial qui conférerait une procuration explicite et formelle d’exploiter l’image d’une personne. L’auteur souligne ensuite le fait que le cadre juridique belge est venu aménager ce principe en présence de certaines catégories de personnes. Sans revenir sur l’intégralité des régimes spéciaux existants en la matière, l’on retiendra qu’une attention particulière doit être accordée au mineur qui, de par son statut d’incapable, ne peut exercer seul son droit à l’image. L’autorisation conjointe des parents doit ainsi être demandée jusqu’à l’âge de discernement, stade à partir duquel il pourra être demandé un double consentement de la personne exerçant l’autorité parentale et de l’enfant. De même, l’auteur s’attarde longuement sur la question de la protection de l’image d’un bien. Il n’existe pas véritablement de droit à l’image des biens étant donné que règne le principe de la liberté de publier et de réaliser l’image d’un bien meuble ou immeuble. En revanche, les biens peuvent être protégés en ayant recours à d’autres fondements. À cet égard, l’auteur effectue une distinction entre, d’une part, le bien qui n’est visible qu’avec l’autorisation de son propriétaire et qui peut être protégé par le biais du droit de propriété ou en violation d’une obligation contractuelle et, d’autre part, le bien qui est visible sans l’autorisation de son propriétaire et qui peut être protégé si l’atteinte Le droit à l’image 925 cause un trouble anormal à son propriétaire ou qu’elle porte atteinte au droit éventuel de l’auteur. Enfin, il va de soi que le droit à l’image peut être cédé dans la mesure où il est constitué d’un attribut moral mais également patrimonial. Une personne pourra ainsi céder le droit d’exploitation sur son image, la portée de la cession étant interprétée restrictivement. La loi du 30 juin 1994 définit le droit à l’image de manière générique, ce qui a conduit la jurisprudence à étendre son respect à toutes les techniques de diffusion, inconnues ou à venir. Des zones d’ombre persistent néanmoins et l’auteur défend ainsi la thèse selon laquelle la protection de l’image d’une personne circulant sur la voie publique doit s’entendre non seulement de la diffusion mais également de la simple captation de l’image. Pour que ce droit soit mis en œuvre, il requiert la réunion de trois critères : l’individualisation de la personne, la durabilité de la représentation et, enfin, le caractère reconnaissable de la personne sous une forme d’image. Marc Isgour attire essentiellement notre attention sur le dernier critère qui implique que la personne soit reconnaissable non par elle-même mais par toute personne connaissant l’individu. Néanmoins, les tribunaux disposent d’un large pouvoir discrétionnaire en la matière de telle sorte qu’il devient difficile de dégager des critères généraux relatifs à la reconnaissance de l’individu. L’auteur consacre ensuite un chapitre entier à la question fondamentale du consentement à l’utilisation de l’image. Après avoir rappelé les principes civilistes applicables en la matière, il s’attarde sur les exceptions au principe du consentement préalable, qui sont d’interprétation stricte. À cet égard, l’une des exceptions les plus controversées est liée à l’exigence du droit à l’information. Le test appliqué par la C.E.D.H. constitue un garde-fou qui permet de garantir l’équilibre dans l’atteinte portée aux droits fondamentaux. Dans les affaires Von Hannover et Axel Springer rendues contre l’Allemagne, la juridiction strasbourgeoise a ainsi retenu que les critères de la contribution à un débat général ainsi que la notoriété de la personne visée étaient prépondérants. Néanmoins, d’autres critères peuvent être pris en compte, tels que le comportement de la personne concernée avant la publication du support en question, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et, enfin, la gravité de la sanction imposée. L’auteur s’attarde par ailleurs sur certaines dérogations qui revêtent une importance particulière dans la jurisprudence tant 926 Les Cahiers de propriété intellectuelle nationale (belge et française) qu’européenne et qu’il convient d’évoquer présentement. Ainsi, la question des personnes publiques et, a fortiori, des sportifs, revêt un statut particulier. L’autorisation nécessaire à l’utilisation de l’image d’une personne souffre d’une dérogation en présence d’une personne publique. Cette dérogation ne doit néanmoins pas outrepasser des limites évidentes que sont la protection de la vie privée, l’atteinte à l’honneur ou à la réputation ou l’utilisation commerciale de l’image de la personne. L’auteur attire ainsi l’attention sur l’affaire rendue en 2008 par le tribunal de grande instance de Paris dans lequel l’ancien président