Santé mentale - Centre Franco Basaglia
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Santé mentale - Centre Franco Basaglia
����������������������������������������� ����������� Fonds Reine Fabiola pour la Santé Mentale géré par la COLOPHON Au plus près des gens Une mosaïque d’idées et d’expériences autour de la santé mentale Fonds Reine Fabiola pour la Santé Mentale Cette publication est également disponible en néerlandais sous le titre: ‘Dicht bij de mensen. Een mozaïek van ideeën en initiatieven omtrent geestelijke gezondheid’ Une publication de la Fondation Roi Baudouin rue Brederode 21, B – 1000 Bruxelles AUTEURS Contributions libres TRADUCTIONS Patrick De Rynck, Mariëlle Goffard C O O R D I N A T I O N D E L’ É D I T I O N Frieda Lampaert, Karin Rondia, Kristien Van den Wouwer CONCEPT COUVERTURE Cécile Bertrand IMPRESSION New Goff n.v. Cette publication peut être téléchargée gratuitement sur notre site www.kbs-frb.be Renseignements par e-mail [email protected] ou tél. 070-233 728 ISBN: 2-87212-473-X Dépôt légal: D/2005/2848/21 Octobre 2005 PRÉFACE Rares sont ceux qui, de près ou de loin, n’ont jamais à se préoccuper de questions de santé mentale. Le stress au travail, la qualité du logement, les relations professeurs-élèves au sein des écoles, l’aide aux victimes, l’accueil des sans-papiers, le deuil d’un être aimé… Toutes ces situations, et tant d’autres encore, ont un lien bien plus serré qu’on ne le pense avec le champ de la santé mentale. La santé mentale n’est pas une tour d’ivoire habitée par de doctes spécialistes ; c’est dans la réalité de tous les jours qu’elle se donne à vivre, par tous et chacun, à tous les âges de la vie et dans toutes les strates de la société. Qu’on l’appelle bonheur, émotion, amour, folie, tristesse, solidarité, révolte, désespoir… elle est une évidence quotidienne pour chacun d’entre nous. Le titre de ce livre, ‘Au plus près des gens’, illustre bien cette ubiquité, qui est d’ailleurs relativement neuve, et liée à l’évolution des conditions de vie dans notre monde occidental. Le message du Fonds Reine Fabiola pour la Santé Mentale est qu’on ne peut construire une société harmonieuse et respectueuse des individus sans prendre en compte ces multiples facettes. La santé mentale est intimement tissée dans l’étoffe sociale. Ce livre est structuré de manière à examiner successivement les principaux ‘secteurs’ de la société: l’individu, la famille, le monde du travail, le logement, l’enseignement, la culture et la justice. Chaque chapitre s’ouvre par un article général introductif, et se décline ensuite en une série d’exemples concrets, de témoignages, d’expériences à partager ou à reproduire. C’est donc une véritable ‘Mosaïque d’idées et d’expériences’, au sens propre du terme, une image faite de tous petits morceaux qui prend sens quand on la regarde dans son ensemble. Elle contient 82 articles ; c’est beaucoup, mais c’est encore si peu pour faire le tour de la question! C’est une mosaïque d’idées novatrices. Chaque auteur a été invité à s’exprimer librement, et à assumer la responsabilité de ce qu’il /elle avance. Le Fonds n’a exercé aucune censure et n’a pas cherché à dégager de consensus. Vous trouverez donc dans ces pages des opinions contradictoires et … des styles d’écriture très variés. C’est une mosaïque d’initiatives, d’expériences et de vécus de ceux et celles qui, quel que soit leur champ d’action, cherchent des solutions aux questions de santé mentale que leur pose la vie de leurs semblables. Précisons que les projets qui ont été sollicités ne l’ont pas été parce qu’ils étaient les ‘meilleurs’, les plus prestigieux, …ou les mieux subsidiés. Le Fonds a surtout voulu mettre en avant les projets qui n’ont pas souvent l’occasion de faire parler d’eux, et dont l’originalité mérite pourtant d’être mieux connue. Pour autant, ces initiatives ont souvent des équivalents ailleurs dans le pays, et il est tout à fait possible de les repérer via les adresses et les liens que nous vous proposons en fin d’ouvrage. C’est enfin une mosaïque de cultures, car ce livre rassemble des contributions de sensibilités culturelles, d’écoles, de courants fort différents. Les différences entre le nord et le sud de notre pays n’y sont d’ailleurs pas les moindres. Mais nous faisons le pari qu’on peut en jouer comme d’une richesse, plutôt que de les opposer. 3 C’est un livre qui veut stimuler les échanges: c’est pourquoi nous avons veillé à fournir un maximum de coordonnées à la fin de chaque article, pour tous ceux qui voudraient en savoir plus, enrichir leurs pratiques, élaborer des collaborations. C’est un livre qui veut lancer des pistes, des réflexions, des remises en question, des évolutions et même, pourquoi pas, des révolutions… Nous tenons à remercier chaleureusement tous les auteurs, ainsi que la Fondation Julie Renson qui a mis sa connaissance approfondie du secteur de la santé mentale et des institutions de notre pays au service de l’exactitude des traductions. Nous soulignons également le travail fructueux de tous les membres du Comité d’avis et du Comité de gestion du Fonds, qui se sont impliqués avec enthousiasme dans l’élaboration de ce projet. Merci d’avance aux lecteurs, qui le feront connaître à d’autres. Ann d’Alcantara Présidente du Fonds 4 Qu’est-ce que le Fonds Reine Fabiola? Le Fonds Reine Fabiola pour la Santé Mentale a été créé en 2004 au sein de la Fondation Roi Baudouin et poursuit les activités de l’ancienne Fondation Reine Fabiola. Il a pour objectif général de mener des actions dans le domaine de la santé mentale et de stimuler les échanges d’idées et de bonnes pratiques entre les organisations et associations actives dans le secteur. Le Comité de gestion du Fonds définit la stratégie et opérationnalise les objectifs. Le Comité d’avis du Fonds représente les secteurs de la société qui sont concernés par la santé mentale et prépare des recommandations générales au sujet d’évolutions souhaitables et de problématiques qui touchent à la santé mentale. Ses cinq objectifs spécifiques sont: – de mettre en évidence l’importance de la santé mentale dans la société – d’impliquer les usagers et leurs familles dans l’élaboration et l’organisation des soins de santé mentale – de soutenir le travail des professionnels dans les différentes formes que peuvent prendre les soins de santé mentale – d’inciter les secteurs et acteurs concernés à participer activement à l’optimalisation de la santé mentale – de soutenir la réflexion quant à la problématique de la santé mentale. Le Fonds a choisi de débuter ses activités en composant un ouvrage axé sur le vécu, l’expérience et l’échange d’initiatives qui, en tenant compte de la complexité de la société contemporaine, associent santé mentale, lien social et solidarité. Cet ouvrage intitulé “Au plus près des gens. Une mosaïque d’idées et d’expériences” se veut outil de réflexion, de sensibilisation et d’action. Il a été conçu comme un dossier interactif entre les lecteurs-utilisateurs. Beaucoup d’entre eux ont contribué à sa rédaction et, ce faisant, donné le ton du programme et des activités futures du Fonds. 5 TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION 9 AU PLUS PRES DES GENS Chapitre 1: Augmenter l’accessibilité des soins de santé mentale 25 Chapitre 2: Davantage d’implication du patient dans ses soins 41 Chapitre 3: Davantage d’implication de la famille dans la prise en charge 61 Chapitre 4: L’enfance, une tranche d’âge de plus en plus concernée 77 Chapitre 5: Les personnes âgées aussi ont des problèmes de santé mentale 99 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L Chapitre 6.1: Le travail, source de stress 121 Chapitre 6.2: Donner aux personnes fragilisées des possibilités de (ré)insertion dans la société 139 LE LOGEMENT Chapitre 7: Comment vivre de manière autonome quand on est en situation de fragilité mentale ? 163 L’ E N S E I G N E M E N T Chapitre 8: Prendre en compte les problèmes de santé mentale dans le monde de l’école 181 C U LT U R E & S O C I E T E Chapitre 9.1: Expression artistique et santé mentale 201 Chapitre 9.2: La santé mentale dans une société multiculturelle 219 7 AU PLUS PRÈS DES GENS Chapitre 9.3: Sensibiliser les médias à une couverture respectueuse des questions de santé mentale 243 LA JUSTICE ET LE DROIT Chapitre 10.1: Défense sociale et emprisonnement 261 Chapitre 10.2: La santé mentale du citoyen face à la justice 283 :: Quelques liens utiles 311 :: Résumé 315 8 1 Introduction :: Quelle image le public a-t-il de la santé mentale? Paul Arteel, Vlaamse Vereniging voor Geestelijke Gezondheid Christiane Bontemps, Institut Wallon pour la Santé Mentale :: Dialoguer avec le grand public Eric Messens, Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale :: Santé Mentale et citoyenneté, Jean-Louis Genard, ULB, et Marc De Hert, KUL Quelle image le public a-t-il de la santé mentale? ENTRETIEN AVEC CHRISTIANE BONTEMPS, DIRECTRICE DE L’INSTITUT WALLON POUR LA SANTÉ MENTALE, ET PAUL ARTEEL, DIRECTEUR DE LA VLAAMSE VERENIGING VOOR GEESTELIJKE GEZONDHEID TEXTE: Karin Rondia Pardon Madame, Monsieur, qu’est-ce que cela évoque pour vous, la santé mentale? La première réaction est un sursaut, un retrait. Tabou. Pas pour moi. Suis pas fou. Oui, mais alors, pourquoi tous ces psys à la télévision? Pourquoi cet engouement pour les magazines qui parlent de psychologie sur papier glacé? Cette recherche effrénée du ‘développement personnel’, au point parfois d’en perdre le sens commun? Ne parle-t-on pas de la même chose? Des deux faces d’une même médaille? La réponse pourrait sembler surprenante dans tout autre pays que le nôtre: non au nord, oui au sud…Vous avez dit surréaliste? C’est pourtant un malentendu, un petit jeu sur les mots, qui plonge dans l’ambiguïté tout le secteur de la santé mentale de Knokke-Heist à Arlon et de Kortrijk à Fourons… Mais - soit dit en passant - qui reflète aussi un contexte culturel bien plus global, européen, mondial. La fissure qui traverse notre petit pays cristallise un choc des cultures qui le dépasse. Au nord, on est ‘anglo-saxon’, au sud, on est ‘latin’. C’est tout dire. Comme l’explique Paul Arteel, directeur de la Vlaamse Vereniging voor Geestelijke Gezondheid, en Flandre, on a délibérément choisi de faire une distinction entre ce qui relève de la santé et ce qui relève du bien-être. L’approche de la santé mentale est une approche biomédicale, psychologique et sociale, dans laquelle les trois composantes se complètent, dans la tradition anglosaxonne du ‘Community Mental Health Movement’. Quand on parle de santé mentale, on parle donc surtout de maladies, d’hôpital psychiatrique et d’autres formes de prise en charge (résidentielles ou ambulatoires), des nombreuses formes possibles de traitement, de revalidation. La psychoéducation et l’empowerment des patients et familles sont aussi des éléments fondamentaux de la psychiatrie sociale flamande. Ce qui n’empêche pas de mener aussi des actions préventives, mais dans le cadre de la politique du bien-être, qui dépend parfois d’un autre ministère. La voie choisie par les francophones, selon Christiane Bontemps, directrice de l’Institut Wallon pour la Santé Mentale, est plutôt de travailler dans une optique de ‘promotion de la santé mentale’, c’est-à-dire de se préoccuper de la manière dont chacun, qu’il ait ou pas des problèmes psychiques, puisse se sentir mieux dans sa peau, et développer les compétences qui lui permettront de faire face aux difficultés de la vie. Une telle approche encourage en même temps une tolérance à la différence, une compréhension plus grande envers ceux qui sont vraiment du côté de la maladie parce que leurs compétences propres ont été dépassées. 10 INTRODUCTION Ce qui, pour les uns, relève de l’amalgame, correspond donc, pour les autres, à une prise de position volontairement holistique. Question de point de vue. Mais non sans conséquences. On l’a vu lors de la mise en chantier de la vaste campagne ‘2001 Année de la santé mentale’, qui a mobilisé l’ensemble du pays, sans que l’on n’arrive jamais à se mettre d’accord sur ce dont on parlait….et qui fut pourtant une belle réussite! Portés par un slogan limpide - La santé mentale, j’en parle! / Geestelijke Gezondheid, spreek erover - les objectifs communs de déstigmatisation en santé mentale ont été poursuivis au nord comme au sud, chacun gardant son cœur de cible et sa ligne de conduite, en respectant la différence de l’autre. On le sait, nous excellons dans l’art du compromis. Tout ceci pour expliquer que, quand on en vient à parler de l’image que le public a de la santé mentale, on ne peut le faire de manière univoque. Il y a dans notre pays plusieurs ‘publics’, et plusieurs ‘santés mentales’, mais néanmoins un même souci de continuer le travail de déstigmatisation. Gardons donc la nuance à l’esprit pour ce qui suit. Pour Paul Arteel, l’image que le grand public a de la santé mentale est tout simplement inexistante; il attribue cela à trois raisons. Premièrement: la peur. Il n’existe dans le public aucune conception de ce qu’est la maladie mentale, et l’idée de perdre la maîtrise de son cerveau, de sa pensée, crée une angoisse terrible. Les gens ont peur de tout qui se comporte étrangement, différemment. C’est une peur qui existait déjà au Moyen Age, quand on mettait les fous dans des bateaux qu’on envoyait en mer, ou dans des asiles pour ne plus jamais les voir. Cette peur est encore là, sous-jacente. Elle entraîne un déni. Deuxièmement: l’inconnu. Si vous demandez à n’importe qui ‘que vous arriverait-il si vous vous cassiez la jambe?’, il pourra très bien décrire ce qui va se passer: tel hôpital, tel docteur, si cela va faire mal ou pas, si cela va durer longtemps ou pas, etc. Tout le monde sait cela. Mais si on demande ‘et si la semaine prochaine vous faites une dépression?’, personne ne pourra dire ce qui se passera! Verra-t-on un psychologue, ou un psychiatre? Où le trouvera-t-on? Que donnerat-il comme traitement? Cela sera-t-il douloureux? Il n’existe aucun savoir populaire sur ce qui se passe dans le monde de la santé mentale. Pourquoi? C’est la troisième cause: parce qu’il n’y a aucun contact avec les gens malades. On lance de grandes campagnes d’information sur la maladie mentale, mais le contact personnel avec les personnes atteintes reste difficile. Or cela me semble essentiel. C’est pour cela que nous organisons le concours Hoe Anders Is Anders1 pour créer des contacts entre les jeunes et les malades mentaux. Voilà donc, à mon avis, les trois axes à privilégier: combattre l’angoisse, donner de l’information et organiser des contacts. C’est de cette manière que le grand public pourra se forger une opinion sur ce qu’est la santé mentale. Paul Arteel mène infatigablement des actions en ce sens ; par exemple, il a récemment obtenu la publication d’un supplément de 15 pages dans le Standaard 2. J’en suis très heureux, évidemment, mais j’aurais préféré que ce soit dans ‘Métro’, pour que tout le monde le lise. De même, on parle de santé mentale dans les émissions de télévision sérieuses, pour intellectuels, mais jamais dans les émissions grand public et les talk-shows populaires. Il faudrait que des gens connus viennent témoigner ouvertement de leurs difficultés. Cela aurait un impact extraordinaire! Voyez ce qui s’est passé en Norvège: le premier ministre a fait une dépression, il a été hospitalisé trois mois, et tout le monde a été au courant. Et quand il est revenu, il a repris sa place tout à fait naturellement et tout le monde a trouvé cela normal. Nous n’en sommes vraiment pas là chez nous! Pour Christiane Bontemps, l’impression est, au contraire, que la presse se préoccupe abon- 11 AU PLUS PRÈS DES GENS damment de tout ce qui touche à la santé mentale. Dans toutes les émissions grand public, dans toute la presse magazine, presse féminine, etc., on aborde les questions de bien-être, d’équilibre psychique, de développement mental, etc. On