ORLANDO

Transcription

ORLANDO
Virginia Woolf
ORLANDO
(1928)
REMERCIEMENTS
Nombreux sont les amis qui m’ont aidée à écrire ce livre. Les uns
sont morts et si fameux que j’ose à peine les nommer: mais nul ne
peut lire ou écrire sans devenir le perpétuel débi-teur de Defoe, Sir
Thomas Browne, Sterne, Sir Walter Scott, Lord Macaulay, Emily
Brontë, de Quincey et Walter Pater – pour citer les premiers qui me
viennent à l’esprit. Les autres sont vivants et, quoique peut-être aussi
fameux à leur manière, en deviennent moins redoutables. Je suis
particulièrement re-devable à Mr. C. P. Sanger: sans sa connaissance
des lois de la propriété, ce livre n’aurait jamais pu être écrit. La vaste
et parti-culière érudition de Mr. Sydney-Turner m’a évité, j’espère,
quelques lamentables méprises. J’ai eu, en outre, le bonheur – que
seule je peux estimer à son prix – de trouver à mon service les
me
connaissances de Mr. Arthur Waley en chinois. M Lopokova (Mrs.
J.-M. Keynes) s’est trouvée là à point pour corriger mon russe. À la
bienveillance et à l’imagination sans ri-vale de Mr. Roger Fry je dois
toute l’intelligence que je puis pos-séder dans l’art de la peinture.
J’espère avoir fait mon profit, d’autre part, des critiques sévères, il est
vrai, mais singulière-ment pénétrantes, de mon neveu, Mr. Julien
Bell. Les re-cherchent de l’infatigable Miss M.-K. Snowdon dans les
archives de Harrogate et Cheltenham n’étaient pas moins ardues pour
devoir rester vaines. D’autres amis encore m’ont aidée de façons trop
diverses pour les expliquer ici. Je dois me contenter de nommer Mr.
Angus Davidson; Mrs. Cartwright; Miss Janet Case; Lord Berners
(dont la connaissance de la musique élisa-béthaine se révéla
inappréciable); Mr. Francis Birrel; mon frère, le docteur Adrian
Stephen; Mr. F.-L. Lucas; Mr. et Mrs. Desmond Mac Carthy; le plus
encourageant des critiques, mon beau -frère, Mr. Clive Bell; Mr. G.-H.
Rylands; Lady Colefax; Miss Nellie Boxall; Mr. J.-M. Keynes; Mr.
Hugh Walpole; Miss Violet Dickinson; l’Hon. Edward Sackville-West;
Mr. et Mrs. St John-Hutchinson; Mr. Duncan Grant; Mr. et Mrs.
Stephen Tomlin; Mr. et Lady Ottoline Morrel; ma belle-mère Mrs.
me
Sid-ney Woolf; Mr. Osbert Sitwell; M Jacques Raverat; le colo-nel
Cory Bell; Miss Valerie Taylor; Mr. J.-T. Sheppard; Mr. et Mrs. T.-S.
Eliot; Miss Ethel Sands; Miss Nan Hudson; mon neveu Mr. Quentin
Bell (un vieux collaborateur dans le roman et que j’estime à son prix);
Mr. Raymond Mortimer; Lady Ge-rald Wellesley; Mr. Lytton
Strachey; la vicomtesse Cecil; Miss Hope Mirrlees; Mr. E.-M. Forster;
l’Hon. Harold Nicolson, et ma sœur Vanessa Bell – mais la liste
menace de devenir trop longue et elle est déjà beaucoup trop
distinguée. Car si elle éveille en moi les souvenirs les plus plaisants,
elle va susciter inévitablement dans l’esprit du lecteur des espérances
que le livre lui-même ne peut que décevoir. Je conclurai donc en remerciant les fonctionnaires du British Museum et du Service des
Archives pour leur courtoisie accoutumée; ma nièce, Miss Angelica
Bell pour un service qu’elle seule pouvait me rendre; et mon mari,
pour la patience avec laquelle il n’a jamais cessé de m’aider dans mes
recherches et pour sa profonde connaissance de l’histoire: si ces pages
ont quelque exactitude, c’est à lui qu’elles la doivent. Enfin je voudrais
remercier – mais j’ai perdu son nom et son adresse – un gentleman
américain qui a, géné-reusement et gratuitement, corrigé la
ponctuation, la botanique, l’entomologie, la géographie et la
chronologie de mes œuvres précédentes et qui, je l’espère, ne me
refusera pas ce service à cette nouvelle occasion.
VIRGINIA WOOLF.
I
Il – car son sexe n’était pas douteux, quoique la mode du temps fît
quelque chose pour le déguiser – faisait siffler son épée à coups de
taille contre une tête de Maure qui, pendue aux poutres, oscillait. Elle
avait la couleur d’un vieux ballon; elle en aurait eu plus ou moins la
forme, sans ses joues avalées et une ou deux touffes de cheveux rudes
et secs comme la tignasse d’une noix de coco. Le père d’Orlando, ou
peut-être son grand-père, l’avait décollée des épaules d’un énorme
infidèle surgi soudain, au clair de lune, dans les champs barbares
d’Afrique; et voici que doucement, sans arrêt, dans la brise qui
soufflait toujours par les greniers de cette maison géante, elle oscillait
sous le toit du Lord qui l’avait tranchée.
Les aïeux d’Orlando avaient chevauché par des champs
d’asphodèles, et des champs pierreux, et des champs encore, ar-rosés
d’étranges rivières; ils avaient décollé de maintes épaules maintes
têtes de maintes couleurs, et les avaient rapportées pour les suspendre
aux poutres de leur toit. Ainsi ferait Orlan-do, jurait-il. Mais comme il
n’avait que seize ans et qu’il était trop jeune pour accompagner les
autres dans leurs chevauchées d’Afrique ou de France, il se contentait
d’échapper à sa mère et aux paons du jardin, de monter en son
grenier, et là, d’estoquer, tailler et trancher l’air à grands coups de sa
lame sifflante. Quel-quefois il coupait la corde qui retenait la tête: elle
rebondissait sur le sol; il devait la rependre, et, chevaleresque,
attachait presque hors de portée cet ennemi dont les lèvres desséchées
et noires grimaçaient alors un sourire de triomphe. La tête bal-lante
oscillait: car ces greniers où Orlando avait élu domicile étaient au
sommet d’une maison si vaste que le vent lui-même y semblait pris au
piège, soufflant d’ici, soufflant de là, hiver comme été. La tapisserie
verte, celle qui représentait une chasse, sans cesse ondulait dans la
brise. Les aïeux d’Orlando avaient été nobles dès leur apparition dans
le monde. Ils étaient issus des brouillards nordiques avec des
couronnes sur leurs têtes. Ces zébrures d’ombre dans la pièce et ces
jaunes étangs en damier sur le sol ne venaient-ils pas du soleil
traversant une ample cotte d’arme sur le vitrail de la fenêtre? Orlando
se dres-sait maintenant dans le jaune d’un léopard héraldique.
Lorsqu’il posa la main sur la poignée de la fenêtre pour l’ouvrir, à
l’instant elle se colora de rouge, de jaune et de bleu comme une aile de
papillon. Ceux qui aiment les symboles et se plaisent à les déchiffrer,
auraient pu alors observer que si les jambes élé-gantes, la taille bien
prise, les épaules fermes d’Orlando étaient toutes diaprées de
lumières héraldiques, son visage, lorsqu’il ouvrit largement la fenêtre,
ne fut éclairé que par le soleil. On n’aurait su trouver visage à la fois
plus candide et plus sombre. Heureuse la mère qui porte un tel être!
plus heureux encore le biographe qui raconte sa vie! L’une n’aura
jamais à s’affliger, ni l’autre à demander le secours du romancier ou
du poète. De haut fait en haut fait, de gloire en gloire, de charge en
charge, le héros doit aller toujours, son scribe le suivant, jusqu’au
siège suprême, si haut placé soit-il, où tendent leurs désirs communs.
À voir Orlando, on le devinait taillé précisément pour une telle
carrière. L’incarnat de ses joues était voilé par un duvet de pêche; et le
duvet de sa lèvre était à peine plus épais que le du-vet de sa joue. Ses
lèvres elles-mêmes, courtes, se retroussaient légèrement sur des dents
d’une exquise blancheur d’amande. Son nez était d’une seule courbe,
tel le vol court et tendu d’une flèche; sa chevelure était sombre, ses
oreilles petites, étroite-ment appliquées contre la tête. Mais hélas,
pourquoi faut-il, à ce répertoire de tendres beautés, ajouter encore le
front et les yeux? Hélas! Pourquoi naît-il si rarement des hommes qui
en soient pourvus? En effet, au premier coup d’œil jeté sur Orlan-do à
sa fenêtre, il nous faut admettre qu’il avait des yeux comme des
violettes trempées, de grands yeux que l’eau semblait emplir et dilater
encore; et que son front, entre les deux médaillons vides de ses
tempes, avait le renflement d’un grand dôme demarbre. Ainsi, au
premier coup d’œil sur ses yeux, sur son front, nous nous mettons à
poétiser. Ainsi, au premier coup d’œil sur ses yeux, sur son front, il
nous faut admettre mille choses fâ-cheuses que tout bon biographe
s’efforce d’ignorer. Par les yeux entraient en Orlando des spectacles
perturbateurs – par exemple sa mère, une très belle dame vêtue de
vert qui s’en al-lait nourrir ses paons, accompagnée de Twitchett sa
suivante; des spectacles qui l’enthousiasmaient – les oiseaux et les
arbres; qui le rendaient amoureux de la mort – le ciel crépuscu-laire
ou le retour des freux; et ainsi, montant par la spirale de l’escalier
jusque dans son cerveau – qui était des plus vastes – tous ces
spectacles, et les bruits du jardin aussi, le choc du mar-teau, les coups
d’une hache, instauraient ces désordres et ces émeutes des passions et
des mouvements que tout bon bio-graphe déteste. Mais poursuivons.
– Orlando, lentement, rentra la tête, s’assit devant une table, et, avec
l’air à demi conscient des hommes en train de faire ce qu’ils font à
cette heure tous les jours de leur vie, prit un cahier intitulé:
„Æthelbert, Tragédie en cinq actes”, et plongea dans l’encre une vieille
plume d’oie toute tachée.
Il eut bientôt couvert dix pages et plus de poésie. Son style était
coulant, à coup sûr, mais abstrait. Le Vice, le Crime, la Mi-sère étaient
les personnages de ce drame. Rois et reines y gou-vernaient
d’impossibles États; d’horribles intrigues les acca-blaient; de nobles
sentiments les soulevaient; il n’y avait pas là un seul mot qu’Orlando
eût dit lui-même, mais tout était tourné avec une aisance et une
douceur qui, si l’on considère l’âge de l’auteur – il n’avait pas encore
e
dix-sept ans – et le fait que le XVI siècle avait encore quelques
années à vivre, étaient vrai-ment assez remarquables. À la fin,
pourtant, Orlando s’arrêta. Il était en train de décrire, comme tous les
jeunes poètes le font toujours, la nature; et, afin d’accorder son
épithète à une nuance précise de vert, il regarda – en quoi il montra
plus d’audace que beaucoup – la chose elle-même: un massif de lauriers qui, justement, poussait sous sa fenêtre. Et, naturellement, c’en
fut fini d’écrire. Dans la nature, le vert est une chose; en littérature,
c’en est une autre. La nature et les lettres sont appa-remment des
ennemies nées; mettez-les face à face, elles se dé-chirent. La nuance
de vert que vit Orlando gâtait sa rime et bri-sait sa mesure. Puis, la
nature connaît mille tours. Qu’un homme jette un seul regard par la
fenêtre sur les abeilles et les fleurs, un chien qui bâille, le soleil qui se
couche; qu’il pense une seule fois: „Combien de soleils verrai-je se
coucher, etc.” (c’est une pensée trop connue pour qu’elle vaille la
peine d’être écrite encore), et voici qu’il jette sa plume, saisit son
manteau, sort à grands pas de la pièce, et, ce faisant, trébuche sur un
coffre peint. Car Orlando était quelque peu gauche dans ses
mouvements.
Il eut soin d’éviter toute rencontre. Stubbs, le jardinier, descendait
l’allée. Orlando se cacha derrière un arbre pour le laisser passer. Il
sortit par une petite grille dans le mur du jar-din. Il longea toutes les
étables, les chenils, les celliers, les bou-tiques de charpentiers, les
lavoirs, les bâtiments où l’on faisait les chandelles de suif, où l’on tuait
le bétail, où l’on forgeait les fers des chevaux, où l’on cousait les
pourpoints – car la maison était une ville bruyante d’hommes et
sonnante de métiers – et gagna sans qu’on le vît le sentier au milieu
des fougères, qui, à travers le parc, menait jusqu’au sommet de la
colline. Il y a peut-être un lien naturel entre les qualités d’un homme;
l’une entraîne l’autre à sa suite; et le biographe doit faire remarquer
ici que la gaucherie s’accompagne souvent d’un amour pour la
solitude. Ayant trébuché sur un coffre, Orlando, naturellement, aimait
les lieux écartés, les vastes horizons, goûtait le charme de se sentir à
jamais, jamais, jamais seul.
Ainsi, après un long silence: „Je suis seul”, exhala-t-il en-fin,
ouvrant les lèvres pour la première fois dans ces annales. Il avait
grimpé très vite à travers les fougères et les buissons d’aubépine,
faisant fuir les daims et les oiseaux sauvages, jusqu’à un lieu couronné
par un chêne solitaire. C’était un ma-melon très haut, si haut en vérité
qu’on pouvait y voir dix-neuf comtés anglais au-dessous de soi; et par
les jours clairs trente,
et peut-être quarante si le temps était particulièrement beau.
Quelquefois apparaissait la Manche où les vagues succédaient aux
vagues. On pouvait voir des rivières et des bateaux de plai-sance qui
glissaient à leur surface; et des galions prenant le large, des armadas
avec des bouffées de fumée d’où sortaient les coups sourds des
canons; et des forts sur la côte; et des châ-teaux au milieu des
prairies; ici une tour de guet; là une forte-resse; et de nouveau
quelque vaste demeure pareille à celle du père d’Orlando, massée
comme une ville dans la vallée encer-clée de murs. À l’est se
dressaient les flèches de Londres et le brouillard de la Cité; et peutêtre, juste au ras du ciel, quand le vent soufflait du bon côté, voyait-on
même le sommet rocheux et les dents de scie de Snowdon mêler leurs
formes monta-gneuses aux nuages. Pendant quelques instants,
Orlando resta debout à énumérer, à regarder, à reconnaître. Ici était la
maison de son père; là celle de son oncle. Sa tante possédait ces trois
grandes tours au milieu des arbres. La lande était à eux et la fo-rêt; le
faisan et le daim étaient à eux; le renard, le blaireau et le papillon.
Il poussa un profond soupir et violemment se jeta – il y avait dans
ses mouvements une passion qui justifie ce mot – sur la terre, au pied
du chêne. Il aima sentir, sous la fuite légère de l’été, les vertèbres de la
terre où il s’accotait; car la dure racine du chêne était cela pour lui;
elle était encore, car l’image suivait l’image, le dos d’un grand cheval
qu’il montait, ou le pont d’un bateau penché – elle était à vrai dire
n’importe quoi de dur, car il sentait le besoin de quelque chose où
amarrer son cœur indé-cis; ce cœur qui battait à son côté, ce cœur qui
semblait empli de tourments, chargé d’épices et de langueurs tous les
soirs à cette époque, à chacune de ses promenades. C’était au chêne
qu’il le fixait, et tandis qu’Orlando demeurait là couché, peu à peu les
palpitations intérieures ou environnantes s’apaisèrent; les petites
feuilles demeurèrent suspendues; le daim s’arrêta; les pâles nuages
d’été s’immobilisèrent; les membres d’Orlando s’alourdirent sur le sol;
et il demeurait couché dans une telle quiétude que, pas à pas, le daim
s’approcha, les freux tourbillonnèrent sur sa tête, les hirondelles
plongèrent et virèrent, le vol des taons vrombit, comme si toute la
fertilité et l’activité amoureuses d’un soir d’été tissaient leur toile
autour de son corps.
Après une heure environ – le soleil descendait rapidement, les
nuages blancs étaient devenus rouges, les collines violettes, les bois
pourpres, les vallées noires – un son de trompette mon-ta. Orlando
bondit sur ses pieds. Le son aigu sortait de la vallée. Il sortait d’une
tache noire, là-bas; d’une tache compacte, éta-lée; un labyrinthe; une
ville, mais ceinte de murs; il sortait du cœur de la vaste maison
d’Orlando dans la vallée qui, noire au-paravant, sous le regard même
du jeune homme et tandis que la trompette solitaire se doublait et se
triplait d’échos plus aigus, soudain perdit sa noirceur et se transperça
de lumières. Les unes étaient de petites lumières hâtives comme si des
serviteurs affolés eussent couru le long des corridors pour répondre
aux appels; d’autres étaient des lumières éclatantes et hautes comme
brillant dans d’immenses halls vides où les tables eus-sent été
dressées pour recevoir des hôtes qui n’étaient pas ve-nus; d’autres
enfin plongeaient et ondulaient et se couchaient et se levaient comme
aux mains d’une troupe de serviteurs qui se fussent inclinés,
agenouillés, redressés, qui eussent reçu, gar-dé, escorté jusqu’à
l’intérieur de la maison, avec toute la dignité convenable, la grande
Dame descendant de son carrosse. Des voitures tournaient et
roulaient dans la cour, des chevaux ba-lançaient leurs plumets. La
Reine était venue.
Orlando ne regarda pas plus longtemps. Il bondit, dévala. Il rentra
par une grille dérobée. Il vola par l’escalier en spirale. Il atteignit sa
chambre. Il jeta ses bas d’un côté de la pièce, son pourpoint de l’autre.
Il plongea sa tête dans l’eau. Il nettoya ses mains. Il se tailla les ongles.
Avec six pouces de miroir et le se-cours de deux vieilles chandelles, il
enfila ses hauts-de-chausses rouges, son col de dentelle et ses souliers
ornés de choux aussi gros que des dahlias doubles, en moins de dix
minutes à l’horloge de l’étable. Il était prêt. Il était rouge. Il était
excité. Mais il était terriblement en retard.
Par des raccourcis familiers, il s’achemina à travers les vastes
agglomérations de pièces et d’escaliers jusqu’à la salle de festin
distante de cinq acres, de l’autre côté de la maison. Mais à moitié
chemin, dans les bâtiments de derrière où vivaient les serviteurs, il
s’arrêta. La porte d’un salon était ouverte – Mrs. Stewkley était partie,
sans aucun doute, avec toutes ses clefs, se mettre aux ordres de sa
maîtresse. Mais là, assis à la table des domestiques, une chope à son
côté et du papier devant lui, était un homme plutôt gras, plutôt
minable, avec une fraise un rien crasseuse et des habits de grosse
bure. Il tenait à la main une plume, mais n’écrivait pas. Il paraissait
occupé à rouler quelque pensée dans son esprit, de haut en bas, de
droite à gauche, jusqu’au moment où elle prendrait forme et poids à
sa conve-nance. Le regard de ses yeux sphériques et nébuleux comme
des pierres vertes de curieuse texture, restait fixe. Il ne voyait pas
Orlando. Malgré toute sa hâte, Orlando s’arrêta net. Était-ce là un
poète? Écrivait-il des vers? „Dites-moi, eut-il envie de lui demander,
dites-moi tout du vaste monde” – car il avait les idées les plus folles,
les plus absurdes, les plus extravagantes sur les poètes et sur la poésie
– mais comment adresser la parole à un homme qui ne vous voit pas,
qui voit à votre place des ogres, des satyres, peut-être les profondeurs
de la mer? Orlando, im-mobile, contempla cet homme: il tournait sa
plume entre ses doigts dans un sens, puis dans l’autre; regardait;
musait; puis, très vite, écrivit une demi-douzaine de lignes et leva les
yeux. À ce coup, Orlando, plein de confusion, partit comme une flèche
et atteignit le hall juste à temps pour tomber à genoux et, ti-mide, la
tête basse, offrir un bol d’eau de rose à la grande Reine elle-même.
Si forte était sa confusion qu’il ne vit rien d’elle que sa main
couverte de bagues dans l’eau; mais ce fut assez. C’était une main
mémorable; une main étroite avec de longs doigts tou - jours
recourbés comme pour entourer le globe ou le spectre; une main
nerveuse, acariâtre, maladive; une main autoritaire aussi; une main
qui n’avait qu’à se lever pour faire tomber une tête; une main, flaira
Orlando, attachée à un vieux corps qui avait l’odeur d’un placard où
l’on conserve les fourrures dans du camphre; ce corps était cependant
caparaçonné de toutes sortes de brocarts et de gemmes; il se tenait
très droit, quoique souf-frant peut-être de sciatique; ne cédait pas
d’un pouce, quoique crispé de mille peurs; et les yeux de la Reine
étaient d’un jaune pâle. Il devina tout ceci tandis que les grosses
bagues jetaient dans l’eau des éclairs, puis quelque chose pressa sa
chevelure, ce qui explique peut-être qu’il n’ait plus rien vu d’autre
dont un historien puisse faire état. En vérité, son esprit était un tel
chaos de contraires, de nuit et de lustres éclatants, de poète râpé et de
grande Reine, de chants silencieux et de tumultueux service qu’il ne
pouvait rien voir; ou rien qu’une main.
À son tour donc, la Reine ne peut avoir vu qu’une tête. Mais s’il est
possible, à partir d’une main, d’inférer tout un corps chargé des
attributs d’une grande Reine, son caractère acariâtre, son courage, sa
fragilité et sa terreur, à coup sûr une tête peut être aussi révélatrice
lorsqu’elle est vue du haut d’un trône par une dame dont les yeux, s’il
faut en croire les cires de l’Abbaye, étaient toujours largement
ouverts. Les longs cheveux bouclés, la tête sombre penchée si
respectueusement, si inno-cemment devant elle supposaient la plus
belle paire de jambes qui ait jamais porté un corps de jeune
gentilhomme; et des yeux violets; et un cœur d’or; et de la loyauté et
un charme viril – toutes qualités que la vieille femme aimait d’autant
plus qu’elles la fuyaient davantage. Car elle devenait vieille et usée et
courbée avant l’âge. Le canon résonnait toujours à ses oreilles.
Toujours elle voyait la lueur d’une goutte de poison ou d’un long
stylet. Assise à table, elle écoutait; elle entendait la canonnade dans la
Manche; elle avait peur – était-ce une malédiction, était-ce un
murmure? L’innocence, la simplicité lui étaient d’autant plus chères
qu’elle les projetait sur un fond sombre. Et ce fut cette même nuit,
ainsi le veut la tradition, tandis qu’Orlando était profondément
endormi, qu’elle fit, suivant toutes les formes, mettant enfin sa griffe
et son sceau sur le parchemin, donation de la grande maison
monastique qui avait appartenu à l’Archevêque puis au Roi, au père
d’Orlando.
Orlando dormit toute la nuit dans l’ignorance. Il avait reçu le
baiser d’une reine sans le savoir. Et peut-être, car le cœur des femmes
est un labyrinthe, fût-ce son ignorance et le sursaut qu’il eut quand les
lèvres royales le touchèrent, qui maintinrent le souvenir de ce jeune
cousin (car ils avaient du sang commun) vivace dans le souvenir de la
Reine. En tout cas, deux années de cette paisible vie campagnarde
n’avaient pas passé, et Orlando n’avait peut-être pas écrit plus de
vingt tragédies, une douzaine d’histoires et une grosse de sonnets,
quand un messager vint l’avertir qu’il devait se rendre auprès de la
Reine à Whitehall.
Voici, dit-elle en le regardant s’avancer dans la longue ga-lerie
jusque vers elle, voici venir mon innocent.” (Il y avait dans sa
personne une sérénité qui lui gardait l’apparence de l’innocence
quand, techniquement, le mot n’était plus appli-cable.)
Venez”, dit-elle. Elle était assise, raide à côté du feu. Elle le tint à
un pas devant elle et le considéra du haut en bas. Com-parait-elle ses
spéculations de la nuit de naguère avec la vérité maintenant visible?
Avait-elle deviné juste? Les yeux, la bouche, le nez, la poitrine, la
taille, les mains, elle les parcourut rapidement; ses lèvres visiblement
tressaillaient pendant cet examen; mais quand elle vit les jambes elle
rit tout haut. Il était l’image parfaite d’un noble gentilhomme. Mais
intérieurement? En un éclair elle jeta sur lui son regard jaune de
faucon comme pour lui percer l’âme. Le jeune homme soutint ce
regard en rou-gissant, prit la couleur seyante des roses de Damas.
Force, grâce, romanesque, folie, poésie, jeunesse, elle le lut comme
une page. Aussitôt elle arracha une bague de son doigt (l’articulation
était plutôt gonflée) et, en la lui passant, le nomma son Tréso-rier et
Grand Intendant; puis lui suspendit sur la poitrine les chaînes de la
fonction; et, lui ordonnant de fléchir le genou, y attacha, à la partie la
plus mince, l’ordre couvert de joyaux de la Jarretière. Rien, après cela,
ne lui fut plus refusé. Dans les cor-tèges officiels, il chevauchait à la
porte de son carrosse. Elle l’envoya en Écosse pour une triste
ambassade à la malheureuse Reine. Il était sur le point de
s’embarquer pour les guerres de Pologne lorsqu’elle le rappela.
Comment supporter, en effet, l’idée que cette chair tendre pût être
déchirée, que cette tête bouclée pût rouler dans la poussière? Elle le
garda près d’elle. Au plus haut de son triomphe, quand les canons
tonnaient sur la Tour et que l’air était assez épaissi par la poudre pour
vous faire éternuer, tandis que les hourras du peuple s’envolaient sous
ses fenêtres, elle l’attira contre elle au milieu des coussins où les
femmes l’avaient déposée (elle était si usée, si vieille) et lui enfouit le
visage dans cette étonnante composition – elle n’avait pas changé de
vêtement depuis un mois. – qui avait en diable l’odeur, pensa-t-il,
rappelant ses souvenirs d’enfance, d’un vieux cabinet de chez lui où
les fourrures de sa mère étaient empaquetées. Il se redressa à moitié
suffoqué par cet embrassement. „Ceci, exhala-t-elle, ceci est ma
victoire” au moment même où le bondissement d’une fusée lui faisait
mon-ter le sang aux joues.
Car la vieille femme aimait Orlando, et la Reine qui savait
reconnaître un homme quand elle en voyait un, quoiqu’elle ne le fît
pas, dit-on, à la manière ordinaire, rêva pour lui d’une splen-dide
carrière. Elle lui donna des terres, elle le dota de maisons. Il serait le
fils de sa vieillesse, le soutien de son infirmité, le chêne à quoi elle
appuierait sa ruine. Elle lui croassa ses pro-messes avec d’étranges
tendresses autoritaires (ils étaient à Richmond maintenant), elle
toujours assise, raidie dans ses brocarts rigides à côté du feu qui, si
haut qu’on y empilât du bois, ne parvenait jamais à la réchauffer.
Cependant les longs mois d’hiver s’étiraient. Tous les arbres dans
le parc étaient cernés de gelée blanche. La rivière coulait avec peine.
Un jour que la neige était sur le sol, que les pièces aux noirs panneaux
étaient emplies d’ombre et que les cerfs bramaient dans le parc, elle
vit, dans le miroir, que par peur des espions elle gardait toujours
auprès d’elle, à travers la porte, que par peur des meurtriers elle
gardait toujours ouverte, un jeune garçon – Orlando, était-ce
possible? – donnant un baiser à une jeune fille – par le démon, qui
était cette gueuse éhontée? Elle saisit son épée damasquinée d’or et
frappa vio-lemment le miroir. Le verre éclata; les gens accoururent;
on la souleva; on la rassit dans son fauteuil, mais elle tomba très bas
après ce coup et ne cessa de gronder, sur la fin de ses jours, contre la
félonie de l’homme.
Il y avait peut-être de la faute d’Orlando; pourtant, après tout,
devons-nous l’en blâmer? C’était l’époque élisabéthaine; la morale de
ces gens-là n’était pas la nôtre; ni leurs poètes; ni leur climat; ni
même leurs légumes. Tout était différent. Il n’est pas jusqu’au temps,
jusqu’au froid et chaud de l’hiver et de l’été qui ne fussent
probablement d’une tout autre humeur qu’à notre époque. La flamme
amoureuse du jour était séparée de la nuit aussi nettement que la
terre de l’eau. Les couchers de soleil étaient plus rouges et plus
intenses; les aubes plus blanches et plus aurorales. De nos demi-jours
crépusculaires, de nos faux jours traînants, ils ne savaient rien. La
pluie tombait avec vio-lence ou pas du tout. Le soleil éblouissait ou
l’ombre était épaisse. Transportant, comme de coutume, ces faits dans
le spi-rituel, les poètes chantaient magnifiquement la mort des roses
et la chute des pétales. L’instant est bref, chantaient-ils; l’instant a fui;
la même longue nuit nous attend tous. Quant à user des artifices de la
serre ou de l’herbier pour prolonger ou conserver la fraîcheur de ces
roses, ce n’était pas leur manière. Les complications flétries et les
ambiguïtés de notre époque, plus nuancée et plus sceptique, leur
étaient inconnues. La vio-lence était tout. Le soleil se levait et
retombait. L’amoureux ai-mait et passait. Et ce que les poètes disaient
dans leurs vers, les jeunes hommes le mettaient en pratique. Les
jeunes filles étaient des roses et leur saison était courte comme celle
des fleurs. Elles devaient être cueillies avant la tombée de la nuit; car
le jour était court, et le jour était tout. Donc, si Orlando suivit le
conseil du climat, des poètes, de l’époque, et cueillit sa fleur sur le
siège d’une fenêtre, même avec de la neige sur la terre et une Reine
vigilante dans le corridor, nous pouvons diffi-cilement nous décider à
le blâmer. C’était un jeune mâle; il ne fit qu’obéir aux ordres de la
nature. Quant à la fille, nous ne sa-vons pas plus que la Reine
Élisabeth quel était son nom. Doris, Chloris, Délie ou Diane sont
également possibles, car Orlando avait adressé des vers à toutes tour à
tour. C’était peut-être quelque dame de la Cour, ou peut-être quelque
servante. Car les goûts d’Orlando étaient larges; il n’aimait pas
seulement les fleurs de jardin; les simples, les sauvages même, avaient
tou-jours pour lui un attrait fascinant.
Nous venons de noter ici, avec une rude franchise, comme il est
permis à un biographe, un trait curieux de notre héros, ex-plicable
peut-être par le fait que certaine de ses aïeules avait porté la chemise
de toile grossière et manié les seaux de lait. Quelques grains de la
terre de Kent ou du Sussex se mêlaient dans ses veines au beau sang
fluide des Normands. Terre brune et sang bleu, c’était à son avis un
excellent mélange. Il est cer-tain qu’il eut toujours un goût pour la
basse compagnie, et par-ticulièrement pour celle des hommes de
lettres que leurs talents maintiennent si souvent dans une condition
inférieure – comme s’il y avait eu entre eux une sympathie naturelle.
À cette saison de sa vie, alors que son cerveau débordait de poèmes et
qu’il ne se mettait jamais au lit sans frapper quelque image, il trouvait
à une fille d’aubergiste, à une nièce de garde-chasse des joues plus
fraîches et plus d’esprit qu’aux grandes dames de la Cour. De là cette
habitude qu’il prit d’aller fréquemment à Wapping Old Stairs et aux
brasseries en plein air, la nuit, enveloppé dans une cape grise pour
cacher l’étoile à son cou, à son genou la Jarre-tière. Là, une chope
devant lui, au milieu des allées sablées, des boulingrins et des simples
architectures qu’on rencontre en de tels lieux, il écoutait, de la bouche
des matelots, des récits du continent espagnol pleins de misères,
d’horreurs et de cruautés. Il apprenait dans quelles circonstances les
uns avaient perdu leurs orteils, d’autres leur nez – car l’histoire parlée
n’avait jamais le poli ni les belles couleurs de l’histoire écrite. Il aimait
surtout entendre les marins lancer à plein gosier leurs chansons des
Açores tandis que les perroquets qu’ils avaient rapportés de là-bas
piquaient d’un bec dur et rapace les rubis de leurs doigts et juraient
presque aussi vilainement que leurs maîtres. Les femmes étaient à
peine moins hardies dans leur langage et moins libres dans leurs
manières que ces oiseaux. Elles se per-chaient sur les genoux
d’Orlando, jetaient leurs bras autour de son cou et, devinant que
quelque chose hors du commun se ca-chait sous le molleton du
manteau, étaient presque aussi avides d’en venir au fait qu’Orlando
lui-même.
Les occasions, d’ailleurs, ne manquaient pas. La rivière s’éveillait
tôt, s’endormait tard, toujours bruissante de canots, de bacs,
d’embarcations de toute espèce. Chaque jour quelque beau navire
mettait à la voile pour les Indes; plus rarement un autre revenait,
noirci, haillonneux, portant à son bord des in-connus hirsutes, et,
péniblement, se traînait jusqu’à son an-crage. Nul ne s’inquiétait, làdedans, d’un garçon ou d’une fille qui s’attardaient un peu trop sur la
rivière après le coucher du soleil, nul ne levait le sourcil si quelque
médisant les avait vus profondément endormis aux bras l’un de l’autre
parmi les sacs de butin. Pareille aventure échut à Orlando, Sukey et le
comte de Cumberland. Le jour avait été chaud; les amours d’Orlando
et de Sukey avaient été vives; ils étaient tombés endormis au milieu
des rubis. Tard dans la nuit, le comte, dont la fortune était fort liée
aux aventures espagnoles, s’en vint pour vérifier le butin, seul, avec
une lanterne. Il projeta la lumière sur un baril et recula d’un saut avec
un juron. Entrelacés contre le tonneau, deux fantômes gisaient
endormis. Superstitieux par nature et la conscience chargée de plus
d’un crime, le comte prit le couple (ils étaient enveloppés dans un
manteau rouge et le sein de Sukey était presque aussi blanc que les
neiges éternelles de la poésie d’Orlando) pour un spectre envoyé pour
lui faire honte par les marins noyés. Il se signa. Il jura de se repentir.
La rangée de maisons charitables encore debout dans Sheen Road est
le fruit visible de cette terreur passagère. Douze pauvres vieilles de la
paroisse boivent du thé le jour et le soir bénissent Sa Seigneu-rie pour
le toit qui couvre leur tête. De sorte que l’amour illicite dans un bateau
de corsaires – mais nous omettrons la morale.
Bientôt pourtant Orlando se fatigua: cette vie manquait de
confort; les rues de ces quartiers avaient mauvais visage; sur-tout les
gens y étaient par trop primitifs. Il faut se souvenir, en effet, que les
Élisabéthains ne voyaient nullement dans le crime et la pauvreté les
attraits que nous leur prêtons. Le savoir li-vresque n’était nullement
pour eux, comme il l’est pour nous, une source de honte; être fils d’un
boucher ne leur paraissait nullement, comme nous le croyons, une
bénédiction – être illet-tré une vertu. Ils n’imaginaient pas que ce que
nous appelons „vie” et „réalité” fussent nécessairement liées à la
brutalité et à l’ignorance; à vrai dire, ils n’avaient pas d’équivalent
pour ces deux mots. Ce n’est pas pour chercher la „vie” qu’Orlando
s’était mêlé au peuple; ce n’est pas à la recherche d’une „réali-té” qu’il
l’abandonna. Mais quand il eut entendu une douzaine de fois
comment Jakes avait perdu son nez ou Sukey son hon-neur – et ils
racontaient ces histoires admirablement, il faut le dire – une certaine
lassitude lui vint de cette répétition; car en-fin, on ne peut se faire
couper le nez que d’une seule façon, et perdre son pucelage que d’une
seule autre – du moins c’est ce qu’il lui semblait; les arts et les
sciences, au contraire, avaient en eux une diversité qui l’intriguait
profondément. C’est pour-quoi, tout en gardant de ces joies
populaires un heureux souve-nir, il cessa de fréquenter les brasseries
en plein air et les jeux de quilles, raccrocha son manteau gris dans sa
garde-robe, lais-sa l’étoile briller à son cou, à son genou scintiller la
Jarretière, et réapparut à la Cour du roi James. Il était jeune, il était
riche, il était élégant. Personne n’aurait pu être reçu avec plus
d’applaudissements que lui.
Il est certain que mainte dame fut prête à lui accorder ses faveurs.
Les noms de trois d’entre elles, au moins, furent ouver-tement
accouplés au sien dans des projets de mariage – Clorinde, Favilla,
Euphrosyne – ainsi les nommait-il dans ses son-nets.
Procédons par ordre; Clorinde était une dame aux ma-nières
douces et aimables; en vérité Orlando en fut grandement amoureux
pendant six mois et demi; mais elle avait des cils blancs et ne pouvait
supporter la vue du sang. Un lièvre apporté rôti à la table de son père
la faisait s’évanouir; elle était aussi sous l’influence des prêtres et
épargnait sur son linge pour faire des aumônes. Elle entreprit de
sauver Orlando du péché et ne réussit qu’à lui lever le cœur. Il rompit
donc le mariage et n’éprouva pas grand regret lorsqu’elle mourut
bientôt après de la petite vérole.
Favilla, qui vient ensuite, était d’une espèce toute diffé-rente. Elle
était la fille d’un pauvre gentilhomme du Somer-setshire; des soins
assidus et de beaux yeux dont elle usait à propos lui avaient seuls
permis de faire son chemin à la Cour où son adresse d’amazone, la
beauté de son pas et la grâce de sa danse lui avaient acquis
l’admiration générale. Une fois cepen-dant elle fut assez mal avisée
pour fouetter presque à mort et sous les fenêtres d’Orlando un
épagneul qui avait déchiré un de ses bas de soie (on doit dire, en toute
justice, que Favilla avait peu de bas, et pour la plupart en droguet);
Orlando, qui aimait passionnément les bêtes, remarqua aussitôt
qu’elle avait les dents crochues et les deux incisives frontales
recourbées vers l’intérieur: c’était là, chez une femme, le signe certain
d’une na-ture perverse et cruelle; et il rompit ses fiançailles le même
soir.
La troisième, Euphrosyne, fut de beaucoup le plus grave de ses
amours. Issue des Desmond d’Irlande, elle possédait, par suite, un
arbre généalogique aussi vieux et aussi profondément enraciné que
celui d’Orlando lui-même. Elle était blonde, floris-sante, un rien
lymphatique. Elle parlait bien l’italien, montrait une rangée de dents
parfaites à la mâchoire supérieure – celles du bas étaient un peu
ternies. On ne la voyait jamais sans un lé-vrier ou un épagneul au
genou. Elle nourrissait ses chiens de pain blanc, et à sa propre table;
chantait avec douceur à l’épinette; enfin n’était jamais habillée avant
midi à cause du soin extrême qu’elle prenait de sa personne. Bref, elle
aurait fait une femme parfaite pour un gentilhomme comme Orlando,
et les choses étaient allées si loin que déjà les notaires affairés, aux
prises des deux côtés avec les dots, douaires, contrats, accords,
maisons d’habitation, dépendances, biens meubles et im-meubles,
dressaient enfin tous les actes nécessaires pour qu’une grande fortune
puisse s’apparier avec une autre, lorsque, avec la brusquerie et la
dureté qui caractérisaient alors le climat an-glais, éclata le Grand Gel.
Le Grand Gel fut, nous disent les historiens, le plus dur que nos
Îles eussent jamais connu. Les oiseaux gelaient dans l’air et tombaient
comme des pierres sur le sol. À Norwich, une jeune paysanne partit
pour traverser la route en excellente santé, à son ordinaire, et les
témoins la virent distinctement s’effriter, voler en un nuage de
poussière par-dessus les toits, sous le choc glacial de la bise, au coin
de la rue. La mortalité dans les trou-peaux et le bétail fut énorme. Les
cadavres gelaient et se col-laient aux draps. Il n’était pas rare de
rencontrer toute une troupe de porcs pris en masse, inébranlables au
milieu de la route. Les champs étaient pleins de bergers, de
laboureurs, d’attelages et de jeunes garçons en train de chasser un
oiseau, tous figés dans l’acte d’un instant, l’un se tenant le nez, l’autre
avec la bouteille aux lèvres, le troisième menaçant encore de sa pierre,
à bout de bras, un corbeau immobile, comme empaillé, sur la haie, à
deux pas de lui. La violence du gel fut si extraordi-naire qu’il produisit
parfois comme une pétrification; et l’on at-tribua communément le
surcroît remarquable de rocs dans quelques parties du Derbyshire
non pas à une éruption (il n’y en eut point), mais au durcissement de
voyageurs infortunés sou-dain et fort exactement mués en pierre.
L’Église ne put offrir, en l’occurrence, que de faibles secours: quelques
propriétaires, il est vrai, firent bénir ces restes humains, mais la
majorité préfé-ra les utiliser comme bornes ou y faire gratter leurs
moutons, ou bien encore, quand leur forme le permettait, les
transformer en abreuvoirs – tous usages qu’ils ont remplis jusqu’à ce
jour, ad-mirablement pour la plupart.
Mais tandis que le peuple de la campagne endurait la der-nière
indigence, et que tout le commerce du pays se trouvait suspendu,
Londres fêtait le Carnaval avec un éclat sans pareil. La Cour résidait à
Greenwich. Le nouveau roi vit, dans les fêtes de son couronnement,
l’occasion d’acquérir les bonnes grâces des citadins. Il ordonna donc
que la rivière, alors gelée à une profondeur de vingt pieds et
davantage jusqu’à six ou sept milles dans les deux sens, fût balayée,
décorée et qu’on lui don-nât l’aspect d’un parc ou de quelque séjour
de plaisance avec des berceaux de verdure, des labyrinthes, des allées,
des lieux de ra-fraîchissement, etc., le tout à ses frais. Pour lui-même
et ses courtisans il réserva certain espace juste devant les grilles du
palais. Cette enceinte, séparée du public seulement par une corde de
soie, devint aussitôt le centre de la plus brillante socié-té d’Angleterre.
De grands hommes d’État, dans leurs barbes et leurs fourrures, y
dépêchaient les affaires publiques sous la tente écarlate de la pagode
royale. Des capitaines y préparaient la défaite du Maure et la ruine du
Turc en des berceaux de feuil-lages tendus de banderoles et
empanachés de plumes d’autruches. Des animaux faisaient les cent
pas dans les allées étroites, le verre à la main, balayant l’horizon du
geste, et y échangeaient des histoires sur le passage du nord-ouest ou
sur l’Armada espagnole. Des amoureux se prélassaient sur des di-vans
jonchés de peaux de zibelines. Lorsque la Reine et ses dames
d’honneur sortaient, des averses de roses gelées se ré-pandaient sur
leur passage. Des ballons de couleur, immobiles, planaient dans l’air.
Çà et là brûlaient de vastes feux de joie, des bûchers de cèdre et de
chêne dont les flammes, sous le sel jeté à foison, se teintaient de vert,
d’orange, de pourpre. Mais, quelle que fût l’ardeur de ces feux, ils ne
pouvaient fondre la glace dure comme l’acier malgré sa transparence
singulière. Elle était si limpide, en vérité, que l’on pouvait voir au
travers, congelés à plusieurs pieds de profondeur, ici un marsouin, là
une plie. Des bancs d’anguilles gisaient, dans une immobilité
cataleptique, mais la question de savoir si elles étaient vraiment
mortes ou seulement dans un état de vie suspendue que la chaleur
ferait renaître, embarrassait les philosophes. Près de London Bridge,
là où la rivière s’était prise jusqu’à une profondeur de vingt brasses,
on distinguait clairement une péniche engloutie, cou-chée sur le lit de
la rivière où, surchargée de pommes, elle avait coulé l’automne
précédent. La vieille marchande des quatre-saisons qui s’en allait sur
ce bateau vendre ses fruits devers le Surrey était encore assise dans
ses châles et ses jupons cerclés, un tas de pommes entre les genoux:
on eût juré qu’elle allait servir un client si le bleu de ses lèvres n’avait
fait soupçonner la vérité. Elle constituait le spectacle favori du roi
James qui ame-nait toujours une troupe de courtisans le contempler
avec lui. En un mot, rien ne pouvait surpasser l’éclat et la gaieté de ces
lieux en plein jour. Mais c’était le soir que le carnaval battait son
plein. Car le gel persistait sans interruption; les nuits étaient d’une
quiétude parfaite; la lune et les étoiles scintillaient avec la dure fixité
de diamants; et, à la délicate musique des flûtes et des trompettes, les
courtisans dansaient.
Orlando, il est vrai, n’était pas de ceux qui égrènent légè-rement
les pas de la courante ou de la volte. Il était gauche et un peu distrait.
À ces bizarres mesures étrangères il préférait de beaucoup les simples
danses de son pays qu’il avait pratiquées dès son enfance. Un de ces
menuets – ou peut-être un quadrille – s’achevait en effet, le 7 janvier,
vers six heures du soir, et Or-lando venait à peine de joindre les talons
lorsqu’il aperçut, sor-tant du pavillon de l’Ambassade moscovite, une
silhouette qui, masculine ou féminine, – car la tunique lâche et les
pantalons russes en déguisaient le sexe – l’emplit en tout cas de la
plus vive curiosité. Cet inconnu – ou inconnue – était de taille
moyenne, de formes très sveltes et portait un habit de velours couleur
d’huître garni d’une étrange fourrure à reflets verts. Mais ces détails
disparaissaient dans l’extraordinaire rayonne-ment de séduction qui
émanait de toute sa personne. Les images, les métaphores les plus
extrêmes, les plus extravagantes se tressèrent et se tissèrent aussitôt
dans l’esprit d’Orlando. En moins de trois secondes, il la nomma
melon, pomme de pin, oli-vier, émeraude et renard dans la neige –
sans pouvoir décider s’il l’avait entendue, goûtée, vue, ou les trois
ensembles. (En ef-fet, quoique nous nous fassions un devoir de ne
jamais inter-rompre notre récit, nous nous permettrons ici de noter
en hâte que les métaphores d’Orlando à cette époque étaient simples,
à l’image de ses sensations, et faisaient de fréquentes allusions aux
nourritures préférées de son enfance. Mais ses impressions, simples il
est vrai, étaient aussi extrêmement violentes. On per-drait donc son
temps à s’arrêter pour poser des questions.)… Un melon, une
émeraude, un renard dans la neige – voilà ce qui ra-vit Orlando, voilà
ce qu’il contempla dans l’extase. Quand le jeune garçon, car, hélas,
c’était sûrement un garçon – aucune femme n’aurait patiné avec
autant de vitesse et de force – le dé-passa d’une glissade presque à la
pointe de l’orteil, Orlando fut prêt à s’arracher les cheveux de
désespoir: si l’inconnu était de son sexe, l’étreindre était hors de
question. Mais le patineur s’approcha. Ses jambes, ses mains, son port
même étaient d’un garçon; mais jamais garçon n’eut une bouche
semblable; ja-mais garçon n’eut une telle poitrine; jamais garçon n’eut
de tels yeux, comme sortis des profondeurs de l’océan. Ralentissant
en-fin pour arrondir – avec la grâce la plus noble – une révérence à
l’intention du roi qui se traînait à petits pas, pendu au bras d’un
gentilhomme de la Chambre, l’inconnue s’immobilisa. Elle était à
deux doigts d’Orlando. C’était une femme. Il la contempla; il trembla;
il eut chaud; puis froid; soudain il brûla de bondir dans les souffles
ardents de l’été, d’écraser des glands, d’enlacer des chênes et des
aubes. En fait il retroussa légèrement les lèvres sur ses petites dents
blanches; il entrouvrit la bouche comme pour mordre; la ferma net,
comme s’il eût mordu. Lady Euphrosyne pesait à son bras.
L’étrangère, apprit-il, était une princesse et se nommait
Maroussia Stanilovska Dagmar Natacha Iléana Romanovitch. Elle
était venue dans la suite de l’ambassadeur moscovite qui était peutêtre son oncle, ou peut-être son père, pour assister aux fêtes du
couronnement. On ne savait sur les Moscovites que
très peu de chose. Avec leurs grandes barbes et leurs chapeaux
fourrés, ils restaient assis sans mot dire ou presque, à boire d’on ne
sait quel liquide noirâtre qu’ils crachaient de temps à autre sur la
glace. Aucun d’eux ne parlait anglais, et le français, fami-lier du moins
à quelques-uns, était alors très peu parlé à la Cour d’Angleterre.
C’est ce qui permit à Orlando et à la princesse de lier connaissance. Ils se trouvèrent assis face à face à la grande table servie
sous une tente immense pour les personnes de condition. La princesse
était placée entre deux jeunes seigneurs, Lord Francis Vere et le jeune
comte de Moray. Rien de plus plaisant que la confusion où elle les mit
bientôt tous deux, car, beaux gentilshommes pourtant à leur façon, ils
savaient de français un peu moins qu’un enfant de naissance. Lorsque
au début du dî-ner, la princesse se tourna vers le comte et lui dit avec
une grâce qui lui ravit le cœur: „Je crois avoir fait la connaissance d’un
gentilhomme qui vous était apparenté, en Pologne l’été der-nier” ou:
„La beauté des dames de la Cour d’Angleterre me met dans le
ravissement. On ne peut voir une dame plus gra-cieuse que votre
Reine ni une coiffure plus belle que la sienne”, Lord Francis et le
comte montrèrent tous deux le plus grand embarras. Le premier la
servit abondamment de sauce aux rai-forts; le second siffla son chien
et lui fit demander un os à moelle. À ce coup, la princesse ne put
réprimer plus longtemps son envie de rire, et Orlando, attrapant son
regard entre les paons farcis et les hures de sanglier, éclata de rire à
son tour. Il rit, mais le rire se gela d’étonnement sur ses lèvres. Qui
avait-il aimé, qui avait-il aimé, se demanda-t-il éperdu, jusqu’à cette
heure? Une vieille, répondit-il: la peau sur les os; des garces
enluminées, trop nombreuses pour qu’on en parle; une nonne
geignarde; une aventurière (mordue par les chiens et montrant ses
crocs). Un monceau de dentelles, un sac à révérences. L’amour n’avait
été pour lui que poussière et que cendres. Les joies qu’il en avait
reçues étaient de la dernière insipidité. Il s’émerveilla d’avoir pu
traverser tant d’ennui sans bâiller. Ce-pendant, il regardait la
princesse, et son rang redevenait fluide,
la glace de ses veines se changeait en vin, il entendit couler les
ruisseaux, chanter les oiseaux, le printemps éclatait, s’épandait sur le
dur paysage hivernal; la force mâle d’Orlando s’éveilla; soudain il
saisit une épée, chargea un ennemi plus brave que le Polonais ou le
Maure; plongea dans l’eau profonde; aperçut dans une crevasse la
dangereuse fleur, étendit la main pour la prendre – bref, il composait
l’un de ses sonnets les plus ardents, lorsque la princesse lui adressa la
parole.
Voulez-vous avoir la bonté de me passer le sel?” Orlando rougit
violemment.
Avec le plus grand plaisir, madame”, répliqua-t-il. Son accent
français était pur. Dieu soit loué! il parlait en effet cette langue comme
la sienne propre; sa mère avait une femme de chambre qui, autrefois,
la lui avait enseignée. Mais peut-être eût-il mieux valu pour lui ne
l’avoir jamais apprise; n’avoir ja-mais répondu à cette voix; jamais
suivi la lumière de ces re-gards…
La princesse alors poursuivit:
„Qui étaient ces rustres, lui demanda-t-elle, assis à ses cô-tés, avec
leurs manières de garçons d’étable? Quel était ce mé-lange
nauséabond qu’on venait de répandre sur son assiette? Est-ce que les
chiens, en Angleterre, mangeaient à la table des hommes? Cette
personne ridicule au bout de la table, avec sa perruque en escaliers,
„comme une grande perche mal fago-tée”, était-ce réellement la
Reine? Le Roi bavait-il toujours ainsi? Et lequel de ces pantins était
Georges Villiers?” Ces questions d’abord déconcertèrent Orlando,
mais on les posait avec tant de hardiesse et si plaisamment qu’il ne
put s’empêcher d’en rire; les visages vides de la compagnie montraient
d’ailleurs clairement que personne n’en avait compris un traître mot;
Orlando répondit donc avec la même liberté en usant, comme la
princesse, du français le plus pur.
Ainsi naquit une intimité qui devint en peu de temps le scandale
de la Cour.
On observa bientôt qu’Orlando prêtait à la Moscovite beau-coup
plus d’attention que n’en eût exigé la simple politesse. Il était
rarement loin d’elle et leur conversation, quoique incom-préhensible
pour l’entourage, était menée si vivement, suscitait de telles rougeurs,
de tels rires, que le plus sot pouvait en devi-ner l’objet. D’ailleurs, la
métamorphose dans la personne même d’Orlando avait été
miraculeuse. Personne ne l’avait jamais vu si animé. En une nuit il
avait dépouillé sa gaucherie enfantine. L’adolescent boudeur qui ne
pouvait entrer dans un salon fémi-nin sans faucher sur la table la
bonne moitié des bagatelles d’ornement, s’était mué en gentilhomme
plein de grâce et de vi-rile courtoisie. Orlando reconduisant la
Moscovite (comme on l’appelait) jusqu’à son traîneau, lui offrant sa
main pour la danse, ramassant le mouchoir brodé tombé de ses
doigts, Or-lando s’acquittant enfin de ces menus devoirs que la Dame
d’un cœur exige, et sur quoi l’amant empressé se hâte de la prévenir,
rallumait une flamme dans les yeux éteints des vieillards et précipitait encore dans son cours le sang fougueux de la jeunesse. Un
nuage pourtant gâtait ce spectacle. Les vieillards haussaient les
épaules, les jeunes hommes riaient du bout des lèvres. Or-lando était
fiancé à une autre, et tous le savaient. Lady Margaret O’Brien O’Dare
O’Reilly Tyrconnel (car tel était le propre nom de l’Euphrosyne des
sonnets) portait au second doigt de sa main gauche le splendide
saphir qui en faisait foi. Elle seule, en droit, était pour Orlando la
Dame à qui tous les égards sont dus. Ce-pendant elle pouvait laisser
glisser de ses doigts tous les mou-choirs de sa garde-robe (qui en
contenait mainte et mainte dou-zaine), Orlando ne se courbait pas
pour les ramasser sur la glace. Elle pouvait attendre vingt minutes
qu’il lui offrît sa main, la ramenât à son traîneau: il lui fallait, à la fin,
se réduire aux services de son négrillon. Lorsqu’elle patinait, ce qu’elle
faisait assez pesamment, nul n’était à son bras pour lui donner de
l’assurance et si elle tombait, ce qu’elle faisait assez lourdement, nul
ne la remettait sur pied, n’époussetait la neige de ses robes.
Quoique flegmatique de son naturel, lente à prendre offense et
moins portée que beaucoup à croire qu’une simple étrangère pût la
chasser du cœur d’Orlando, à la fin pourtant, Lady Mar-garet ellemême fut amenée à soupçonner qu’un trouble mena-çait la paix de
son esprit.
À vrai dire, de jour en jour Orlando prenait moins de peine pour
cacher ses vrais sentiments. Aussitôt le dîner fini, sous un prétexte ou
sous un autre, il prenait congé ou s’esquivait lorsque les patineurs
s’appariaient pour un quadrille. L’instant d’après on remarquait aussi
l’absence de la Moscovite. Mais ce qui ou-tragea le plus cruellement la
Cour et la piqua le plus au vif, je veux dire dans sa vanité, ce fut de
voir à maintes reprises le couple se glisser sous la corde de soie
séparant sur la glace l’enceinte royale des régions vulgaires, et
disparaître ainsi parmi la foule du commun. C’est que soudain la
princesse, frappant du pied, criait: „Emmenez-moi, je déteste votre
populace an-glaise”, par quoi elle entendait la Cour d’Angleterre ellemême. Il lui était impossible de la supporter un instant de plus. Un tas
de vieilles à l’œil pointu, disait-elle, qui viennent sous votre nez vous
dévisager sans vergogne, et de jeunes rustauds qui vous écrasent les
orteils. Tous ces gens sentaient mauvais. Leurs chiens lui couraient
dans les jambes. On avait l’impression d’être dans une cage. En
Russie, du moins, sur des rivières larges de dix milles, on pouvait
galoper à fond de train avec un équipage de six chevaux tout le jour
sans rencontrer âme qui vive. D’ailleurs, elle voulait voir la Tour, les
Gardes, les Têtes de Temple Bar et les boutiques de joailliers dans la
Cité. Orlando l’emmena donc dans la Cité, lui montra les Gardes et les
têtes de rebelles, acheta pour elle au Royal Exchange tout ce qu’elle
put convoiter. Mais ils n’en restèrent pas là. De plus en plus, chacun
d’eux désirait voir l’autre seul à seul tout le jour, loin des étonnements et des yeux grands ouverts. Ainsi, au lieu de prendre la route
de Londres, ils s’en éloignèrent; dépassant bientôt la foule, ils
atteignaient alors les vastes étendues gelées de la Ta-mise; là, hormis
une vieille paysanne qui tentait de crever la glace dans le vain espoir
d’un seau d’eau ou qui glanait çà et là pour son feu quelques brindilles
ou quelques feuilles mortes, jamais âme qui vive ne se trouvait sur
leur chemin. Les pauvres demeuraient blottis dans leurs chaumières,
et les gens plus aisés qui pouvaient en faire la dépense couraient
chercher la chaleur et la joie dans le grouillement de la Cité.
Alors Orlando et Sacha – ainsi la nommait-il pour abréger, en
souvenir aussi d’un blanc renard russe qu’on lui avait donné dans son
enfance, bête douce comme la neige mais avec des dents d’acier et qui
l’avait mordu si cruellement un jour, que son père l’avait fait abattre,
– alors Orlando et Sacha possé-daient à eux seuls la rivière. Échauffés
par le patinage et l’amour, ils se jetaient à même la glace dans quelque
crique soli-taire aux rives frangées d’osiers jaunes; un vaste manteau
de fourrure les enveloppait tous les deux: Orlando étreignait la
princesse et pour la première fois, chuchotait-il, connaissait les joies
de l’amour. Puis, lorsque l’extase avait fui, et qu’ils gi-saient, bercés,
sur la glace, dans le plus doux évanouissement, il lui parlait de ses
autres passions, lui confiait comment, compa-rées à ceci, elles
n’avaient été que bois, toile de sac et cendres. Et, riant de sa
véhémence, elle se jetait une fois de plus dans ses bras et lui donnait,
pour l’amour de l’amour, une étreinte nou-velle. Ils s’émerveillaient
alors que la glace ne fondît pas à leur chaleur, plaignaient la pauvre
vieille qui, manquant de moyens naturels pour la dégeler de cette
manière, n’avait plus pour la fendre que le froid acier de sa hache.
Puis, enveloppés dans leurs zibelines, ils parlaient de tout ce
qu’éclaire le soleil; des paysages et des voyages; des Maures et des
païens; de la barbe de cet homme et de la peau de cette femme; d’une
souris qu’elle avait nourrie à table de sa propre main; de la tapisserie
qui tou-jours palpitait dans le hall de chez lui; d’un visage; ou d’une
plume. Rien n’était trop petit pour leur propos, ni rien trop grand.
Soudain Orlando tombait dans un de ses accès mélanco-liques; la
vue de la vieille boitillant sur la glace en était peut-être la cause, ou
peut-être rien; il se jetait à plat ventre, scrutait les profondeurs de
l’eau gelée, puis pensait à la mort. Oui, ce philosophe a raison qui dit
que le fil d’une lame sépare à grand-peine la mélancolie de la joie;
d’ailleurs, opine-t-il encore, ce sont deux sœurs jumelles; il en conclut
donc justement que tous les sentiments extrêmes se confondent en la
folie; et nous exhorte, par voie de conséquence, à prendre refuge dans
la véri-table Église (à son sens l’Anabaptiste), seul havre, seul port,
seul ancrage, etc., pour ceux que ballotte une telle mer.
Tout se perd dans la mort”, disait Orlando en s’asseyant, le visage
voilé de tristesse. (C’est ainsi que travaillait mainte-nant son esprit, en
violents zigzags de la vie à la mort, sans ar-rêts intermédiaires, et le
biographe à son tour, sans se per-mettre aucun repos, doit voler à sa
suite de toutes ses forces, soutenir cette allure de folie ardente et
bizarre dans les actes, d’extravagante soudaineté dans les paroles
qu’Orlando – com-ment le nierait-on? – se permettait de prendre à
cette époque.)
Tout se perd dans la mort”, disait Orlando en s’asseyant sur la
glace. Et Sacha, qui après tout n’avait pas de sang anglais dans les
veines, mais venait de Russie où les couchers de soleil sont plus longs,
où les aubes sont moins soudaines, où les phrases demeurent souvent
suspendues dans le doute où l’on est sur la meilleure fin, Sacha le
regardait, riait peut-être de mépris car il devait lui paraître un enfant,
et se taisait. Mais, à la longue, la glace sous eux se refroidissait, ce que
la princesse avait en horreur: elle le forçait donc à se lever, puis parlait
avec tant de charme, d’esprit, de sagesse (mais par malheur toujours
en français, et le français, nul ne l’ignore, perd son parfum en
traduction) qu’il en oubliait l’eau glacée, la nuit descendante, la vieille
femme, ou quoi que ce fût, et soudain tentait de lui dire – plongeant et
barbotant dans un flot d’images aussi surannées que les femmes qui
les inspirèrent – à quoi, vraiment, elle res-semblait: à la neige, à la
crème, au marbre, aux cerises, à l’albâtre, au galon doré? À rien de
tout cela. Elle était semblable au renard ou à l’olivier; semblable aux
vagues de la mer vues du sommet d’une falaise; semblable à une
émeraude; semblable au soleil sur une colline verdoyante mais
embrumée – sem-blable, somme toute, à rien de ce qu’il avait vu ou
rencontré en Angleterre. Il avait beau mettre à sac le langage, les mots
se dé-robaient. Il avait besoin d’un autre paysage et d’une autre
langue. L’anglais était par trop naïf, par trop candide, par trop
douceâtre pour Sacha. Dans toutes les paroles de cette femme, si
franches, si voluptueuses qu’elles fussent, il y avait quelque chose de
caché; dans toutes ses actions, si hardies qu’elles fus-sent, il y avait
quelque chose de masqué. Ainsi la flamme verte semble cachée au
cœur de l’émeraude, et le soleil captif au cœur de la colline. La clarté
de Sacha était toute en surface; au - dedans brûlait la flamme
vagabonde. Elle jaillissait, s’éteignait; jamais Sacha ne rayonnait avec
cette honnête constance d’une Anglaise – au souvenir, pourtant, de
Lady Margaret et de ses jupes, Orlando, saisi d’un transport sauvage,
enlevait Sacha sur la glace, vite, vite, plus vite, jurait de galoper pour
avoir cette flamme, de plonger pour avoir cette gemme, toujours,
toujours, en mots haletants, avec la passion d’un poète que l’étreinte
de la douleur force, pour une bonne part, à exhaler sa poésie.
Mais Sacha se taisait. Lorsque Orlando avait fini de lui dire qu’elle
était un renard, un olivier, une colline verdoyante, et de lui rapporter
toute l’histoire de sa famille, – sa maison, lui di-sait-il, était une des
plus anciennes d’Angleterre; ses ancêtres étaient venus avec les Césars
de Rome où ils avaient gardé le droit de descendre le Corso (la
principale rue) sous un palan-quin frangé, privilège réservé aux
hommes de sang impérial (il y avait chez lui une crédulité orgueilleuse
assez plaisante) – sou-dain il s’arrêtait pour poser des questions: Où
était sa maison, à elle? Qui était son père? Avait-elle des frères?
Pourquoi était-elle seule ici avec son oncle? Elle répondait assez
promptement, et pourtant on ne sait quel malaise descendait aussitôt
entre eux. Peut-être, soupçonna Orlando, n’était-elle pas d’un rang
aussi haut qu’elle l’eût désiré; peut-être aussi avait-elle honte des
mœurs sauvages de son peuple. Ne disait-on pas, en effet, qu’en
Russie les femmes portaient la barbe; que les hommes étaient velus de
la ceinture jusqu’aux pieds; qu’hommes ou femmes, également,
s’oignaient de suif pour se garder du froid; qu’ils déchiraient la viande
avec les doigts et vivaient dans des huttes où n’importe quel
gentilhomme anglais se fût fait un scrupule de loger son bétail? Il
s’abstint donc de la presser, par délicatesse. Mais, à la réflexion, ce
motif de silence lui parut peu probable: car enfin, Sacha, pour sa part,
n’avait pas le moindre poil au menton; elle était habillée de velours et
de perles et ses manières, à coup sûr, n’étaient pas celles d’une femme
élevée dans une écurie.
Mais alors, que lui cachait-elle? Ce doute était, sous sa passion,
d’une violence extrême, comme un lit de sable mouvant sous la base
d’un édifice: soudain le sable glisse, cède, et fait trembler toute la
construction. Une douleur mortelle l’étreignait alors brusquement. Il
éclatait d’une telle rage que Sacha ne sa-vait comment l’apaiser. Peutêtre ne désirait-elle pas l’apaiser; peut-être, amusée par ces rages, se
plaisait-elle même à les pro-voquer – si curieux, si oblique est le
caractère moscovite!
Mais poursuivons notre récit. Un jour, Orlando et Sacha, se
laissant entraîner par le plaisir du patinage, atteignirent, sur la rivière,
le lieu où les navires avaient jeté l’ancre et demeuraient pris dans la
glace au milieu du courant. Parmi eux était le ba-teau de l’Ambassade
russe: l’aigle noir à deux têtes flottait à son grand mât où pendaient
maintes stalactites multicolores de plu-sieurs toises de longueur.