Sarkozy s’était opposé à la diffusion à titre gratuit ou onéreux d’une poupée vaudou à son effigie qui était offerte pour l’achat d’un ouvrage intitulé « Nicolas Sarkozy le manuel vaudou ». Une autre dérogation importante est celle liée aux particuliers accédant momentanément à l’actualité, dont le régime devrait suivre, selon l’auteur, le modèle des personnes publiques. D’autre part, Marc Isgour examine le cas particulier des personnes poursuivies ou parties à une procédure judiciaire. Là encore, la jurisprudence tolère le fait de reproduire et d’utiliser l’image d’une personne sans son consentement si le journaliste normalement prudent et avisé a recueilli et utilisé l’image dans le but de relater une enquête judiciaire en cours et qu’il a respecté des précautions d’usage sans travestir la vérité ni présenté de simples soupçons comme des certitudes. D’autres cas de figure font en revanche l’objet de débats, telles l’utilisation ou la publication de l’image d’une personne isolée se trouvant dans un lieu public. Dans ce cas, l’auteur préconise de recueillir préalablement l’autorisation de la personne photographiée. L’appréciation effectuée par les tribunaux dépendra en réalité du contexte de chaque espèce. Quid, enfin du droit au retrait ? Si la doctrine, suivie par une partie de la jurisprudence belge, est majoritairement favorable au principe du retrait à tout moment de l’autorisation, la tendance actuelle de la jurisprudence est de rejeter les demandes de retrait d’autorisation lorsque cette dernière est incontestable et que l’usage de l’image est conforme à ce qui avait été convenu. De plus, la question de la nature juridique de l’obligation d’indemnisation en cas d’exercice du droit fait débat et l’auteur estime qu’elle ne pourrait être qu’une application de la théorie de l’abus de droit. La question du droit à l’oubli et, en particulier, du droit à l’oubli numérique, est également abordée. Cette problématique est d’importance dans la mesure où ce droit n’est pas consacré en tant que tel par le législateur belge et où la C.J.U.E. a, le 13 mai 2014, rendu un arrêt qui consacre ce droit. Dans cet arrêt rendu contre Google Spain, Le droit à l’image 927 la Cour luxembourgeoise a affirmé qu’un citoyen pouvait s’adresser directement au moteur de recherche afin d’obtenir la suppression des liens vers des pages Internet contenant des informations portant atteinte à la vie privée. Les problématiques juridiques liées aux nouvelles techniques sont à cet égard fondamentales en matière de droit à l’image. En effet, les banques d’images, les liens hypertextes, les forums de discussion ou les sites participatifs sont autant d’outils susceptibles de favoriser une atteinte à la vie privée. Parmi ces phénomènes, l’un des plus notoires est la multiplication des réseaux sociaux et des sites participatifs. L’auteur s’interroge ainsi longuement sur les conditions de fonctionnement et d’utilisation du réseau social Facebook. Celui-ci se voit concéder quasi-automatiquement une licence d’exploitation de tous les contenus qu’il publie qui est transférable et sous-licenciable sans que l’utilisateur n’en soit véritablement conscient. Enfin, l’ouvrage s’achève par l’exposé des différents modes de sanction et de réparation des atteintes au droit à l’image. En Belgique, comme dans de nombreux États, différentes voies de droit sont mises à la disposition du justiciable. Néanmoins, le droit à l’image est essentiellement protégé sur le plan civil. Il couvre ainsi le droit de s’opposer à la diffusion de son image si cela préjudicie à sa vie privée (aspect moral) et la possibilité de concéder, contre rémunération, l’autorisation d’utiliser son image à des fins publicitaires ou commerciales (aspect patrimonial). La sanction sera ainsi différente selon les différents aspects du droit à protéger. Il est ainsi possible de demander la cessation de l’atteinte à son droit en sollicitant de l’autorité judiciaire une mesure préventive en référé ou encore de réclamer, à titre de réparation, des dommages et intérêts. L’auteur alerte à cet égard sur le fait que les dommages et intérêts octroyés sont peu élevés, bien qu’ils tendent à augmenter. Le droit à l’image peut, à titre résiduel, être protégé sur le plan pénal. En Belgique, le volet pénal est néanmoins limité dans la mesure où il sera seulement possible d’introduire une telle action en cas de publication d’une image couverte par le secret professionnel ou par les biais des atteintes au droit à l’honneur et à la réputation. Compte tenu du fait que les atteintes au droit à l’image peuvent être commises sur différents territoires, les règles de compétence matérielle, territoriale et internationale des tribunaux sont importantes. Les