invite de plus en plus souvent des psys, qui apportent leur expertise. Je trouve que l’on fait une vulgarisation très importante de ces questions, et que c’est très positif. Mais le problème, à mon sens, c’est que l’on ne va jamais jusqu’au bout du propos, que l’on ne dit jamais que parfois, on tombe du côté de la maladie, qui n’est finalement qu’un pas plus loin dans la difficulté d’être. Le tabou, je le vois donc plutôt du côté de l’échec de ce ‘droit au bonheur’ omniprésent. Il y a une cassure entre le souci d’être bien, et l’idée que l’échec existe, que cela peut nous arriver. Cet échec, la maladie mentale, c’est pour les autres. C’est du domaine de la psychiatrie, et là je suis d’accord avec Paul, ce mot-là fait peur, et les gens ne veulent pas se sentir concernés. L’Institut Wallon est en train de mener une recherche sur l’accessibilité des soins en santé mentale, et il en ressort clairement que l’image de la santé mentale dans le grand public constitue un frein à cette accessibilité, davantage encore que le coût des soins, même si celui-ci est aussi un réel problème pour beaucoup. Même si, côté bien-être, l’idée de voir un psychologue pour discuter de ses problèmes commence à faire son chemin, l’éventualité de devoir recourir à un psy spécialisé, à un psychiatre, reste un obstacle apparemment insurmontable pour la majorité des gens. Il est donc bien là, ce point douloureux, signe de fracture sous-jacente: le moment où la santé bascule dans la maladie, le moment où le psychologue passe la main au psychiatre, le point à partir duquel on n’est plus ‘normal’ mais bien ‘malade mental’. Paul Arteel cite l’expérience récente de l’association britannique ‘Mind’ qui a voulu mener, en 2004, une campagne de ‘mental health promotion’. Tout le monde était évidemment d’accord de faire des actions en faveur de la promotion de la santé mentale, ‘pour les gens normaux qui ne se sentaient pas bien dans leur peau’, mais quand il a été question de constituer un comité organisateur pour coordonner l’action, il y a eu une levée de boucliers à l’idée d’y admettre des représentants d’une association de schizophrènes! Stop là! Pas de mélange! Pour Paul Arteel, c’est une preuve supplémentaire que cet amalgame entre santé mentale et bien-être, loin d’être déstigmatisant, risque au contraire de recréer des frontières. Mais il ajoute aussitôt: Je suis évidemment convaincu qu’il faut aussi entreprendre des actions pour tous les ‘gens normaux qui ont des petits problèmes’ car ces problèmes, notamment d’angoisses, de manque de communication, etc., dont ils souffrent réellement, sont en passe de devenir de vrais problèmes de société. Parallèlement à la ligne de fracture santé/maladie, en court une seconde, plus subtile: celle de la distinction psycho/neuro. Car une autre manière d’échapper à la stigmatisation inhérente à la maladie mentale, est d’en faire une maladie… neurologique, strictement médicale, et donc éminemment honorable. Christiane Bontemps et Paul Arteel déplorent d’une même voix que des associations de patients regroupant des personnes touchées par la maladie d’Alzheimer, l’anorexie mentale, ou le syndrome de Gilles de la Tourette, refusent de participer aux actions menées dans le champ de la santé mentale parce que ‘ils ne sont pas fous, eux’. Comme si la folie était le commun dénominateur de la santé mentale, là où c’est précisément la souffrance dans ce qu’elle a de plus humain qui devrait en tenir lieu. L’évolution actuelle vers la psychiatrie biologique, qui explore les causes génétiques et neurodéveloppementales des affections psychiatriques, ainsi que la généralisation de l’evidence based medecine3, avec ses exigences d’objectivation des symptômes et de classification des maladies, ne sont probablement pas étrangères à ces volontés de désolidarisation. 12 INTRODUCTION Christiane Bontemps y voit néanmoins une avancée qui pourrait être positive: Je pense que cela permettrait de changer l’image de la santé mentale dans le grand public, aider à la déculpabilisation, et donc amener davantage d’ouverture. Les nouvelles hypothèses, par exemple sur l’autisme, pourraient faire évoluer le regard que l’on porte sur la maladie. Le danger serait toutefois de chercher à tout prix des explications universelles et des réponses magiques alors qu’on sait que l’être humain est fait de multiples dimensions: psychiques, médicales, sociales, relationnelles, environnementales … et que l’on ne peut réduire sa santé mentale à l’une d’entre elles. Paul Arteel est plus réservé: En Flandre, on parle de plus en plus des nouveaux scanners, des nouveaux gènes que l’on a découverts pour la schizophrénie….mais le risque est réel que les gens brûlent les étapes, tirent des conclusions hâtives et se précipitent sur des solutions techniques qui laissent de côté tout l’aspect humain d’un accompagnement. Or les généticiens eux-mêmes disent que cela ira lentement, et que les gènes ne déterminent pas tout. Mais le public est-il prêt à entendre ces nuances? Précisément, l’avenir, comment le voient-ils? Globalement, tous deux sont assez perplexes quant à l’évolution à moyen terme de la santé mentale dans l’imaginaire du grand public. Je ne suis pas très optimiste parce que la tendance de la société est de plus en plus à la maîtrise de l’environnement, à ne rien vouloir laisser au hasard. Et la maladie mentale, même si les progrès de la science en éclaircissent une part de mystère, restera toujours une part d’inconnu et d’incompréhensible en nous. Et donc il y aura toujours cette cassure avec la société, qui a de plus en plus besoin de certitudes, dit Christiane Bontemps. Pour Paul Arteel, l’une de nos actions est de faire accepter l’autre comme il est. C’est difficile. De plus en plus. Par exemple, chez nous, il est très difficile de s’intégrer dans le circuit du travail. Il est aussi difficile de lutter contre la stigmatisation. Pourtant, je connais beaucoup de gens qui ont eu des épisodes psychotiques et qui se sont tout à fait réintégrés. Mais personne ne le sait! Et à cause du tabou actuel, ces gens ne peuvent témoigner ni de leur problème, ni de leur guérison et de leur réinsertion. J’en connais un qui est directeur de banque. Vous pensez bien qu’il ne peut pas dire en public qu’il a eu des problèmes de santé mentale! C’est un paradoxe: on aurait besoin que des gens comme eux témoignent pour dédramatiser la maladie, mais on n’oserait pas les encourager à le faire, de peur que cela ne se retourne contre eux! Pourtant, je ne suis pas trop pessimiste. Regardez ce qui s’est passé avec le cancer. Il y a 25 ans, personne n’osait en parler, et maintenant le tabou a sauté. Je pense qu’une telle évolution est envisageable pour la santé mentale. Mais on n’en est pas encore là… RÉFÉRENCES 1. Hoe Anders is Anders / A la rencontre de l’Autre: voir article sur ce projet dans le chapitre « Prendre en compte les problèmes de santé mentale dans le monde de l’école » 2. Supplément « Te Gek » dans De Standaard du 12/4/2005, www.standaard.be/tegek 3. L’Evidence Based Medicine (EBM) est la tendance (relativement récente) à baser toutes les pratiques de médecine sur des preuves d’efficacité établies par des études scientifiques internationales. 13 AU PLUS PRÈS DES GENS C O N TA C T S : Institut Wallon de Santé Mentale, rue Muzet 32, 5000 Namur Tél: 081 23 50 15 - Fax: 081 23 50 16 E-mail: [email protected] www.iwsm.be Vlaamse Vereniging voor Geestelijke Gezondheid, Tenderstraat 14, 9000 Gent Tel. 09 221 44 34 - Fax 09 221 77 25 E-mail: [email protected] www.vvgg.be 14 Dialoguer avec le grand public ERIC MESSENS DIRECTEUR DE LA LIGUE BRUXELLOISE FRANCOPHONE POUR LA SANTÉ MENTALE En 2001, trois Ligues et deux Fondations ont mené en Belgique une campagne de sensibilisation en santé mentale destinée au grand public. Au travers d’événements nationaux et régionaux, la campagne visait à établir un dialogue au sein de la société civile, espérant ainsi transformer certaines des idées toutes faites sur les questions difficiles, souvent évitées, qui touchent à la vie psychique. Les mutations sociales des deux dernières décennies ont fait de la santé mentale une des préoccupations d’actualité. Le monde de l’entreprise, les enseignants, les gouvernants s’émeuvent ou s’inquiètent de l’impact des troubles psychiques sur le lieu du travail, à l’école, dans la vie de la cité. L’OMS s’alarme de l’incidence de la dépression, de la schizophrénie, de l’alcoolo-dépendance dans le monde. Norman Sartorius, président de la World Psychiatric Association, invite à lutter contre la discrimination dont souffrent les malades psychiatriques. La campagne publique proposée en Belgique avait pour slogan ‘La santé mentale, j’en parle’. Nous sommes tous bien d’accord, en parler, c’est mieux que le contraire! Encore faut-il savoir de quoi parler et comment le faire? Déjà, dire ce qu’est la santé mentale n’est pas une mince affaire. En mots simples comme en mots compliqués, la définition nous échappe constamment. Pas étonnant qu’interrogés à l’improviste, la plupart répondent: « La santé mentale…, c’est quand on n’est pas fou! ». Comme si la santé n’était là que pour nous épargner la maladie. On ne trouvera pas d’explication qui convienne pour tout le monde. Chacun sait que l’expérience humaine est subjective. Ainsi, les lois d’un pays sont les mêmes pour tous ses habitants, la culture est celle de tout un peuple, un même événement implique tous les membres d’une communauté, et pourtant chacun développera une histoire personnelle autour de ces éléments contextuels. Les faits sont pour tous, l’interprétation est pour chacun. Dotée d’une pensée et pourvu du langage, l’individu humain a la faculté d’apprécier la qualité de son existence selon des critères tout à fait singuliers. Ce qui convient à l’un est étonnamment ce qui perturbe l’autre. Chaque homme, chaque femme se distingue par les choix qui lui sont nécessaires pour vivre, quand bien même certains nous paraissent étranges, voire douloureux. 15 AU PLUS PRÈS DES GENS Equilibre, bien-être, plénitude,…autant de termes qui traduisent imparfaitement ce qu’est la santé mentale, sans doute parce qu’elle est avant tout plus que cela,…un processus, peut-être? Le sujet humain n’est jamais achevé, c’est même ce qui le caractérise. Il se pense toujours pour demain, pour du meilleur, pour tenir le coup. Ainsi motivé, il s’appuie sur des ressources réelles ou imaginaires, variables, parfois efficaces, parfois symptomatiques. Ses inventions sont uniques, destinées à son économie particulière. Comme tel, le terme de créativité semble encore le mieux convenir pour approcher la notion, insaisissable, de santé mentale. De ce qui précède, on déduira aisément quel devrait être le premier message d’une campagne de sensibilisation vers le grand public: la santé mentale n’est pas une donnée comparable, encore moins mesurable, elle est seulement spécifique à chaque personne. Cette spécificité tord le nez à toutes les bonnes intentions, générales ou généreuses, d’une campagne qui ne serait qu’altruiste et mue par les bons sentiments. Ce n’est pas que les bons sentiments soient gênants. Qui oserait soutenir qu’un peu plus d’humanité et de tolérance à l’égard des malades mentaux ne soit propice à réduire l’exclusion dont ils font les frais. Cependant, le risque est de limiter le message d’une campagne à cette seule philanthropie qui consisterait à vouloir, pour le bien de l’autre souffrant, qu’il soit considéré comme tout un chacun. Une telle entreprise n’aboutirait qu’à la banalisation de notre regard sur ce qui fait la différence entre les parcours de vie des humains. C’est très exactement là que les professionnels de la santé mentale ont rendez-vous pour faire savoir et transmettre ce qu’ils apprennent de leur pratique quotidienne, en écoutant les récits de leurs patients. Parions que leurs témoignages, écrits ou parlés, s’ils sont rendus avec le souci de bien dire les choses, puissent modifier quelques-uns des préjugés et certitudes qui prospèrent sur les sujets sensibles, quand ils ne sont pas embarrassants, de la santé et de la maladie mentales. Deux idées essentielles, au moins, peuvent passer. La santé mentale n’est pas seulement l’affaire de spécialistes. Chaque personne est compétente pour elle-même et pour ses proches, ce que la scientificité et l’hermétisme de la spécialisation auraient tendance à faire oublier. Les ressources personnelles, celles de l’entourage ou des collectifs auxquels on appartient, sont précieuses. Les liens transgénérationnels, les appartenances communautaires sont potentiellement les lieux naturels où sont détenus des savoirs constructifs ou des aptitudes soulageantes au bénéfice des membres d’une famille, d’un voisinage, d’un groupe social. Il est important de rappeler leur utilité et leur place première dans toutes formes d’aide et de soins. Ensuite, une campagne d’une année est insuffisante si elle ne se prolonge pas par un projet de communication durable. Le dialogue, comme chacun sait, se construit pas à pas. A ce prix, on peut espérer promouvoir une autre image de la santé et de la maladie mentales, ni angélique, ni rébarbative, simplement plus juste. Le psychisme de toute personne est hautement spécifique, tant dans les trouvailles qui comblent ses désirs que dans ses pires tourments. Les tourments…, justement, parlons-en! Bien entendu, on ne résout rien en proposant aux uns, ceux qui les vivent, de se raisonner et aux autres de se montrer accueillants. C’est de tout sauf d’assimilation qu’il s’agit. Les troubles psychiques sont trop souvent présentés comme des déficits, du fait de leur marque handicapante ou douloureuse. C’est dommage et injuste car ils sont plus que cela! Il faut aussi les considérer comme les réponses et les positions d’un homme ou d’une femme, lorsqu’ils 16 INTRODUCTION sont débordés par leur condition d’être au monde, dépassés par les exigences que supposent la vie au milieu des autres. Ces réponses sont parfois désespérées, cocasses, énigmatiques ou folles, mais elles ont toujours un sens. Aussi difficile que ce soit, c’est à cette découverte que le dialogue entre professionnels et grand public doit s’attacher en priorité. C O N TA C T S : Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale Tél: 02 511 55 43 E-mail: lbfsm@skynet .be 17 Santé mentale et citoyenneté UN ENTRETIEN AVEC LE DR MARC DE HERT, PSYCHIATRE, PHD, UNIVERSITAIR CENTRUM ST-JOZEF KORTENBERG, KUL, ET LE PROF. JEAN-LOUIS GENARD, PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE, ULB. TEXTE: Karin Rondia La notion de santé mentale infiltre aujourd’hui tous les champs de ce qui constitue la société. En témoigne le présent recueil, qui se veut une mosaïque d’idées nouvelles en la matière, et qui est structuré selon des chapitres (travail, enseignement, culture, logement, justice) où il n’était jamais question de santé mentale auparavant. L’appartenance à la société - la citoyenneté - est donc forcément influencée par cette évolution. Pour tenter de caractériser cette nouvelle relation entre citoyenneté et santé mentale, nous avons provoqué la rencontre de deux personnalités bien différentes: le Dr Marc De Hert, psychiatre à l’Hôpital universitaire St-Jozef, à Kortenberg, qui est bien connu pour son travail de pionnier de la resocialisation des personnes psychotiques, et le Prof.Jean-Louis Genard, sociologue et philosophe de l’ULB, qui a cosigné une vaste étude sur, précisément, les mutations de la citoyenneté dans le champ de la santé mentale1. L’un est flamand, l’autre francophone ; l’un est clinicien, l’autre est théoricien ; l’un est acteur de terrain, l’autre est observateur, et l’on pourrait ainsi multiplier les complémentarités … ou les divergences. Voici donc un double regard sur notre belge manière d’envisager la santé mentale, un aperçu forcément parcellaire, qui n’a d’autre ambition que de planter le décor pour la lecture de ce qui suit. Q: