Goodyear : neuf mois ferme (AlterEcoPlus, 14 janvier 2016)

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Goodyear : neuf mois ferme (AlterEcoPlus, 14 janvier 2016)
ALTERECOPLUS, 14/01/2016
Goodyear : neuf mois ferme
Par Sandrine FOULON
Le 7 janvier 2014, fin de la séquestration de deux cadres de l'usine Goodyear d'Amiens Nord, libérés après
avoir été retenus près de trente heures par des salariés et la CGT. Michael Bunel/NurPhoto/ZUMA/REA
Neuf mois ferme. Rien à voir avec l’excellente comédie d’Albert Dupontel. La condamnation de huit exsalariés de l'usine Goodyear d'Amiens-Nord à 24 mois de prison, dont neuf ferme, pour avoir séquestré des
dirigeants de l’entreprise de pneumatiques pendant 30 heures afin d'obtenir de meilleures indemnités de
licenciement, ne fait guère sourire. Elle surprend par sa sévérité et son caractère inédit.
Cette décision du tribunal correctionnel d’Amiens marque une « rupture très brutale avec la jurisprudence
classique », souligne Patrick Henriot, secrétaire national du syndicat national de la magistrature. « On ne peut
que constater un changement de regard de l’institution judiciaire. D’habitude, les juridictions condamnent les
faits mais tiennent compte dans le niveau des peines du contexte de tension sociale et de désespoir profond
de salariés menacés de licenciement. Elles aboutissent le plus souvent à une sanction qu’on pourrait qualifier
de jugement de Salomon. A Amiens, le tribunal a gommé ce contexte. Il a sanctionné durement, froidement,
des actes qui ne se sont pas accompagnés de violence. »
Fralib, une issue différente
Jusqu'ici, ces actes graves de séquestration, pour lesquels des salariés encourent jusqu’à 5 ans
d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende (si les faits sont inférieurs à 7 jours), avaient en effet tendance
à trouver une issue apaisée. Non seulement ils restent marginaux, mais dans la plupart des cas les entreprises
retirent elles-mêmes leurs plaintes. C’est également ce qu’a fait la direction de l'usine Goodyear d’AmiensNord. Il revient cependant au parquet de décider de sa propre initiative de poursuivre les salariés, même en
l'absence de plainte, s'il juge que les faits sont suffisamment graves. Et même s'il est statutairement
dépendant de la Chancellerie, il a toute latitude pour le faire, sans qu’il y ait d'injonction de la Garde des
Sceaux. Alors que dans la plupart des cas le parquet joue également l'apaisement dans les affaires de conflits
sociaux, il a opté pour un choix plus rigoriste dans le cas Goodyear.
« Si on met en parallèle une autre lutte, celle des Fralib, l’issue a été complètement différente, poursuit Patrick
Henriot. Les cadres du fabricant de thé ont également connu un épisode de séquestration, mais il n’y a pas eu
de poursuite. Les anciens salariés ont réussi à inverser le rapport de force. Ils ont racheté leur entreprise qui
est aujourd’hui une coopérative. Et personne ne se plaint de ce dénouement. Goodyear a subi le mouvement
inverse. L’entreprise a fini par mettre la clé sous la porte, 1170 personnes ont été licenciées, le projet de
coopérative a échoué… Et encore une fois, les juges n’ont pas tenu compte de la violence économique qui a
entouré cette affaire ».
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La sanction du jusqu'au-boutisme syndical ?
Reste à déterminer si les magistrats n’ont pas été tentés de se prononcer, non pas sur les seuls faits de
séquestration, mais sur la stratégie suivie par les leaders syndicaux du site d'Amiens-Nord, et les années de
batailles judiciaires qu'elle a suscitées. Le feuilleton a commencé il y a huit ans lorsque les salariés ont refusé
un changement d’organisation du travail en 4x8, alors que leurs collègues d’Amiens-Sud (l’usine Dunlop)
acceptaient ces sacrifices. Il s’ensuivit des joutes judiciaires menées par le tandem Mickaël Wamen (leader
de la CGT majoritaire sur le site, qui fait partie des salariés condamnés) et Fiodor Rilov (l’avocat de la CGT),
sur fond de déclarations tonitruantes et outrancières de Maurice Taylor, le PDG américain de Titan, annoncé
comme probable repreneur. Ce dernier s'illustrant notamment par une lettre ouverte au ministre du
redressement productif Arnaud Montebourg, publiée dans Les Echos, dans laquelle il affirmait notamment
que les ouvriers français ne travaillaient que trois heures par jour.