critères de rattachement sont ainsi définis tant par les 928 Les Cahiers de propriété intellectuelle règlements et Cours européens que par la loi et la jurisprudence belge. Il est en définitive incontestable que le droit à l’image a désormais acquis une valeur patrimoniale qui l’emporte sur des considérations d’ordre moral ou personnel. L’auteur s’interroge alors sur la question de savoir si ce droit a été dénaturé. Il semblerait que ce ne soit pas le cas dans la mesure où la pratique judiciaire cherche à identifier des responsables plus indirects tels l’éditeur, le fournisseur de l’image ou l’annonceur ayant utilisé l’image afin de protéger ce droit de la personnalité, considéré comme à ce point lié à l’intimité de l’individu qu’il doit être absolu. L’auteur préconise néanmoins une consécration légale spécifique qui aurait pour intérêt, non pas de renforcer une protection déjà bien établie, mais bien de consacrer un droit qui serait protégé indépendamment de la protection de la vie privée. Compte rendu L’e-gouvernement et la protection de la vie privée – légalité, transparence et contrôle* Laure Lalot** Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 931 Titre 1 – La légalité de l’e-gouvernement . . . . . . . . . . . . 932 Titre 2 – La transparence de l’e-gouvernement . . . . . . . . . 934 Titre 3 – Le contrôle de l’e-gouvernement . . . . . . . . . . . . 936 © CIPS, 2014. * Élise DEGRAVE, L’e-gouvernement et la protection de la vie privée – Légalité, transparence et contrôle, collection du Crids (Bruxelles, Larcier, 2014), 762 pages ; ISBN 9782804467609. ** Titulaire du C.A.P.A et étudiante au sein du Master 2 Droit des Créations Numériques (Universités Paris-Sud 11 et Paris 1 Panthéon-Sorbonne), en stage chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 929 Introduction Cet ouvrage est une thèse soutenue en septembre 2013 à l’Université de Naumur. L’auteure s’interroge sur le fonctionnement de l’utilisation des données personnelles dans l’administration belge ainsi que sur les moyens mis à la disposition du citoyen pour contrôler l’usage qui est fait de leurs informations. Face au constat d’une collecte et d’une réutilisation opaques des données à caractère personnel susceptibles de porter préjudice à la vie privée des individus, l’auteure propose des solutions innovantes visant à améliorer l’efficacité administrative tout en garantissant une plus grande protection des droits fondamentaux. Cette thèse est inventive dans la mesure où elle explore un secteur, l’e-gouvernement, jusqu’alors peu étudié. La recherche entreprise est d’autant plus ardue que le corpus normatif existant est éclaté et manque de cohérence. Il existe enfin peu de décisions sur le sujet, les citoyens étant encore peu informés, et donc peu conscients, de leurs droits. Pour ces raisons, la méthode utilisée est empirique. L’auteure a en effet multiplié les voies de droit qui lui étaient offertes afin d’étayer sa thèse, ce qui rend son approche originale. La protection des données est un droit fondamental, enraciné dans la protection de la vie privée, elle-même entendue comme le droit à l’« autodétermination informationnelle » c’est-à-dire le droit de tout individu de maîtriser son image informationnelle en décidant lui-même des conditions d’utilisation de celle-ci. Ce droit est protégé au niveau conventionnel, en particulier par la convention no 108 du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981, la directive européenne 95/46/CE et l’article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et au niveau national par la loi du 8 décembre 1992 et des lois sectorielles. En Belgique, l’e-gouvernement a trouvé son essor principalement avec la création du Registre National, officiellement en 1983, qui organise un registre national des personnes physiques. L’objectif de l’e-gouvernement réside dans la collecte unique des données puis la réutilisation des informations entre les 931 932 Les Cahiers de propriété intellectuelle Administrations. Cette méthode requiert bien entendu de faire appel à des techniques nouvelles, telle que la source authentique de données (une base de données contenant des informations relatives aux personnes physiques et morales et destinées à être réutilisées par et sous la responsabilité d’une Administration), la plateforme d’échange d’informations (dont l’exemple le plus abouti est la Banque-carrefour de la sécurité sociale) ou le numéro d’identification. Ces techniques, bien qu’efficaces, suscitent néanmoins des craintes nouvelles. En effet, si l’e-gouvernement favorise l’efficacité de l’Administration et l’égalité entre les citoyens, les moyens d’action juridiques existant dans l’« administration papier » qui permettent