Tout d’abord, comment délimiter la santé mentale dans une interview qui porte justement sur l’extension de ses champs? Le mot n’est-il pas galvaudé? Le terme santé mentale recouvre effectivement un domaine extrêmement vaste, et il faut bien s’entendre sur la manière dont on la définit. Parle-t-on de la définition de l’OMS, ‘l’absence de maladie’, ce qui ne veut rien dire? La définit-on à partir de symptômes et de plaintes, ou bien de la sévérité de ces symptômes, ou bien de la demande de soins? On peut être dépressif et ne pas désirer de traitement, ou bien être dépressif et simplement souhaiter en guérir, ou encore être dépressif et souhaiter en trouver la raison. Si vous considérez l’ensemble des problèmes de santé mentale, il y a énormément de personnes qui ont des problèmes psychiques sans nécessairement avoir de demande de soins, et donc ces personnes n’entrent pas dans le système de soins. Mais par ailleurs, on médicalise aujourd’hui des problèmes qui ne sont pas médicaux, et on MDH: 18 INTRODUCTION considère que chaque demande doit recevoir une réponse, de préférence immédiate. Or il y a des gens qui ont des questions existentielles irrésolues, qu’on ne devrait pas médicaliser, il y a des situations sociales et économiques problématiques, qu’on ne peut pas résoudre médicalement non plus, (même si elles peuvent nécessiter des soutiens ponctuels) ; et enfin il y a des ‘vraies maladies’ qu’il faut traiter. La responsabilité de cet état de choses n’incombe pas seulement aux médecins ; les gens euxmêmes ne supportent pas de ne pas être ‘bien’. S’ils ne vont pas ‘bien’ aujourd’hui, cela doit être résolu demain car il faut retourner au travail… Tout comme pour l’idéal d’apparence physique, il s’est répandu une sorte d’idéal de stabilité mentale, qui ne correspond à aucune réalité. Or le fait d’être bien, ou pas bien, c’est un continuum,… et c’est à l’extrémité de ce continuum que se trouvent les maladies mentales majeures. On sait aujourd’hui que ce continuum existe même pour des symptômes considérés comme psychotiques, comme les hallucinations. Dans une population normale, il y a jusque 20% des gens qui entendent de temps en temps des voix. Alors, à partir de quand est-on malade? Dans des travaux publiés dans les années 70, Robert Castel attirait déjà l’attention sur le développement aux Etats-Unis de ce qu’il appelait des ‘thérapies pour normaux’! Cette tendance s’est étendue au point qu’on peut dire aujourd’hui qu’il n’y a plus d’opposition dure entre le normal et le pathologique. Cette logique de continuum fait que tout le monde en vient à être dans l’entre deux. Tout le monde est susceptible de basculer de l’autre côté. La consommation de médicaments psychotropes est énorme, parce que certains de ces médicaments en viennent à être utilisés comme des facteurs de régulation de souffrances, de ‘mal-êtres’… qui n’auraient pas été médicalisés auparavant. De même, les ‘malades mentaux’ - pour autant que ce terme ait encore une signification - ne sont plus soit dans l’asile, soit dans la vie normale ; ils séjournent un moment dans des institutions, ils consultent en ambulatoire, ils rentrent chez eux. Cette évolution ne peut se comprendre en se limitant au seul champ de la santé mentale. Il y va en réalité d’une transformation profonde des identités. Jadis, les gens avaient des identités relativement stables tout au long de l’existence ; ils avaient des statuts, des rôles auxquels ils s’identifiaient: mariés, salariés, catholiques, etc. A cela se substitue aujourd’hui une conception plutôt ‘constructiviste’ de la vie: les gens doivent se construire eux-mêmes, s’adapter, être flexibles. On divorce, on perd son boulot, on déménage plus souvent… donc se construire une identité est devenu une tâche autrement plus compliquée qu’il y a trente ans! Et comme il y a moins de normes qu’auparavant, on n’est plus tellement dans une logique de culpabilité de ne pas satisfaire pas à ces normes ; par contre, on est dans une logique de responsabilité face à l’échec. Comme le dit si bien Ehrenberg 2, il y a une surcharge de responsabilité qui s’exerce sur les individus, dans une société qui n’est pas avare d’obstacles. Et les gens n’arrivent plus à assumer cette responsabilité. C’est ce qu’il dit être l’une des raisons de ‘la fatigue d’être soi’, de l’accumulation de symptômes de type dépressif que l’on constate aujourd’hui. JLG: Le paradoxe, pour en revenir au risque de médicalisation excessive, c’est que si l’on pense en termes de prévention, il est quand même très utile que des intervenants compétents soient capables de détecter très vite quand ‘ce n’est plus normal’. Par exemple, de distinguer quand une adolescente qui fait excessivement attention à sa ligne vire à l’anorexie mentale, ou quand un ado ‘original’ devient délirant. Il faudrait donc que les professionnels aient la possibilité d’intervenir le plus tôt possible, mais sans le faire trop tôt ni de manière intempestive. C’est un équilibre très difficile à trouver. Je n’ai pas de solution à proposer, mais je pense que l’école pourrait jouer un rôle. C’est très bien d’enseigner la physique et les maths, mais je pense que l’école devrait aussi servir à développer d’autres aptitudes. Apprendre à déchiffrer le monde, à distinguer les différentes formes de MDH: 19 AU PLUS PRÈS DES GENS réalité, etc, sont des notions plus philosophiques qu’il serait important d’inculquer aux jeunes, et qui pourraient avoir un impact considérable en termes de prévention à long terme. Q: Jean-Louis Genard, vous avez participé à une étude qui retrace l’évolution des politiques de soins de santé mentale dans notre pays. Pouvez-vous nous expliquer brièvement la situation actuelle à la lumière de ces mutations? L’omniprésence actuelle de la santé mentale correspond au modèle d’Etat que nous avons appelé l’Etat-réseaux, qui est récent. Si l’on remonte au 19è siècle, il y avait les gens normaux d’un côté et les ‘fous’ de l’autre, comme il y avait de manière plus générale, des citoyens ‘capables’ (qui avaient le droit de vote) et des gens ‘incapables’. Au niveau de ce que nous appelons maintenant la santé mentale, l’institution centrale était l’asile ; la logique était de type sécuritaire: il fallait protéger les gens contre eux-mêmes, et protéger la société. C’était la logique de l’Etat libéral ou de l’Etat gendarme. Durant le 20è siècle, suite à de nombreuses luttes sociales, l’Etat va progressivement admettre qu’il est de sa responsabilité d’assurer aux citoyens l’accès à un certain nombre de biens ou de services nécessaires à la dignité humaine. Un deuxième modèle vient alors se juxtaposer au précédent, c’est celui de l’Etat-providence, où le citoyen a des droits, parmi lesquels celui à la santé. Le malade mental a donc droit à accéder à des soins, voire même à la guérison. C’est ainsi qu’en Belgique, au milieu du 20e siècle, le domaine de la santé mentale passe du Ministère de la Justice (conformément à la logique de l’Etat libéral) vers celui de la Santé (conformément à la logique de l’accès propre à l’Etat-providence) JLG: Cela coïncide avec l’apparition des premiers médicaments psychotropes. On découvre alors qu’il y a effectivement des gens qui peuvent guérir, et sortir de l’hôpital psychiatrique. Et à ce moment, il y a aussitôt eu une tendance à considérer que ne pas guérir était un échec. MDH: Cette époque de l’Etat-providence correspond à des sociétés fortement différenciées: la santé, ce n’est pas la justice, ce n’est pas la politique sociale, etc. Tout est bien compartimenté, et il y a dans chaque sous-système une institution centrale: l’école, l’hôpital, l’hôpital psychiatrique, etc. Ce modèle régresse à son tour dans la seconde moitié du 20è siècle, et à la forte différenciation succède un période de dédifférenciation: on sait aujourd’hui que les questions de santé mentale sont aussi des questions de politique sociale, de justice, etc. Et donc les politiques publiques transgressent les frontières des sous-systèmes. D’où l’idée d’Etat-réseaux, qui se caractérise par la montée d’un nouveau modèle, un modèle de soutien, d’accompagnement du soin, dans lequel le regard psycho-médical va devenir progressivement dominant. Par exemple, face à un enfant qui a des problèmes scolaires, on va avoir tendance à psychologiser son problème, et le psy, ou l’assistant social, et non plus l’instituteur, vont devenir les intervenants. Et alors qu’au modèle d’Etat gendarme du 19è siècle correspondaient les droits/libertés et une politique sécuritaire/asilaire, et qu’au modèle d’Etat-providence correspondent des droits/ créances et les grandes institutions, apparaît une troisième strate liée à des droits /autonomie. Les gens ont désormais le droit (mais aussi de plus en plus, et c’est là une forte ambiguïté, l’obligation), s’ils sont en difficulté, de recevoir un soutien qui est supposé leur permettre de devenir, ou de redevenir, autonomes,… mais avec une injonction à la responsabilité. Donc les dispositifs changent: de la logique de ‘guichets’ de l’Etat-providence (dont on a souvent dit qu’elle déresponsabilisait les gens), on passe à une logique où il faut donner du sien. L’Etat-réseaux, plutôt que d’offrir l’accès à des biens (éducation, santé…) comme le faisait l’Etat-providence classique, entend donc travailler davantage les subjectivités. Dans de nombreux domaines, on voit d’ailleurs se développer ces politiques d’accompagnement dont les acteurs JLG: 20 INTRODUCTION principaux sont des psychologues, des assistants sociaux… et dont la finalité revendiquée est de restituer aux acteurs vulnérables, en souffrance, en décrochage, désaffiliés… des capacités, de l’autonomie, de les rendre à nouveau responsables d’eux-mêmes, capables de se prendre en charge eux-mêmes. C’est toute une nouvelle sémantique de l’autonomie, de la responsabilité qui s’immisce dans les politiques sociales en général. L’un des dangers est que cette sémantique de la responsabilité influence les logiques de la santé mentale elle-même, c’est-à-dire que tout ce qui va de pair avec cette responsabilité, comme la capacité de faire des projets, d’être autonome, etc, devienne un modèle et exerce une pression sur les individus. Il y a une sorte d’injonction à devenir autonome. Le travail se fait par ‘contrats’. On ne peut plus rester attaché à une institution parce que ce serait considéré comme un échec pour cette institution, donc on limite la durée de séjour à 6 mois ou à un an. Le problème, c’est qu’il y a des gens qui ne peuvent pas assumer cela. Il y a un risque que certains centres, qui pratiquent cette logique du contrat, n’acceptent plus les gens qui vont échouer par rapport à cela, comme les grands toxicomanes par exemple. C’est un phénomène bien connu dans la littérature psychosociale ; cela s’appelle le ‘creaming’: on n’accepte que les patients qui vont réussir. C’est un problème très important. Mais d’un autre côté, je crois qu’on peut s’estimer heureux en Belgique. Moi qui ai visité énormément d’hôpitaux psychiatriques à l’étranger, je trouve que les malades mentaux sont mieux traités ici qu’ailleurs. … On a effectivement fermé un certain nombre de lits, mais, cela s’est fait prudemment, lentement, et parallèlement à la création d’autres structures. Grâce à cela, nous n’avons pas les mêmes problèmes qu’en Angleterre, en Italie ou aux USA, où 30% des gens qui sont dans la rue sont des psychotiques non traités. MDH: Cette réorganisation ne s’est pas faite de manière homogène dans tout le pays. Il me semble que le poids des structures institutionnelles est plus lourd au nord qu’au sud du pays, et que cela se marque principalement dans la diversification des structures. Les structures nouvelles qui se sont développées à la fin du monopole exclusif de l’hôpital sont restées fort attachées aux hôpitaux psychiatriques au nord du pays, où le poids de Caritas est très fort, alors qu’elles sont devenues plus indépendantes au sud, et surtout à Bruxelles. L’INAMI, notamment, a permis un travail expérimental sous forme de conventions spécifiques pour les projets qui sortaient du cadre des financements habituels. Et donc il y a eu de véritables zones d’expérimentation et de créativité, surtout dans la partie francophone du pays. En conséquence de cela, il me semble que la philosophie des soins s’est aussi différenciée, avec une prédominance du regard médical/psychiatrique et des référents comportementalistes au nord, et un plus grand détachement par rapport aux logiques médicales au sud. D’une certaine façon, dans le même esprit somme toute où la logique managériale s’est d’abord imposée au nord du pays sous l’influence anglo-saxonne, au niveau de la philosophie des soins, on y perçoit une plus grande sensibilité à des stratégies visant prioritairement à restituer des performances comportementales, là où, au sud du pays, on serait plus attentif à maintenir l’idée que le symptôme est le révélateur ou l’horizon d’une signification existentielle. De tout cela résulte une logique de filières plus marquée au nord, et une logique davantage de réseaux en Wallonie et à Bruxelles. JLG: Il est vrai que les conventions INAMI ont surtout été développées à Bruxelles, et aussi en Wallonie, alors que la densité relative des hôpitaux est restée plus élevée en Flandre. Mais je tiens aussi à dire que ces projets dits ‘pilotes’, qui existent maintenant depuis 10-15 ans, soignent les mêmes types de problèmes que les hôpitaux psychiatriques en Flandre, avec un prix par patient et par jour qui est le double du prix d’un lit d’hôpital! Ce qui nous fait grincer des dents, en Flandre…. MDH: 21 AU PLUS PRÈS DES GENS Notre pays est parcouru par diverses fractures. L’une est celle de la langue, ce fossé nord/sud qui va de pair avec ce que vous venez de décrire, ce regard plus médical et anglo-saxon chez nous, et plus psychanalytique chez vous. Mais il y en a d’autres, qui ne suivent pas la même répartition. Ainsi, la pillarisation entre catholiques et laïcs influence aussi fortement les soins. Et il y a également une nette distinction entre ce qui est intra- et extra-muros, sans compter les pratiques des psychiatres et psychologues indépendants. Cette dispersion pose, à mon sens, un énorme problème au niveau de la continuité des soins, surtout pour les soins de longue durée. Car pour assurer une continuité des soins, on a besoin de circuits de soins. Le challenge est donc d’arriver à faire travailler tout ce monde ensemble, mais cela doit se faire avec une certaine coordination, avec une sorte de structure qui chapeaute le tout et qui vérifie que cela fonctionne bien. Si on y arrive, alors il y aura une vraie richesse de soins! J’ajouterais aussi que la pratique de ‘l’Evidence Based Medecine’, c’est-à-dire les traitements basés sur des preuves d’efficacité et sur des publications scientifiques, est beaucoup plus répandue en Flandre que dans la partie francophone du pays. Q: Peut-on dire qu’avec la reconversion de la psychiatrie, ou avec l’avènement de l’Etat-réseaux, on a renoncé à traiter les gens pour plutôt les accompagner et les resocialiser? Pour ma part, j’estime que quand on est face à un trouble débutant, on doit le traiter le plus précocement et le plus vigoureusement possible, car les possibilités de guérir les gens sont réelles. Mais si le trouble commence à se chronifier, ce sont les modèles de réhabilitation psychosociale qui doivent prendre le pas. Ce qui a changé, c’est la notion de maladie chronique. Dans le temps, quand on était ‘chronique’, c’était terminé, il n’y avait plus rien à faire. Maintenant on a trouvé le moyen de travailler avec ces gens. On considère qu’ils ont des déficits à long terme, et que l’on va les aider à ‘vivre avec’, le mieux possible, et dans un lieu qui leur donne sens. Mais cela ne veut pas dire qu’on va les entraîner à devenir performants, car le but n’est pas là. De toutes façons, même si ces personnes sont capables de