Sacha avait laissé à bord une partie de sa garde-robe: supposant le
navire vide, tous deux montèrent sur le pont pour l’y aller chercher.
Que de bons citoyens eussent trouvé là refuge avant eux n’eût pas fort
étonné Orlando qui pouvait s’en rapporter là-dessus à ses propres
expériences pas-sées. C’est d’ailleurs ce qui arriva. Ils n’avaient pas
fait trois pas sur le pont qu’un beau jeune homme, arraché à quelque
besogne personnelle, surgit de derrière un rouleau de corde, parut
dire (il parlait en russe) qu’il faisait partie de l’équipage et saurait
aider la princesse dans ses recherches, alluma un bout de chan-delle
et disparut avec Sacha dans les profondeurs du navire.
Le temps passa. Orlando, blotti dans ses rêves, songeait aux
plaisirs de la vie; à la perle qu’il avait trouvée; à sa rare beauté; aux
moyens de la rendre irrévocablement, indissolu-blement sienne.
Certes, il y aurait des obstacles, de durs mo-ments à passer. Sacha
voulait vivre en Russie, parmi les rivières gelées, les chevaux
sauvages, les hommes qui, disait-elle, sa-vaient bien se trancher la
gorge. À vrai dire, un paysage de sa-pins et de neige, une existence de
débauches et de meurtres n’avaient pas pour Orlando un attrait
séduisant. Rompre avec la bonne vie campagnarde, la chasse, les
arbres à planter; aban-donner ses charges à la Cour; ruiner sa
carrière; aller tirer le renne au lieu du lapin; boire de la vodka au lieu
de vin des îles; glisser enfin dans sa manche un couteau – sans trop
savoir à quel usage: de tout cela il n’avait pas la moindre envie. Il le ferait pourtant, et plus encore pour elle. Quant à son mariage avec Lady
Margaret, quoiqu’il fût fixé à une huitaine, la chose était si
manifestement absurde qu’il lui accorda à peine une pensée.
L’abandon d’une grande dame lui attirerait les injures de sa fa-mille,
et ses propres amis le railleraient de ruiner le plus bel avenir du
monde pour une femme cosaque et un désert de neige– tout cela ne
pesait pas plus qu’un duvet dans la balance à côté de Sacha. À la
première nuit obscure ils s’enfuiraient. Un bateau les emporterait en
Russie. Telles étaient les pensées, tels étaient les projets
qu’échafaudait Orlando tout en faisant les cent pas sur le pont.
Il fut réveillé par la vue, à l’ouest, du soleil pendu comme une
orange sur la croix de Saint-Paul. Il avait la couleur du sang et,
rapidement, descendait. Le soir allait venir. Sacha était ab-sente
depuis une heure et plus. Aussitôt saisi par les sombres
pressentiments qui projetaient leur ombre sur les pensées les plus
confiantes de cet amour, Orlando bondit par le chemin que le couple
avait pris pour s’enfoncer dans le corps du navire; trébucha dans la
nuit parmi les barils et les coffres, enfin perçut, dans un recoin, une
faible lueur: ils étaient là. Une seconde il eut la vision de leur groupe;
il vit Sacha sur les genoux du mate-lot; il la vit se pencher vers lui; il
les vit s’enlacer, mais alors sa rage fut si violente que la lumière
s’éteignit pour lui dans un rouge brouillard. Il poussa un tel hurlement
d’angoisse que le navire entier en résonna. Sans l’intervention de Sacha,
le marin, à coup sûr, eût été étouffé avant d’avoir pu tirer son coutelas.
Puis une défaillance mortelle envahit Orlando: on dut l’étendre sur le
parquet et lui donner du brandy à boire. Quand il eut re-couvré ses sens
et qu’on l’eut assis sur le pont, adossé contre un tas de sacs, il vit Sacha
penchée sur lui, qui passait et repassait sans cesse devant ses regards
éblouis, douce, sinueuse, comme ce renard qui l’avait mordu, tantôt
caressant, tantôt accusant, au point qu’il en vint à douter du témoignage
de ses yeux. Qui sait si la chandelle n’avait pas coulé, si les ombres
n’avaient pas bougé? Le coffre était lourd, disait-elle, l’homme l’aidait à
le déplacer. Orlando la crut un moment. Est-on jamais sûr que la rage ne
nous ait pas représenté ce qu’on craignait le plus de dé-couvrir? Ce fut
pour éclater avec plus de colère et l’accuser de félonie l’instant d’après. À
son tour alors, Sacha devint blanche; frappa le pont du pied; jura qu’elle
partirait cette nuit même; pria très haut ses dieux de la foudroyer si elle,
une Romano-vitch, s’était commise entre les bras d’un matelot vulgaire.
Lorsque, en effet (après bien des efforts), Orlando put enfin se résoudre
à les regarder tous les deux, il ressentit cruellement la vilenie d’une
imagination qui lui avait représenté cette brute de mer tenant, dans ses
pattes velues, une créature si frêle. L’homme, énorme, dressait dans ses
chaussons six pieds quatre pouces de taille; il portait aux oreilles de
vulgaires anneaux de fer; on songeait à un roitelet venant se poser sur
un percheron. Orlando céda; reprit confiance; demanda pardon.
Pourtant, lorsque, de nouveau tendres, ils redescendirent au flanc du
ba-teau, Sacha s’arrêta, la main sur l’échelle, pour lancer en russe, dans
la direction du monstre basané aux joues larges, une volée de
salutations, de plaisanteries ou de mots doux. Orlando n’y put rien
comprendre; mais quelque chose dans le ton (peut- être était-ce la faute
des consonnes russes) lui rappela une scène ou-bliée: quelques soirs
auparavant il avait surpris Sacha, dans un coin, grignotant en cachette
un bout de chandelle qu’elle avait ramassé par terre. On doit dire qu’il
était rose; qu’il était doré; qu’il provenait de la table du roi; mais
c’était du suif, et elle le grignotait. N’y avait-il pas en elle, pensa-t-il,
en lui tendant la main pour sauter sur la glace, quelque chose de bas,
un relent vulgaire, une certaine rustauderie? Il l’imagina à quarante
ans devenue flasque, elle, aujourd’hui mince comme un roseau, et
léthargique, elle, aussi vive qu’une alouette. Mais de nouveau, tandis
qu’ils patinaient vers Londres, ces mauvaises pensées fondirent dans
son cœur: il lui sembla qu’un grand poisson l’ayant crocheté par le nez
l’entraînait dans l’eau à toute vitesse sans qu’il le voulût, et pourtant
avec son consentement.
C’était un soir d’une étonnante beauté! Tandis que le soleil
s’enfonçait, tous les dômes, tous les frontons, les flèches, les tourelles
de Londres levaient leur noirceur d’encre sur le rouge sauvage des
nuées du couchant. Ici se dressait la croix dentelée de Charing; là le
dôme de Saint-Paul; là le cube massif des bâ-timents de la Tour; là
comme un bosquet d’arbres dépouillés de leurs feuilles – sauf un
plumet demeuré à leur cime – apparais-saient les têtes fichées sur les
piques de Temple Bar. Et voici que les fenêtres de l’Abbaye venaient
de s’éclairer et brûlaient (selon l’imagination d’Orlando) comme un
bouclier céleste et multico-lore; voici que l’occident tout entier
paraissait s’ouvrir comme une fenêtre dorée avec (selon encore
l’imagination d’Orlando) des troupes d’anges passant et repassant de
haut en bas, de bas en haut le long des escaliers célestes,
perpétuellement. Cepen-dant Orlando et Sacha ne cessaient de
patiner, semblait-il, sur des profondeurs insondables d’air, si bleue
était devenue la glace; et sa surface était à ce point lisse comme du
verre qu’ils glissaient vers la Cité de plus en plus vite, de plus en plus
vite, encerclés de blancs goélands qui découpaient dans l’air avec leurs
ailes exactement les mêmes glissades qu’eux sur la glace avec leurs
patins.
Sacha, comme pour le rassurer, était plus tendre qu’à l’ordinaire,
plus exquise même. D’habitude elle parlait peu de sa vie passée, mais
ce soir-là elle lui raconta comment, en Russie, pendant l’hiver, elle
écoutait les loups dont le hurlement tra-verse les steppes, et trois fois,
pour lui bien montrer, elle aboya comme les loups. Sur quoi il lui
parla des cerfs dans la neige qu’on pouvait voir autour de sa propre
maison; il lui dit com-ment ils venaient errer dans le grand hall à la
recherche d’un peu de chaleur, et comment un vieillard les y
nourrissait avec des seaux de bouillie d’orge. Alors elle le loua: pour
son amour des bêtes sauvages; sa galanterie; l’élégance de ses jambes.
Ra-vi de ses louanges et honteux de penser à quel point il l’avait calomniée en l’imaginant sur les genoux d’un matelot vulgaire, ou
encore grasse et veule à quarante ans, il lui répondit qu’il ne pouvait
trouver de mots, lui, pour la louer; pourtant il lui vint aussitôt à
l’esprit qu’elle était pareille au printemps, à l’herbe verte et aux eaux
bondissantes, et, la serrant plus étroitement encore, il l’emporta d’un
seul élan jusqu’au milieu de la rivière avec tant de force que les
goélands et les cormorans s’élancèrent à leurs côtés. Lorsque enfin il
s’arrêta, l’haleine coupée, elle lui dit avec un doux halètement qu’il
était semblable à un arbre de Noël paré de millions de chandelles
(comme on en voit en Rus-sie) et chargé de globes jaunes;
incandescent; assez clair pour illuminer toute une rue; car (ainsi
qu’on pouvait traduire cette image) avec ses joues éclatantes, ses
boucles sombres, son habit pourpre et noir, il paraissait brûler d’une
radiation propre jaillie de quelque lampe intérieure.
Hormis le rouge des joues d’Orlando, toute couleur, bien-tôt,
s’éteignit. La nuit vint. À la lumière orangée du couchant qui
s’évanouit succéda la prodigieuse lueur dure et blanche qui montait
des torches, des feux de joie, des flambeaux échevelés, de tout ce
qu’on avait mis là pour illuminer la rivière. Ce fut la plus étrange des
transformations. Des églises, des palais de gen-tilshommes dont les
façades étaient construites en pierres blanches, se réduisirent à des
stries, à des tachetures éparses et comme flottant dans les airs. De
Saint-Paul en particulier, rien ne demeura qu’une croix dorée.
L’Abbaye apparut, semblable au squelette gris d’une feuille. Une
émaciation, une transmutation recréaient toute chose. Lorsque les
patineurs approchèrent du lieu du carnaval, une note profonde,
comme tirée d’un diapa-son, les atteignit, roula, retentit de plus en
plus forte jusqu’à éclater en un grondement. De temps à autre, une
grande cla-meur suivait dans l’air l’envol d’une fusée. Peu à peu ils
purent distinguer de petits personnages qui se séparaient de la vaste
foule, entrecroisaient leurs va-et-vient comme des cousins à la surface
d’une rivière. Au -dessus et autour de ce cercle brillant pesait, comme
une jatte d’ombre, la nuit d’hiver profonde et noire. Dans cette ombre,
soudain, s’élevèrent, avec des pauses qui tenaient l’attention
suspendue et les bouches ouvertes, des floraisons de fusées, des
croissants, des serpents, une couronne. Un instant les bois et les
collines lointaines prirent le vert d’un jour d’été; l’instant suivant, tout
était encore hiver et ténèbres.
Cependant Orlando et la princesse étaient parvenus tout près de
l’enceinte royale. Ils trouvèrent le chemin barré par une grande
populace qui se pressait et s’approchait autant qu’elle l’osait de la
corde de soie. Détestant de rompre une intimité si douce pour
affronter de nouveau les yeux aigus qui le guet-taient, le couple
s’attarda dans la foule, bousculé par un flot d’apprentis, de tailleurs,
de poissonnières, de maquignons, de braconniers, d’étudiants
affamés, de servantes en serre-tête, de marchands d’oranges, de valets
d’écurie, de graves citoyens, de truands de taverne, et par un
grouillement de jeunes maroufles comme il en rôde toujours aux
lisières d’une foule, hurlant et se poursuivant à quatre pattes entre les
pieds des assistants. À vrai dire, toute la racaille des rues de Londres
était là, raillant, jouant et gigotant, jetant les dés, disant la bonne
aventure, poussant, chatouillant, pinçant, éclatant ici de gaieté, là de
hargne; les uns avec la bouche ouverte d’un pan, d’autres avec autant
de révérence que des corbeaux sur un pignon; tous aussi diversement
accoutrés que le permettaient leur bourse ou leur condition, ici de
fourrure et de drap, là de haillons, les pieds seulement gardés de la
glace par un torchon noué aux chevilles. La plus grande presse
semblait être devant une sorte de baraque ou d’estrade analogue à
notre Guignol où l’on jouait quelque chose comme une pièce de
théâtre. Un homme noir agitait les bras et vociférait. Une femme
vêtue de blanc gisait sur un lit. Si grossière que fût cette
représentation où les acteurs entraient en scène et en sortaient, non
sans trébucher quelquefois, par un escabeau de deux marches, où le
public frappait du pied, sifflait, et pendant les moments d’ennui jetait
à l’avidité d’un chien des peaux d’orange sur la glace, cependant
l’étonnante, sinueuse mélodie des mots émut Orlando comme une
musique. Pronon-cés avec une rapidité extraordinaire et une
audacieuse agilité de langue qui lui rappelaient les chants de marins
dans la brasserie en plein air de Wapping, les mots, même privés de
sens, étaient pour lui comme du vin. De temps en temps, par-dessus
la glace, venait à lui une seule phrase qui était comme arrachée des
pro-fondeurs de son âme. La frénésie du Maure lui parut être sa
propre frénésie, et lorsqu’il étrangla la femme dans son lit, ce fut
Sacha qu’Orlando tua de ses propres mains.
Enfin la pièce s’acheva. Tout était devenu sombre. Les larmes
ruisselaient sur ses joues. Lorsqu’il plongea son regard dans le ciel, il
ne vit là que ténèbres. La ruine et la mort, pensa-t-il, recouvrent tout.
La vie de l’homme aboutit à la tombe. Les vers nous dévorent.
Il me semble être dans la nuit d’une énorme éclipse De soleil et de
lune où tout le globe épouvanté Hurle d’effroi…
Au moment où il disait cela, une étoile un peu blafarde se leva
dans sa mémoire. La nuit était sombre, une nuit de poix; mais c’était
1
une nuit semblable qu’ils avaient jusqu’ici atten-due; c’était par une
nuit semblable qu’ils avaient médité de fuir. Il se souvint de tout. Le
moment était venu. En une explosion passionnée, il étreignit Sacha,
siffla dans son oreille: „Jour de ma vie.” C’était leur signal. À minuit,
ils se retrouveraient devant une auberge près de Blackfriars. Des
chevaux les atten-daient là. Tout était prêt pour leur fuite. Ainsi ils se
séparèrent, elle allant vers sa tente, lui vers la sienne. Il s’en fallait
encore d’une heure que ce fût le moment.
Longtemps avant minuit, Orlando attendait déjà. La nuit était
d’un noir si absolu qu’un homme y surgissait soudain sans qu’on ait
pu le voir – circonstance favorable en somme – mais elle était aussi
d’un calme à ce point solennel que le sabot d’un cheval ou le cri d’un
enfant y résonnait jusqu’à un demi-mille. Plus d’une fois, Orlando,
tandis qu’il arpentait la petite cour de l’auberge, retint le battement de
son cœur au pas lourd de quelque bidet sonnant sur le cailloutis du
chemin, ou au bruis-sement d’une robe. Mais ce n’était rien qu’un
passant attardé qui rentrait chez lui ou quelque femme du quartier
poursuivant une promenade nocturne moins innocente. Ils passaient,
et la rue retombait à une immobilité plus lourde encore. Les lumières
brûlant aux rez-de-chaussée des masures étroites où les pauvres
s’entassaient en désordre, montèrent dans les chambres, puis, une à
une, s’éteignirent. Les lanternes de rues, dans ces parages, étaient au
moins rares, et la négligence du veilleur de nuit sup-portait maintes
fois de les voir s’éteindre bien longtemps avant l’aube. Aussi l’ombre
devint plus profonde que jamais. Orlando considéra la mèche de son
fanal, révisa la sangle de sa selle, chargea ses pistolets, examina ses
arçons; quand il eut fait cha-cune de ces actions une douzaine de fois,
il ne trouva plus rien qui réclamât ses soins. Encore vingt minutes
avant minuit: il ne put se décider pourtant à entrer dans la salle de
l’auberge; l’hôtesse y servait toujours du xérès et la plus basse sorte de
vin des Îles à quelques loups de mer qui, chaque soir, ne cessaient de
brailler leurs refrains en canon et de raconter leurs histoires de Drake,
Hawkins ou Grenville, qu’au moment où, s’écroulant soudain de leurs
bancs, ils roulaient endormis sur le sol sablé. L’ombre était plus
compatissante au cœur d’Orlando violent et gorgé de passion. Il
tendait l’oreille au moindre pas, interprétait le moindre bruit. Chaque
cri aviné, chaque plainte échappée à un misérable gisant sur sa paille
ou quelque autre lit d’infortune, tranchaient son cœur à vif,
l’inquiétaient comme des présages néfastes. Ce n’est pas qu’il craignît
pour Sacha. Son courage réduisait à rien l’aventure. Elle allait venir
seule, vêtue de culottes et d’un manteau, bottée comme un homme. Si
léger était son pas qu’on l’entendrait à peine, même dans ce silence.
Ainsi Orlando attendait dans la nuit. Soudain il fut frappé au
visage par un soufflet moelleux, lourd pourtant, sur le côté de la joue.
Si tendue était son attente qu’il sursauta et mit la main à son épée. Le
soufflet se répéta douze fois sur son front, sur ses joues. Le froid sec
avait duré si longtemps qu’il fallut une mi-nute à Orlando pour
comprendre que c’étaient là des gouttes d’eau. Ces soufflets étaient les
soufflets de la pluie. Les gouttes, d’abord, tombèrent lentement,
calmement, une à une. Mais bientôt les six devinrent soixante, puis six
cents; enfin, elles se ruèrent ensemble en une lourde trombe d’eau. On
eût dit que le ciel massif, solide, venait de s’écrouler soudain en
cataracte. En cinq minutes, Orlando fut trempé jusqu’aux os.
En hâte il mit les chevaux à l’abri et se réfugia lui-même sous le
linteau de la porte d’où il pouvait encore surveiller la cour. L’air était
maintenant plus épais que jamais, et un tel sif-flement, un tel
roulement s’élevaient de l’averse, qu’aucun pas d’homme ni de bête
n’aurait pu le couvrir. Les routes défoncées allaient être noyées, peutêtre impraticables, mais c’est à peine s’il accorda une pensée à ce
nouvel obstacle apporté à leur fuite. Toute son attention domptée,
ployée dans l’attente de Sacha, était fixée sur le sentier pavé que la
lueur de sa lanterne faisait luire. Quelquefois, dans l’ombre, il lui
semblait la voir appa-raître tout enveloppée des rayures de la pluie.
Mais bientôt le fantôme s’évanouissait. Soudain, avec une voix terrible
et pleine de menaces, une voix gonflée d’horreur et d’alarme qui
crispa toute l’âme d’Orlando d’un frisson angoissé, l’horloge de SaintPaul frappa le premier coup de minuit. Quatre fois encore elle sonna
sans remords. Avec la superstition d’un amoureux, Or-lando avait
décidé qu’au sixième coup Sacha viendrait. Mais le sixième coup roula
au loin en écho, puis le septième vint, et le huitième; pour son esprit
craintif, ils éclatèrent d’abord comme une annonce, puis comme une
proclamation de désastre de mort. Quand le douzième coup retentit,
Orlando comprit que son destin était scellé. C’est en vain que l’esprit
de raison en lui raisonnait: elle pouvait être en retard; elle pouvait
avoir été re-tenue; elle avait peut-être perdu sa route. Le cœur
sensible et passionné d’Orlando connaissait la vérité. D’autres
horloges tin-tèrent, grêles ou graves, l’une après l’autre. Le monde
entier semblait carillonner qu’elle l’avait trahi, qu’il avait été bafoué.
Les vieux soupçons souterrains, toujours à l’œuvre chez Orlan-do,
bondirent soudain à découvert. Il se sentit mordu par un grouillement
de serpents, tous plus venimeux les uns que les autres. Il restait
debout sur le seuil, sans bouger, sous l’averse. Seulement, à mesure
que les minutes passaient, il fléchit un peu les genoux. La trombe
d’eau ruisselait toujours. Au plus épais de son grondement
résonnaient, semblait-il, les coups de lourds canons. On entendait des
bruits énormes comme si, quelque part, de grands chênes se fussent
rompus, écartelés; des cris sauvages s’élevaient, de terribles
grognements inhumains. Or-lando resta immobile jusqu’au moment
où l’horloge de Saint-Paul sonna deux heures. Alors, criant de toute sa
voix avec une ironie terrible et toutes dents dehors: „Jour de ma vie!”
il en-voya s’écraser sa lanterne sur le sol, enfourcha son cheval, et
partit au galop sans savoir où.
Un instinct aveugle, sans doute, (car il avait cessé de pou-voir
raisonner), lui fit prendre la rive du fleuve dans la direction de la mer.
Lorsque l’aube éclata, ce qu’elle fit avec une étrange soudaineté, le ciel
devenant brusquement d’un jaune pâle et la pluie s’arrêtant presque,
il se trouva sur les bords de la Tamise au-delà de Wapping. Alors le
spectacle le plus extraordinaire s’offrit à sa vue. Là où depuis trois
mois et plus on n’avait rien vu que de la glace solide, si épaisse qu’elle
avait pris la perma-nence de la pierre et que sur ce dallage toute une
cité joyeuse s’était élevée, des flots jaunâtres se ruaient maintenant en
dé-sordre. Le fleuve avait recouvré sa liberté dans la nuit. On eût dit
qu’une source de soufre bouillant (explication à quoi plusieurs
philosophes inclinèrent) avait jailli des régions volca-niques internes
et fait éclater la glace avec tant de violence qu’elle en avait ensuite
furieusement écarté et balayé les blocs massifs. Un simple coup d’œil
jeté sur l’eau suffisait à donner le vertige. Tout n’y était que tumulte et
chaos. La rivière était jon-chée d’icebergs – les uns aussi larges qu’une
pelouse et aussi hauts qu’une maison, d’autres pas plus gros qu’un
chapeau, mais, en revanche, merveilleusement contournés. Tantôt,
des-cendait au fil du courant un convoi entier de blocs qui coulaient
tout ce qu’ils heurtaient sur leur passage. Tantôt, tourbillonnant et se
tordant comme un serpent torturé, la rivière semblait se débattre et se
blesser contre tant de débris, les fouettait d’une rive à l’autre avec tant
de force qu’on les entendait s’écraser contre les quais de pierre ou les
piles des ponts. Mais le plus horrible, le plus terrifiant était la vue des
créatures humaines qui avaient été prises au piège dans la nuit, et qui,
maintenant, arpentaient leurs îles fragiles et tourbillonnantes dans la
plus épouvantable des agonies mentales. Qu’ils choisissent de sauter
dans les flots ou de rester sur la glace, dans les deux cas leur perte
était certaine. Tantôt une véritable grappe de ces pauvres créatures
descendait le fleuve sur un même bloc, les unes à ge-noux, d’autres
allaitant leurs enfants; un vieillard paraissait lire à haute voix dans un
livre sacré. Tantôt, et ce destin était peut-être le plus affreux, un
misérable chevauchait seul son étroit glaçon. Tandis que le flot les
balayait vers la mer, on pouvait en-tendre leurs vains appels, les cris
sauvages des pécheurs qui confessaient leurs fautes, promettaient de
s’amender, faisaient le vœu d’élever des autels, de donner toutes leurs
richesses si Dieu voulait bien les entendre. D’autres étaient à ce point
stupé-fiés par la terreur qu’ils restaient assis, immobiles, muets, le regard fixé devant eux. Une bande de jeunes mariniers ou de pos-tillons,
à en juger par leurs livrées, braillaient et clamaient les plus infâmes
chansons bachiques, comme par bravade: ils s’écrasèrent contre un
arbre et coulèrent avec des blasphèmes sur les lèvres. Un vieux
gentilhomme – comme l’attestaient son habit fourré et sa chaîne d’or
– sombra non loin d’Orlando en appelant la vengeance sur les rebelles
irlandais: eux seuls, cria-t-il avec son dernier souffle, avaient tramé ce
complot démo-niaque. Beaucoup périrent en étreignant un pot
d’argent ou quelque autre trésor, et une douzaine de gueux au moins
se noyèrent par cupidité en plongeant de la rive plutôt que de lais-ser
échapper un gobelet ou disparaître une robe fourrée. Des meubles, en
effet, des valeurs, des objets de toutes sortes étaient emportés sur les
icebergs. Parmi cent spectacles étranges, on put voir une chatte
nourrissant sa portée; une table somptueu-sement servie pour un
souper de vingt personnes; un couple au lit; pêle-mêle avec une
extraordinaire quantité d’ustensiles de cuisine.
Étonné, atterré, Orlando, pendant quelques instants, ne put rien
que considérer l’effrayante ruée des eaux qui roulaient à ses pieds.
Enfin, avec l’air de se souvenir, il éperonna son che-val et galopa
durement sur la rive dans la direction de la mer. Contournant une
courbe de la rivière, il arriva devant la crique où, voici deux jours, les
vaisseaux des Ambassadeurs parais-saient pris dans les glaces pour
l’éternité. En hâte il les compta; le Français, l’Espagnol, l’Autrichien,
le Turc. Tous flottaient en-core, quoique le Français eût brisé ses
amarres et que le vais-seau turc fît eau, rapidement, par une brèche
dans son flanc. Mais le vaisseau russe fut introuvable. Un instant,
Orlando le crut coulé; mais, en se dressant sur ses étriers et en
abritant de sa paume ses yeux qui avaient le regard aigu du faucon, il
dé-couvrit enfin, à l’horizon, la forme d’un navire. Les aigles noirs
flottaient au mât de misaine. Le vaisseau de l’Ambassade mos-covite
fuyait vers la pleine mer.
Orlando se jeta à bas de son cheval, s’élança, dans sa rage, comme
pour un corps à corps avec les flots. Debout, dans l’eau jusqu’au
genou, il hurla vers la femme infidèle toutes les in-sultes qu’on a
toujours prodiguées à ce sexe. Infidèle, incons-tante, volage, cria-t-il;
démon, femme adultère, félonne; et les eaux tourbillonnantes
s’emparèrent de ses paroles et rejetèrent à ses pieds un pot brisé et un
petit fétu de paille.
II
Nous nous trouvons ici devant une difficulté: autant l’avouer
franchement, sans palabres. Jusqu’à ce point dans l’histoire
d’Orlando, des documents, privés ou historiques, nous ont permis de
remplir le premier devoir d’un biographe qui est de placer ses pieds
avec exactitude dans les pas indélébiles de la vérité, sans un coup
d’œil à droite ou à gauche; sans caprice coupable pour les fleurs; sans
égard pour les fantaisies de l’ombre; un pied après l’autre,
méthodiquement, jusqu’au mo-ment où il choit en plein dans la fosse
de son héros et peut écrire „FIN” sur la pierre tombale au-dessus de sa
tête. Or, voici devant nous un épisode qui, proprement, nous barre le
chemin: impossible de l’ignorer. Il est sombre, mystérieux; nous ne
possédons à son sujet aucun document; il serait vain, par suite, de
chercher à se l’expliquer. Sur son interprétation on pourrait écrire des
volumes; sur sa signification on pourrait fonder des systèmes religieux
entiers. Notre devoir strict est de noter ici les faits pour autant qu’ils
sont assurés: le lecteur en fera, pour lui, ce qu’il pourra.
Dans l’été qui suivit cet hiver fameux par ses désastres, le gel,
l’inondation, la mort de milliers de créatures et l’écroulement des
espoirs d’Orlando – car on le vit exilé de la Cour; tenu en profonde
disgrâce par les plus grands noms de ce temps; en butte au trop juste
courroux des Desmond d’Irlande et du roi lui-même qui avait, par
ailleurs, assez d’ennuis avec les Irlandais pour ne pas mal goûter cette
nouvelle histoire, – en cet été donc, Orlando fit retraite dans sa
grande maison, à la campagne, et vécut là dans une solitude totale. Un
matin de juin c’était le dix-huit, un samedi – il ne se leva pas à son
heure habituelle; son valet de chambre, qui vint l’appeler, le trouva
profondément endormi. On ne put l’éveiller. Il gisait, comme évanoui,
sans respiration perceptible. La meute qu’on amena japper sous ses
fenêtres, les cymbales, les tambours et les casta-gnettes d’os battant
nuit et jour dans sa chambre; une touffe entière de bruyère sous son
oreiller; des emplâtres de moutarde aux pieds, rien n’y fit: il refusa de
s’éveiller, ne prit aucune nourriture et ne donna pas signe de vie de
sept jours pleins. Le septième jour il s’éveilla à son heure habituelle
(huit heures moins le quart, exactement). Son premier soin fut de
flanquer à la porte de sa chambre la garnison de sorcières et de
pleureuses qui miaulaient comme autant de chats; à cela rien
d’étonnant; mais l’étrange fut qu’il ne montra pas la moindre
conscience de sa léthargie. Il s’habilla, fit seller son cheval comme s’il
s’éveillait d’un somme ordinaire. Quelque révolution, pourtant,
soupçonna-t-on, devait s’être accomplie dans sa cervelle, car, avec le
jugement le plus droit et des manières plus graves et plus rassises
qu’auparavant, il semblait ne plus avoir qu’un sou-venir imparfait de
sa vie passée. Lorsqu’on parlait devant lui de Grand Gel, du Carnaval
ou de patinage, il écoutait, mais sans jamais témoigner en rien, sinon
en passant la main sur son front comme pour en chasser quelque
nuage, qu’il y eût assisté lui-même. Quand les événements des
derniers mois venaient en discussion, Orlando semblait ressentir
moins de chagrin que d’embarras, avec l’attitude d’un homme que
troublent des sou-venirs vagues et très lointains, ou même qui
cherche à se rappe-ler une histoire qu’il a jadis entendu dire à un
autre. On observa que les mots de Russie, de princesse ou de navire le
faisaient tomber dans une gêne mélancolique, qu’aussitôt il allait
regar-der à la fenêtre, sifflait un de ses chiens ou sculptait avec son
couteau un morceau de cèdre quelconque. Les médecins n’étaient
guère plus sages qu’aujourd’hui, et après lui avoir prescrit le repos et
l’exercice, le jeûne et la suralimentation, la société et la solitude; après
lui avoir ordonné de rester couché tout le jour et de couvrir quarante
milles au galop entre le dé-jeuner et le dîner, sans préjudice des
sédatifs et des excitants ordinaires compliqués, à leur fantaisie, de
bave de lézard caillée le matin et d’un grand trait de fiel de paon au
moment de se mettre au lit, ils l’abandonnèrent, déclarant, qu’à leur
avis, il avait fait un somme d’une semaine.
Un somme? Soit. Mais alors, de quelle nature sont ces sommes?
Voilà ce que nous ne pouvons nous empêcher de de-mander. Sont-ils
des mesures de sauvegarde – des léthargies où les souvenirs les plus
amers, les événements qui brisent à jamais une vie, balayés par une
aile sombre, perdent soudain leur dure-té, se dorent, prennent, même
les plus laids, même les plus vils, un certain lustre, une certaine
incandescence? Faut-il que le doigt de la mort, de temps à autre, se
pose sur le tumulte de la vie pour l’empêcher de nous foudroyer?
Sommes-nous ainsi faits qu’il nous faille boire la mort à petites doses,
quotidienne-ment, pour garder la force de vivre? Et dans ce cas, quels
étranges pouvoirs sont-ce là, qui fouillent jusqu’au plus secret de
notre être, transmutent nos biens les plus précieux sans nul souci de
notre assentiment? Orlando, épuisé par l’extrême de sa souffrance,
mourut-il pour une semaine et ressuscita-t-il en-suite? Et s’il en est
ainsi, de quelle nature est la mort, et de quelle nature est la vie? Ayant
attendu plus d’une demi-heure une réponse à ces questions et n’en
voyant venir aucune, conti-nuons notre récit.
Orlando s’adonna donc à une vie d’extrême solitude. Sa disgrâce à
la Cour et la violence de sa douleur en furent sans doute la raison
première; mais comme il ne fit rien pour se dé-fendre, et comme,
d’autre part, il n’invita presque personne à le venir voir (et bien des
amis l’eussent fait de bonne grâce), il faut croire que cet isolement
dans la vaste maison paternelle fut, à ce moment, de son goût. Il
choisit d’être solitaire. À quoi il dépen-sait son temps, nul ne le sut
jamais au juste. Les serviteurs, dont il avait gardé une suite complète
(quoique le plus clair de leur travail fût d’épousseter des pièces vides
et de tapoter les édre-dons sur des lits où l’on ne couchait pas), assis le
soir devant leurs pâtés et leur ale, suivaient des yeux, dans l’ombre,
une lu-mière qui parcourait les galeries, traversait les immenses halls,
montait le long des escaliers, pénétrait en haut dans les chambres:
c’était leur maître qui errait tout seul dans la mai-son. Personne n’eût
osé le suivre, car, d’abord, une merveilleuse variété de spectres hantait
cette demeure; puis, elle était si vaste qu’on pouvait aisément y perdre
son chemin, se rompre le cou dans un escalier dérobé, ou encore
ouvrir une porte qui, si le vent soufflait, se rabattait sur vous pour
l’éternité – accident qui n’était pas rare comme le prouvaient les
squelettes d’hommes ou d’animaux qu’on découvrait souvent dans des
at-titudes d’agonie atroce. Mais la lumière avait disparu: alors Mrs.
Grimsditch, l’intendante, devant Mr. Dupper, le chapelain, faisait le
vœu que Sa Seigneurie ne fût pas tombée dans quelque méchante
aventure. Mr. Dupper était sûr, lui, que Sa Seigneurie priait,
agenouillée parmi les tombes de ses ancêtres, dans la chapelle qui
donnait sur la cour du billard, à huit cents mètres de là, dans l’aile
sud. Car Elle avait, craignait Mr. Dupper, maint péché sur la
conscience; à quoi Mrs. Grimsditch répliquait as-sez aigrement
qu’Elle n’était pas seule dans ce cas; et Mrs. Stewkley, et Mrs. Field, et
Carpenter la vieille nourrice, toutes élevaient leur voix à la louange de
Sa Seigneurie; les valets et les garçons juraient qu’il était pitoyable de
voir se traîner par toute la maison un si beau gentilhomme qui
pourrait chasser le renard et courre le cerf; et même les petites
lavandières, les souillons de cuisine, les Judy et les Faith qui
s’affairaient autour des pâtés et des pots, jetaient bien haut leur
témoignage flûté en faveur de Sa Galante Seigneurie; on n’avait jamais
vu un meil-leur maître, plus libéral de ces brimborions d’argent qui
servent aux filles à fixer un nœud de satin ou à planter une devise
dans leur chevelure; il n’était pas jusqu’à la moricaude (on l’appelait
Grâce Robinson pour essayer d’en faire une chrétienne) qui,
comprenant de quoi il s’agissait, ne convînt que Sa Seigneurie était un
élégant, plaisant et bien cher gentilhomme, de la seule façon qui fût au
pouvoir d’une moricaude, je veux dire en ou-vrant sur toutes ses dents
le plus large sourire. En somme, tous les serviteurs de la maison,
hommes ou femmes, vouaient à Or-lando le plus haut respect et
maudissaient la princesse étran-gère (ils usaient de mots plus
grossiers), cause de son infortune.
Lorsque Mr. Dupper se persuadait que Sa Seigneurie priait en
sûreté parmi les tombes, la couardise et une certaine ten-dresse pour
l’ale chaude n’étaient sans doute pas étrangères à une certitude qui le
dispensait de toute recherche: n’empêche qu’il pouvait bien avoir
raison tout de même. Orlando trouvait maintenant un charme étrange
aux pensées de mort et de cor-ruption, et, lorsqu’il avait cheminé
longtemps par les galeries et les salles de bal, un chandelier à la main,
illuminant l’un après l’autre les portraits suspendus comme pour y
chercher une res-semblance introuvable, il allait s’asseoir dans
l’église, au banc de famille et, pendant des heures, en tête-à-tête avec
une chauve-souris ou quelque papillon tête-de-mort, il regardait
s’agiter les banderoles et trembloter le clair de lune. Mais ce n’était
pas encore assez: il lui fallait descendre dans la crypte, où gisaient, au
fond de cercueils empilés les uns sur les autres, dix générations de ses
ancêtres côte à côte. Comme on entrait là rarement, les rats avaient
grignoté le plomb des cercueils à leur aise: un fémur parfois
accrochait le manteau d’Orlando, et par-fois le crâne d’un vieux Sir
Malise, roulant sous son pied, s’écrasait. C’était un sinistre sépulcre.
En le faisant ainsi creuser profondément sous les fondations de sa
demeure, peut-être le premier Sire de la famille, venu de France avec
le Conquérant, avait-il voulu témoigner que toute pompe est bâtie sur
de la cor-ruption; que notre chair couvre un squelette; qu’après avoir
chanté et ballé ci-dessus, un jour nous gisons ci-dessous; que
l’écarlate du velours se résout enfin en poussière; que l’anneau (ici
Orlando, inclinant sa lanterne, ramassait une bague d’or aux griffes
vides: la pierre avait roulé dans quelque coin) perd son rubis, et que
l’œil si brillant cesse un jour de luire. „Rien ne demeure de tous ces
Princes”, disait Orlando, en se laissant al-ler à une exagération bien
pardonnable de leur rang, „rien qu’une phalange”, et, prenant la main
d’un squelette dans la sienne, il en faisait jouer les articulations. „De
qui fut cette main?” demandait-il encore. „Était-ce la droite ou la
gauche? La main d’un homme ou d’une femme, d’un vieillard ou d’un
adolescent? Avait-elle guidé le palefroi, ou piqué l’aiguille?
Avait-elle cueilli la rose ou étreint le froid acier? Avait-elle…” mais
ici l’invention lui faisait défaut, ou plutôt lui fournissait tant
d’exemples de ce qu’une main peut faire, qu’à son habitude il reculait
devant la coupure, besogne essentielle du styliste, et remettait ces os
avec les autres en pensant à certain écrivain nommé Thomas Browne,
un docteur de Norwich, dont les écrits sur des sujets semblables
l’intéressaient prodigieusement.
Ainsi, sa lanterne à la main, après avoir vérifié que tous les
ossements étaient en ordre – car si Orlando était romanesque il était
aussi singulièrement méthodique et ne détestait rien tant qu’une
pelote de ficelle sur le sol, à plus forte raison le crâne d’un ancêtre – il
retournait à son étrange et mélancolique che-minement le long des
galeries, à sa manie de rechercher on se sait quoi dans les tableaux,
jusqu’au moment où le saisissait une véritable crise de larmes devant
une scène de neige d’un peintre flamand inconnu. Il lui semblait à cet
instant que la vie ne valait plus la peine d’être vécue. Oubliant les os
des ancêtres, oubliant que la vie a pour base une tombe, il s’arrêtait
longtemps, secoué de sanglots, éperdu de désir pour une femme en
culotte russe avec des yeux obliques, une bouche boudeuse et des
perles au-tour du cou. Elle était partie. Elle l’avait abandonné. Il ne la
ver-rait jamais plus. À cette idée, il sanglotait. Et, sanglotant, il revenait chez lui; et Mrs. Grimsditch, en voyant de nouveau s’allumer sa
fenêtre, ôtait la chope de ses lèvres, louait Dieu d’avoir fait rentrer Sa
Seigneurie saine et sauve chez Elle; car, tout ce temps, elle l’avait crue
vilainement assassinée.
Orlando, alors, attirait son fauteuil près de la table; ouvrait les
œuvres de Sir Thomas Browne et se mettait à explorer l’anatomie
délicate d’une des méditations les plus longues et les plus
merveilleusement contournées du docteur.
Car – bien qu’un biographe ne trouve pas profit à s’étendre sur de
telles matières, je dirai cependant ici que les lecteurs qui ont su jouer
leur rôle, et, sur de simples indications jetées çà et là, induire le
domaine et la circonférence d’une vie; les lecteurs qui savent
entendre, dans ce que nous leur murmurons à peine, la voix même
d’un personnage; qui savent voir, souvent quand nous n’en disons
rien, son exacte apparence; qui lisent comme à livre ouvert dans sa
pensée sans qu’un seul mot de nous les guide – et c’est pour de tels
lecteurs que nous écrivons – ceux-là doivent distinguer clairement de
quelles humeurs très diverses était curieusement mêlée la complexion
d’Orlando; comme il combinait en lui la mélancolie, l’indolence,
l’auteur, la passion de la solitude, pour ne rien dire des méandres et
des subtilités marqués dès la première page de ce livre, où nous
l’avons vu s’escrimer contre une tête de nègre; la faire rouler; la
rependre, chevaleresque, hors de portée, pour s’asseoir, à la fin,
devant la fenêtre, avec un livre. Ce goût des livres était en lui des plus
an-ciens. Enfant, un page le trouvait quelquefois à minuit son livre
encore à la main. On lui ôtait son chandelier: il élevait des vers
luisants en guise de chandelles. On lui ôtait ses vers luisants: il
manquait mettre le feu à la maison avec une mèche d’amadou. Avec le
style ramassé du biographe, qui laisse au romancier le soin de
déplisser minutieusement la soie des âmes, nous dirons qu’Orlando,
ce gentilhomme, était touché du mal de la littéra-ture. Bien des
hommes de son époque, et plus encore de son rang, échappèrent à
cette infection et se rendirent ainsi libres de courir, de chevaucher ou
de faire l’amour suivant leur bon plai-sir. Mais quelques-uns furent
infectés dès l’enfance par un germe, né, dit-on, du pollen de
l’asphodèle, porté par le vent de Grèce ou d’Italie, et d’une nature si
virulente qu’il faisait trem-bler la main prête à frapper, voilait le
regard qui cherchait sa proie et faisait bégayer la langue dans l’aveu de
son amour. Ce mal, par un venin funeste, substituait un fantôme au
réel; la fortune avait tout donné à Orlando – vaisselle, linge, maison,
serviteurs, tapis, lits à profusion – et il lui suffisait d’ouvrir un livre
pour que cette énorme accumulation de richesses se fondît en
brouillard. Les neuf acres de pierre qui formaient sa maison
s’évanouissaient; ses cent cinquante domestiques disparais-saient; ses
quatre-vingts chevaux de selle devenaient invisibles; il serait trop long
de compter les tapis, sofas, harnachements, porcelaines de Chine,
vaisselle, huiliers, réchauds et autres biens meubles, souvent d’or
massif, qui s’évaporaient sous l’influence du miasme comme une
brume sur la mer. C’est un fait: Orlando lisant demeurait seul, tout
nu.
Le mal gagna, dans cette solitude, rapidement sur lui. Il li-sait
souvent six heures encore après la nuit close; et lorsqu’on venait
prendre ses ordres pour le bétail qu’il fallait abattre, l’orge qu’il fallait
moissonner, il repoussait son in-folio avec l’air de ne rien comprendre
à la question. Mauvais signe: le faucon-nier Hall, le palefrenier Gilles,
Mrs. Grimsditch l’intendante, Mr. Dupper le chapelain en avaient le
cœur fendu. Ils disaient: Un beau gentilhomme comme lui n’a pas
besoin de livres. Ils di-saient: Qu’il laisse donc les livres aux perclus et
aux agonisants. Mais on n’avait pas vu le pire. Quand cette peste de
lecture s’est emparée d’un homme, elle l’affaiblit tant qu’il devient une
proie facile pour l’autre fléau – celui qui se tapit au fond de l’encrier et
purule au bout de la plume. Le malheureux est pris de la rage d’écrire.
C’est un mal assez affligeant, déjà, pour le misérable qui n’a rien à lui
que sa chaise et sa table branlantes sous un toit crevassé – mais, après
tout, celui-là n’a guère à perdre; – le destin, par contre, d’un homme
riche qui possède des maisons, du bétail, des servantes, des ânes et du
linge, et qui pourtant écrit des livres, est vraiment à faire pitié. La
saveur de ses biens lui devient étrangère; il est piqué de pointes
rougies; la ver-mine le ronge. Il donnerait jusqu’à son dernier sou
(telle est la malignité de ce miasme!) pour écrire un seul petit livre et
illus-trer son nom; mais en vain, tout l’or du Pérou ne saurait ache-ter
pour lui le trésor d’un vers bien tourné. Il languit donc; il s’étiole; il se
fait sauter la cervelle, le visage contre le mur. Peu lui importe dans
quelle attitude on le trouve. Il a passé les grilles de la Mort, connu les
flammes de l’Enfer.
Orlando, par bonheur, était d’une constitution robuste. Le mal
(pour des motifs que nous allons donner) ne le mit jamais aussi bas
que maint de ses pairs. Il en fut seulement fort ébranlé comme le
montrera la suite. En effet, lorsqu’il avait lu pendant une heure ou
deux Sir Thomas Browne et que le bramement d’un cerf ou l’appel du
veilleur nocturne l’assuraient que la nuit était à son point mort, que
tout dormait autour de lui, il traver-sait sa librairie, prenait dans sa
poche une clef d’argent et venait ouvrir, dans un coin, les portes d’un
grand cabinet marqueté; cinquante tiroirs en bois de cèdre
s’alignaient à l’intérieur: cha-cun d’eux portait sur une étiquette un
titre tracé avec soin de la main d’Orlando. Lequel ouvrir? L’un
annonçait La Mort d’Ajax, l’autre La Naissance de Pyrame, un autre
Iphigénie en Aulide, un autre La Mort d’Hippolyte, un autre
Méléagre, un autre Le Retour d’Ulysse – en fait il n’y avait peut-être
pas un seul tiroir qui n’évoquât un personnage de l’antiquité à un
moment cri-tique de sa carrière. Dans chaque tiroir gisait un
document de dimensions considérables entièrement écrit de la main
d’Orlando. Il faut dire à la vérité qu’Orlando, depuis fort long-temps,
souffrait du mal d’écrire. Jamais enfant ne mit à men-dier des
bonbons ou des pommes l’insistance qu’Orlando avait mise à réclamer
du papier ou de l’encre. Il fuyait la conversation et les jeux pour aller
se blottir, un encrier de corne dans une main, une plume dans l’autre,
et sur son genou un rouleau de papier, derrière des rideaux, au fond
des oratoires secrets ou dans la penderie (attenante à la chambre de
sa mère) qui avait un grand trou dans le plancher et une horrible
odeur de fiente d’étourneau. C’est ainsi qu’il avait amassé, avant
d’atteindre vingt-cinq ans, environ quarante-sept manuscrits – pièces
de théâtre, récits, romans ou poèmes; en prose, en vers, en fran-çais,
en italien même, mais tous romanesques et tous fort longs. Il avait fait
imprimer un de ses drames chez John Ball, à l’enseigne des Plumes et
de la Couronne, en face de Saint-Paul’s Cross, Cheapside. Mais,
quoique la vue de ce livre lui donnât un plaisir extrême, jamais il
n’avait osé le montrer, même à sa mère: écrire, et plus encore publier,
était pour un gentilhomme, il le savait bien, une faute inexpiable.
Cette nuit cependant, à l’heure la plus morte, assuré d’être seul, il
choisit dans son cabinet secret deux manuscrits: l’un, épais, avait pour
titre: Xénophile – tragédie en cinq actes – ou quelque chose
d’approchant; l’autre, mince, était intitulé sim-plement: Le Chêne.
(C’était, dans le tas, le seul titre court.) Il attira vers lui l’encrier, roula
la plume entre ses doigts, accom-plit tous les autres rites familiers à
ceux qu’afflige le vice d’écrire. Puis il s’arrêta.
Cet arrêt est, dans notre histoire, d’une importance capi-tale,
beaucoup plus essentiel, à vrai dire, que bien des actes qui jettent les
hommes à genoux et ensanglantent les rivières; il convient par suite
de nous demander pourquoi Orlando s’arrêta ainsi; à quoi nous
donnerons, après due réflexion, la réponse suivante, la Nature, qui
s’est jouée de nous, humains, avec tant de bizarrerie, qui, mêlant à la
diable argile, diamant, granit, arc-en-ciel, en a bourré pour nous une
enveloppe maintes fois des plus incongrues, car le poète a le visage
d’un boucher, le bou-cher, celui d’un poète; la Nature qui se complaît
er
à tout brouiller et barbouiller, si bien qu’aujourd’hui même (le 1
novembre 1927) nous ignorons parfaitement pourquoi nous montons
un escalier ou pourquoi nous le descendons – nos mouvements les
plus quotidiens sont comme la fuite d’un navire sur une mer inconnue, et quand les marins de la grande hune, pointant leur lunette
vers l’horizon, demandent: „Y a-t-il, oui ou non, une terre?” si nous
sommes prophètes, nous répondons „oui”, mais „non” si nous
sommes sincères – la Nature (qui devra répondre de tant de choses,
outre la longueur, un peu lourde peut-être, de cette phrase) s’est
avisée de compliquer encore son ouvrage et d’ajouter à notre
confusion, comme s’il ne suffisait pas de nous avoir bâtis d’un parfait
bric-à-brac de lambeaux et de loques – le fond d’une culotte de
policeman flanquée nez à nez avec le voile nuptial de la reine
Alexandra – en s’imposant par-dessus le marché de ne joindre toutes
ces pièces que d’une seule et très légère faufilure. La mémoire est la
couturière, et certes elle ne manque pas de fantaisie. La mémoire
pique son aiguille à droite, à gauche, en haut, en bas, d’ici, de là. Nous
ignorons ce qui vient, ce qui suit. Le mouvement le plus com-mun –
s’asseoir à une table, par exemple, et attirer vers soi un encrier – peut
mettre en branle mille guenilles, sans lien, sans rapport entre elles,
qui, soudain, vives ou sombres, flottent, bal-lent, plongent et volent
comme sur sa corde le linge d’une fa-mille de quatorze dans une
tempête de vent. Au lieu d’être le bel ouvrage bien droit, bien massif,
bien d’équerre, dont aucun homme ne pourrait rougir, la plus
ordinaire de nos actions s’enfuit dans un envol de folles ailes
palpitantes et un papillo-tement de blancheurs. Voilà pourquoi, dès
qu’il eut plongé sa plume dans l’encre, Orlando vit le visage moqueur
de la prin-cesse perdue, et se posa aussitôt un million de questions qui
étaient autant de flèches trempées dans le fiel. Où était-elle, et
pourquoi l’avait-elle abandonné? L’Ambassadeur était-il son oncle ou
son amant? Savait-il? Était-il complice? Avait-on emmené la
princesse par force? Était- elle mariée? Était-elle morte? Chacune des
questions instillait si profondément en lui le venin que, pour donner
une issue quelconque à son tourment, il enfonça rageusement sa
plume dans son écritoire et fit rejaillir l’encre sur la table. À ce geste,
l’explique qui pourra (et peut-être n’y a-t-il pas d’explication – la
mémoire est inexplicable), aussitôt le visage de la princesse fit place à
un autre fort diffé-rent. „Qui était-ce donc?” Il dut attendre, et, une
demi-minute peut-être, considérer ce nouveau portrait qui était venu
simplement couvrir l’autre comme une vue de lanterne magique laisse
encore transparaître celle qui précédait; enfin il put se dire: „C’est le
visage de ce gros bonhomme assez minable qui était assis dans le
salon de Twitchett, il y a des années de ça, quand la vieille Reine Bess
vint dîner ici; je l’ai vu de l’escalier en passant”, poursuivit Orlando
qui venait de saisir au vol un nouveau lambeau chatoyant, „il était
assis à la table et avait les yeux les plus extraordinaires que j’aie
jamais vus; mais qui diable était-ce?” demanda Orlando, car la
Mémoire venait juste d’ajouter, au front et aux yeux, d’abord une
fraise rude et graisseuse, puis un pourpoint brun, enfin une paire de
gros sou-liers comme les bourgeois en portent dans Cheapside. „Pas
un gentilhomme; pas un égal”, dit Orlando (ce qu’il n’aurait pas dit
tout haut, car il était de la plus extrême courtoisie; mais cela montre
bien l’effet d’une noble origine sur l’esprit, et, incidem-ment, comme
il est difficile, pour un gentilhomme, d’être un écrivain), „un poète, je
pense.” Franchement, la Mémoire l’avait assez importuné: elle aurait
dû maintenant tout effacer ou sortir de son sac un spectacle bien bête,
bien incongru – un chien qui court après un chat, ou, par exemple,
une femme qui se mouche dans une cotonnade rouge: Orlando alors,
désespé-rant de tenir pied à des vagabondages si fantasques,
résolument eût lancé sa plume et noirci son papier. (Car nous
pouvons, par un effort de volonté, expulser du logis cette coquine de
Mémoire et son bric-à-brac abracadabrant.) Mais Orlando s’arrêta. La
Mémoire maintenait devant ses yeux l’image d’un homme mi-nable,
avec de gros yeux brillants. Lui, toujours arrêté, regardait toujours. Ce
sont ces arrêts qui font notre perte. La sédition pé-nètre dans le fort,
la révolte gagne nos troupes. Une fois, déjà, auparavant, Orlando
s’était arrêté ainsi: l’amour alors s’était précipité, l’amour et son
piétinement horrible, ses hautbois, ses cymbales, ses têtes aux boucles
sanglantes qu’on vient d’arracher des épaules. Orlando, par l’amour,
avait souffert d’infernales tortures. Aujourd’hui, de nouveau, il
s’arrêtait, et par la brèche ainsi ouverte voici que bondissaient
l’Ambition, cette rosse, la Poésie, cette sorcière, le Désir de la gloire,
cette putain. Elles joignirent leurs mains et foulèrent son cœur de leur
ronde. Debout, dans la solitude de sa librairie, il jura d’être le premier
poète de sa race et de donner à son nom un lustre immortel. Il dit
(énumérant les noms et les exploits de ses an-cêtres) que Boris avait
défait et occis l’Infidèle, Sir Gawain le Turc, Sir Miles le Polonais, Sir
Andrew le Franc, Sir Richard l’Autrichien, Sir Jordan le Français et
Sir Herbert l’Espagnol. Mais de tous ces duels, de toutes ces
campagnes, de ces man-geailles et de ces amours, de ces dépenses, de
ces chasses, de ces chevauchées, de ces beuveries, que restait-il à ce
jour? Un crâne; un doigt. Au contraire, dit-il, en revenant à la page de
Sir Thomas Browne ouverte sur la table… et de nouveau il s’arrêta.
Comme une incantation montant de tous les côtés de la pièce, du vent
nocturne et du clair de lune, roula la mélodie céleste de ces mots que,
par crainte d’humilier cette page, nous laisserons étendus dans leur
tombe, non pas morts, certes, mais embau-més, si fraîche est leur
couleur, si pure leur haleine! Orlando, alors, comparant cette œuvre à
l’œuvre de ses ancêtres, cria qu’ils n’étaient rien, eux et tous leurs
exploits, que poussière et que cendres, tandis que cet homme et ses
phrases devaient vivre éternellement.
Il s’aperçut vite, en tout cas, que les combats livrés par Sir Miles et
ses pairs contre des chevaliers aux pesantes armures avec un royaume
pour enjeu devaient être moins rudes, à beau-coup près, que le duel
entrepris par lui contre la langue anglaise avec, pour enjeu,
l’immortalité. Quiconque a tâté des rigueurs du style me dispensera ici
des détails; il sait d’avance qu’Orlando écrivait et trouvait tout bon;
lisait et trouvait tout affreux; corrigeait puis déchirait; retranchait;
ajoutait; tou-chait à l’extase, puis au désespoir; connaissait les bons
soirs et les mauvais matins; empoignait les idées pour les perdre;
voyait son livre, naguère si net devant lui, se dissoudre; mimait le rôle
de ses personnages en mangeant; déclamait en mar-chant; pleurait;
riait; hésitait entre divers styles; préférait au-jourd’hui l’héroïque et le
pompeux, demain le simple et le terre à terre; tel jour les vallons de
Tempé, tel autre les champs du Kent ou de Cornouailles; sans pouvoir
décider, en fin de compte, s’il était le génie le plus divin ou le plus
fieffé imbécile de la terre.
Ce fut pour éclaircir ce dernier point qu’Orlando, après des mois
passés dans ce labeur fiévreux, résolut d’interrompre une solitude de
plusieurs années et de reprendre contact avec le monde extérieur. Il
avait un ami à Londres, un certain Giles Is-ham de Norfolk qui, en
dépit de sa noble naissance, s’était lié avec des écrivains et pouvait
sans doute le mettre en relation avec un membre de cette
bienheureuse… que dis-je? de cette sainte confrérie. Car, pour l’esprit
d’Orlando à cette époque, l’auteur d’un livre, et d’un livre imprimé,
baignait dans une gloire qui éclipsait de ses rayons toutes les gloires
de la race et du rang. Son imagination voyait les corps eux-mêmes de
ces hommes transfigurés au feu de pensées si divines. Sans doute
avaient-ils un nimbe pour chevelure, de l’encens pour haleine, et
voyait-on fleurir des roses sur leurs lèvres, ce qui n’était pas le cas, à
coup sûr, pour lui ni pour Mr. Dupper. Le plus grand bonheur dont
rêvât Orlando eût été de s’asseoir derrière un ri-deau pour écouter
parler ces bienheureux. La seule imagination de ces discours hardis et
variés lui faisait paraître d’une grossiè-reté répugnante les sujets
ordinaires des conversations à la Cour: un chien, un cheval, une
femme, une partie de cartes. Il se rappelait avec orgueil qu’on l’avait
toujours taxé de pédan-tisme, méprisé pour son goût de la solitude et
des livres. Tour-ner des compliments n’avait jamais été son fait. Parmi
les dames, on l’avait toujours vu raide comme un piquet, rouge de
honte, arpentant les salons avec des grâces de grenadier. Deux fois,
par simple distraction, il était tombé de cheval. Un jour qu’il
composait des vers, il avait brisé entre ses doigts l’éventail de Lady
Winchilsea. À ces souvenirs, à d’autres encore qu’il re-cueillait
avidement parce qu’ils marquaient son manque d’adaptation à la vie
mondaine, un espoir ineffable s’emparait d’Orlando, l’espoir que toute
la turbulence de sa jeunesse, sa gaucherie, ses rougeurs, ses longues
promenades, son amour de la nature révélaient sa vraie race – la
sainte plutôt que la noble prouvant qu’il était, par naissance, un
écrivain plus qu’un aristocrate. À ces pensées, pour la première fois
depuis la nuit de la grande débâcle, Orlando trouvait le bonheur.
Il chargea donc Mr. Isham de Norfolk de transmettre à Mr.
Nicolas Greene de Clifford’s Inn un message qui exprimait, outre
l’admiration d’Orlando pour des ouvrages fameux (car Nick Greene
jouissait d’une grande réputation à cette époque), le désir qui l’avait
d’en rencontrer l’auteur; désir qu’il osait à peine formuler, n’ayant
rien à offrir en retour; mais si Mr. Ni-colas Greene voulait bien
daigner lui rendre visite, en tout cas un carrosse à quatre roues serait
au coin de Fetter Lane à l’heure qu’il lui aurait plu de désigner, avec
mission d’amener Mr. Greene en sûreté jusqu’à la maison d’Orlando.
Chacun peut aisément reconstruire le reste; et imaginer la joie
d’Orlando lorsque, sans tarder, Mr. Greene fit connaître qu’il acceptait
l’invitation du noble lord, prit place dans ledit carrosse et sauta dans
le hall, au sud du bâtiment central, ponctuellement à sept heures, le
lundi vingt et un avril.
On avait reçu là des Rois, des Reines, des Ambassadeurs en grand
nombre. Là, des Juges avaient étalé leurs hermines. Là s’étaient
réunis les grandes dames les plus exquises du pays et ses guerriers les
plus farouches. Les drapeaux pendus là ve-naient de Flodden,
d’Azincourt. Là s’alignaient les cottes d’armes peintes, leurs léopards,
leurs lions, leurs couronnes. Là, sur les longues tables, on avait dressé
la vaisselle d’or et d’argent; là encore, dans les vastes cheminées
sculptées en marbre d’Italie, on brûlait chaque nuit un chêne avec
toutes ses branches, toutes ses feuilles par millions, tous ses nids de
freux et de roitelets. Et voici que Nicolas Greene, le poète, à son tour
était là, fort bourgeoisement habillé d’un pourpoint noir et d’un
chapeau rabattu, avec un seul petit sac à la main.
Orlando se précipita. Qu’il fût alors légèrement désappoin-té,
c’était inévitable. Le poète avait une taille médiocre; une al-lure
étriquée; un corps maigre, légèrement voûté, et, en en-trant, il
trébucha sur un molosse qui le mordit. Au surplus, mal-gré toute sa
connaissance des hommes, Orlando se trouva bien embarrassé pour
lui fixer un rang. Cet homme n’était, par quelque côté, ni valet, ni
squire, ni noble. La tête, avec son front arrondi et son nez aquilin,
était belle; mais le menton fuyait. Les yeux étaient brillants, mais les
lèvres, molles, pendaient et bavaient. D’ailleurs, c’était l’expression
totale du visage qui était inquiétante. On n’y trouvait rien de ce ferme
équilibre qui rend les visages de la noblesse si agréables à regarder;
rien non plus de cette dignité servile qui guinde le visage de
domestiques bien stylés; celui-ci était couturé, froncé, tiré de plis. Cet
homme était poète et pourtant il semblait avoir pris l’habitude des paroles aigres plus que des mielleuses; des criailleries plus que des
roucoulements; des ruades plus que des essors; des rixes plus que du
loisir; des haines plus que de l’amour. On devinait encore ceci à la
vivacité de ses mouvements, à la lueur sauvage et soupçonneuse de
son regard. Orlando éprouva quelque répul-sion. Mais le dîner était
servi.
Alors Orlando, qui d’habitude n’y prenait pas garde, res-sentit,
pour la première fois, une honte inexplicable devant le nombre de ses
domestiques et la magnificence de sa table. Le plus étrange est que,
par contre, il éprouva de l’orgueil à l’idée – généralement désagréable
– de son aïeule Moll qui, jadis, avait trait les vaches. Il était sur le
point de faire allusion à cette humble femme et à ses seaux de lait
quand le poète lui coupa la parole: n’était-il pas curieux, dit-il, que les
Greene – un nom si commun aujourd’hui – fussent venus en
Angleterre avec Guil-laume le Conquérant? Ils formaient alors une
des plus grandes familles de France. Par malheur, ils avaient décliné
ensuite dans le monde et n’avaient guère attaché leur nom qu’au
district royal de Greenwich. Ce discours, où il fut question de châteaux
perdus, de cottes d’armes, de cousins barons dans le Nord, de nobles
alliances dans l’Ouest et du fait remarquable que certains Greene
épelaient leur nom avec un e à la fin, d’autres sans e, du-ra jusqu’au
moment où l’on apporta la venaison. Alors Orlando réussit à placer un
mot sur son aïeule Moll et sur ses vaches; il s’était un peu déchargé le
cœur du poids qui l’oppressait lors-qu’on apporta le gibier sauvage.
Mais ce fut seulement quand la malvoisie coula sans contrainte qu’il
osa faire une allusion à un sujet plus important, malgré tout, pensaitil, que les Greene et les vaches; le sujet sacré de la poésie. Au seul
énoncé de ce mot, les yeux du poète jetèrent des flammes; il dépouilla
les airs du parfait gentilhomme qu’il s’était donnés jusque-là; il frappa
de son verre sur la table et entama aussitôt une histoire qui, par la
longueur, la confusion, la passion, l’amertume surpassait tout ce
qu’Orlando avait jamais entendu, hormis peut-être les discours d’une
femme abandonnée: il s’agissait d’un drame écrit par lui, Greene, d’un
autre poète et d’un critique. Sur la poésie elle-même et sa nature,
Orlando recueillit seulement qu’elle était plus difficile à vendre que la
prose, et aussi plus longue à écrire, bien que les lignes fussent plus
courtes. Et le discours se pour-suivit avec des ramifications
interminables jusqu’au moment où Orlando osa glisser qu’il avait eu
lui-même la témérité d’écrire. Mais le poète fit un bond sur sa chaise.
Une souris avait crié dans les lambris, dit-il. Il avait les nerfs si
tendus, expliqua-t-il, qu’un cri de souris les lui crispait pour quinze
jours. À coup sûr, la maison était pleine de bêtes: mais Orlando ne les
avait ja-mais entendues. Le poète alors déroula l’histoire complète de
sa santé pendant les dix dernières années environ. Elle avait été si
abominable que c’était merveille pour lui de vivre encore. Outre des
accès de paralysie, il avait eu la goutte, la fièvre de Malte, l’hydropisie
et les trois fièvres l’une après l’autre; d’ailleurs il avait le cœur
hypertrophié, la rate grosse et le foie malade. Mais surtout son épine
dorsale, confia-t-il à Orlando, était le siège de phénomènes défiant
toute description. Une des vertèbres, la troisième environ à partir du
haut, le brûlait comme du feu; une autre, la seconde environ à partir
du bas, était froide comme la glace. Certains jours, il s’éveillait avec un
cerveau plus lourd que du plomb; d’autres, il lui semblait qu’on
allumait des milliers de cierges, qu’on tirait des feux d’artifice à
l’intérieur de son corps. Il sentait un pétale de rose sous son matelas,
dit-il, et retrouvait presque son chemin dans Londres par la seule impression des pavés sous ses semelles. Bref, il était pour les connaisseurs une machine si délicate, si curieusement ajustée (à cet
instant, comme par mégarde, il éleva sa main qui était en vérité la
plus belle du monde), qu’il ne pouvait s’expliquer de n’avoir pas vendu
plus de cinq cents exemplaires de son poème. Natu-rellement, le fait
était dû surtout à la cabale amassée contre lui. Ce qu’il pouvait dire,
en tout cas, conclut-il en frappant la table d’un coup de poing, c’est
que l’art de la poésie était bien mort en Angleterre.