traditionnellement d’assurer la légalité, la transparence et le contrôle de l’Administration ne suffisent plus pour permettre au citoyen de garder une prise sur l’action de l’Administration. Cela conduit dès lors à une situation de transparence du citoyen au regard de l’Administration mais d’une grande opacité de cette dernière envers le citoyen. L’auteure propose donc d’enrichir puis de rééquilibrer en profondeur le droit administratif afin de garantir le respect du droit individuel à la vie privée. Titre 1 – La légalité de l’e-gouvernement L’exigence de légalité est l’un des piliers fondamentaux d’une société démocratique. En Belgique, ce droit est garanti par les articles 105 et 22 de la Constitution. Ce principe est néanmoins mis à mal par l’e-gouvernement. En effet, de par sa technicité et sa complexité, il amoindrit le pouvoir du législateur. Par exemple, certains traitements de données ne sont pas organisés par une loi et, lorsqu’elles existent, ces lois sont des lois « fourre-tout » ou bien une transposition textuelle d’une directive. D’autre part, les règles sont de plus en plus nombreuses et éparses et il devient difficile d’accéder au contenu de celles-ci. Se pose alors la question de savoir de quelle manière encadrer l’e-gouvernement. Une des solutions pourrait être d’opter pour la méthode du « tout indissociable » qui consiste à interpréter les actes régissant les données à caractère personnel au regard de l’article 22 de la Constitution, qui impose l’existence de la loi pour organiser les L’e-gouvernement et la protection de la vie privée 933 traitements à caractère personnel, et non au regard de la loi spéciale du 8 décembre 1992. Par ailleurs, et conformément à l’article 8, paragraphe 2 de la Conv.E.D.H. (« Convention Européenne des Droits de l’Homme »), le traitement des données à caractère personnel doit répondre aux exigences de finalité et de proportionnalité. L’exigence de finalité est, par nature, un garde-fou contre l’arbitraire de l’Administration. Elle implique tout d’abord que les critères déterminés soient précis. Autrement dit, le législateur ne peut se contenter de prévoir que la finalité entre dans les missions de l’Administration concernée. L’auteure préconise à cet égard d’effectuer une distinction entre les tâches de gestion administrative d’une part et les tâches de gestion de contrôle d’autre part. Cette exigence de finalité est d’autant plus primordiale qu’elle a une conséquence sur l’organisation interne d’une Administration. En effet, des données collectées pour des finalités différentes doivent être utilisées par des personnes différentes. La finalité doit de même être explicite, étant entendu que la « définition négative », ou la finalité que ne peut poursuivre l’Administration, est fortement préconisée par la CPVP (« Commission de Protection de la Vie Privée »). Enfin, une question essentielle est liée à la compatibilité de la finalité de la réutilisation des données avec celle de leur collecte. Cette notion prête à interprétation en droit belge comme en droit comparé. Il existe également une exigence de proportionnalité du traitement et des données. Ces différentes exigences sont interprétées par la CPVP et elles permettent de guider le législateur dans la tâche qui lui revient. Par exemple, l’exigence de proportionnalité exige que les données soient mises à jour, authentiques et conservées pendant une durée limitée. L’encadrement normatif de l’e-gouvernement manque par ailleurs de cohérence et de clarté. En effet, les textes règlementant l’usage des données à caractère personnel sont surtout fondés sur une conception traditionnelle de la protection de la vie privée car ils visent à prohiber l’échange de données. Ces barrières sont de nature à freiner l’efficacité administrative. Il est donc nécessaire de repenser la structure administrative en encourageant la circulation des données tout en l’encadrant. L’auteure préconise l’e-gouvernement en réseaux. Ce mécanisme organise une circulation des données et facilite le respect des principes de bonne administration. Dans cette optique, le gouvernement en réseau s’accorde avec la notion de « privacy by design », qui consiste à intégrer la protection de la vie privée 934 Les Cahiers de propriété intellectuelle en amont, dans la conception même du système informatique plutôt que de protéger la vie privée par des normes a posteriori. Les outils permettant de garantir ce concept sont les plateformes d’échanges d’informations, les sources authentiques de données ainsi que l’utilisation de numéros d’identification. Ces réseaux doivent néanmoins répondre aux exigences de finalité et de proportionnalité. Concrètement, il s’agirait de limiter l’étendue des réseaux