travailler, elles ne trouvent pas de travail car il n’y a même pas de travail pour les gens dits ‘normaux’. Si on parvenait à donner à tous ceux qui ont des problèmes psychiatriques sévères une activité qui a du sens pour eux, ce serait déjà beaucoup. C’est bien plus important que d’être rentable. Je dis souvent, en guise de boutade qu’il est assez facile d’ouvrir les portes d’un hôpital psychiatrique, et de le vider, mais qu’il est très difficile d’ouvrir les portes de la société pour accueillir tous les gens qui sortent de ces hôpitaux. La société n’est pas prête! Donc c’est bien beau de leur dire ‘vous devez prendre de l’autonomie, on va vous y aider’, ils ne sont pas bien accueillis! J’ajouterais que ce n’est pas par hasard non plus si la loi sur les droits du patient est arrivée à ce moment-ci. Elle instaure le droit aux soins, mais aussi le droit de participer à ce soin, de demander ou de refuser des éléments de ce soin 3. MDH: En effet, cela correspond à une montée en force de la société civile, à une multiplication des mouvements sociaux qui ne sont plus uniquement liés à des revendications ouvriéristes. Il y a de plus en plus de groupes qui se réclament de caractéristiques très spécifiques, comme par exemple des groupements de personnes souffrant de même pathologies ou présentant des symptômes communs. JLG: Il y a de plus en plus d’associations de patients. C’est très intéressant de discuter avec eux et de prendre en compte leur point de vue. Je suis moi-même membre, en tant que psychiatre, de certaines d’entre elles comme Uylenspiegel. Le simple fait qu’elles existent est déjà significatif en soi: les patients ont besoin de lieux où ils peuvent se rencontrer, échanger, se soutenir mutuelMDH: 22 INTRODUCTION lement. Sur le plan politique, je pense qu’ils ne sont pas encore assez militants ; ils pourraient l’être encore bien plus, à l’image de ce qui se fait en Amérique, où, à tort ou à raison, ils ont des revendications beaucoup plus musclées qu’ici. Je ne sais pas comment cela se passe du côté néerlandophone, mais cette question du droit des patients pose souvent problème aux praticiens francophones. Par exemple, j’ai été sollicité par des comités d’éthique qui se demandaient si un patient en centre de santé mentale devait avoir accès à son dossier, et qui craignaient que cela n’entrave la relation de soin, ne génère par exemple des processus d’identification au symptôme, ou des lectures erronées de ce qui pour le praticien n’est qu’un instrument de travail. Dans une logique psychanalytique, revendiquer un symptôme, cela ne va pas de soi. Qu’est-ce que cela implique de s’identifier soi-même comme schizophrène? Autant les soignants sont d’accord sur le fait que la reconnaissance ou le respect du patient sont indispensables, autant ils s’interrogent sur les modalités d’inscription de cette reconnaissance. Si la relation thérapeutique devient de type juridique, on change la donne, ce n’est plus la même relation. Je pense que la présence de référents philosophiques et psychanalytiques du côté francophone induit des convictions fortes quant à la spécificité de la relation thérapeutique, une spécificité qui ne peut la rapporter simplement à une relation de service, à une relation contractuelle ou juridique. Bref, il y a peut-être une illusion à croire qu’une pleine reconnaissance est assurée par la contractualisation de la relation. JLG: Je ne peux pas comprendre cette volonté de secret, et pourtant j’ai moi aussi une formation de psychanalyste. Au niveau des droits humains les plus élémentaires, pourquoi un patient atteint d’un trouble psychiatrique n’aurait-il pas le droit de connaître son diagnostic? En Wallonie, une personne psychotique est considérée comme incapable - j’exagère sans doute - de donner son consentement, d’avoir accès à son dossier, etc. En Flandre, il nous semble tout à fait normal de discuter avec lui du choix de ses médicaments, par exemple. Et le patient a aussi tout à fait le droit de refuser un traitement, et de rester psychotique, pour autant que cela ne présente pas de danger, pour lui ou pour les autres. C’est d’ailleurs un grand dilemme pour le clinicien que je suis, car puisque je considère que cette personne est compétente et libre de ses choix, je dois respecter sa décision. Je pense qu’une des grandes questions qui restent encore non résolues en psychatrie, et qui n’est réglée ni par la loi sur la protection des malades mentaux, ni par celle sur les droits du patient, c’est la question de savoir qui est ‘compétent’ et qui ne l’est pas. A partir de quand devient-on incapable? Nous en avons déjà parlé tout à l’heure, et il me semble que cela reste un grand point d’interrogation. MDH: Q: Ce qui nous amène tout naturellement à poser la question des relations de la santé mentale avec la justice, relations qui font l’objet du dernier chapitre de ce livre… Je crois que la justice évolue de manière superposable à ce que nous décrivions dans le champ de la santé mentale: vers une diversification des dispositifs. Il n’y a plus seulement la prison ; il y a la médiation, l’éducation, les peines alternatives, et il y a la thérapie. Cela participe à cette logique de réseaux, de dépassement de frontières entre champs. Et donc il y a actuellement une propension de la justice à faire appel à des acteurs de la santé mentale pour toute une série de choses très diverses: traiter des condamnés, mais aussi établir si un demandeur d’asile est en état d’être renvoyé chez lui,… Le secteur est assez réticent à cela parce que, en tout cas dans les logiques liées à la psychanalyse, il faut qu’il existe une demande de la part du patient. Et donc travailler sous contrainte est paradoxal. Cela dit, cette position est en train d’évoluer. Je constate en quelques années un JLG: 23 AU PLUS PRÈS DES GENS passage de la position défensive à une position d’ouverture, une entrée en négociation avec l’autre champ. Pour moi, ce n’est pas tellement le travail sous contrainte qui pose problème ; une bonne partie de mes patients sont d’ailleurs sous contrainte. Le principal problème, à mes yeux, avec la justice, ce sont les conditions déplorables dans lesquelles les malades mentaux sont emprisonnés en Flandre. En Wallonie, il y a quand même quelques unités que l’on appelle défense sociale, mais en Flandre, les possibilités de prise en charge sont extrêmement limitées ; les malades sont mis en prison et n’y sont pas traités adéquatement. C’est dramatique. Je pense aussi que les demandes de la justice envers la psychiatrie sont souvent irréalistes. On nous demande de ‘traiter’ des problèmes pour lesquels il n’existe pas de traitement, comme les personnalités antisociales (psychopathes), que je considère comme non traitables. Donc, ces demandes sont insolubles. MDH: RÉFÉRENCES 1. Santé mentale et citoyenneté. Les mutations d’un champ de l’action publique. Jean De Munck, Jean-Louis Genard, Olgierd Kuty, Didier Vrancken, Didier Delgoffe, Jean-Yves Donnay, Martin Moucheron, Claude Macquet ; Academia Press 2003. 2. La fatigue d’être soi. Dépression et société ; Alain Ehrenberg ; Odile Jacob 1998. 3. A mon corps defendant, notice explicative sur la loi relative aux droits des patients, M De Hert, G Magiels, E Thys; Houtekiet, 2003, ISBN 90 5240 770 3 24 Chapitre Augmenter l’accessibilité des soins de santé mentale :: Introduction: Augmenter l’accessibilité des soins de santé mentale: de nombreux défis à relever! Michèle Vanden Eynde, le Gué, Bruxelles :: Les services d’aide par téléphone: Tele-Onthaal, Kinder- en Jongerentelefoon, Zelfmoordlijn Pieter van Waeyenberghe, Tele-Onthaal Grieke Forceville, Centrum voor Zelfmoordpreventie Ilse Carlier, Kinder-en Jongerentelefoon :: L’intervention à domicile Pierre Delvaux, clinique psychiatrique des Frères Alexiens, Henri-Chapelle :: SMES (Santé Mentale et Exclusion Sociale): une porte d’entrée aux soins de santé mentale pour les sans abri Jenny Krabbe, Reza Kazemzadeh et Stefanie Brunet, Cellule SMES-Bruxelles 1 Augmenter l’accessibilité des soins de santé mentale: de nombreux défis à relever! MICHÈLE VAN DEN EYNDE DIRECTRICE DE L’ASBL ‘LE GUÉ’, CENTRE THÉRAPEUTIQUE ET CULTUREL Vaste sujet que celui de l’accessibilité des soins dans le champ de la santé mentale, tellement vaste qu’il impose de faire des choix sur la manière de le traiter et laisse donc une grande liberté quant à la manière de l’approcher. Le texte qui suit n’a pas la prétention d’être un document traitant le sujet dans son entièreté, mais vise à resituer les difficultés d’accessibilité des soins en tant qu’héritage des évolutions successives du champ de la santé mentale, pour en retirer les éléments permettant de remédier aux dysfonctionnements existants. Réseaux et circuits de soin Historiquement, la manière de concevoir les soins est passée d’une approche psychiatrique essentiellement médicale à une approche pluridisciplinaire de soins de santé mentale dont les offres variées s’intègrent dans le tissu social. Les nouvelles structures qui se sont développées ont obtenu au fil du temps des moyens financiers de diverses instances publiques, créant ainsi des cadres de fonctionnement spécifiques sans qu’une politique commune ne coordonne leurs actions ; nous y reviendrons plus loin. Aujourd’hui, la recherche de rationalisation s’impose aux politiques de santé publique qui tentent dès lors d’instaurer une organisation globale des offres de soins permettant une gestion plus facile du secteur. Cette restructuration s’élabore depuis quelques années, sur base d’un concept qui fait consensus au niveau politique, celui de la réorganisation des soins de santé mentale en ‘Réseaux et circuits de soins’ autour du patient pour des groupes-cibles déterminés (enfants/ adolescents, adultes, personnes âgées). Cette conceptualisation théorique se traduit sur le terrain par une progressive mise en oeuvre pratique, dans une optique de concertation avec tous les partenaires: pouvoirs politiques, professionnels de la santé mentale et leurs pratiques cliniques, usagers et familles. Il faut remarquer que les usagers et leur entourage soulignent avec pertinence, depuis déjà très longtemps, certains dysfonctionnements du secteur, notamment en ce qui concerne l’accès aux soins: la concentration de services dans certaines régions ou villes au détriment d’autres, les exigences des conditions d’admission, les horaires d’ouverture principalement pendant les heures de bureaux, les coûts financiers et les budgets très limités liés aux revenus de remplacement, les listes d’attente,… 26 CHAPITRE 1 Sur un plan plus large, nous savons que, dans nos sociétés, l’objectif principal des politiques de soins de santé est de tendre vers une prestation de soins efficiente, c’est-à-dire des soins offrant un bon rapport entre le coût social et les effets sur la santé. Les prestations doivent en outre être équitables, c’est-à-dire accessibles en fonction des besoins des personnes et non de leurs revenus. La réorganisation des soins en ‘Réseaux et circuits’ se fonde sur ce même principe mais s’inscrit aussi dans la conjoncture économique actuellement difficile. De surcroît, le secteur général des soins de santé doit faire face à une augmentation très sensible et continue de son budget ; les média en font largement l’écho. La réorganisation des soins de santé mentale a donc pour objectif politique de faire mieux et plus avec les moyens dont le secteur dispose, et non d’améliorer le système en ajoutant de nouvelles offres. De nouveaux moyens ne sont libérés aujourd’hui que pour organiser cette réforme: plates-formes de concertation et projets pilotes de services de soins intégrés. Ce contexte n’est pas sans conséquences sur le terrain parce qu’il a des impacts négatifs sur la qualité des services. Les professionnels ont, à maintes reprises, attiré l’attention des pouvoirs politiques sur le fait que les tâches supplémentaires imposées aux professionnels pour organiser ces réformes ne sont pas reconnues financièrement. Ce temps de travail est donc directement déduit de celui à consacrer aux usagers, ce qui va à l’encontre de la garantie d’une qualité optimale. Par ailleurs, ce climat d’incertitude quant à l’avenir professionnel des travailleurs n’est pas le plus favorable pour qu’ils puissent aborder la nouvelle conception politique avec sérénité. L’héritage du passé Historiquement, nous sommes incontestablement les héritiers des évolutions des logiques de l’Etat et du savoir thérapeutique. L’éclairage qu’en donnent J.-L. Genard et J.-Y. Donnay 1 permet la mise en évidence de l’impact de ces évolutions sur les problèmes actuels d’accessibilité aux soins. Les auteurs scindent l’histoire des politiques publiques en matière de santé mentale en trois grands mouvements qui s’intriquent et se succèdent: l’Etat libéral, l’Etat providence, l’Etat réseaux. Ces évolutions doivent se comprendre dans la continuité d’un mouvement où les concepts nouveaux se mêlent et se superposent aux idées ou organisations précédentes, générant inévitablement de nombreux paradoxes de fonctionnement. Or, ce sont principalement ces paradoxes qui constituent les dysfonctionnements actuels relevés tant par les usagers que par les professionnels ou les pouvoirs politiques; en voici quelques exemples. De l’Etat libéral sécuritaire subsistent encore aujourd’hui des pratiques basées sur l’enfermement, ainsi que des préjugés concernant l’incapacité citoyenne du fou, principalement dans le cas des personnes internées dans le cadre de mesures de défense sociale. Du mouvement suivant, l’Etat providence, nous avons hérité d’une multiplicité de ministères spécialisés, qui rendent difficile l’émergence d’une politique commune des soins de santé mentale, un phénomène encore aggravé en Belgique par des répartitions de compétences aux niveaux fédéral, régional et communautaire. Ce développement a produit des modes de subventionnement de types de services mais n’a pas visé à articuler les offres les unes avec les autres ; nous en subissons, aujourd’hui encore, les conséquences. Les différents cadres de fonctionnements des services rendent la continuité des soins très souvent problématique. De plus, malgré l’émergence d’offres variées, les interventions de l’Etat sont restées fondées sur l’hôpital, lieu central de l’organisation des soins. L’inscription de la folie dans ce cadre de 27 AU PLUS PRÈS DES GENS l’hôpital et dans celui de la santé générale a amené à attribuer aux maladies mentales les mêmes critères qu’aux maladies somatiques: critères de temps (aigus et chroniques), vocabulaire et conception des traitements aboutissant à la médicalisation de la maladie mentale, alors que le développement des offres non hospitalières s’inscrivait, quant à lui, non pas dans le champ de la maladie, mais dans celui de la santé mentale. Autonomisation et responsabilisation Parallèlement, les concepts d’autonomisation et de responsabilisation de l’individu sont devenus les valeurs de la société. Les notions de norme sociale et d’interdit ont été remises en cause. La notion de liberté de l’individu a introduit une réflexion éthique concernant le respect et le droit des personnes, le patient/l’usager devenant le sujet acteur de sa prise en charge. Aujourd’hui, l’usager doit avoir une demande, garantie de son libre arbitre, et doit élaborer un projet visant la réinsertion sociale. L’engagement mutuel usager-professionnel se concrétise régulièrement sous la forme d’un contrat. Remarquons que cette évolution ne se constate pas uniquement dans le champ de la santé mentale, le monde du travail a connu le même phénomène. Très récemment, ce sont les chômeurs qui ont du faire la preuve de leur engagement à mettre en place un projet de réinsertion. Cette tendance se retrouve même au niveau politique, qui vise de plus en plus à subsidier des projets plutôt qu’à financer des institutions, avec le risque majeur d’une vulnérabilisation des structures puisqu’elles n’ont pour temps d’existence que la durée du projet. Ce phénomène autour de l’exigence du projet de réinsertion de l’usager (ou du chômeur) comporte quelques questionnements éthiques. En associant la notion de projet avec celle de responsabilité, on court le risque, par glissement, d’induire que c’est de l’engagement de l’usager dans son projet, de sa volonté, que dépend entièrement sa réinsertion sociale. Les professionnels se doivent de rester attentifs à ce risque de dérive car il est malheureusement régulièrement ressenti par les usagers/patients. En outre, cette individualisation du problème d’inscription, d’inclusion sociale, risque d’occulter les problèmes globaux nés de la complexification croissante de nos sociétés, structurées en réseaux, et d’en faire porter la responsabilité aux plus vulnérables, c’est-à-dire à ceux qui ne peuvent s’y orienter ni s’y insérer. Le point de vue des usagers Les grandes lignes du développement général de l’histoire de la psychiatrie et des soins de santé mentale étant posées, nous pouvons aborder la question spécifique de l’accès aux soins en y associant le point de vue des usagers 2. Dans nos pays, l’accès aux soins comporte une incontournable dimension financière et administrative, nécessitant une couverture sociale et, par voie de conséquence, une inscription sociale (papiers d’identité, domicile, revenus…). Malgré le souci de nos sociétés de promouvoir un système de soins au bénéfice de tous, la réalité du terrain montre les limites de cette conception. En effet, le système de soins n’est pas, aujourd’hui, accessible à tous dans son ensemble, notamment aux personnes ‘sans papiers’ ou en rupture sociale. 