Mort? À l’heure où Shakespeare, Marlowe, Ben Jonson, Browne,
Donne écrivaient ou venaient d’écrire? Orlando, égre-nant les noms
de ses chers auteurs, ne pouvait le croire.
Greene eut un rire sardonique. Shakespeare, évidemment, avait
écrit deux ou trois scènes assez bien tournées, mais c’est à Marlowe
qu’il les avait prises, pour une grande part. Marlowe était un garçon
d’avenir, mais il était mort avant trente ans – alors, que dire? Browne
s’était entiché de poésie en prose: on se fatigue vite de pareilles
absurdités. Donne était un escroc qui habillait de mots difficiles le pur
néant de sa pensée. Les snobs gobaient ce style; mais la mode en
serait passée l’année sui-vante. Quant à Ben Jonson… Ben Jonson
était de ses amis, et il ne médisait jamais de ses amis.
„Non, conclut-il, la grande époque de la littérature est passée.” La
grande époque de la littérature avait été l’époque grecque, les
Élisabéthains s’étaient montrés en tout inférieurs aux Grecs. C’est
qu’alors, aux siècles classiques, les hommes nourrissaient une
ambition divine qu’on pouvait appeler „La Gloire” (il prononçait „La
Gloâr”, si bien qu’Orlando fut un moment sans comprendre);
aujourd’hui, tous les jeunes écri-vains étaient à la solde des libraires;
ils débitaient en gros leur marchandise, n’importe quoi, pourvu que le
public achetât. Shakespeare était le grand coupable, dans ce sens, et
déjà Sha-kespeare expiait sa faute. L’époque actuelle, dit le poète, ne
se dépensait qu’en subtilités byzantines ou en tentatives insensées.
Les Grecs n’auraient pas toléré un seul instant les unes ni les autres.
Quelque chagrin qu’il eût à cet aveu – car il aimait la lit-térature
comme son propre souffle – il ne voyait rien de bon dans le présent et
conservait peu d’espoir pour l’avenir. Sur quoi il se versa une autre
rasade de vin.
Orlando fut choqué de ces opinions; et ne put s’empêcher
d’observer, d’autre part, que l’auteur de tant de critiques n’en
paraissait nullement abattu. Au contraire: plus il dénonçait son
époque, plus il paraissait satisfait. Il se souvenait, dit-il, d’une nuit à
Cock Tavern, dans Fleet Street; Kit Marlowe était là, en compagnie de
quelques autres. Kit était très „monté”, passa-blement soûl (il
s’enivrait pour un rien et s’obstinait à tenir des propos stupides). Il le
voyait encore levant son verre à la santé des amis et hurlant d’une voix
de fausset: „De par tous les diables, Bill (Bill, c’était Shakespeare), je
vois arriver une grande vague, et c’est toi qui es sur la crête.” Il
entendait par là, expliqua Greene, qu’un grand siècle littéraire allait
s’épanouir en Angleterre, et que Shakespeare deviendrait un poète de
quelque importance. Par bonheur pour lui, Marlowe avait été tué deux
nuits plus tard dans une rixe d’ivrognes et n’avait pas pu voir
comment se réalisait sa prédiction. „Pauvre fou! dit Greene, venir
nous raconter des histoires pareilles! Un grand siècle! – le siècle
d’Élisabeth, un grand siècle!”
„C’est pourquoi, mon cher Lord, – continua-t-il en s’installant
confortablement dans son fauteuil et en faisant tourner son verre
entre ses doigts – c’est pourquoi nous devons faire de notre mieux,
chérir le passé, et honorer les écrivains – il y en a encore quelques-uns
– qui prennent l’Antiquité pour mo-dèle, et qui écrivent, non pour
l’argent, mais pour La Gloâr!” (Orlando aurait souhaité qu’il eût un
meilleur accent.) „La Gloâr, dit Greene, est l’éperon des nobles esprits.
Si j’avais seu-lement une pension de trois cents livres par an payable
par tri-mestre, je vivrais pour La Gloâr seule. Je resterais au lit tous
les matins à lire Cicéron. J’imiterais si parfaitement son style qu’on ne
pourrait plus nous distinguer l’un de l’autre. Voilà ce que j’appelle
écrire, dit Greene, voilà ce que j’appelle La Gloâr. Mais pour cela il
faut une pension.”
Orlando, cependant, avait abandonné tout espoir de discu-ter
avec le poète, les mérites de ses propres œuvres; mais qu’importait,
maintenant, puisque la conversation roulait sur la vie et les caractères
de Shakespeare, de Ben Jonson et des autres? Greene les avait tous
connus intimement et racontait sur eux mille anecdotes des plus
plaisantes. Orlando n’avait ja-mais tant ri de sa vie. Voilà donc ses
dieux! La moitié d’entre eux, des ivrognes, et tous, des paillards!
Beaucoup se querel-laient avec leurs femmes. Aucun n’était au-dessus
d’un men-songe ou de la plus mesquine cabale. Leur poésie était
gribouil-lée au dos des notes de blanchisseuses, avec, comme pupitre,
la tête d’un apprenti envoyé par l’imprimeur. C’est ainsi que Ha-mlet
s’en était allé sous les presses, et Lear, et Othello. Étonnez-vous après
cela, comme dit Greene, que ces pièces fourmillent de fautes. Les
poètes passaient le reste de leur temps en bam-boches et en orgies
dans les brasseries et les tavernes: on y dé-pensait un esprit
incroyable, on y faisait des choses si osées que les pires folies des
courtisans semblaient pâles en comparaison. Greene racontait tout
avec un entrain qui transportait Orlando dans un délire de joie. Ce
diable d’homme avait un talent d’imitation qui faisait revivre les
morts; quant aux livres, il pouvait en parler mieux que personne
pourvu qu’ils eussent au moins trois cents ans.
Les jours passèrent; Orlando éprouvait pour son hôte un mélange
bizarre d’attirance et de mépris, d’admiration et de pi-tié, compliqués
en outre d’un sentiment trop mal défini pour être désigné par un seul
mot, et qui tenait à la fois de la fascina-tion et de la peur. Greene ne
cessait de parler de soi, mais avec tant de bonne grâce qu’on ne se fût
jamais lassé de ses histoires de fièvre. Puis, il avait tant d’esprit; et
tant d’irrespect; il pre-nait des libertés si scandaleuses avec Dieu et la
Femme; et il débordait de si étranges talents, avec une tête farcie de
savoirs si bizarres! Il connaissait trois cents recettes de salades; était
passé maître dans le mélange des vins; jouait à la perfection d’une
demi-douzaine d’instruments; enfin, il était le premier homme, et le
dernier peut-être, qui osât faire rôtir des tartines de fromage dans
l’imposante cheminée italienne. Par contre, il n’aurait pas distingué
un géranium d’un œillet, un chêne d’un bouleau, un molosse d’un
lévrier, un bélier d’une brebis, le fro-ment de l’orge, un champ labouré
d’une jachère; il ignorait l’alternance des récoltes, il croyait que les
oranges poussent sous la terre et les navets sur des arbres, préférait le
moindre paysage urbain au plus beau spectacle champêtre. Tous ces
détails et d’autres encore étonnèrent Orlando qui n’avait jamais
rencontré un homme de cette espèce. Les plaisanteries de Greene
faisaient rire jusqu’aux servantes qui le méprisaient, et les
domestiques mâles qui le haïssaient s’attardaient pour en-tendre ses
histoires. À vrai dire, la maison n’avait jamais été si gaie, si vivante.
Tout ceci donna fort à penser à Orlando. Il compara ce genre de vie à
l’ancien. Les sujets habituels de con-versation étaient alors l’apoplexie
du roi d’Espagne, ou l’appariage d’une chienne; entre les écuries et le
cabinet de toi-lette, les heures passaient; le soir, les lords ronflaient, le
nez dans leur verre, détestant quiconque les réveillait. Qu’ils avaient le
corps vif et hardi, ces gentilshommes, mais l’esprit paresseux et
couard! Orlando, troublé par ces réflexions, incapable de s’arrêter à
un juste équilibre, finit par conclure qu’il avait intro-duit dans sa
maison un diabolique esprit d’inquiétude qui ne le laisserait plus
jamais dormir en repos.
Au même instant, Nick Greene arrivait à une conclusion
précisément contraire. Un matin que, couché dans son lit, sur les
coussins les plus moelleux, dans les draps les plus fins, il contemplait,
par la fenêtre au noble encorbellement, une pe-louse où depuis trois
siècles n’avaient pas poussé un seul pis-senlit ni une seule bardane,
l’idée lui vint que, s’il ne trouvait pas un moyen de s’évader, il allait
périr de suffocation. Et lors-qu’en se levant il entendit les pigeons
roucouler, lorsqu’en s’habillant il entendit murmurer les fontaines,
l’idée lui vint que, s’il ne trouvait pas un moyen d’entendre à nouveau
les lourds fardiers grondant sur les pavés de Fleet Street, il n’écrirait
plus une seule ligne. Si cela dure, songea-t-il, – le valet de pied, dans
la salle voisine, rectifiait le feu et couvrait la table de plats d’argent, –
je vais tomber en léthargie, et, léthargique-ment (il bâilla à se
décrocher la mâchoire), mourir.
Le poète s’en fut donc trouver Orlando dans sa chambre et lui
expliqua qu’il n’avait pu fermer l’œil de la nuit à cause du si-lence. (Il
est vrai que le parc entourant la maison avait quinze milles de tour,
avec une muraille d’enceinte de dix pieds.) Ses nerfs, dit-il, ne
craignaient rien autant que le silence. Si Orlando voulait bien le lui
permettre, il prendrait congé ce matin même. À cette nouvelle,
Orlando respira, mais au même instant il lui fut désagréable de laisser
partir son hôte. La maison, songea-t-il, allait sembler morte sans lui.
Au moment du départ, Orlando, triomphant enfin de sa répugnance,
eut la témérité d’offrir au poète son drame sur la mort d’Hercule et lui
demanda son avis. Le poète prit le manuscrit, marmonna quelques
mots sur La Gloâr et Cicéron: Orlando coupa court en promettant de
payer la pension chaque trimestre; et Greene, aussitôt, avec de
grandes protestations de tendresse, grimpa dans le carrosse et
disparut.
Jamais le grand hall n’avait paru si vaste, si majestueux et si vide
qu’à cet instant où le carrosse s’éloignait. Orlando com-prit qu’il
n’aurait jamais le cœur, pour sa part, de faire rôtir des tartines de
fromage dans la grande cheminée italienne. Il n’aurait jamais assez
d’esprit pour se gausser des tableaux ita-liens; ni assez d’habileté pour
agiter le punch comme on doit le faire; mille traits, mille tours
plaisants étaient perdus. Mais quel soulagement de n’entendre plus
cette voix aigre; quel luxe d’être à nouveau seul, songeait Orlando
malgré lui, en lâchant enfin le molosse; on avait dû garder ce chien six
semaines à l’attache: il ne pouvait jamais voir le poète sans le mordre.
Nick Greene, déposé ce même après-midi au coin de Fetter Lane,
retrouva son logis à peu près dans l’état où il l’avait laissé. En effet,
tandis que Mrs. Greene accouchait dans une pièce, Tom Fletcher
buvait du gin dans une autre. Des piles de livres s’écroulaient un peu
partout sur le plancher; le dîner – ou ce qui en tenait lieu – était servi
sur la table de toilette parmi les pâtés de boue des enfants. Voilà,
sentit Greene, l’atmosphère qu’il faut à un écrivain; ici il pouvait
écrire, et il écrivit. Il avait un sujet superbe: Un noble Lord chez lui,
ou Visite à un noble Gentilhomme à la Campagne – tel serait le titre
de son nouveau poème. Greene reprit sa plume à son jeune fils qui en
chatouil-lait les oreilles du chat, la plongea dans le coquetier qui
faisait office d’écritoire, et, d’un trait, écrivit une satire par endroits
fort spirituelle. Le tour en était tel qu’on ne pouvait conserver le
moindre doute sur l’identité de la jeune et noble victime. Les discours
et les actes les plus intimes d’Orlando, ses enthou-siasmes et ses
folies, jusqu’à l’exacte couleur de ses cheveux et à la façon qu’il avait
de rouler les r comme un étranger, tout y était, pris sur le vif. Et si l’on
avait encore conservé le moindre doute, Greene, prestement, le
dissipait par des citations abon-dantes, à peine voilées, de cette
tragédie aristocratique: La Mort d’Hercule, qu’il avait trouvée
d’ailleurs, selon ses prévi-sions, verbeuse et ampoulée au dernier
point.
On vendit aussitôt plusieurs éditions de ce pamphlet (qui couvrit,
dans la maison Greene, tous les frais d’un dixième ac-couchement) et
les amis, qui se chargent ordinairement de ce coin, se hâtèrent d’en
envoyer un exemplaire à Orlando. Il le lut, dans une immobilité
mortelle, du premier mot jusqu’au der-nier; sonna son valet de pied;
lui tendit la brochure au bout de pincettes et lui ordonna d’aller la
jeter au plus épais de la fosse à ordures la plus puante du château. Au
moment où l’homme s’éloignait, il l’arrêta: „Prenez, lui dit-il, dans
l’étable, le cheval le plus rapide, galopez ventre à terre jusqu’à
Harwich. Là, em-barquez-vous sur un bateau prêt à mettre à la voile
pour la Nor-vège. Achetez-moi dans les propres chenils du roi le plus
beau couple de chiens courants, mâle et femelle, que vous puissiez
trouver dans la meute royale. Ramenez-les sans retard. Car,
murmura-t-il dans un souffle, en retournant à ses livres, j’en ai fini
avec les hommes.”
Le valet de pied, parfaitement instruit de ses devoirs, s’inclina et
disparut. Il accomplit sa tâche avec tant de zèle qu’il était de retour
trois semaines après: il tenait en laisse les plus beaux chiens courants
du monde; la femelle, cette nuit même, donna naissance, sous la table,
à une nichée de huit magnifiques chiots. Orlando les fit apporter dans
sa chambre.
„Car, dit-il, j’en ai fini avec les hommes.” Néanmoins, il paya la
pension chaque trimestre.
Ainsi, à l’âge de trente ans ou à peu près, ce jeune gentil-homme
non seulement possédait l’expérience que la vie peut of-frir, mais
encore en avait vu la vanité. L’amour et l’ambition, les femmes et les
poètes, tout était également vain. La littérature était une farce. Le soir
où il reçut le pamphlet de Greene: Visite à un Gentilhomme de la
Campagne, il fit un immense feu de joie de ses cinquante-sept
ouvrages poétiques; il garda seule-ment Le Chêne parce que ce poème,
très court, était le rêve de son enfance. Il n’avait plus confiance qu’en
deux choses: les chiens et la nature; un lissier, un buisson de roses.
Toute la va-riété du monde, toute la complexité de la vie s’étant
réduites à ceci: des chiens et un buisson. C’est tout. Avec la sensation
d’avoir secoué un énorme amas d’illusions et de marcher nu désormais, il siffla ses chiens, et, à grandes enjambées s’enfonça dans le
parc.
Il était resté si longtemps enfermé à écrire et à lire qu’il avait à
demi oublié les douceurs de la nature – douceurs qui, en juin, peuvent
être exquises. Il atteignit le sommet de cette col-line d’où l’on peut
voir, par beau temps, la moitié de l’Angleterre, avec encore une
tranche d’Écosse et de Pays de Galles par-dessus le marché. Et
lorsqu’il se jeta sous son chêne bien-aimé, il sentit qu’à condition de
ne plus adresser un mot, de sa vie, à un autre homme ou à une
femme; de ne jamais voir ses chiens apprendre à parler; enfin de ne
jamais plus trouver sur son chemin de poète ni de princesse, il
pourrait, sans grand déplaisir, aller jusqu’au bout de ses ans.
Orlando revint tous les jours; les jours passèrent, puis les
semaines, puis les mois, puis les ans. Orlando vit les hêtres se dorer,
et les jeunes fougères dérouler leurs crosses; il vit la lune en croissant
puis en cercle; il vit… mais le lecteur, sans doute, est capable
d’imaginer le passage qui devrait suivre: chaque arbre, chaque végétal
du voisinage y serait décrit d’abord vert, puis doré; on y verrait
comment les lunes se lèvent et les soleils se couchent; comment le
printemps suit l’hiver, l’automne suit l’été; comment la nuit succède
au jour et le jour à la nuit; comment, après l’orage, revient un ciel
serein; comment rien ne change en deux ou trois siècles, hormis
quelques grains de poussière et quelques toiles d’araignée qu’une
vieille femme, à elle seule, vous époussette en une demi-heure –
toutes choses qu’on peut, à y bien réfléchir, résumer en deux mots:
„Du Temps passa (l’exacte quantité de temps pourrait être indiquée
entre guillemets) et rien n’advint.”
Par malheur, le Temps qui fait s’épanouir et s’évanouir les
animaux et les végétaux avec une ponctualité ahurissante, n’a pas sur
l’esprit des humains un effet aussi simple. Bien au con-traire, c’est
l’esprit des humains qui exerce sa fantaisie sur le Temps devenu à son
tour créature. Une heure, au creux de nos folles cervelles, peut s’étirer
de cinquante et cent fois sa lon-gueur d’horloge; à l’inverse, elle n’est
parfois qu’une seconde, exactement, sur le cadran de notre esprit. Ce
désaccord bizarre entre le temps de l’horloge et le temps de l’esprit
n’est pas assez connu et mériterait de longues études. Mais le domaine
propre du biographe, nous l’avons dit, est singulièrement restreint:
aussi nous bornerons-nous à une simple constatation. Lors-qu’un
homme atteint la trentaine, comme Orlando, le temps des méditations
devient pour lui prodigieusement long, celui des actes
prodigieusement court. Ainsi Orlando donnait ses ordres et dirigeait
ses vastes propriétés, chaque jour, en un clin d’œil; mais, dès qu’il
était seul sur la colline au pied du chêne, les se-condes se gonflaient,
s’arrondissaient: il semblait, à la fin, qu’elles ne dussent jamais choir.
D’ailleurs, elles étaient com-blées d’une étrange richesse. Orlando,
déjà, trouvait devant lui des problèmes si vastes qu’ils ont fait hésiter
les plus sages. „Qu’est-ce que l’amour?” par exemple, ou „Qu’est-ce
que l’amitié?” „Qu’est-ce que la vérité?” Mais il y a plus: à peine y
rêvait-il, que tout son passé (qui lui semblait d’une longueur et d’une
richesse incroyables) se précipitait dans la seconde en suspens, la
distendait, l’amplifiait dix fois, la colorait de mille teintes, et déversait
en elle le bric-à-brac universel.
À ces méditations (peu importe le nom qu’on leur donne) Orlando
consacra des mois, des années de sa vie. Il ne serait pas exagéré de
dire qu’il partait après déjeuner âgé de trente ans, et qu’il rentrait à la
maison pour dîner âgé de cinquante-cinq au moins. Certaines
semaines lui donnaient un siècle de plus, d’autres, trois secondes à
peine. D’ailleurs, estimer la longueur de la vie humaine (nous n’osons
rien dire des animaux) dépasse nos moyens: car, aussitôt que nous
parlons de siècles, on nous rappelle qu’ils sont plus courts que la
chute d’un pétale de rose. Des deux forces qui, alternativement et, ce
qui est plus troublant encore, quelquefois à la même seconde,
dominent nos cerveaux tristement stupides: la brièveté et la durée,
Orlando était tantôt sous l’influence de l’une la déesse aux pieds
d’éléphant, tantôt sous celle de l’autre, la déesse aux ailes d’éphémère.
La vie lui paraissait d’une longueur prodigieuse. Cependant, elle
passait comme un éclair. Mais, alors même que l’existence s’étirait à
perte de vue, que les moments gonflés atteignaient leur extrême
plénitude et qu’Orlando avait l’impression d’errer seul dans les
immenses déserts de l’éternité, le temps manquait encore pour
dérouler et déchiffrer les parchemins surchargés d’écritures que
trente années parmi les hommes et les femmes avaient roulés si fin
dans son cœur et dans son cerveau. Bien avant qu’Orlando en eût fini
avec l’Amour (le chêne cependant avait ouvert ses feuilles et les avait
répandues sur la terre une douzaine de fois), l’Ambition bousculait cet
adversaire, s’emparait de l’esprit d’Orlando d’où elle était chassée à
son tour par l’Amitié ou la Littérature. Et comme la première question
– Qu’est-ce que l’Amour? – n’avait pas été réglée, elle revenait
soudain sous le moindre prétexte, sans prétexte même, refoulait la
cohue des Livres, des Métaphores et des „Pourquoi vit-on?” dans la
marge où ils attendaient l’occasion de se ruer à nouveau dans la
mêlée. Ce qui allongeait encore les débats, c’est qu’ils étaient
abondamment illustrés non seulement de tableaux – par exemple la
vieille Reine Élisabeth allongée sur la tapisserie de son lit en robe de
brocart rose, une tabatière d’ivoire à la main et une épée damasquinée
d’or à son côté – mais encore d’odeurs elle était violemment parfumée
– et de sons: les cerfs, ce jour d’hiver, bramaient dans Richmond
Park. Ainsi la pensée de l’amour était tout irisée d’hiver et de neige; de
bûchers embra-sés; de femmes russes; d’épées d’or; de cerfs bramant;
de la bave du vieux Roi James; de feux d’artifice et de butin en sacs
dans les cales des voiliers corsaires. Chaque objet qu’il voulait extraire
de son esprit apparaissait ainsi tout bourgeonnant, tout empêtré
d’autres matériaux comme un morceau de verre sur qui, pendant son
séjour d’un an au fond de la mer, ont foisonné os et libellules,
monnaies et tresses de noyées.
Encore une métaphore, par Zeus!” s’exclamait Orlando cette
dernière pensée. (Elle donne au lecteur une idée des lacs et des
détours où s’embarrassait son esprit; rien d’étonnant que le chêne se
fût épanoui et flétri tant de fois avant qu’Orlando en eût fini avec
l’amour.) „Et à quoi bon?” se demandait-il. „Pourquoi ne pas dire
simplement, en quelques mots –” Alors il cherchait pendant une
demi-heure, à moins que ce ne fût pendant deux ans et demi le moyen
de dire simplement, en quelques mots, ce qu’est l’Amour „Une image
pareille est évi-demment fausse, disputait-il; aucune libellule, sauf
dans des circonstances très exceptionnelles, ne saurait vivre au fond
de la mer. Et si la Littérature n’est pas Épouse et Compagne de lit de
la Vérité, qu’est-elle donc? Le diable m’emporte! criait-il, pourquoi
dire Compagne de lit quand on a déjà dit Épouse? Pourquoi ne pas
dire simplement ce qu’on veut dire, pas plus?”
Alors il essayait de dire que l’herbe est verte, le ciel bleu, et
d’adoucir par de telles offrandes l’esprit austère de la poésie: car,
même de très loin, il ne pouvait s’empêcher de le révérer. „Le ciel est
bleu, disait-il, l’herbe est verte.” Levant les yeux, il voyait au contraire
que le ciel est semblable aux voiles que mille madones ont laissé
tomber de leur chevelure; que l’herbe fris-sonne, fuit et se fonce
comme un envol de nymphes qu’apeure l’étreinte des sylvains velus,
dans l’ombre des bois enchantés. „Ma parole, s’exclamait-il (car il
avait pris la mauvaise habi-tude de parler haut), je ne vois pas qu’une
façon de dire soit plus vraie que l’autre. Toutes deux sont
horriblement fausses.” Alors, désespérant de jamais résoudre ces
problèmes, de jamais savoir ce qu’est la poésie et ce qu’est la vérité,
Orlando tombait dans un profond abattement.
Profitons de cet arrêt dans son soliloque pour faire une remarque. Orlando, étendu sur son coude par une journée de juin,
formait un étrange spectacle et bien digne de réflexion. Com-ment cet
homme beau et fort, en possession de tous ses moyens, en pleine
santé comme le montraient ses joues et ses membres, comment cet
homme qui n’eût pas hésité à mener une charge ou pousser une botte,
pouvait-il être à ce point anéanti, énervé par la méditation, que, sur
une question de poésie ou sur celle de sa propre valeur littéraire, il
prît ainsi la timidité d’une petite fille qui se cache derrière la porte de
la maison maternelle? À notre sens, il avait été blessé aussi
profondément par la façon dont Greene avait raillé sa tragédie que par
celle dont la princesse avait raillé son amour. Mais revenons à nos
moutons.
Orlando poursuivait sa méditation. Il ne cessait de regarder
l’herbe et le ciel et de chercher ce qu’aurait dit à leur sujet un vrai
poète, un poète dont les vers fussent publiés à Londres. La Mémoire
cependant (dont nous avons déjà décrit les habitudes) tenait ferme
devant ses yeux le visage de Nicolas Greene comme si cet homme
sardonique et lippu, tout félon qu’il se fût montré, eût été pourtant la
Muse en personne à qui Orlando dût rendre ses hommages. Orlando
donc, par ce matin d’été, lui proposait un choix de phrases variées, les
unes simples, les autres figu-rées, et Nick Greene, toujours, secouait la
tête, ricanait, murmu-rait on ne sait quels mots sur La Gloâr, Cicéron,
la poésie au-jourd’hui morte. Orlando, à la fin, se dressa (l’hiver était
venu: très froid) et proféra l’un des plus remarquables serments de sa
vie, car il le liait à un esclavage qui n’a pas d’égal en rigueur.
Que je sois damné, dit-il, si jamais j’écris encore un seul mot, ou si
même j’essaie d’écrire encore un seul mot pour plaire à Nick Greene
ou à la Muse. Bien, mal, ou indifféremment, j’écrirai, à partir de ce
jour, pour ne complaire que moi-même. Ayant dit, il fit le geste de
déchirer tout un paquet de manuscrits et d’en jeter les débris au
visage de cet homme ricaneur et lippu. Aussitôt, comme un chien
hargneux plonge et fuit dès qu’on feint de ramasser une pierre, la
Mémoire fit plonger et dispa-raître l’image de Nick Greene et mit à la
place – rien du tout.
Orlando néanmoins poursuivit sa méditation. C’est qu’il avait
matière à méditer. En déchirant ses manuscrits, il avait déchiré du
même geste ce rouleau dûment roulé, dûment scellé, par lequel, dans
la solitude de son cabinet, il s’était nommé lui-même, comme le Roi
nomme les Ambassadeurs, premier poète de sa race, premier écrivain
de son siècle, accordant à son âme immortelle pérennité, à son corps
une tombe qu’ombrageraient sans cesse les lauriers et les étendards
intangibles de l’admiration populaire, perpétuellement. Si éloquent
que fût ce parchemin, Orlando le déchira donc pour le jeter dans la
caisse à ordures. „La Renommée, dit-il, est semblable – et puisqu’il
n’y avait plus de Nick Greene pour l’arrêter, il se lança dans une
véritable rébellion d’images: nous choisirons seulement deux ou trois
d’entre les plus douces – à une camisole de force qui li-gote les
mouvements; à une cotte d’argent qui oppresse le cœur; à un bouclier
peint qui recouvre un épouvantail, etc., etc.” Le sens commun de
toutes ses phrases était que la Re-nommée entrave et comprime,
tandis que l’obscurité enveloppe un homme comme un brouillard;
l’obscurité est sombre, vaste et libre; l’obscurité permet à l’esprit de
poursuivre son chemin sans entrave. Sur l’homme obscur est
répandue la très gracieuse effusion de l’ombre. Nul ne sait où il va ni
d’où il vient. Il peut chercher la vérité et la dire; lui seul est libre, lui
seul est véri-dique, lui seul connaît la paix. Ainsi Orlando sous son
chêne glissait à une douce quiétude, et les racines, sur la terre, si
dures qu’elles fussent, lui étaient un lit presque confortable.
Longtemps il resta perdu dans sa méditation sur la valeur de
l’obscurité, la joie de n’avoir point de nom, d’être comme une vague
qui revient se confondre avec le corps profond de l’océan; l’obscurité,
songeait-il, délivre l’esprit des courbatures de l’envie et du dépit; fait
courir dans les veines les eaux libres de la géné-rosité et de la
grandeur d’âme; permet de donner et de prendre sans souci de
remerciements ou de louanges; et c’est ainsi, sans doute, qu’ont vécu
tous les grands poètes, poursuivit-il (sa con-naissance du grec ne lui
permettait pas d’étayer solidement sa thèse); Shakespeare, sans
doute, a écrit ainsi; les bâtisseurs de cathédrales bâti ainsi, de façon
anonyme, en hommes qui ont besoin, non de remerciements, non de
louanges personnelles, mais de travailler à leur œuvre le jour et peutêtre, le soir, de boire un peu d’ale. „Quelle admirable vie! songea-t-il
en s’étirant sous le chêne. Et pourquoi ne pas en jouir dès maintenant?” Cette pensée le frappa comme une balle. L’ambition chut
comme un plumet. Guéri des brûlures d’un amour trahi, d’une vanité
châtiée, de toutes les piqûres, de tous les coups d’aiguilles que les
orties de l’existence ne lui avaient pas épar-gnés aux temps de son
ambition mais ne pouvaient plus infliger aujourd’hui à un homme
insoucieux de la gloire, il ouvrit ses yeux, qui étaient restés ouverts
tout ce temps mais pour ne voir que des pensées, et vit, étendue à ses
pieds, dans un creux de la terre, sa maison.
Elle s’étalait dans le soleil matinal du printemps. On eût dit plutôt
d’une ville – mais d’une ville bâtie, non de-çà de-là, sui-vant le caprice
de tel ou tel, mais prudemment, par un seul ar-chitecte ayant une
seule idée dans la tête. Les cours, les bâti-ments, gris, rouges ou
violacés, s’étalaient avec ordre et symé-trie; certaines cours étaient
ovales, d’autres carrées; on y voyait tantôt une fontaine, tantôt une
statue; certains bâtiments étaient bas, d’autres aigus; ici était une
chapelle, là un beffroi; dans les vides s’étalaient de vastes prairies du
vert le plus vif, des bosquets de cèdres, des corbeilles de fleurs
brillantes; l’ensemble était comme sanglé – tout était si bien disposé
ce-pendant que chaque partie semblait avoir la place de s’étendre à
son aise – par la courbe d’un mur massif; et la fumée de chemi-nées
sans nombre, perpétuellement, se bouclait dans le ciel. Cette demeure
vaste et pourtant ordonnée où peuvent loger un millier d’hommes et
peut-être deux mille chevaux, songea Or-lando, des artisans aux noms
inconnus l’ont bâtie. Ici ont vécu pendant plus de siècles que je n’en
puis compter, les obscures générations de mon obscure famille. Aucun
de ces Richard, John, Anne, Élisabeth, n’a laissé derrière soi un
témoignage de sa personne; tous, cependant, œuvrant ensemble, de
leurs épées, de leurs aiguilles, de leurs étreintes, de leurs enfantements, à la fin, ont laissé ceci.
Jamais la maison n’avait paru si noble, si humaine.
Pourquoi donc Orlando avait-il désiré s’élever au-dessus de ses
ancêtres? Il semblait vain, impertinent au dernier point de vouloir
renchérir sur cette œuvre anonyme, sur le labeur de ces mains
disparues. Mieux valait partir inconnu, laissant derrière soi une arche,
un cellier, un mur où mûrissent les pêches que brûler comme un
météore qui s’évanouit sans poussière. Car, après tout, dit-il, en
s’échauffant à la contemplation de la grande maison couchée dans la
verdure, les lords et les dames inconnues qui vécurent là n’oublièrent
jamais de mettre à part quelque chose pour les hommes qui leur
succéderaient, pour le toit qui risquait de se fendre, pour l’arche qui
risquait de tom-ber. Il y avait toujours un coin chaud pour le vieux
berger dans la cuisine; toujours à manger pour les affamés; leurs
coupes étaient toujours luisantes, fussent-ils malades, et leurs
fenêtres toujours illuminées, fussent-ils mourants. Tout lords qu’ils
fus-sent, ils acceptaient de descendre dans l’ombre en compagnie du
chasseur de taupes ou du maçon. Nobles obscurs, bâtisseurs oubliés!
– En ces termes Orlando apostrophait ses aïeux avec une chaleur qui
réduisait à rien les accusations de froideur, d’indifférence, de mollesse
dont quelques critiques l’avaient ac-cablé (et en fait, bien souvent, une
vertu que nous recherchons se trouve précisément derrière le mur à
quoi nous tournons le dos), en ces termes il apostrophait sa maison et
sa race avec la plus émouvante éloquence; mais, arrivé à la péroraison
– et qu’est-ce qu’un morceau d’éloquence sans péroraison? – il bafouilla. Il eût aimé finir sur quelque fleur de rhétorique, crier qu’il
allait marcher sur leurs traces, apporter sa pierre à leur édifice. Si l’on
considérait pourtant que l’édifice couvrait déjà neuf acres de terrain,
lui apporter même une seule pierre pa-raissait superflu. Pouvait-on
parler de meubles dans une péro-raison? Pouvait-on parler de
chaises, de tables et de descentes de lit? Car, quoi que demandât la
péroraison, voilà bien de quoi la maison avait besoin. Laissant donc
son discours en suspens jusqu’à nouvel ordre, Orlando descendit la
colline à grands pas: il avait résolu de se dévouer à l’ameublement du
château. L’ordre de venir l’accompagner, toute affaire cessante, fit
mon-ter les larmes aux yeux de la bonne vieille Mrs. Grimsditch, très
vieille en effet maintenant. Côte à côte, ils parcoururent la mai-son.
Le porte-serviettes, dans la chambre du Roi („et c’était le bon Roi
Jacques, MyLord”, dit-elle, donnant à entendre par là que depuis belle
lurette un Roi n’avait pas dormi sous leur toit; mais les jours odieux
du Parlement étaient passés, et de nou-veau il y avait une Couronne
en Angleterre), le porte-serviettes était boiteux; il n’y avait pas de
support pour les aiguières dans le petit cabinet menant à
l’appartement du domestique de Ma-dame la Duchesse; Mr. Greene,
avec son horreur de pipe, avait fait une tache sur le tapis: elle et Judy
avaient eu beau frotter, elles n’avaient pu la faire disparaître. En
vérité, lorsque Orlando voulut estimer au total ce que lui coûterait, en
fauteuils de bois de rose, en cabinets de bois de cèdre, en bassins
d’argent, en coupes de Chine, et en tapis persans l’ameublement, sans
excep-tion, des trois cent soixante -cinq pièces de sa demeure, il vit
bien que ce ne serait pas une bagatelle: les quelques milliers de livres
qui restaient de son revenu ne lui serviraient guère qu’à tapisser trois
ou quatre galeries, garnir la salle de festin de beaux fauteuils sculptés,
enfin payer les miroirs d’argent massif et les fauteuils, d’argent
également Orlando avait une passion royales.
Orlando se mit au travail très sérieusement: il nous suffira, pour
le prouver, d’entrouvrir ses livres de comptes. Jetons un coup d’œil
sur une liste d’achats qu’il fit à cette époque; les prix sont notés dans
la marge – mais nous les omettrons.
Plus, cinquante paires de couvertures d’Espagne, avec les rideaux
en taffetas rouge et blanc; la pente étant de satin blanc brodé de soie
rouge et blanche…
Plus, soixante-dix chaises de satin jaune, et soixante ta-bourets
assortis avec leur couverture de bougran…
Plus, soixante-sept tables de noyer…
Plus, dix-sept douzaines de caves, chaque douzaine con-tenant
cinq douzaines de verres de Venise…
Plus, cent deux tapis, chacun de quatre-vingt-dix pieds…
Plus, quatre-vingt-dix-sept coussins de damas rouge ga-lonnés et
dentelés d’argent avec les tabourets de tissu d’or et les sièges de
même…
Plus, cinquante candélabres, chacun de douze bou-gies…”
Déjà – c’est l’effet qu’ont sur nous les listes – nous com-mençons
à bâiller. Mais si nous nous arrêtons, c’est que ce cata-logue est
fastidieux, non pas qu’il est fini. Il compte encore quatre-vingt-dixneuf pages et le débours total montait à plu-sieurs milliers de livres,
c’est-à-dire à des millions de notre monnaie. Ainsi passaient les jours;
mais dans la nuit encore on trouvait Lord Orlando estimant à
combien lui reviendrait le ni-vellement d’un million de taupinières, en
payant les hommes vingt sols de l’heure; ou encore combien il fallait
de tonnes de clous à onze sols la coquille pour réparer la palissade qui
faisait le tour du parc sur quinze milles de circonférence, etc.
Cette énumération, nous le répétons, est fastidieuse, car un buffet
ressemble fort à un autre buffet, et une taupinière ne dif-fère pas
essentiellement d’un million d’autres. Orlando, cepen-dant, dut faire
quelques beaux voyages et rencontra quelques plaisantes aventures.
C’est ainsi qu’il occupa toute une ville de dentellières aveugles, près de
Bruges, à la confection de rideaux pour un lit à ciel d’argent. De même
son aventure avec un Maure de Venise qui lui vendit enfin (mais
seulement à la pointe de l’épée) son cabinet de laque, vaudrait peutêtre, sous une autre plume, la peine d’être contée. D’ailleurs, ce travail
ne manquait pas de variété; un jour arrivaient au château, traînés
depuis le Sussex par des attelages, des arbres immenses qu’on allait
scier de long puis clouer pour le parquetage d’une galerie; le jour
suivant, c’était un coffre de Perse bourré de laine et de sciure, d’où
Orlando extrayait enfin une seule assiette ou la to-paze d’une bague.
Un jour vint pourtant où il n’y eut plus dans les galeries place
pour une autre table; sur les tables pour un autre cabinet; dans le
cabinet pour une autre coupe; dans la coupe pour une autre poignée
de „pot-pourri”; il n’y avait place pour rien nulle part; bref, la maison
était meublée. Dans le jardin, les boules-de -neige, les crocus, les
hyacinthes, les magnolias, les roses, les lis, les asters, toutes les
variétés de dahlias; les poi-riers et les pommiers et les cerisiers et les
mûriers, plus une quantité énorme de massifs rares et fleuris, d’arbres
toujours verts et de plantes vivaces poussaient si épais sur les racines
les uns des autres qu’on ne voyait pas une main de terre sans fleurs, ni
un lé de pelouse sans ombre. De plus, Orlando avait lâché dans le
jardin des oiseaux sauvages aux plumes brillantes et deux ours de
Malaisie dont la hargne cachait, il en était sûr, de bons cœurs fidèles.
Tout était prêt maintenant; et quand, le soir venu, on al-luma les
innombrables chandeliers d’argent, quand les souffles légers sans
cesse errant dans les galeries firent palpiter douce-ment la tapisserie
bleu et gris (on croyait voir galoper les chas-seurs et fuir Daphné);
quand l’argent scintilla, quand s’alluma la laque et pétilla le feu;
quand les fauteuils sculptés tendirent leurs bras vides; que les
dauphins au long des murs nagèrent, avec mainte sirène sur le dos;
quand tout ceci et plus encore fut achevé selon son goût, Orlando,
entouré de ses chiens courants, se promena dans la maison et se sentit
heureux. Il avait mainte-nant, songea-t-il, de quoi nourrir sa
péroraison. Peut-être ne se-rait-il pas mal de reprendre le discours en
entier. Pourtant, comme il passait en revue les galeries, il eut
l’impression d’un certain vide. Des fauteuils et des tables, tout dorés,
tout sculptés qu’ils soient; des sofas, même s’ils reposent sur des
pattes de lion ou des cols de cygne; des lits, fussent-ils même en duvet
de cygne le plus doux, ne nous satisfont pas s’ils demeurent va-cants.
Des gens assis, des gens couchés, les améliorent éton-namment.
Aussitôt donc, Orlando inaugura une série de récep-tions magnifiques
où se rencontrèrent toute la noblesse et la gentry du voisinage. D’un
seul coup, les trois cent soixante-cinq chambres furent pleines pour
un mois. Les invités se coudoyè-rent dans les cinquante-deux escaliers
du château. Trois cents domestiques grouillèrent dans les offices. Il y
avait festin presque tous les soirs. Rien d’étonnant qu’en un très petit
nombre d’années Orlando ait vu la trame de son velours et sa fortune
dissipée plus qu’à moitié. En revanche, il avait acquis l’estime de ses
voisins, bon nombre d’offices dans le Comté, et l’avantage de recevoir
chaque année une douzaine au moins de volumes dédiés à Sa
Seigneurie en termes platement obséquieux par des poètes
reconnaissants. Car, si Orlando prit grand soin à cette époque de ne se
lier en rien avec des écrivains et de garder ses distances avec les
dames de naissance étrangère, cependant il fit toujours preuve d’une
extrême générosité envers les femmes et les poètes qui l’adoraient
également.
Mais au plus fort des réjouissances, quand tous ses hôtes
festoyaient librement, Orlando éprouvait souvent le désir d’être seul
et se retirait dans son cabinet. Là, derrière une porte close, assuré du
secret, il sortait un vieux manuscrit dont il avait cousu les feuilles avec
un fil de soie volé dans la boîte à ouvrage de sa mère et qui portait en
titre, d’une grosse écriture arrondie d’écolier: Le Chêne. Poème. Il
écrivait sur ce cahier jusqu’au ca-rillon de minuit et bien plus tard
encore. Mais, comme il effaçait autant de vers qu’il en ajoutait, leur
nombre, souvent, à la fin de l’an, avait en somme plutôt diminué; et il
semblait bien qu’à force d’écrire, ce poème, un jour, dût enfin cesser
d’être écrit. C’est qu’en effet la „manière” d’Orlando – qui est du
ressort de l’histoire littéraire plus que du nôtre – avait étonnamment
changé. Orlando avait épuré les fleurs de son style; ployé son
exubérance. L’âge de la prose congelait ces sources brûlantes. Audehors même, dans la vraie nature, on voyait moins de guir-landes
suspendues; les buissons d’aubépine eux-mêmes étaient moins
épineux et moins enchevêtrés. Peut -être le goût des choses était-il
plus fade; le miel et la crème, peut-être, parais-saient moins exquis au
palais. Les rues, d’ailleurs, étaient moins boueuses, plus nettes, les
maisons mieux éclairées: l’effet de ces changements sur le style n’est
pas niable.
Un jour qu’avec un labeur épuisant Orlando ajoutait une ligne ou
deux à son cahier – Le Chêne. Poème. – une ombre tra-versa le coin
de sa prunelle. Comme il le vit bientôt, ce n’était pas une ombre, mais
la très haute silhouette d’une dame qui traversait, en capuchon et
mantille, le carré devant ses fenêtres. Cette cour étant la plus privée
du château et la dame étant in-connue, Orlando s’étonna de l’y voir.
Trois jours plus tard, même apparition et le mercredi, en plein jour,
encore. À ce coup, Orlando résolut de la suivre. Apparemment, elle
n’avait pas la moindre peur d’être découverte, puisqu’elle ralentit le
pas à son approche, et, soudain, le regarda en plein visage. Toute
autre femme, surprise ainsi dans le particulier d’un lord, aurait eu
peur; toute autre femme avec ce visage, cette coiffure, cet aspect, se
fût couvert la tête de sa mantille. C’était moins une dame, en effet,
qu’une hase; une hase saisie, mais têtue; une hase peureuse, dominée
soudain par une audace absurde et sans limites; une hase toute droite
sur son séant, qui considère le chasseur avec d’énormes yeux bombés;
des oreilles raides mais tremblotantes; un nez pointé mais tout tordu
de tiraille-ments. Cette hase, d’ailleurs, avait six pieds de taille, et
portait au surplus une coiffe bizarrement surannée qui la faisait paraître encore plus grande. Face à face avec Orlando, elle fixa sur lui un
regard où la timidité et l’audace se combinaient étrange-ment.
D’abord, avec une révérence correcte mais un peu raide, elle
s’excusa de son intrusion. Puis se dressant à nouveau de toute sa
taille, qui devait bien avoir six pieds deux pouces, elle se présenta –
mais avec un tel caquetage de rires nerveux, tant de hi! hi! et de ho!
ho! qu’Orlando la crut échappée d’un asile comme l’archiduchesse
Harriet Griselda de Finster-Aarhorn et Scand-op -Boom, en territoire
roumain. Elle désirait par-dessus tout, dit-elle, faire la connaissance
d’Orlando. Elle avait pris un logement au -dessus de la boutique d’un
boulanger, près des grilles du parc. Elle avait vu le portrait d’Orlando:
c’était l’image exacte d’une de ses sœurs – heu! heu! – morte depuis
longtemps. Elle était venue à la Cour anglaise. La Reine était sa
cousine. Le Roi était un très bon garçon mais se couchait rare-ment
sans être soûl. Suivirent quelques hi! hi! puis quelques ho! ho! Bref, il
n’y avait rien à faire qu’à la prier d’entrer et lui offrir un verre de vin.
À l’intérieur, elle reprit la hauteur naturelle à une archidu-chesse
roumaine. N’était qu’elle montra une connaissance des vins assez rare
chez une dame, et fit sur les armes à feu, sur les coutumes de chasse
dans son pays quelques remarques non dé-pourvues de bon sens, à
coup sûr la conversation eût manqué de chaleur. Se redressant d’un
bond, à la fin, elle annonça qu’elle viendrait rendre visite à Orlando le
jour suivant, plongea pour une nouvelle et prodigieuse révérence, et
se retira. Le jour sui-vant, Orlando sortit à cheval. Le jour suivant, il
tourna le dos; le troisième, il tira le rideau. Le quatrième, il plut;
Orlando, qui ne pouvait décemment tenir une dame sous l’averse, et
qui, d’autre part, n’était pas ennemi de toute société, la pria d’entrer et
lui demanda son avis sur une armure qui avait appartenu à un de ses
ancêtres: était-elle l’ouvrage de Jacobi ou bien de Topp? Lui, penchait
pour Topp. Elle soutint une opinion contraire… peu importe laquelle.
Il importe par contre, pour la suite de notre histoire, de savoir que
l’archiduchesse Harriet, pour illus-trer sa thèse sur le jeu des pièces
d’attache, prit la jambière d’or en main et l’ajusta à la jambe
d’Orlando.
Que jamais gentilhomme ne se dressa sur une paire de jambes
plus élégantes que celles de notre héros, nous l’avons déjà dit.
Fut-ce la façon dont elle attacha la boucle de la cheville; ou son
attitude penchée; ou la longue réclusion d’Orlando; ou la sympathie
naturelle qui existe toujours entre des sexes diffé-rents; ou le
bourgogne; ou le feu? On peut hésiter à fixer son blâme; il n’est pas
douteux, en tout cas, qu’il faille blâmer d’un côté ou d’autre,
quelqu’un ou quelque chose, quand un gentil-homme de la naissance
d’Orlando, recevant chez lui une dame de qualité, et une dame
nettement plus âgée que lui, avec un vi-sage de quatre pans, des yeux
ahuris et un accoutrement assez ridicule – en pleine chaleur
l’archiduchesse portait la veste et le manteau de chasse – il n’est pas
douteux, disons-nous, qu’il faille blâmer quelqu’un ou quelque chose,
quand un si noble gentilhomme devient la proie de certaine passion
avec une vio-lence si soudaine qu’il est obligé de quitter la pièce.
Mais, dira-t-on, quel genre de passion? Et la réponse doit avoir
double visage comme l’Amour lui-même. Car l’Amour… mais laissons
l’Amour pour l’instant, et rapportons les faits ré-els:
Lorsque l’archiduchesse Harriet Griselda se courba pour attacher
la boucle, Orlando entendit, de façon soudaine et inex-plicable, très
loin, battre les ailes de l’Amour. La palpitation assourdie de ce doux
plumage réveilla en lui mille souvenirs d’eaux grondantes, de grâce
adorable dans la neige, et d’exécrable perfidie dans le dégel; le son
grandit; Orlando rou-git et trembla; et il se sentit ému comme il avait
pensé ne plus l’être jamais; il allait élever les mains, permettre à
l’oiseau de beauté de se poser sur ses épaules lorsque – horreur! – un
cra-quement retentit et s’accrût, le fracas de corbeaux s’abattant sur
un arbre; l’air s’assombrit d’ailes rudes et noires; des voix croassèrent;
des brins de paille churent, des branchettes, des plumes, et
pesamment tomba sur ses épaules le plus lourd et le plus répugnant
des oiseaux: le vautour. C’est alors que notre héros bondit hors de la
pièce et manda son valet de pied recon-duire l’archiduchesse Harriet à
sa voiture.
Car l’Amour – nous pouvons maintenant revenir à lui – possède
deux visages, l’un blanc et l’autre noir; deux corps, l’un lisse, l’autre
velu. Il a deux mains, deux pieds, deux queues; il a de chaque
membre, en vérité, un double exactement contraire, mais si
étroitement lié à lui qu’on ne peut l’en disjoindre. Lors-que l’amour
d’Orlando s’élança, il tournait vers lui son visage blanc, il offrait son
corps lisse et doux. Il grandit, grandit, s’approcha, coupant le flot pur
des brises heureuses. Tout à coup (à la vue de l’archiduchesse sans
doute), il vira, montra l’autre face; apparut noir, velu, immonde; et ce
fut Lubricité le Vautour, au lieu d’Amour l’Oiseau de Paradis qui vint
s’affaler, flasque, dégoûtant, sur les épaules de notre héros. D’où la
fuite d’Orlando, d’où l’envoi du valet de pied.
On ne se défait pas si aisément d’une harpie. Non seule-ment
l’archiduchesse garda ses appartements chez le boulanger, mais
Orlando, de jour, de nuit, fut désormais hanté par les fan-tômes les
plus répugnants. C’est en vain, semblait-il, qu’il avait meublé sa
maison d’argent, recouvert ses murs de tapisseries, puisque à tout
moment un oiseau fienteux pouvait venir s’installer sur sa table. Il
était là comme chez lui, battant de l’aile entre les chaises; on le voyait
se dandiner sans grâce sur le plancher des galeries. Soudain, de tout
son poids, il se perchait sur un écran à feu. Chassé, il revenait encore,
cognait si fort à la fenêtre qu’à la fin la vitre éclatait.
Alors, comprenant que sa maison devenait inhabitable et qu’il
devait prendre des mesures pour en finir, sans plus tarder Orlando fit
ce que n’importe quel jeune homme eût fait à sa place; il pria le Roi
Charles de l’envoyer comme Ambassadeur Extraordinaire à
Constantinople. Le Roi se promenait dans Whitehall. Nell Gwyn,
suspendue à son bras, le bombardait de noisettes. Quel malheur,
soupira cette âme tendre, que de si belles jambes dussent s’expatrier!
Mais les destins sont inflexibles; Nell Gwyn ne put rien faire
qu’envoyer par-dessus son épaule un baiser à Orlando sur son bateau.
III
Il est, en vérité, hautement regrettable que cette période de la vie
d’Orlando, où il joua un rôle important dans les affaires publiques de
sa patrie, soit précisément la plus pauvre en do-cuments. Nous savons
qu’Orlando remplit ses devoirs à mer-veille comme en témoigne son
accession à l’Ordre du Bain et au Duché. Nous savons qu’il mit la main
à quelques-unes des plus délicates négociations entre le Roi Charles et
les Turcs – les trai-tés déposés dans les caves des Archives Nationales
en font foi. Mais la révolution qui éclata pendant son ambassade et le
feu qui suivit ont détruit ou endommagé tous les papiers d’où l’on
pouvait tirer des renseignements dignes de confiance: ce que nous
pourrons en citer sera, par suite, lamentablement incom-plet.
Combien n’avons-nous pas trouvé de ces documents qui portaient une
tache de roussi au beau milieu de la phrase la plus importante! Juste
au moment où nous pensions élucider un mystère qui a fait pendant
un siècle le désespoir des historiens, il y avait un trou dans le
manuscrit: on y aurait passé le doigt. Bref, nous avons fait
l’impossible pour composer un maigre ré-sumé d’après les fragments
noircis qui demeurent. Mais souvent nous avons trouvé nécessaire de
spéculer, de supposer, même d’avoir recours à l’imagination.
Voici quelle était, semble-t-il, une journée d’Orlando. À sept heures
environ il se levait, s’enveloppait dans une longue robe turque, allumait
un „cheroot” et s’accoudait à son balcon. Longtemps il restait dans cette
attitude à contempler au-dessous de lui la cité qui semblait dormante.
Le brouillard, à cette heure, s’étendait si épais que les dômes de SainteSophie et des autres églises paraissaient flotter dans l’air comme des
bulles; peu à peu le brouillard les découvrait; et l’on voyait en-fin que
ces bulles étaient fermement attachées à la terre; çà et là surgissait la
rivière; le pont de Galata; les pèlerins aux turbans verts, le nez coupé
ou les yeux aveugles, qui demandaient l’aumône; puis les chiens
errants fouillant les ordures; les femmes serrées dans leur châle;
l’innombrable troupeau des ânes; un groupe de cavaliers armés de
longs bâtons. Bientôt la ville entière s’éveillait aux clic! clac! des
fouets, au grondement des gongs, aux cris des muezzins, au
cinglement des coups sur l’échine des mules, au sonore brimbalement
des chariots bandés de cuivre, cependant que des odeurs aigres –
mélange de levain, d’épices et d’encens – montant jusqu’au faubourg
haut de Pera, semblaient être l’haleine même de cette populace
barbare, stri-dente et bariolée.
Rien, songeait Orlando en considérant ce spectacle qui étincelait
maintenant au soleil, rien ne pouvait moins ressem-bler aux comtés
de Kent et Surrey, aux villes de Londres et de Tunbridge Wells. À
droite, à gauche, se dressaient les déserts chauves et pierreux des
montagnes inhospitalières d’Asie. Le château triste et sec d’un ou
deux chefs de bande pouvait s’accrocher là; mais de presbytère,
aucun; point de manoir, point de chaumière, point de chêne, de hêtre,
de violette, de houx, d’églantine sauvage. Aucune de ces haies dont
l’ombre est propice aux fougères, pas de prairie où mener paître les
trou-peaux. Les maisons, blanches comme des coquilles d’œuf, étaient
tout aussi nues. Que lui, cependant, pur Anglais jusqu’au bout des
ongles, sentît son cœur bondir dans sa poitrine à la sauvagerie de ce
panorama; qu’il ne pût détacher son regard de ces défilés, de ces
crêtes lointaines; qu’il projetât d’aller à pied et sans escorte, là-bas,
sur ces hauteurs que hantent seuls les bergers et les chèvres; qu’il
éprouvât une tendresse passionnée pour les fleurs éclatantes, hors de
saison, de ce pays; qu’il aimât les chiens errants et hirsutes plus même
que les lissiers de son propre chenil; qu’il aspirât avidement, de toutes
ses narines, l’odeur âcre et forte qui montait des rues, voilà qui
pouvait le surprendre. Étonné, il se demandait si, au temps des
croisades, un de ses ancêtres ne s’était pas épris de quelque paysanne
cir-cassienne; il jugeait la chose fort possible; trouvait dans son
propre teint un peu de brun; et, quittant soudain le balcon, se retirait
pour prendre son bain.
Une heure plus tard, parfumé, frisé, oint selon l’usage, il recevrait
les Secrétaires d’Ambassade et autres hauts fonction-naires: tous lui
portaient, l’un après l’autre, des coffrets rouges qui ne cédaient qu’à sa
propre clef d’or. À l’intérieur des coffrets étaient des documents de la
plus grande importance. Il n’en reste rien aujourd’hui que des débris:
une lettre historiée, un sceau fermement attaché à un ruban de soie
roussi. De ce qu’ils contenaient, par suite, nous ne pouvons rien dire;
nous témoi-gnerons seulement qu’entre la cire et les sceaux, et les
rubans de couleurs diverses qu’il fallait attacher différemment, entre
les titres à grossoyer et les capitales à historier, Orlando avait de
l’occupation jusqu’au déjeuner de midi, repas splendide qui comptait
peut-être trente services.
Après le déjeuner, des valets annonçaient que le carrosse à six
chevaux attendait à la porte: Orlando y montait et, précédé de
janissaires en livrée pourpre qui couraient en agitant des éventails de
plumes d’autruche sur leurs têtes, s’en allait rendre visite à d’autres
Ambassadeurs ou à de hauts dignitaires. Le cé-rémonial ne variait
jamais: aussitôt dans la cour, les janissaires frappaient de l’éventail la
porte principale qui, à l’instant, s’ouvrait toute grande et laissait voir
une vaste pièce superbe-ment meublée. Là étaient assis deux
personnages, à l’ordinaire de sexe différent. On échangeait des saluts
et des révérences profondes. Dans la première pièce il était seulement
permis de parler du temps. Après avoir dit qu’il faisait beau ou
humide, chaud ou froid, l’Ambassadeur passait dans une seconde
chambre où de nouveau, deux personnages se dressaient pour
l’accueillir. Là, il était permis de comparer Constantinople à Londres
comme lieux de résidence: l’Ambassadeur disait évi-demment qu’il
préférait Constantinople, et ses hôtes, évidem-ment, préféraient
Londres qu’ils n’avaient pas vue. Dans la pièce suivante, la santé du
Roi Charles et celle du Sultan de-vaient être l’objet d’une discussion
assez soutenue. Dans la suivante, la conversation roulait, mais avec
moins de développe-ment, sur la santé de l’Ambassadeur et celle de
l’hôtesse. Dans la suivante, l’Ambassadeur complimentait son hôte sur
son ameublement; l’hôte complimentait l’Ambassadeur sur son habit. Dans la suivante étaient servies quelques sucreries dont l’hôte
déplorait l’indigence et que l’Ambassadeur portait aux nues. Enfin,
pour clore la cérémonie, on fumait une houka et l’on buvait une tasse
de café; du moins l’on accomplissait minu - tieusement et jusqu’au
bout les gestes de fumer et de boire; mais il n’y avait point de tabac
dans la pipe ni de café dans la tasse; si la fumée, si le breuvage avaient
été réels, l’organisme humain n’y eût pas tenu. En effet,
l’Ambassadeur n’avait pas plutôt dépêché cette visite qu’il devait en
entreprendre une autre. La même cérémonie se déroulait, exactement
dans le même ordre, six ou sept fois encore dans les maisons des
hauts fonctionnaires, de sorte qu’il était souvent une heure avancée de
la nuit lorsque l’Ambassadeur rentrait dans ses appartements.
Orlando s’acquitta toujours à merveille de ces obligations, et ne cessa
jamais de voir en elles le fondement de toute diplomatie: pourtant,
sans aucun doute, il en était las quelquefois, et cer-tains jours même si
profondément abattu qu’il préférait dîner tout seul avec ses chiens. On
l’entendait leur parler dans sa langue. Tard dans la nuit, dit-on, il
franchissait parfois les grilles de son palais sous un déguisement qui
empêchait les sen-tinelles de le reconnaître. Il allait se perdre dans la
foule sur le pont de Galata, errer dans les bazars ou bien encore se
joindre, après avoir ôté ses chaussures, aux fidèles dans les mosquées.
Un jour, tandis qu’on publiait partout qu’il était au lit malade de
fièvre, des bergers venus à la ville pour vendre leurs chèvres,
rapportèrent qu’ils avaient rencontré au sommet de la mon-tagne un
Lord anglais qui, à voix haute, priait son propre Dieu. On crut, dans ce
portrait, reconnaître Orlando déclamant un poème: on savait en effet
qu’il portait toujours sur lui, caché sous son manteau, un manuscrit
surchargé de ratures, et les domestiques, en écoutant à la porte,
avaient entendu quelquefois l’Ambassadeur qui nasillait on ne sait
quoi, lorsqu’il était seul, d’une bizarre voix chantante.
Voilà les débris avec lesquels nous devrons tâcher de com-poser
tant bien que mal un tableau de la vie d’Orlando et de son personnage
à cette époque. Aujourd’hui encore circulent des rumeurs, des
légendes, de vagues anecdotes sans authenticité sur ce passage
d’Orlando à Constantinople. Nous n’en avons cité que quelques-unes:
toutes semblent prouver du moins qu’il possédait alors, dans la fleur
de son âge, ce pouvoir d’éveiller l’imagination, cet attrait fascinant qui
maintiennent le souvenir d’un homme encore vivace dans la mémoire
populaire quand l’œuvre de qualités plus solides en apparence a
depuis long-temps sombré dans l’oubli. Cette puissance,
mystérieusement, naît lorsque se combinent la beauté, un grand nom
et quelques dons plus rares qu’avec la permission du lecteur nous
désigne-rons, sans plus, du mot: charme. „Un million de chandelles”,
comme avait dit Sacha, brûlaient en Orlando sans qu’il prît la peine
d’en allumer une. Il avait l’agilité du cerf, sans nul besoin de penser à
ses jambes. Il parlait de sa voix ordinaire, et l’écho faisait résonner un
gong d’argent. C’est pourquoi les légendes se pressaient autour de lui.
Bien des femmes et quelques hommes lui vouèrent un culte. Ils
n’avaient pas besoin pour cela de lui avoir parlé, ni même de l’avoir
vu; leur désir, simplement, évo-quait, surtout devant un paysage
romanesque ou un coucher de soleil, la silhouette d’un noble
gentilhomme en bas de soie. Pour les hommes pauvres et incultes,
Orlando avait le même attrait que pour les riches. Pâtres, bohémiens,
âniers, chantent encore des chansons sur le Lord anglais „qui laissa
tomber ses éme-raudes dans le puits” – ce qui, indiscutablement, se
rapporte à Orlando: un jour, dit-on, dans un accès de rage, il arracha
ses bijoux et les jeta dans une fontaine d’où ils furent repêchés par un
jeune page. Mais cet attrait romanesque est souvent associé, le fait est
bien connu, avec une extrême réserve. Orlando ne semble s’être pris
d’amitié pour personne. Autant qu’on peut le dire, il ne se lia d’aucun
lien. Certaine grande dame n’hésita pas faire le voyage d’Angleterre
pour l’approcher; elle l’accabla de ses attentions; lui, persista à
s’acquitter de ses devoirs avec un zèle si inlassable, qu’après un
service de deux ans et demi à peine comme Ambassadeur à la Corne,
le Roi Charles signifia son intention de l’élever au plus haut rang de la
pairie. Les en-vieux virent dans cet honneur un tribut offert par Nell
Gwyn au souvenir de certaine jambe. En vérité elle n’avait vu Orlando
qu’une seule fois et dans un moment où elle portait toute son attention à bombarder son royal maître de noisettes: il est vraisemblable que notre héros dut son Duché à ses mérites et non à ses
mollets.
Mais un arrêt, ici, est nécessaire, car nous touchons à un épisode
lourd de sens dans la carrière d’Orlando. L’attribution de ce titre ducal
fut l’occasion d’un incident très fameux et très discuté que nous
devons maintenant rapporter en nous orien-tant de notre mieux
parmi les documents brûlés et les rubans de coton en charpie. C’est à
la fin du grand jeûne de Ramadan que l’Ordre du Bain et le brevet de
noblesse arrivèrent sur une fré-gate commandée par Sir Adrian
Scrope. Orlando saisit l’occasion pour donner une fête d’une
splendeur jusqu’alors in-connue et qui n’a pas été dépassée depuis à
Constantinople. La nuit était belle, la foule immense, et les fenêtres de
l’Ambassade brillamment illuminées. De nouveau les détails
manquent; la flamme a passé là et de tous les mémoires du temps il ne
reste que des débris fascinants, mais qui laissent l’essentiel dans
l’ombre. Pourtant, le journal de John Fenner Brigge, officier de la
marine anglaise qui était parmi les invités, nous apprend que des gens
de toutes nationalités „étaient entassés comme des harengs” dans la
cour du palais. La presse était si forte et si pé-nible que Brigge grimpa
dans un arbre de Judée, excellent poste d’observation, d’ailleurs. Le
bruit d’un miracle prochain (nou-velle preuve du mystérieux pouvoir
qu’exerçait Orlando sur les imaginations) avait couru parmi les
indigènes; c’est pourquoi, écrit Brigge (mais son manuscrit est plein
de trous et de roussis qui rendent quelques phrases tout à fait
illisibles), aux premiers sifflements des fusées, nous éprouvâmes pour
la plupart un cer-tain malaise à l’idée que la population indigène
pourrait bien être prise… conséquences déplaisantes, pour tous…
dames an-glaises dans la compagnie, j’avoue que je portai la main à
mon coutelas. Par bonheur, poursuit-il en un style qui, du moins, ne
manquait pas de souffle, „ces craintes, pour l’instant, ne sem-blèrent
pas fondées et, l’œil fixé sur l’attitude des indigènes… j’en vins à la
conclusion que cette démonstration de notre habi-leté dans l’art de la
pyrotechnie n’était pas sans valeur, n’eût-elle servi qu’à leur bien faire
sentir… la supériorité de la… an-glaise. En vérité, le spectacle était
d’une magnificence indescrip-tible. Je ne pouvais que, tour à tour,
louer le Seigneur d’avoir permis… et souhaiter que ma pauvre chère
mère… Par les ordres de l’Ambassadeur, les longues fenêtres qui sont
un trait si imposant de l’architecture orientale, car, bien que fort ignorant en mainte… furent ouvertes toutes grandes; et, à l’intérieur, nous
pûmes voir un tableau vivant, sorte de parade théâtrale où des dames
et des gentilshommes anglais… don-naient un divertissement, œuvre
de… On ne pouvait entendre les paroles, mais la vue de tant de
compatriotes et de leurs femmes, tous habillés avec l’élégance et la
distinction les plus hautes… je fus transporté d’émotions dont je n’ai
certainement pas honte, quoique incapable… J’étais tout occupé à
observer l’étonnante conduite de Lady – conduite de nature à fixer
tous les yeux et à jeter le discrédit sur son sexe et sa patrie – lorsque
par malheur une branche cassa”; le lieutenant Brigge roula de l’arbre
de Judée, et le reste de son récit ne contient plus que l’expression de
sa gratitude envers la Providence (qui joue un grand rôle dans ce
journal) avec un rapport très exact de ses di-verses meurtrissures.