sectoriels, d’instaurer une obligation de garantir la fiabilité des données enregistrées ainsi qu’une possibilité de contrôler la proportionnalité des données échangées. L’e-gouvernement doit de même être encadré par une législation. À cet égard, l’auteur propose d’adopter des règles propres à l’e-gouvernement plus aptes à baliser l’utilisation des outils de traitement de données à caractère personnel. L’adoption de lois particulières est judicieuse mais il est également possible d’opter pour une loi-cadre qui concentrerait dans un seul texte toutes les exigences légales en matière de protection de la vie privée. Enfin, il est nécessaire de prévoir une coopération entre les différents niveaux administratifs et, pour ce faire, l’auteure encourage la conclusion d’accords de coopération entre les législateurs fédéral, communautaire et régional. Titre 2 – La transparence de l’e-gouvernement La transparence consacrée à l’article 10 de la Conv. E.D.H est une exigence fondamentale de l’État de droit. Fort de ce principe, le législateur a institué un régime faisant de la transparence la règle et du secret l’exception. Ce principe du droit fondamental à la publicité de l’Administration est consacré à l’article 32 de la Constitution. En Belgique, ce régime est spécialement prévu par la loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’Administration. Ces normes consacrent le droit d’accès du citoyen aux documents détenus par les autorités administratives. Ainsi, la confidentialité des données ne peut être opposée que si l’on invoque des exceptions, autrement dit le bon fonctionnement du service public ou les intérêts des tiers, qui sont d’interprétation restrictive. Le législateur belge a également ouvert la voie à la publicité active qui consiste pour l’Administration à communiquer des informations aux citoyens de sa propre initiative. D’autre part, la transparence implique également que les administrés comprennent les décisions qui les visent. En conséquence, la loi du 29 juillet 1991 impose que les actes administratifs soient motivés. L’e-gouvernement et la protection de la vie privée 935 Néanmoins, le régime de la transparence administrative comporte des limites. La première d’entre elles tient au fait que ce régime a été pensé à l’époque de l’ « administration papier ». Cette réalité n’a plus lieu d’être aujourd’hui. En effet, l’e-gouvernement s’articule autour de courriers électroniques ainsi que de bases de données à la structure complexe. Surtout, c’est la question du droit d’accès qui, selon l’auteure, doit être repensée. En effet, la transparence exige du citoyen qu’il identifie et sollicite lui-même le document. Or, il n’est raisonnablement pas possible pour ce dernier d’identifier de tels documents face à l’accroissement des réseaux sectoriels qui conduisent à un éparpillement des informations entre différentes sources authentiques de données. La question fondamentale qui se pose est donc désormais celle de l’information du citoyen. Ce dernier n’est plus en mesure d’identifier une demande d’accès dans la mesure où il ne peut raisonnablement se douter de l’existence de certains documents. Ce constat est amplifié par le fait que les agents de l’Administration sont eux-mêmes confrontés au même problème d’identification. Pour remédier à ce problème, l’auteure propose d’instaurer une publicité active qui serait définie de manière claire et cohérente par le législateur à l’instar de ce qui a été institué en matière de publicité des informations environnementales. Une autre limite est liée à la motivation des actes administratifs. Aujourd’hui, le système de collecte unique des données rend plus difficile l’information des citoyens. En effet, l’Administration auteure d’une décision est souvent dans l’incapacité de vérifier la qualité des données et la légalité de l’échange effectué dans la mesure où elle n’a elle même pas connaissance de l’origine des données qui ont été fournies. Enfin, il apparaît que l’existence de transfert de données n’est pas en soi constitutive de la décision finale. Il en résulte que le citoyen ne peut avoir accès aux motifs relatifs aux données utilisées, ce qui affaiblit encore plus le principe de transparence administrative. Or, l’exigence de transparence est liée à l’effectivité du droit à l’autodétermination informationnelle, protégé par les textes européen et national. La procédure d’accès aux données à caractère personnel s’intéresse à la publicité active et passive de l’Administration. La publicité passive de l’Administration inclut en particulier le droit d’accéder à la logique qui sous-tend les décisions automatisées. Des 936 Les Cahiers de propriété intellectuelle outils ont d’ailleurs été mis en place