28 CHAPITRE 1 Soulignons aussi que, malgré la couverture sociale, des frais non négligeables restent à charge du patient (médicaments, tickets modérateur, psychothérapies,…) et constituent, surtout lorsque le recours aux soins est de longue durée, une des parts principales du budget, après le logement. De plus, certaines structures comme les Maisons de Soins Psychiatriques sont, en raison de leurs coûts financiers, totalement inaccessibles pour certains patients. En effet, ces structures ont été organisées sur base d’un mode de financement ne tenant pas compte des frais d’hébergement (hôtellerie) qui incombent, de ce fait, au patient. Les professionnels et les usagers attirent régulièrement l’attention des instances politiques à ce sujet. Mais d’autres problèmes matériels ou géographiques conditionnent également l’accès aux lieux de soins ; les usagers en font régulièrement état. Ils soulignent par exemple, les difficultés d’accès liées à la répartition géographique inégale des structures. Dans certaines régions c’est l’éloignement des structures de soins qui est problématique car il impose aux usagers des trajets fastidieux que leur état psychique ne leur permet pas toujours d’effectuer. Par contre, dans les villes où les lieux de soins sont nombreux et plus facilement atteignables, ce sont les prix exorbitants des logements qui constituent l’obstacle majeur. Un autre problème régulièrement soulevé, tant par les usagers que par les professionnels, est celui des listes d’attente. Dans les hôpitaux, celles-ci obligent trop souvent à recourir à une hospitalisation forcée puisqu’il est en effet plus facile, aujourd’hui, d’être hospitalisé contre son gré qu’à sa demande. Dans les structures intermédiaires (centres de jour et/ou de nuit), particulièrement adéquates pour faire la transition entre une hospitalisation et un séjour à domicile, différer l’entrée d’un patient de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois, a des conséquences négatives importantes pour le patient puisque cela implique de prolonger son hospitalisation au-delà du séjour nécessaire, ou de l’obliger à rentrer chez lui sans le soutien transitoire qu’il demande. Complexité et adéquation de l’offre En ce qui concerne le système de soins en lui-même, les usagers remettent en question certains de ses aspects, notamment en ce qui concerne la difficulté à trouver de l’aide en dehors des heures de bureaux. Le système de soins pourtant très diversifié se résume malheureusement, après 17 heures et le week-end, aux seules urgences psychiatriques des hôpitaux. Or, ces services sont régulièrement engorgés et leur offre de soins n’est pas toujours la plus appropriée à la situation. En effet, ce que les usagers demandent dans ces moments difficiles, c’est davantage une écoute et un accueil que de prescriptions de médicaments ou l’hospitalisation. Outre l’élargissement des horaires d’ouverture des structures ambulatoires, les usagers souhaitent la mise en place de services d’aide à leur domicile, ce qui permettrait non seulement de résoudre une partie du problème mais aussi de compléter avantageusement les modes d’interventions habituels. Par ailleurs, la variété d’offres actuelle est certes considérée par tous comme plus adéquate que l’institution monopolistique du début de l’histoire de la psychiatrie, mais elle comporte cependant certains inconvénients. En effet, le développement des services en réseaux non coordonnés impose aux professionnels comme aux usagers de développer d’incroyables compétences pour s’y retrouver. Un usager disait un jour avec beaucoup d’humour: ‘pour devenir psy, vous faites cinq ans de psycho, nous c’est cinq ans de psychose qu’il nous faut pour connaître les différentes structures de soins!’. 29 AU PLUS PRÈS DES GENS Comme nous l’avons vu plus haut, les nouvelles offres de soins ont été soutenues par différentes instances politiques, qui ont imposé chacune un mode de financement et un cadre de fonctionnement précis mais pas toujours en lien les uns avec les autres. Cette situation produit non seulement des difficultés de lisibilité de l’offre dans son ensemble, mais risque aussi d’exclure des usagers qui ne correspondraient pas aux exigences pré-définies. Aux conditions d’admission administratives générales, il faut ajouter celles issues du projet thérapeutique de chaque structure, élaborées par les professionnels. Les restrictions d’accès qui découlent de ces deux facteurs sont souvent critiquées par les usagers. Enfin, pour compléter ce survol des conditions nécessaires d’accès aux soins, il est utile d’aborder la question de leur accessibilité effective. En effet, il ne suffit pas de pouvoir ‘arriver’ dans la structure, il faut en plus qu’elle donne la possibilité d’en retirer un bénéfice effectif, c’est-à-dire que la proposition de soin soit ‘en prise sur la réalité culturelle, sociale et économique des individus qui sont censés en bénéficier’. En effet, ‘(…) l’accès doit être envisagé dans un continuum qui va de la perception des problèmes, de leur traduction dans la formulation d’une demande, de l’acheminement de cette demande vers des lieux susceptibles de la prendre en charge, du cheminement de celle-ci à travers ces lieux, c’est-à-dire du déchiffrage de la demande par le système de soins et de la perception par les demandeurs de la signification et des conséquences de ce déchiffrage. Autrement dit, la question de l’accès passée au crible de cette analyse à la fois sociale et culturelle prend une dimension qui dépasse de loin la question de l’accessibilité financière même si celle-ci est loin d’être négligeable.’3 La Note de politique en Santé mentale Pour conclure, en termes de perspectives, on peut se réjouir que la Note de politique de Santé mentale du ministre Rudy Demotte (mai 2005) intègre des pistes de réponses aux problèmes soulignés ci-dessus. Elle donne, par exemple, une place prioritaire à l’accessibilité des soins, à l’organisation de l’offre, à la concertation autour du patient (et avec lui), ainsi qu’à la coordination des circuits de soins. De plus, elle porte une attention particulière à l’interaction de la pauvreté et de la santé mentale ainsi qu’à l’accès des soins aux personnes allochtones. Fondamentalement, la note s’articule autour du fait que ‘les personnes qui ont des problèmes de santé mentale doivent pouvoir être reconnues et traitées’ et d’autre part, qu’il faut concevoir la nouvelle organisation des soins en tenant compte des changements sociaux, économiques et culturels de ces dernières années pour adapter les méthodes de soins et de traitements à ces nouveaux défis et circonstances. La mise en œuvre concrète de la réorganisation des soins devrait nous montrer d’ici peu, si la formule des ‘Réseaux et circuits’ est suffisante et adéquate pour relever ces défis et optimaliser le système de soins de santé mentale dans son ensemble. 30 CHAPITRE 1 RÉFÉRENCES: 1. « Action publique en matière de santé mentale » de Jean-Louis Genard et Jean-Yves Donnay in La Revue Nouvelle de février 2002. 2. Le point de vue des usagers – sources: « Les collectifs de réflexion d’usagers du Gué » et « Rapport d’activité 20032004 » de Pasifou ASBL. 3. « Les défis éthiques de l’accès aux soins pour nos systèmes de santé » par Jean-Philippe Cobbaut – Centre d’Ethique Médicale de l’Université Catholique de Lille. C O N TA C T S : Le Gué’, Chaussée de Roodebeek, 300 à 1200 Bruxelles Tél.: 02.770.53.97 31 Les services d’aide par téléphone: Tele-Onthaal, Kinder- en Jongerentelefoon, Zelfmoordlijn PIETER VAN WAEYENBERGE, FEDERATIE VAN TELE-ONTHAALDIENSTEN. GRIEKE FORCEVILLE, DIRECTRICE DU CENTRUM TER PREVENTIE VAN ZELFMOORD VZW ILSE CARLIER, COORDINATRICE DU KINDER-EN JONGERENTELEFOON. Les services d’aide par téléphone existent en Belgique depuis plusieurs décennies. Trois des plus importants services en Flandre font l’objet de cet article: Tele-Onthaal, Zelfmoordlijn et Kinder- en Jongerentelefoon. Ils ont été reconnus comme services d’urgence dans l’Arrêté royal du 7 novembre 2002 1. Leur principal objectif est d’offrir une écoute et une aide aux personnes qui font appel à eux, mais ils remplissent aussi des fonctions importantes de relais et d’indicateur de tendances sociétales. Le Kinder- en Jongerentelefoon, la Zelfmoordlijn et Tele-Onthaal offrent essentiellement une aide téléphonique. Ces services fonctionnement tous trois de manière anonyme. Aisément accessibles, ils peuvent offrir une aide immédiate à toute personne en état de détresse psychique qui compose leur numéro d’appel. Les répondants bénévoles veillent à écouter les récits, les émotions et les vécus avec beaucoup d’ouverture. Ils servent pour ainsi dire de miroir à l’appelant. En parlant avec lui, ils l’aident à mieux cerner sa situation et à mobiliser ses propres ressources pour trouver lui-même des solutions à son problème. La proximité et le soutien que les appelants trouvent dans ces conversations téléphoniques sont pour eux très importants: “Donner de son temps à notre époque, c’est ce qu’on peut donner de plus précieux” (Anneleen, bénévole de la Zelfmoordlijn) 2 La Zelfmoordlijn, Tele-Onthaal et le Kinder- en Jongerentelefoon jouent un rôle important dans l’accueil de personnes en situation de crise. En effet, ils sont joignables à des moments où les services d’aide réguliers ne le sont pas. En collaboration avec l’appelant, ils essayent de surmonter le moment de crise. Les services d’aide téléphonique remplissent également une fonction de relais. Par exemple, plus de la moitié des appelants de la Zelfmoordlijn disent n’avoir jamais fait appel à un soignant professionnel. Un service d’aide par téléphone peut dès lors constituer une solution pour des personnes qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas contacter les services de soins de santé mentale réguliers, ou qui veulent compléter leurs services. Les services d’aide par téléphone peuvent donc guider l’appelant vers l’aide professionnelle qui lui convient, mais ils ont également une fonction de sensibilisation, en améliorant la représentation que les appelants se font de l’offre du secteur social et des soins de santé. 32 CHAPITRE 1 Enfin, ces lignes téléphoniques ont aussi une fonction d’indicateur. Elles informent les pouvoirs publics et la société des tendances sociétales qu’elles détectent à travers tous les appels qu’elles reçoivent. “Ne pas seulement offrir une oreille attentive mais savoir aussi qu’on peut faire quelque chose de la multitude d’appels que nous recevons, que nous pouvons signaler aux autorités et à la société où en sont les enfants et les jeunes, c’est important pour moi en tant que bénévole du KJT” (Anne, bénévole du KJT) Les trois lignes téléphoniques fonctionnent, sur le modèle du Samaritans (Grande-Bretagne), avec des bénévoles. Ces bénévoles n’ont pas besoin de diplôme préalable, mais reçoivent une formation spécifique au sein même de l’organisation. Le choix de travailler avec des bénévoles n’est pas une ‘solution de facilité’. Cela demande un investissement important, tant de la part du candidat-bénévole que des collaborateurs qui les forment et les encadrent. Travailler avec des bénévoles donne une plus-value qui fait pencher la balance coût/efficacité dans la bonne direction. Les entretiens téléphoniques se font en effet de personne à personne, sans préjugés et sans ‘étiquetage’. L’écoute par téléphone offre une aide qui se situe à mi-chemin entre l’aide professionnelle et le soutien traditionnel de l’entourage. Le contact avec des bénévoles réellement impliqués renforce la sensation de solidarité et contribue à rendre à l’appelant la confiance en ses propres possibilités, à se découvrir de nouvelles chances et à renforcer son image de soi. “Ainsi va la vie: on donne quelque chose à quelqu’un, mais on reçoit beaucoup plus en retour.” (Evelien, bénévole à Tele-Onthaal) Chaque service d’aide téléphonique a un fonctionnement et des objectifs spécifiques en fonction du groupe-cible auquel il s’adresse. Tele-Onthaal (°1965, www.tele-onthaal.be), le plus important service d’aide par téléphone pour problèmes psychosociaux, reçoit en moyenne 120.000 appels par an. Toute personne en difficulté peut compter sur une écoute discrète 24 h sur 24, 7 jours sur 7. Les contacts sont entièrement anonymes. Quelque 550 bénévoles accueillent les appelants, et sont formés et encadrés à cet effet par des professionnels. En fonction du moment de la journée, 10 à 15 lignes sont en service en Flandre au numéro 106. Pour ce qui est de la prévention du suicide, le caractère général de cette aide téléphonique permet de discerner rapidement le sujet généralement tabou des tendances suicidaires et de l’aborder avec l’appelant. Parler des difficultés que l’on éprouve permet d’éviter qu’une accumulation de problèmes ne conduise à un isolement toujours plus grand et à des idées ou un comportement suicidaires. En outre, le fait de sentir que les pensées suicidaires sont entendues et acceptées par les écoutants amène les personnes qui en font l’expérience à oser en parler ouvertement. Une étude récente, menée par l’Arteveldehogeschool (Gand), montre que chaque année, le thème du suicide prédomine dans 7.200 conversations. Une sélection sévère ainsi qu’une formation spécifique permet aux bénévoles de Tele-Onthaal de faire preuve des compétences adéquates en la matière, et de pouvoir les développer toujours davantage. La Zelfmoordlijn (°1979, www.zelfmoordpreventie.be ) offre l’aide la plus spécialisée et la plus accessible à toute personne ayant des idées suicidaires et à son entourage. Quatre appelants sur cinq déclarent avoir des idées suicidaires et quatre sur dix laissent sous-entendre qu’ils ont déjà commis une ou plusieurs tentatives de suicide. La prévalence particulièrement élevée et le degré élevé de suicidalité font que les bénévoles ne cessent d’optimaliser les compétences qu’ils ont 33 AU PLUS PRÈS DES GENS acquises durant leur formation. Outre l’accueil de crise de personnes ayant des idées suicidaires, ce service d’aide téléphonique accueille également les membres de leur entourage. Ceux-ci reçoivent un soutien et des directives sur la manière de se comporter avec des personnes présentant des tendances suicidaires. La