Par bonheur, Miss Pénélope Hartopp, fille du général de ce nom,
vit la scène de l’intérieur et en a fait le récit dans une lettre (fort
abîmée aussi) qui parvint finalement à une amie de Tun-bridge Wells.
Miss Pénélope ne débordait pas moins d’enthousiasme que le galant
officier. „Ravissant!” s’exclame-t-elle dix fois par page. „Féerique…
dépasse toute description… assiette d’or… candélabres… nègres en
culotte de peluche… py-ramides de glace… fontaines de vin chaud…
blocs de gelée re-présentant les frégates de Sa Majesté… cygnes
représentant des nénuphars… oiseaux dans des cages dorées…
seigneurs en ve-lours écarlate… coiffures des dames hautes d’au
moins six pieds… boîtes à musique… Mr. Peregrine m’a trouvée
„absolu-ment adorable”: je ne le dis qu’à toi, chérie, parce que je sais…
Oh! comme j’aurais voulu te voir là!… Laissait bien loin der-rière le
Pantiles… on nageait dans les vins et les liqueurs… aus-si, quelques
gentlemen… Lady Betty, ravissante… L’infortunée Lady Bonham,
croyant qu’il y avait un siège derrière elle, s’est assise… erreur fatale…
Tous fort galants gentilshommes… tant désiré pour toi et cette chère
Betsy… Mais la proie de tous les regards, le point de mire universel…
tout le monde était d’accord là-dessus, pas un n’eut le cœur assez bas
pour le nier, c’était l’Ambassadeur lui-même. Quelle jambe! Quel
port!! Quelle grâce princière!!! Sa façon d’entrer! Sa façon de ressortir! Puis, je ne sais quoi d’intéressant dans l’expression qui fait sentir,
je ne sais comment, qu’il a souffert! On parle d’une dame. Monstre
sans cœur!!! Comment une personne de notre sexe réputé tendre
peut-elle avoir ce front!!! Il n’est pas marié et la moitié des dames ici
sont folles d’amour pour lui… Mille, mille baisers à Tom, Gerry, Peter,
et à Mew chérie” (probable-ment sa chatte).
„Lorsque minuit sonna” – trouvons-nous dans la gazette de
l’époque – „l’Ambassadeur apparut au balcon central entiè-rement
tendu de tapis inestimables. Six Turcs de la Garde du Corps impériale,
ayant chacun plus de six pieds de taille, l’encadraient avec des torches.
Aussitôt des fusées jaillirent et une grande acclamation monta du
peuple: l’Ambassadeur y ré-pondit par une inclinaison profonde et
par quelques mots de remerciement en turc, car il compte parmi ses
mérites de parler couramment ce langage. Puis Sir Adrian Scrope, en
grande te-nue d’amiral britannique, s’avança; l’Ambassadeur mit un
ge-nou à terre; l’amiral lui passa le Collier du Très Noble Ordre du
Bain, puis épingla l’Étoile sur sa poitrine; après quoi un autre
gentilhomme du corps diplomatique, s’étant avancé avec digni-té, lui
posa le manteau sur les épaules et lui offrit sur un coussin de pourpre
la couronne de Duc.”
Enfin, avec une majesté et une grâce extraordinaires, s’inclinant
d’abord profondément, puis se redressant avec or-gueil de toute sa
taille, Orlando prit la couronne dorée de feuilles de fraisier et d’un
geste resté inoubliable pour qui-conque le vit, la posa lui-même sur
son front. C’est à cet instant précis que les premiers troubles
éclatèrent. Peut-être le peuple attendait-il un miracle – d’après
certains les prophètes auraient annoncé une averse d’or – et fut-il
déçu de n’en point voir; ou peut-être ce geste était-il le signal choisi
pour lancer l’attaque; personne ne semble le savoir au juste; mais, à
l’instant où la couronne toucha le front d’Orlando, une grande
clameur s’éleva. Les cloches sonnèrent; les criailleries des prophètes
retentirent parmi les vociférations du peuple; un grand nombre de
Turcs se jeta le front contre terre. Une porte fut forcée. La foule des
indi-gènes se rua dans les salles de fêtes. Les femmes hurlaient. Certaine dame qui, dit-on, mourait d’amour pour Orlando, saisit un
candélabre et le jeta sur le parquet. Que fût-il arrivé sans la pré-sence
de Sir Adrian Scrope et d’une compagnie de matelots an-glais, nul ne
peut le dire. Mais l’amiral fit sonner l’alarme aux bugles; une centaine
de matelots furent aussitôt sur les rangs; le désordre fut réprimé, et
une paix au moins provisoire tomba sur cette scène.
Jusque-là, nous sommes sur la terre étroite mais ferme d’une
vérité assurée. Plus loin, c’est l’incertitude et nul n’a ja-mais su
exactement ce qui se passa cette nuit. Le témoignage des sentinelles et
d’autres personnes semble prouver, toutefois, que les portes de
l’Ambassade, les invités partis, furent closes, comme chaque nuit,
environ vers deux heures. On vit l’Ambassadeur, encore revêtu des
insignes de son rang, pénétrer dans sa chambre et refermer la porte.
Certains disent qu’il poussa le verrou, ce qui n’était pas sa coutume.
D’autres préten-dent avoir entendu, plus avant dans la nuit, une sorte
de mélo-pée rustique comme les pâtres en jouent sur leurs flûtes, dans
la cour, sous la fenêtre de l’Ambassadeur. Une blanchisseuse, qu’une
rage de dents tenait éveillée, rapporta qu’elle avait vu la silhouette
d’un homme, enveloppé dans un manteau ou une robe de chambre,
s’avancer sur le balcon. Puis, dit-elle, une femme tout emmitouflée,
mais qui avait l’air d’une paysanne, fut hissée au moyen d’une corde
que l’homme lui avait jetée du balcon. Alors, dit la blanchisseuse, ils
s’enlacèrent passionné-ment „comme des amoureux” et entrèrent
ensemble dans la chambre dont ils tirèrent les rideaux: de sorte
qu’elle ne put voir la suite.
Le lendemain matin, Mr. le Duc, comme nous devons l’appeler
désormais, fut trouvé par ses secrétaires profondément endormi et
dans des vêtements de nuit tout chiffonnés. La chambre offrait un
assez grand désordre: la Couronne avait roulé sur le parquet, le
Manteau et la Jarretière étaient en vrac sur une chaise. La table était
jonchée de paperasses. On ne soupçonna rien d’abord, car les fatigues
de la nuit avaient été grandes. Mais l’après-midi vint, et Orlando
dormait toujours: un médecin fut appelé. Il ordonna les remèdes dont
on s’était déjà servi la fois précédente: emplâtres, orties, émétique,
etc., mais sans succès. Orlando n’en dormit pas moins. Ses secrétaires crurent alors de leur devoir d’examiner les papiers sur la table.
La plupart étaient tout griffonnés de vers où il était ques-tion d’un
certain chêne. Il y avait aussi divers papiers officiels; d’autres, privés,
concernaient la gérance de propriétés en Angle-terre. Mais, à la fin, ils
tombèrent sur un document beaucoup plus remarquable. Ce n’était
rien moins, en vérité, qu’un acte de mariage – dûment établi, paraphé,
attesté – entre Sa Seigneurie Orlando, Chevalier de la Jarretière, etc.,
et Rosita Lolita, dan-seuse, née de père inconnu mais supposé
bohémien, de mère également inconnue mais supposée marchande de
ferraille, place du Marché, sur l’autre rive, contre le pont de Galata.
Les secrétaires échangèrent des regards consternés. Orlando dor-mait
toujours. Matin et soir ils vinrent le veiller, mais hormis sa respiration
qui était régulière et l’incarnat de ses joues qui avait gardé son éclat
naturel, il n’offrait aucun signe de vie. On essaya tout ce que la science
ou le talent pouvaient suggérer pour l’éveiller. Mais Orlando n’en
dormit pas moins.
Le septième jour de cette léthargie (mercredi 10 mai) éclata le
premier coup de feu d’une terrible et sanglante insurrection dont le
lieutenant Brigge avait décelé les premiers symptômes. Les Turcs,
soulevés contre le Sultan, incendièrent la ville et pas-sèrent au fil de
l’épée ou à la bastonnade tous les étrangers qu’ils purent saisir. Un
petit nombre d’Anglais parvint à se sau-ver. Mais, comme tout le
laissait prévoir, les gentilshommes de l’Ambassade britannique
choisirent de se faire tuer sur leurs coffres rouges et, dans les cas
extrêmes, d’avaler leurs trous-seaux de clefs plutôt que de les laisser
choir aux mains des Infi-dèles. Les insurgés forcèrent l’accès de la
chambre où dormait Orlando; mais en le voyant allongé sur son lit
avec toutes les apparences de la mort, ils l’abandonnèrent, emportant
seule-ment sa couronne et ses insignes de Chevalier.
Et voici qu’à nouveau l’obscurité descend: Plût au ciel qu’elle fût
plus profonde encore! Plût au ciel, osons-nous sou-haiter tout bas,
qu’elle fût assez profonde pour nous empêcher de rien voir à travers son
opacité! Que nous pussions ici pren-dre la plume et tracer le mot „Fin”
au bas de cette page! Que nous pussions épargner au lecteur ce qui va
suivre, lui confier sans plus: Orlando mourut, on le mit en terre. Hélas!
La Vérité, la Franchise et l’Honnêteté, déesses austères, toujours de
quart, toujours de garde devant l’écritoire du biographe, crient: Non!
Embouchant d’un seul geste leurs trompettes d’argent, elles clament: la
Vérité! Et de nouveau elles entonnent: la Vérité!
Et, unissant une troisième fois leurs souffles, elles tonitruent: la
Vérité, et rien que la Vérité!
Sur quoi – Dieu soit loué! ceci nous donne le temps de souffler! –
doucement les portes s’entrouvrent comme mues par l’haleine du plus
doux, du plus saint des zéphyrs, et trois personnages font leur entrée.
Voici d’abord Notre-Dame de Pu-reté; son front est ceint de
bandelettes tissées de la plus blanche laine agneline; sa chevelure est
une avalanche de neige légère; et dans sa main repose, confiante, la
blanche plume d’une oie vierge. Derrière elle, mais d’un pas plus
ferme et plus noble, s’avance Notre-Dame de Chasteté: son front
porte, tour d’immobiles flammes, un diadème de glaçons; ses yeux ont
la pureté des étoiles; le contact de ses doigts vous gèle jusqu’aux os.
Sur ses talons, timide et cherchant un refuge dans l’ombre de ses
sœurs plus fortes, s’avance Notre-Dame de Modestie, la plus fragile et
la plus belle; on devine de son visage ce qu’on de-vine de la lune
lorsque son jeune et fin croissant transparaît parmi les nuées. Toutes
trois marchent vers le centre de la pièce où Orlando, toujours
endormi, repose; et, avec des gestes qui implorent et ordonnent à la
fois, Notre-Dame de Pureté parle la première: „Sur le sommeil du
faon je veille; la neige m’est chère, la lune levante et la mer aux reflets
d’argent. Du pan de ma robe je couvre les œufs de poule mouchetés,
les conques striées de la mer; je recouvre vice et misère. Sur toute vie,
fragile ou sinistre ou douteuse, mon voile apitoyé descend. Ne parlez
pas, n’arrachez pas les voiles. Arrêtez, de grâce, arrêtez!”
Mais les trompettes tonitruent: „Arrière, Pureté, ô Pureté, recule!
Alors Notre-Dame de Chasteté parle: „Je suis celle dont le doigt
glace et dont le regard pétrifie. J’ai figé l’astre dans sa danse, et la
vague n’est pas retombée. Sur les plus hautes Alpes je demeure. Si je
marche, les éclairs jaillissent autour de ma tête; si mon œil se fixe, la
mort sur-vient. Plutôt que de laisser Orlando s’éveiller, je le glacerai
jusqu’aux moelles. Arrêtez, de grâce, arrêtez!”
Mais les trompettes tonitruent: „Arrière, Chasteté, ô Chasteté,
recule!”
Puis Notre-Dame de Modestie parle d’une voix si faible qu’on peut
à peine l’entendre:
„Vierge et pure toute ma vie, c’est moi qu’on nomme Mo-destie.
Loin de moi les vergers féconds et les vignes fertiles. Toute croissance
m’est odieuse; quand les pommiers bour-geonnent ou les brebis
agnèlent, je fuis, fuis; mon manteau glisse de mes épaules. Mes
cheveux répandus m’empêchent de rien voir. Arrêtez, de grâce,
arrêtez!”
De nouveau, les trompettes tonitruent: „Arrière, Modes-tie, ô
Modestie, recule!”
Avec des gestes douloureux de pleureuses, les trois sœurs,
joignant leurs mains, dansent avec lenteur en balançant leurs voiles et
en chantant.
„Vérité, ne sors pas de ton repaire affreux. Cache-toi plus profond
encore, terrible Vérité! Cruelle, par tes soins, le grand soleil éclaire ce
qu’on ne doit pas voir, ce qu’on ne doit pas faire. Tu dévoiles la honte,
tu illumines l’ombre. Cache! Cache! Cache!”
Elles font le geste de couvrir Orlando de leurs draperies. Les
trompettes cependant hurlent:
« La Vérité, et rien que la Vérité!”
À ce coup, les trois sœurs essaient de jeter leurs voiles sur la
bouche des trompettes pour les étouffer. En vain! Les trom-pettes
hurlent en chœur:
« Horribles sœurs, sortez!”
Les sœurs, éperdues, se lamentent à l’unisson dans l’envol de
leurs voiles tourbillonnants.
„Jadis, on avait plus d’égards! Mais les hommes ne veu-lent plus
de nous, et les femmes nous détestent. C’est bien, c’est bien, nous
partons. Moi (dit la Pureté), pour le perchoir du pou-lailler. Moi (dit
la Chasteté), pour les hauteurs inviolées du Sur-rey. Moi (dit la
Modestie), pour n’importe quel gentil petit coin où je trouverai du
houx et des rideaux en abondance.”
„C’est là, non pas ici (elles se sont prises par la main, par-lent
toutes à la fois en faisant des gestes d’adieu et de désespoir vers le lit
où repose Orlando), au creux des nids et des boudoirs, dans les
bureaux ou les cours de justice que nous retrouverons ceux qui nous
aiment; ceux qui nous honorent; vierges; hommes d’affaires, avocats
et docteurs; ceux qui interdisent; ceux qui défendent; ceux qui
respectent sans savoir pourquoi; qui applaudissent sans comprendre;
la tribu, très nombreuse encore (Dieu soit loué!) des gens respectables
qui préfèrent ne pas voir; qui désirent ne pas savoir; chérissent
l’obscurité; qui nous vouent un culte fidèle, avec raison d’ailleurs, car
nous leur avons donné la Richesse, la Prospérité, le Confort, l’Aisance.
Nous allons les rejoindre et vous laisser. Allons, mes sœurs, al-lons.
Ce n’est pas ici notre place.”
Elles sortent précipitamment en secouant leurs draperies autour
de leurs têtes comme pour masquer un spectacle qu’elles n’osent pas
regarder; elles sortent en refermant la porte der-rière elles.
Nous voici donc entièrement seuls dans la pièce avec Or-lando
endormi et les trompettes. Les trompettes, après s’être mises sur un
seul rang, gonflant leurs joues, rugissent:
LA VÉRITÉ!
À ce bruit, Orlando s’éveilla.
Il s’étira. Il se leva. Il apparut dans une nudité totale; et, dans le
tintamarre des trompettes hurlant: Vérité! Vérité! Vé-rité! force nous
est d’en faire l’aveu – c’était une femme.
Le son des trompettes s’éloigna, mourut. Orlando, dans une
nudité complète, demeurait immobile. Jamais, depuis le
commencement du monde, on ne vit mortel aussi ravissant. Ses
formes alliaient à la force d’un homme la grâce d’une femme. Tandis
qu’il restait debout, sans un geste, les trompettes d’argent
prolongeaient leur dernière note, comme au regret d’abandonner le
charmant tableau que leurs clameurs avaient fait naître; et les trois
sœurs, Chasteté, Pureté, Modestie, ayant, sur le conseil sans doute de
Curiosité, entrebâillé la porte et ris-qué un coup d’œil, lancèrent vers
la forme nue une serviette protectrice qui, par malheur, manqua le but
de plusieurs pouces. Enfin, Orlando, s’étant considéré des pieds à la
tête dans un haut miroir, sans le moindre trouble apparent, s’en fut
probablement prendre son bain.
Profitons de cet arrêt dans notre récit pour insister sur quelques
faits. Orlando était devenu femme – inutile de le nier. Mais pour le
reste, à tous égards, il demeurait le même Orlando. Il avait, en
changeant de sexe, changé sans doute d’avenir, mais non de
personnalité. Les deux visages d’Orlando – avant et après – sont,
comme les portraits le prouvent, identiques. Il pouvait – mais
désormais, par convention, nous devons dire elle au lieu de il – elle
pouvait donc, dans son souvenir, remonter sans obstacle tout le cours
de sa vie passée. Une légère brume, peut-être, en noyait les contours
comme si, dans le clair étang de la mémoire, quelques gouttes
sombres se fussent diffusées; certaines apparences en étaient plus
obscures; mais c’était tout. Il semble que la métamorphose ait été
indolore, complète et si bien réussie qu’Orlando elle-même n’en fut
pas surprise. Par-tant de là, de nombreux savants, persuadés
d’ailleurs qu’un changement de sexe serait contre nature, se sont
donné beaucoup de mal pour prouver: 1° qu’Orlando avait toujours
été une femme ou: 2° qu’Orlando n’avait pas cessé d’être un homme.
Laissons biologistes et psychologues décider de ce cas. Quant à nous,
les faits nous suffisent: Orlando fut un homme jusqu’à l’âge de trente
ans; à ce moment il devint femme et l’est resté depuis.
Que d’autres plumes, cependant, traitent du sexe et de la
sexualité; nous abandonnons, pour notre part, aussitôt que possible,
des sujets aussi odieux. Orlando, ayant fait sa toilette, revêtit la veste
et les pantalons turcs qui conviennent indiffé-remment aux deux
sexes. Alors elle fut contrainte de considérer sa position. Position
précaire et embarrassante au dernier point, comme en conviendra le
lecteur qui a suivi avec sympathie le cours de cette histoire. Jeune,
noble, belle, Orlando se trouvait à son réveil dans une situation on ne
peut plus délicate pour une jeune dame de sa qualité. Nous n’aurions
pas songé à la blâmer si elle avait, à cet instant, sonné, hurlé, perdu
les sens. Mais Or-lando ne montra aucun de ces signes de trouble. Elle
fit preuve, au contraire, dans tous ses actes, d’un calcul si délibéré,
qu’on aurait pu y voir, en vérité, l’indice d’une préméditation. Tout
d’abord elle examina soigneusement les paperasses de la table, tria
des feuilles où des vers semblaient tracés, et les enfouit dans son sein;
puis elle appela son sloughi (qui, à demi mort de faim, n’avait jamais
quitté le pied de son lit ces jours derniers), lui donna quelque
nourriture et la peigna; puis elle passa une paire de pistolets à se
ceinture et enfin enroula autour de son corps plusieurs rangs
d’émeraudes et de perles du plus bel orient qui avaient fait partie de
sa garde-robe d’Ambassadeur. Ceci fait, elle se pencha à la fenêtre,
siffla doucement une seule fois, des-cendit l’escalier aux marches
rompues, tâchées de sang, que jonchaient maintenant, outre le
contenu des corbeilles à pa-piers, tous les traités, dépêches, sceaux,
bâtons de cire, etc., de l’Ambassade, et sortit ainsi dans la cour. Là,
juché sur un âne, à l’ombre d’un figuier géant, un vieux bohémien
attendait. Il te-nait un second baudet par la bride. Orlando
l’enfourcha; et, dans cet équipage, avec un chien maigre pour suite, un
âne pour monture, un bohémien pour compagnon, l’Ambassadeur de
Grande-Bretagne à la Cour du Sultan quitta Constantinople.
Ils cheminèrent plusieurs jours et plusieurs nuits, rencon-trant
maintes traverses: mais, qu’elles vinssent des hommes ou de la
nature, toujours Orlando les franchit à son honneur. Enfin, au bout
d’une semaine, ils atteignirent le plateau qui domine Brousse; là
campait d’ordinaire la tribu bohémienne qu’Orlando avait choisie
désormais pour famille. Bien souvent elle avait regardé ces
montagnes, de son balcon, à l’Ambassade; bien souvent elle avait rêvé
d’y venir; et se trouver enfin où l’on a rêvé de vivre donne assez à
penser à un esprit méditatif. Les premiers jours, pourtant, Orlando fut
trop heureuse de sa nou-velle vie pour la gâter par des méditations. Le
plaisir de n’avoir pas de document à signer ni à sceller, pas de titre à
enjoliver, pas de visite à rendre, lui suffisait. Les bohémiens suivaient
l’herbe; quand leurs bêtes l’avaient rasée, ils s’en allaient un peu plus
loin. Orlando se lavait dans les ruisseaux, quand elle se lavait; jamais
on ne lui présentait un coffret rouge, bleu ou vert; il n’y avait pas une
seule clef dans le camp, à plus forte rai-son de clef d’or. Quant à
„visites”, le mot y était inconnu. Or-lando trayait des chèvres;
ramassait du bois sec; volait de temps à autre quelques œufs de poule,
mais sans jamais omettre de laisser en échange une pièce de monnaie
ou une perle; elle faisait paître le bétail; grappillait dans les vignes;
foulait les raisins; emplissait l’outre de chèvre; y buvait; et parfois, à
l’idée qu’elle aurait dû, à cette heure du jour, faire semblant de boire
et de fumer devant une tasse vide et une pipe sans tabac, elle éclatait
de rire, se taillait un nouveau quignon de pain et demandait au vieux
Rustum une goulée de sa pipe, bourrée pourtant de bouse de vache.
Les bohémiens, avec lesquels elle avait évidemment entre-tenu
des relations secrètes avant la révolution, semblent l’avoir considérée
comme l’une d’entre eux (c’est toujours le plus haut compliment
qu’une nation puisse faire). En effet, sa chevelure sombre, son teint
brun, faisaient croire qu’elle était vraiment une des leurs, arrachée
dans son premier âge de quelque fourche de noisetier par un duc
anglais de passage qui l’eût em-portée au pays barbare où les gens
vivent dans des maisons parce qu’ils sont trop faibles et trop maladifs
pour supporter l’air libre. Aussi, quoiqu’elle leur fût de bien des façons
infé-rieure, ils l’aidaient volontiers à leur ressembler un peu plus; ils
lui enseignaient leurs arts, la fabrication des fromages et le tres-sage
des paniers; leurs sciences, le vol et l’oisellerie; même s’ils
envisageaient le moment où ils consentiraient à la laisser épou-ser
l’un d’entre eux.
Mais Orlando avait contracté en Angleterre quelques-unes des
coutumes ou des maladies (selon le nom qu’il vous plaira de leur
donner) qu’il est impossible, semble-t-il, de vaincre. Un soir, tandis
que tous étaient assis autour du feu de camp et que le soleil couchant
flamboyait sur les collines thessaliennes, Or-lando s’écria:
„Comme c’est bon à manger!”
(Les bohémiens n’ont pas de mot pour „beau”. „Bon à manger” est
l’expression la plus proche.)
Tous les jeunes hommes et les jeunes femmes éclatèrent d’un rire
énorme. Le ciel bon à manger! Leurs aînés, cependant, qui en savaient
un peu plus long sur les étrangers, devinrent soupçonneux. Ils
remarquèrent qu’Orlando passait de longues heures assise, à ne rien
faire que promener ses regards de-çà de-là; souvent ils la surprirent
au sommet d’une colline, perdue dans une contemplation des
lointains, tandis que les chèvres s’en allaient brouter et vagabonder à
leur guise. Alors on la soupçonna d’hérésie, et les Anciens de la tribu,
hommes et femmes, jugèrent qu’elle était tombée dans les griffes du
plus vil et du plus cruel de tous les Dieux: la Nature. D’ailleurs, ils ne
se trompaient guère. Orlando était atteinte de cette maladie congénitale anglaise: l’amour de la Nature, et dans cette contrée où la
Nature est infiniment plus vaste et plus puissante qu’en An-gleterre,
plus que jamais elle était tombée en son pouvoir. Ce mal est trop
connu, et la littérature clinique en est, hélas! trop abondante pour
qu’une nouvelle description soit ici nécessaire: de brefs rappels
suffiront. Imaginez des monts; des vals; des ruisseaux. Orlando
grimpait sur les monts; se perdait dans les vals; s’asseyait au bord des
ruisseaux. Elle comparait les col-lines à des remparts, à la gorge des
ramiers et aux flancs des gé-nisses. Elle comparait les fleurs aux
émaux, le gazon à un tapis turc aminci par l’usure. Les arbres étaient
des mégères rabou-gries, les troupeaux un moutonnement de roches
grises. Tout, en fait, était autre chose. Ayant trouvé le lac sur la
montagne, elle manqua s’y précipiter à la recherche de la sagesse
qu’elle pensait dormante sous ses eaux; et lorsque, du plus haut sommet, elle contemplait à l’horizon, par-delà la mer de Marmara, les
plaines de Grèce, distinguait (elle avait des yeux admirables)
l’Acropole avec une ou deux hachures blanches qui étaient à coup sûr,
pensait-elle, le Parthénon, l’âme élargie autant que les yeux, elle
demandait, dans une prière, de partager la majesté des collines, de
connaître la sérénité des plaines, etc., comme le font tous les
adorateurs de la nature. Puis, elle ramenait ses re-gards à ses pieds, et
la rouge hyacinthe, l’iris pourpre lui arra-chaient des pleurs, la
faisaient délirer d’amour pour la bonne et belle nature; quand elle
relevait les yeux, elle voyait planer un aigle, imaginait ses ivresses,
finissait par les ressentir. Sur le chemin du retour, elle saluait chaque
étoile, chaque pic, dans le camp chaque feu de veille comme si leur
message n’eût été que pour elle; et lorsque, à la fin, elle se jetait sur sa
natte, dans la tente des bohémiens, elle ne pouvait s’empêcher de crier
en-core: „Comme c’est bon à manger! Comme c’est bon à man-ger!”
(C’est un fait curieux, en effet, que les hommes, même lorsqu’ils n’ont
à leur service que des moyens d’expression ru-dimentaires qui les
forcent à dire „bon à manger” pour „beau” et réciproquement,
préfèrent endurer le ridicule et l’incompréhension plutôt que de
garder une impression pour eux.) Tous les jeunes bohémiens riaient.
Mais Rustum El Sadi, le vieillard qui avait servi de guide à Orlando
quand elle était sortie de Constantinople sur son âne, Rustum El Sadi
gardait le silence. Il avait un nez comme un cimeterre, des joues
qu’une grêle de fer semblait avoir longuement ravinées, le teint
sombre, les yeux aigus; il surveillait étroitement Orlando tout en
tirant sur sa houka. Il la soupçonnait fortement d’avoir la Nature pour
Dieu. Un jour il la trouva en larmes. Son Dieu, songea-t-il, l’a punie, et
il dit à Orlando qu’il n’en était pas étonné. Il lui mon-tra les doigts de
sa main gauche ratatinés par la gelée; il lui montra son pied droit que
la chute d’un roc avait broyé. Voilà ce que son Dieu faisait aux
hommes. Lorsqu’elle objecta que „c’était si beau”, en se servant du
mot anglais, il secoua la tête; et lorsqu’elle redit la phrase, il s’irrita. Il
comprit que la foi d’Orlando n’était pas sa foi: tout sage et tout ancien
qu’il fût, il n’en fallait pas plus pour le mettre en fureur.
Ce dissentiment troubla le bonheur d’Orlando qui, jusqu’alors,
avait été parfait. Elle voulut examiner si la Nature était belle ou
méchante; puis ce qu’était en soi cette beauté; si elle était en effet dans
les choses ou seulement dans l’âme hu-maine; ayant ainsi touché le
problème du réel, elle fut poussée vers la vérité qui, à son tour, la
poussa, comme jadis sur sa col-line, vers l’Amour, l’Amitié, ou la
Poésie; et de méditation en méditation elle finit, puisqu’elle ne
pouvait rien dire, par soupi-rer, comme elle n’avait jamais soupiré
auparavant, après une plume et de l’encre.
„Oh! Si seulement je pouvais écrire!” s’écria-t-elle (car elle
partageait l’étrange préjugé des écrivains qui croient, lors-qu’ils ont
écrit une phrase, n’être plus seuls à la penser). Elle n’avait pas d’encre,
et de papier très peu. Mais elle fit de l’encre avec des mûres et du vin;
et, en utilisant les marges et les es-paces vides de son manuscrit Le
Chêne, elle parvint, grâce à une sténographie particulière, à transcrire
d’abord un long poème en vers blancs sur le paysage qui l’entourait,
puis un dialogue où elle discutait avec elle-même, dans un style assez
concis, la question du Beau et du Vrai. Elle goûta dans ce travail de
longues heures de bonheur. Mais les bohémiens devenaient chaque
jour plus soupçonneux. Ils remarquèrent, en premier lieu, qu’elle
mettait moins de zèle à traire et à faire des fro-mages; puis, elle
hésitait souvent avant de répondre; un jour, enfin, un jeune
bohémien, paisiblement endormi, s’était réveillé en sursaut sous
l’insistance de son regard. Ce malaise gagnait parfois la tribu tout
entière, plusieurs douzaines d’adultes, hommes et femmes. Il naissait
du sentiment (ces gens-là ont des impressions subtiles fort en avance
sur leur vocabulaire) que tout ce qu’ils faisaient croulait en cendres
sous leurs doigts. Une vieille femme tressait un panier, un jeune
garçon écorchait un mouton, et tous deux travaillaient allégrement,
une chanson, une mélopée aux lèvres: Orlando, sur ces entrefaites,
pénétrait dans le camp, se jetait sur le sol à côté du feu et regardait
fixe-ment dans les flammes. Sans qu’elle eût besoin de jeter un coup
d’œil vers les bohémiens, ils sentaient: „Voici quelqu’un qui doute
(nous donnons du dialecte bohémien une traduction ap-proximative);
voici quelqu’un qui n’agit pas pour agir, qui ne regarde pas pour
regarder; voici quelqu’un qui ne croit ni aux peaux de mouton ni aux
paniers, mais qui voit (peureusement ils regardaient tout autour de la
tente) quelque chose d’autre”. Alors un sentiment vague, mais
désagréable, levait dans l’âme de la vieille et du garçon. Ils cassaient
leurs brins d’osier, ils se coupaient le doigt. Une noire fureur
s’emparait d’eux. Qu’elle quitte la tente, songeaient-ils, qu’elle ne
revienne jamais auprès de nous. Pourtant c’était une bonne fille,
admettaient-ils, d’un naturel serviable et gai; puis, une seule de ses
perles aurait payé le plus beau troupeau de chèvres de Brousse.
Orlando, peu à peu, prit conscience d’on ne sait quel dissentiment entre elle et les bohémiens qui parfois la faisait hési-ter à se
marier et à se fixer pour toujours parmi eux. D’abord elle essaya de
l’expliquer par une différence de races: la sienne était vieille et
civilisée, tandis que ces bohémiens formaient une nation ignorante, à
peine supérieure aux sauvages. Un soir qu’ils l’interrogeaient sur
l’Angleterre, elle ne put s’empêcher de décrire avec orgueil sa maison
natale qui comptait, dit-elle, trois cent soixante-cinq chambres, et
appartenait à sa famille depuis quatre ou cinq cents ans. Ses ancêtres
étaient comtes, ducs même, ajouta-t-elle. À ces mots, elle nota chez les
bohémiens un nouveau malaise, mais sans l’irritation qu’avaient
naguère sou-levée ses louanges à la Nature. Tous avaient maintenant
l’attitude courtoise mais ennuyée d’aristocrates qui, par mé-garde, ont
fait révéler à un hôte sa pauvreté ou la bassesse de sa naissance.
Rustum sortit de la tente, seul, derrière Orlando, et lui dit qu’elle ne
devait pas se chagriner d’avoir eu pour père un duc propriétaire de
tant de chambres et de tant de meubles. Personne, ici, ne l’en
estimerait moins. Alors elle ressentit une honte inconnue. Il lui
apparut clairement que Rustum et les autres bohémiens n’avaient que
mépris pour une maigre lignée de quatre ou cinq siècles. Leur propre
famille remontait au moins à deux ou trois mille ans. Pour le
bohémien dont les an-cêtres avaient bâti les Pyramides un certain
nombre de siècles avant Jésus-Christ, la généalogie des Howards et
des Plantage-nets n’était ni meilleure ni pire que celle des Smiths et
des Jones: toutes étaient également négligeables. De plus, dans un
milieu où le premier petit pâtre venu pouvait se targuer d’une telle
ascendance, la noblesse que donne le temps ne paraissait pas
particulièrement rare ou précieuse; les vagabonds et les mendiants
partageaient tous ce privilège. Enfin (ce que Rustum taisait par
courtoisie mais laissait voir, malgré tout, clairement), rien n’était plus
vulgaire, à son avis, que l’ambition de posséder des chambres par
centaines (ils étaient arrivés en parlant au sommet de la colline; le soir
tombait; les monts grandissaient autour d’eux), quand toute la terre
nous appartient. Aux yeux d’un bohémien, un duc, comprit Orlando,
n’était qu’un brigand ou un grippe-sous qui arrache la terre et l’argent
aux hommes qui n’y tiennent guère, et ne trouve rien de mieux à faire
ensuite que de bâtir trois cent soixante-cinq chambres quand on est si
bien avec une, ou même sans. Elle ne pouvait nier que ses an - cêtres
eussent fait leur fortune lopin à lopin; maison à maison; titre à titre;
et que, d’autre part, sa lignée ne comportât pas un saint, pas un héros,
pas un bienfaiteur de l’humanité. Enfin, elle était bien obligée
d’avouer (Rustum avait trop de savoir-vivre pour la mettre au pied du
mur, mais elle comprit) qu’un homme agissant aujourd’hui comme
avaient agi ses ancêtres il y a deux ou trois cents ans, serait traité, par
sa propre famille en tout premier lieu, de parvenu vulgaire,
d’aventurier et de nouveau riche.
Elle tenta de répondre, suivant une méthode commune mais
tortueuse, en taxant les bohémiens eux-mêmes de barbarie et de
grossièreté; ainsi, en peu de temps, leur dispute s’envenima. Des
divergences d’opinion qui n’étaient pas plus grandes ont causé des
massacres et des révolutions. Des villes ont été mises à sac pour moins
encore; des millions de martyrs sont morts dans les supplices plutôt
que de céder d’un pouce sur les points en question. Nulle passion n’est
plus forte dans le cœur de l’homme que le désir de faire partager sa
foi. Qu’un autre mette plus bas que terre ce que lui-même porte aux
nues – son bonheur est ruiné, la rage l’étouffe. Whigs et Tories,
Travail-listes et Libéraux ne se battent-ils pas pour une question de
prestige? Ce n’est pas l’amour de la vérité, mais la fureur d’avoir
raison qui dresse province contre province, paroisse contre paroisse,
et fait applaudir l’une à la ruine de l’autre. Tous aspirent à une paix
routinière et à l’asservissement d’autrui plu-tôt qu’au triomphe de la
vérité et à l’exaltation de la vertu. Mais ces réflexions morales sont du
domaine de l’historien; laissons-les-lui, de grâce: elles sont
ennuyeuses comme la pluie.
Quatre cent soixante-seize chambres ne sont rien pour eux!”
soupirait Orlando.
Elle préfère un soleil couchant à un troupeau de chèvres!” disaient
les bohémiens.
Orlando ne savait à quoi se résoudre. L’idée de quitter les
bohémiens pour redevenir Ambassadeur lui était insupportable. Mais
il lui paraissait tout aussi impossible de rester en un lieu où l’on ne
trouvait ni encre, ni papier, ni respect pour les Tal-bots, ni
considération pour une multitude de chambres. Telles étaient ses
méditations un beau matin qu’elle gardait ses chèvres sur les pentes
du mont Athos. Or, la Nature, en qui elle avait foi, choisit cet instant
pour faire un miracle ou pour jouer un de ses tours – de nouveau les
opinions diffèrent trop pour qu’il soit possible de choisir. Orlando,
avec un sombre ennui, tenait ses yeux fichés sur la pente abrupte en
face d’elle. On était alors à la mi-été, et si nous devions choisir une
image, nous comparerions le paysage à un os desséché; à un squelette
de mouton; à un crâne gigantesque dont le bec de mille vautours a mis
à nu la blancheur. La chaleur était intense, et le petit figuier sous
lequel gisait Orlando servait tout au plus à orner d’un des-sin de
feuilles l’étoffe légère de son burnous.
Soudain une ombre, quoique rien ne pût projeter une ombre,
apparut sur les rocs chauves de la montagne en face. Elle s’assombrit,
recula, et bientôt un creux verdoyant apparut là où nul n’avait jamais
vu que des rocs dénudés. Sous le regard d’Orlando, le creux prit
forme, s’élargit; un vaste parc sembla s’ouvrir au flanc de la colline. Et
dans ce parc Orlando vit une pelouse, ondulante et drue; elle vit des
chênes piqués çà et là; elle vit sautiller des grives dans les branches.
Elle vit les daims glisser d’ombre en ombre; elle entendit même le
bourdonne-ment des insectes, tous les frêles soupirs, tous les frissons
d’un jour d’été en Angleterre. Mais tandis qu’elle contemplait ce
spectacle, la neige se mit à tomber; bientôt le paysage entier en fut
couvert; les taches d’or ensoleillées disparurent, remplacées par des
ombres violettes. Alors Orlando vit de lourds chariots s’avancer sur les
routes, et elle devina que les troncs d’arbres dont ils étaient chargés
allaient être sciés en bûches; enfin ap-parurent les toits, les beffrois,
les tourelles, les cours de sa propre maison. Il neigeait dru
maintenant, et Orlando pouvait entendre, sur le toit, le bruissement
de la neige qui glisse et le „floc” de sa chute molle. Mille cheminées
fumaient vers le ciel. Tout était si net, si distinct, qu’elle pouvait voir
un choucas pi-corant la neige pour y trouver des vers. Puis,
graduellement, les ombres violettes foncèrent, se reployèrent sur les
chariots, les pelouses, enfin sur la grande maison. Tout sombra. Le val
her-beux avait disparu, et là où s’étalaient de vertes pelouses, on ne
voyait plus rien que le mur aveuglant de la colline, dénudé semblait-il,
par le bec de mille vautours. Alors Orlando éclata en sanglots; et,
revenant à grands pas vers le camp, elle annonça aux bohémiens
qu’elle devait s’embarquer pour l’Angleterre dès le jour suivant, sans
retard.
Ce fut une chance pour elle. Déjà les jeunes hommes avaient
comploté sa mort. L’honneur l’exigeait, avaient-ils dit, puisqu’elle
n’était pas de leur avis. Pourtant, ils eussent été aux regrets de lui
couper la gorge, et ils se réjouirent à l’annonce de son départ. Un
voilier marchand anglais, par bonheur, avait dé-jà mis à la voile dans
le port pour l’Angleterre; en détachant une autre perle de son collier,
Orlando non seulement paya le prix de son passage, mais encore eut
quelques billets à mettre au creux de son bissac. Elle aurait aimé en
faire présent aux bo-hémiens. Mais, connaissant leur mépris des
richesses, elle dut se contenter d’embrassements qui, de sa part,
furent sincères.
IV
Avec quelques-unes des guinées que lui avait laissées la vente de
sa dixième perle, Orlando s’était acheté un trousseau complet de
vêtements féminins à la mode du temps, et c’est dans les habits d’une
jeune Anglaise de qualité qu’elle était maintenant assise sur le pont de
l’Enamoured Lady. Par un fait étrange, mais vrai, elle n’avait
jusqu’alors accordé à son sexe que très peu d’attention. Peut-être les
pantalons turcs qu’elle portait furent-ils cause de cette indifférence;
d’ailleurs les bo-hémiennes, hormis un ou deux détails importants,
diffèrent très peu des bohémiens. Mais lorsqu’elle sentit les jupons
s’enrouler autour de ses jambes, lorsque le capitaine vint lui offrir,
très ga-lamment, de faire déployer pour elle une tente au-dessus du
pont, Orlando, prenant tout à coup conscience des peines et des
privilèges de sa position, sursauta. Mais ce sursaut n’avait pas le sens
qu’on pouvait lui attribuer.
Il n’était pas causé, voulons-nous dire, par cette simple et seule
idée: ma pureté est en péril. Normalement, une char-mante jeune
femme seule n’eût pensé à rien d’autre; tout l’édifice de l’économie
féminine est fondé sur cette pierre; la pureté est pour les femmes le
diamant, la clef de voûte; elles la défendent avec rage et meurent si on
la leur ravit. Mais quand on a été homme pendant trente ans ou à peu
près, et Ambassa-deur par-dessus le marché, quand on a tenu dans
ses bras une reine et, s’il faut en croire la tradition, deux ou trois
autres dames d’un rang moins élevé; quand on a été l’époux d’une Rosita Lolita, etc., on ne sursaute pas pour si peu. Non, le sursaut
d’Orlando fut un de ces mouvements complexes qu’on n’épuise pas en
un tournemain. Personne, il faut le dire, n’a jamais accu-sé Orlando
d’être un de ces esprits légers qui courent au terme des choses en un
instant. Il lui fallut tout le temps de son voyage pour extraire de son
sursaut le sens et la moralité: nous allons la suivre à sa propre allure.
„Seigneur, songea-t-elle quand elle fut remise de son sur-saut, en
s’étirant de tout son long sous la tente, voilà une façon bien agréable
de vivre sans rien faire. Mais, songea-t-elle en ruant des deux jambes,
le diable soit de toutes ces jupes qui vous traînent sur les talons!
Pourtant l’étoffe (de la brocatelle fleurie) est la plus exquise du
monde. Jamais je n’ai vu ma peau (elle posa la main sur son genou)
paraître avec tant d’avantage. Cependant, pourrais-je sauter pardessus bord et nager dans cet appareil? Non! Je devrais donc
m’abandonner aux bras d’un matelot. Puis-je consentir à cela? Oui ou
non, puis-je…?” Elle hésita. C’est le premier nœud dans le mol
écheveau de sa dis-cussion.
Le déjeuner survint sans qu’elle l’eût dénoué; et ce fut le capitaine
lui-même – le capitaine Nicholas Benedict Bartolus, marin d’aspect
fort distingué, – qui se chargea de le faire à sa place en lui offrant une
tranche de bœuf fumé. „Un peu de gras, Madame? Permettez-moi
d’en découper pour vous un tout petit morceau, menu, menu comme
votre ongle.” À ces mots, Orlan-do sentit un frisson délicieux la
parcourir des pieds à la tête. Un chant d’oiseaux s’éleva; les torrents
grondèrent. Elle reconnut l’indescriptible sentiment de plaisir qu’elle
avait éprouvé en voyant Sacha pour la première fois, une centaine
d’années au-paravant. Mais alors elle poursuivait, maintenant elle
fuyait. Quelle est l’extase la plus grande? Celle de l’homme ou celle de
la femme? Peut-être éprouvent-ils la même? Non, songea-t-elle, celleci est la plus délicieuse (poliment elle refusait) – refu-ser, le voir
s’assombrir. Eh bien, soit! puisqu’il insistait, mais un tout petit
morceau, un soupçon! Voilà qui était le plus déli-cieux de tout: céder,
le voir sourire: „Non, songea-t-elle, en s’étendant à nouveau sur le
pont et en reprenant sa discussion, il n’y a pas de bonheur plus
céleste: résister puis céder, céder puis résister. Cela jette l’âme dans
un ravissement que rien d’autre ne peut donner. Je me demande
même, poursuivit-elle, si je ne vais pas me jeter par-dessus bord pour
le plaisir d’être sauvée par un matelot, après tout.”
(Nous prions le lecteur de se souvenir qu’Orlando était comme un
enfant qui entre en possession d’un jardin ou d’une armoire à jouets;
ses raisonnements ne conviendraient pas à des femmes mûres qui ont
eu le temps dans leur vie de se fami-liariser avec tout cela.)
„Mais comment diable appelions-nous, nous autres, jeunes gars,
dans les sabords de la Marie-Rose, les filles qui se jettent par-dessus
bord pour le plaisir d’être sauvées par un ma-telot? dit-elle. Nous
avions un mot pour les désigner. Ah! nous les appelions… (Il nous faut
omettre le mot; il était par trop malsonnant et faisait un drôle d’effet
sur les lèvres d’une dame.) Seigneur! Seigneur! cria de nouveau
Orlando en conclusion de ses pensées, dois-je donc maintenant
respecter l’opinion de l’autre sexe, si monstrueuse que je la trouve?
Puisque je porte des jupes, puisqu’il m’est impossible de nager,
puisque j’ai be-soin d’un matelot pour me sauver, morbleu! cria-t-elle,
il le faudra bien!” Sur quoi une humeur noire la saisit. Elle était d’un
naturel candide, ennemie de toute équivoque et les men-songes
l’ennuyaient. Ces façons de biaiser lui semblaient une dérobade.
„Pourtant, réfléchit-elle, la brocatelle fleurie – le plaisir d’être sauvée
par un matelot – si l’on n’arrivait à eux qu’en biaisant, biaiser
devenait légitime sans doute.” Elle se souvint que, jeune homme, elle
avait exigé des femmes qu’elles fussent obéissantes, chastes,
parfumées, et revêtues d’atours dé-licieux. „Pour ces désirs d’antan,
réfléchit-elle, je devrai dé-sormais payer de ma propre personne, car
les femmes (si j’en crois mon expérience naissante) ne sont
naturellement ni obéis-santes, ni chastes, ni parfumées, ni revêtues
d’atours délicieux. Elles n’atteignent à ces grâces, qui sont pour elles
l’unique moyen de goûter aux joies de l’existence, que par la plus fastidieuse discipline. Il faut, songea-t-elle, se coiffer, et cette opéra-tion, à
elle seule, me prendra une heure chaque matin; il faut se mirer dans la
glace, une autre heure; il faut se corseter et se lacer; se laver et se
poudrer; quitter la soie pour la dentelle et la dentelle pour le brocart;
il faut demeurer chaste du premier de l’an à la Saint-Sylvestre…” À ces
mots, elle agita le pied avec tant d’impatience qu’elle découvrit bien
un pouce ou deux de son mollet. Un marin, perché dans la hune et
qui, par hasard, à cette minute, regardait vers le pont, en eut un tel
sursaut que le pied lui manqua: ce fut miracle s’il en réchappa. „Quoi!
son-gea Orlando, la vue de mes chevilles peut entraîner la mort d’un
honnête garçon chargé sans doute d’une femme et d’une fa-mille: en
toute humanité, je dois donc les garder couvertes.” Pourtant ses
jambes n’étaient pas le moindre de ses charmes. Orlando tomba dans
une méditation profonde: l’étrange em-barras s’il faut que tous les
charmes d’une femme soient cou-verts de peur qu’un marin ne choie
de sa hune! „Que la vérole les ronge!” dit-elle enfin. Elle venait
d’apprendre ce qu’en d’autres circonstances on lui eût enseigné tout
enfant: les res-ponsabilités sacrées de la femme.
„Et voilà bien le dernier juron auquel j’aurai droit! son-gea-t-elle,
dès que j’aurai posé le pied sur le sol d’Angleterre; je n’aurai pas le
droit non plus de fendre la tête à un homme, de le traiter de menteur,
de tirer mon épée et de le pourfendre, de siéger au milieu de mes
pairs, de porter une couronne, de mar-cher en procession, de
condamner un homme à mort, de com-mander à une armée, de
caracoler dans Whitehall sur un pale-froi ni de porter sur ma poitrine
soixante-douze médailles di-verses. Mon seul droit, dès que j’aurai
posé le pied sur le sol an-glais, sera de servir le thé en demandant à
ces messieurs com-ment ils l’aiment. „Le sucrez-vous, Monsieur?
Avez-vous ac-coutumé d’y mêler de la crème?” Tandis qu’elle
susurrait ces derniers mots, elle comprit soudain avec horreur quel
mépris pour l’autre sexe (le sexe fort) avait aujourd’hui remplacé dans
son âme la gloriole de jadis. „Ils tombent de leur hune, songea-t-elle,
parce qu’ils voient les chevilles d’une femme; ils s’habillent en
polichinelles et plastronnent dans les rues pour capter les regards des
femmes; ils refusent aux femmes la moindre instruction de peur d’être
un jour leur risée; ils rampent aux pieds de quelque mauviette en
jupons; puis ils s’en vont par le monde avec l’air d’être les rois de la
création. Ciel! Songea-t-elle, quels pantins ils ont fait de nous, quels
pantins nous sommes!” L’ambiguïté de ces paroles semble montrer
qu’à ce moment Orlando distribuait impartialement ses blâmes aux
deux sexes parce qu’elle n’appartenait à aucun; et, en effet, elle
paraissait vivre, pour l’instant, dans une oscillation perpé-tuelle; elle
était homme; elle était femme; elle connaissait les secrets, partageait
les faiblesses des deux camps. C’était un état d’esprit déroutant, avec
des sautes à donner le tournis, et au-cune des douceurs de l’ignorance.
Orlando était comme une plume dans cet ouragan. Ce n’est donc pas
merveille, à force d’opposer ainsi un sexe à l’autre pour les trouver
alternative-ment pleins des plus lamentables faiblesses – sans être
jamais sûre d’appartenir à aucun – ce n’est donc pas merveille, dis-je,
qu’Orlando fût prête à fondre en larmes et à crier qu’elle voulait
revenir en Turquie pour être à nouveau bohémienne; lorsque, en une
gerbe d’éclaboussures, l’ancre s’enfonça dans la mer; les voiles
s’affalèrent sur le pont: le bateau (Orlando était restée plongée dans
des réflexions si profondes qu’elle n’avait rien vu depuis plusieurs
jours) venait d’être mis à l’ancre devant la côte d’Italie. Le capitaine
lui fit demander aussitôt s’il aurait le plai-sir et l’honneur de
l’emmener dans sa vedette jusqu’à la-côte.
Lorsqu’elle revint le matin suivant, elle s’étendit à sa place, sous la
tente, et avec la plus grande bienséance disposa les plis de sa robe
autour de ses chevilles.
Ignorantes et pauvres comme nous sommes en face de l’autre
sexe, songea -t-elle en reprenant la phrase qu’elle n’avait pas achevée
le jour précédent, armés de pied en cap comme ils le sont, après nous
avoir interdit jusqu’à la connaissance de l’alphabet (et dès cette entrée
en matière, il est clair que, pen-dant la nuit, une secrète évolution
l’avait fait pencher du côté féminin: elle parlait maintenant plutôt
comme une femme et non, semblait-il, sans une certaine satisfaction),
pourtant – ils tombent de la hune.” Ayant dit ces mots, elle bâilla
longuement et s’endormit. Lorsqu’elle se réveilla, le bateau filait sous
un bon vent et longeait de si près la côte que les villages, perchés au
bord de la falaise, ne paraissaient retenus de glisser dans l’eau que par
la cale d’un roc énorme ou les racines torses d’un vieil olivier. Du
pont, Orlando put sentir le parfum des oranges qu’un million d’arbres,
lourds de fruits, faisaient flotter comme un nuage. Une troupe de
dauphins bleus, de temps à autre, bondis-saient prestement dans l’air
d’un coup de queue. Orlando étira ses bras (les bras, avait-elle appris
déjà, n’ont pas des effets aus-si fatals que les jambes) et remercia le
ciel de ne pas devoir ca-racoler dans Whitehall sur un cheval de
guerre ni même con-damner un homme à mort. „Mieux vaut, songeat-elle, être vê-tue d’ignorance et de pauvreté qui sont les habits
sévères de notre sexe; mieux vaut laisser à d’autres le gouvernement
et la discipline du monde; mieux vaut être quitte d’ambition guerrière, volonté de puissance et autres désirs virils si l’on peut ain-si
jouir sans partage des plus exaltantes ivresses que connaisse l’esprit
humain, je veux dire, prononça-t-elle à voix haute, comme toujours
lorsqu’elle était profondément émue, la con-templation, la solitude,
l’amour.”
„Dieu soit loué de m’avoir faite femme!” cria-t-elle; mais, sur le
point de s’abandonner à cette extrême folie – rien n’est plus affligeant
chez une femme ou chez un homme – qu’est l’orgueil de son propre
sexe, elle s’arrêta sur le mot singulier qui, déjouant tous nos efforts, a
fini par se glisser au bout de notre dernière phrase: l’Amour.
„L’Amour!” dit Orlando. Et à l’instant (car telle est sa violence)
l’amour prit une forme hu-maine (car tel est son orgueil). Les autres
pensées se contentent de rester abstraites: celle-ci n’a de cesse qu’elle
n’ait revêtu chair et sang, mantille et jupons, pourpoint et haut-dechausse. Et comme Orlando n’avait jamais aimé que des femmes et
que la nature humaine se fait toujours tirer l’oreille avant de s’adapter
aux conventions nouvelles, quoique femme à son tour, ce fut une
femme encore qu’elle aima; et si la conscience d’appartenir au même
sexe eut un effet quelconque sur elle, ce fut d’aviver et d’approfondir
ses sentiments masculins d’autrefois. C’est que tous les soupçons, tous
les mystères jadis obscurs lui devenaient clairs aujourd’hui. Ces
ténèbres d’erreur qui séparent les sexes, cette zone d’obscurité où
flottent tant de choses troubles, s’illuminaient enfin et, s’il faut en
croire le poète unissant le Beau et le Vrai, la tendresse d’Orlando dut
gagner en beauté ce qu’elle perdit en mensonge. Enfin, elle connaissait la vraie Sacha! L’ardeur de cette découverte, la chasse aux
trésors ainsi révélés l’emplirent d’une telle extase, d’un tel
ravissement qu’elle eut la sensation d’un boulet de canon explo-sant à
ses oreilles, lorsque, soudain, une voix mâle dit: „Vou-lez-vous me
permettre, Madame?” Une poigne mâle la fit se lever, et des doigts
mâles, avec un trois-mâts tatoué sur le mé-dius, furent pointés vers
l’horizon.
Les falaises d’Angleterre, Madame”, dit le capitaine, et de la main
qu’il avait pointée vers l’horizon, il salua. Orlando, à ces paroles, eut
un second sursaut encore plus violent que le premier.
Seigneur Jésus!” cria-t-elle.
Par bonheur, la vue de la terre natale, après une longue ab-sence,
excusait à la fois le sursaut et l’exclamation, sans quoi elle eût été fort
en peine d’expliquer au capitaine Bartolus la fu-rieuse tempête
d’émotions contradictoires qui l’assaillit à cet instant. Comment lui
dire qu’elle, cette femme qui tremblait à son bras, avait été Duc et
Ambassadeur? Comment lui expli-quer qu’elle, enveloppée
maintenant comme un lis dans les plis de sa brocatelle, avait fracassé
des crânes, connu l’amour de femmes légères au milieu des sacs de
butin, dans des navires de pirates, par les soirs d’été fleuris de tulipes,
bourdonnant d’abeilles, de Wapping Old Stairs? Elle-même ne
pouvait s’expliquer la violence du sursaut qui l’avait secouée quand la
dextre virile du capitaine lui avait montré les falaises des Îles
Britanniques.
„Refuser, puis céder, murmura-t-elle, quel délice! pour-suivre et
conquérir, quelle noblesse! Comprendre et raisonner, quelle
grandeur!” Aucun des termes ainsi accouplés ne lui semblait faux;
pourtant, à mesure que s’approchaient les fa-laises crayeuses, elle se
sentit coupable, profanée, impure, ce qui, pour une femme qui n’avait
pas accordé une pensée au pé-ché, était au moins étrange. Les falaises
grandirent, grandirent, jusqu’au moment où l’on vit nettement les
cueilleurs de sali-cornes. À les regarder, Orlando sentit trottiner dans
son âme comme un fantôme narquois qui va bientôt ramasser les plis
de sa robe et s’évanouir dans les airs, Sacha-la-perdue, Sacha-leSouvenir dont elle venait à l’instant même d’éprouver la réalité
surprenante – Sacha qui, sentit-elle, par sa mimique, ses moues et ses
grimaces, témoignait tout son irrespect aux falaises et aux cueilleurs
de salicornes; et lorsque les marins, de leurs voix na-sillardes,
entonnèrent: „Allons, adieu, Dames d’Espagne!” les mots éveillèrent
un écho dans l’âme triste d’Orlando: si grands que fussent le confort,
la richesse, l’influence et le rang que cette terre pouvait lui promettre
(car Orlando ne doutait pas de ren-contrer sur son chemin un noble
prince et de régner à ses côtés sur la moitié du Yorkshire), si elle
promettait en même temps le joug des conventions, l’esclavage, la
fraude, l’amour renié, le corps ligoté, les lèvres cousues, la voix
étouffée, Orlando, alors, se rembarquerait sur ce bateau même,
remettrait voile vers les bohémiens.
Soudain, malgré le tumulte de ses pensées, elle vit s’élever devant
elle, comme un dôme de marbre lisse et blanc, une appa-rition
nouvelle: cet objet, réel ou rêvé, affecta si vivement l’imagination
fiévreuse d’Orlando qu’elle arrêta sur lui sa songe-rie comme on voit
un essaim vibrant de libellules se poser, avec une joie visible, sur la
cloche de verre couvrant un tendre végé-tal. Quelque chose dans la
forme lui rappela, suivant les hasards de la mémoire, un souvenir très
vieux mais très vivace: cet homme avec son front énorme, dans le
salon de Twitchett, cet homme qui, assis à la table, écrivait ou plutôt
regardait, mais quoi? Non pas elle, à coup sûr; pas un instant il n’avait
paru voir, planté devant lui dans tous ses atours, le délicieux petit
garçon – pourquoi le nier? – qu’elle était à cette époque; et toutes les
fois qu’Orlando songeait à lui, cette pensée faisait s’étendre à son
entour, comme sur les eaux turbulentes la lune qui se lève, une
surface de calme argent. La main d’Orlando (l’autre était encore en
possession du capitaine) se posa sur son sein où elle avait caché les
pages de son poème. Ce contact agit comme un talisman. La
préoccupation, l’incertitude où elle était de son sexe et de ses devoirs
s’évanouirent; Orlando ne pensa plus qu’à la gloire de la poésie, et les
grands vers de Marlowe, de Shakespeare, de Milton et de Ben Jonson
bondirent, et graves, grondèrent, comme une cloche d’or que heurte
un battant d’or, dans cette tour de cathédrale qu’était maintenant son
esprit. En fait, l’image d’un dôme de marbre, vision si vague tout
d’abord qu’elle avait rappelé à Orlando un front de poète et fait lever
en elle tout un vol d’absurdes pensées, n’était pas imaginaire mais
vraie; et lorsque le navire remonta la Tamise devant une brise
favorable, l’image, avec tout son cortège d’associations, s’effaça devant
le réel qui n’était, ni plus ni moins, que le dôme d’une vaste cathédrale
s’élevant dans une dentelle de flèches blanches.
Saint-Paul”, dit le capitaine Bartolus debout à son côté.
La Tour de Londres, poursuivit-il. L’hôpital de Greenwich éle-vé
en mémoire de la Reine Marie par son époux feu Sa Majesté
Guillaume III. L’Abbaye de Westminster. Le Parlement.” À leur nom,
un à un, ces édifices fameux se levaient. C’était un beau matin de
septembre. Une myriade de barques s’entrecroisaient de rive à rive.
Rarement spectacle plus gai ou plus attrayant ac-cueillit un voyageur
à son retour. Orlando, penchée à la proue, restait muette
d’étonnement. Ses yeux, trop longtemps, n’avaient connu que la
nature ou les sauvages pour ne pas être éblouis par ces splendeurs
urbaines. Ainsi le dôme qu’elle voyait était celui de Saint-Paul que Mr.
Wren avait bâti pendant son absence. Tout à côté jaillit au sommet
d’une colonne l’éclair d’une chevelure d’or. Le capitaine Bartolus était
là pour lui ap-prendre le nom du monument; il y avait eu la peste et le
feu pendant son absence, dit-il. Malgré ses efforts pour retenir ses
larmes, Orlando sentit ses yeux se mouiller; mais, par bonheur, elle se
souvint que les pleurs siéent aux femmes et put laisser couler les
siens. Voici donc, songea-t-elle, le lieu de ce grand carnaval. Voici où
se dressait (les vagues à cette place clapo-taient aujourd’hui
allégrement) le Pavillon du Roi. Voici où elle avait rencontré Sacha
pour la première fois. Et voici à peu près (elle plongea son regard dans
les eaux scintillantes) la place où l’on avait accoutumé de voir, gelée
dans son bateau, la mar-chande des quatre-saisons avec des pommes
au creux de sa jupe. Splendeur et corruption s’étaient évanouies.
Évanouies la nuit obscure, les cataractes monstrueuses, les eaux
sauvages du dégel. Là où l’on avait vu se ruer, tournoyante, la horde
des ice-bergs jaunâtres avec, accrochées à leurs flancs, des grappes de
malheureux épouvantés, flottait une couvée de cygnes immacu-lés,
souples, superbes. Londres elle-même avait complètement changé
depuis le dernier séjour d’Orlando. Elle avait gardé le souvenir d’un
amas de petites maisons noires aux fronts de sca-rabées. Les têtes des
rebelles grimaçaient sur les piques de Temple Bar. Le cailloutis des
rues était parsemé de déchets et d’ordures. Maintenant, du navire qui
longeait Wapping, elle voyait s’ouvrir au passage des routes larges en
bon alignement. D’énormes coches aux attelages bien nourris
attendaient à la porte des maisons dont les fenêtres rondes, les vitres
larges, les marteaux polis témoignaient de l’aisance et de la paisible
digni-té de leurs propriétaires. Des dames en robes de soie fleurie (elle
braqua la lunette du capitaine) marchaient sur des trottoirs surélevés.
Des citoyens en vestes brodées prenaient des prises de tabac au coin
des rues, sous des réverbères. D’après le sujet des enseignes peintes
qui se balançaient un peu partout dans le vent, Orlando prit une idée
rapide du tabac, des étoffes, de la soie, de l’or, de l’argenterie, des
gants, des parfums et des mille denrées que l’on vendait dans les
boutiques. Elle ne put aussi, tandis que le bateau glissait vers son
ancrage près de London Bridge, que jeter un coup d’œil vers les
fenêtres des cafés – le temps de voir, sur des terrasses, puisque le
temps était beau, un grand nombre de citoyens décents qui, assis bien
à l’aise, des soucoupes de porcelaine devant eux, des pipes en terre à
la por-tée de la main, écoutaient la gazette que l’un d’eux lisait à haute
voix, non sans l’interrompre souvent par des éclats de rire ou par des
commentaires. Étaient- ce là des tavernes, étaient-ce là des beaux
esprits, étaient-ce là des poètes? demanda-t-elle au capitaine
Bartolus. Il lui apprit obligeamment qu’à ce moment même – si elle
voulait bien tourner la tête un peu à gauche et regarder dans la
direction de son index – là – ils étaient en train de dépasser le
„Cocotier” où – précisément le voici – l’on pou-vait voir Mr. Addison
en train de prendre son café; quant aux deux autres gentlemen –
„voyez, Madame, un peu à droite du réverbère, un bossu et l’autre
comme vous et moi” – c’étaient Mr. Dryden et Mr. Pope. „De tristes
coquins”, dit le capitaine, entendant par là qu’ils étaient papistes,
„mais des hommes de talent tout de même”, ajouta-t-il en se
précipitant vers l’arrière pour surveiller les dispositions d’accostage.
„Addison, Dryden, Pope”, répéta Orlando, comme si ces mots
eussent formé une incantation. Un instant, elle revit les hautes
montagnes dominant Brousse. L’instant d’après, elle avait posé le pied
sur sa terre natale.
Mais Orlando devait apprendre à ses dépens ce que pèsent les
émois, les palpitations d’un cœur passionné devant la Loi, la Loi
d’airain plus dure que les pierres de London Bridge, plus implacable
que 14 gueule des canons. À peine était-elle rentrée dans sa maison de
Blackfriars qu’une nuée de courriers, émissaires de Bow Street et
autres cours de justice, vint l’avertir qu’elle devait se porter partie
dans trois procès majeurs à elle intentés durant son absence, sans
compter d’innombrables li-tiges mineurs, les uns émanant, les autres
dépendant des prin-cipaux. Les charges essentielles relevées contre
elle était 1° qu’elle était morte et ne pouvait, par suite, rien détenir en
lé-gitime propriété; 2° qu’elle était une femme, ce qui revenait très
sensiblement au même; 3° qu’elle était un duc anglais, lequel ayant
épousé une dame Rosita Lolita, danseuse, avait eu d’elle trois fils,
lesquels, déclarant maintenant leur père décédé, ré-clamaient tous ses
biens comme leur étant dus. Répondre à d’aussi graves accusations
allait demander, naturellement, du temps et de l’argent. Cependant,
tous ses biens étaient mis sous scellés et ses titres prononcés en
suspens tant que les procès se-raient en chicane. Ce fut dans cette
position hautement ambi-guë, sans savoir elle- même si elle était
vivante ou morte, homme ou femme, duc ou inexistante, qu’Orlando
descendit par poste jusqu’à sa maison de campagne où, en attendant
l’arrêt de la Cour, la Loi lui permettait de résider dans le plus strict
état d’incognito ou incognita selon le tour que prendraient les choses.