afin d’améliorer l’effectivité de ce droit. Ainsi, le répertoire des références de la Banque-carrefour de la sécurité sociale permet au citoyen d’accéder à l’extrait du répertoire qui le concerne. S’agissant de la publicité active, les exigences d’obligation d’information, de déclaration et d’enregistrement des déclarations dans le registre public s’imposent aux responsables de traitement. Néanmoins, ces mécanismes sont mis à mal dans le contexte de l’e-gouvernement. Ainsi, la mise en œuvre des obligations d’information et de déclaration aboutissent à communiquer aux citoyens des informations soit trop nombreuses, soit trop obscures. D’autre part, des exceptions au droit d’accès viennent réduire la transparence des traitements des données. En particulier, l’exception liée à l’existence d’une loi est interprétée de manière large. Quelles seraient, alors, les pistes possibles pour rendre l’e-gouvernement plus transparent ? La loi du changement, ou loi de mutabilité, ainsi que le principe de réciprocité des avantages justifient l’actualisation des règles. Les solutions préconisées consisteraient à mettre en place, notamment, un index des documents généraux pertinents à l’instar de ce qui existe actuellement au Québec avec la Loi d’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels. De même, il pourrait être instauré un cadastre des interconnexions et un audit trail qui respecterait les exigences de finalité et de proportionnalité en matière de durée de conservation. Titre 3 – Le contrôle de l’e-gouvernement Traditionnellement, l’Administration est contrôlée par le pouvoir judiciaire. Néanmoins, en matière d’e-gouvernement, le législateur a privilégié un mode alternatif de règlement des conflits, la CPVP. Subsidiairement, d’autres acteurs, tels que le Médiateur et la CADA (« Commission d’Accès aux Documents Administratifs ») jouent également un rôle dans l’effectivité de la protection, bien que leurs décisions ne revêtent pas de caractère contraignant. Il existe de même un agent de protection des données qui s’assure à l’interne du respect par le responsable de traitement du traitement des données à caractère personnel. L’on constate malheureusement que les citoyens utilisent peu ces voies de recours et que, quand bien même ils les utiliseraient, L’e-gouvernement et la protection de la vie privée 937 seul l’acte administratif pris sur la base du traitement des données peut être contesté et non pas le transfert en tant que tel. De plus, le régime juridique est encore imparfait. Par exemple, la présence d’un agent de protection des données personnelles est une faculté. À cet égard, l’auteure préconise l’instauration d’un véritable statut de cet agent visant, d’une part, à améliorer la protection des données personnelles et, d’autre part, à alléger les procédures administratives. L’existence d’un détaché pourrait ainsi avoir pour effet de dispenser le responsable de traitement de l’obligation de notification, considérée comme très bureaucratique. L’auteure s’attarde ensuite sur le statut de la CPVP. Afin de mener à bien sa mission, cette dernière doit respecter une exigence d’indépendance, conformément aux jurisprudences nationales et unioniste. La CJUE a récemment estimé que les autorités allemande et autrichienne ne répondaient pas à cette exigence d’impartialité. Il n’est à cet égard pas certain que l’autorité belge fasse exception à cette règle. S’agissant de la légitimité, elle se questionne sur l’opportunité de reconnaître la qualité d’autorité administrative à la CPVP. Une telle reconnaissance permettrait de contester les décisions de la Commission devant la section du contentieux du Conseil d’État, aucun recours juridictionnel n’étant organisé actuellement. Le contrôle de l’e-gouvernement doit en définitive passer par une réforme du statut de la CPVP. L’indépendance de cette dernière doit être clarifiée. Surtout, il serait judicieux de renforcer ses prérogatives et de les adapter aux particularités du secteur public. Pour ce faire, la CPVP pourrait être dotée de pouvoirs d’injonction, d’admonestation et d’amende. De même, il serait intéressant de lui attribuer la personnalité juridique afin qu’elle puisse agir devant les juridictions suprêmes. Enfin, l’auteur préconise la substitution d’« ententes de partage », inspirées du modèle québécois, aux comités sectoriels. En définitive, cet ouvrage soumet la thèse selon laquelle l’existence de l’e-gouvernement doit être vue comme une possibilité offerte au droit administratif belge de s’adapter à l’émergence des nouvelles techniques en effectuant un rapprochement entre l’Administration et le citoyen, et ce dans le but d’une plus grande effectivité du droit à la protection de la vie privée.