Zelfmoordlijn est une initiative du Centrum ter Preventie van Zelfmoord, l’équivalent flamand du Centre de Prévention du Suicide, qui, en tant que centre de référence et d’information, met ses compétences en matière de suicide et de prévention du suicide à la disposition de la Zelfmoordlijn. Une cinquantaine de bénévoles, situés à Bruxelles, répondent aux appels. En 2004, la Zelfmoordlijn a reçu 8.336 appels (20% de plus qu’en 2003). Le Kinder-en Jongerentelefoon (KJT, °1981, www.kjt.org ) veut donner aux enfants l’occasion de développer leur autonomie, et veut contribuer à une société qui le permette et qui en tienne compte. Le KJT, basé sur la Convention des Droits de l’Enfant, poursuit un objectif double. Primo, il veut offrir une aide téléphonique à tous les enfants et adolescents. Secundo, il veut signaler à la société l’émergence de tendances nouvelles décelées chez les appelants. Répartis entre les différentes provinces flamandes, 130 bénévoles répondent chaque jour au téléphone, entre 16 et 22 heures. En 2004, le téléphone a sonné 139.045 fois. Tele-Onthaal, la Zelfmoordlijn et le Kinder- en Jongerentelefoon sont gratuits. Depuis peu, ils sont également consultables en ligne. NOTES 1. En ce qui concerne le Kinder-en-Jongerentelefoon, seul le numéro de téléphone de l’équivalent wallon a été reconnu comme service d’urgence dans l’AR. 2. Les noms des bénévoles sont fictifs. C O N TA C T S : En langue française: Télé-Accueil: 107 www.tele-accueil.be Centre de Prévention du Suicide: 0800/32 123 www.preventionsuicide.be Ecoute Enfants: 103 Ecoute Jeunes: 078/15 44 22 En langue néerlandaise: Tele-Onthaal: 106 www.tele-onthaal.be de Zelfmoordlijn: 02/649 95 55 www.zelfmoordpreventie.be Kinder- en jongerentelefoon: 0800/15 111 (de 16-22h, sauf dimanches) www.kjt.org En langue allemande: Telefonhilfe 108 34 L’intervention à domicile PIERRE DELVAUX COORDINATEUR PSYCHOLOGUE, CLINIQUE PSYCHIATRIQUE DES FRÈRES ALEXIENS, HENRICHAPELLE. Pourquoi les personnes souffrant de maladies mentales ne pourraient-elles pas bénéficier, comme les personnes souffrant de maladies physiques, d’un accompagnement chez elles? Réfléchissant à cette question et cherchant à ne pas faire durer inutilement des hospitalisations en psychiatrie qui risquent de mettre à l’écart, et qui sont coûteuses pour les personnes et la collectivité, le centre Aide & Soins à Domicile et le Service de Santé Mentale de Verviers, ainsi que la Clinique psychiatrique de Henri-Chapelle, ont pris l’initiative de se rencontrer pour échanger leurs pratiques, leurs logiques et leurs compétences. ‘La Trame’ est née de cette concertation. Elle est une offre de soins psychiatriques, créée dans la région verviétoise, dont la modalité, la caractéristique principale est qu’elle est proposée à des adultes à leur domicile ; elle a été reconnue comme projet pilote lors de l’appel lancé par le Ministère fédéral de la santé en novembre 2001. C’est une petite équipe par la taille (2 assistants sociaux et une psychologue) épaulée par des travailleurs délégués des trois institutions à la base du projet. Elle réalise une fonction à la charnière de l’hospitalier, de l’ambulatoire et du suivi à domicile pour améliorer l’offre de soins. Quel est l’objectif? Il est assez clair, à défaut d’être unique: soutenir, accompagner, aider, prévenir d’éventuelles décompensations de la maladie, en étant proche de la personne à aider et de son environnement, et en restant en liaison avec les autres partenaires de soins, du secteur médical aux réseaux socioprofessionnels. L’expérience nous avait montré que, par manque de concertation et de communication, les différents travailleurs de ces institutions ne percevaient pas nécessairement les objectifs thérapeutiques poursuivis par chacun des autres ce qui entraînait discontinuité et manque de cohérence dans l’aide apportée. Nous nous sommes rendus compte aussi, que les personnes qui faisaient appel à nos services avaient parfois tendance à les ‘mal-utiliser’ dans la mesure où c’est une population fragilisée sur le plan mental, sur le plan social, sur le plan relationnel. Pour pouvoir rejoindre ces personnes en difficulté, il faut prendre en compte le cadre de vie habituel parce qu’elles ont perdu, du fait même de leur maladie, la maîtrise de leur existence et n’arrivent plus à utiliser le réseau de soins mis en place. Une conséquence en est l’usage inap- 35 AU PLUS PRÈS DES GENS proprié et excessif de l’hospitalisation, souvent en urgence, parfois par le recours à la loi de protection de la personne, alors qu’on pourrait sinon éviter, du moins gérer différemment ces situations avec plus d’humanité. A qui est destinée cette aide? Principalement aux personnes atteintes par une maladie mentale sévère, complexe et de longue durée, qui se sont vues progressivement désinsérées , voire délaissées, et qui ne parviennent plus, malgré des moments de stabilisation, à se débrouiller seules dans la vie de tous les jours. La perspective d’invalidation est réelle et les hospitalisations sont inévitables sans une relation de soin, soucieuse de continuité et de coordination. L’équipe de ‘La Trame’ recherche toutes les collaborations fonctionnelles utiles, et tente constamment de rendre plus adéquat le recours aux différentes possibilités de soins existantes, et là où l’aide n’existe pas, elle l’apporte. C’est ainsi que nous relions au médecin traitant, nous abordons la question de la prise du traitement, ou nous parlons du sentiment de solitude, nous évoquons la maladie ou nous organisons un entretien avec tel autre intervenant susceptible de stabiliser la situation sociale ou sanitaire, etc., dans une rencontre qui amène le plus souvent confiance et respect mutuels. L’entourage, lorsqu’il existe, est sollicité. Pour pouvoir réaliser concrètement cette aide, nous avons privilégié le travail en ‘trios’: le médecin, les institutions partenaires et les intervenants évoquent ensemble les situations, analysent les demandes, proposent des solutions à mettre en œuvre, etc. Ces rencontres permettent aux intervenants, seuls sur le terrain, de prendre un peu de recul et de penser au mieux le soin à apporter à chaque personne, en fonction de ses possibilités, de ses contraintes. Par cette manière de faire, nous voudrions que les hospitalisations s’inscrivent dans un parcours de soins intégré, sans véhiculer trop de sentiment d’échec ou de rupture ; nous cherchons, à l’inverse, à donner quelques moyens pour une réintégration sociale, ou même professionnelle, là où c’est possible. Un exemple pour illustrer cela: Mr X sort de l’hôpital. – L’intervention de ‘La Trame’ est demandée et installée afin de garder un relais vers le médecin. Début de la prise en charge. Mr X va bien. Les visites sont l’occasion de discussions banales, mais régulières. C’est l’accompagnement. – Mr X parle de ses difficultés financières, de sa relation conflictuelle avec son propriétaire. On recherche les aides possibles, les services appropriés. L’accompagnement prend une tournure plus concrète et devient orientation vers le réseau, pas spécifiquement en santé mentale. – La confiance s’installe. Mr X évoque des souffrances plus personnelles: le rejet de son fils, sa fille éloignée,… L’accompagnement devient soutien et un suivi chez un psychologue est proposé, en accord avec le médecin traitant – La solitude lui pèse ; il voudrait sortir plus. Des tentatives de réinsertion sociale sont élaborées: participation à un groupe de rencontres, activation plus variée. – Par moments, Mr X va vraiment moins bien. La collaboration avec le médecin reprend de façon plus serrée: une consultation est décidée. Le médecin modifie le traitement, le psycho- 36 CHAPITRE 1 logue évoque la difficulté aussi avec l’intervenant, qui augmente la fréquence de ses visites depuis un moment… – A l’occasion d’un problème plus important avec son propriétaire, Mr X ne soutient plus le stress ; il vit un sentiment d’injustice subie, il perd le contrôle de lui-même ; l’accompagnement devient gestion de la crise. Les spécialistes sont informés et proposent des solutions qui sont mises en place par l’intervenant de ‘la Trame’ – Mr X va mieux. Une hospitalisation n’a pas été nécessaire cette fois… La confiance en lui se renforce. Après trois ans d’existence, nous voyons déjà des effets chez les personnes bénéficiaires: elles trouvent à leurs côtés, chez elles, une aide professionnelle, qui réfléchit et oriente, fait réfléchir et soutient, dans des moments où, sans elle, la solitude et le manque de clairvoyance amenaient anxiété, incapacités et rechutes dans un processus maladif. La souplesse du fonctionnement actuel de l’équipe permet l’accessibilité de la personne ressource ; le service d’aide psychiatrique à domicile peut agir comme un réceptacle des plaintes, comme une caisse de résonance des difficultés et va les répercuter au bon endroit: la compétence de ‘la Trame’ consiste en sa capacité à créer des liens durables entre elle et le patient, entre le patient et les autres acteurs de son soin, et entre elle et les autres acteurs de soins. C O N TA C T S : La Trame 087 59 34 85 37 SMES: une porte d’entrée aux soins de santé mentale pour les sans abri JENNY KRABBE (PSYCHIATRE), REZA KAZEMZADEH (PSYCHOLOGUE) ET STEFANIE BRUNET (ASSISTANTE SOCIALE) Que traiter en priorité? Les problèmes sociaux ou les problèmes psychiques? La désintégration sociale est-elle source de problèmes psychiques, ou est-ce plutôt l’inverse? Comment et avec qui tenter de trouver une réponse qui ne sera jamais satisfaisante? En partant de questions comme celles-ci, il nous a semblé utile et nécessaire de concevoir une nouvelle manière de travailler, à l’intersection entre la santé mentale et l’exclusion sociale. SMES: bref historique L’idée d’harmoniser davantage l’aide psychologique, médicale et sociale, qui constitue la philosophie de base de SMES (Santé Mentale et Exclusion Sociale), a pris forme entre 1987 et 1991 en Italie. Les premiers groupes d’intervision SMES ont été créés à Rome en 1992. Leur objectif était de stimuler la collaboration structurelle entre le secteur des soins de santé mentale et le secteur actif dans la lutte contre l’exclusion sociale. Les groupes mis en place à Rome se composaient de psychiatres, de psychologues et d’assistants sociaux qui se sont mis ensemble autour d’une table pour discuter de cas de personnes confrontées à la fois à l’exclusion sociale et aux problèmes psychiatriques, en partant du constat que les problèmes psychiatriques et sociaux étaient traités séparément, voire pas traités du tout, et que les deux secteurs se rejetaient la balle. Quelques dates: – 1998: naissance de SMES-I, qui regroupait les différents groupes d’intervision à Rome; – 2000: naissance de SMES-B à Bruxelles; – 2001: création de SMES-E (Europe), qui coordonne tous les groupes collaborant de cette manière. SMES-E a organisé plusieurs séminaires et réseaux européens; – 2002: organisation du 7e séminaire européen de SMES à Lisbonne ‘Echanger pour changer’, avec pour thèmes principaux: l’outreach (l’approche active de groupes mal/peu desservis), l’empowerment (le développement des possibilités des gens, autrement dit de leur autonomie), et le networking (la collaboration des différents secteurs en réseaux). 38 CHAPITRE 1 SMES-B: groupes d’intervision Les groupes SMES bruxellois, créés en 2000, sont nés du constat qu’il n’existait aucune structure permettant d’accueillir les sans abri souffrant de troubles psychiques. La psychiatrie les envoyait dans des maisons d’accueil, qualifiant leurs problèmes de ‘sociaux’ et vice versa. Cinq groupes d’intervision ont ainsi été créés, quatre francophones et un néerlandophone. Ces groupes (fermés) comptent de dix à douze participants, qui s’engagent pour un an. Chaque groupe se réunit dix fois par an, et les membres paient une cotisation. SMES a engagé deux animateurs pour chaque groupe: l’un issu du secteur des soins de santé mentale, l’autre du secteur des sans abri. Tous les centres de santé mentale, les hôpitaux psychiatriques d’une part, toutes les associations actives dans le domaine de l’aide aux sans abri d’autre part, ont été invités à se faire membres. Après trois ans d’activité, l’expérience nous montre que le secteur social est beaucoup plus demandeur que le secteur médical et que ce même secteur social considère souvent le secteur des soins de santé mentale comme le ‘grand expert’ qui résoudra tous les problèmes. Les deux côtés formulent de nombreuses demandes pour travailler sur certains thèmes spécifiques. SMES-B: ‘Cellule d’appui médico-psychologique d’intersection entre la santé mentale et l’exclusion sociale’ Cette cellule a été créée le 15 janvier 2002 pour servir de projet modèle au sein de SMESBruxelles. Subsidiée par la CoCoF (Commission de la Communauté française), elle veut, à l’instar des groupes d’intervision, jeter un pont entre les soins de santé mentale et le secteur social. Il s’agit d’une cellule d’intervention médico-psychologique mobile, née du souci de permettre et de faciliter l’accès aux soins de santé mentale pour les sans abri. Avec cette cellule, l’association SMES veut aller activement à la rencontre des gens. Son action est temporaire, l’objectif ultime étant que les deux secteurs se rencontrent spontanément et que le secteur des soins de santé mentale travaille davantage en ‘outreach’, autrement dit cherche à atteindre des franges de population non desservies, sans intervention de la cellule SMES. La cellule est à la disposition des organisations actives dans l’aide aux sans abri et assure chaque jour une permanence téléphonique de 9 à 17 heures. Elle travaille en premier lieu avec les associations qui faisaient déjà partie de SMES, dont Hoeksteen et CASU (centres d’accueil de nuit), Albatros, Ariane, La Source et Home du Pré (maisons d’accueil), Diogenes et Adzon (équipes de rue), La Gerbe et Rivage-den Zaet (associations en Milieu Ouvert), le service des urgences de l’hôpital Saint-Pierre et Médecins sans frontières. La cellule se compose d’un psychiatre, d’un psychologue et d’un assistant social. On ne reçoit en principe pas de patients sur place: c’est la cellule qui va à la rencontre des gens. Le public cible, ce sont les sans abri, dans les maisons d’accueil ou en rue, qui sont confrontés à des problèmes psychologiques et sociaux menant à l’exclusion. La cellule veut leur donner accès aux soins de santé mentale, propose une intervention multidisciplinaire de crise, pose le diagnostic et instaure un traitement, si nécessaire, et tant que cela s’avère nécessaire. L’aide peut être apportée en français, en néerlandais, en anglais, en iranien, et prévoit l’intervention d’interprètes. Lorsqu’une organisation signale une situation problématique, l’équipe SMES la rencontre. 