Elle arriva par un beau soir de décembre; la neige tom-bait; les
ombres violettes avaient la même inclinaison, exacte-ment, que dans
sa vision de Brousse. La grande maison s’étalait, plus semblable à une
ville qu’à une maison, brune et bleue, rose et pourpre dans la neige,
toutes ses cheminées fumant active-ment comme animées d’une vie
personnelle. Orlando ne put re-tenir un cri lorsqu’elle aperçut sa
masse paisible couchée au centre des prairies. Quand le coche jaune,
entrant dans le parc, roula dans l’allée au milieu des arbres, les daims
fauves dressè-rent leur tête attentive et l’on dit qu’au lieu de montrer
leur ti-midité coutumière ils suivirent le coche pour se masser enfin
dans la cour où il s’arrêta. Quand la marche fut abaissée et qu’Orlando
mit pied à terre, les uns balancèrent leurs andouil-lers, les autres
frappèrent le sol de leurs sabots. L’un d’entre eux, même, rapporte-ton, vint s’agenouiller dans la neige devant elle. Orlando étendit la
main vers le marteau, mais déjà la porte s’ouvrait toute grande: et
dans la lueur des flambeaux et des torches qu’ils élevaient à bout de
bras, voici qu’apparurent Mrs. Grimsditch, Mr. Dupper et toute la
maison de serviteurs groupée pour l’accueillir. Mais le bon ordre de la
cérémonie fut interrompu d’abord par Canute, le chien courant, qui
manqua de renverser Orlando dans la violence et l’ardeur de ses caresses; puis par Mrs. Grimsditch qui, hors d’elle, voulant es-quisser
une révérence, suffoqua d’émotion et ne put que balbu-tier: MiLord!
Milady! Milady! MiLord! jusqu’au moment où Orlando la réconforta
d’un franc baiser sur chaque joue. Alors Mr. Dupper se mit à lire dans
un parchemin, mais l’aboiement des chiens, les chasseurs soufflant
dans leurs trompes, et les cerfs bramant à la lune dans le désordre de
la cour envahie fi-rent bientôt une confusion si générale que rien
n’avança plus que la foule des serviteurs, après s’être pressée autour
de sa maîtresse et lui avoir témoigné de toutes les façons possibles
l’immense joie de son retour, se dispersa comme devant aux quatre
coins de la maison.
Pas un doute ne s’éleva sur l’identité d’Orlando avec l’Orlando de
jadis. Et si le moindre soupçon avait effleuré un esprit humain,
l’attitude des cerfs et des chiens aurait suffi à la réfuter, car les
créatures muettes sont, comme chacun sait, de bien meilleurs juges
que nous en matière de reconnaissance. D’ailleurs, comme le dit Mrs.
Grimsditch, par-dessus sa tasse de thé de Chine à Mr. Dupper, le soir
même, s’ils devaient avoir maintenant, au lieu d’un Lord, une Lady, ils
n’auraient pu la souhaiter plus aimable, et elle serait bien
embarrassée, pour sa part, s’il lui fallait choisir entre eux; car ils
avaient reçu du ciel autant de grâces l’un que l’autre; autant dire deux
pêches sur une branche; et de fait, dit Mrs. Grimsditch en glissant à la
con-fidence, elle avait toujours eu quelques soupçons (à ces mots elle
hocha la tête d’un air mystérieux), la chose n’était pas pour elle une
surprise (à ces mots elle hocha la tête avec l’air d’en sa-voir très long),
dites plutôt un vrai soulagement; car, entre les serviettes qui avaient
besoin de reprises et les rideaux, dans le salon du chapelain, tout
mangés de mites autour des franges, il était temps, en vérité, qu’il y
eût une maîtresse dans la maison.
„Sans compter les jeunes maîtres et maîtresses qui vien-dront”,
ajouta Mr. Dupper qui, étant donné son saint minis-tère, avait le droit
d’exprimer toute sa pensée sur des sujets aus-si délicats.
Mais, tandis que les vieux serviteurs bavardaient à l’office,
Orlando prit un chandelier d’argent et, une fois de plus, s’en fut errer
dans les halls, les galeries, les cours, les chambres; une fois de plus
elle vit se pencher vers elle le sombre visage du Garde des Sceaux ou
du Premier Chancelier, ses ancêtres; puis elle s’assit sur un trône,
s’allongea sur un canapé; contempla la tapisserie, sa palpitation;
regarda galoper les chasseurs, fuir Daphné; baigna sa main, comme
elle avait aimé le faire, enfant, dans la flaque jaune de lumière
qu’étalait le clair de lune en pas-sant à travers le léopard héraldique
de la fenêtre; glissa dans une galerie sur le plancher, poli dessus mais,
dessous, fruste; mania la soie, le satin; crut voir nager les dauphins
des sculp-tures; se brossa les cheveux avec la brosse d’argent du Roi
Jacques; enfouit son visage dans le pot-pourri, composé encore
suivant la recette donnée à sa famille, quelques siècles aupara-vant,
par le Conquérant en personne et avec les mêmes roses; regarda le
jardin, imagina le sommeil des crocus, les dahlias en-dormis; vit le
corps frêle et blanc des nymphes miroiter dans la neige devant les
grands ifs noirs, le massif épais comme une maison; vit les orangeries,
les néfliers géants – tout, elle vit tout; et chaque vision, chaque son
(notre style imparfait échoue à les rendre) emplit son cœur d’une
extase si forte, y fit couler un tel baume de joie qu’à la fin, morte de
fatigue, elle entra dans la chapelle et se laissa tomber dans le vieux
fauteuil rouge où ses ancêtres avaient accoutumé d’entendre le
service. Alors elle al-luma un „cheroot” (c’était une habitude qu’elle
avait rapportée de l’Orient) et ouvrit le Livre de Prières.
C’était un petit livre relié de velours, cousu d’or, que Marie, Reine
d’Écosse, avait tenu sur l’échafaud; les yeux de la foi y décelaient
encore une trace brunâtre qu’avait laissée, dit-on, une goutte du sang
royal. Mais les pensées pieuses que sa vue fit monter dans l’âme
d’Orlando et les mauvaises passions qu’elle y endormit, qui osera
venir les dire, sachant, comme chacun, que de toutes les communions
celle de l’âme avec son Dieu est la plus inscrutable? Romanciers,
poètes, historiens, tous laissent retomber leur main devant cette
porte; le croyant lui-même ne nous apporte pas plus de lumière. Le
voit-on plus prêt à mourir, ou plus zélé à distribuer ses richesses? Ne
garde-t-il pas autant de servantes, autant de chevaux que le reste des
hommes? Pourtant, sa foi, s’il faut l’en croire, apprend à mépriser les
ri-chesses et à souhaiter la mort. Dans le Livre de Prières de la Reine,
tout contre la tache de sang, étaient une boucle de che-veux et une
miette de pâtisserie; à ces reliques, Orlando ajouta un brin de tabac et,
sans cesser de fumer et de lire, émue par l’humanité de ces débris
hétéroclites – cheveux, pâtisserie, tache de sang, tabac – elle parvint à
une émotion contemplative qui lui donna l’air de gravité convenable à
ce lieu, mais sans qu’elle eût, dit-on, aucun commerce avec le Dieu
habituel. Rien de plus arrogant que cette affirmation, pourtant si
commune: „De tous les dieux un seul existe: le mien; de toutes les religions une seule est valable: la mienne.” Orlando paraît avoir possédé
une foi particulière. En cet instant, avec la plus grande ardeur
religieuse du monde, elle dénombrait ses péchés et les imperfections
qui s’étaient glissées en rampant dans sa vie spiri-tuelle. La lettre S,
songeait-elle, est le Serpent dans l’Éden du poète. Quoi qu’elle fît, il y
avait encore beaucoup trop de ces reptiles maudits dans les premières
strophes du Chêne. Mais les S n’étaient rien encore, à son opinion,
comparés avec la termi-naison „ant”. Le participe présent est le
démon en personne, pensa-t-elle (puisque nous sommes dans un lieu
où l’on croit au démon). Échapper à ses tentations est le premier
devoir du poète, conclut-elle, car l’oreille est l’antichambre de l’âme;
la poésie peut corrompre et détruire plus sûrement que la luxure ou la
poudre à canon. L’office du poète, poursuivit-elle, est donc le plus
haut de tous. Ses mots touchent au but quand les autres en restent
loin. Une niaise chanson de Shakespeare a plus fait pour les pauvres
et les méchants que tous les prêcheurs et les philanthropes du monde.
On ne saurait donc dépenser trop de temps ni un zèle trop pieux pour
rendre plus fidèles les mots porteurs de notre message. Nous devons
modeler nos phrases jusqu’à en faire l’enveloppe sans épaisseur de
nos pensées. Les pensées sont divines, etc. Il est clair qu’Orlando se
renfermait dans une religion que le temps avait encore renforcée
pendant son absence, et qu’elle acquérait rapidement l’intolérance du
croyant.
„Je vieillis, pensa-t-elle, en reprenant, à la fin, son flam-beau. Je
suis en train de perdre quelques illusions, dit-elle en fermant le livre
de la Reine Marie, pour en gagner d’autres peut-être!” et elle
descendit parmi les tombes où gisaient les osse-ments de ses ancêtres.
Or, même les ossements de ses ancêtres, de Sir Miles, Sir Gervais
et autres, avaient perdu quelque chose de leur sainteté depuis cette
nuit où Rustum El Sadi avait montré d’un geste large les montagnes
d’Asie. Orlando ne pouvait oublier que, seu-lement trois ou quatre
siècles auparavant, ces squelettes avaient été des hommes cherchant à
faire leur chemin dans le monde comme n’importe quel ambitieux
moderne, qu’ils l’avaient fait en amassant des maisons et des charges,
des jarretières et des rubans à la manière de tous les ambitieux, et
que, cependant, des poètes, peut-être des génies, et des réduits, ayant
opté pour la paix des champs, avaient dû payer ce choix d’une
pauvreté ex-trême et mesuraient aujourd’hui des aunes d’étoffe dans
le Strand, ou faisaient paître les troupeaux dans la campagne. Ces
pensées emplirent Orlando de remords. Debout dans la crypte, elle
pensa aux Pyramides d’Égypte, aux ossements qu’elles re-couvrent; et
les vastes déserts montagneux qui dominent la mer de Marmara lui
parurent à cet instant un lieu d’habitation plus beau que ce château
avec toutes ses chambres où pas un lit nemanquait de sa courtepointe,
et pas un plat d’argent de son cou-vercle assorti.
„Je vieillis, pensa-t-elle, son flambeau à la main. Je suis en train
de perdre des illusions, pour en gagner de nouvelles peut-être”, et par
la longue galerie elle revint à sa chambre. Cette évolution était à la fois
désagréable et fatigante. Mais passion-nante aussi, songea-t-elle en
présentant ses jambes au feu de bois (il n’y avait pas de matelot dans
la pièce): et elle passa en revue, comme une avenue de grands édifices,
toutes les méta-morphoses spirituelles qui avaient jalonné sa vie.
Jeune garçon, elle avait aimé le son des mots, et les syllabes
tumultueuses qui s’envolent des lèvres lui paraissaient le comble de la
poésie. Plus tard, Sacha aidant, sans doute, et la désillusion qu’elle lui
avait apportée, dans cette frénésie violente étaient tombées quelques
gouttes d’une noire liqueur qui avaient endormi son lyrisme. Puis,
lentement, s’était ouvert en elle autre chose, des couloirs secrets, mille
chambres qu’il fallait explorer à la torche, en prose, non en vers;
Orlando se rappelait avec quelle passion elle avait étudié alors ce
docteur de Nor-wich, Browne, dont le livre était là, sous sa main. Dans
cette pièce solitaire, après son affaire avec Greene, elle s’était formé,
ou avait tenté de se former (car Dieu sait que ces croissances durent
des siècles) un esprit capable de résistance. „J’écrirai, avait-elle dit, ce
que j’aurai plaisir à écrire”; et aussitôt elle avait rayé d’un seul trait
vingt-six volumes. Aujourd’hui encore, cependant, malgré tous ses
voyages, ses aventures, ses pro-fondes méditations, ses pensées
tournées, retournées d’un côté et d’autre, elle n’avait pas cessé de
muer. Ce qu’apporterait l’avenir, Dieu seul le savait. Elle changeait
sans cesse et peut-être changerait toujours. De hautes murailles
spirituelles, des habitudes, semblait-il, aussi durables que la pierre, au
seul tou-cher d’un esprit nouveau s’effondraient, s’évanouissaient
comme des ombres, laissant apparaître, dans un ciel nu, le scintillement de fraîches étoiles. Orlando s’avança vers la fenêtre. En dépit
du froid, elle ne put s’empêcher de l’ouvrir pour se pencher dans l’air
humide de la nuit. Elle entendit aboyer un renard dans les bois, puis
le bruit d’un faisan qui froissait des branches. Elle entendit bruisser,
glisser la neige sur le toit et – floc! – mollement tomber sur la terre.
„Par ma vie, s’exclama-t-elle, voici qui est mille fois mieux que la
Turquie! Rustum, cria -t-elle, comme si elle discutait encore avec le
bohémien (et par ce pouvoir nouveau de poursuivre une dispute et
d’accabler un adversaire absent elle montrait de nouveau l’évolution
de son âme), Rustum, vous aviez tort, ceci est mieux que la Tur-quie.
Cheveux, pâtisserie, tabac – quel bric-à -brac nous com-pose, dit-elle
(en songeant au Livre de Prières de la Reine Ma-rie), notre esprit,
quelle fantasmagorie, quel lieu de choses dis-parates! Un instant,
déplorant naissance et richesses, nous as-pirons à une exaltation
ascétique; l’instant d’après nous ne pen-sons plus qu’au parfum d’une
vieille allée, et nous pleurons au chant des grives.” Alors, déroutée, à
l’ordinaire, par la multi-tude des choses inexpliquées qui nous
apportent leur message sans laisser deviner leur sens, Orlando jeta
son „cheroot” par la fenêtre et s’en fut se mettre au lit.
Le lendemain, reprenant le fil de ses pensées, elle sortit sa plume,
son papier et se remit à travailler sur Le Chêne; possé-der en effet du
papier et de l’encre à volonté, lorsqu’on a dû s’accommoder de mûres
et de marges, est un délice inconce-vable. Elle était en train de barrer
une phrase dans le désespoir le plus profond et d’en écrire une
nouvelle au sommet de l’extase lorsqu’une ombre noircit sa page. En
hâte elle cacha son manuscrit.
Comme sa fenêtre donnait sur la plus intérieure des cours, comme
elle avait enjoint à ses serviteurs de n’admettre per-sonne, ne
connaissait personne, et vivait elle-même légalement inconnue,
Orlando fut d’abord surprise par cette ombre, puis indignée, puis
enfin (quand elle en eut cherché et reconnu la cause) saisie d’une folle
allégresse. Car c’était là une ombre fa-milière, une ombre grotesque;
ce n’était rien moins que l’ombre de la très noble archiduchesse
Harriet Griselda de Finster-Aarhorn et Scand-op-Boom, en territoire
roumain. Avec des sauts de lièvre elle arpentait la cour, dans son vieil
habit de chasse et son immuable manteau. Pas un cheveu de sa tête
n’avait changé. Telle était donc la femme qui avait chassé Or-lando
d’Angleterre. Telle était l’aire du vautour obscène – tel était l’oiseau
fatal, en personne. À la pensée qu’elle avait fui jusqu’en Turquie la
séduction de ces charmes (bien éventés au-jourd’hui) Orlando éclata
de rire. Il y avait dans l’aspect de cette femme quelque chose
d’indiciblement comique. Comme Orlan-do l’avait découvert déjà, on
ne pouvait la comparer qu’à une hase monstrueuse. Elle en avait les
yeux fixes, les joues flasques, le haut toupet. Elle s’arrêta soudain
(exactement à la façon des lièvres qui se mettent sur leur séant dans
les blés quand ils se croient à l’abri des curieux) et regarda fixement
Orlando qui, de sa fenêtre, la regarda fixement en retour. Après
qu’elles se fu-rent ainsi regardées fixement pendant quelques
minutes, il n’y avait plus rien à faire pour Orlando qu’à la prier
d’entrer, et bientôt les deux dames échangèrent des politesses tandis
que l’archiduchesse secouait la neige de son manteau.
„La peste soit des femmes, se dit Orlando en allant cher-cher dans
le buffet un verre de vin, elles ne vous laissent jamais un moment de
paix. Il n’existe pas d’espèce plus fureteuse, plus curieuse, plus
intrigante. C’est pour échapper à cette grande perche que j’ai quitté
l’Angleterre, et voilà que…” À ce moment elle se tourna pour présenter
son plateau à l’archiduchesse, et – oh! – ne vit plus qu’un
gentilhomme vêtu de noir. Un paquet d’habits gisait dans le gardecendres. Elle était seule avec un homme.
À ce coup de théâtre qui, d’une part, la ramenait à la cons-cience
de son propre sexe (qu’elle avait complètement oublié) et, d’autre
part, repoussait son hôte dans les régions lointaines du sexe adverse,
doublement bouleversée, Orlando se sentit dé-faillir.
Là, cria-t-elle en portant la main à son sein, quelle peur vous
m’avez causée!
Douce créature, s’écria l’archiduchesse en pliant un ge-nou et en
pressant du même geste un cordial contre les lèvres d’Orlando,
pardonnez-moi ce stratagème!”
Orlando sirota le vin tandis que l’archiduc, un genou en terre, lui
baisait la main.
Bref, ils jouèrent leurs rôles d’homme et de femme pendant dix
minutes avec beaucoup d’entrain pour en venir enfin à une
conversation naturelle. L’archiduchesse (mais désormais nous
devrons l’appeler l’archiduc) raconta son histoire: il était homme et
l’avait toujours été. Il avait vu un portrait d’Orlando et en était tombé
désespérément amoureux; pour venir à ses fins il s’était habillé en
femme et avait loué un appartement chez le boulanger; la fuite
d’Orlando pour la Turquie l’avait plongé dans le désespoir; à son
retour il avait appris sa métamorphose, s’était hâté de lui offrir ses
services (à ce point, ses hi! hi! de-vinrent intolérables). Car elle était
pour lui, dit l’archiduc Harry, et demeurerait éternellement le
Prodige, la Perle et la Perfection de son sexe. Les trois P eussent été
plus persuasifs sans ses étranges hi! hi! et les ho! ho! qui les
entrecoupèrent fâcheu-sement. „Si c’est là de l’amour, se dit Orlando
en regardant l’archiduc de l’autre côté du cendrier, et cette fois d’un
point de vue féminin, il y a dans ce sentiment quelque chose de
profon-dément ridicule.”
Cependant l’archiduc Harry, à deux genoux, faisait de sa
tendresse la déclaration la plus passionnée. Il dit à Orlando qu’il avait
amassé quelque chose comme vingt millions de ducats dans un coffre
de son château. Pas un gentilhomme anglais ne possédait autant
d’acres de terre que lui. La chasse y était excel-lente: il pouvait lui
promettre un tableau mêlé de perdrix blanches et de coqs de bruyère
comme pas une lande anglaise, voire même écossaise, ne pourrait lui
en fournir. À dire vrai, les faisans avaient souffert de la pépie pendant
son absence, et les daines avaient lâché leurs jeunes daims, mais tout
pouvait être remis en ordre et le serait avec son aide lorsqu’ils
vivraient en Roumanie, ensemble.
Pendant tout ce discours, d’énormes larmes naissaient de ses gros
yeux et couraient dans les replis terreux de ses longues joues flasques.
Les hommes pleurent aussi fréquemment hors de propos que les
femmes; Orlando le savait par expérience; mais elle apprenait peu à
peu que les femmes se doivent d’être choquées quand les hommes
leur laissent voir trop d’émotion. Elle fut donc choquée.
L’archiduc présenta ses excuses. Il se maîtrisa suffisam-ment pour
dire qu’il allait se retirer mais qu’il reviendrait le lendemain prendre
sa réponse.
Ceci se passait un mardi. Il vint le mercredi; il vint le jeu-di; il vint
le vendredi; et il vint le samedi. Chaque visite, il est vrai, commençait,
se poursuivait, ou s’achevait par une déclara-tion d’amour. Mais dans
les intervalles il y avait assez de place pour de longs silences. Orlando
et son hôte restaient de chaque côté du foyer. Parfois l’archiduc faisait
tomber les pincettes et Orlando les ramassait. Puis l’archiduc se
rappelait un jour avoir chassé l’élan en Suède, et Orlando demandait
si c’était un très gros élan, et l’archiduc disait qu’il n’était pas aussi
gros que le renne qu’il avait tué en Norvège, et Orlando demandait s’il
avait jamais tué un tigre, et l’archiduc disait qu’il avait tué un albatros, et Orlando demandait (en réprimant à demi un bâillement) si un
albatros était aussi gros qu’un éléphant, et l’archiduc di-sait… quelque
chose de très sensé sans doute, mais qu’Orlando n’entendait pas, car
elle regardait son écritoire, ou le ciel, ou la porte. Sur quoi l’archiduc
disait: „Je vous adore” à l’instant même où Orlando disait: „Voyez, il
commence à pleuvoir”, et tous deux, dans un embarras horrible,
rouges de honte, ou-bliaient de penser à ce qu’ils pourraient dire
ensuite. En vérité, Orlando, à court d’esprit, ne savait plus de quoi
parler; elle allait être, pensait-elle, forcée de l’épouser, quand elle
s’avisa d’un jeu qu’on nomme „Mouche-posée” et où l’on peut perdre
de grandes sommes d’argent avec une très petite dépense d’esprit. Par
cet artifice fort simple qui demandait seulement, pour être mis en
œuvre, trois morceaux de sucre et une provision de mouches, on put
surmonter l’embarras de la conversation et éviter la nécessité du
mariage. En moins de rien, l’archiduc pa-ria cinq cents livres contre
un teston qu’une mouche allait se poser sur tel morceau et non sur tel
autre. Ainsi les matinées passèrent: les deux partenaires surveillaient
les mouches (qui étaient naturellement paresseuses à cette saison et
passaient souvent une heure ou deux à faire le tour du plafond)
jusqu’au moment où une belle mouche bleue faisait son choix et
décidait du gain. Plusieurs centaines de livres changèrent de main à ce
jeu: l’archiduc, effréné parieur, jurait qu’il n’avait fichtre rien à envier
aux courses de chevaux et souhaitait d’y jouer toujours. Mais Orlando,
s’en lassa vite.
„À quoi bon être une femme belle et jeune, se dit-elle, si je dois
passer tous mes matins à regarder des mouches bleues en tête-à-tête
avec un archiduc?”
La vue seule du sucre lui fit bientôt horreur; quant aux mouches,
elles lui donnaient le tournis. Il devait y avoir un moyen d’en sortir,
supposa-t-elle, mais elle était encore mala-droite dans les artifices de
son sexe, et puisqu’on ne lui permet-tait plus d’assommer son
adversaire ou de le percer d’outre en outre, le seul moyen qu’elle
trouva fut celui-ci: elle attrapa une mouche bleue, l’écrasa
délicatement (c’était une mouche à demi morte déjà, sans quoi la
bonté d’Orlando envers les animaux lui eût interdit ce geste) et la fixa,
par une goutte de gomme ara-bique, sur un morceau de sucre.
Pendant que l’archiduc con-templait le plafond, elle substitua
adroitement ce morceau à ce-lui sur qui elle avait misé, cria „Posée!
posée!” et déclara qu’elle avait gagné son pari. Elle avait agi avec
l’espoir que l’archiduc, si érudit en matière de sport et de courses,
décèlerait la fraude; alors, comme tricher à Mouche-posée est le plus
horrible des crimes, et que des hommes, pour cette faute, ont été
bannis de la société humaine à perpétuité et réduits à celle des singes
sous les tropiques, elle avait calculé que l’archiduc serait assez
énergique pour refuser désormais d’avoir rien de commun avec elle.
Mais elle avait compté sans la simplicité de ce doux gentilhomme. Il
n’était pas bon juge en matière de mouches. Une mouche morte avait
pour lui toutes les apparences d’une vivante. Elle tricha vingt fois de
suite et il lui paya plus de dix-sept mille deux cent cinquante livres (ce
qui correspond environ à quarante mille huit cent quatre-vingt-cinq
livres six shillings huit pence de notre monnaie) jusqu’au moment où
Orlando tri-cha si grossièrement qu’il fut impossible, même à ses yeux
inno-cents, de ne pas voir la fraude. Quand il connut enfin la vérité,
une scène pénible éclata. L’archiduc se dressa de toute sa hau-teur. Il
devint pourpre. Des larmes roulèrent une à une le long de ses joues.
Qu’elle lui eût gagné une fortune n’était rien; il la lui donnait de bon
cœur; qu’elle l’eût trompé était quelque chose; il était blessé de l’en
savoir capable; mais qu’elle eût tri-ché à Mouche-posée était tout.
Comment aimer une femme qui trichait au jeu? Sur quoi il s’effondra
complètement. Par bon-heur, dit- il en recouvrant un peu de son
sang-froid, il n’y avait pas eu de témoin. Et après tout, dit-il, elle
n’était qu’une femme. Bref, magnanime, il allait pardonner, et
s’inclinait déjà pour demander pardon de ses paroles violentes,
lorsque Orlando, pour en finir, au moment où il courbait sa tête
orgueilleuse, lui laissa tomber un petit crapaud entre la peau et la
chemise.
On doit rendre cette justice à Orlando qu’elle aurait infini-ment
préféré une rapière. Un crapaud est une chose dégoûtante à cacher sur
soi tout un matin. Mais quand les rapières sont in-terdites, il faut bien
avoir recours aux crapauds. D’ailleurs, un mélange de crapauds et de
rires réussit quelquefois où le froid acier échouerait. Elle rit.
L’archiduc rougit. Elle rit. L’archiduc jura. Elle rit. L’archiduc claqua
la porte.
„Dieu soit loué!” s’écria Orlando en riant encore. Elle en-tendit le
carrosse sortir de la cour à une furieuse allure. Le grondement des
roues retentit sur la route. Il s’éloigna, de plus en plus faible. Enfin, il
s’éteignit.
„Je suis seule”, dit Orlando, puisque personne ne pouvait
l’entendre.
Que le silence, après le bruit, soit plus profond, les savants en
doutent encore. Mais que la solitude soit plus sensible après l’amour,
bien des femmes en mettraient la main au feu. En écoutant mourir le
roulement de cette voiture, Orlando sentit fuir loin, plus loin d’elle,
toujours plus loin, un archiduc (peu lui importait), une fortune (peu
lui importait), un titre (peu lui im-portait), l’établissement et la
sécurité du mariage (peu lui im-portait), mais aussi la vie qui se
retirait, et un amant. „La vie et un amant”, murmura-t-elle; elle se
dirigea vers son écritoire, elle trempa sa plume dans l’encre et écrivit:
« La vie et un amant” – c’était un vers dont le rythme ni le sens
n’avaient rien de commun avec ce qui le précédait – une dissertation
sur la vraie manière de baigner les brebis pour évi-ter la rogne. En le
relisant, Orlando rougit, répéta:
La vie et un amant.” Puis, ayant posé sa plume, elle se rendit dans
sa chambre, vint droit à son miroir et ordonna ses perles autour de
son cou. Mais les perles ne paraissaient pas à leur avantage sur une
matinée de cotonnade fleurie; Orlando essaya d’une robe en taffetas
gris tourterelle; puis d’une autre fleur-de-pêcher; puis d’une autre en
brocart bordeaux. Peut-être fallait-il un nuage de poudre; et si l’on
faisait bouffer ses cheveux – ainsi – autour du front, les choses, peutêtre, n’en iraient que mieux. Puis Orlando enfila des mules pointues,
fit glisser à son doigt l’émeraude d’une bague. „Voyons”, dit-elle
quand tout fut prêt, et elle alluma les candélabres d’argent de chaque
côté du miroir. Quelle femme n’eût rougi de plaisir au spectacle
qu’Orlando vit soudain flamboyer dans la neige, car tout le miroir
était parcouru de sentes neigeuses et elle-même apparaissait
semblable à un feu, à un buisson ardent, tandis que les flammes des
candélabres ceignaient sa tête d’un feuillage aux scintillements
argentés; ou bien encore la glace devenait une eau glauque, elle une
sirène couverte de perles, une sirène au fond d’une grotte, chantant
pour que les bateliers se pen-chent et tombent, tombent l’embrasser;
dure et douce, sombre et claire, elle avait un charme si capiteux que
c’était grand’pitié, vraiment, de ne pas voir un homme, là, qui sût lui
dire en bon français: „Le diable m’emporte, Madame, vous êtes
l’amour incarné”, ce qui était vérité pure. Orlando même (qui n’était
pas vaine pourtant) le savait, puisqu’elle sourit de ce sourire involontaire qui naît sur les lèvres des femmes quand leur propre
beauté, vision un instant étrangère, tremble comme une goutte, hésite
comme une eau naissante, se forme et soudain leur fait face dans le
cadre d’un miroir. Orlando sourit ce sourire, puis écouta et n’entendit
rien que la brise dans les feuillages; alors elle soupira: „La vie et un
amant”, pirouetta sur ses talons, fit voler vivement les perles de son
cou, le satin de ses épaules, ap-parut en simples culottes de soie noire
comme n’importe quel gentilhomme, et sonna. Lorsque arriva le
domestique, elle lui ordonna de faire avancer immédiatement un
carrosse à six che-vaux. Des affaires urgentes l’appelaient à Londres.
Une heure après le départ de l’archiduc, la voici partie à son tour.
Nous saisirons l’occasion de ce trajet – le paysage était un
honnête paysage anglais qui ne demande pas de description – pour
attirer l’attention du lecteur (mieux que nous n’aurions pu le faire
alors) sur une ou deux observations glissées çà et là dans le cours de
notre récit. On a peut-être remarqué, par exemple, qu’Orlando,
surprise, cacha son manuscrit. On l’a vue ensuite se contempler
longuement et attentivement dans son miroir; et en ce moment
même, tandis que son carrosse roulait vers Londres, elle sursautait,
réprimait un cri toutes les fois que les chevaux galopaient un peu trop
vite. Cette modestie pour son œuvre, cette vanité pour sa personne,
cette crainte d’un accident, tout ceci semble présager que notre
affirmation de naguère – Orlan-do, disions-nous, n’avait pas changé
en devenant femme – cessait d’être absolument vraie. Orlando
devenait, comme les femmes, un peu moins vaine de son cerveau;
comme les femmes, un peu plus vaine de sa personne. Sa sensibilité
aug-mentait ici, diminuait là. Le changement d’habits, diront
quelques philosophes, était pour beaucoup dans cette transformation. Le rôle des habits, disent-ils, ne se borne pas à nous te-nir
chaud. Ils changent le monde à nos yeux et nous changent aux yeux
du monde. Lorsque le capitaine Bartolus, par exemple, vit la robe
d’Orlando, il ordonna aussitôt de déployer une tente pour elle, il lui
offrit à table une autre tranche de bœuf et la pria de descendre à terre
dans sa vedette. À coup sûr Orlando n’aurait pas été l’objet de ces
attentions délicates si l’étoffe de ses jupes, au lieu de flotter, avait été
serrée autour de ses jambes en manière de culottes. Et quand nous
sommes l’objet d’attentions délicates, nous sommes aussi tenus à
quelque re-tour. Orlando avait fait la révérence, avait accepté, avait
flatté l’humeur du bonhomme: elle n’en eût rien fait si le capitaine, au
lieu de culottes, eût porté des jupes de femme, et au lieu de sa veste
galonnée, un corsage de satin. Ainsi, comme on le sou-tiendrait avec
quelque raison, ce sont peut-être les habits qui nous portent, et non
pas nous qui les portons; nous pouvons leur faire mouler notre bras
ou notre poitrine, eux moulent à leur gré nos cœurs, nos cerveaux et
nos langues. Chez Orlando, le port des habits féminins avait, au bout
de quelque temps, modifié même les traits du visage. Comparez le
portrait d’Orlando homme avec celui d’Orlando femme: l’identité des
deux personnages n’est pas douteuse, et pourtant certains changements apparaissent. Cette main que l’homme garde libre pour saisir
l’épée, la femme doit s’en servir pour empêcher la soie de glisser de
ses épaules. L’homme regarde le monde bien en face, comme s’il était
fait pour son usage, façonné pour son bon plai-sir. La femme lui glisse
un coup d’œil oblique, subtil, et même soupçonneux. Sous les mêmes
habits, leur apparence eût été peut-être la même.
Tel est l’avis de quelques philosophes – des plus sages philosophes; mais, tout compte fait, nous penchons pour l’avis contraire.
La différence entre les sexes est, par bonheur, des plus profondes. Les
habits ne sont qu’un symbole de la réalité enfouie au-dessous. Ce fut
un changement intime qui poussa Orlando à choisir des vêtements et
un sexe de femme. Peut-être exprima-t-elle par là, plus franchement
qu’on ne le fait d’ordinaire, – la franchise était sa qualité dominante –
une aventure fort commune quoique rarement avouée. Car nous
touchons ici à un nouveau problème irrésolu. Si différents que soient
les sexes, pourtant ils se combinent. Tout être humain oscille ainsi
d’un pôle à l’autre, et bien souvent, tandis que les habits conservent
seuls une apparence mâle ou femelle, au-dessous le sexe caché est le
contraire du sexe apparent. Nul n’ignore les complications et les
confusions qui en résultent. Mais ce n’est pas ici le lieu d’une étude
complète: notons seu-lement les effets étranges de ce désordre dans le
cas particulier d’Orlando.
C’est en effet ce mélange en elle des deux éléments, l’homme et la
femme, dont tantôt l’un était victorieux et tantôt l’autre, qui donnait
souvent à sa conduite un tour inattendu. Et le problème de son sexe
était pour certains esprits curieux une source de perplexités:
comment, par exemple, si Orlando était une femme, ne mettait-elle
jamais plus de dix minutes à s’habiller? Comment pouvait-elle
apporter si peu d’attention au choix de ses robes et à leur fraîcheur?
Cependant, elle n’avait pas le formalisme d’un homme, l’ambition
d’un homme. Elle possédait un cœur presque trop tendre. Jamais elle
n’avait pu supporter de voir battre un âne ou noyer un chaton. Mais,
d’un autre côté, elle détestait le ménage, se levait à l’aube, courait par
les champs en été avant le lever du soleil. Pas un fermier n’aurait pu
lui en remontrer sur les récoltes. Elle tenait tête aux meilleurs buveurs
et se plaisait aux jeux de hasard. Bonne cava-lière, elle pouvait mener
six chevaux au galop sur London Bridge. Pourtant, avec l’audace et
l’énergie d’un homme, elle tremblait comme une faible femme à la vue
du danger couru par un autre. Elle éclatait en sanglots pour un rien,
ignorait la géo-graphie, jugeait les mathématiques insupportables et
soutenait à l’occasion une de ces absurdités plus communes chez les
femmes que chez les hommes, par exemple qu’aller vers le sud c’est
descendre. Orlando était-elle donc plus homme que femme? Il est
difficile de le dire, et on ne saurait pour l’instant en décider, car son
carrosse déjà roulait bruyamment sur les pa-vés. Elle avait atteint sa
maison de la ville. On abaissait le mar-chepied, on ouvrait les grilles
de fer. Elle entrait dans la de-meure de son père, à Blackfriars qui,
bien que la mode désertât ce faubourg, était encore un vaste hôtel
plaisant avec des jardins en pente rapide vers la rivière, et un
charmant bocage de noise-tiers où faire la promenade.
Aussitôt installée, Orlando se mit en quête. Elle était venue
chercher à la ville: la vie et un amant. Sur le premier de ces ar-ticles,
on pouvait avoir quelques doutes; quant au second, elle le trouva sans
la moindre difficulté deux jours après son arrivée. Ce dernier
événement eut lieu un mardi. Le jeudi elle alla faire une promenade à
pied sur le Mail, comme c’était alors l’habitude des personnes de
qualité. À peine y avait-elle fait deux tours qu’elle attira l’attention de
quelques gens du com-mun venus là pour voir leurs maîtres. Au
moment où Orlando dépassa le groupe, une femme vulgaire qui
portait son enfant au sein fit un pas en avant, la dévisagea
familièrement et cria: „Mais c’est-y pas Lady Orlando soi-même?” Ses
compagnons firent cercle et Orlando se trouva en un instant le point
de mire d’une foule de bourgeois et de boutiquiers qui s’écrasaient
pour contempler l’héroïne du procès célèbre. Car cette affaire avait
excité dans le bas peuple un très vif intérêt. Orlando risquait fort
d’être incommodée par la pression de cette populace – elle avait
oublié que les dames ne se promènent pas seules, d’ordinaire, dans les
lieux publics – quand, par bonheur, un gentilhomme de haute taille
s’avança précipitamment et lui of-frit la protection de son bras. C’était
l’archiduc. Sa vue accabla et réjouit Orlando en même temps. Non
seulement ce gentil-homme magnanime lui avait pardonné, mais,
pour lui montrer qu’il prenait en bonne part sa plaisanterie du
crapaud, il s’était procuré un bijou à l’image de cet animal et pressa
Orlando de l’accepter avec l’expression renouvelée de sa flamme,
tandis qu’il la reconduisait vers son carrosse.
Foule, duc et bijou mirent Orlando rentrant chez elle de la plus
méchante humeur imaginable. Était-il impossible d’aller faire un tour
sans être à demi étouffée, contrainte d’accepter un crapaud serti
d’émeraudes et demandée en mariage par un ar-chiduc? Elle revint à
de meilleurs sentiments les jours suivants lorsqu’elle trouva dans son
courrier une demi-douzaine de bil-lets provenant des plus grandes
dames du pays – Lady Suffolk, Lady Salisbury, Lady Chesterfield,
Lady Tavistock et autres – qui, après avoir rappelé en termes aimables
les vieilles alliances qui unissaient leurs familles à la sienne, lui
demandaient l’honneur de faire sa connaissance. Le lendemain,
samedi, plu-sieurs de ces grandes dames vinrent lui rendre visite en
per-sonne. Le mardi suivant, vers midi, leurs valets de pied apportèrent des cartes d’invitation pour divers routs, dîners, et réu-nions
dans un proche avenir; et sans retard, mais non sans écume ni
quelque fracas, Orlando fut lancée sur les eaux de la haute société
londonienne.
Donner un aperçu véridique de la société londonienne à cette
époque ou même à n’importe quelle époque, dépasse les moyens d’un
biographe ou d’un historien. Seuls les écrivains, qui n’ont pour la
vérité que peu de goût et aucun respect – nous voulons dire les
romanciers et les poètes – réussiraient peut-être à traiter ce sujet, car
il est un de ceux où la vérité n’existe pas. Rien ici n’existe. Tout n’est
que vapeur – mirage. Pour nous expliquer clairement, Orlando
rentrait de l’un de ces routs à trois ou quatre heures du matin avec des
joues comme un arbre de Noël et des yeux comme des étoiles. Elle
détachait une den-telle, parcourait une douzaine de fois toute la
longueur de sa chambre, détachait une autre dentelle, s’arrêtait, et se
remettait en marche. Souvent le soleil flamboyait sur les cheminées de
Southwark avant qu’elle ait pu se décider à se mettre au lit. Et quand
elle y était, elle restait une heure à virer, tourner, rire et soupirer
avant de s’endormir enfin. Et la cause d’un tel émoi?
Le monde. Et qu’avait dit ou fait le monde pour mettre une dame
raisonnable dans cet état? À parler clair, rien. Le lende-main, Orlando
avait beau mettre sa mémoire à la torture, elle ne pouvait se souvenir
d’un seul mot qu’on pût vraiment appeler quelque chose. Lord O.
s’était montré galant. Lord A., poli. Le marquis de C., charmant. Mr.
M., amusant. Mais lorsqu’elle es-sayait de retrouver en quoi leur
galanterie, leur politesse, leur charme ou leur esprit avait consisté, il
fallait bien que sa mé-moire fût en faute, puisqu’elle ne pouvait rien
citer de précis. C’était toujours la même chose. Rien ne durait
jusqu’au lende-main, mais l’excitation du moment était intense. Ainsi
nous sommes forcés de voir dans le monde un de ces breuvages que
les maîtresses de maison habiles servent chauds aux environs de Noël
et dont la saveur dépend du mélange et de l’agitation convenables
d’une douzaine d’ingrédients. Prenez l’un d’eux à part, il est insipide.
Prenez à part Lord O., Lord A., Lord C., ou Mr. M., et chacun d’eux
séparé n’est rien. Agitez-les ensemble, et ils se combinent pour donner
la plus enivrante des saveurs, le plus séduisant des parfums.
Cependant cette ivresse, cette sé-duction échappent entièrement à
notre analyse. Au même ins-tant donc, le monde est tout et le monde
n’est rien. Le monde est le plus fort breuvage qui soit, et pourtant le
monde n’a au-cune réalité. De tels monstres sont l’affaire des
romanciers et des poètes; à force de riens, ils font des livres plus gros
qu’eux; nous leur cédons la place avec la meilleure grâce du monde.
Suivant l’exemple de nos prédécesseurs, nous dirons seu-lement,
par suite, que la haute société, sous le règne de la Reine Anne, brillait
d’un éclat sans pareil. Y être admise était le but de toute personne
bien née. Les grâces y étaient suprêmes. Les pères en instruisaient
leurs fils, les mères leurs filles. On ne ju-geait parfaite l’éducation de
ces jeunes gens des deux sexes que lorsqu’ils connaissaient à fond la
science de l’attitude, l’art du salut et de la révérence, le maniement de
l’épée ou de l’éventail, les soins de la bouche, le jeu de la jambe, le
ploiement du genou, les diverses façons d’entrer dans un salon ou
d’en sortir, enfin mille détails qui viendront aussitôt à la pensée de
quiconque a jamais été dans le monde lui-même. Puisque Orlando
avait mé-rité les louanges de la Reine Élisabeth pour sa façon de
tendre une coupe d’eau de rose lorsqu’elle était un jeune garçon, on
doit supposer qu’elle avait suffisamment d’expérience au-jourd’hui
pour affronter les juges mondains. Il est vrai que sa distraction la
rendait gauche quelquefois; elle était bien capable de penser à la
poésie quand il aurait fallu penser au taffetas; elle marchait d’une
façon un peu trop dégingandée pour une femme, peut-être, et ses
gestes abrupts pouvaient mettre en danger, à l’occasion, une tasse de
thé.
Soit que cette légère maladresse suffît à contrebalancer la
splendeur de son port, soit qu’il y eût dans son sang une goutte de
trop de cette noire humeur qui courait dans les veines de toute sa
race, il est certain qu’après une vingtaine de sorties dans le monde, on
aurait pu déjà l’entendre murmurer (son épagneul Pippin était son
unique confident): „Quelque chose ne va pas, mais quoi?” Ceci se
passait le mardi 16 juin 1712; Orlando arrivait d’un grand bal à
Arlington House; c’était l’aube et Orlando retirait ses bas. „Cela m’est
bien égal de ne plus voir personne de ma vie!” cria-t-elle soudain, et
elle fondit en larmes. Les amants ne lui manquaient pas, mais la vie
qui, après tout, n’est pas sans importance, lui échappait. „Est-ce là,
demanda-t-elle – mais il n’y avait personne pour répondre – est-ce là
– elle n’en finit pas moins sa phrase – ce qu’ils appel-lent vivre?” En
signe de sympathie, l’épagneul tendit la patte. L’épagneul lécha
Orlando. Orlando frappa l’épagneul. Orlando baisa l’épagneul. Bref, il
régnait entre eux la sympathie la plus vraie qui puisse s’établir entre
un chien et sa maîtresse. Mais dans ce commerce avec les animaux, il
n’est pas niable que le défaut de paroles met un grand obstacle à des
échanges un peu délicats. Ils agitent la queue; ils ploient l’avant-train
et bom-bent l’arrière; ils se roulent, ils sautent, trépignent, gémissent,
aboient, bavent, observent mille rites et inventent mille arti-fices,
mais en vain ou presque, puisque la parole leur manque. Et voilà bien,
songea Orlando en couchant doucement le chien sur le parquet, voilà
bien ce que je reproche au grand monde d’Arlington House. Eux aussi
agitent la queue, s’inclinent, se roulent, sautent, trépignent et bavent,
mais la conversation leur reste inconnue. „Voici des mois que je vais
dans le monde, dit Orlando en jetant un bas à travers la pièce, et je
n’ai rien enten-du que Pippin n’eût été capable d’exprimer. J’ai froid.
J’ai faim. Je suis content. J’ai attrapé une souris. J’ai enterré un os.
Un baiser sur mon nez, je vous prie.” C’était bien peu.
Comment Orlando avait-elle passé en si peu de temps de l’ivresse
au dégoût? On pourrait l’expliquer en supposant que ce mélange
mystérieux „le monde” n’est pas bon ou mauvais en soi, mais contient
un esprit volatil et puissant qui vous enivre quand vous le croyez
(comme le croyait Orlando) délicieux, ou qui vous donne la migraine
quand vous le croyez (comme le croyait Orlando) répugnant. Que la
faculté du langage ait beau-coup à faire là-dedans, nous nous
permettons d’en douter. Sou-vent une heure de silence est la plus
exquise de toutes; l’esprit le plus brillant peut être ennuyeux au-delà
de toute expression. Mais laissons ceci aux poètes, et poursuivons
notre récit.
Orlando envoya son second bas rejoindre le premier et se mit
tristement au lit en jurant désormais de renoncer au monde. Mais
c’était aller trop vite en besogne, comme l’avenir le montra bientôt.
Dès son réveil, le lendemain matin, elle trouva sur sa table, parmi les
invitations ordinaires, un billet d’une certaine grande dame, la
Comtesse de R. Étant donné son serment de la veille, la seule
explication que nous puissions donner de la con-duite d’Orlando – en
hâte elle dépêcha son courrier à R. House pour assurer la comtesse de
l’immense plaisir qu’elle aurait à lui rendre visite – c’est qu’elle
ressentait encore l’effet de ces trois noms mélodieux qu’avait laissé
tomber dans son oreille, sur le pont de l’Enamoured Lady, le
capitaine Nicolas Benedict Barto-lus au moment où ils remontaient la
Tamise. „Addison, Dry-den, Pope”, avait-il dit en montrant du doigt le
Cocotier, et de-puis ce jour, „Addison, Dryden, Pope”, comme une
incanta-tion carillonnait dans la tête d’Orlando. Comment croire à
tant de folie? Pourtant, les faits sont là. Toute son expérience avec
Nick Greene n’avait rien appris à Orlando. De tels noms exer-çaient
toujours sur elle la plus puissante fascination. Peut-être devons-nous
croire à quelque chose, et puisque Orlando, nous l’avons dit, ne
croyait pas aux divinités ordinaires, peut-être avait-elle transféré aux
grands hommes sa part de crédulité. Distinguons pourtant. Les
animaux, les soldats, les hommes d’État ne l’émouvaient en rien. Mais
la seule pensée d’un grand écrivain suscitait dans son âme un tel élan
de foi qu’elle en fai-sait presque un dieu invisible. En quoi son
instinct, d’ailleurs, montrait du bon sens. Pour que l’âme puisse
croire, sans doute faut-il que les yeux ne puissent pas voir. Sur le pont
du bateau, c’est dans une sorte de vision mystique qu’Orlando avait
entre-vu ces grands hommes. Elle doutait que la tasse y fût vraiment
en porcelaine et la gazette en papier. Lorsque Lord O., un jour, s’était
vanté d’avoir dîné la veille avec Dryden, elle n’en avait pas cru un
traître mot. Or, le salon de Lady R. avait la réputa-tion d’être une
antichambre du saint des saints où vivait le gé-nie; c’était là
qu’hommes et femmes se réunissaient pour ba-lancer des encensoirs
et entonner des hymnes devant le buste du grand homme trônant
dans une niche. Parfois le Dieu dai-gnait apparaître en personne.
Seules des intelligences émi-nentes étaient admises dans cette
chapelle où l’on ne disait rien, paraît-il, qui ne fût spirituel.
Quel n’était donc pas le trouble d’Orlando lorsqu’elle entra dans le
salon! Elle trouva la compagnie déjà rassemblée en de-mi-cercle
autour du feu. Lady R., une assez vieille dame au teint foncé avec une
mantille de dentelle noire sur la tête, était assise dans un grand
fauteuil au centre. Ainsi, quoique dure d’oreille, elle pouvait diriger la
conversation tant à sa droite qu’à sa gauche. Tant à sa droite qu’à sa
gauche étaient assis des hommes et des femmes de la plus haute
distinction. Tous les hommes, disait-on, avaient été premiers
ministres, et toutes les femmes, murmurait-on, avaient eu un roi pour
amant. À coup sûr, tous étaient brillants, tous étaient fameux.
Orlando salua très bas sans mot dire, et s’assit… Trois heures après,
elle fit une profonde révérence et sortit.
Mais enfin, dira le lecteur exaspéré, que se passa-t-il entre-temps?
En trois heures, de si grands esprits n’ont pu que tenir les propos les
plus spirituels, les plus profonds, les plus intéres-sants du monde. On
serait tenté de le croire. Mais en fait ils ne dirent rien. C’est là une
caractéristique curieuse qu’ont toujours partagée les plus brillantes
sociétés du monde. La vieille Ma-dame du Deffand et ses amis ont
parlé pendant cinquante ans sans arrêt. Et qu’en reste-t-il? Peut-être
trois mots spirituels. Nous sommes donc libres de croire soit qu’on ne
disait rien chez Madame du Deffand, soit qu’on n’y disait rien de
spirituel, soit enfin que les trois paroles spirituelles durèrent dix-huit
mille deux cent cinquante soirées, ce qui ne laisse pas beaucoup
d’esprit à la part de chacune.
La vérité paraît être – si nous osons nous servir d’un tel mot pour
un pareil sujet – que tous ces petits cercles vivent sous un
enchantement. L’hôtesse est notre sibylle moderne. C’est une sorcière
qui jette un charme sur ses invités. Dans telle maison, ils se croient
heureux; dans telle autre, spirituels; dans une troisième, profonds. Ce
sont autant d’illusions – que je ne songe pas à blâmer le moins du
monde, car les illusions sont les choses les plus précieuses et les plus
nécessaires de la vie, et la femme qui peut en créer une compte parmi
les grandes bienfai-trices de l’humanité. Mais chacun sait que les
illusions sont ré-duites en poudre lorsqu’elles se heurtent à la réalité:
il s’ensuit donc qu’aucun bonheur réel, aucun esprit réel, aucune
profon-deur réelle ne sont tolérés dans les lieux où l’illusion règne.
Ceci explique pourquoi Madame du Deffand n’a pas tenu plus de trois
propos spirituels en cinquante ans. Si elle en avait tenu da-vantage,
son cercle eût été détruit. Le mot d’esprit, en quittant ses lèvres,
fauchait toute la conversation courante comme un boulet de canon
fauche les fleurs des prés. Son fameux „mot de Saint-Denis” roussit
jusqu’à l’herbe. Le désenchantement et le désespoir le suivirent. Pas
une parole ne fut prononcée. „Par Dieu, Madame, épargnez-nous un
autre mot semblable”, criè-rent plus tard ses amis, d’un seul accord.
Et elle obéit. De presque dix-sept ans elle ne dit plus rien de
mémorable et tout alla le mieux du monde. La belle et bonne
douillette de l’illusion protégea son salon comme elle protégeait celui
de Lady R. Les fidèles se croyaient heureux, se croyaient spirituels, se
croyaient profonds, et puisqu’ils le croyaient, d’autres le croyaient
encore plus fermement. Ainsi s’était accréditée la légende que le salon
de Lady R. était un lieu de délices incomparables; tous en-viaient ceux
qui avaient le bonheur d’y être admis; et ceux -là s’enviaient euxmêmes parce que les autres les enviaient. Un tel enchaînement n’a pas
de fin – hormis celle que nous allons rap-porter.
Un jour, en effet, un incident survint. Orlando, qui était là environ
pour la troisième fois, avait encore l’illusion qu’elle écoutait les
épigrammes les plus brillantes du monde; en fait, le vieux général C.
était tout bonnement en train de raconter avec force détails comment
la goutte avait passé de sa jambe gauche à sa jambe droite, et Mr. L. se
contentait de l’interrompre à chaque nom propre. „R.? Oh! je connais
Billy R. comme ma poche. S.? Mon meilleur ami. T.? J’ai passé quinze
jours avec lui dans le Yorkshire” – ce qui, par la vertu de l’illusion,
appa-raissait à tous comme les reparties les plus spirituelles, les réflexions morales les plus pénétrantes, et suscitait dans le salon un
bruyant enthousiasme, quand soudain la porte s’ouvrit et li-vra
passage à un petit homme dont Orlando ne saisit pas le nom. Bientôt
elle fut envahie par une sensation curieusement désagréable. Les
visages environnants lui apprirent qu’elle n’était pas la seule à
ressentir cette gêne. Quelqu’un se plaignit d’un courant d’air. Un chat
devait être caché sous le sofa, gémit la Marquise de C. On eût dit que
leurs yeux, après un rêve ex-quis, s’ouvraient peu à peu pour voir un
broc minable et une contrepointe sale. On eût dit que les vapeurs
grisantes d’un vin délicieux lentement s’échappaient de leurs
cerveaux. Le général parlait toujours, et Mr. L. se souvenait encore.
Mais, de plus en plus, tous voyaient le cou apoplectique de l’un et la
calvitie de l’autre. Quant à leurs propos – on ne pouvait rien imaginer
de plus ennuyeux, de plus trivial. L’énervement devint général; les
dames, sous la protection de leurs éventails, bâillèrent. À la fin,
Lady R. tapota sèchement, du sien, le bras de son fauteuil. Les
deux causeurs se turent. Alors le petit homme dit, Il dit ensuite, Il dit
enfin.
Ces mots éclataient d’esprit vrai, de vraie sagesse, de vraie
profondeur. Ils épouvantèrent l’auditoire. Un seul eût été bien assez
pénible; mais trois, coup sur coup, le même soir! Pas un salon ne
pouvait y survivre.
„Mr. Pope, dit la vieille Lady R. d’une voix qui tremblait de rage
sarcastique, vous vous plaisez à montrer de l’esprit.” Le visage de Mr.
Pope s’empourpra. Personne ne dit mot. Un si-lence mortel pesa sur
l’assistance pendant vingt minutes. Puis, un à un, les fidèles se
levèrent pour s’éclipser. Après une telle aventure, il était douteux
qu’ils ne revinssent jamais. On pouvait entendre les porte-flambeaux
appeler leurs carrosses jusqu’au bas de South Audley Street. Les
portières battirent, le roulement des roues s’éloigna. Dans l’escalier,
Orlando se trouva près de Mr. Pope. Son corps maigre et tordu était
secoué d’émotions di-verses. Ses yeux décochaient à la fois des traits
de malice, de rage, de triomphe, d’esprit et de terreur (car il tremblait
comme une feuille). Il avait l’air d’un reptile prêt à la détente avec le
feu d’une topaze au front. Au même instant une étrange tempête
d’émotions ballottait l’âme de la malheureuse Orlando. Elle était
encore sous l’effet du désenchantement qui l’avait assaillie moins
d’une heure auparavant: sous de tels chocs l’esprit ti-tube. Tout prend
une apparence dix fois plus triste et plus dé-nudée. C’est à de tels
moments que l’esprit humain court les plus grands dangers, que des
femmes prennent le voile, des hommes la tonsure. C’est à de tels
moments que des riches font donation de tous leurs biens, et que des
hommes heureux se tranchent la gorge avec un couteau à découper.
Orlando aurait fait tout ceci de bon cœur, mais elle pouvait prendre
un parti plus casse-cou encore, et elle le prit. Elle invita Mr. Pope à
l’accompagner chez elle.
Car s’il faut être casse-cou pour entrer sans arme dans l’antre d’un
lion, casse-cou pour affronter l’Atlantique dans une barque à rames,
casse-cou pour jouer à cloche-pied au sommet de Saint-Paul, il faut
l’être encore davantage pour rentrer chez soi en tête à tête avec un
poète. Un poète combine en lui l’Atlantique et le lion. L’un nous noie
et l’autre nous mord. Si nous échappons aux dents, nous succombons
aux vagues. Un homme qui détruit les illusions est à la fois bête
sauvage et flot. Les illusions sont à l’âme ce que l’atmosphère est à la
terre. Dé-tachez cette pellicule d’air tendre, et la plante meurt, la
couleur se fane. La terre sur laquelle nous marchons n’est qu’un
mâche-fer: nous foulons de la marne, et des cailloux aigus nous déchirent les pieds. La vérité nous anéantit. La vie est un rêve. C’est le
réveil qui nous tue. Qui nous vole nos rêves nous vole notre vie… (et
cela peut continuer pendant six pages si vous le dési-rez; mais c’est un
style bien ennuyeux, autant l’abandonner).
À ce compte, Orlando aurait dû être réduite en cendres quand le
carrosse s’arrêta devant sa maison de Blackfriars. Si elle en sortit,
épuisée de fatigue il est vrai, mais encore de chair et d’os, ce ne fut que
grâce à un fait sur lequel nous avons attiré déjà l’attention du lecteur.
Moins clair nous voyons, et plus nous croyons. Or, les rues qui vont de
Mayfair à Blackfriars étaient à cette époque forte mal éclairées. C’était
mieux, il est vrai, qu’au siècle d’Élisabeth. Car alors le voyageur
nocturne devait se fier aux étoiles ou à la torche rougeoyante d’un
veilleur de nuit pour éviter de se rompre le col dans les sablières de
Park Lane ou de s’égarer dans les bois de chênes labourés par les
sangliers, sur la route de Tottenham Court. Mais tout de même
l’éclairage était loin encore de la perfection moderne. Tous les deux
cents mètres environ vacillait la lampe à huile d’un réverbère, mais les
intervalles étaient, sur presque toute leur longueur, d’un noir de poix.
Ainsi, pendant dix minutes Orlando et Mr. Pope étaient dans l’ombre;
puis, pendant une demi-minute, dans la lumière. Ces oscillations
firent naître en Orlando un étrange état d’âme. À mesure que
s’évanouissait la lumière, elle sentait un baume exquis l’envahir tout
entière. „En vérité, c’est un grand hon-neur pour une jeune femme
d’être en voiture avec Mr. Pope”, pensait-elle bientôt en considérant
de profil le nez de son voisin. „Je suis bénie entre toutes les femmes. À
un demi-pouce de moi – en vérité je sens les rubans de son genou qui
se pressent contre ma cuisse – est le plus grand génie de ce Royaume,
Do-minions inclus. Les siècles futurs penseront à nous avec curiosi-té
et m’envieront furieusement.” Mais voici qu’approchait un nouveau
réverbère. „Sotte que je suis, pensait-elle. La renom-mée et la gloire
ne sont rien. Les siècles à venir se soucieront bien de moi et de Mr.
Pope! Et qu’est-ce qu’un „siècle”, vrai-ment? Et qu’est-ce que „nous”?”
Cette traversée de Berkeley Square ressemblait aux tâtonnements de
deux fourmis aveugles un instant réunies par le hasard, sans intérêt ni
but commun, dans le noir d’un désert. Orlando frissonnait. Mais de
nouveau revenait l’ombre. L’illusion renaissait. „Comme son front est
noble!” pensait-elle (en prenant dans l’obscurité la bosse d’un coussin
pour le front de Mr. Pope). „Quel poids de génie dans ce crâne! Que
d’esprit, de sagesse et de vérité! Rien ne lui manque, en fait, de tous
ces trésors qui ont pour les hommes plus de prix que la vie même.
Vous êtes la seule lampe éternelle. Sans vous, l’humain pèlerinage
s’accomplirait dans une ombre funeste (à ce moment, le carrosse
roula dans une ornière de Park Lane et fit une embardée terrible).
Sans génie à coup sûr, nous verserions, c’en serait fait de nous. Oh! le
plus auguste, le plus lumineux des phares!” – Orlando apostrophait
en ces termes la bosse du coussin lorsque la voiture passa sous l’un
des réverbères de Berkeley Square. L’erreur fut dissipée. Mr. Pope
avait un front comme tout le monde. „Petit misérable, pensa Orlando,
voilà donc comme tu m’as trompée. J’ai pris cette bosse pour ton
front. Quand on peut te voir clairement, quelle ignominie! Quelle
bassesse! Maladif et mal bâti, je ne vois rien à vénérer en toi, mais fort
à plaindre et fort à mépriser.”
Mais l’ombre revint et la colère d’Orlando changea d’objet quand
elle ne vit plus que les genoux du poète.
„Que dis-je? C’est moi qui suis une misérable”, réfléchit-elle
lorsqu’ils furent plongés de nouveau dans une obscurité complète. „Si
vil que vous soyez, ne suis-je pas plus vile en-core? C’est vous qui me
nourrissez, qui me protégez; vous êtes l’épouvante des bêtes fauves et
la terreur des tribus barbares; vous avez tissé pour moi des habits avec
les fils du ver à soie et des tapis avec la laine des troupeaux. Et si j’ai
besoin d’adorer, n’avez-vous pas mis dans le ciel à mon intention
votre propre image? Ne trouvé-je pas partout la marque de votre
sollici-tude? Quelle humilité, quelle gratitude, quelle docilité ne vous
dois- je point en échange? Je veux passer ma vie à vous servir, vous
honorer, et vous obéir avec joie.”
À peine avait-elle achevé ce discours que le carrosse attei-gnit
l’énorme réverbère au coin de ce qui est aujourd’hui Picca-dilly
Circus. La lumière éblouit Orlando et soudain elle vit, outre quelques
créatures dégradées de son propre sexe, deux misé-rables nains
perdus dans un désert affreux. Ils étaient égale-ment nus, solitaires,
sans armes et impuissants à se porter un mutuel secours. Chacun
avait assez d’ouvrage à s’occuper de son salut. Regardant Mr. Pope en
plein visage: „Je ne puis pas plus vous adorer, pensa Orlando, que
vous ne pouvez me protéger: ce sont là deux folies également vraies.
La lumière de la vérité tombe sur nous avec une crudité impitoyable,
et la lumière de la vérité nous va diablement mal à tous les deux.”
Comme de juste, pendant tout ce temps, ils n’avaient pas cessé
d’échanger des propos agréables, selon l’usage des per-sonnes bien
nées et de bonne éducation, sur l’humeur de la Reine et la goutte du
Premier Ministre, tandis que le carrosse, passant de l’ombre à la
lumière, descendait Haymarket, suivait le Strand, remontait Fleet
Street, et atteignait enfin la maison d’Orlando à Blackfriars. Depuis
quelques instants déjà, les in-tervalles séparant les réverbères étaient
mieux éclairés, et les réverbères éclairaient moins: l’aube venait de
naître; et ce fut dans la lumière égale mais confuse d’un matin d’été,
au moment où tout est visible mais où rien ne l’est distinctement,
qu’ils des-cendirent de carrosse, Mr. Pope offrant l’appui de sa main à
Or-lando et Orlando priant Mr. Pope, avec une révérence, de la précéder dans son hôtel, sans omettre le moindre rite de la civilité
gracieuse.
Il ne faudrait pas déduire du passage précédent que le gé-nie (il
est vrai que ce mal a disparu des Îles Britanniques, feu Lord
Tennyson, dit-on, ayant été le dernier à en souffrir) brille toujours
d’un éclat égal; s’il en était ainsi tout serait clair pour nous, et nous
courrions le risque d’être brûlés vifs. Le génie fonctionne plutôt à la
façon d’un phare qui jette un rayon, puis s’arrête pendant un certain
temps; seulement, plus capricieux dans ses manifestations, il peut
lancer six ou sept éclairs coup sur coup (comme avait fait Mr. Pope
cette nuit) et puis rentrer dans l’ombre pour une année ou pour
toujours. Il est donc im-possible de se guider d’après ses rayons, et les
hommes de gé-nie, dit-on, quand ils sont dans leur série noire, ne se
distin-guent pas du commun des mortels.
Ce fut une déception pour Orlando, mais un bonheur aussi. Car à
partir de cette nuit elle vécut souvent dans la société d’hommes de
génie. Et ils n’étaient pas si différents de nous qu’on aurait pu le
croire. Addison, Pope, Swift, se révélèrent amateurs de thé. Ils
aimaient les berceaux de verdure. Ils collec-tionnaient de petits
morceaux de verre colorés. Ils adoraient les grottes. Les honneurs ne
leur étaient pas désagréables. Les louanges leur étaient délicieuses. Ils
portaient des habits tantôt gris, tantôt prune. Mr. Swift avait une belle
canne de Malacca. Mr. Addison parfumait ses mouchoirs. Mr. Pope
souffrait de maux de tête. Un peu de commérage ne leur faisait pas
peur. Ils n’étaient pas, d’ailleurs, sans avoir leurs jalousies. (Nous
notons ici au hasard quelques réflexions qui se présentèrent pêle-mêle
à l’esprit d’Orlando.) D’abord elle s’en voulut de prendre garde à ces
bagatelles et résolut de noter sur un cahier les discours mé-morables
de ces grands hommes; mais la page demeura vide. Peu à peu,
cependant, Orlando reprit son entrain; déchira les cartes d’invitation
aux réunions mondaines; garda ses soirées libres; attendit avec
impatience la visite de Mr. Pope, de Mr. Addison, de Mr. Swift, etc. Si
le lecteur veut bien consulter The Rape of the Lock ou le Spectator ou
Les Voyages de Gulliver, il comprendra précisément ce que peuvent
signifier ces mots mys-térieux. En vérité, biographes et critiques
pourraient s’épargner toute leur peine si les lecteurs voulaient bien
suivre ce conseil. Car, lorsque nous lisons:
Si de la chaste Diane on a brisé les Vœux, Ou fêlé par mégarde un
Vase précieux, Entaché son Honneur, gâté sa Brocatelle, Oublié sa
Prière ou son Loup de dentelle, Perdu son Cœur, un Soir, ou ses
perles, au Bal.