L'emploi ou rien
Pour finir, le jusqu'au-boutisme syndical du duo Wamen - Rilov – plus de 20 procédures judiciaires pour faire
capoter quatre plans de sauvegarde de l’emploi –, doublé d'un combat politique – ils se sont présentés sur
une liste Front de gauche aux législatives de 2012 – a échoué. Aucun compromis proposé – plan de départs
volontaires, possibilité de quitter l'entreprise à 56 ans, primes de départ pouvant aller jusqu'à 200 000
euros... – n'a été accepté par le leader de la CGT qui privilégiait l'emploi envers et contre tout, jusqu'à créer
des dissensions au sein de la centrale de Montreuil. Quant aux méthodes musclées du syndicat ultramajoritaire (intimidations, menaces...) vis-à-vis des autres syndicats, elles ont poussé la CFE-CGC du site à
déposer plainte pour délit d'entrave syndicale.
Le cas Goodyear s'est soldé par un désastre social
Si on y ajoute le contexte de violence économique entretenu par Titan qui conditionnait l'éventuelle reprise
de 330 salariés au fait que l'ensemble des effectifs soit d'abord licencié, le cas Goodyear s'est soldé par un
désastre social. L'usine a définitivement fermé ses portes il y a deux ans et l'équipementier américain, qui n'a
réembauché aucun salarié, a fini par investir en Russie. Tout en se payant le luxe d'étriller une nouvelle fois
les ex-Goodyear et le code du travail hexagonal : « En France, il y a des syndicats communistes. La Russie, elle
n'est pas communiste quand il s'agit des affaires », a alors déclaré à l'AFP Maurice Taylor. « Nous sommes
arrivés en Russie, avons racheté une ancienne entreprise publique qui avait un peu trop d'employés. La
législation locale nous a permis d'en licencier un grand nombre sans problème tout en leur versant des
indemnités. En France, on nous imposait de reprendre la majorité des salariés ».
Un signal envoyé aux syndicats
Dans ces conditions, les juges de première instance donnent l'impression, avec leur décision, d'avoir tiré sur
une ambulance. Alors que des salariés d’Air France sont poursuivis pénalement pour des violences commises
à l’encontre des cadres de la compagnie aérienne (les décisions sont attendues pour le printemps 2016), fautil pronostiquer un durcissement des sanctions à venir dans d'autres cas similaires ? Patrick Henriot ne se
risque pas à franchir ce pas. Rien ne dit que cette décision de première instance, isolée, sera suivie par
d'autres jugements de ce type. Il faudra d’ailleurs attendre la décision de la cour d’appel pour savoir si les
salariés condamnés devront effectuer de la prison ferme. « Mais il est clair que le parquet endosse cette
lecture très désincarnée des événements et qu’il envoie un signal aux syndicats qui seraient tentés de ne pas
se plier à une logique économique imposée par leur entreprise », explique-t-il.
Cette décision a une lourde portée symbolique
D'autant que ce jugement intervient dans un contexte où la balance semble pencher en faveur des
entreprises. Quand la loi Macron 1 est de nature à rassurer les employeurs (peine de prison supprimée pour
les dirigeants en cas de délit d’entrave (1), réforme de la prud’homie, barémisation des indemnités
prud’homales en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse bientôt revue dans la future loi El
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Khomri…), cette décision d'une sévérité exceptionnelle a une lourde portée symbolique, comme le montre
l'empressement à s'en réjouir des représentants du monde patronal, Pierre Gattaz en tête. Au risque
d'étouffer dans l'oeuf les velléités futures des salariés de s'ériger contre les orientations économiques prises
par leur entreprise.
(1) Refus de fournir des informations aux élus auxquelles ils doivent avoir accès, de respecter la procédure
d’information et de consultation des instances représentatives du personnel, d’organiser des élections
professionnelles, de mettre en place un comité d’entreprise… : un employeur qui porte atteinte aux missions des
représentants du personnel commet un délit d’entrave. Jusqu’à la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des
chances économiques, dite loi Macron, ce délit était sanctionné d’une peine d’un an d’emprisonnement et d’une
amende de 3750 euros. La peine est désormais doublée (7500 euros) et la peine de prison est supprimée.
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