39 AU PLUS PRÈS DES GENS Ensemble, ils se mettent autour de la table et discutent des modalités de leur collaboration et de la mise sur pied d’un projet. S’il s’avère nécessaire que la personne concernée soit vue par le SMES, elle est rencontrée dans son propre environnement. La cellule examine alors la demande de la personne et essaye d’établir une relation de confiance. Le SMES tente de répondre autant à la demande de la personne, qui ne correspond pas toujours à celle de l’organisation, qu’à la demande de cette dernière. On rencontre grosso modo trois sortes de demandes: – des problèmes physiques évidents pour lesquels la personne refuse des soins (ce qui est souvent le signe de problèmes psychiques sous-jacents); – des problèmes psychiques évidents qui rendent tout plan social impossible; – l’épuisement de l’équipe d’aide aux sans abri, qui ne sait plus à quel saint se vouer. Dans une phase suivante, SMES établit des contacts avec d’autres organisations, telles que les services de santé mentale ou les hôpitaux. En principe, SMES ne prend pas en charge les soins au patient, mais aide à le réorienter et apporte un soutien aux équipes de terrain. C’est l’instance qui a signalé le cas qui en reste responsable. Les principales caractéristiques de la cellule SMES sont donc: – la mobilité: SMES va à la rencontre de l’instance qui a signalé le cas et de la personne qui nécessite des soins; – le travail à long terme: la personne/institution est soutenue et on essaie de créer un réseau permanent; – le respect tant pour la vision de la personne elle-même que pour celle de l’instance active dans l’aide aux sans abri; – nous ne nous chargeons ni du travail du secteur social, ni des soins de santé mentale, mais nous les aidons à se rejoindre et à collaborer. Nous essayons quant à nous de nous retirer (de devenir superflus) le plus rapidement possible. En résumé, la cellule SMES fait office de porte d’entrée aux soins de santé mentale pour les personnes sans abri et socialement exclues. C O N TA C T S : SMES, Rempart des Moines 78, 1000 Bruxelles Tél: 02 502.69.49 Fax: 02 502.10.75 E-mail : [email protected] http://users.skynet.be/smeseu 40 Chapitre Davantage d’implication du patient dans ses soins :: Introduction: Rôle et importance des groupes de self help et des associations d’usagers Didier de Vleesschouwer, Conseil des Usagers des Drogues Licites et Illicites :: De l’aide dans ta tête Niki Vervaeke :: L’importance des groupes d’entraide dans le cas des troubles maniaco-dépressifs Jan Michiels, Vlaamse Vereniging voor Manisch (en Chronisch) Depressieven vzw :: Des mots pour un monde de silence. Le groupe de parole Incest en Sexueel Geweld (Inceste et Violence sexuelle) Lut De Rudder :: Les groupes d’usagers de drogues comme acteurs et producteurs de santé mentale. Didier de Vleeschouwer, Conseil des Usagers des Drogues Licites et Illicites :: Psytoyens, une concertation d’usagers en santé mentale François Wyngaerden, Psytoyens 12 A propos de l’émergence des associations d’usagers et des groupes de self-help DIDIER DE VLEESCHOUWER SOCIOLOGUE Les usagers des services d’aide et de soins, les patients, sont au centre des politiques de soins. Le lecteur conviendra avec moi qu’il s’agit-là d’une déclaration d’intention qui fonde l’actuelle politique d’assistance et de soins. Les associations d’usagers et de proches constituent aujourd’hui des partenaires indissociables de ce type de politique qualitative. Elles donnent la possibilité aux usagers d’être acteurs des politiques d’aide et de soins qui les concernent (et non plus seulement de les subir). Elles s’inscrivent dans le droit fil de la nouvelle législation sur le droit des patients et participent de la dynamique de l’Etat-réseau - si bien décrite par le philosophe et sociologue, Jean-Louis Genard1 - ‘dont la finalité revendiquée est de restituer aux acteurs vulnérables des capacités, de l’autonomie, de les rendre à nouveau responsables d’eux-mêmes, capables de se prendre en charge eux-mêmes’. La multiplication des associations d’usagers est un indicateur significatif de la montée en puissance de la société civile à travers tous les champs institutionnels. L’inscription d’une citoyenneté affirmée dans la sphère du médico-psycho-social par l’intermédiaire des associations d’usagers, les compétences développées par certains groupes de self-help dans le champ du thérapeutique, l’expertise affichée d’un grand nombre d’entre eux qui vient chatouiller le savoir des professionnels, la superbe efficience d’une prévention par les pairs qui redynamise le champ de la promotion de la santé, sont autant de révélateurs de cette nouvelle tendance. Quelles en sont les limites, les risques? A quels obstacles se trouvent-ils confrontés? D’abord, l’existence de ces groupes doit faire face à une certaine perplexité venant du monde des professionnels. Ceux-ci oscillent entre une condescendance bienveillante et une redoutable résistance, particulièrement dans le domaine de la santé mentale. Du côté de la bienveillance, ces groupes ont été accueillis et parfois soutenus par les professionnels de la santé qui ont généralement été (et qui restent) leurs premiers interlocuteurs. En fonction des groupes et des professionnels en présence, des relations partenariales enrichissantes se sont liées. En la matière, la Flandre a sans conteste une longueur d’avance sur la Wallonie et sur Bruxelles. Du côté de la résistance, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la peur ou de la résistance au changement par rapport à l’intégration de ces groupes qui chassent sur les terres bien gardées des professionnels de la santé. Cette résistance est motivée tantôt par les accents revendicateurs affichés par certains groupes qui font courir le risque d’une judiciarisation des rapports, tantôt par la volonté de certains groupes de s’identifier à leur(s) symptôme(s), tantôt par le ‘mal-être’ des patients qui les empêcherait de s’exprimer ou de se faire entendre correctement (les thérapeutes ont pris une 42 CHAPITRE 2 certaine habitude de s’exprimer à la place des patients), tantôt par d’autres arguments encore. Il s’agit-là d’une peur qu’il faudrait apprendre à dépasser. Hors du champ de la relation thérapeutique, la parole du patient et de ses représentants apporte une réelle valeur ajoutée à la perspective d’une qualité des soins qui met en son centre le patient. Ensuite, il existe des difficultés intrinsèques liées aux groupes eux-mêmes et à leur émergence récente. L’émotivité, la représentation (qui sont les portes-parole?), le bénévolat/salariat, sont des points sensibles qui représentent souvent des défis à surmonter pour les jeunes associations, et qui peuvent les fragiliser. L’atomisation des groupes constitue aussi une pierre d’achoppement. Faut-il à chaque pathologie, à chaque problématique, un groupe constitué de patients, d’usagers ou de clients? Encore qu’ici, il y a lieu de distinguer les fonctions d’auto-soutien (self help) et les fonctions de défense des intérêts, même si certains groupes assument ces deux fonctions. Cette atomisation ne facilite pas le financement par les pouvoirs publics qui – sans une politique volontariste en la matière (‘au plus près des gens’) définissant un cadre structurel de financement - ne se risquent pas à ouvrir la boîte de Pandore. Les groupes de soutien en ont pourtant souvent bien besoin pour communiquer, organiser leur représentation, bref pour se professionnaliser. Pour ce qui concerne la défense des intérêts, le rôle des fédérations (constituées ou à constituer) par secteur2 me paraît être une piste à privilégier pour éviter l’essaimage, à condition qu’elles parviennent réellement à fédérer, à représenter, à obtenir un consensus, à organiser la représentativité. De plus, les fédérations peuvent devenir des aiguillons efficaces voire incontournables pour négocier avec les autorités compétentes un cadre et des pistes de financement. Il existe actuellement trois asbl qui fédèrent les associations d’usagers de santé mentale: Uylenspiegel en Flandre, Pasifou à Bruxelles et Psytoyens en Wallonie. A ce propos, je renvoie le lecteur à l’excellent article dans les pages qui suivent de François Wyngaerden, coordinateur de Psytoyens. Pour ce qui concerne le rôle de soutien par les pairs, la constitution de groupes est une manière de répondre positivement à des besoins spécifiques exprimés par les patients. Ce sont autant de groupes de parole, d’entraide, de soutien, de psycho-éducation qui offrent le plus souvent à un niveau local un espace pour s’exprimer, pour briser tabou et solitude, pour accepter solidairement sa maladie ; bref des groupes qui assurent une fonction essentielle pour leurs membres. Le foisonnement des initiatives a donc une bonne raison d’être. Mais doit-on craindre qu’il faille un jour séparer le bon grain de l’ivraie à l’instar de ce qui se passe pour la psychothérapie, et que doive se créer une association pour les victimes des groupes de self-help à l’instar de la récente association pour les victimes des psychothérapeutes auto-proclamés3 (l’AVPA4)? Nous n’en sommes certainement pas encore là, mais il ne serait pas superflu de maintenir une certaine vigilance contre les volontés de toute puissance ou d’éventuel autre sectarisme5! Là aussi, les fédérations pourraient jouer un rôle en proposant une charte éthique. Enfin, on pourrait se demander si les groupes d’usagers ne font pas courir des risques aux patients déclarés fragiles en les inscrivant dans ce qui constitue l’Etat-réseau, c’est à dire dans une logique de responsabilité citoyenne, d’autonomie individuelle, d’activation? Certes, l’avenir n’est plus aussi sécurisant et l’investissement individuel va de pair avec le risque de ne pas être à la hauteur, ou celui d’un retour de flamme; mais j’ai envie de souligner l’énorme solidarité que permettent ces groupes, une solidarité moins paternaliste mais aussi moins culpabilisante que celle qui jusqu’ici avait prévalu sous l’égide de l’Etat-providence! Dans les pages qui suivent, le lecteur découvrira avec intérêt quelques articles et témoignages 43 AU PLUS PRÈS DES GENS montrant davantage l’implication des associations de patients dans les soins de santé mentale. Lut De Rudder, criminologue, présente le groupe de parole ‘Incest en Sexuel Geweld’ qui offre un sérieux soutien aux personnes victimes d’inceste et de violences sexuelles. Jan Michiels nous apporte un éclairage sur l’asbl Vlaamse Vereniging voor Manisch Depressieven qu’il préside et qui est un groupe d’entraide accueillant les personnes atteintes d’un trouble maniaco-dépressif (ou bipolaire). J’ai, pour ma part, le plaisir de vous dévoiler le Conseil des Usagers de Drogues Licites et Illicites. François Wyngaerden présente Psytoyens. La cerise sur le gâteau est le poème de Niki Vervaeke, ‘Hulp in je hoofd’. Bonne lecture! NOTES: 1. Dans le présent ouvrage, « Santé mentale et citoyenneté, interview croisée du Professeur Jean-Louis Genard philosophe et sociologue, ULB et du Docteur Marc De Hert, psychiatre, KUL ». Voir aussi ‘Santé mentale et citoyenneté. Les mutations d’un champ de l’action publique’ ouvrage collectif de Jean De Munck, Jean-Louis Genard, Olgierd Kuty, Didier Vrancken, Didier Delgoffe, Jean-Yves Donnay, Martin Moucheron, Claude Macquet, Academia Press 2003 2. santé mentale, assuétudes, soins somatiques, … 3. In « Patients sous influence », article publié dans le Journal du Médecin du 5 août 2005 4. A.V.P.A. n° de téléphone: 080/86 32 26 5. L’époque de l’association « Le Patriarche » n’est pas si lointaine! C O N TA C T S : C.U.D.L.I. asbl, rue Félix Vande Sande 18, 1081 Bruxelles Tél: 0496 902 908 E-mail: [email protected] 44 De l’aide dans ta tête NIKI VERVAEKE Les soins de santé mentale De l’aide dans ta tête Pour toi-même Pour ton monde Et pour celui des autres Cette main tendue, il faut souvent un peu la chercher Les pilules Les entretiens L’ambiance Et quelque part, tu marches en marge du monde des gens normaux Dans ton univers parallèle d’auto-découverte La sécurité de savoir Que tu es toi N’est pas toujours Aussi rassurante La petite tête dans ta tête Règle trop Trop peu Bref Le fil est trop long, trop court Trop épais, trop fin Prends-en un nouveau Ou retisse l’autre à ta manière Nous sommes tous ensemble un peu fous Nous devrions tous aller en thérapie Peut-être pourrions-nous tout simplement nous apprendre les uns les autres à parler 45 L’importance des groupes d’entraide dans le cas des troubles maniaco-dépressifs JAN MICHIELS PRÉSIDENT DE L’ASBL VLAAMSE VERENIGING VOOR MANISCH (EN CHRONISCH) DEPRESSIEVEN Notre groupe d’entraide accueille des personnes atteintes d’un trouble maniaco-dépressif ou, selon des termes plus fréquemment utilisés aujourd’hui, un trouble bipolaire. Les personnes souffrant de dépressions chroniques fréquentes et/ou de longue durée peuvent également s’adresser à nous, tout comme leurs parents et leurs proches. Défense des intérêts, communication et élimination des tabous Quels sont les objectifs de notre groupe d’entraide? Ils sont variés. Nous défendons les intérêts de nos ‘patients’, tant sur le plan personnel, familial que social. Nous favorisons aussi la communication entre les patients et leurs familles. Nous constatons en effet trop souvent que le manque de communication aggrave la situation et enferme le patient dans l’isolement. Parallèlement, nous nous efforçons de briser le tabou qui règne encore et toujours autour de la maladie. Nous voulons sensibiliser le public à cette problématique et l’informer correctement. Informer Informer est une fin en soi. Nous souhaitons que le patient et les membres de son entourage puissent apprendre un maximum de choses sur la maladie et sur les évolutions scientifiques en la matière. La diffusion d’informations implique que nous rassemblions nous-mêmes des renseignements, non seulement sur la maladie elle-même, mais aussi sur des problèmes qui y sont liés: la prévention du suicide, les directives en matière de traitements pour les patients et leurs proches, les traitements médicamenteux (en informant par exemple sur la prise de poids occasionnée par les différents médicaments). Nous recourons, au sein de nos groupes d’entraide, à différentes méthodes de diffusion: des groupes de parole thématiques, des discussions à propos de livres, des projections vidéo suivies de débat. Deux ou trois fois par an, nous invitons un thérapeute professionnel, psychiatre, psychologue, infirmier, juriste, etc., à venir faire un exposé. Enfin, nous publions une revue trimestrielle, Ups & downs, pour laquelle nous devons chaque année chercher de nouveaux moyens. 46 CHAPITRE 2 L’enseignement A l’intention spécifique des enseignants, nous espérons disposer bientôt de cinq experts de terrain qui pourront se consacrer à l’information des élèves des écoles secondaires. Cette initiative est mise en œuvre en collaboration avec la Vlaamse Vereniging voor Geestelijke Gezondheidszorg, dans le cadre du projet ‘Hoe Anders is Anders’ (HAIA). Soucieux de décharger ces experts des aspects administratifs, nous avons sollicité, auprès des autorités, un soutien financier pour engager un collaborateur administratif. Le gouvernement flamand semble réagir favorablement à ce dossier. En tant qu’association flamande, nous essayons par ailleurs d’arriver à une ‘confédération’ avec Bruxelles et la Wallonie. Il nous est apparu depuis peu que nous ne pouvions limiter la diffusion d’information à l’enseignement secondaire, mais que nous devions aussi informer les hautes écoles, les universités, les hôpitaux et autres organisations intéressées par la problématique. Collaborer Pour une association aux moyens limités comme la nôtre, il est difficile d’élaborer des projets concrets. Nous essayons donc de pallier cette difficulté en collaborant avec d’autres structures, comme en témoigne le projet pilote mis sur pied en Flandre du Sud-Est, en partenariat avec la Ligue Belge de la Dépression, les CGG (centres de santé mentale), les Mutualités chrétiennes et leur secteur de soins à domicile, Logo’s, Similes, notre association (VVMD) et les unités psychiatriques locales (SPHG: Services Psychiatriques en Hôpital général). Cette collaboration nous a permis d’élargir notre public pour les soirées thématiques (environ 200 personnes à chaque fois), de pouvoir compter sur davantage d’orateurs, et de diminuer les frais. Ensemble, nous avons déjà organisé quatre soirées thématiques. Nous envisageons maintenant d’étendre ce projet aux autres provinces. Nous souhaitons également élargir nos activités, avec l’aide de spécialistes compétents. Prévention du suicide D’après le docteur Pascal Sienaert 1, co-auteur du livre Manisch-depressief (avec Els D., qui a vécu la maladie), le taux de suicide parmi les maniaco-dépressifs est d’environ 12 à 15%. D’autres études en la matière citent des chiffres similaires. On constate par ailleurs une grande différence entre les personnes souffrant de trouble bipolaire I et celles présentant un trouble bipolaire II. Le pourcentage de suicides est nettement plus élevé dans le second groupe que dans le premier. Les crises profondes que vivent les patients atteints du trouble bipolaire II leur font parfois perdre le goût de vivre. Il est possible d’apprendre à vivre avec cette maladie grâce à la psycho-éducation. Les contacts avec des compagnons d’infortune peuvent aussi apporter beaucoup de réconfort dans des situations parfois ‘désespérées’. Nous attachons beaucoup d’importance à cet aspect. En tant qu’association, nous voulons dès lors faire de gros efforts pour endiguer le taux annuel approximatif de 250 suicides en Flandre – uniquement chez des personnes souffrant d’un trouble bipolaire. 