Mr. Pope en personne est devant nous, nous voyons frétil-ler sa
langue comme celle d’un lézard, nous voyons ses yeux je-ter des
éclairs, et sa main trembler; nous savons comment il aimait, comment
il mentait, comment il souffrait. Bref, tous les secrets d’une âme
d’écrivain, toutes les expériences de sa vie, toutes les qualités de son
esprit, éclatent dans ses œuvres, et ce-pendant il nous faut encore les
gloses du critique et les récits des biographes. Le temps pèse bien
lourd aux hommes: c’est la seule explication possible de telles
monstruosités.
Pour nous, ayant lu une page ou deux du poème de Mr. Pope,
nous savons exactement pourquoi Orlando le trouvait si amusant et si
effrayant à la fois, pourquoi elle avait les joues si brûlantes et les yeux
si brillants cet après-midi.
Mrs. Nelly frappa: Mr. Addison demandait à être introduit auprès
de Madame. À ces mots, Mr. Pope se leva avec un sourire oblique, prit
congé et s’en fut en boitillant. Mr. Addison entra. Pendant qu’il prend
un siège, lisons le passage suivant du Spec-tator: „Je tiens la femme
pour un bel animal romanesque que l’on peut orner de fourrures et de
plumes, de perles et de dia-mants, de métaux et de soieries. Le lynx,
humblement, lui offri-ra sa peau pour une palatine. Le paon, le
perroquet, le cygne s’associeront pour lui faire un manchon; on
fouillera la mer pour des coquilles, les roches pour des gemmes, et
tous les règnes de la nature contribueront à l’embellissement d’un être
qui en est l’ouvrage le plus achevé. Tout ceci je le passe aux femmes,
mais pour ce jupon dont je vous parlais tout à l’heure, je n’y puis
consentir, et je n’y consentirai point.”
Nous tenons notre auteur, tricorne et tout, au creux de notre
paume. Une fois de plus, examinez-le sous la loupe. Ne voyez-vous
pas, avec une netteté prodigieuse, jusqu’aux plis de son bras? N’avezvous pas devant les yeux les moindres rides, les moindres pentes de
son esprit, sa bénignité, sa timidité, son urbanité, jusqu’au fait qu’il
épousa une comtesse et mourut, à la fin, de façon très respectable?
Tout est parfaitement clair. Mais à peine Mr. Addison a-t-il dit son
mot qu’on cogne à la porte, et Mr. Swift, qui a toujours eu ces façons
tranchantes, entre sans se faire annoncer. Un moment, je vous prie!
Où sont Les Voyages de Gulliver? Les voici! Lisons un passage du
Voyage chez les Houyhnms:
„Je jouissais alors d’une parfaite Santé de Corps et d’une entière
Tranquillité d’Esprit; je n’avais à souffrir ni la Trahison ou
l’Inconstance d’un Ami, ni les violences d’un Ennemi avoué ou secret.
Je n’étais pas contraint par Vénalité, Flatterie ou Ma-querellage
d’acquérir la Faveur d’un Grand ou de son Mignon. Je n’avais besoin
d’aucune Barrière contre l’Oppression ou le Vol, Là, pas de Médecin
pour détruire mon corps, ni d’Avocat pour ruiner ma Fortune; pas
d’Espion pour guetter mes Pa-roles, mes Actes, et forger contre moi
des Accusations pour de
l’Argent; pas de Railleurs, de Censeurs, de Calomniateurs, de
Voleurs, de Bandits, de Cambrioleurs, de Juges, de Maque-reaux, de
Bouffons, de Pipeurs, de Politiciens, de Beaux-Esprits, pas de Bavards
suant l’Ennui…”
Arrêtez, arrêtez, de grâce! Cette grêle de mots va nous écorcher
vifs, et vous-même à la suite. Rien de plus cru que la violence de cet
homme. Il est si rude et pourtant si propre; si brutal et pourtant si
bon! Lui qui méprise le monde entier, le voici qui câline une petite
fille; il finira – qui en doute? dans un asile de fous.
Orlando donc leur versait du thé et parfois, quand il faisait beau,
les emmenait chez elle, à la campagne, où elle les traitait royalement
dans la Salle Ronde; elle y avait pendu tous leurs portraits en cercle;
ainsi Mr. Pope ne pouvait l’accuser d’avoir donné la priorité à Mr.
Addison ou réciproquement. Ils étaient fort spirituels d’ailleurs (mais
leur esprit est tout entier dans leurs livres) et ils enseignèrent à
Orlando l’essentiel du style qui est d’avoir toujours un ton de voix
naturel. C’est une qualité qui ne s’acquiert que par l’oreille: sans cette
éducation directe, il est vain de chercher à l’imiter; l’habile Greene luimême n’y par-viendrait pas; cette vague de naturel naît de
l’atmosphère, frôle les meubles de sa volute, roule, s’évanouit; nul ne
la ressaisira jamais, et moins que personne ceux qui, un demi-siècle
plus tard, dressent l’oreille et s’efforcent. Orlando l’apprit simplement en écoutant se nuancer la voix de ses hôtes; son propre style
changea; elle écrivit des vers coulants, fort spirituels, et en prose traça
quelques portraits. Tandis qu’elle apprenait ainsi à mieux écrire, elle
prodiguait son vin, glissait sous l’assiette de ses compagnons, à dîner,
quelques billets de caisse qu’ils pre-naient fort aimablement, agréait
leurs dédicaces, et se jugeait hautement honorée par cet échange.
Ainsi les jours fuyaient et l’on pouvait souvent entendre Orlando
se dire à elle-même, avec une emphase peut-être un tantinet suspecte:
„Par mon âme, quelle vie!” (car elle était toujours à la recherche de
cette denrée). Mais les circonstances la forcèrent bientôt à considérer
les choses de plus près.
Un jour, elle versait du thé à Mr. Pope; celui-ci (comme n’importe
qui peut le devenir d’après les vers cités plus haut), tout contracté
dans son fauteuil, l’observait de ses yeux bril-lants.
„Seigneur, pensa-t-elle en levant les pinces à sucre, comme les
femmes des siècles futurs m’envieront! Et pour-tant” – elle s’arrêta,
car il fallait s’occuper de Mr. Pope. Et pourtant – complétons sa
pensée – lorsque quelqu’un dit: „Comme les siècles futurs
m’envieront!” on peut être sûr qu’il se sent tout à fait mal à l’aise dans
le présent. Cette vie était-elle aussi amusante, aussi flatteuse, aussi
glorieuse en réalité qu’après avoir passé entre les mains des
mémorialistes? D’abord, Orlando détestait positivement le thé; en
second lieu, l’intelligence, si divine, si adorable qu’elle soit, a
l’habitude de loger dans les plus éreintées des carcasses où elle a
bientôt dé-voré les autres vertus humaines, si bien que, souvent, là où
l’Esprit est le plus développé, le Cœur, les Sens, la Grandeur d’âme, la
Charité, la Tolérance, la Bienveillance, etc., n’ont pas la place de
respirer. Ajoutez à ceci la haute opinion que les poètes ont d’euxmêmes et la basse opinion qu’ils ont des autres; les inimitiés, les
guerres, les envies, les disputes où ils sont engagés sans cesse; la
volubilité qu’ils mettent à en faire part; la rapacité avec laquelle ils
exigent votre sympathie; et vous verrez qu’en somme (disons-le à voix
basse de peur que les beaux esprits ne nous entendent), il est plus
difficile, plus pé-nible même de servir le thé qu’on ne le croit
généralement. Mais ce n’est pas tout: il y a encore (de nouveau nous
allons baisser la voix de peur que les femmes ne nous entendent) le
petit se-cret que les hommes se transmettent; Lord Chesterfield l’a
murmuré à l’oreille de son fils avec la recommandation expresse de
n’en rien dire: „Les femmes ne sont que de grands enfants… Un
homme de bon sens batifole avec elles, joue, plaisante et les flatte,
mais rien de plus.” Comme les enfants entendent toujours ce qu’on
veut leur cacher (fussent-ils même de grands en-fants), le secret a dû
transpirer, et la cérémonie du thé en de-vient d’autant plus curieuse.
Une femme sait fort bien que même si un bel esprit lui envoie ses
poèmes, loue son jugement, sollicite ses critiques et boit son thé, ceci
ne signifie pas le moins du monde qu’il respecte ses opinions, qu’il
admire son intelli-gence, et se refusera le plaisir, puisque la rapière
n’est pas ad-mise, de la transpercer avec sa plume. Si bas que nous le
mur-murions, tout ceci, dis- je, doit avoir fui par quelque fente; si bien
que, même avec le pot de crème en suspens et les pinces à sucre au
bout des doigts, il peut arriver aux dames de s’énerver quelque peu, de
regarder quelque peu par la fenêtre, de bâiller quelque peu, et – ploc!
– de laisser tomber d’assez haut – comme fit Orlando ce jour-là – le
sucre dans le thé de Mr. Pope. Nul mortel ne fut jamais plus prompt à
soupçonner une insulte et plus rapide à se venger que Mr. Pope. Il se
tourna vers Orlan-do et lui décocha aussitôt l’original d’un trait
fameux qu’on trouvera dans ses Portraits de femmes. Il devait par la
suite le polir longuement mais la version première était déjà assez piquante. Orlando reçut le trait avec une révérence. Mr. Pope prit congé
avec un salut. Orlando, pour rafraîchir ses joues, – elle avait vraiment
l’impression que ce petit homme l’avait giflée – s’en fut errer dans le
bocage de noisetiers au fond du jardin. La brise fraîche agit bientôt
sur elle. À son étonnement Orlando découvrit qu’elle était fort
soulagée de se trouver seule. Elle re-garda les joyeuses batelées qui
remontaient la rivière à a rame. Sans aucun doute ce spectacle lui
remit à l’esprit un ou deux in-cidents de sa vie passée. Elle s’assit et
médita profondément sous un saule magnifique. Elle demeura là
jusqu’au moment où les étoiles apparurent dans le ciel. Alors elle se
leva, prit le che-min du retour, entra dans sa maison, alla droit à sa
chambre et verrouilla la porte. Puis elle ouvrit un placard où
pendaient en-core un grand nombre des habits qu’elle avait portés
jadis quand elle était un jeune homme élégant, et choisit un costume
de velours noir richement orné de dentelles vénitiennes. Il était un
peu passé de mode, à vrai dire, mais il lui allait à la perfection et lui
donnait l’exacte silhouette d’un jeune Lord. Elle fit un tour ou deux
devant le miroir pour s’assurer que les jupes ne lui avaient pas fait
perdre l’aisance de ses jambes et sortit secrète-ment.
C’était une belle nuit du début d’avril. Les lueurs de mil-liers
d’étoiles fondues dans la clarté d’une lune en croissant, en-core
renforcée par les réverbères, créaient une lumière infini-ment seyante
à la silhouette humaine et à l’architecture de Mr. Wren. Une exquise
tendresse estompait les formes: elles sem-blaient toujours sur le point
de se dissoudre, et toujours une goutte d’argent leur rendait à la fois
l’acuité et la vie. Voilà l’image de la conversation, songea Orlando (en
se laissant aller à une absurde rêverie), voilà l’image de la société, de
l’amitié, de l’amour tels qu’ils devraient être. Car, Dieu sait pourquoi,
au moment où nous venons de perdre toute foi dans les relations
humaines, une composition purement fortuite d’arbres et de granges,
une meule, une charrette soudain nous offrent un symbole si parfait
de l’idéal inaccessible, que nous nous remet-tons à chercher. Tout en
faisant ces réflexions, Orlando entra dans Leicester Square. Les
édifices y avaient une symétrie aé-rienne, et pourtant exacte,
inconnue dans le jour. Le dais du ciel paraissait un lavis adroitement
passé dans le contour des che-minées et des toitures. Au centre du
square, sous un platane, une jeune femme assise dans une pose
abattue, un bras pen-dant, l’autre posé sur ses genoux, semblait
l’image même de la simplicité, de la grâce et de la désolation. Orlando
la salua d’un geste large comme fait un galant qui présente en public
ses res-pects à une élégante. La jeune femme leva la tête. La
perfection en était exquise. La jeune femme leva les yeux. Orlando les
vit briller d’un éclat qui resplendit parfois sur les théières mais rarement dans un visage humain. À travers ce glacis d’argent, la jeune
femme laissa monter vers lui (car il était un homme pour elle) un
regard d’appel, d’espoir, d’appréhension, de crainte. Elle se leva; elle
accepta son bras. Car – est-il besoin d’insister?– elle était de celles
qui, le soir venu, fourbissent leurs charmes pour l’étalage commun où
ils attendront, à leur place, le plus haut acheteur. La jeune femme
conduisit Orlando à la chambre où elle logeait dans Gerrard Street.
Quand il la sentit à son bras, légèrement appuyée et pourtant
suppliante, Orlando retrouva les sentiments qui conviennent à
l’homme. Elle en eut l’apparence, les impressions et les paroles. Mais
comme elle avait été femme elle-même, et très récemment, Orlando
soup-çonna que la timidité de cette fille, ses réponses hésitantes, sa
gaucherie pour faire tourner la clef dans la serrure, le drapé de sa cape
et la langueur de son poignet n’étaient affichés que pour complaire sa
propre virilité. Ils montèrent l’escalier, et les soins qu’avait pris cette
pauvre créature pour orner sa chambre et pour cacher le fait qu’elle
n’avait pas d’autre pièce, pas un ins-tant ne trompèrent Orlando. La
feinte éveilla son mépris, la vé-rité sa pitié. À voir ainsi le comique
transparaître derrière le tra-gique, et réciproquement, Orlando finit
par ne plus savoir si elle devait rire ou pleurer. Cependant Nell –
c’était le nom de la jeune femme, – avait déboutonné ses gants, tout
en cachant soi-gneusement le pouce gauche qui aurait eu besoin d’une
reprise, puis s’était retirée derrière un écran. Elle devait mettre du
rouge à ses joues, arranger ses vêtements, enrouler autour de son cou
un foulard propre. Elle ne cessait de bavarder comme font les femmes
pour amuser leurs amoureux, mais Orlando eût juré, d’après le ton de
sa voix, qu’elle pensait à autre chose. Lorsque tout fut à point, elle
ressortit, prête – mais la patience d’Orlando était à bout. Partagée
entre la colère, l’amusement et la pitié, elle jeta le masque et avoua
qu’elle était une femme.
À ces mots, Nell partit d’un éclat de rire qu’on aurait pu en-tendre
de l’autre côté de la route.
„Eh bien, ma chère, dit-elle quand elle fut remise, je ne suis pas
fâchée de l’apprendre. Car je vous flanque mon billet (avec quelle
rapidité, en découvrant qu’elles étaient du même sexe, elle avait
changé de manières, abandonné ses façons plain-tives et suppliantes!)
je vous flanque mon billet que les hommes, ce soir, me portaient sur
les nerfs. Quelle poisse!” Sur quoi elle attisa le feu, fit flamber un bol
de punch et fit à Or lando le récit de sa vie entière. Mais c’est la vie
d’Orlando qui nous occupe pour l’instant: il est donc inutile de rapporter
ici les aventures de cette autre dame, mais à coup sûr jamais Or-lando
n’avait vu les heures passer si vite ni si joyeusement. Pourtant Mrs. Nell
n’avait pas une paillette d’esprit dans la tête, et quand le nom de Mr.
Pope vint dans la conversation, elle de-manda innocemment si c’était un
parent de Pope, le perruquier de Jermyn Street. Cependant le charme du
naturel, l’attrait de la beauté sont si forts que le récit de la pauvre fille,
tout entrelardé d’expressions populacières eut pour Orlando la saveur
d’un vin, après les belles phrases qu’elle avait coutume d’entendre, et
elle finit par conclure que le mépris de Mr. Pope, la condescendance de
Mr. Addison et le secret de Lord Chesterfield lui gâteraient toujours un
peu la société des beaux esprits sans qu’elle cessât pour cela d’admirer
profondément leurs œuvres.
Ces pauvres créatures, apprit-elle (car Nell lui fit connaître Prue,
et Prue Kitty, et Kitty Rose), formaient une société à elles: Orlando y
fut bientôt admise. Chacune faisait le récit des aven-tures qui l’avaient
enfin jetée dans sa condition présente. Plu-sieurs d’entre elles étaient
filles naturelles de comtes, et l’une même était plus proche qu’il
n’aurait fallu sans doute, de la per-sonne royale. Aucune n’était trop
misérable ou trop pauvre pour n’avoir pas dans sa poche quelque
mouchoir ou quelque anneau qui lui tenait de pedigree. Elles
s’asseyaient donc autour du bol de punch qu’Orlando s’était chargée
d’emplir généreusement, et l’on racontait là maintes bonnes histoires,
et l’on échangeait là maintes remarques plaisantes, car, lorsque les
femmes se réu-nissent, – mais, chut! – elles prennent toujours garde
que les portes soient bien fermées et que pas un mot de leur conversation ne soit imprimé. Elles n’ont qu’un désir, c’est – chut! vous dis-je
– c’est bien un pas d’homme qu’on entend dans l’escalier? Nous
allions avouer quel est leur seul désir quand l’arrivée de ce monsieur
nous a ôté les mots de la bouche. Les femmes n’ont pas de désir, dit ce
monsieur, entrant dans le par-loir de Nell; rien que des affectations.
Sans désirs (Nell lui a donné ce qu’il demandait et il est parti), leur
conversation ne peut avoir d’intérêt pour personne. „Chacun sait”,
écrit Mr. S. W., „que, quand les hommes ne sont pas là pour les
stimuler, les femmes ne trouvent plus rien à se dire. Seules, elles ne
par-lent pas, elles égratignent.” Mais on ne s’égratigne pas indéfiniment; si donc les femmes ne peuvent pas causer ensemble et si,
comme chacun sait (Mr. T. R. l’a prouvé), „incapables de toute
affection pour des personnes de leur sexe, elles se détes-tent
réciproquement”, que peuvent bien faire les femmes lors-qu’elles se
réunissent?
Mais ce n’est pas une question qui mérite l’attention d’un homme
raisonnable: nous autres, biographes, qui partageons avec les
historiens le privilège de n’avoir point de sexe, passons outre, et, après
avoir noté simplement qu’Orlando trouvait de grands charmes à la
compagnie des femmes, laissons à ces mes-sieurs le soin de prouver,
comme ils aiment tant le faire, que c’est une chose impossible.
Rendre un compte exact et minutieux de la vie d’Orlando à cette
époque, devient de plus en plus malaisé. En vain nous fouillons
l’ombre, en vain nous tâtonnons dans les cours mal éclairées, mal
pavées, mal aérées que l’on trouvait alors aux en-virons de Gerrard
Street et de Drury Lane: si parfois nous croyons voir passer Orlando,
c’est pour la reperdre aussitôt. Les difficultés sont encore accrues par
le fait qu’elle prit à ce mo-ment l’habitude de changer d’habits suivant
qu’elle jugeait commode de paraître homme ou femme. C’est ainsi
qu’elle est souvent mentionnée dans les mémoires de l’époque sous le
nom de Lord un tel qui en fait était son cousin. On lui attribue les
traits de générosité d’Orlando et jusqu’à ses poèmes. Il ne semble pas
qu’elle ait éprouvé la moindre difficulté à jouer ces différents rôles: en
fait la nature de son sexe changeait plus fré-quemment que ne
peuvent l’imaginer ceux qui ont toujours por-té un seul genre
d’habits; il est très certain qu’elle récolta ainsi double moisson; les
plaisirs de la vie furent accrus pour elle, et ses expériences
multipliées. Elle échangeait contre la rigueur des pantalons la
séduction des jupons, et connaissait la joie d’être aimée des deux
sexes également.
Un croquis rapide de sa journée nous la montrerait donc, au
matin, parmi ses livres, dans une robe de Chine d’un genre ambigu;
puis, dans le même costume, en train de recevoir un ou deux protégés
(car elle payait plusieurs douzaines de pen-sions); après quoi elle
faisait un tour dans le jardin, grimpait sur les noisetiers, et les culottes
courtes devenaient indispen-sables; elle les quittait pour mettre la
robe de taffetas fleuri qu’exigeaient une promenade en voiture à
Richmond et les pro-positions de mariage de quelque noble
gentilhomme; de retour à la ville elle endossait une robe couleur tabac
comme en por-tent les hommes de loi, et s’en allait dans les cours de
justice voir ce qu’il advenait de ses procès car sa fortune se dissipait
d’heure en heure sans qu’une décision parût plus proche qu’un siècle
auparavant; enfin, lorsque la nuit tombait, le plus sou-vent muée de
pied en cap en noble gentilhomme, Orlando cou-rait la ville à la
recherche des aventures.
Lorsqu’elle rentrait de ces expéditions – la gazette du temps
fourmille à ce propos d’anecdotes où l’on voit Orlando se battre en
duel, commander une frégate du Roi, danser nue sur un balcon, et
s’enfuir avec une certaine dame aux Pays-Bas où le mari, dit-on, les
suivit (mais qu’y a-t-il de vrai dans tout cela? Nous nous refusons à
l’examiner) – lorsqu’elle rentrait, disions-nous, de ces
divertissements, quels qu’ils fussent, elle se plaisait quelquefois à
passer sous les fenêtres d’un café où elle pouvait voir sans être vue les
beaux esprits du temps, et imaginer à sa fantaisie, d’après leurs gestes,
les propos sages, spirituels ou malicieux qu’ils tenaient sans doute,
mais dont elle n’entendait pas le premier mot; ce qui était peut-être
un avantage; c’est ainsi qu’un soir elle se tint peut-être une demiheure à regarder sur une jalousie trois ombres qui buvaient du thé à la
même table dans une maison de Bolt Court.
Jamais comédie ne fut aussi intéressante. Orlando aurait voulu
crier bravo! bravo! N’était-ce pas, en effet, le plus beau des drames…
une page déchirée au plus épais du roman hu-main? Il y avait la petite
ombre aux lèvres boudeuses qui frétil-lait sur sa chaise, inquiète,
trépidante, empressée; il y avait l’ombre penchée (une femme) qui
plongeait son index crochu dans la tasse pour reconnaître le niveau du
thé, car elle était aveugle; enfin il y avait le lourd profil romain roulant
dans son vaste fauteuil – l’homme qui se tordait les doigts de façon
étrange et laissait ballotter sa tête d’une épaule à l’autre tout en
engloutissant d’énormes gorgées de son thé. Docteur Johnson, Mr.
Boswell et Mrs. Williams, tels étaient les noms de ces trois ombres.
Orlando était si absorbée par ce spectacle qu’elle en oublia de penser
combien les siècles futurs l’envieraient, quoique, probablement, ils
dussent l’envier à cette occasion. Elle ne pouvait que regarder,
regarder toujours. À la fin, Mr. Boswell se leva. Il salua la vieille
femme avec un air acerbe. Mais ensuite, comme il s’inclina
humblement devant la grande ombre romaine qui, se levant soudain
de toute sa hauteur, oscillante et superbe, roula vers lui les plus
magnifiques périodes qu’aient jamais prononcées des lèvres
humaines; du moins c’est ce que crut Orlando, car elle n’entendit pas
un seul des mots échangés par les trois ombres pendant tout le temps
qu’ils burent leur thé.
Une nuit enfin, après l’une de ces flâneries, elle revint chez elle et
monta dans sa chambre. Elle quitta sa veste garnie de dentelles et, en
culotte et chemise, se mit à la fenêtre. Il y avait je ne sais quel émoi
dans l’air qui l’empêchait de se mettre au lit. Une brume blanche
s’étendait sur la ville, car c’était une nuit de gel au milieu de l’hiver.
Un spectacle magnifique s’étalait sous les yeux d’Orlando. Elle pouvait
voir Saint-Paul, la Tour, l’Abbaye de Westminster avec toutes les
flèches et les dômes de la Cité, les formes douces des rives du fleuve,
les courbes larges et opulentes des halls et des bâtiments publics. Au
nord s’élevaient les collines douces et rases de Hampstead; à l’ouest
les rues et les squares de Mayfair luisaient d’un clair rayonnement.
Sur ce panorama ordonné et serein, les étoiles se pen-chaient,
scintillaient, nettes, dures, dans un ciel sans nuages. L’extrême
limpidité de l’atmosphère laissait voir l’arête de chaque toit et le
chapeau de chaque cheminée; on eût compté les pavés dans les rues.
Orlando ne put s’empêcher de comparer le bon ordre de ce spectacle
avec l’entassement confus et irrégu-lier qu’avait été la Cité de Londres
sous le règne d’Élisabeth. Alors, se souvenait-elle, la ville, si on peut
l’appeler par ce nom, n’était qu’un simple amas de maisons accolées
qui se pressaient sans ordre sous ses fenêtres à Blackfriars. Les étoiles
se reflé-taient dans des trous profonds d’eau stagnante au milieu de la
rue. Une ombre noire, au coin où s’ouvrait, à cette époque, la ta-verne,
pouvait fort bien être le cadavre d’un homme assassiné. Orlando avait
encore dans l’oreille les gémissements d’ivrognes, blessés pendant ces
ripailles nocturnes, qu’elle avait entendus, quand sa nourrice élevait
jusqu’à la fenêtre aux panneaux dia-mantés le petit garçon qu’elle
était alors. Des bandes de ruf-fians, hommes et femmes entremêlés
avec un cynisme inexpri-mable, rôdaient par les rues en hurlant des
refrains sauvages, des éclairs de bijoux aux oreilles et des lueurs de
couteaux aux poings. Par une nuit semblable on pouvait voir se
profiler à l’horizon la masse opaque des forêts de Highgate et de
Hampstead qui tordaient sur le ciel leur enchevêtrement éche-velé. Çà
et là, au sommet des collines proches, se dressait un roide gibet avec
son cadavre cloué pourrissant ou se desséchant sur sa croix. Le danger
et l’incertitude, la luxure et la violence, la poésie et l’ordure
grouillaient, bourdonnaient et puaient sur les grands chemins
tortueux de l’époque élisabéthaine. Orlando avait encore dans les
narines ces odeurs d’une nuit d’été dans les petites chambres et les
ruelles étroites de la Cité. Au-jourd’hui – elle se pencha vers la fenêtre
– tout était lumière, ordre et sérénité. On entendit sur les pavés le
roulement d’un carrosse. Puis monta le cri lointain d’un veilleur de
nuit: „Mi-nuit juste et gelée blanche.” Il n’avait pas plutôt prononcé
ces mots que le premier coup de minuit sonna. Alors Orlando découvrit un petit nuage qui s’était rassemblé derrière le dôme de SaintPaul. Elle le vit, à mesure que les coups sonnaient, s’élargir,
s’assombrir, s’étendre avec une extraordinaire rapidi-té. Au même
instant une brise légère s’éleva, et lorsque retentit le sixième coup,
toute la partie orientale du ciel était couverte d’une ombre irrégulière
et mouvante, tandis que l’ouest et le nord restaient clairs. Puis le
nuage s’étala vers le nord. L’un après l’autre les points culminants de
la ville sombrèrent. Seul Mayfair, toutes lumières dehors, brillait par
contraste d’un éclat plus vif que jamais. Au huitième coup, quelques
vedettes galo-pantes du nuage fondirent sur Piccadilly. Elles parurent
se grouper et avancer avec une rapidité extraordinaire vers l’ouest.
Tandis que frappaient les neuvième, dixième et onzième coups, une
ombre énorme croula et couvrit Londres. Et quand le dou-zième coup
de minuit sonna, la nuit était complète. Un noir dé-luge tumultueux
avait noyé la ville. Tout n’était que ténèbres, que doute, que chaos. Le
e
e
XVIII siècle avait vécu, le XIX venait de naître.
V
e
Le lourd nuage gonflé qui, le premier jour du XIX siècle, couvrait
non seulement Londres mais la totalité des Îles Britan-niques,
s’arrêta, ou, plutôt, ne s’arrêta pas d’obéir aux fluctua-tions des
tempêtes, assez longtemps dans ce coin du ciel pour avoir des effets
extraordinaires sur tous les êtres vivant dans son ombre. Le climat
anglais parut bouleversé. Il pleuvait sou-vent, mais seulement par
averses fantasques qui reprenaient si-tôt finies. Le soleil brillait,
comme de juste, mais emmitouflé par tant de nuages et dans un air si
saturé d’eau, que ses rayons perdaient leurs couleurs; et les violacés,
les orangés, les rouges ternes avaient remplacé dans le paysage les
e
teintes plus solides du XVIII siècle. Sous le dais de ce ciel meurtri et
chagrin, le vert des choux paraissait moins intense, et la neige était
d’un blanc sale. Mais ceci n’était rien: bientôt s’insinua dans chaque
maison l’humidité, le plus insidieux des ennemis; on peut der-rière
des persiennes narguer le soleil, et narguer le gel devant un bon feu;
mais l’humidité pénètre chez nous, furtivement, lorsque nous
dormons. On ne l’entend pas, on ne la sent pas, et elle est partout.
L’humidité gonfle le bois, moisit la marmite, rouille le fer, pourrit la
pierre. Et elle agit de façon si pateline qu’il nous faut soulever un
coffre, un seau à charbon, et les voir s’émietter soudain, pour
soupçonner enfin l’ennemi d’être dans la place.
Ainsi, de façon insensible et furtive, sans que rien marquât le jour
ou l’heure de l’altération, le tempérament de l’Angleterre changea, et
personne ne s’en aperçut. Rien pourtant ne fut épargné. Les rudes
gentilshommes campagnards qui jusque-là s’étaient assis
joyeusement devant un repas de bœuf et d’ale dans une salle à manger
dessinée, peut-être, par les frères Adam, avec une dignité classique,
soudain furent pris d’un frisson. Les douillettes apparurent; on se
laissa pousser la barbe; on attacha les pantalons étroitement par des
sous-pieds. Et ce froid qui montait aux jambes, le gentilhomme
campagnard eut tôt fait de le communiquer à sa maison; les meubles
furent ca-pitonnés; les tables et les murs, couverts; et rien ne resta nu.
Alors un changement de régime devint indispensable. On inven-ta le
„muffin” et le „crumpet”. Le café, après le dîner, sup-planta le porto,
et comme le café exigeait un salon où on pût le boire, comme le salon
exigeait des globes, les globes des fleurs artificielles, les fleurs
artificielles des cheminées bourgeoises, les cheminées bourgeoises des
pianos, les pianos des ballades pour salons, les ballades pour salons,
en sautant un ou deux in-termédiaires, une armée de petits chiens, de
carrés en tapisse-rie, et d’ornements en porcelaine, le „home” – qui
avait pris une importance extrême – changea du tout au tout.
Au-dehors, cependant, par un nouvel effet de l’humidité, le lierre
s’était mis à croître avec une profusion inouïe. Les mai-sons, jusque-là
de pierre nue, furent étouffées sous le feuillage. Pas un jardin, si rigide
que fût son dessin original, qui ne possé-dât maintenant sa pépinière,
son coin sauvage et son labyrinthe. Le peu de jour qui pénétrait dans
les chambres d’enfants filtrait à travers des épaisseurs vertes, et le peu
de jour qui entrait dans les salons où vivaient les adultes, hommes et
femmes, traversait des rideaux de peluche écarlate ou brune. Mais les
changements ne se limitèrent pas à l’extérieur des êtres. L’humidité
pénétra plus avant. Les hommes sentirent le froid dans leur cœur, le
brouillard humide dans leur esprit. En un effort désespéré, pour
donner à leurs sentiments un nid plus chaud, un creux quel-conque
où se blottir, ils essayèrent de tous les moyens tour à tour. L’amour, la
naissance et la mort furent emmaillotés de belles phrases. Les deux
sexes, de plus en plus, s’éloignèrent l’un de l’autre. Aucune
conversation ouverte ne fut plus tolérée. Les évasions et les
hypocrisies patelines se multiplièrent dans les deux camps. Les orgies
de lierre et d’arbres vivaces à l’extérieur des maisons eurent pour
contrepartie exacte une identique fécondité à l’intérieur. La vie d’une
femme normale devint une succession de naissances. Elle se mariait à
dix-neuf ans, et à trente était mère de quinze ou dix-huit enfants; car
il y avait grande abondance de jumeaux. Ainsi naquit l’Empire Britannique; ainsi – car on ne saurait arrêter l’humidité; elle en-vahit
l’encrier comme les boiseries – les phrases se gonflèrent, les adjectifs
se multiplièrent, les poèmes lyriques devinrent épiques, et les
bagatelles qui formaient jadis des essais d’une co-lonne prirent
l’ampleur d’encyclopédies en dix ou vingt vo-lumes. Le cas d’Eusébius
Chubbs montre bien ce que durent être, devant ce spectacle, les
réactions d’un homme sensible, conscient de son impuissance. On
trouve à la fin de ses mé-moires un passage où Chubbs raconte qu’un
beau matin, après avoir pondu trente-cinq pages in-folio „à propos de
rien”, il vissa le couvercle de son encrier et partit faire un tour dans le
jardin. Il se trouva bientôt en pleine pépinière. D’innombrables
feuilles bruissaient et luisaient au-dessus de sa tête. Il eut l’impression
„qu’il écrasait la poussière de millions d’autres sous ses pieds”. Une
épaisse fumée montait d’un feu d’herbes mouillées au bout du jardin.
Il réfléchit qu’aucun feu sur la terre ne pourrait jamais consumer ce
vaste encombrement de végé-taux. Partout où il jetait les yeux, c’était
la même végétation rampante. Les concombres „roulaient dans
l’herbe jusqu’à ses pieds”. Des choux-fleurs géants entassaient étage
sur étage, fi-nissaient par atteindre, dans son imagination troublée, la
hau-teur des ormeaux eux-mêmes. Les poules, sans arrêt, pondaient
des œufs d’une couleur bâtarde. Il se souvint avec un soupir de sa
propre fécondité et de sa pauvre femme qui, à cet instant même, était
au lit dans les douleurs de ses quinzièmes couches: comment, dans
ces conditions, blâmer la volaille? Il leva les yeux vers le ciel. Est-ce
que les cieux eux-mêmes, ou plutôt ce grand frontispice des cieux, le
ciel, n’apportait pas à cet ouvrage l’assentiment, que dis- je,
l’encouragement de la divinité? Là, été comme hiver d’un bout de l’an
à l’autre bout de l’an, les nuages roulaient, se culbutaient – comme
des baleines? réflé-chit-il, comme des éléphants plutôt? Mais en vain.
Chubbs ne pouvait échapper à l’image qu’exigeaient de lui mille
hectares aériens; le ciel entier, largement étalé sur les Îles
Britanniques, n’était qu’un vaste lit de plumes, et la fécondité
indistincte du jardin, de la chambre et du poulailler trouvait en lui son
modèle suprême. Chubbs rentra chez lui, écrivit le passage ci-dessus,
posa sa tête sur un four à gaz, et lorsqu’on le trouva dans cette
attitude, il était trop tard pour le ranimer.
Tandis que cette évolution se poursuivait par toute l’Angleterre,
Orlando pouvait bien se confiner dans sa maison de Blackfriars, et
prétendre que le climat était toujours le même; qu’on pouvait encore
dire ce qui vous plaisait et porter des culottes ou des jupes selon son
bon plaisir. Un jour vint, pourtant, où elle dut à son tour reconnaître
que les temps avaient changé. Un après-midi, au début du siècle, elle
traver-sait Saint-Jame’s Park dans son vieux carrosse à panneaux
lors-qu’un rayon de soleil (il en filtrait quelques-uns de temps à autre,
mais rarement) se fraya avec peine un chemin entre les nuages qu’il
marbrait, en passant, d’étranges couleurs prisma-tiques. Un tel
spectacle était assez extraordinaire après les cieux clairs et uniformes
e
du XVIII siècle pour inciter Orlando à bais-ser la glace et à regarder.
Les nuages puce et rose flamand la fi-rent songer avec une angoisse
délicieuse (qui montre à quel point l’humidité l’avait déjà touchée) à
des dauphins mourant dans les mers Ioniennes. Mais quelle ne fut pas
sa surprise lors-que, en frappant la terre, le rayon de soleil parut faire
surgir, ou illuminer, une pyramide, ou une hécatombe, ou un trophée
peut-être (cela ressemblait vaguement à une table de banquet) en
tout cas le conglomérat d’objets les plus hétéroclites, les plus
disparates qu’on puisse imaginer, empilés à la va-comme-je-te-pousse
en un prodigieux monticule là où s’élève maintenant la statue de la
Reine Victoria. Aux bras d’une énorme croix d’or surchargée de
fleurons sur fond de filigranes étaient drapés de noirs voiles de veuves
et de blancs voiles nuptiaux; à d’autres excroissances diverses, on
avait accroché des palais de cristal, des barcelonnettes, des casques
guerriers, des couronnes mor-tuaires, des pantalons, des favoris, des
pièces montées pour ma-riages, des canons, des arbres de Noël, des
télescopes, des monstres disparus, des globes terrestres, des cartes,
des élé-phants et des instruments mathématiques, le tout pesant,
comme une armure gigantesque, à droite sur un personnage féminin
habillé de blancheurs flottantes, à gauche sur un bour-geois
bedonnant en redingote et en pantalon à damier. L’incongruité de ces
objets, la juxtaposition de ces draperies sommaires et de ce costume
complet, l’extravagance des diffé-rentes couleurs, leur bariolage de
plaid, plongèrent Orlando dans l’affliction la plus profonde. Elle
n’avait jamais vu dans sa vie rien d’aussi indécent, d’aussi hideux et
d’aussi monumental à la fois. C’était peut-être, c’était à coup sûr, un
effet du soleil sur l’air chargé de pluie; ce cauchemar s’évanouirait à la
pre-mière brise; pourtant ce cauchemar avait bien l’air, quand sa
voiture le longea, de vouloir durer toujours. Rien, sentit-elle en se
laissant tomber dans le coin de son carrosse, – ni vent ni pluie, ni
soleil ni tonnerre – ne pourrait jamais jeter à bas cet édifice
extravagant. Les nez s’ébrécheraient, sans doute, les trompettes se
rouilleraient, mais n’importe, on les verrait en-core pointant vers l’est,
l’ouest, le sud, le nord, éternellement. Quand son carrosse se lança sur
la pente de Constitution Hill, Orlando jeta un regard en arrière. Oui,
le cauchemar était tou-jours là, baigné d’une lumière placide qui – elle
tira sa montre de son gousset – était, naturellement, la lumière de
midi. Au-cune autre n’aurait pu être si prosaïque, si terre à terre, si
étran-gère à toute idée d’aube ou de crépuscule, si apparemment calculée pour durer éternellement. Orlando prit la décision de ne plus
regarder. Dans ses veines, déjà, le sang ralentissait son cours. Mais le
plus surprenant fut qu’en face de Buckingham Palace une rougeur
vive et singulière s’épandit soudain sur ses joues: un pouvoir
supérieur parut la contraindre à baisser les yeux et à regarder ses
genoux. Horreur! elle était en culottes noires. Elle ne cessa de rougir
jusqu’à sa maison de campagne, ce qui, si l’on considère le temps que
prennent quatre chevaux à couvrir au trot quarante miles, apparaîtra,
nous l’espérons, comme une preuve signalée de sa chasteté.
Une fois chez elle, cédant au besoin désormais le plus im-périeux
de sa nature, Orlando s’enveloppa du mieux qu’elle put dans une
couverture de Damas arrachée de son lit. Puis elle ex-pliqua à la veuve
Bartholomew (qui avait succédé à la bonne vieille Grimsditch dans les
fonctions d’intendante) qu’elle se sentait glacée.
Pardi, Madame, nous le sommes tous, dit la veuve en poussant un
profond soupir. Les murs, ils coulent”, dit-elle avec une curieuse et
lugubre satisfaction; et l’on vit bien qu’il lui suffisait de poser la main
sur les panneaux de chêne pour y laisser la trace de ses doigts. Le
lierre avait poussé avec une telle profusion que de nombreuses
fenêtres étaient complètement bouchées. La cuisine était si obscure
qu’on pouvait à peine y dis-tinguer une marmite d’une passoire. On
avait pris un pauvre chat noir pour du charbon et on l’avait jeté à la
pelle sur le feu. La plupart des femmes portaient déjà trois ou quatre
jupons de flanelle rouge quoiqu’on fût en août.
Mais c’est-y vrai, Mâm’?” demanda la bonne femme en serrant les
bras autour de son buste, tandis que son crucifix d’or se soulevait sur
sa poitrine, „que la Reine, Dieu la bénisse, porte une… heu… une…” La
bonne femme hésita et rougit.
Une crinoline”, dit Orlando pour la tirer d’embarras (car le mot
avait atteint Blackfriars). Mrs. Bartholomew approuva de la tête. Déjà
les larmes coulaient le long de ses joues, mais, tout en pleurant, elle
souriait. Car il était doux de pleurer. N’étaient-elles pas toutes de
faibles femmes? qui portaient des crinolines pour mieux cacher le fait;
le grand fait; le seul fait; mais néanmoins le déplorable fait; le fait que
toute femme modeste refusait de laisser paraître jusqu’au moment où
il paraissait malgré tout; bref, le fait qu’elle était en mal d’enfant? Que
dis-je! en mal de quinze ou vingt enfants, si bien qu’une femme
modeste passait le plus clair de sa vie à cacher un scandale qui, au
moins une fois par an, finissait par éclater.
„Les muffins, ils sont au chaud, dit Mrs. Bartholomew en se
tamponnant les yeux, ils sont au chaud dans la biblio-thèque.”
Et, enveloppée dans sa couverture de Damas, c’est devant un plat
de muffins qu’Orlando aujourd’hui dut s’asseoir.
„Les muffins, ils sont au chaud dans la bibliothèque.” Or-lando
flûta l’horrible phrase populacière avec l’accent „distin-gué” de Mrs.
Bartholomew. Non, décidément, elle ne boirait pas son thé; elle
détestait trop ce breuvage douceâtre. C’est dans cette pièce, se
souvint-elle, que la Reine Élisabeth, campée devant le feu avec, à la
main, une chope de bière, en avait sou-dain assené un grand coup sur
la table en entendant Lord Burghley se servir irrespectueusement de
l’impératif au lieu du subjonctif. „Petit homme, petit homme, avaitelle dit, – Orlan-do l’entendait encore – est-ce que „devez” est un mot
qu’on puisse adresser aux princes?” et pan! la chope avait frappé
contre la table; on voyait encore la marque.
Mais lorsque Orlando se leva d’un bond, à la seule pensée qu’on
pût donner des ordres à cette grande Reine, elle s’empêtra dans sa
couverture et retomba dans son fauteuil avec un juron. Demain il lui
faudrait acheter vingt mètres au moins de basin noir, supposait-elle,
pour faire une jupe. Et puis (elle rougit), il lui faudrait acheter une
crinoline, et puis (elle rougit) une barce-lonnette, et puis une autre
crinoline, et ainsi de suite… Les rou-geurs sur son visage paraissaient
et disparaissaient dans l’alternance la plus exquise de pudeur et de
honte. On pouvait voir l’esprit du siècle souffler le froid et le chaud sur
ses joues. Et si l’esprit du siècle soufflait sans trop de suite, puisqu’on
rou-gissait de la crinoline avant de rougir du mari, il faut en accuser la
position ambiguë d’Orlando (son sexe était encore douteux) et la vie
de désordre qu’elle avait menée jusqu’alors.
À la fin, la couleur de ses joues redevint fixe et l’esprit du siècle –
si ce l’était en effet – parut s’apaiser pour un temps. Alors Orlando
sentit contre son sein, sous sa chemise, comme un médaillon ou une
relique d’amour. Elle y porta la main, mais ne tira rien de semblable;
c’était un rouleau de papier couvert de taches, sali par la mer, le sang,
les voyages; c’était le manus-crit de son poème Le Chêne. Elle l’avait
porté sur elle pendant tant d’années maintenant et dans des
circonstances si hasar-deuses, que la plupart des pages étaient salies,
d’autres déchi-rées; la disette de papier qu’elle avait dû subir pendant
son sé-jour chez les bohémiens l’avait contrainte à surcharger les
marges, à écrire en travers: il finissait par ressembler, ce ma-nuscrit, à
une reprise faite avec beaucoup de conscience. Orlan-do revint à la
première page, et lut la date „1586” tracée de sa propre écriture de
jeune garçon. Voici près de trois cents ans qu’elle travaillait sur ce
manuscrit. Il était temps d’en finir. Ce-pendant elle se prit à tourner
les pages, jeter un regard de-çà de-là, à lire, à sauter, à méditer tout en
lisant. Qu’elle avait peu changé en tant d’années! Elle avait été un
garçon taciturne, épris de la mort, comme sont les jeunes garçons;
puis elle avait été amoureux et volubile; quelquefois elle avait tâté de
la prose et quelquefois du drame. Pourtant, à travers ces métamorphoses, elle était demeurée, réfléchit-elle, la même dans le fond.
Toujours méditative et repliée sur soi, toujours attendrie par les
animaux et la nature, toujours passionnée pour la campagne et les
saisons.
Après tout, songea-t-elle en se levant et en marchant vers la
fenêtre, rien n’a changé. La maison, le jardin sont précisé-ment
comme ils étaient. On n’a pas changé un fauteuil de place, pas vendu
un bibelot. Voici les mêmes allées, les mêmes gazons, les mêmes
arbres et le même étang où vit, j’en jurerais, la même carpe.
Évidemment, la Reine Victoria est sur le trône au lieu de la Reine
Élisabeth, mais quelle différence…
Cette pensée n’avait pas plutôt pris forme que, comme pour la
refouler, la porte s’ouvrit toute grande, et l’on vit entrer d’un pas
martial Basket, le maître d’hôtel, et Bartholomew l’intendante qui
venaient desservir le thé. Orlando, qui sortait justement sa plume de
l’encre et se disposait à noter quelques réflexions sur l’éternité de
toute chose, fut fâchée de se voir soudain interrompue par une tache
qui s’étendit bientôt en méandres autour du bec. Quelque
malformation, pensa-t-elle, la plume devait être fendue ou sale. Elle la
plongea de nouveau dans l’encre. La tache s’agrandit. Elle essaya de
poursuivre sa phrase: aucun mot ne vint. Alors, elle se mit à orner la
tache d’ailes et de favoris et la transforma en un monstre à tête ronde,
quelque chose entre un rat et un ara. Mais quant à écrire de la poésie
avec Basket et Bartholomew dans la pièce, impossible. Elle n’avait pas
plutôt dit: impossible, qu’à son étonnement et son alarme la plume se
mit à virer et à caracoler avec une ai-sance prodigieuse. La page fut
bientôt couverte de la plus élé-gante écriture penchée, à l’italienne;
c’étaient des vers, les plus insipides qu’elle eût jamais lus de sa vie.
Je ne suis rien qu’un anneau vil De la vie, pesante chaîne.
La foi de nos serments, faut-il, Faut-il qu’elle demeure vaine?
La jeune fille tout en pleurs, Larmes d’amour, larmes d’absence,
De la lune sous les pâleurs, Murmurera-t-elle…
Orlando avait écrit d’un trait, tandis que Bartholomew et Basket,
grognant et grondant dans la pièce, attisaient le feu, rangeaient les
muffins.
De nouveau, elle trempa sa plume dans l’encre, et, de nou-veau, sa
plume repartit:
Hélas! Je ne vis plus sur sa face amaigrie
Cet incarnat que l’aube infuse dans les cieux. Son visage était pâle;
et la flamme flétrie Qu’allumait à ses joues un mal mystérieux Avait le
rouge éclat des cierges funéraires…
Mais, par bonheur, d’un geste brusque, Orlando renversa l’encrier
sur la page désormais à l’abri, espéra-t-elle, de tout re-gard humain.
Elle se sentit toute frissonnante, toute boulever-sée. Pouvait-on rien
imaginer de plus répugnant que ce flot d’encre ruisselant en cascade
d’inspiration involontaire? Que lui arrivait-il? Était-ce l’humidité?
Bartholomew? Basket? Qu’était-ce donc? se demanda-t-elle. Mais la
pièce était vide. Personne ne lui répondit, à moins qu’on ne prît pour
une ré-ponse les larmes de la pluie dégouttant sur le lierre.
Alors Orlando, debout devant la fenêtre, éprouva une extraordinaire vibration, un frémissement qui la parcourait tout entière:
elle eut l’impression d’être un instrument fait de mille cordes
métalliques sur lequel la brise ou des doigts errants eus-sent multiplié
les gammes. Cette vibration traversait tantôt ses orteils, tantôt sa
moelle. Les plus étranges sensations se propa-geaient le long de ses
fémurs. Il lui sembla que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Ses
bras gémirent et chantèrent comme devaient gémir et chanter, vingt
ans plus tard environ, les fils té-légraphiques. Mais tout ce
frémissement parut à la fin se con-centrer sur ses mains; puis sur une
seule main; puis sur un seul doigt de cette main, et se réduire enfin à
un anneau de sensibili-té trémulante autour du second doigt de la
main gauche. Orlan-do l’éleva pour voir la cause de ce phénomène et
ne vit rien. Rien que l’énorme émeraude solitaire donnée jadis par la
Reine Élisabeth. Eh bien? demanda-t-elle, n’était-ce pas assez? Cette
pierre, de la plus belle eau, valait au moins dix mille livres. Alors la
vibration, si bizarre que cela paraisse (souvenons-nous pour-tant que
nous touchons ici aux manifestations les plus obscures de l’âme
humaine), la vibration sembla répondre: „Non, ce n’est pas assez”; et
non contente de répondre elle sembla prendre un ton inquisiteur pour
demander: „Et que signifient cette absence, cet étrange oubli?” – tant
que la pauvre Orlando finit par avoir positivement honte du second
doigt de sa main gauche sans savoir le moins du monde pourquoi. Sur
ces entre-faites, Bartholomew entra pour demander quelle robe
Madame la Duchesse mettrait ce soir. Orlando, dont les sens étaient
de-venus plus vifs, jetant les yeux sans retard sur la main gauche de
Bartholomew, vit sans retard ce qu’elle n’avait jamais remarqué
auparavant: un anneau épais, d’un jaune vaguement bilieux,
encerclait le troisième doigt; à sa propre main, ce doigt était nu.
„Faites-moi voir votre anneau, Bartholomew”, dit-elle en étendant
la main pour le prendre.
Frappée en pleine poitrine par quelque vaurien, Bartholo-mew
n’eût pas pris une autre attitude. Elle recula d’un bond, serra le doigt
et le rejeta en arrière avec la dernière noblesse. „Non”, dit-elle, l’air
digne et résolu, Madame la Duchesse pouvait regarder s’il lui plaisait,
mais quant à ôter son alliance, ni l’Archevêque, ni le Pape, ni la Reine
Victoria sur son trône ne sauraient l’y contraindre. Son Thomas la lui
avait passée au doigt il y avait vingt-cinq ans six mois trois semaines;
elle avait dormi avec, travaillé avec, fait la lessive avec, prié avec et elle
entendait bien être enterrée avec. N’était-ce pas, crut com-prendre
Orlando – mais la voix de Mrs. Bartholomew était toute brisée
d’émotion – n’était-ce pas d’après le lustre de son anneau qu’on lui
assignerait sa place parmi les anges, et cet éclat ne se-rait-il pas terni
à jamais si elle s’en dessaisissait, fût-ce une se-conde?
„Dieu tout-puissant! dit Orlando à la fenêtre en considé-rant les
badineries des pigeons. Dans quel monde nous vivons, en vérité!”
Tant de complications l’ahurissaient. L’univers en-tier lui semblait
porter une alliance d’or. Elle s’en fut dîner. Les alliances pullulaient.
Elle se rendit à l’église. Les alliances étaient partout. Elle sortit en
voiture. En or ou en simili, minces, épaisses, grossières, polies, leur
lueur terne était à toutes les mains. Les boutiques de joailliers étaient
pleines, non plus des fausses pierres et des diamants qui scintillaient
encore dans le souvenir d’Orlando, mais d’anneaux, mais de cercles
simples et nus. D’ailleurs, des mœurs nouvelles, remarqua Or-lando,
régnaient maintenant chez les villageois. Il n’était pas rare, jadis, de
rencontrer un jeune gars contant fleurette à une fille sous quelque
haie d’aubépines. Orlando, alors, effleurait tous ces couples d’un
claquement de son fouet, éclatait de rire et passait son chemin.
Aujourd’hui, tout était changé. Les couples, de leur pas égal et pesant,
se traînaient au milieu de la route, dans une union indissoluble. Le
bras droit de la femme, invaria-blement, était passé sous le bras
gauche de l’homme qui tenait fermement entrelacés aux siens les
doigts de sa compagne. Sou-vent le nez des chevaux les touchait sans
les émouvoir, et lors-qu’ils bougeaient, c’était tout d’une pièce,
lourdement, qu’ils se rangeaient sur le côté de la route. Orlando
supposa, par force, qu’on avait fait une nouvelle découverte
physiologique; que ces gens, on ne sait comment, avaient été soudés
l’un à l’autre, couple à couple; mais qui avait fait la découverte, et
quand? Orlando ne pouvait répondre. Il ne semblait pas que ce fût la
nature. Quand elle regardait les cerfs ou les lapins ou ses lé-vriers, elle
ne voyait pas que la nature en eût modifié les mœurs ou les eût
amendés – au moins depuis le siècle d’Élisabeth. Il n’y avait encore
d’alliance indissoluble chez un animal de sa connaissance. Fallait-il
imputer la chose à la Reine Victoria ou à Lord Melbourne? Étaient-ils
les promoteurs de cette grande découverte: le mariage? Pourtant,
réfléchit-elle, on disait la Reine grand amateur de chiens et Lord
Melbourne grand ama - teur de femmes. Tout cela était bien étrange,
bien dégoûtant; en vérité, il y avait dans cette union indissoluble de
deux corps quelque chose qui répugnait à sa décence ou à son sens de
l’hygiène. Cependant, les pensées qu’Orlando ruminait ainsi
s’accompagnaient de si tintantes titillations dans le doigt ma-lade
qu’elle pouvait difficilement maintenir en ordre ses idées. Elles étaient
languissantes et aguicheuses comme les fantaisies d’une petite bonne.
Elles la faisaient rougir. Il suffisait peut-être d’acheter un de ces
horribles anneaux et de le porter comme tout le monde. C’est ce
qu’elle fit; couverte de honte, elle glissa la bague à son doigt dans
l’ombre d’un rideau; mais sans résul-tat. La titillation persista plus
violente et plus indignée que ja-mais. Orlando ne ferma pas l’œil de
cette nuit. Le matin suivant, elle prit la plume pour écrire: mais tantôt
sa tête était vide et la plume laissait tomber l’une après l’autre de
grosses larmes d’encre, tantôt, symptôme encore plus alarmant, la
plume trot-tait d’elle-même, s’épanchait en discours melliflus sur une
mort trop prompte et la corruption universelle, et Orlando préférait le
vide. Il semble bien, en effet – le cas d’Orlando en est une preuve –
que nous écrivions non seulement avec nos doigts, mais avec toute
notre personne. Le nerf qui dirige les mouve-ments de notre plume
s’enroule autour de nos moindres fibres, plonge dans notre cœur et
perce notre foie. Le siège du mal chez Orlando paraissait être la main
gauche, mais, à vrai dire, elle se sentait toute parcourue du poison. À
la fin, elle fut contrainte d’envisager le plus désespéré des remèdes:
renoncer, céder, se soumettre à l’esprit du siècle, et, pour tout dire,
prendre un ma-ri.
On a suffisamment marqué déjà combien cette décision
contrariait ses inclinations naturelles. Lorsque le roulement du
carrosse de l’archiduc s’était éteint, le cri qui était monté aux lèvres
d’Orlando était: „La Vie! Un Amant!” et non pas: „La Vie! Un Mari!”
Et c’est à la poursuite de ce but qu’elle était partie pour la ville, qu’elle
était allée par le monde, comme on l’a montré dans le chapitre
précédent. Mais l’esprit du siècle est inflexible: s’il ne fait que courber
ceux qui lui cèdent, il écrase celui qui voudrait le braver. Orlando
s’était pliée d’elle-même à l’esprit élisabéthain, à l’esprit de la
e
Restauration, à celui du XVIII siècle: c’est pourquoi elle s’était à
peine aperçue des changements qui survenaient de siècle en siècle.
e
Mais l’esprit du XIX lui était violemment antipathique: elle fut donc
brisée et ressentit sa défaite plus cruellement que jamais. Il est
probable qu’un esprit humain a sa place assignée dans le temps; les
uns naissent de telle époque, les autres de telle autre. Et maintenant
qu’Orlando était une femme adulte – en vérité elle avait dépassé la
trentaine d’un an ou deux – son ossature morale était for-mée: la plier
dans le mauvais sens lui était intolérable.
Elle se tenait donc tristement à la fenêtre du salon (Bartho-lomew
avait ainsi baptisé la librairie), tout appesantie par la crinoline qu’elle
avait adoptée avec soumission. C’était le plus lourd, le plus morne des
vêtements qu’elle eût jamais portés. Aucun n’avait à ce point entravé
ses mouvements. Elle ne pou-vait plus traverser le jardin à grandes
enjambées avec ses chiens, ou monter prestement au sommet de la
côte pour se je-ter à terre sous le chêne. Ses jupes ramassaient les
feuilles mouillées et la paille. Son chapeau à fleurs prenait le vent. Ses
souliers minces étaient aussitôt trempés et crottés. Ses muscles
avaient perdu leur souplesse. Elle imagina bientôt des voleurs cachés
derrière les lambris, et, pour la première fois de sa vie, connut, au
long des corridors, la peur des spectres. Et, de degré en degré plus
humble, elle finit par se prosterner devant la doc-trine nouvelle (quel
qu’en fût l’auteur, la Reine Victoria ou un autre), d’après laquelle
chaque homme et chaque femme a dans le monde une âme sœur
prédestinée qui la soutient et qu’elle soutient jusqu’au moment où
vient la mort séparatrice. Il serait bon, sentit-elle, de s’appuyer; de
s’asseoir; oh! oui, de s’étendre et de ne plus jamais, jamais, jamais se
relever. Ainsi l’esprit pesait sur elle malgré tout son orgueil passé, et
tandis qu’elle se laissait glisser vers un caveau étrange et assez étouffant, les titillations et les trémolos, naguère si insinuants, si accusateurs, se transmuaient en mélodies célestes, prenaient le son des
harpes que frôlent les doigts blancs des anges musi-ciens, et
finissaient par remplir tout son être d’une séraphique harmonie.
Mais sur qui pouvait-elle s’appuyer? Elle posa la question aux
vents sauvages de l’automne. (Octobre était venu, en effet, humide
comme à l’ordinaire.) Non pas sur l’archiduc; il avait épousé une très
grande dame, et voici bien longtemps qu’il chassait le lièvre en
Roumanie; ni sur Mr. M.; il était devenu catholique; ni sur le marquis
de C.; il cousait des sacs au bagne de Botany Bay; ni sur Lord O.; il y
avait belle lurette que les poissons en avaient fait leur nourriture. De
façon ou d’autre, tous les vieux amis d’Orlando avaient disparu; quant
aux Nell et aux Kit de Drury Lane, si haut qu’Orlando les tînt dans son
estime, ce n’étaient tout de même pas des appuis suffisants.
Sur qui?” demanda-t-elle – et, le regard levé vers les nuages
tourbillonnants, les mains jointes, à genoux sur le banc de la fenêtre,
elle était la frappante image de la faiblesse fémi-nine – „sur qui
pourrais-je m’appuyer?” Ses mots prenaient forme d’eux-mêmes, ses
mains se joignaient d’elles-mêmes, sans son assentiment, comme sa
plume avait écrit. Ce n’était pas Orlando qui parlait, mais l’esprit du
siècle. En tout cas, per-sonne ne répondit. Les freux s’abattaient pêlemêle dans les nuées violacées de l’automne. La pluie, enfin, avait cessé
et le ciel, irisé soudain, incita Orlando à mettre son chapeau à plumes
et ses petits souliers lacés, pour faire, avant le dîner, un tour de
promenade.
Tout le monde a son âme-sœur sauf moi”, songea-t-elle en
traînant à travers la cour une rêverie désolée. Les freux, par exemple;
Canute et Pippin même – si éphémères que fussent leurs liaisons –
semblaient, ce soir, avoir trouvé chacun un par-tenaire. „Et moi,
cependant, leur maîtresse à tous, songea-t-elle en considérant les
fenêtres du hall, innombrables, et bla-sonnées, je vis dépareillée, à
l’écart, solitaire.”
De telles pensées ne lui étaient jamais venues auparavant.
Maintenant elles la tenaient à leur merci. Au lieu de pousser la grille
elle-même, elle tapota de sa main gantée pour que le por-tier vînt la
lui ouvrir. Il faut bien s’appuyer sur quelqu’un, son-gea-t-elle, ne fûtce que sur un portier; et elle désira presque rester avec lui pour l’aider
à griller sa côtelette sur un seau de charbons ardents, mais sa timidité
l’empêcha de parler. Elle s’en fut donc errer seule dans le parc,
d’abord craintive et défaillante l’idée que des braconniers, des
chasseurs ou même des écoliers en maraude pourraient s’étonner de
voir aller seule une grande dame.
À chaque pas, nerveuse, elle regardait autour d’elle: une forme
masculine n’était-elle pas cachée derrière cette touffe de genêts? Ne
risquait-elle pas d’être chargée par une vache? Mais il n’y avait
personne que les freux palpitant dans le ciel. Une plume d’un bleu
d’acier tomba sur la bruyère. Orlando aimait les plumes d’oiseaux
sauvages. Jeune garçon, elle les collection-nait. Elle ramassa celle-ci
et la piqua sur son chapeau. L’air vif, soufflant sur ses esprits, en
ranima la flamme. Les freux, tou-jours, tourbillonnaient, tournoyaient
par-dessus sa tête; les plumes tombaient, une à une, miroitaient dans
l’air violacé; alors, elle les suivit, sa longue mante flottant derrière elle,
à tra-vers la lande et sur la colline. Depuis des années elle n’avait pas
marché si loin. Elle avait ramassé dans l’herbe six plumes, lissé entre
ses doigts, pressé contre ses lèvres leur luisante douceur, lorsqu’elle
vit miroiter au flanc de la colline un étang argenté, mystérieux comme
le lac où Sir Bedivere jeta l’épée d’Arthur. Une plume solitaire trembla
dans l’air et tomba au centre des eaux. Alors une étrange extase
s’empara d’Orlando. Elle eut en-vie, sauvagement, de suivre les
oiseaux jusqu’au bout du monde, de se jeter dans l’herbe spongieuse
et d’y boire l’oubli, tandis que résonnerait sur sa tête le rauque éclat
de rire des freux. Elle pressa le pas; courut; buta; sur les rudes racines
de bruyère elle trébucha, elle tomba. Elle s’était démis la cheville. Elle
ne pouvait plus se lever. Mais elle gisait heureuse. Le parfum de la
reine des prés et du myrte écossais lui emplit les narines. Le rauque
éclat de rire des freux lui emplit les oreilles. „J’ai trouvé mon âmesœur, murmura-t-elle, c’est la lande. Je suis l’épouse de la nature”,
dit-elle dans un souffle, se livrant avec ivresse dans les plis de sa
mante aux froids embrassements de l’herbe, au fond du creux, près de
l’étang. „C’est ici que je m’étendrai (une plume tomba sur son front).
J’ai trouvé pour couronne un feuillage plus vert que le laurier vivace.
Mon front sera toujours glacé. Voici des plumes d’oiseaux sauvages,
de hiboux et d’engoulevents. Mes rêves seront des rêves sauvages.
Mes mains n’auront pas d’anneau nuptial, poursuivit-elle en le faisant
glis-ser de son doigt. Les racines s’entrelaceront autour d’elles. Ah!
soupira-t-elle, en pressant voluptueusement sa tête contre l’oreiller
spongieux, j’ai poursuivi le bonheur pendant bien des siècles et je ne
l’ai pas trouvé; la gloire, et elle s’est évanouie entre mes doigts;
l’amour, et je ne l’ai pas connu; la vie – et, vois, la mort est meilleure.
J’ai connu bien des hommes et bien des femmes, poursuivit-elle, et je
n’en ai compris aucun. Mieux vaut que je gise ici, dans la paix, avec
seulement le ciel au-dessus de moi, comme ce bohémien me
l’enseigna voici bien des années. C’était en Turquie.” Elle perça du
regard la merveil-leuse écume dorée qu’avait soulevée dans le ciel le
tournoiement incessant des nuages; bientôt elle y vit un sentier où des
cha-meaux marchaient en une longue file à travers des déserts rocheux, parmi des nuages de poussière rouge; puis, lorsque les
chameaux furent passés, seules demeurèrent des montagnes très
hautes pleines de précipices et de rocs aigus, et Orlando crut entendre
les clochettes d’un troupeau de chèvres tinter dans leurs passes,
tandis que fleurissaient aux plis des monts des champs d’iris et de
gentianes. Puis le ciel changea, et les re-gards d’Orlando, lentement,
s’abaissèrent, plus bas, plus bas, jusqu’à la terre noircie de pluie:
l’énorme crête des South Downs roulait en une seule vague le long de
la côte; et par des brèches de la terre, on voyait la mer, sillonnée de
navires; Or-lando crut entendre un canon gronder très loin sur la mer
et pensa d’abord: „C’est l’Armada, puis: Non, c’est Nelson”, et se
souvint alors que toutes ces guerres étaient finies, que ces na-vires
étaient des navires marchands qui se hâtaient vers leurs affaires et
que les voiles, sur la rivière aux mille contours, étaient des bateaux de
plaisance. Elle vit encore le bétail épars sur les champs sombres,
moutons et vaches; elle vit les lu-mières s’allumer çà et là aux fenêtres
des fermes, les lanternes circuler au milieu des troupeaux pendant la
ronde du bouvier ou du pâtre; puis les lumières s’éteignirent et les
étoiles apparu-rent, tout l’entrelacs des étoiles au ciel. En vérité,
Orlando s’endormait, les plumes humides sur le visage, l’oreille
pressée contre le sol, lorsqu’elle entendit, très loin là-dessous – étaitce un marteau frappant l’enclume ou bien le battement d’un cœur? Tic
toc, tic toc, ainsi martelait, ou ainsi battait, l’enclume ou le cœur, dans
la terre; jusqu’au moment où le bruit changea, sembla-t-il, et devint
un trot de cheval; un, deux, trois, quatre, compta Orlando; le cheval
trébucha; puis (il approchait, ap-prochait), elle entendit le
craquement d’une branche, la succion des sabots dans la terre humide
et molle. Le cheval arrivait sur Orlando. Elle s’assit. Sombre et dressé
contre un ciel d’aube ti-gré de jaune, dans une palpitation de pluviers,
un homme à cheval apparut. Il tressaillit. Le cheval s’arrêta.
„Madame, cria l’homme en sautant à terre, vous êtes blessée!
Je le savais!” s’écria-t-elle, car il y avait en lui on ne sait quoi de
romantique et de chevaleresque, de passionné, de mé-lancolique, et
cependant de résolu, qui s’accordait avec ce nom sauvage, empanaché
de noir – ce nom qui, pour l’esprit d’Orlando, avait l’éclat d’acier des
ailes de freux, le rauque éclat de rire de leurs cris, la sifflante et souple
descente de leurs plumes dans un étang argenté, outre mille autres
qualités que l’on va décrire bientôt.
Moi, je m’appelle Orlando”, dit-elle. Il l’avait deviné. Car,
expliqua-t-il, si l’on voit un navire, toutes voiles dehors dans le soleil,
qui, venant des mers du sud, cingle à travers la Méditerranée, on dit
tout de suite „Orlando!”
En fait, quoique liés depuis fort peu de temps, ils avaient deviné
l’un de l’autre, en deux secondes au plus, comme il ad-vient toujours
entre amoureux, toutes les choses de quelque im-portance; il ne leur
restait plus que de menus détails à échan-ger: leur nom, leur adresse;
s’ils étaient mendiants ou proprié-taires. Lui possédait un château
dans les Hébrides, mais en ruine, dit-il. Les mouettes festoyaient dans
le hall. Il avait été soldat, marin et explorateur en Orient. Il allait
maintenant re-joindre à Falmouth sa brigantine, mais le vent était
tombé, et il fallait que la brise soufflât du sud-ouest pour qu’il pût
mettre à la voile. Orlando, vite, regarda par la fenêtre de la salle où ils
dé-jeunaient, le léopard doré de la girouette. Par bonheur, la queue,
pointée franchement vers l’est, demeurait ferme comme un roc. „Oh!
Shel, ne me quittez pas, cria-t-elle. Je suis folle d’amour pour vous.”
Ces mots avaient à peine passé ses lèvres qu’un terrible soupçon jaillit
simultanément dans leurs esprits.
Vous êtes une femme, Shel! cria-t-elle.
Vous êtes un homme, Orlando!” cria-t-il.
Jamais depuis le commencement du monde on ne vit pa-reilles
protestations ni démonstrations pareilles. Quand ils se rassirent, un
peu plus tard elle lui demanda ce qu’il entendait par cette histoire du
sud-ouest. Où devait-il aller?
„Au Cap Horn”, dit-il brièvement, et il rougit. (Car les hommes
devaient rougir comme les femmes, mais pas tout à fait pour les
mêmes raisons.) En le pressant de toutes les manières et par un grand
usage de son intuition, Orlando finit par com-prendre qu’il avait
consacré sa vie à la plus magnifique et la plus désespérée des
aventures – doubler le Cap Horn en pleine tem-pête. Il avait vu ses
mâts arrachés; ses voiles déchirées en minces rubans (il fallut lui
extorquer cet aveu); quelquefois le navire avait coulé, et il était
demeuré seul survivant sur un ra-deau avec un biscuit.
Je crois que c’est à peu près tout ce qu’on peut faire maintenant”,
dit-il d’un air confus, et il se servit plusieurs énormes cuillerées de
confiture de fraises. La vision qu’elle eut soudain de cet enfant (car il
n’était guère plus qu’un enfant) su-çant des pastilles de menthe, qu’il
adorait, au plus fort de la tempête, quand les mâts se rompaient,
quand les étoiles chavi-raient, quand lui-même devait hurler ses
ordres brefs – couper ceci, jeter cela par-dessus bord – fit monter les
larmes aux yeux d’Orlando; et ces larmes étaient les plus douces
qu’elle eût ja-mais versées. „Je suis une femme, pensa-t-elle, une vraie
femme enfin.” Du fond du cœur elle remercia Bonthrop de lui avoir
donné cette joie rare et inattendue. N’était qu’elle boitait du pied
gauche, elle serait venue s’asseoir sur ses genoux.
Shel, mon chéri, reprit-elle, dis-moi…” Et ils parlèrent ainsi
pendant deux heures et plus, peut-être sur le Cap Horn, peut-être
non; et à quoi bon écrire ici ce qu’ils se dirent? Ils se connaissaient si
bien qu’ils pouvaient dire n’importe quoi (ce qui revient à ne rien
dire); se confier de ces choses étonnam-ment stupides et prosaïques,
comme une recette d’omelette ou l’adresse du meilleur bottier de
Londres, qui n’ont aucun éclat quand on les rapporte, mais qui sont,
dans l’original, d’une éblouissante beauté. Voici en effet que, grâce à la
sage économie de la nature, notre esprit moderne peut presque se
dispenser de langage; les expressions les plus communes conviennent,
puisque aucune expression ne convient; ainsi la conversation la plus
ordinaire est souvent la plus poétique, et la plus poétique est
précisément celle qu’on ne peut écrire. Nous allons donc laisser ici un
large blanc pour indiquer qu’il y a trop à dire.
Après que ce genre de conversation eut duré quelques jours:
Orlando, ma bien-aimée”, commençait Shel, quand un bruit de
pas lui fit interrompre sa phrase: Basket, le maître d’hôtel, vint
annoncer qu’il y avait au bas de l’escalier un couple de pandores
chargés d’un pli de la Reine.
Qu’ils montent!” dit Shelmerdine avec le ton bref d’un capitaine
sur sa dunette, et en se composant d’instinct une atti-tude, debout
devant la cheminée, les mains au dos. Deux offi-ciers, en uniforme
vert bouteille, un bâton à la hanche, entrè-rent dans la pièce et se
mirent au garde-à-vous. Les formalités terminées, ils remirent à
Orlando, en main propre, comme le portait leur ordre, un document
légal d’aspect fort impression-nant à en juger par les cachets de cire,
les rubans, les serments et les signatures qui tous étaient de la plus
haute importance.
Orlando le parcourait des yeux, puis, en suivant les lignes de
l’index, lut les passages qui suivent, comme les plus significa-tifs:
„Les jugements ont été prononcés, lut-elle à voix haute… Les uns
en ma faveur, comme par exemple… d’autres non. Le mariage turc est
annulé (j’étais Ambassadeur à Constantinople, Shel, expliqua-t-elle).
Les enfants sont prononcés illégitimes (ils disaient que j’avais eu trois
fils de Pepita, une danseuse espa-gnole). Ils n’héritent donc pas, ce
qui est pour le mieux… Le sexe? Ah! Voyons un peu le sexe! Mon sexe,
lut-elle avec quelque solennité, est prononcé indiscutablement et sans
l’ombre d’un doute (que vous disais-je tout à l’heure, Shel?) fé-minin.
Les biens, désormais hors de séquestre à perpétuité, se-ront transmis
et légués par legs exclusif aux héritiers mâles is-sus de moi, ou, à
défaut de mariage…” mais ici elle fut impa-tientée par tout ce verbiage
légal et dit: „Mais comme il n’y au-ra pas défaut de mariage ni
d’héritiers, on peut considérer le reste comme lu.” Sur quoi elle
apposa sa propre signature sous celle de Lord Palmerston, et entra
dans cet instant en la posses-sion indisputée de tous ses titres, de sa
maison et de son revenu, qui était maintenant fort réduit, car les frais
du procès avaient été prodigieux, et si le jugement la laissait de
nouveau infini-ment noble, il la laissait aussi excessivement pauvre.
Quand on connut la nouvelle (et la rumeur publique volait bien
plus vite que le télégramme qui l’a supplantée), le village entier fut en
fête.
On attela des chevaux pour le seul plaisir de les dételer. On traîna
sans arrêt des barouches et les landaus vides tout au long de la
grand’rue et dans les deux sens. On prononça des dis-cours devant
l’auberge du Bœuf et on y répondit du Cerf. La ville fut illuminée. Des
flacons dorés furent soigneusement ca-chetés et mis sous globe. Des
pièces d’or furent dûment cachées sous des pierres. On fonda des
hôpitaux. On inaugura les Clubs du Rat et du Moineau. On brûla en
effigie sur la place du Mar-ché des douzaines de femmes turques et
des vingtaines de jeunes rustres qui laissaient pendre de leur bouche
une bande-role portant ces mots: „Je suis un vil prétendant.” On vit
bientôt les poneys crème de la Reine trotter dans l’avenue pour porter
à Orlando l’ordre de venir dîner et dormir au château cette nuit
même. Comme dans une occasion précédente, une avalanche
d’invitations couvrit la table d’Orlando: la Comtesse de R., Lady Q.,
Lady Palmerston, la Marquise de P., Mrs. W. E. Gladstone et d’autres
encore espéraient la voir bientôt, rappe-laient les vieilles alliances
unissant leurs familles, etc.] – le tout fort à sa place entre crochets,
pour la bonne raison que ces évé-nements ne furent, dans la vie
d’Orlando, qu’une parenthèse sans importance. Elle la sauta pour
suivre le texte. Tandis que flamboyaient les feux de joie sur la place du
Marché, elle était au fond des bois sombres avec le seul Shelmerdine.
Il faisait si beau que les arbres étendaient sur leurs têtes des branches
absolu-ment immobiles; lorsqu’une feuille tombait, elle tombait, ta-
chetée de rouge et d’or, avec une telle lenteur qu’on pouvait la voir
pendant une demi-heure voleter et voltiger, jusqu’au mo-ment où elle
se posait enfin sur le pied d’Orlando.
Raconte-moi, Mar”, disait-elle (et l’on doit expliquer ici
qu’Orlando, lorsqu’elle appelait son compagnon par la première
syllabe de son premier nom, était dans un état rêveur, amou-reux,
consentant, domestique, un peu langoureux: des bûches résineuses
brûlent et embaument, c’est le soir, mais pas encore l’heure de
s’habiller, avec un rien d’humidité peut-être dans l’air du dehors,
assez pour faire luire les feuilles, mais pas assez pour arrêter le chant
du rossignol parmi les azalées; on entend aussi dans les fermes
lointaines des chiens qui aboient, un cocorico – le lecteur doit
imaginer tout cela dans sa voix –) „raconte-moi, Mar, disait-elle, ton
histoire du Cap Horn.” Alors Shelmerdine construisait sur le sol un
petit modèle du Cap avec des bran-chettes et des feuilles mortes et
une ou deux coquilles de lima-çons vides.
Voici le nord, disait-il. Voilà le sud. Le vent vient à peu près par là.
Maintenant, le brick fait voile droit à l’ouest. Nous venons juste de
replier le petit perroquet de misaine. Et alors tu vois, ici où il y a ce
brin d’herbe, il est saisi par le courant, mar-qué – où sont ma carte et
mon compas? Ah! parfait, merci – par cette coquille d’escargot. Le
courant frappe le brick juste à bâbord: il faut donc amener le foc, si
nous ne voulons pas être charriés à tribord, vers cette feuille de hêtre
– car il faut bien que tu comprennes, ma chérie –” et il continuait sur
ce ton, et elle, écoutant chaque mot, en saisissait le sens exact: je veux
dire qu’elle voyait, sans qu’il eût besoin d’en rien dire, la phosphorescence des vagues, les glaçons qui s’entrechoquent dans les
toiles; elle voyait Shel grimper à la pointe d’un mât dans la tempête;
là, réfléchir sur la destinée de l’homme; redescendre; boire un whiskysoda; faire escale; succomber aux charmes d’une négresse; se
repentir; raisonner; lire Pascal; se résoudre a ecrire de la philosophie;
acheter un singe; discuter en lui-même le sens véritable de la vie;
décider en faveur du Cap Horn, et ainsi de suite. À l’instant, elle
devinait tout cela et mille autres choses encore. Et quand elle
répondait: „Oui, les né-gresses sont séduisantes, n’est-ce pas?” alors
qu’il venait de lui dire que sa provision de biscuits s’épuisait, il était
délicieuse-ment surpris de voir à quel point elle avait su le
comprendre.
„Es-tu bien sûre de n’être pas un homme?” demandait-il
anxieusement; elle répondait en écho:
– Est-il possible que tu ne sois pas une femme?” et il leur fallait en
faire la preuve sans plus tarder. Chacun d’eux était à ce point surpris
par l’immédiate sympathie de l’autre, c’était une telle révélation
qu’une femme pût se montrer l’égale d’un homme par la tolérance et
la liberté du langage, et un homme l’égal d’une femme par l’étrangeté
et la subtilité, qu’ils devaient en faire la preuve aussitôt.
Ils ne se lassaient pas de converser ainsi, ou plutôt de comprendre, ce qui est devenu l’art essentiel de la conversation dans une
époque où les mots sont si pauvres en comparaison des idées que
„n’avoir plus de biscuits” doit signifier „embrasser une négresse dans
la nuit quand on vient de lire pour la dixième fois la philosophie de
Monseigneur Berkeley” (d’où il suit que seuls les grands maîtres du
style peuvent dire la vérité; lors-qu’on rencontre un écrivain simplet,
on peut conclure, sans au-cun doute, que le pauvre homme ment).
Ils conversaient donc; puis Orlando, lorsque ses pieds étaient
suffisamment couverts de feuilles tachetées de l’automne, se levait,
fuyait seule au cœur des bois, laissant Bon-throp assis au milieu de ses
coquilles de limaçons, occupé à faire des modèles du Cap Horn.
„Bonthrop, disait-elle, je m’en vais”, et lorsqu’elle l’appelait de son
deuxième nom „Bon-throp”, le lecteur doit comprendre qu’elle
désirait la solitude, voyait son compagnon et elle comme deux taches
dans le désert, mais souhaitait rencontrer la mort seule: car les gens
meurent chaque jour, à dîner, ou comme ceci, dehors, dans les bois
au-tomnaux; et tandis que les feux de joie flamboyaient et que La-dy
Palmerston ou Lady Derby l’invitaient chaque soir, le désir de mourir
envahissait Orlando, et quand elle disait „Bon-throp”, en fait elle
disait „Je suis morte”, elle poursuivait son chemin comme un spectre
entre les hêtres d’une pâleur fanto-matique, et s’enfonçait dans la
solitude avec le sentiment que c’en était fini de ce bruit, de cette
agitation minuscule et que dé-sormais, libre, elle pouvait enfin aller
de l’avant – tout cela le lecteur doit l’entendre dans sa voix lorsqu’elle
disait „Bon-throp”; et je le prie d’ajouter aussi, pour mieux éclairer le
sens du mot, que, pour Bonthrop lui-même, ce vocable avait un sens
mystique de séparation, d’isolement, qui le faisait penser à des esprits
errant sur le pont de son bateau au-dessus de mers in-sondables.
Après quelques heures de mort, un geai soudain criait
„Shelmerdine”; alors Orlando se baissait pour cueillir un de ces crocus
d’automne, qui ont, dans certains esprits, le sens cou-rant de ce mot;
elle le joignait à la plume de geai tournoyante et bleue qui tombait à
travers le feuillage des hêtres, et les mettait tous deux dans son sein.
Puis elle criait „Shelmerdine” et le mot volait comme une flèche de
tous côtés à travers le bois et venait frapper Shelmerdine assis,
toujours occupé à construire des modèles, dans l’herbe, avec des
coquilles de limaçons. Quand il voyait Orlando et l’entendait venir
vers lui avec le cro-cus et la plume de geai dans son sein, il criait
„Orlando”, ce qui signifiait (et l’on doit se souvenir que lorsque des
couleurs brillantes comme le bleu et le jaune se mêlent dans notre regard, un peu de leur poudre reste à nos pensées) tout d’abord les
fougères qui se ploient et s’écartent comme creusées par une étrave;
puis, ainsi qu’on l’avait prévu, l’apparition d’un navire, toutes voiles
dehors tanguant et roulant comme dans un rêve, avec, dirait-on, toute
une armée de jours ensoleillés devant lui pour son voyage; et le navire
fend le flot, roulant d’ici, roulant de là, avec une noble indolence,
chevauche la crête de cette vague, plonge dans le creux de cette autre,
soudain vous sur-plombe (de votre toute petite barque, une vraie
coquille de noix, vous levez la tête pour le voir) avec ses immenses
voiles trem-blantes et – oh! – les voiles, d’un coup, tombent sur le
pont – tout comme Orlando tombait dans l’herbe à côté de son
compa-gnon.
Huit ou neuf jours s’étaient écoulés de la sorte; mais le dixième, le
vingt-six octobre, Orlando était couchée dans la fou-gère, tandis que
Shelmerdine lui disait des vers de Shelley (dont il savait par cœur les
œuvres complètes), lorsqu’une feuille, len-tement détachée de la cime
d’un arbre, soudain vint fouetter al-lègrement le pied d’Orlando. Une
seconde feuille suivit, puis une troisième. Orlando frissonna, pâlit.
C’était le vent. Shel-merdine – mais il serait plus adéquat à ce
moment de l’appeler Bonthrop – bondit sur ses pieds.
„Le vent!” cria-t-il.
Ensemble ils coururent à travers bois, tandis que le vent leur
plaquait des feuilles sur le corps; ils coururent vers la grande cour, à
travers la grande cour, puis dans les petites, sui-vis de domestiques
épouvantés qui plantaient là leurs balais et leurs casseroles, finirent
par s’engouffrer dans la chapelle où l’on alluma des cierges un peu
partout avec toute la diligence imaginable, l’un cognant contre un
banc, l’autre mouchant une mèche fumeuse. Les cloches sonnèrent.
Les gens accoururent. Enfin parut Mr. Dupper qui tenait encore les
bouts de sa cravate blanche et demandait son livre de prières. On lui
jeta le livre de prières de la Reine Marie; il chercha promptement, fit
voler les pages et dit: „Marmaduke Bonthrop Shelmerdine et Lady Orlando, agenouillez-vous!” et ils s’agenouillèrent, et on les vit, puis on
ne les vit plus suivant la palpitation, contre les vitraux, des ailes
d’ombre et de lumière; et dans le battement de portes innombrables et
dans un bruit de vaisselle de cuivre, l’orgue, soudain, gronda, tour à
tour fort ou faible, et Mr. Dupper, très vieux maintenant, tenta
d’élever la voix au-dessus du tumulte, mais sans réussir à se faire
entendre, puis tout se tut pendant un instant et un mot – sans doute
„les griffes de la mort” – jaillit haut et clair, tandis que les valets de
ferme ne cessaient d’arriver en foule, le râteau ou le fouet encore à la
main, les uns chantant à pleine gorge et les autres priant, puis un
oiseau buta contre le vitrail, puis éclata un coup de tonnerre, si bien
que personne n’entendit le mot „obéissez” et que nul ne vit, hors
un éclair d’or, l’anneau passer d’une main à l’autre. Tout n’était
que désordre et mouvement. Les deux époux se levèrent, l’orgue
tonna, les éclairs jaillirent, l’averse ruissela; Lady Orlando, son
alliance au doigt, sortit dans la cour malgré sa robe mince, saisit
l’étrier oscillant (car le cheval avait déjà le mors et la bride et l’écume
au flanc); l’offrit à son mari qui monta d’un saut, et le cheval fit un
bond en avant, et Orlando, debout, cria „Marma-duke Bonthrop
Shelmerdine”, à quoi il répondit „Orlando”, et les mots montèrent
d’un trait et tournoyèrent de compagnie comme des faucons parmi les
beffrois, et de plus en plus haut, et de plus en plus loin, et de plus en
plus vite, tant qu’à la fin leurs syllabes craquèrent et churent en pluie
sur le sol; et elle rentra.
VI
Orlando rentra dans la maison. Tout y était parfaitement
immobile. Tout y était silencieux. Là était son encrier; là sa plume; là
le manuscrit de son poème coupé au beau milieu d’un tribut à
l’éternité. Elle était sur le point de dire, lorsque Basket et
Bartholomew l’avaient interrompue avec leur service à thé, que rien
ne change. Puis, dans l’espace de trois secondes et de-mie, tout avait
changé – elle s’était foulé la cheville, elle était tombée amoureuse, elle
avait épousé Shelmerdine.
L’anneau nuptial, à son doigt, le prouvait. Il est vrai qu’elle l’avait
passé elle-même avant de rencontrer Shelmerdine, mais cette ruse
s’était montrée plus qu’inutile. Maintenant elle faisait tourner
l’anneau machinalement avec un respect superstitieux, en prenant
bien soin qu’il ne glissât pas plus loin que l’articulation de la phalange.
„On doit mettre l’anneau nuptial au troisième doigt de la main
gauche”, dit-elle, comme un enfant répétant soigneuse-ment sa leçon,
„si l’on veut qu’il soit efficace”.
Elle prononça ces paroles d’une voix forte et avec une pompe qui
la surprit elle-même: on eût dit qu’elle désirait être entendue par
quelqu’un dont elle redoutait le jugement. En fait, maintenant qu’elle
pouvait de nouveau rassembler ses idées, elle songeait à l’esprit du
siècle et au jugement qu’il allait porter sur sa conduite. Ses fiançailles
avec Shelmerdine, puis son ma-riage, avaient-ils reçu son
approbation? Orlando se le deman-dait avec anxiété. À coup sûr, elle
se sentait plus à l’aise. Son doigt n’avait pas éprouvé une seule
titillation (rien de sérieux, en tout cas) depuis cette nuit sur la lande.
Pourtant, à parler franc, elle jugeait le cas douteux; elle était mariée,
pour sûr; mais si votre mari est toujours à doubler le Cap Horn, est-on
bien mariée? S’il est de votre goût, est-on bien mariée? Si d’autres
gens sont à votre goût, est-on bien mariée? Et si enfin l’on désire pardessus tout écrire de la poésie, est-on bien ma-riée? C’est fort
douteux, jugeait Orlando.
Eh bien! elle allait en faire l’épreuve. Elle regarda son an-neau.
Elle regarda l’encrier. Oserait-elle? Non, elle n’osait pas. Il le fallait
pourtant. Non, elle ne pouvait pas. Que faire alors? S’évanouir si
possible. Mais elle ne s’était jamais sentie aussi bien.
„Le diable m’emporte, cria-t-elle en retrouvant un peu de son
ancien esprit. Allons-y!”
Et elle enfonça sa plume dans l’encre. À son énorme sur-prise, il
n’y eut pas d’explosion. Elle sortit la pointe. La pointe était humide
mais ne coulait pas. Elle écrivit. Les mots furent un peu longs à venir,
mais ils vinrent. Ah! mais, ont-ils un sens? se demanda-t-elle, saisie
soudain d’une terreur panique à la pen-sée que la plume pouvait s’être
lancée de nouveau dans une de ses fredaines involontaires. Elle lut:
Alors je vis, mêlés à l’herbe jeune et drue, Les calices penchés des
sombres fritillaires. Qu’accable on ne sait quel exil, fleur serpentine,
Dans la soie pourpre de son deuil semblable aux filles Des bords du
Nil.
Orlando, en écrivant, avait senti une puissance mystérieuse
(souvenez -vous que nous touchons ici aux plus obscures manifestations de l’esprit humain) qui lisait par-dessus son épaule; quand
elle eut écrit les mots „filles des bords du Nil”, la puis-sance lui dit de
s’arrêter. „L’herbe, sembla-t-elle dire en repar-tant du début, la règle
aux doigts comme une institutrice, l’herbe va bien; les calices penchés
des sombres fritillaires… admirable; la fleur serpentine… pensée un
peu hardie peut-être sous la plume d’une dame, quoique Wordsworth,
il est vrai, constitue un précédent. Mais… les filles? Est-ce que les
filles sont bien nécessaires? Vous avez un mari au Cap, dites-vous?
Bien, bien, ça va.”
Et l’esprit passa son chemin.
En esprit donc (car tout ceci avait lieu en esprit), Orlando s’inclina
très bas devant l’esprit de son siècle, exactement – pour comparer de
grandes choses à des petites – comme un voyageur qui songe au
paquet de cigares caché dans le coin de sa malle, s’incline devant le
douanier qui vient de faire obli-geamment un gribouillage de craie sur
le couvercle. Si l’esprit avait soigneusement examiné le contenu de
son cerveau, il eût, Orlando en était presque sûre, découvert, à la fin,
quelque objet de haute contrebande: il aurait fallu pour objet payer
plein ta-rif. Elle l’avait échappé belle. Enfin, grâce au respect
habilement témoigné envers l’esprit du siècle, grâce à l’anneau qu’elle
s’était passé au doigt et au mari qu’elle avait trouvé sur la lande, grâce
à son sentiment de la nature pur de toute satire, de tout cynisme et de
toute psychologie – la moindre trace de ces marchandises eût été
infailliblement découverte – Orlando avait passé, juste – mais passé.
Elle poussa un profond soupir de soulagement, comme elle en avait
bien le droit, car la transaction entre un écrivain et l’esprit de son
siècle est une des plus délicates, et c’est d’un bon accord entre eux que
dépend toute la fortune des œuvres. Orlando avait si bien manœuvré
qu’elle se trouvait dans une position excellente. Elle n’avait besoin ni
de combattre son siècle, ni de lui faire soumission; elle était de son
siècle sans cesser d’être à soi. Maintenant donc, elle pouvait écrire, et
elle écrivait. Elle écrivit. Elle écrivit. Elle écrivit.
On était alors en novembre. Après novembre vient dé-cembre.
Puis janvier, février, mars et avril. Après avril vient mai. Juin, juillet,
août le suivent. Septembre arrive. Puis oc-tobre, et voyez, nous
sommes encore à novembre, ayant accom-pli le circuit d’une année
entière.
Cette façon d’écrire une biographie, non sans mérites ce-pendant,
est peut-être un peu sèche, et le lecteur, si nous pour-suivions,
pourrait se plaindre avec raison: je suis capable, nous dirait-il, de
réciter tout seul le calendrier, et j’aurais pu épargner mon argent
(quoi que décide la Hogarth Press pour le prix de ce volume). Mais
que peut faire le biographe, je vous le demande, lorsque son héros l’a
mis dans la situation où nous met mainte-nant Orlando? La vie – tous
ceux dont l’opinion a quelque poids sont d’accord là-dessus – la vie
est le seul sujet qui con-vienne au romancier ou au biographe; vivre,
ont décidé les mêmes autorités, cela n’a rien de commun avec
s’asseoir dans un fauteuil et penser. La pensée et la vie sont aux
antipodes l’une de l’autre. Voilà pourquoi, puisque s’asseoir dans un
fau-teuil et penser est précisément ce que fait Orlando à cet instant, il
ne nous reste plus qu’à réciter le calendrier, dire notre chape-let, nous
moucher, tisonner, regarder par la fenêtre en atten-dant qu’elle ait
fini. Orlando était si immobile dans son fauteuil qu’on aurait entendu
tomber une épingle. Plût au ciel, en vérité, qu’une épingle fût tombée!
Ç’aurait été du moins une espèce de vie. De même si un papillon était
entré, palpitant, par la fenêtre et s’était posé sur le fauteuil, nous
trouverions là matière à écrire. Ou bien, supposez qu’Orlando se fût
levée pour tuer une guêpe. Aussitôt nous pourrions brandir nos
plumes et écrire. Car il y aurait du sang versé, fût-ce le sang d’une
guêpe. Où il y a du sang, il y a de la vie. Et si le meurtre d’une guêpe
est une ba-gatelle comparé au meurtre d’un homme, pourtant c’est un
sujet qui convient mieux au romancier et au biographe que cette immobilité poussiéreuse; cette méditation; cette façon de rester assise
dans un fauteuil, jour après jour, avec une cigarette, une feuille de
papier, une plume et un encrier. Ah! les héros, pour-rions-nous dire
(car notre patience est à bout), manquent de considération pour leurs
biographes! Quoi de plus irritant que de voir un personnage, pour
lequel on a dépensé sans compter son temps et sa peine, vous glisser
entre les doigts et s’offrir – mais voyez donc ces soupirs, ces cris de
surprise, voyez ces rou-geurs, ces pâleurs, ces yeux tantôt brillants
comme des phares, tantôt hagards comme des aubes – oui, quoi de
plus vexant pour un biographe que cet étalage muet d’émotions et
d’émois dont, nous le savons bien, les causes – la pensée,
l’imagination n’ont aucune importance?
Mais Orlando était une femme – Lord Palmerston venait de le
prouver – et lorsque nous écrivons la vie d’une femme, nous pouvons,
cela est admis, écarter l’action, ailleurs néces-saire, et la remplacer
par l’amour. L’amour, a dit le poète, est toute l’existence de la femme.
Et si nous considérons un instant Orlando écrivant à sa table, nous
devons admettre que jamais femme ne répondit mieux à cette
définition. À coup sûr, puisqu’elle est une femme, et une femme belle,
et une femme dans sa fleur, elle abandonnera bientôt ces prétentions
au style et à la pensée; si elle pense, ce sera désormais à quelque
garde-chasse (personne ne refuse à une femme de penser, si c’est à un
homme). Puis elle écrira des billets à son intention (et tant qu’une
femme écrit des billets, personne ne lui refuse d’écrire), lui donnant
rendez -vous pour dimanche à la brune, et dimanche la brune viendra;
et le garde-chasse sifflera sous sa fenêtre… voilà qui est le fond même
de la vie, le seul sujet possible de ro-man. C’est ce que fit Orlando,
sans nul doute? Hélas… mille fois hélas, Orlando n’en a rien fait. Fautil donc admettre qu’Orlando était un de ces monstres d’iniquité qui
n’aiment point? Elle se montrait bonne pour les chiens, fidèle pour ses
amis, la générosité même pour douze poètes affamés, et elle était
passionnée de poésie. Mais l’amour – comme les roman-ciers mâles le
définissent (et qui, après tout, parle avec une plus grande autorité?) –
l’amour n’a rien à faire avec la bonté, la fi-délité, la générosité ou la
poésie. L’amour, c’est quitter preste-ment son jupon et – mais nous
savons tous ce que c’est que l’amour. Orlando fit-elle cela? La vérité
nous oblige à dire non. Si donc le héros d’une biographie ne consent
ni à aimer ni à tuer et s’obstine à ne vouloir que penser et imaginer,
nous devons conclure qu’il, ou plutôt qu’elle ne vaut pas mieux qu’un
ca-davre, et l’abandonner.
La seule ressource qui nous soit laissée maintenant est de
regarder par la fenêtre. Il y avait des moineaux; il y avait des
étourneaux; il y avait toute une assemblée de pigeons et deux ou trois
freux; tous occupés à leur manière. L’un trouve un ver, l’autre une
limace. L’un volette jusqu’à une branche, l’autre fait un temps de trot
sur le gazon. Mais voici qu’un domestique tra-verse la cour, dans son
tablier de serge verte. Il a probablement lié quelque intrigue avec une
fille de cuisine, mais comme au-cune preuve patente ne nous est
offerte dans la cour, souhaitons seulement que tout se passe pour le
mieux et laissons cela. Des nuages glissent, minces ou massifs,
troublant sous eux la cou-leur de l’herbe. Le cadran solaire enregistre
l’heure à sa mysté-rieuse façon coutumière. L’esprit du spectateur,
paresseuse-ment, vainement, se met à agiter une question ou deux sur
cette même vie. „Vie, chante-t-il ou plutôt nasille-t-il comme une
marmite sur un fourneau, vie, ô vie, qu’es-tu donc? Es-tu la lu-mière
ou l’obscurité, le tablier de serge du valet de pied en se-cond ou
l’ombre de l’étourneau sur l’herbe?”
Allons donc explorer ce beau matin d’été où tout semble adorer la
floraison du prunier et l’abeille. Et – hum, hum – cherchant nos mots,
demandons à l’étourneau (plus sociable que l’alouette) ce qu’il pense,
quand il se penche sur les ordures du seau, où il cueille, parmi les
feuilles, les cheveux de la Mar-got. Qu’est-ce que la Vie? demandonsnous, appuyés à la grille de la ferme; la Vie, la Vie! crie l’oiseau joli
comme s’il nous avait compris, comme s’il avait su précisément ce que
nous dési-rions, avec notre sale habitude de fourrer le nez partout,
nos questions à propos de tout et de rien, nos petits aperçus et nos
petites fleurs à nous autres écrivains quand nous ne savons plus quoi
dire ensuite. Alors ils viennent me trouver, dit l’oiseau et me
demandent ce qu’est la Vie; la Vie, la Vie, la Vie!
Ainsi, du même pas traînard, nous suivons le sentier de la lande
jusque vers le front haut de la colline bleu-de-vin et pourpre sombre;
nous nous jetons à terre, à terre nous rêvons, terre nous voyons un
grillon qui traîne vers son trou, dans le creux du ravin, un grain. Lui
dit (si l’on peut donner à de telles stridences un nom si sacré et si
tendre) la peine de la Vie – du moins c’est le sens que nous donnons
au raclement aigu de cette pauvre gorge que la poussière étouffe. La
fourmi approuve, et l’abeille; mais si nous restons là couchés assez
longtemps pour prendre l’avis des phalènes lorsqu’ils arrivent dans le
soir, lors-qu’ils se glissent parmi les pâles clochettes de la bruyère, ils
nous diront dans un souffle, à l’oreille, une de ces absurdités bi-zarres
comme ululent dans les blizzards les fils télégraphiques: Hi Hi Ho Ho.
Fols, fols, disent les phalènes.
Ayant ainsi pris l’avis de l’homme, des oiseaux et des in-sectes, car
les poissons (disent les hommes qui ont vécu dans des grottes vertes,
solitaires, pendant des années, pour les en-tendre parler) ne disent
jamais, et donc, peut-être, ne savent pas ce qu’est la vie – ayant pris
l’opinion de tous et n’étant pas plus sages, mais plus lassés et plus
glacés (n’avions-nous pas rêvé, un jour, d’enfermer dans un livre un
secret si adamantin et si rare qu’on pût y voir, sans aucun doute, le
sens de la vie?), nous de-vons maintenant revenir dire franchement
au lecteur qui attend sur la pointe des pieds le moment où nous lui
révélerons ce qu’est la vie – eh bien, eh bien, hélas, nous n’en savons
rien.
Sur quoi, juste à temps pour empêcher ce livre de s’éteindre,
Orlando repoussa son fauteuil en arrière, laissa choir sa plume,
s’avança vers la fenêtre, et s’exclama: Fini!
Elle fut presque renversée par l’extraordinaire spectacle qui
s’offrit à ses yeux. Le jardin et quelques oiseaux. Le monde allait son
chemin comme d’ordinaire. Tout le temps qu’elle avait écrit, le monde
avait continué.
Si j’étais morte, ce serait tout comme! s’exclama-t-elle.
Telle était la violence de ses sentiments qu’elle put, à la lettre,
s’imaginer trépassée; peut-être même s’évanouit-elle vraiment. Elle
regarda un instant d’un œil fixe le beau spectacle indifférent. Elle fut
ranimée enfin d’une façon singulière. Le manuscrit qui reposait sur
son cœur se mit à froisser ses feuilles et à palpiter comme une chose
vivante et, par un phénomène plus étrange encore qui montre bien
quelle profonde sympathie les unissait, Orlando, en inclinant la tête,
put comprendre ce qu’il disait. Il avait besoin d’être lu. Il fallait qu’on
le lût. Il mourrait dans son sein s’il n’était pas lu. Pour la première fois
de sa vie, Orlando s’en prit violemment à la nature. Les lévriers et les
buissons de roses se pressaient autour d’elle. Mais ni lé-vriers ni
buissons de roses ne peuvent lire. C’est un lamentable oubli de la
Providence qui ne l’avait jamais frappée auparavant. Les humains
seuls jouissent de ce don. Les humains devenaient nécessaires. Elle
sonna. Elle ordonna de faire avancer sa voiture pour l’emmener à
Londres aussitôt.
„Vous avez juste le temps d’attraper le train de 11 heures 45,
M’am’” dit Basket. Orlando ne s’était pas aperçue qu’on eût inventé la
machine à vapeur, mais elle était si profondément ab-sorbée par les
souffrances d’un être qui, sans se confondre avec elle, dépendait d’elle
entièrement, que, voyant un train pour le première fois, elle prit place
dans un wagon et arrangea la cou-verture sur ses genoux sans
accorder une pensée à „cette ma-chine stupéfiante qui (d’après les
historiens) venait de changer complètement la face de l’Europe dans
les vingt dernières an-nées” (ce qui, en vérité, arrive plus
fréquemment que les histo-riens ne le supposent). Orlando nota
simplement qu’il y avait du charbon partout, que le bruit était horrible
et que les fenêtres poissaient. Perdue dans ses pensées, elle fut
emportée à Londres en trombe (moins d’une heure) et se trouva sur le
quai de Charing Cross sans savoir où aller.
La vieille maison de Blackfriars où elle avait passé tant de jours
e
agréables au XVIII siècle avait été vendue pour une part à l’armée du
Salut, pour l’autre à une fabrique de parapluies. Or-lando avait acheté
dans Mayfair une nouvelle maison qui était saine, commode, et au
cœur même du monde élégant, mais était-ce dans Mayfair que
seraient comblés les vœux de son poème? Bonté divine, songea-t-elle,
en retrouvant dans sa pen-sée les yeux brillants des Miladies et les
mollets symétriques des Milords, j’espère qu’ils ne se sont pas mis à
lire. Ce serait grand’pitié. Il y avait ensuite Lady R. Le même genre de
conver-sation devait se poursuivre dans cette maison, songea
Orlando. La goutte du général avait peut-être passé de sa jambe
gauche à sa jambe droite. Mr. L. était peut-être resté dix jours avec R.
au lieu de T. Puis Mr. Pope devait entrer. Oh! mais Mr. Pope était
mort. Qui étaient maintenant les beaux esprits? se demanda-t-elle.
Mais ce n’est pas là une question qu’on puisse poser à un portefaix, et
Orlando poursuivit son chemin. Soudain elle fut as-sourdie par le
tintement d’innombrables clochettes sur la tête d’innombrables
chevaux. Des flottilles d’étranges petites boîtes montées sur roues
encombraient le pavé. Orlando pénétra dans le Strand. Là, le
grondement était pire encore. Des véhicules de toutes tailles, traînés
par des chevaux de sang ou des chevaux de trait, portant une
douairière solitaire ou croulant d’hommes à favoris et en chapeaux de
soie, s’entremêlaient de façon inextri-cable. Les voitures, les
charrettes et les omnibus offraient à ses yeux, accoutumés depuis si
longtemps à la lisse étendue d’une feuille de papier écolier, le
spectacle d’une mêlée de rustres; et à ses oreilles, accordées au
grattement d’une plume, l’énorme rumeur de la rue, résonnait avec la
violence d’une horrible ca-cophonie. La foule couvrait le moindre
pouce de pavé. Des cou-rants humains se déversaient sans cesse de
l’est et de l’ouest ré-unis par des fils incessants d’hommes qui se
glissaient avec une agilité incroyable au milieu de leurs semblables,
des chevaux cabrés et des pesants chariots. Au bord des trottoirs, des
hommes debout tendaient des plateaux de jouets et braillaient. Au
coin des rues des femmes se tenaient assises à côté de grands paniers
pleins de fleurs printanières et braillaient. De jeunes garçons
couraient de-çà de-là sous le nez des chevaux en serrant sur leur
poitrine des feuilles imprimées et braillaient: Catastrophe!
Catastrophe! D’abord Orlando eut l’idée qu’elle était venue à Londres
dans un moment de crise nationale: l’événement était-il heureux ou
tragique, elle ne pouvait le dire. Anxieusement elle dévisagea les
passants. Sa confusion d’esprit en fut seulement augmentée. Un
homme arrivait sur elle avec tous les signes du désespoir, murmurant
tout bas pour lui seul les mots d’un terrible chagrin. Derrière lui, un
bon vivant, jovial et gras, se pavanait et se frayait un chemin à coups
d’épaule exactement comme en un jour de liesse. Orlando finit par
con-clure que tout cela n’avait ni rime ni raison. Chaque individu,
homme ou femme, allait à ses propres affaires. Et elle, où de-vait-elle
aller?
Elle marchait sans but, remontait une rue, en descendait une
autre le long d’immenses étalages où s’empilaient les sacs à main, les
miroirs, les robes de soirée, les fleurs, les cannes à pêche et les paniers
pour pique-nique; et toujours des tissus de toutes nuances, de tous
dessins, des plus épais jusqu’aux plus minces croulaient, ondulaient,
se gonflaient en masses toujours renaissantes. Parfois elle suivait de
longues avenues dont les maisons sévères, sobrement numérotées 1,
2, 3, etc., jusqu’à 200 ou 300, toutes exactement semblables avec
deux piliers, six marches, une paire de rideaux proprement tirés, le
couvert mis pour la famille sur la table, un perroquet qui regardait à
une fe-nêtre et un domestique mâle à une autre, finissaient par lui
faire tourner la tête à force de monotonie. Puis elle traversait de
grands squares vides avec, en leur centre, des statues d’hommes gras,
noirs, luisants, strictement boutonnés, des chevaux de guerre cabrés,
des colonnes roides, des jets d’eau, des pigeons voletant çà et là.
Orlando marcha longtemps, longtemps sur des pavés entre des
maisons; à la fin elle se sentit l’estomac vide, et une palpitation sur
son cœur lui reprocha d’avoir tout oublié. C’était son manuscrit Le
Chêne.
Orlando fut confondu de sa négligence. Elle s’arrêta net. Pas un
coche en vue. La rue, large, élégante, était singulière-ment vide. Seul
un gentleman d’âge mûr approchait. Il y avait pour Orlando je ne sais
quoi de familier dans son allure. Plus il approchait, plus elle était
certaine de l’avoir rencontré jadis, naguère. Mais où? Ah ça, un
gentleman si propret, si noblement ventru et florissant, une canne à la
main et une fleur à la bou-tonnière, avec ce visage rose et gras et cette
moustache blanche bien peignée, était-il possible que ce fût… mais
oui, parbleu, c’était lui! Ce vieux, ce bon vieux Nick Greene!
Au même instant il la regarda; se souvint; la reconnut. „Lady
Orlando!” s’écria-t-il en balayant la poussière de son chapeau de soie.
„Sir Nicolas!” s’exclama-t-elle. Je ne sais quoi dans le port de cet
homme l’avait secrètement avertie, en effet, que le bouffon à deux sols
la ligne qui, sous le règne d’Élisabeth, l’avait, dans ses libelles, raillée,
à côté de tant d’autres, au-jourd’hui s’était élevé dans le monde, était
devenu à coup sûr chevalier, et sans aucun doute une douzaine de
belles choses encore par-dessus le marché.
S’inclinant à nouveau, il lui apprit que sa conclusion était
correcte; il était chevalier; il était docteur ès lettres; il était professeur;
il était l’auteur d’une vingtaine de volumes. Il était, en un mot, le
critique le plus influent de l’époque victorienne.
Une émotion violente et tumultueuse assaillit Orlando à revoir
ainsi l’homme qui lui avait causé, jadis, tant de douleur. Était-ce là le
drôle sans vergogne ni repos qui avait brûlé ses ta-pis, grillé du
fromage dans la cheminée italienne et raconté, sur Marlowe et ses
compagnons, tant de joyeuses histoires qu’ils avaient vu le soleil se
lever neuf nuits sur dix? Il était mainte-nant élégamment vêtu d’un
habit du matin gris-perle avec une fleur rose à la boutonnière et des
gants de Suède assortis. Comme Orlando s’émerveillait, il s’inclina de
nouveau profon-dément et lui demanda si elle lui ferait l’honneur de
venir dé-jeuner avec lui. La révérence était peut-être exagérée, mais
c’était une assez bonne imitation des belles manières. Orlando le
suivit, étonnée, dans un restaurant magnifique, tout peluche rouge,
nappes blanches et couverts d’argent, aux antipodes de la vieille
taverne ou du café avec son parquet sablé, ses bancs de bois, ses bols
de punch et de chocolat, ses gazettes et ses cra-choirs. Greene posa ses
gants correctement sur la table à côté de lui. Orlando avait encore
peine à croire que ce fût le même homme. Ses ongles étaient propres;
autrefois ils avaient un pouce de long. Son menton était rasé; autrefois
il se hérissait de poils noirâtres. Ses boutons de manchettes étaient en
or; autre-fois son linge effiloché trempait dans le potage. Enfin
Greene commanda le vin avec un soin qui remit à l’esprit d’Orlando
son goût de jadis pour le malvoisie: alors seulement elle se convainquit de son identité. „Ah! dit- il en poussant un petit sou-pir,
assez satisfait tout de même, ah! ma chère dame, les grands jours de
la littérature sont passés. Marlowe, Shakespeare, Ben Jonson,
c’étaient les géants. Dryden, Pope, Addison, c’étaient les héros. Tous
sont morts aujourd’hui, tous, et qui nous lais-sent-ils? Tennyson,
Browning, Carlyle!” Il mit dans sa voix un immense mépris. „En fait,
dit-il en se versant un verre de vin, tous nos jeunes écrivains sont à la
solde des libraires. Ils écri-vent n’importe quoi pourvu que cela paie
les notes de leur tail-leur. Notre siècle, dit-il en se servant des horsd’œuvre, se dé-pense en subtilités byzantines et en tentatives
insensées… que les élisabéthains n’auraient pas tolérées un seul
instant.
„Non, ma chère dame, poursuivit-il en approuvant le tur-bot au
gratin que le maître d’hôtel offrait à son jugement, les grands jours
sont finis. Nous vivons en des temps dégénérés. Nous devons chérir le
passé; honorer les écrivains… Il en reste encore quelques-uns… qui
prennent l’Antiquité pour modèle et qui écrivent, non pour de
l’argent, mais pour” – Orlando cria presque „La Gloâr!” En vérité, elle
aurait juré qu’elle l’avait entendu dire exactement la même chose trois
cents ans aupara-vant. Les noms étaient différents, bien sûr, mais
l’esprit était le même. Nick Greene, tout anobli qu’il fût, n’avait pas
changé. Et pourtant oui, il y avait quelque chose de changé. Tandis
qu’il discourait longuement sur Addison qu’on devait prendre pour
modèle (jadis c’était Cicéron, pensa Orlando) et sur le temps qu’on
devait passer au lit chaque matin (elle fut fière de penser que sa
pension trimestrielle lui permettait ce luxe) à rouler et rouler sur sa
langue les meilleures œuvres des meilleurs au-teurs, pendant une
heure au moins avant de prendre la plume, pour purger ses écrits de
la vulgarité du siècle et de l’état déplo-rable où notre langue était
tombée (sans doute avait -il vécu longtemps en Amérique, pensa
Orlando) – tandis qu’il discou-rait ainsi, exactement comme Greene
discourait trois cents ans auparavant, elle eut le temps de se
demander en quoi il avait changé. Il avait engraissé; mais il frisait les
soixante-dix ans. Son teint s’était fleuri, la littérature lui avait
évidemment réus-si; mais son ancienne vivacité, son inquiétude
jamais en repos étaient éteintes. Ses anecdotes toujours brillantes ne
coulaient plus avec une aisance aussi libre. À chaque instant il parlait,
à vrai dire, de „mon cher ami Pope” ou de „mon illustre ami Addison”,
mais il avait pris un air de respectabilité déprimante et paraissait
trouver plus de plaisir à éclairer Orlando sur les faits et gestes de sa
propre famille qu’à lui raconter, comme au-trefois, de scandaleuses
anecdotes sur les poètes.
Orlando fut profondément désappointée. Toutes ces der-nières
années elle avait vu dans la littérature (sa réclusion, son rang, son
sexe lui seront une excuse) une force sauvage comme le vent, brûlante
comme la flamme, rapide comme l’éclair; une force errante,
incalculable, soudaine. Et voici que la littérature était un monsieur
d’âge mûr, en complet gris, qui parlait de du-chesses. La désillusion
d’Orlando fut si forte qu’un crochet ou quelque bouton fermant le
haut de sa robe céda tout à coup et laissa tomber sur la table Le
Chêne, Poème.
„Un manuscrit! dit Sir Nicolas en chaussant son pince-nez d’or:
voilà qui est intéressant! Prodigieusement intéres-sant! Permettezmoi d’y jeter un coup d’œil!” Et de nouveau, après un intervalle de
quelque trois cent ans, Nicolas Greene prit le poème d’Orlando, l’étala
parmi les tasses à café et les verres à liqueur, et se mit à le lire. Mais
son jugement fut bien différent de celui qu’il avait porté autrefois. Ce
poème, dit-il en tournant les pages, lui rappelait le Caton d’Addison. Il
soutenait son avantage la comparaison avec les Saisons de Thomson.
On n’y trouvait aucune trace, il avait plaisir à le dire, de l’esprit moderne. Il était composé avec un respect de la vérité, de la nature, des
exigences du cœur humain qu’on ne rencontrait pas sou-vent, à coup
sûr, en ces jours d’excentricité sans vergogne. Il fal-lait,
naturellement, le publier aussitôt.
Orlando ne sut vraiment pas ce qu’il entendait par là. Elle avait
toujours porté le manuscrit sur son sein. Cette idée cha-touilla fort
agréablement Sir Nicolas.
„Et… les droits d’auteur?” demanda-t-il.
La pensée d’Orlando vola vers Buckingham Palace et vers les
potentats invisibles qui se trouvaient y séjourner.
Sir Nicolas fut fort amusé. Il faisait allusion, expliqua-t-il, au fait
que Messieurs… (il mentionna le nom d’une maison d’édition bien
connue) se feraient un plaisir, s’il leur envoyait un mot, de mettre le
livre sur leur liste. On pourrait sans doute obtenir un droit d’auteur de
dix pour cent sur tous les exem-plaires jusqu’à deux mille; au-delà, ce
serait quinze pour cent. Quant aux critiques, il allait écrire en
personne un mot à Mr… qui était le plus influent; un compliment, un
brin de réclame pour ses propres poèmes, adressé à la femme du
rédacteur de la… ne feraient pas de mal. Il rendrait aussi visite à… Il
poursui-vit ainsi longtemps. Orlando ne comprenait rien à ses
discours et d’après une vieille expérience, se défiait un peu de ce bon
na-turel, mais elle ne pouvait qu’accepter puisque l’offre de Greene
concordait avec les désirs fervents du poème lui-même. Sir Ni-colas fit
donc du brouillon taché de sang un petit paquet bien propre, l’aplatit
dans sa poche intérieure pour ne pas détruire l’élégance de son
veston; et après maints compliments de part et d’autre, ils se
séparèrent.
Orlando remonta la rue. Maintenant que le poème était parti – et
elle sentait sur sa poitrine, là où elle le portait d’ordinaire, une place
nue – elle n’avait plus qu’à réfléchir à ce qui lui plairait, par exemple
aux extraordinaires hasards de la vie humaine. Elle était là, dans
Saint-Jame’s Street; mariée; un anneau au doigt; il y avait un café,
jadis, à cette place, mainte-nant c’était un restaurant; il était à peu
près trois heures et de-mie dans l’après-midi; le soleil brillait; on
pouvait voir trois pi-geons, un chien terrier, deux fiacres et un landau
barouche. Qu’était-ce donc que la Vie? Cette pensée fit violemment
irrup-tion dans sa tête, hors de propos (à moins que le vieux Greene
n’y fût pour quelque chose). Et – que le lecteur, à son gré, en augure
bien ou mal des relations d’Orlando avec son mari (qui était alors au
Cap Horn) – aussitôt qu’une idée quelconque fai-sait violemment
irruption dans sa tête, elle allait droit au plus proche bureau de poste
et la lui télégraphiait. Par bonheur, il y en avait un tout près. „Mon
Dieu Shel, écrivit-elle sur la dé-pêche, vie littérature Greene
visqueux”, puis, tombant dans un langage chiffré qu’ils avaient
inventé à leur usage pour exprimer tout un état spirituel de la plus
haute complexité en un mot ou deux sans que la demoiselle de la
poste y comprît rien, elle ajou-ta les mots „Rattigan Glumphoboo” qui
résumaient précisé-ment la situation. Car non seulement les
événements du matin avaient fait sur elle une profonde impression,
mais encore, comme le lecteur s’en est avisé à coup sûr, Orlando se
dévelop-pait – ce qui n’est pas nécessairement se développer en
mieux – et „Rattingan Glumphoboo” décrivait un état spirituel très
complexe – que le lecteur découvrira de lui-même s’il veut bien mettre
à notre service toute sa sagacité.
Il ne pouvait y avoir de réponse au télégramme qu’au bout de
plusieurs heures; il était même probable, songea-t-elle en je-tant un
coup d’œil dans le ciel où les nuages supérieurs cou-raient à une très
grande vitesse, qu’il y avait une tempête au Cap Horn; son mari, par
suite, était sans doute dans la hune en train de couper un espar en
lambeaux, ou même seul dans un canot avec un biscuit. Quittant la
poste, Orlando s’en fut donc se distraire dans la boutique voisine,
boutique si commune au-jourd’hui qu’elle n’a pas besoin de description
et qui était pour-tant, à ses yeux, fort étrange: c’était une boutique où
l’on ven-dait des livres. Toute sa vie Orlando avait connu des
manuscrits. Elle avait tenu dans ses mains les grossières feuilles brunes
où Spencer avait tracé ses minuscules pattes de mouche; elle avait vu
l’écriture de Shakespeare et celle de Milton. Elle possédait, il est vrai,
bon nombre d’in-quarto et d’in-folio avec, souvent, un sonnet à sa
louange sur la page de garde, et quelquefois une boucle de cheveux.
Mais ces innombrables petits volumes bril-lants, identiques, éphémères,
car ils semblaient reliés de carton et imprimés sur du papier de soie, la
surprirent infiniment. Les œuvres complètes de Shakespeare coûtaient
une demi- couronne et tenaient dans la poche. Il est vrai qu’on pouvait à
peine les lire, le caractère était si minuscule; ce n’en était pas moins une
merveille. „Œuvres…”, les œuvres de tous les écrivains qu’elle avait
connus, de tous ceux dont elle avait ouï parler et de bien d’autres encore
s’étiraient d’un bout à l’autre de longs rayons. Sur des tables et des
chaises, de nouvelles „œuvres” empilées croulaient. Orlando vit, en
tournant une page ou deux, qu’il y avait là pas mal d’œuvres écrites sur
d’autres critiques; dans son ignorance elle jugea que tous, puisqu’ils
étaient imprimés et reliés, devaient être à leur tour de très grands
écrivains. Elle donna donc au libraire l’ordre ahurissant de lui envoyer
tout ce qui avait quelque intérêt dans sa boutique, et sortit.
Elle se trouva dans Hyde Park, une vieille connaissance: sous cet
arbre fendu, se souvint-elle, était tombé le duc d’Hamilton, percé de
part en part par Lord Mohum. Ses lèvres (souvent à blâmer dans
notre récit) se mirent à scander les mots du télégramme en une
absurde mélopée; vie littérature Greene visqueux Rattigan
Glumphoboo; de sorte que plusieurs prome-neurs lui jetèrent des
regards soupçonneux et ne prirent meil-leure opinion de sa santé
mentale qu’en remarquant son collier de perles. Comme elle avait
emporté de la librairie un paquet de journaux et de revues critiques,
elle se jeta enfin sous un arbre, s’accouda, étendit ses feuilles autour
d’elle, et fit de son mieux pour sonder le noble art de la prose tel que
le pratiquaient ces maîtres. Car la vieille crédulité était toujours vivace
en Orlando; même les caractères maculés d’un périodique avaient
encore à ses yeux une sorte de sainteté. C’est ainsi qu’elle lut, sur son
coude, un article de Sir Nicolas sur les œuvres récemment réu-nies
d’un homme qu’elle avait autrefois connu: John Donne. Mais, sans le
savoir, elle s’était étendue non loin de la Serpen-tine. Les aboiements
d’un millier de chiens résonnaient à ses oreilles. Des roues de
voitures, incessantes, rapides, traçaient un cercle à son entour. Sur sa
tête les feuilles soupiraient. De temps à autre une jupe garnie de
tresses et une paire de panta-lons rouges collants traversaient la
pelouse à quelques mètres. Soudain, une énorme balle de caoutchouc
rebondit sur son journal. Des violets, des orangés, des rouges, des
bleus, glissant par les interstices des feuilles, venaient étinceler sur
l’émeraude de son doigt. Orlando lisait une phrase, puis levait les yeux
vers le ciel. Elle levait les yeux vers le ciel, puis les rabaissait sur le
journal. La vie? La littérature? Transformer l’une en l’autre? Mais
quelles difficultés monstrueuses! Voici venir, par exemple, une paire
de pantalons rouges collants. Comment Addison au-rait-il traduit
cela? Voici venir deux chiens dansant sur leurs jambes de derrière.
Comment Lamb aurait-il décrit cela? À lire Sir Nicolas et ses amis (ce
qu’elle faisait quand elle ne regardait pas autour d’elle), on avait
vaguement l’impression – elle se leva et marcha – ils vous donnaient
la sensation… c’était extrême-ment désagréable – qu’on ne devait
jamais, jamais dire ce qu’on pensait (Elle était debout sur les bords de
la Serpentine. La ri-vière était comme du bronze; des bateaux, avec
une élégance d’araignée, la sillonnaient d’une rive à l’autre.) Ils vous
don-naient la sensation, poursuivit-elle, qu’on devait toujours, toujours écrire comme quelqu’un d’autre. (Les larmes lui vinrent aux
yeux.) Vraiment, songea-t-elle en poussant du pied un petit bateau, je
ne pourrais pas, j’en suis sûre (à cet instant l’article de Sir Nicolas lui
apparut, comme les articles vous apparaissent toujours dix minutes
après qu’on les a lus, avec le bureau de l’auteur, sa tête, son chat, sa
table et l’heure du jour), je ne pourrais pas, j’en suis sûre, poursuivitelle en considérant l’article de ce point de vue, rester assise dans un
studio, non, pas un studio, mais une sorte de salon vermoulu, pendant
tout le jour, et parler à de jolis jeunes gens et leur raconter de petites
anecdotes (qu’ils ne doivent pas répéter) sur ce que Tupper a dit de
Smiles; puis, tous ces gens, poursuivit-elle en pleurant amè-rement,
sont tellement hommes; puis, je déteste les duchesses; et je n’aime pas
les cakes; et quoique je sois assez méprisante, je ne pourrai jamais
apprendre à l’être autant qu’eux; comment donc puis-je devenir un
critique, écrire la plus belle prose an-glaise de mon siècle? Le diable
les emporte! S’exclama-t-elle, en poussant à l’eau un bateau d’un sou
avec tant de vigueur que la pauvre petite barque coula presque dans le
vague couleur de bronze.
Or, il faut savoir que lorsqu’on vient de „faire une scène” (comme
disent les nourrices) – et les larmes tremblaient encore aux cils
d’Orlando – l’objet que l’on regarde devient un autre objet plus gros,
beaucoup plus important, et cependant le même. Si l’on regarde la
Serpentine en „faisant une scène”, les vagues deviennent bientôt aussi
grosses que les vagues de l’Atlantique, les bateaux d’un sou ne se
distinguent plus des grands paquebots. Ainsi Orlando prit ce bateau
d’un sou pour le brick de son mari et la petite vague qu’elle avait faite
du bout du pied devint une montagne d’eau au large du Cap Horn.
Elle re-garda le petit bateau grimper sur la ride et crut voir le navire
de Bonthrop grimper plus haut, toujours plus haut sur la paroi d’un
mur vitreux; plus haut, toujours plus haut montait le na-vire, et une
crête blanche, porche de mille morts, s’incurvait au-dessous de lui; il
plongea vers les mille morts, disparut… „Il a coulé”, cria-t-elle dans
une affreuse angoisse… et, mais non! le voici qui fait voile encore sain
et sauf, parmi les canards, de l’autre côté de l’Atlantique.
„Pleurs de joie! cria Orlando. Pleurs de joie! Où est la poste?
S’enquit-elle. Je dois aussitôt télégraphier à Shel pour lui dire…” Et
tout en répétant: „Un bateau d’un sou sur la Serpentine” et: „Pleurs de
joie” alternativement, car ces pen-sées, interchangeables, avaient
exactement le même sens, elle se hâta vers Park Lane.
„Un bateau d’un sou, d’un sou, d’un sou!” répétait Or-lando, et
elle se confirmait ainsi dans l’idée que ce ne sont pas les articles de
Nick Greene ou John Donne, ni les lois de huit heures, ni les traités, ni
les arrangements industriels qui comp-tent au monde; mais quelque
chose d’inutile, de soudain, de violent; quelque chose qui vaut une vie;
rouge, bleu, pourpre; un jet, un éclaboussement; comme ces
hyacinthes (elle passait à côté d’une magnifique corbeille); pur de
toute tache et de tout asservissement, de toute souillure humaine, de
tout amour-propre; quelque chose de téméraire et de ridicule, comme
mon hyacinthe, je veux dire, Bonthrop: voilà ce qui compte… un bateau d’un sou sur la Serpentine, pleurs de joie… ce sont les pleurs de
joie qui comptent. Ainsi elle parlait à voix haute en at-tendant que les
voitures aient fini de passer à Stanhope Gate, car vivre loin de son
mari (hormis quand le vent est tombé) vous entraîne fatalement à dire
tout haut des absurdités dans Park Lane. Tout eût été bien différent si
Orlando avait vécu avec lui d’un bout de l’année à l’autre comme le
recommandait la Reine Victoria. Mais dans les circonstances
présentes son image lui apparaissait soudain en un éclair. Il fallait
absolument qu’elle lui parlât aussitôt. Que ce fût absurde, que notre
récit dût en être disloqué, elle s’en souciait comme d’une guigne.
L’article de Nick Greene lui avait fait toucher le fond du désespoir; le
ba-teau d’un sou l’avait élevée aux cimes du bonheur. C’est pour-quoi
elle répétait „Pleurs de joie, pleurs de joie!” en attendant de pouvoir
traverser la rue.
Mais la circulation était dense cet après-midi de prin-temps;
Orlando dut rester longtemps debout à répéter „Pleurs de joie” ou „Un
bateau d’un sou sur la Serpentine”, tandis que passaient, sculpturales,
en chapeau de soie et manteau, dans des voitures à quatre chevaux,
des victorias ou des landaus barouches, toute la richesse et la
puissance de l’Angleterre. On eût dit d’une rivière d’or congelée, prise
en blocs d’or au travers de Park Lane. Les ladies joignaient leurs
doigts sur des porte-cartes; les gentlemen balançaient entre leurs
genoux des cannes à pommeau d’or. Orlando debout regardait,
admirait, frappée de crainte. Une seule pensée la troublait, une pensée
qui vient à tous les hommes lorsqu’ils regardent d’énormes éléphants
ou des baleines de dimensions incroyables: ces léviathans qui répugnent évidemment à tout effort, à tout changement, à toute activité,
comment font-ils pour se reproduire? Peut-être, son-gea Orlando en
regardant les visages compassés et immobiles, peut-être le moment de
leur reproduction est-il passé; peut-être vois-je ici le fruit; l’ultime
accomplissement de l’espèce? Ce qui défilait à cet instant sous les
yeux d’Orlando c’était le triomphe d’un siècle. Corpulents, splendides,
assis, les triom-phateurs attendaient. Mais soudain le policeman
laissa retom-ber son bras; le flot se dégela; les massives splendeurs
agglo-mérées bougèrent, s’écartèrent, disparurent dans Piccadilly.
Orlando, donc, traversant Park Lane, s’en fut à sa maison de
Curzon Street; là, jadis, se souvenait-elle, la reine des prés fleurissait;
un jour que le courlis y jetait son appel, elle avait rencontré un
homme très vieux, avec son fusil.
Elle se souvenait encore, songea-t-elle en franchissant le seuil de
sa maison, du jour où Lord Chesterfield avait dit… mais elle dut
e
s’arrêter court. Le charmant hall XVIII siècle où elle voyait encore
Lord Chesterfield poser son chapeau ici, son man-teau là, avec une
élégance dans l’allure qui était un plaisir des yeux, était maintenant
jonché de colis. Pendant qu’Orlando flâ-nait dans Hyde Park, le
libraire avait exécuté sa commande et bourré la maison de livres. Les
colis croulaient tout au long des escaliers: la littérature victorienne
était là au complet, envelop-pée de papier gris et correctement ficelée.
Orlando emporta chez elle tous les paquets dont elle put se charger,
ordonna au valet de pied d’apporter les autres et, coupant rapidement
d’innombrables ficelles, fut bientôt entourée d’innombrables volumes.
e
e
e
Habituée aux discrètes littératures des XVI , XVII et XVIII
siècles, Orlando fut épouvantée des conséquences de son ordre. Car
naturellement pour les Victoriens eux-mêmes la litté-rature
victorienne ne comprenait pas quatre grands noms sépa-rés et
distincts, mais quatre grands noms engloutis et enfouis dans une
masse d’Alexandres, de Smiths, de Dixons, de Blacks, de Milmans, de
Buckles, de Taines, de Paynes, de Tuppers et de Jamesons – tous
criant, tous hurlant, tous remarquables et tous exigeant autant
d’attention que qui que ce fût. Orlando, avec son respect pour la
matière imprimée, avait un rude travail en perspective; cependant elle
tira son fauteuil vers la fenêtre pour profiter au moins du peu de
lumière qui filtrait entre les hautes maisons de Mayfair, et s’efforça de
se faire une opinion.
Or, il est clair qu’il y a seulement deux façons de se faire une
opinion sur la littérature victorienne. La première est de traiter le
sujet en soixante volumes in-octavo, la seconde est de le condenser en
six lignes de cette longueur-ci. De ces deux fa-çons, l’économie,
puisque le temps nous manque, nous fait choisir la seconde; en avant
donc! L’opinion d’Orlando fut (en ouvrant une demi-douzaine de
livres) qu’il était bien étrange de n’y pas voir une seule dédicace à un
gentilhomme; puis (en fai-sant crouler une pile de mémoires), que
plusieurs de ces écri-vains avaient des arbres généalogiques qui
arrivaient à la moitié du sien; puis, qu’il serait très impolitique
d’envelopper les pinces à sucre dans un billet de dix livres lorsque
Miss Christina Rossetti viendrait prendre le thé; puis (une demidouzaine de cartes l’invitaient à des banquets de centenaires), que si
elle as-sistait à tant de banquets, la littérature devait être obèse; puis
(elle était invitée à une douzaine de conférences: l’influence de ceci
sur cela; la renaissance classique; la survivance roman-tique et autres
titres aussi engageants), que si elle écoutait toutes ces conférences, la
littérature devait être bien desséchée; puis (elle assistait à une
réception donnée par une pairesse), que si elle portait tant de
fourrures, la littérature devait être fort respectable; puis (à ce
moment, elle visitait à Chelsea la chambre de Carlyle où ne parvenait
aucun son), que s’il avait besoin de tant de soins, le génie devait être
aujourd’hui bien dé-licat; enfin elle se fit une opinion définitive qui
était de la plus haute importance; mais comme nous avons déjà
outrepassé de beaucoup nos six lignes, nous l’omettrons.
Orlando, s’étant fait une opinion, regarda par la fenêtre et, fort
longtemps, demeura ainsi immobile. Car lorsque nous nous sommes
fait une opinion il nous semble avoir jeté la balle par-dessus le filet:
nous attendons qu’un invisible partenaire la ren-voie. Qu’allait lui
envoyer ensuite le ciel décoloré qui surplom-bait Chesterfield House?
Orlando se le demandait. Et les mains jointes, debout, elle se le
demanda fort longtemps. Soudain elle sursauta… Ah! si, du moins,
comme dans une occasion précé-dente, la Pureté, la Chasteté, la
Modestie avaient alors poussé la porte, nous donnant le temps de
souffler et de réfléchir quelque peu aux moyens d’envelopper
délicatement, comme il sied à un biographe, une révélation
maintenant nécessaire! Mais non! Les trois sœurs avaient rompu
toute relation avec Orlando de-puis le jour où elles avaient jeté à sa
silhouette nue un carré d’étoffe blanche qui manqua le but de
plusieurs pouces; en tant d’années, ces relations n’avaient jamais été
reprises, et à cet ins-tant même d’autres occupations retenaient ces
dames ailleurs. Ne va-t-il donc rien arriver, en cette pâle matinée de
mars, pour atténuer, voiler, recouvrir, envelopper cet événement (quel
qu’il soit) indéniable? Car, après avoir sursauté de façon si soudaine et
si violente, Orlando… Mais Dieu soit loué, juste à cet instant monta du
dehors, frêle, sifflotant, flûté, sautillant, démodé, le chant d’un orgue
de Barbarie, cet instrument dont jouent par-fois les Italiens dans les
rues de derrière. Acceptons cette inter-vention, si humble que nous la
jugions, comme si elle était la musique des sphères, et permettons-lui,
avec ses hoquets et ses grognements, de remplir du moins cette page
jusqu’à l’événement fatal, indéniable, jusqu’à l’événement que le valet
de pied a vu venir, que la femme de chambre a vu venir et que le
lecteur devra voir à son tour, car Orlando, à coup sûr, devient
incapable de le cacher plus longtemps. Permettons à l’orgue de
Barbarie de résonner: il va nous transporter par la pensée (qui n’est
rien qu’un petit bateau lorsque la musique résonne, balan-cé sur les
vagues), par la pensée, qui est de tous les moyens de transport le plus
divaguant, le plus fou, par-dessus les toits et les jardins de derrière où
le linge est suspendu, jusqu’à… quel est ce lieu? Reconnaissez-vous la
Prairie commune et le clocher au centre, et les grilles avec un lion
accroupi de chaque côté? Oh oui! c’est Kew. Eh bien! va pour Kew.
Nous sommes donc à Kew ici, et je m’en vais vous montrer
aujourd’hui (le deux mars) sous le prunier une hyacinthe en grappe,
un crocus et sur l’amandier un bourgeon, si bien que se promener ici
sera penser aux bulbes poilus et rouges qu’on met dans la terre en
octobre et qui fleurissent maintenant; sera rêver à plus qu’on ne peut
dire, et encore prendre dans son étui une cigarette ou même un cigare, jeter son manteau (comme la rime le demande) sous un ormeau,
s’asseoir là, et attendre le martin-pêcheur qu’on a vu, dit-on, une fois,
traverser dans le soir d’une rive à l’autre.
Attention! Attention! Le martin-pêcheur vient; le martin-pêcheur
ne vient pas.
Regardez, cependant, les cheminées d’usines et leurs fu-mées;
regardez les saute-ruisseau qui fuient en un éclair dans leurs yoles.
Voyez la vieille dame qui promène son chien et la petite bonne qui n’a
pas su, la première fois, donner l’inclinaison correcte à son chapeau
neuf. Regardez-les tous! Le ciel, dans sa merci, ayant voulu que le
secret des cœurs nous demeure caché, nous en sommes réduits, sans
doute, à toujours soupçonner, derrière le leurre des apparences, ce
qui, peut-être, n’existe pas; pourtant, à travers la fumée de notre
cigarette, nous voyons flamboyer, nous saluons la splendide
satisfaction des désirs naturels que ces passants ont eu pour un
chapeau, pour un bateau ou pour un rat d’égout; comme un jour l’on
vit flamboyer – l’esprit fait des sauts, des bonds si stupides quand il
déborde et divague ainsi aux sons d’un orgue de Barbarie – comme un
jour l’on vit flamboyer un feu, contre des minarets, dans un champ
tout près de Constantinople.
Salut! ô désir naturel! Salut! Bonheur! Divin bonheur! et toi,
plaisir aux mille visages, fleurs et vins, quoique les fleurs se fanent,
quoique le vin enivre; vous, tickets des dimanches, fuites hors de
Londres à demi-tarif; vous, hymnes à la mort chantés dans une
sombre église, et tout, tout ce qui interrompt et brise le tapotement
des machines à écrire, le numérotage des lettres, les chaînes afin
d’assujettir l’Empire. Salut même à vous, rouges arcs crus sur les
lèvres des commises (Cupidon, gauche-ment, de son pouce trempé
dans l’encre rouge, semble avoir gribouillé son sceau en passant).
Salut, bonheur! Martin-pêcheur volant comme un éclair de rive à rive,
satisfaction du désir naturel, quel qu’il soit: ce qu’en pense le
romancier mâle; ou la prière; ou l’ascétisme; ou toute autre forme,
salut! et plût au ciel que le désir eût plus de formes et plus étranges!
Car l’eau de la rivière est sombre sur la grève… et la rime ment, hé-las!
qui veut qu’elle passe „comme un rêve”; notre sort est pire, plus
commun; la vie n’est pas un rêve, la vie coule, éveil-lée, pimpante,
facile, quotidienne, sous des arbres dont l’ombre olivâtre noie l’aile
bleue de l’oiseau fugitif lorsque, soudain, il part comme une flèche de
rive à rive.
Salut donc, bonheur! mais ensuite, point de salut pour ces rêves
qui enflent et déforment le réel comme les miroirs pique-tés dans un
bureau d’auberge déforment nos visages; point de salut pour ces rêves
qui nous émiettent, nous déchirent, nous transpercent et nous
écartèlent, la nuit, quand nous voudrions dormir; mais bien salut à
toi, sommeil, sommeil profond où toutes formes se réduisent à des
nuages d’une douceur infinie; vagues obscurités, eaux inscrutables,
laissez-nous, je vous prie, enveloppés, enlinceulés, pareils à des
momies, pareils à des phalènes, dormir, allongés, immobiles, sur le
fond sablé du sommeil.
Mais halte! Halte! Nous n’allons pas pour cette fois visiter la
contrée aveugle. Bleu, comme une allumette qui soudain s’enflamme
pour le regard le plus intérieur il vole, il brûle, il brise la cire du
sommeil, le martin-pêcheur; et voici que reflue encore, voici que
revient la rouge, l’épaisse marée de la vie; avec des glou-glous et des
bruits de gouttes; et nous nous levons, et nos regards vont (comme
une chanson est commode pour nous aider à franchir sans encombre
la pénible transition de la mort à la vie!) tomber – (l’orgue de Barbarie
s’arrête net).
„C’est un beau garçon, M’am’!” dit Mrs. Banting, la sage-femme,
en confiant aux bras d’Orlando son premier-né. En d’autres termes,
Orlando mit heureusement au monde un fils, le jeudi vingt mars, à
trois heures du matin.
Orlando, de nouveau, était à la fenêtre; mais que le lecteur se
rassure, rien de semblable ne va lui arriver aujourd’hui qui n’est
d’ailleurs nullement le même jour. Non… car si nous re-gardons par la
fenêtre, comme Orlando à cet instant, nous ver-rons que l’aspect
même de Park Lane a considérablement chan-gé. En vérité, on
pouvait rester là dix minutes et plus, comme Orlando, sans voir passer
un seul landau barouche. „Regardez donc!” s’écria-t-elle quelques
jours plus tard: un absurde vé-hicule tronqué, sans chevaux, glissait
de lui-même sur la chaus-sée. Une voiture sans chevaux! On l’appela
juste au moment où elle prononçait ces paroles; mais elle revint un
peu plus tard re-garder encore à la fenêtre. Il faisait un drôle de temps
ce jour-là. Jusqu’au ciel qui avait changé! ne put s’empêcher de
remarquer Orlando. Il n’était plus aussi dense, aussi gorgé d’eau, aussi
scintillant d’arcs-en-ciel depuis que le Roi Édouard (le voici qui,
précisément, descendait de son sobre brougham, en face, pour rendre
visite à certaine grande dame) avait succédé à la Reine Victoria. Les
nuages s’étaient rétrécis jusqu’à n’être plus qu’une gaze mince; le ciel
semblait fait d’un métal qui, les jours de cha-leur, se teintait de vertde-gris, de rouge cuivré ou d’orangé comme font les métaux dans un
brouillard. C’était un peu alar-mant… que les choses se rétrécissent
ainsi. Car tout paraissait rétréci. La veille au soir, Orlando était passée
dans sa voiture près de Buckingham Palace: il ne restait plus trace du
vaste monument qu’elle avait cru éternel, chapeaux hauts de forme,
voiles de veuve, trompettes, télescopes, guirlandes, tout s’était
évanoui sans laisser la moindre marque sur le pavé, pas même un peu
de boue. Mais c’était à cette heure – après une autre ab-sence Orlando
était revenue à sa station favorite devant la fe-nêtre – le soir, que le
changement était le plus remarquable. Voyez les lampes dans les
maisons! Un seul contact, et on éclai-rait toute une pièce; on éclairait
des centaines de pièces; et toutes apparaissaient parfaitement
identiques. Rien de caché dans ces petites boîtes cubiques; plus
d’intimité; plus rien de ces ombres attardées et de ces coins solitaires
d’autrefois; plus de femmes en tablier portant d’énormes lampes
qu’elles po-saient soigneusement sur une table, puis sur l’autre. Un
contact, et toute la pièce était illuminée. Et le ciel était illuminé la nuit
entière; et les pavés étaient illuminés; tout était illuminé. Or-lando
revint à son poste à midi. Comme les femmes étaient de-venues
minces récemment! Elles ressemblaient à des épis de blé, droites,
brillantes, identiques. Et les visages des hommes étaient aussi nus que
la paume. La sécheresse de l’atmosphère faisait ressortir partout la
couleur et semblait durcir les muscles des joues. Il était plus difficile
de pleurer maintenant. L’eau était chaude en deux secondes. Le lierre
était mort ou arraché des murailles. Les légumes se reproduisaient
moins aisément. Les familles étaient beaucoup plus petites. On avait
roulé ri-deaux et housses; sur les murs nus, des tableaux frais, aux
cou-leurs vives, suspendus dans des cadres ou peints à même les
lambris figuraient des objets réels: des rues, des parapluies, des
pommes. Il y avait dans cette époque une netteté définie qui rappelait
e
le XVIII siècle mais aussi certaine démence, certain désespoir… Au
moment où Orlando formulait cette pensée, le tunnel immensément
long où elle semblait marcher depuis plu-sieurs siècles s’élargit; des
flots de lumière entrèrent; les pen-sées d’Orlando furent
mystérieusement tendues, montées, comme si un accordeur de piano
lui avait mis sa clef dans le dos, lui avait tiré les nerfs à les rompre;
son ouïe s’aviva; elle put entendre dans la pièce le moindre murmure,
le moindre cra-quement, et le tic-tac de la pendule sur la cheminée se
mit à battre comme un marteau. Pendant quelques secondes, la
lumière devint de plus en plus vive, le monde de plus en plus net, le
tic-tac de la pendule de plus en plus fort, tant qu’à la fin une explosion
terrifiante éclata juste à l’oreille d’Orlando. Elle sauta, comme frappée
d’un grand coup sur la tête. Par dix fois elle fut frappée. En fait, c’était
dix heures du matin. C’était le onze oc-tobre. C’était 1928. C’était le
moment présent.
Il ne faut pas s’étonner qu’Orlando eût sursauté ainsi, qu’elle eût
porté la main à son cœur et pâli. C’est le moment présent: quelle
révélation peut être plus terrifiante? Si nous survivons à ce choc, c’est
seulement parce que le passé nous protège d’un côté et le futur de
l’autre. Mais nous n’avons pas le temps de faire des réflexions:
Orlando était déjà terriblement en retard. Elle descendit l’escalier
quatre à quatre, sauta dans son auto, appuya sur le démarreur et
partit. De vastes blocs bleus de bâtisses se dressaient dans l’air; les
rouges capuchons des cheminées tachetaient le ciel; la route brillait
comme clou-tée d’argent; des omnibus foncèrent sur Orlando avec
leurs conducteurs pétrifiés et pâles; elle remarqua en passant des
éponges, des cages d’oiseaux, des caisses de toile américaine verte.
Mais elle ne permit pas à ces spectacles de pénétrer dans son esprit si
peu que ce fût: la planche du présent était étroite et le torrent audessous faisait rage. „Regardez donc devant vous!… Pourriez pas
allonger le bras?” – elle ne disait que ce-la, durement, avec des mots
qui jaillissaient d’eux-mêmes. Car les rues étaient pleines à craquer;
les gens traversaient sans re-garder devant eux. Les gens
bourdonnaient et murmuraient au-tour des vitrines derrière
lesquelles on voyait s’allumer un rouge, flamboyer un jaune: des
abeilles, pensa-t-elle… Mais cette pensée que les gens étaient des
abeilles fut coupée net, et elle vit, retrouvant la perspective d’un seul
battement des pau-pières, que c’étaient des corps humains. „Pourriez
pas regarder devant vous?” Cingla-t-elle.
À la fin, pourtant, elle s’arrêta devant Marshall et Snelgrove et
entra dans la boutique. L’ombre et le parfum l’enveloppèrent. Elle
secoua le présent comme des gouttes d’eau bouillante. La lumière,
mollement, se balançait, voile léger que gonfle une brise estivale.
Orlando sortit une liste de son sac et se mit à lire d’une voix
curieusement raidie: elle semblait tenir les mots – souliers d’enfant,
sels pour le bain, sardines – sous un jet d’eau multicolore. Orlando les
regarda changer sous ce ruis-sellement de lumière. Bain et souliers
devinrent épais, émous-sés; sardines prirent des dents de scie.
Cependant Orlando res-tait immobile dans le rez-de-chaussée de
Messieurs Marshall et Snelgrove, jetant des regards à droite et à
gauche, reniflant une odeur puis une autre; et quelques secondes
s’enfuirent, gaspil-lées. Enfin, elle monta dans l’ascenseur pour la
bonne raison que la porte en était ouverte, et doucement fusa vers le
ciel. La texture même de la vie, songea-t-elle pendant la montée, est
e
au-jourd’hui magique. Au XVIII siècle nous savions comment tout
était fait; aujourd’hui je m’élève dans l’air; j’écoute des voix ve-nant
d’Amérique; je vois voler des hommes… mais comment cela se fait-il?
je ne peux même songer à l’imaginer. C’est pour-quoi je recommence
à croire à la magie. À cet instant, l’ascenseur donna un petit choc en
s’arrêtant au premier étage et Orlando vit se déployer soudain
d’innombrables étoffes mul-ticolores flottant dans une brise chargée
d’odeurs étranges et caractéristiques. À chaque étage, à chaque arrêt
de l’ascenseur écartant brusquement ses portes, une autre tranche du
monde se déploya avec ses grappes d’odeurs propres. Orlando se souvint de la rivière au-delà de Wapping à l’époque d’Élisabeth, avec ses
galions et les bateaux marchands à l’ancre. Quelles odeurs riches et
curieuses ils apportaient! Avec quelle netteté elle sentait encore courir
entre ses doigts les rubis bruts qu’elle remuait dans un sac! Et le jour
où, dormant avec Sukey (son nom était-il bien Sukey? peu importe!)
la lanterne de Cumber-land les avait éclairés soudain! Les
Cumberland avaient une maison dans Portland Place aujourd’hui;
Orlando avait déjeuné chez eux récemment et risqué avec le vieux une
petite plaisante-rie sur les maisons de charité de Sheen Road. Il avait
cligné de l’œil. Mais à cet instant, comme l’ascenseur n’allait pas plus
haut, il fallut qu’Orlando en sortît, marchât – Dieu sait vers quel
„rayon”, comme ils disaient. Elle s’arrêta pour consulter sa liste:
Seigneur! il n’y avait autour d’elle, comme la liste l’exigeait, ni sels
pour le bain, ni souliers d’enfant. Elle allait re-descendre sans avoir
rien acheté quand le dernier article de sa liste, lu machinalement à
haute voix, lui épargna cette honte; c’étaient des „draps pour un lit
double”.
Des draps pour un lit double”, dit-elle à un homme der-rière un
comptoir, et par une grâce de la Providence, c’étaient des draps que
cet homme vendait à ce comptoir. En effet, Grimsditch, non,
Grimsditch était morte; Bartolomew, non Bartholomew était morte;
Louise donc, Louise était venue la trouver tout émue l’autre jour parce
qu’elle avait trouvé un trou au bas du drap qui recouvrait le lit royal.
Bien des rois et des reines avaient dormi là: Élisabeth; Jacques;
Charles; George; Victoria, Édouard; qu’il y eût un trou dans le drap, ce
n’était pas merveille. Mais Louise était accusatrice elle savait qui avait
fait le trou. C’était le Prince Consort.
Sale Boche!”, avait-elle dit (car il y avait eu une autre guerre,
contre les Allemands, cette fois).
Des draps pour un lit double”, répéta Orlando comme dans un
rêve, pour un lit double avec des panneaux d’argent dans une
chambre dont le goût lui semblait maintenant peut-être un peu
vulgaire, toute en argent; mais elle l’avait meublée quand elle avait
une passion pour ce métal. Pendant que l’homme allait chercher des
draps pour un lit double, Orlando sortit un petit miroir et une houppe
à poudre. Les femmes, au-jourd’hui, ne biaisaient pas tant, songea-telle, en se poudrant de la façon la plus désinvolte, qu’à l’époque où
elle-même était devenue femme pour la première fois sur le pont de
l’Enamoured Lady. Elle donna délibérément à son nez la teinte
exacte. Elle ne touchait jamais à ses joues. Honnêtement, quoiqu’elle
eût maintenant atteint trente-six ans, elle ne parais-sait pas plus
vieille d’un seul jour. Elle avait toujours un air aus-si boudeur, aussi
morose, aussi charmant, un teint aussi frais
(comme un arbre de Noël avec un million de chandelles, avait dit
Sacha) que ce jour d’autrefois sur la glace quand, sur la Ta-mise gelée,
tous deux s’en étaient allés, patinant…
La meilleure toile irlandaise, M’ame”, dit le commis en étendant
les draps sur le comptoir –… et qu’ils avaient rencon-tré une vieille
femme qui ramassait du bois. À cet instant, tandis qu’Orlando
froissait machinalement la toile, une des grandes portes vitrées qui
séparaient les rayons s’ouvrit et laissa passer, venant peut-être du
rayon des fantaisies, une bouffée de parfum cireux, teinté, un parfum
de chandelles roses qui soudain se creusa comme une conque autour
d’une apparition – était-ce un garçon, était-ce une fille? – jeune,
mince, séduisante – c’était une fille, parbleu, avec ses fourrures, ses
perles, ses pantalons russes, mais félonne, félonne!
Félonne!” cria Orlando (le commis était parti) et toute la boutique
parut trembler, rouler, sous le choc d’eaux jau-nâtres, et, très loin, elle
vit les mâts du bateau russe fuyant vers la pleine mer, et puis,
miraculeusement (peut-être la porte s’ouvrit-elle encore), la conque
de parfum devint une sorte d’estrade ou de scène: une femme en
descendit, grasse, cou-verte de fourrures, merveilleusement
conservée, séduisante, diamantée, la maîtresse d’un grand-duc; celle
qui, se penchant sur les bords de la Volga, avait regardé se noyer des
hommes en mangeant des sandwiches et qui maintenant traversait le
maga-sin pour venir vers Orlando.
Oh! Sacha!” cria Orlando. Vraiment elle était choquée que l’autre
en fût tombée là; elle était devenue si grasse, si lé-thargique, et
Orlando se pencha sur la toile pour que cette appa-rition d’une femme
grise emmitouflée et d’une jeune fille en pantalons russes avec toutes
ces odeurs de cierges, de fleurs blanches et de vieux navires qui les
accompagnaient, pût passer derrière son dos sans la voir.
Pas de serviettes, serviettes de toilette, torchons, au-jourd’hui,
madame?” insistait le commis. C’est bien à sa liste d’objets qu’Orlando
dut de pouvoir répondre, après un coup d’œil et avec toutes les
apparences de la dignité, qu’elle désirait au monde une seule chose,
des sels pour le bain; lesquels se trouvaient dans un autre rayon.
Mais, de nouveau, dans l’ascenseur, – si insidieuse est la
répétition d’une scène – elle plongea très loin sous le présent; et
quand l’ascenseur rebondit légèrement au rez-de-chaussée, elle crut
entendre un pot qui se brisait contre la rive d’un fleuve. Avec l’air de
chercher son „rayon” (quel qu’il fût), elle s’arrêta, préoccupée, parmi
les sacs à main, sourde aux suggestions des commis, tous également
polis, noirs, bien peignés, avenants: ils descendaient sans doute d’un
passé aussi vieux que le sien, et peut-être quelques-uns en
éprouvaient-ils autant d’orgueil, mais, laissant choir l’opaque rideau
du présent, ils ne consen-taient à apparaître aujourd’hui que comme
des commis de Marshall et Snelgrove, rien de plus. Orlando, toujours
immo-bile, hésitait. À travers les grandes portes vitrées elle pouvait
voir le charroi dans Oxford Street. Un autobus venait s’empiler sur un
autre, puis, brusquement, d’un saut, se décollait. Ainsi les blocs de
glace avaient roulé, tangué, ce jour d’antan, sur la Tamise. Un vieux
gentilhomme avec des souliers fourrés était à califourchon sur l’un
d’eux. Il allait – elle le voyait encore – ap-pelant la malédiction du ciel
sur les rebelles irlandais. Il avait coulé là, où était l’automobile
d’Orlando.
„Le temps a passé sur moi, songea-t-elle en essayant de
rassembler ses pensées. Et voici venir l’âge mûr. Que c’est étrange!
Rien n’est plus ce qu’il est. Je prends un sac à main et je pense à une
vieille marchande des quatre-saisons gelée sur son bateau dans la
glace. Quelqu’un allume un cierge rose et je vois une jeune fille en
culottes russes. Quand je sors, comme maintenant – elle marchait en
effet sur le trottoir d’Oxford Street – quel goût l’air a-t-il donc? Le
goût des herbes courtes. J’entends des clochettes de chèvres. Je vois
des montagnes. En Turquie? Dans les Indes? En Perse?” Ses yeux se
remplirent de larmes.
Qu’Orlando se fût égarée un peu trop loin du moment pré-sent,
c’est ce qui frappera peut-être le lecteur qui la voit mainte-nant se
préparer à monter dans sa voiture, les yeux baignés de larmes. En
effet, on ne peut pas nier que les hommes les plus adroits dans l’art de
vivre (souvent des inconnus, soit dit en passant) réussissent à
synchroniser les soixante ou soixante-dix temps différents qui battent
simultanément dans chaque sys-tème humain normal: lorsque onze
heures sonnent à une de leurs pendules, toutes les autres carillonnent
à l’unisson, et le présent n’amène jamais de rupture violente ni ne
glisse complè-tement inaperçu dans le passé. De ceux-là nous
pouvons dire avec raison qu’ils ont vécu précisément les soixante-huit
ou les soixante-douze ans que leur accorde leur pierre tombale. Mais
du reste des humains, certains sont morts, nous le savons, quoiqu’ils
marchent à nos côtés; d’autres sont vieux de plu-sieurs siècles, bien
qu’ils se donnent trente-six ans. La longueur véritable d’une vie, quoi
que puisse en dire le Dictionnaire Bio-graphique, est toujours matière
à discussion. Rester à l’heure, c’est une tâche difficile. Et rien ne jette
plus vite à ce sujet la confusion dans nos esprits que le contact d’un
art quelconque; si Orlando perdit sa liste d’articles et si elle rentra
sans le sar-dines ni les sels pour le bain ni les souliers, c’est peut-être
son amour de la poésie que nous devons en accuser. Mais au mo-ment
où elle posait la main sur la poignée de son auto, le pré-sent de
nouveau la frappa violemment sur la tête. Onze fois elle fut ainsi
ébranlée.
„Au diable!” cria-t-elle, car c’est un grand choc, pour un système
nerveux, que d’entendre sonner une horloge, si grand que pendant
quelques instants nous n’aurons plus rien à dire d’Orlando sinon
qu’elle fronça légèrement le sourcil, changea de vitesse
admirablement et se mit à crier: „Regardez donc de-vant vous! Savez
pas ce que vous voulez faire, non? Pourquoi ne pas le dire, alors?”
pendant que la voiture volait, virait, se faufilait, glissait, car Orlando
était une admirable conductrice, le long de Regent Street, de
Haymarket, de Northumberland
Avenue, sur Westminster Bridge, à gauche, tout droit, à droite,
encore tout droit…
La vieille route de Kent était bondée, ce jeudi onze octobre 1928.
La foule débordait des trottoirs. Des femmes passaient avec leurs
filets à provision. Des enfants couraient. Les drapiers affichaient des
ventes-réclames. Des rues s’élargissaient, s’étrécissaient. Les longues
perspectives, côte à côte, dimi-nuaient rapidement. Un marché. Un
enterrement. Un cortège portait des bannières où l’on pouvait lire „Ra
Chô”, puis quoi d’autre? La viande était très rouge. Des bouchers
debout devant leurs portes. Les femmes avaient fait couper leurs
talons. Amor Vin, ça, c’était sur un porche. Une femme, accoudée à la
fenêtre d’une chambre, regardait, dans une contemplation profonde,
très tranquille. Applejohn et Applebed, pompes fun… On ne pouvait
rien voir complètement, ni rien lire d’un bout à l’autre. Ce qu’on
voyait commencer – ces deux amis, par exemple, mar-chant l’un vers
l’autre à travers la chaussée – on ne le voyait ja-mais finir. Au bout de
vingt minutes le corps et l’esprit n’étaient plus que des petits
morceaux de papier déchirés qu’on fait tom-ber d’un sac dans le vent;
et, à vrai dire, la sortie de Londres en automobile à une allure rapide
ressemble si fort au déchique-tage de la personnalité qui précède
l’inconscience et peut-être la mort, qu’on peut se demander dans quel
sens Orlando était réel-lement vivante à cet instant. En vérité, nous
aurions dû aban-donner à tous les vents une Orlando complètement
dissociée si, au même moment, un écran vert ne s’était enfin levé à
droite de la route: de ce côté, les petits morceaux de papier ralentirent
leur chute; puis l’écran se dressa à gauche, et l’on put voir tous les
morceaux, d’eux-mêmes, pirouetter dans l’air; enfin les écrans verts se
dressèrent de façon continue des deux côtés de la route; l’esprit
d’Orlando regagna l’illusion de contenir en soi tous les objets, et
bientôt elle vit une ferme, sa cour et quatre vaches, tous précisément
grandeur naturelle.
Alors seulement Orlando poussa un soupir de soulage-ment,
alluma une cigarette, et pendant une minute ou deux souffla des
bouffées en silence. Puis elle appela, d’une voix hési-tante, comme si
la personne qu’elle demandait pût être ab-sente: „Orlando?” Car s’il y
a (mettons) soixante-dix temps différents qui tous tic-tacquent à la
fois dans l’esprit, combien de personnes n’y a-t-il pas – Dieu nous
assiste! – qui, à un moment ou à un autre, logent dans un esprit
humain? On a dit deux mille cinquante-deux. C’est donc la chose la
plus ordinaire du monde qu’une personne, lorsqu’elle est seule,
appelle „Or-lando?” (si tel est son nom), ce qu’il faut traduire: „Viens,
viens! je suis malade à en mourir du moi présent. J’en veux un autre.”
De là les variations étonnantes que nous remarquons chez nos amis.
Mais ces changements ne vont tout de même pas sur des roulettes, car
l’on peut dire, comme Orlando (qui se trouvait au plein air dans la
campagne et avait sans doute be-soin d’un autre moi) „Orlando?”
mais ne pas voir l’Orlando désiré; ces „moi” dont nous sommes bâtis
et qui sont empilés l’un sur l’autre comme des assiettes aux mains
d’un garçon, ces „moi” ont tous des attachements ailleurs, des
sympathies, de petites constitutions et des droits, donnez à ces liens le
nom qu’il vous plaira (et pour beaucoup il n’y a pas de nom), si bien
que l’un viendra seulement s’il pleut, un autre si la pièce où vous vous
trouvez a des rideaux verts, un autre si Mrs. Jones n’est pas là, un
autre si vous pouvez lui promettre un verre de vin – et ainsi de suite;
chacun peut multiplier d’après sa propre expé-rience les différents
contrats qui le lient à ses différents „moi” et dont certains d’ailleurs
sont trop follement ridicules pour qu’on puisse les mentionner par
écrit.
Ainsi donc Orlando, au contour près de la grange, appela
„Orlando?” avec un accent interrogateur dans la voix et at-tendit.
Orlando ne vint pas.
„Fort bien!” dit Orlando avec la bonne humeur que les gens
montrent en ces occasions; et elle essaya d’un autre. Car elle avait une
grande variété de „moi” à qui faire appel, beau-coup plus que nous
n’avons pu en montrer dans un espace limi-té, puisqu’une biographie
est regardée comme complète lorsqu’elle rend compte simplement de
cinq ou six moi, tandis qu’un être humain peut en avoir autant de
mille. À ne choisir que dans les moi qui ont trouvé place dans ce livre,
Orlando, à cet instant, aurait pu appeler le jeune garçon qui faisait
rouler d’un revers d’épée la tête de nègre; le jeune garçon qui la rattachait; le jeune garçon assis au sommet de la colline; le jeune garçon
qui avait vu le poète; le jeune garçon qui avait tendu à la Reine la
coupe d’eau de rose; elle aurait pu évoquer encore le jeune homme
amoureux de Sacha; ou le Courtisan; ou l’Ambassadeur; ou le Soldat;
ou le Voyageur; elle aurait pu en-core demander à la femme de venir
vers elle; à la Bohémienne; à la Grande Dame; à l’Ermite; à la jeune
femme amoureuse de la vie; à la Patronne des Lettres; à la femme qui
appelait Mar (évoquant par là les bains chauds et les flambées
vespérales), ou Shelmerdine (évoquant par là les crocus dans les bois
d’automne), ou Bonthrop (évoquant par là notre mort quoti-dienne),
ou tous trois ensemble – ce qui avait plus de sens que nous n’avons
d’espace pour le dire – tous ces moi étaient diffé-rents et Orlando
aurait pu appeler l’un quelconque d’entre eux.
Peut-être; mais ce qui paraît certain (car nous sommes
maintenant dans la région des peut-être et des apparences), c’est que
celui dont elle avait le plus besoin se refusait à venir: on devinait en
effet à ses paroles qu’elle changeait de moi aussi vite qu’elle conduisait
(chaque tournant en amenait un autre) comme il advient lorsque,
pour quelque raison incompréhen-sible, le moi conscient qui est le
plus haut et qui a le pouvoir de désirer, souhaite n’être qu’un seul moi.
C’est ce que certains nomment le vrai moi: il est, disent-ils, le
groupement de tous nos possibles; commandés, verrouillés par notre
Moi en chef, notre Moi-Clef qui les unit et les surveille. Orlando,
certaine-ment, cherchait ce moi-là comme le lecteur peut en juger en
l’entendant parler au volant de son auto (si c’est un monologue sans
queue ni tête, entrecoupé, trivial, terne et quelquefois inin-telligible,
que le lecteur s’en prenne à lui-même qui veut écouter une dame
quand elle parle seule. Nous nous contentons de transcrire ses paroles
telles qu’elle les prononça, en ajoutant entre parenthèses quel est le
moi qui, à notre opinion, parle. Mais en ceci, nous pouvons fort bien
nous tromper).
„Alors, quoi? Alors, qui? dit-elle. Trente-six ans; en auto; une
femme; oui, mais un million d’autres choses encore. Snob? La
Jarretière dans le hall? Les léopards? Mes ancêtres? J’en suis fière?
Oui! Gloutonne, luxurieuse, vicieuse? Vrai-ment? (Ici un nouveau moi
entra). Je m’en soucie comme d’une guigne. Véridique? Je crois.
Généreuse? Oh! mais ça ne compte pas. (Ici un nouveau moi entra).
Rester au lit le matin à écouter les pigeons dans de beaux draps; plats
d’argent; vins; femme de chambre; valet de pied. Gâtée? Peut-être.
Trop de choses pour rien. D’où mes livres. (Elle cita cinquante titres
classiques: c’étaient, croyons-nous, ces premières œuvres romanesques qu’elle avait déchirées.) Bavardage facile, roma-nesque.
Mais (ici un autre moi entra) propre à rien, maladroite. Impossible
d’être plus gauche. Et… et… (Orlando chercha son mot: si nous
suggérons „amour”, nous pouvons nous tromper, mais à coup sûr elle
rit, rougit, puis cria.) Un crapaud serti d’émeraudes! Harry l’archiduc!
Les mouches bleues au pla-fond! (Ici un autre moi entra.) Mais Nell,
Kit, Sacha? (elle fut envahie de tristesse; des larmes se formèrent
vraiment dans ses yeux; et voici longtemps qu’elle avait cessé de
pleurer). Les arbres, dit-elle (Ici un autre moi entra). J’aime les arbres
(elle dépassait un bosquet) qui croissent là depuis mille ans. Et les
granges. (Elle dépassait une grange croulante au bord de la route.) Et
les chiens de berger. (Précisément un chien de berger traversait la
route au petit trot. Elle l’évita soigneusement.) Et la nuit. Mais les
gens? (Ici un autre moi entra.) Les gens? (elle répéta le mot sur un ton
interrogatif). Je ne sais pas. Bavards, méprisants, toujours à dire des
mensonges. (À ce moment, elle tourna dans la grand-rue de sa ville
natale où se pressait, car c’était jour de marché, une foule de paysans,
de bergers, de vieilles femmes avec des poules dans leurs paniers.) Les
paysans me plaisent. Je m’entends aux récoltes. Mais (ici un autre moi
passa rapidement sur les sommets de son esprit comme le rayon d’un
phare). La gloire! (Elle rit). La gloire. Sept éditions. Prix.
Photographie dans les journaux du soir (Elle faisait allusion à son
poème Le Chêne et au Prix „Burdett Coutts” qu’elle avait obtenu; et,
disons-le en passant à la hâte, quelle amertume pour un biographe
que de voir ainsi le triomphe où devait cul-miner son livre, la
péroraison qui devait le clore, jetés au vent dans un éclat de rire, au
hasard d’une réflexion! Mais, en vérité, lorsqu’on écrit sur une femme,
plus rien n’est à sa place, ni les points culminants, ni les péroraisons;
l’accent ne tombe jamais où il tomberait avec un homme). La gloire!
répéta-t-elle. Le poète – un charlatan, les deux ensemble chaque
12
matin, c’est ré-gulier comme la poste. Dîners et réunions ; réunions
et dî-ners; gloire, oh! gloire! (À ce moment, elle dut ralentir pour
traverser la foule du marché. Mais personne ne fit attention à elle. Un
marsouin dans l’étalage d’un poissonnier attirait beau-coup plus les
regards qu’une dame qui avait obtenu un Prix et qui aurait pu, si elle
l’avait voulu, poser sur son front trois cou-ronnes superposées.) Tout
en conduisant avec une extrême len-teur, elle chantonna doucement
comme si c’eût été une vieille chanson: „Avec l’argent de mon Prix,
j’achèterai des pommiers fleuris, j’achèterai des pommiers fleuris, et
sous mes pommiers fleuris, je veux dire à mon fils aîné ce que c’est
que la renom-mée.” Ainsi elle chantonnait et peu à peu ses phrases
ployaient comme un collier barbare de perles lourdes. „Et sous mes
pommiers fleuris, dit-elle d’une voix chantante, en marquant le
rythme des mots, je verrai la lune au loin, et les charrettes de foin…”
Elle s’arrêta court, considéra fixement devant elle le bou-chon du
radiateur et tomba dans une méditation profonde.
„Il était assis à la table de Twitchett, musa-t-elle, avec une fraise
crasseuse. Était-ce le vieux Mr. Baker venu pour mesurer le bois? Ou
bien était-ce Sh-p-re? (car lorsque nous pronon-çons pour nous seuls
les noms que nous révérons profondé-ment, nous ne les prononçons
jamais en entier). Orlando regar-da pendant dix minutes devant elle
et laissa presque s’arrêter la voiture.
„Hantée! cria-t-elle en appuyant soudain sur l’accélérateur.
Hantée! depuis ma plus tendre enfance. Vois, l’oie sauvage qui
s’envole! Elle s’envole devant la fenêtre vers la mer. Et chaque fois j’ai
fait un bond (elle serra les doigts sur le volant) et j’ai tendu les bras
pour la saisir. Mais l’oie sauvage vole trop vite. Je l’ai vue ici… là… là…
en Angleterre, en Perse, en Italie. Toujours elle vole et fuit vers la mer,
et toujours j’envoie derrière elle les mots comme des filets (elle fit le
geste de la main), mais ils se ratatinent comme se ratatinent les filets
qu’on retire à bord quand ils ne contiennent rien que des algues; et
parfois on trouve au fond une pincée d’argent… six mots… Jamais,
jamais le grand poisson qui vit dans la forêt des coraux abyssins.” Elle
inclina la tête et réfléchit profondément.
Et ce fut à cet instant, alors qu’elle avait cessé d’appeler Or-lando
pour se plonger dans d’autres pensées, que l’Orlando ap-pelée vint
d’elle-même; car, à l’instant, tout changea (elle avait dépassé les
grilles pour entrer dans le parc).
Son être entier s’assombrit, se fixa: ainsi une addition heu-reuse
peut donner du relief et de la solidité à une surface; les creux
s’approfondissent; ce qui semblait proche s’éloigne; et tout prend sa
place comme l’eau prend sa place dans les parois d’un puits. De même
Orlando à cet instant s’assombrit, s’apaisa, et, grâce à l’addition de
cette Orlando, ce qu’on appelle à tort ou à raison un moi unique,
devint un moi réel. Alors elle se tut. Car il est probable que lorsque les
gens parlent seuls, leurs moi dis-tincts (dont il peut y avoir plus de
deux mille) souffrent d’isolement et cherchent à se remettre en
contact avec les autres, mais lorsque le contact est établi, ils se taisent.
Impeccablement, rapidement, Orlando monta l’allée si-nueuse,
traversa les ormeaux et les chênes, puis la pelouse à la chute si douce
que, si c’eut été de l’eau, elle eût couvert la plage d’un calme et lisse
flot vert. Plantés çà et là en groupes solen-nels, se dressaient des
hêtres et des chênes. Les daims passaient au milieu d’eux, l’un blanc
comme la neige, l’autre portant la tête de côté parce qu’il s’était pris
les bois dans un grillage. Or-lando observa tout avec la plus grande
satisfaction, tout, arbres, daims, pelouse; son esprit semblait être un
fluide qui envelop-pait les choses et les enfermait complètement. La
minute d’après elle s’arrêtait dans cette cour qui, pendant tant de
siècles, l’avait vue venir, à cheval ou dans son carrosse, précédée et
suivie de cavaliers; qui avait connu le balancement des pa-naches, le
flamboiement des torches, et où ces mêmes arbres, qui maintenant
laissaient tomber leurs feuilles, avaient chaque année secoué leurs
floraisons. Aujourd’hui elle était seule. Les feuilles d’automne
tombaient. Le portier ouvrit les grandes grilles. „l’jour, James, dit-elle,
il y a quelques objets dans la voi-ture, voulez-vous les porter à
l’intérieur?” paroles sans beauté, sans intérêt, sans signification
profonde, on l’admettra, et pour-tant d’un sens si pulpeux à cet
instant qu’elles tombaient comme des noix mûres d’un arbre,
témoignant que la peau ridée du quotidien, quand elle est bourrée de
sens, devient étonnam-ment voluptueuse. Ceci était vrai pour l’instant
du moindre geste, de la moindre action, si ordinaires qu’ils fussent; le
spec-tacle d’Orlando quittant sa robe pour enfiler une paire de pantalons en peau de taupe et une jaquette de cuir (ce qu’elle fit en moins
de trois minutes) était si beau, avec des attitudes si ravis-santes qu’on
n’eût pas été plus ému par Madame Lopokowa elle-même usant de
son art le plus haut. Orlando s’avança dans la salle à manger où ses
vieux amis Dryden, Pope, Swift, Addi-son, la regardèrent d’abord avec
un peu de gêne. „Voici donc, semblaient-ils dire, voici donc celle qui a
remporté le Prix!” Mais ayant réfléchi que c’était une affaire de deux
cents guinées ils firent un signe de tête approbateur. Deux cents
guinées, avaient-ils l’air de dire, on ne doit pas cracher sur deux cents
guinées. Orlando se tailla une tranche de pain et une de jambon, les
empila l’une sur l’autre et se mit à manger en marchant à grands pas à
travers la pièce; en une seconde elle eut secoué sans y songer toutes
ses bonnes manières. Après cinq ou six tours, elle but d’un trait, en
levant le coude, un verre de vin rouge espagnol, en remplit un autre
qu’elle prit à la main et s’en fut dans le long corridor, puis à travers
une douzaine de salons, amorçant ainsi une visite complète de la
maison, suivie par les molosses et les épagneuls qui voulurent bien
l’accompagner.
Cela aussi, le jour l’exigeait. Revenir ici et ne pas visiter la maison,
Orlando aurait plutôt quitté sa grand-mère sans l’embrasser. Elle eut
l’impression que les pièces s’illuminaient à son entrée, s’éveillaient,
rouvraient les yeux comme si elles eus-sent dormi pendant son
absence. Elle les avait vues, songea-t-elle, des centaines et des milliers
de fois: jamais deux fois les mêmes; dans une vie aussi longue que la
leur, elles semblaient avoir acquis une infinité d’états d’âme, variables
selon l’été, l’hiver, le temps clair ou sombre, les vicissitudes de son
propre sort et le caractère des gens qui venaient les voir. Elles étaient
toujours polies avec les étrangers, mais un peu lasses; avec Or-lando
seule elles s’ouvraient entièrement, se sentaient à leur aise. Et
comment aurait-il pu en être autrement? Leur intimité réciproque
durait maintenant depuis quatre siècles. Elles n’avaient rien à se
cacher. Orlando connaissait leurs joies et leurs peines. Elle
connaissait en chacune l’âge de chaque objet, tous leurs petits secrets,
un tiroir caché, un placard masqué, un défaut parfois, une partie
inachevée ou surajoutée après coup. Et les pièces à leur tour
connaissaient d’Orlando toutes les hu-meurs, et toutes les
métamorphoses. Elle ne leur avait rien ca-ché; elle était venue vers
elles jeune garçon et femme, pleurante et dansante, méditative ou
gaie. Sur le siège de la fenêtre elle avait écrit ses premiers vers; dans
cette chapelle elle s’était ma-riée. Et elle serait enterrée ici, réfléchitelle en s’agenouillant sur le banc de la fenêtre dans la longue galerie et
en dégustant à petits coups son vin d’Espagne. Bien qu’elle pût à peine
l’imaginer, le corps du léopard héraldique ferait encore ses étangs
jaunes sur le parquet le jour où on la descendrait au mi-lieu de tous
ses ancêtres. Elle qui ne croyait en aucune immorta-lité ne pouvait
s’empêcher de sentir que son âme viendrait errer sans cesse dans cette
demeure comme ces lueurs rouges sur les panneaux, ces lueurs vertes
sur le sofa. Car cette pièce – Orlan-do était entrée dans la chambre de
l’Ambassadeur – scintillait comme une coquille qui a reposé pendant
des siècles au fond de la mer: l’eau a déposé sur elle, épandu sur elle
un million de teintes; cette pièce était rose et jaune, verte et couleur
de sable. Nul Ambassadeur ne dormirait plus là. Ah! mais Orlando
savait où le cœur de la maison battait encore. Poussant doucement
une porte, elle s’arrêta sur un seuil afin que la pièce (imagina-t-elle)
ne pût la voir, et de là contempla la tapisserie qui se soule-vait,
retombait, au faible souffle de l’éternelle brise qui ne ces-sait jamais
de la faire palpiter. Le chasseur chevauchait tou-jours. Daphné fuyait
toujours. Toujours le cœur battait, pensa-t-elle, quoique faible,
quoique lointain; frêle mais indomptable cœur de l’immense bâtisse!
Alors, rappelant sa troupe de chiens, Orlando traversa toute la
galerie dont le plancher est fait de chênes entiers sciés dans leur
longueur. Les rangées de fauteuils avec tous leurs ve-lours fanés, bien
alignées contre les murs, étendaient leurs bras pour Élisabeth, pour
Jacques, pour Shakespeare peut-être, pour Cecil, mais nul ne venait.
Ce spectacle attrista Orlando. Elle dé-crocha le cordon qui parquait les
vieux meubles. Elle s’assit sur le fauteuil de la Reine; elle ouvrit un
livre manuscrit posé sur la table de Lady Betty; elle plongea ses doigts
dans de vieux pé-tales de roses; elle brossa sa chevelure courte avec
les brosses d’argent du Roi Jacques; elle s’assit sur son lit, en fit
rebondir deux ou trois fois le sommier (mais aucun Roi ne dormirait
ja-mais plus là malgré tous les draps neufs de Louise) et appuya sa
joue contre la courtepointe d’argent usée. Mais partout elle trouvait de
petits sachets de lavande contre les mites et des pan-cartes
imprimées: „On est prié de ne rien toucher”; Orlando les avait placées
là elle-même; maintenant, elles paraissaient la repousser. La maison
n’était plus entièrement sienne, soupira-t-elle. Elle appartenait au
temps désormais; à l’histoire; elle était passée hors de la main, hors
du pouvoir des vivants. Jamais plus on ne renverserait de la bière ici,
songea Orlando (elle était dans la chambre qu’avait habitée le vieux
Nick Greene); on ne roussirait plus le tapis. Jamais plus deux cents
domestiques ne courraient et ne brailleraient au long des corridors
avec des bra-seros et d’énormes branches pour les énormes
cheminées. Ja-mais plus on ne ferait fermenter de l’ale, on ne
fabriquerait de chandelles, on ne façonnerait des selles, on ne
taillerait de pierres dans les ateliers des communs. Les marteaux et les
mail-lets s’étaient tus. Les chaises et les lits étaient vides; les chopes
d’argent et d’or reposaient sous globe. Les grandes ailes du si-lence
battaient du haut en bas de la maison vide.
Orlando s’assit au bout de la galerie, ses chiens couchés en rond à
ses pieds, dans le dur fauteuil de la Reine Élisabeth. La galerie s’étirait
très loin et se perdait presque dans l’ombre. C’était comme un tunnel
creusé profond dans le passé. Les re-gards d’Orlando, en y errant,
pouvaient y voir rire et parler une compagnie nombreuse; les grands
hommes qu’elle avait con-nus: Dryden, Swift et Pope; les hommes
d’État en conversa-tions particulières; les amoureux attardés dans
l’embrasure des fenêtres; des gens qui buvaient et mangeaient à de
longues tables; la fumée du bois s’enroulait autour de leurs têtes, les
fai-sait tousser et éternuer. Plus loin encore, Orlando voyait des
couples de danseurs splendides rangés pour le quadrille. Les ac-cents
flûtés, frêles, énergiques pourtant d’une musique s’élevèrent. Un
orgue tonna sourdement. Un cercueil fut porté dans la chapelle. Un
cortège de mariage en sortait. Des cheva-liers, le heaume en tête,
partaient pour la guerre. Ils rappor-taient des bannières de Flodden,
de Poitiers et les clouaient contre le mur. La longue galerie ainsi se
remplissait; en fouil-lant du regard, plus loin encore, Orlando crut
distinguer à l’extrême bout, derrière les Élisabéthains et les Tudors,
une sil-houette plus vieille, plus lointaine, plus sombre, encapuchonnée, monastique, sévère, un moine qui marchait, les mains jointes
autour d’un livre, et dont les lèvres murmuraient.
Comme un coup de tonnerre, l’horloge de l’étable sonna quatre
heures. Jamais tremblement de terre ne démolit toute une ville avec
plus de violence. La galerie et tous ses occupants tombèrent en
poudre. Le propre visage d’Orlando, qui était de-meuré obscur et
sombre pendant sa contemplation, fut illuminé comme par l’éclair
d’une explosion. À cette lumière, tous les ob-jets environnants lui
apparurent avec une extrême netteté. Elle vit deux mouches décrivant
un cercle et le bleu de leurs cara-paces. Elle vit un nœud dans le bois
devant son pied et le tres-saillement d’une oreille de chien. Au même
moment elle enten-dit une branche qui craquait dans le jardin, une
brebis qui tous-sait dans le parc, le cri aigu d’un martinet devant la
fenêtre. Or-lando sentit son corps trembler, pris de picotement,
comme si elle l’avait exposé nu aux morsures du gel. Pourtant elle
demeu-ra calme – ce qu’elle n’avait pas fait à Londres lorsque
l’horloge avait sonné dix heures (car désormais une et entière elle
présen-tait peut-être une plus large surface aux coups du temps); elle
se leva, mais sans précipitation, appela ses chiens et fermement, mais
avec une grande vivacité, descendit l’escalier, sortit dans le jardin. Là,
les ombres des plantes étaient miraculeusement dis-tinctes. Elle nota,
dans les parterres de fleurs, tous les grains de la terre comme sous
une loupe. Elle vit l’entrelacs des branches de chaque arbre. Chaque
feuille de l’herbe était distincte ainsi que le dessin des veines et des
pétales. Elle vit Stubbs, le jardi-nier, qui s’avançait dans le sentier: le
moindre bouton de ses guêtres lui apparut avec netteté; elle vit Betty
et Prince, les che-vaux de trait: jamais elle n’avait aperçu aussi
clairement l’étoile blanche sur le front de Betty et les trois longs crins
qui dépas-saient les autres dans la queue de Prince. Dans la cour, les
vieux murs gris de la maison avaient le relief grenu d’une photographie récente; Orlando pouvait entendre le haut-parleur qui
concentrait sur la terrasse l’air de danse que des gens écoutaient à
Vienne dans l’opéra tendu de velours rouge. Les nerfs tirés, tendus par
le présent, elle était aussi la proie d’une peur étrange: à chaque fois
que le gouffre du temps s’ouvrait, livrait passage à une seconde, un
danger inconnu, lui semblait-il, pouvait surgir du même coup. Cette
tension était trop implacable et trop dure pour qu’on pût la supporter
longtemps sans malaise. Elle marcha, plus vivement qu’elle n’eût
désiré (quelqu’un sem-blait faire mouvoir ses jambes à sa place), à
travers le jardin, puis dans le parc. Là, par un grand effort, elle se
contraignit à s’arrêter devant l’atelier de charronnerie et à regarder
sans un geste Joe Stubbs qui façonnait une roue de charrette. Elle
était debout, les yeux fixés sur cette main d’homme, quand le quart
sonna. Il la traversa douloureusement comme un météore, si chaud
qu’aucun doigt n’eût pu le saisir. Elle vit avec un relief dégoûtant que
le pouce de Joe, à sa main droite, n’avait pas d’ongle: à la place il y
avait un bourrelet rose de chair. C’était si répugnant qu’Orlando
manqua s’évanouir mais dans le moment d’obscurité que lui
accordèrent ses paupières battantes, le pré-sent cessa de peser sur
elle. Dans cette ombre que jeta le batte-ment de ses paupières il y
avait quelque chose d’étrange, quelque chose (comme tous peuvent le
vérifier en regardant aussitôt le ciel) qui manque toujours au présent
– d’où son ca-ractère terrible, indescriptible – quelque chose qu’on
tremble de nommer, comme on pique une épingle dans le corps d’un
in-secte, qu’on tremble d’appeler beauté, car cette ombre n’a pas de
corps, pas de substance ni de qualité propre: et pourtant elle a le
pouvoir de transformer tout ce qu’elle pénètre. Cette ombre donc,
tandis que les paupières d’Orlando battaient dans son demiévanouissement devant l’atelier de charronnerie, soudain glissa, vint
se mêler aux innombrables visions qu’Orlando avait eues jusqu’alors,
les composa, les rendit tolérables et compré-hensibles. L’esprit
d’Orlando se mit à rouler comme la mer. „Oui, songea-t-elle en
poussant un profond soupir de soulage-ment, tandis qu’elle se
détournait de l’atelier pour attaquer la pente de la colline, je peux
recommencer à vivre. Je suis au bord de la Serpentine, pensa-t-elle, le
bateau d’un sou grimpe, plonge sous le blanc porche des mille morts.
Je vais comprendre…”
Telles furent ses paroles prononcées très distinctement, mais nous
ne pouvons cacher le fait qu’elle était alors un témoin très indifférent
à la réalité des objets environnants; elle aurait pu fort bien prendre
une brebis pour une vache ou un vieil homme appelé Smith pour
quelque autre appelé Jones qui ne fût pas le moins du monde son
parent. Car l’ombre d’évanouissement causée par un pouce sans ongle
s’était appro-fondie et projetait au fond de son cerveau (aux antipodes
de toute vision) un étang où les formes baignaient dans une nuit si
profonde qu’on pouvait à peine les reconnaître. Orlando regarda dans
cet étang, cette mer peut-être, où toute chose se reflète – certains
affirment même que nos passions les plus violentes, et l’art, et la
religion sont les reflets que nous voyons dans ce creux sombre au fond
de nos cerveaux quand le monde visible, un ins-tant, s’obscurcit.
Orlando regarda longtemps, profondément, plus loin encore, et
aussitôt le sentier ombragé de fougères, sur la pente de la colline,
cessa d’être tout à fait un sentier pour de-venir en partie la
Serpentine; les buissons d’aubépines devin-rent en partie des dames
et des messieurs assis avec des porte-cartes et des cannes à pommeau
d’or dans les mains; les brebis devinrent en partie les hautes maisons
de Mayfair; tout devint en partie autre chose, comme si l’esprit
d’Orlando était devenu une forêt avec, çà et là, des embranchements
de clairières; les choses s’approchaient, s’éloignaient, et se
confondaient, s’écartaient, s’alliaient et se combinaient de la façon la
plus étrange en un mouvant échiquier de lumières et d’ombres. Et
hormis le moment où Canute, le lissier, poursuivant un lapin, lui
rappela qu’il devait être environ quatre heures et demie – il était en
réalité six heures moins vingt-trois – Orlando oublia complètement
l’heure.
Le sentier aux fougères, avec bien des contours et des méandres,
montait de plus en plus haut, aboutissait enfin au chêne qui se
dressait sur le sommet. L’arbre était devenu plus gros, plus
inébranlable, plus noueux depuis qu’Orlando l’avait vu pour la
première fois, aux environs de l’année 1588, mais il était encore dans
le plein de sa force. Les petites feuilles nette-ment découpées
palpitaient encore en masses épaisses sur les branches. Orlando se
jeta sur le sol et sentit sous elle diverger l’ossature de l’arbre comme
des côtes d’une épine dorsale. Il lui plut de se croire à cheval sur le dos
du monde. Il lui plut de s’attacher à cette dureté. Au mouvement
qu’elle fit en s’allongeant à terre, un petit livre carré, relié de toile
rouge, glis-sa de sa veste de cuir – c’était son poème Le Chêne.
„J’aurais dû porter une bêche”, réfléchit-elle, La terre était si tassée
entre les racines; il était peu probable qu’elle parvînt à enterrer le livre
là, comme elle l’avait projeté. D’ailleurs, les chiens le dé-terreraient.
„Ces célébrations symboliques n’ont jamais de chance”, pensa
Orlando. Peut-être ferait-on aussi bien de s’en passer. Elle avait
encore au bout de la langue le petit discours qu’elle aurait prononcé
en enterrant le livre (c’était un exem-plaire de la première édition
avec les signatures de l’auteur et de l’artiste). „J’enterre ceci comme
un tribut à la terre, aurait-elle dit, je rends à la terre ce que la terre
m’a donné.” Mais, Sei-gneur, dès qu’on arrondissait la bouche pour
prononcer ces mots, comme ils devenaient stupides! Ils rappelèrent à
Orlando le vieux Greene qui, sur une estrade, l’autre jour, l’avait
compa-rée à Milton (hormis sa cécité) en lui tendant un chèque de
deux cents guinées. Alors elle avait pensé à ce chêne, ici, sur la colline; elle s’était demandé: Qu’a donc à faire ceci avec cela? La louange
et la gloire, qu’ont-ils à faire avec la poésie? Qu’ont à faire sept
éditions (c’était le chiffre atteint déjà) avec la valeur du volume?
Écrire de la poésie n’était-ce pas une transaction secrète, une voix
répondant à une autre voix? Tout ce bavar-dage, par suite, ces
louanges et ces blâmes, et ces conversations avec des gens qui vous
admirent et ces conversations avec des gens qui ne vous admirent pas
avaient aussi peu de rapport que possible avec la chose vraie… une
voix qui répond à une autre voix. Quoi de plus secret, songea-t-elle, de
plus lent, de plus semblable au commerce des amoureux que la
réponse bé-gayante qu’elle avait faite pendant toutes ces années à la
vieille mélopée des bois, aux fermes et aux chevaux bruns qui, col
contre col, sont arrêtés devant la grille, au forgeron, à la cuisine, aux
champs qui, si laborieusement, portent l’orge, les raves, l’herbe, et au
jardin enfin qui fait s’épanouir iris et fritillaires?
Orlando laissa donc son livre sans l’enterrer, pages au vent sur le
sol, et regarda le vaste paysage, divers, ce soir, comme un fond sousmarin sous les alternances de soleil et d’ombre. On y distinguait un
village avec un clocher parmi des ormeaux; la voûte grise d’un grand
manoir au fond d’un parc; une étincelle de soleil jaillie sur le vitrage
d’une serre; une cour de ferme avec des meules de blé jaune. Les
champs étaient tachetés de noirs boqueteaux; au-delà s’étiraient de
longues étendues de bois, puis on voyait l’éclair d’une rivière, des
collines encore. À l’horizon les dents de scie de Snowdon mêlaient
leurs blan-cheurs aux nuages; Orlando vit aussi les lointaines collines
d’Écosse et les flots furieux qui tournoient autour des Hébrides. Elle
tendit l’oreille au bruit d’une canonnade sur la mer. Non. Seul, le vent
soufflait. Il n’y avait pas de guerre aujourd’hui. Drake était mort;
Nelson était mort. „Et c’est ici”, songea Or-lando en laissant tomber
ses regards, qui s’étaient égarés dans ces lointains, une fois de plus sur
la terre proche, „c’est ici qu’était ma terre, jadis; ce château entre les
dunes était à moi.” À cet instant le paysage (sans doute par un artifice
du jour mou-rant) se secoua, se souleva, fit glisser cet amas de
maisons, de châteaux, de forêts sur ses flancs en forme de tente. Les
mon-tagnes nues de Turquie se dressèrent devant Orlando. Midi
éblouissait. Elle regarda droit sur la pente rôtie de flammes. Des
chèvres broutaient à ses pieds des touffes terreuses. Un aigle plana sur
sa tête. Elle entendit croasser à ses oreilles la voix rauque du vieux
Rustum le bohémien: „Qu’est-ce que votre an-tiquité, votre race et vos
richesses quand on les compare à ceci? Qu’avez-vous besoin de quatre
cents chambres, de couvercles d’argent sur tous vos plats, de
servantes et de plumeaux?”
À cet instant, une horloge d’église carillonna dans la vallée. Le
paysage en forme de tente s’effondra. Le présent, une fois de plus,
ruissela sur la tête d’Orlando, mais avec plus de douceur maintenant,
car une lumière mourante n’offrait plus à ses re-gards de détails
minuscules, mais seulement des champs bru-meux, des fermes où
brûlaient des lampes, la masse ensommeil-lée d’un bois et un éventail
de lumière qui poussait l’ombre devant lui au long d’un sentier. Avait
-il sonné neuf, dix, ou onze heures, Orlando ne pouvait le dire. La nuit
était venue, la nuit qu’elle avait toujours aimée, la nuit où les reflets,
dans l’étang sombre de l’esprit, scintillent plus clairement que le jour.
Il n’était pas nécessaire maintenant de s’évanouir pour plonger un
regard profond dans cette ombre où les choses prennent forme, pour
voir dans l’étang de l’esprit tantôt Shakespeare, tantôt une jeune fille
en pantalons russes, tantôt un bateau d’un sou sur la Serpentine,
enfin l’Atlantique même qui roule ses énormes vagues au large du Cap
Horn. Orlando regarda dans l’ombre. Le brick de son mari était là, il
montait au sommet d’une vague! Il grimpait, il grimpait encore! Le
porche blanc des mille morts se dressait devant lui. Ô téméraire! Ô
fou ridicule, toujours à dou-bler le Cap Horn – si inutilement – en
pleine tempête! Mais dé-jà le brick plongeait dans le porche, ressortait
de l’autre côté; sauf, sauf enfin!
Pleurs de joie, cria Orlando, pleurs de joie!” et à cet ins-tant le
vent tomba, les eaux se calmèrent; elle vit les vagues ri-der
paisiblement la mer sous la lumière de la lune.
Marmaduke Bonthrop Shelmerdine!” cria-t-elle debout au pied du
chêne.
Le beau nom miroitant tomba du ciel comme une plume bleu
d’acier. Elle le regarda tomber, virant et tournoyant comme une flèche
dont la chute lente clive magnifiquement l’air pro-fond. Le bien-aimé
venait, comme il venait toujours, dans les moments de calme mort;
lorsque les vagues n’étaient que des rides; lorsque les feuilles
piquetées tombaient lentement sur les pieds d’Orlando dans les bois
automnaux; lorsque le léopard demeurait immobile; lorsque la lune
régnait sur l’eau et que rien ne bougeait entre ciel et mer. Alors il
venait.
Tout était maintenant immobile. Il était près de minuit. La lune se
levait avec lenteur sur la lande. Sa lumière fit s’élever sur la terre un
fantomatique château. La grande maison était là, drapée d’argent,
avec toutes ses fenêtres. Point de murailles, point de matière. Tout
n’était que fantôme. Tout était immobile. Toutes les lumières
brûlaient comme pour l’arrivée d’une Reine morte. Orlando, à ses
pieds, dans la grande cour, vit osciller des panaches noirs, des torches
palpiter, s’agenouiller des ombres. Une Reine, encore, descendait de
son carrosse.
„Cette maison est la vôtre, Madame, cria Orlando, s’inclinant pour
une profonde révérence. Rien n’a changé. Le défunt lord, mon père,
vous montrera le chemin.”
Tandis qu’elle parlait, le premier coup de minuit sonna. La froide
brise du présent lui souffla au visage sa petite haleine apeurée.
Anxieusement elle fouilla le ciel des yeux. Il était main-tenant tout
assombri de nuages. Le vent grondait à ses oreilles. Mais dans le
grondement du vent elle entendit le grondement d’un avion qui
approchait.
„Ici! Shel, ici!” cria-t-elle en présentant à la lune (qui à ce moment
brillait d’un vif éclat) sa poitrine nue où ses perles brillaient comme
les œufs d’une énorme araignée lunaire. L’avion fonça hors des
nuages, plana sur la tête d’Orlando. Il hésita juste au-dessus d’elle.
Les perles, dans l’ombre, brillaient d’un éclat phosphorescent.
Et lorsque Shelmerdine, devenu maintenant un beau capi-taine
marin, hâlé, les joues fraîches, et alerte, sauta sur le sol, Orlando vit,
au-dessus de sa tête, monter d’un seul coup d’aile un oiseau sauvage,
seul.
„C’est l’oie! cria Orlando, l’oie sauvage…”
Et le douzième coup de minuit sonna; le douzième coup de
minuit, le jeudi onze octobre mil neuf cent vingt-huit.

Documents pareils