47 AU PLUS PRÈS DES GENS Qu’est-ce que nous ne faisons pas? En tant que groupe d’entraide, nous n’offrons pas d’accompagnement d’urgence: cela est et reste le domaine des médecins et des thérapeutes. Nous ne prenons pas non plus position quant aux médicaments prescrits à titre individuel, ce qui ne nous empêche pas d’informer sur des formes nouvelles et meilleures (moins nocives) de médication. RÉFÉRENCE: 1. Pascal Sienaert et Els D., Manisch-depressief. Een gids voor patiënt, familie, hulpverlener en geïnteresseerde, Lannoo, 2003. C O N TA C T S : Jan Michiels: Tél: 053.77.50.97 (de 18 à 22 h) GSM: 0474.60.87.24 E-mail: [email protected] Siège administratif: Tenderstraat 14, 9300 GENT www.vvmd.be 48 Des mots pour un monde de silence Le groupe de parole Incest en Sexueel Geweld (Inceste et Violence sexuelle) LUT DE RUDDER ANCIENNE COLLABORATRICE ISG, CRIMINOLOGUE Comment tout a commencé Lorsque je suis allée la chercher, elle avait l’air tellement défaite, abattue et perdue que je l’ai invitée à boire un café. Cela l’a amenée à me raconter son histoire: sa situation, les abus, l’exploitation. Cette jeune femme était confrontée au monde de l’inceste. Nous nous sommes parlé presque quotidiennement. Je ne pouvais que l’encourager à oser dire ‘non’ à cette situation familiale. Je lui expliquais que l’abus ne fait pas partie du cours normal des choses entre un père et sa fille, que c’est aux parents à assumer la responsabilité de la famille et pas à leur fille. Elle a téléphoné quelques mois plus tard: elle avait fugué. C’est en cherchant des informations et un soutien approprié que le groupe de parole ISG (inceste et violence sexuelle) a petit à petit vu le jour. C’était la période où l’inceste faisait pour la première fois son entrée dans le domaine public, sous l’influence du féminisme aux Pays-Bas. En Flandre, deux jeunes femmes avaient eu le courage de témoigner à la radio. Une émission télévisée avait également été consacrée à cette problématique. Pour le reste, il y avait ci et là quelques tentatives destinées à briser le tabou. Sous l’effet d’une prise de conscience de plus en plus aiguë parmi les femmes de ce qu’elles avaient subi durant leur enfance et leur jeunesse, la problématique de l’inceste a enfin éclaté au grand jour en Flandre. ISG a délibérément choisi de ne pas adopter de cadre juridique (asbl par ex .) mais d’être un mouvement consacrant toute son énergie aux gens. Au début, nous nous réunissions un soir par mois, puis les contacts se sont intensifiés et rapidement, nous avons rédigé ensemble une revue où les personnes concernées pouvaient s’exprimer. Toute personne concernée par le problème de l’inceste était la bienvenue (sauf les auteurs): victime, partenaire, thérapeute… Notre objectif était de permettre à chacun de raconter son histoire. Un peu de réconfort Au début, le groupe de parole ne comptait que des femmes… de toutes les régions de Flandre et de toutes les couches sociales. Nous nous réunissions pour raconter notre histoire, sans autres prétentions, en tâtonnant: que puis-je dire, qu’ai-je le droit de dire? C’était l’époque où on ren- 49 AU PLUS PRÈS DES GENS voyait les enfants chez eux lorsqu’ils se risquaient à raconter ce que leur père, voisin… faisait avec eux: dire de telles choses à propos de si braves gens, comment osaient-ils! Dans le groupe de parole, les femmes partageaient leurs joies et leurs peines, comme elles l’auraient fait entre voisines ; avec des mots simples de tous les jours, elles fouillaient le monde intérieur de la honte, de la culpabilité, de l’impuissance, de la peur, des cauchemars. Des domaines qui ne demandaient ni études préalables ni vocabulaire spécial. On apprenait certes de nouveaux mots! Quand une femme racontait qu’elle devait jouer le rôle de maman pour ses frères et sœurs, on parlait de ‘parentification’. C’est ainsi qu’on a aussi parlé de ‘défénestration’. On sentait immédiatement que ces concepts faisaient partie d’un autre monde. Ici, on racontait simplement qu’avant d’entamer ses devoirs, on devait d’abord mettre une lessive en marche et s’occuper de son petit frère… ou que quelqu’un qui vous était cher avait sauté par la fenêtre et n’avait pas survécu à la chute. Une fois le groupe lancé, des hommes y ont pris part aussi: partenaires, victimes. Des hommes qui laissaient s’exprimer leur sensibilité féminine, qui se sentaient chez eux, qui pouvaient simplement être eux-mêmes. Un espace où s’exprimer Un tel groupe de parole donne la possibilité de découvrir son monde intérieur. Chacun a sa propre histoire, qui est unique. Avant tout, il faut être prêt à écouter et respecter la spécificité de l’autre. Chacun peut raconter son histoire avec ses mots, avec sa sensibilité, à son rythme. Les histoires se répètent mais sous des angles différents à chaque fois. En écoutant, on donne à l’autre la possibilité de se libérer de ce qu’il/elle a vécu. Ce faisant, on clarifie ses propres expériences: on se reconnaît dans ce que dit l’autre ou on se rend compte que chez soi, le cheminement a été différent. Ensemble, on cherche ce qui s’est vraiment passé. Petit à petit, on ose parler de choses qu’on croyait ne pouvoir révéler à personne. A l’extérieur, on ne peut pas dire qu’on a peur de son propre père, qu’on déteste sa mère. De tels propos suscitent immédiatement le dégoût – les parents sont toujours des héros intouchables – de sorte qu’on se sent coupable de vivre cela. Dans le groupe, nombreux sont ceux qui sont confrontés à ces mêmes sentiments négatifs. Le fait de pouvoir l’exprimer sans jugement est rassurant. Cela permet de sortir de l’isolement, du ‘personne ne me comprend’. Les mots ne seront ni interprétés ni intégrés dans l’une ou l’autre théorie. Dans un tel groupe, on apprend et on ose petit à petit mettre des mots sur la complexité du monde de l’inceste. Et sur ce qui se passe au-delà d’une telle expérience: peut-on encore faire confiance à quelqu’un? Les questions de faute et d’impuissance vous assaillent. L’incompréhension de personnes extérieures pleines de bonnes intentions mais qui ne font que renforcer votre solitude avec des phrases comme: ‘il y a si longtemps maintenant, laisse le passé où il est et redémarre’, comme si on pouvait effacer le passé d’un geste de la main. Ou encore: ‘ce qu’il te faut, c’est une bonne relation sexuelle’… (Apprendre à) s’exprimer Certains se permettent pour la première fois de confier leur vécu à des étrangers. Parfois ils osent à peine prononcer leur nom de manière audible, que déjà leur histoire les submerge et jaillit en un flot ininterrompu de paroles. Ils en sont eux-mêmes surpris, ils se sentent confus. Lorsqu’ils ont le courage d’à nouveau prendre part au groupe, ils se calment, apprennent à maî- 50 CHAPITRE 2 triser les mots, de sorte que chaque rencontre contribue à intégrer ce qui s’est passé. Ce flot de paroles peut pourtant avoir un effet négatif: on peut être submergé par son passé et revivre une crise. Dans tous les cas, il est conseillé d’avoir un entretien préliminaire avec les futurs participants. Cet entretien peut être mené par les accompagnateurs mais aussi par des participants du groupe. Il peut être utile de prévoir un accueil lors des premières rencontres: amis, thérapeute, assistant pastoral... Langage empirique Les mots ‘père’, ‘mère’, mais aussi ‘inceste’, ‘abus sexuel’, ‘maltraitance’, font partie du vocabulaire de chacun. Seulement, on a l’habitude d’utiliser les deux premiers pour parler de choses qui par définition sont ‘bonnes’ et les autres pour évoquer quelque chose ‘qui n’arrive qu’aux autres’. Du fait de les avoir vécues en tant que victime, ces mots changent de valeur. Ils traduisent une réalité qui vous blesse au plus profond de votre être. En groupe, dire que votre père vous a violée, que votre mère vous a laissée tomber parce qu’elle ne voulait rien entendre, ne rien voir… ce n’est pas seulement parler un nouveau langage avec des mots connus, c’est aussi une manière de permettre à cette réalité impossible de faire son chemin en vous. Les autres confirment par leur présence et leur histoire que ces mots terribles désignent une réalité qui vous touche de plein fouet. Dans un premier temps, on a tendance à se dire qu’on assiste à un mauvais film, mais petit à petit on se rend compte que ce n’est pas du cinéma mais bien une réalité dans laquelle on est impliqué. Lorsqu’au début d’une séance, chaque nouveau venu dans le groupe de parole est prié de se présenter et de dire pourquoi il/elle participe au groupe, c’est pour ceux qui en font partie depuis des années la preuve que l’inceste, l’abus sexuel, sont une réalité. Quand on subit l’inceste, le monde intérieur se modifie. Tout est mis en question. Un enfant abusé ne sait pas ce que cela signifie d’être enfant, il ne sait pas que la dépendance a du bon, que la confiance est quelque chose de normal et que se sentir bien devrait être une évidence. Si pour la plupart des enfants la vie porte en elle la promesse du paradis, elle est devenue un enfer pour les victimes d’inceste. Le monde de la victime continue à tourner autour de l’expérience destructrice vécue quand elle était enfant. On se sent entouré par un monde hostile. On hésite à prendre à cœur le monde de tous les jours, on est enfermé dans l’impuissance, le manque, la culpabilité, la révolte… On survit à force de volonté. Comment oser se consacrer à ses propres enfants quand pleure en soi un enfant détruit? A l’arrière-plan de votre conscience, cet enfant reste présent et pose ses exigences. Un groupe de parole offre la possibilité – structurée dans le temps – de mettre des mots sur son vécu le plus profond. Briser un tabou et éclaircir des concepts Lors d’une rencontre de ce type, chacun a l’occasion de se découvrir et de s’exprimer, sans référence à aucun code moral. Il ne s’agit pas de savoir si quelqu’un a bien ou mal agi. Autour de la table se trouvent des gens profondément meurtris. En donnant à chacun l’espace et le temps de s’exprimer, on développe un langage qui permet de parler de l’inceste et de l’abus sexuel même en dehors de l’intimité du groupe de parole. On apprend à utiliser des mots qui précisent de quoi il s’agit et on ose les utiliser après les avoir prononcés une première fois dans le groupe. Le tabou autour de l’inceste diminue, on peut déjà en parler. Le fait que davantage de personnes concernées prennent conscience de l’impact de l’inceste et de l’abus sexuel dans une vie donne aussi davantage de ‘réalité’ au vécu. Il n’est plus nécessaire de dissimuler ce monde. En l’ex- 51 AU PLUS PRÈS DES GENS trayant du gouffre de l’oubli, on peut l’utiliser comme une force pour faire face à ce que l’avenir a à offrir. Faire son deuil Tout qui veut intégrer ses expériences d’inceste et de violence sexuelle se trouve devant un long processus de deuil. Faire le deuil de ses années d’enfance et d’adolescence abusée est une expérience très complexe. C’est dire adieu à l’enfant qu’on n’a jamais pu être, et dire adieu à l’enfant qu’on a été obligé d’être. Dire adieu à l’espoir d’un père aimant, et dire adieu au père qui a détruit l’enfance. Dire adieu à la confiance accordée aux gens qu’on aimait, dire adieu à l’évidence que la vie est belle. Echapper à l’épouvante de ses anciennes expériences, c’est être prêt à faire le deuil de soi-même, conscient d’avoir été victime de quelqu’un à qui on faisait confiance. En tant qu’enfant, vous aviez droit à une autre vie, mais votre entourage vous en a privé. Entamer ce deuil, c’est briser d’emblée l’être-victime et prendre la barre de sa propre existence. Ces dernières années, le processus de deuil a suscité l’attention des services d’aide. On a décrit les différentes phases qui font partie d’un processus de deuil normal. Un groupe de parole comme le nôtre rassemble des gens qui traversent peut-être des phases différentes de ce processus. Tout qui écoute, entend chaque fois un aspect de ce deuil, auquel peut se rattacher sa propre expérience. Cela permet d’aller un peu plus loin dans son propre deuil. Jusqu’à ce que petit à petit, à côté du monde de tristesse puisse éclore un autre monde. Le monde de l’inceste et de la violence sexuelle est tellement perturbant qu’il met en cause les convictions et les valeurs les plus profondes et les plus évidentes. Et finalement, on s’autorise à revivre et à être heureux. Ses propres expériences comme point de départ, l’aide à l’arrière-plan Un groupe de parole n’est pas une thérapie: être choqué par ce qui s’est passé antérieurement est un phénomène normal. Quand on a été confronté à un tel monde, on cherche le réconfort, la guérison. Lorsque des gens se réunissent et s’expriment avec sincérité, ils se soutiennent l’un l’autre. Ils s’épaulent mutuellement pour supporter la douleur, l’impuissance, le manque. De voir que chacun le fait à sa manière apporte un sentiment de réconfort: c’est bon d’avancer comme je le fais, je ne dois pas avoir honte de ma peur, de ma tristesse, même si tout cela s’est passé il y a bien des années. Les animateurs sont là en premier lieu comme des êtres humains, leur rôle consiste à structurer le groupe: annoncer le début et la fin, veiller à ce que chacun ait le loisir de parler. La force du groupe est l’énergie des participants. Le point de départ du groupe de parole, c’est l’expérience de chacun. Ainsi peuvent être abordées des expériences que l’on n’ose pas dévoiler de peur d’être qualifié de ‘fou’. Oser dire qu’on a été exploité dans une sorte de réseau est jusqu’à présent une entreprise risquée et probablement aussi incroyable que de dire que votre mère ou votre grand-mère vous a abusé sexuellement. Pour les victimes, ‘pouvoir le dire’ est une expérience très réconfortante. Dans le groupe, leur expérience n’est pas confrontée à la science et aux preuves, on ne cherche pas d’explication psychique. Le fait qu’une telle expérience puisse être dite renforce la confiance en soi et donne le courage de continuer. 52 CHAPITRE 2 Paroles de consolation Etre abusé en tant qu’enfant peut arriver à tout le monde. Ce qui explique que dans un groupe de parole se retrouvent toutes les couches de population. La manière dont chacun fait son chemin dépend de son cadre de vie: opinions religieuses, vécu éthique, bagage culturel. Ces différentes conceptions se côtoient dans le groupe et chacun a quelque chose à apporter. On apprend les uns des autres. Il est stimulant de réfléchir à son vécu à partir d’approches différentes de celles auxquelles on est habitué. On apprend à regarder de ses propres yeux, ce qui était interdit à l’enfant qu’on était: on ne savait même pas que l’inceste était interdit, on n’avait qu’à s’en prendre à soi-même si on ne trouvait pas cela amusant et qu’on avait l’impression d’être une mauvaise fille. Il ne faut pas grand chose pour organiser un groupe de parole. Un local avec une table, des chaises et des boissons pour la convivialité. Participer au groupe de parole, c’est s’abandonner par les mots. D’abord en hésitant, en demandant à soi-même et aux autres l’autorisation de s’exprimer en paroles. Jusqu’à ce que les mots s’imposent dans toute leur force et désignent une réalité de manque, de douleur, d’impuissance… Utiliser des mots, c’est se consoler d’un monde intérieur trop fragile et d’une enfance détruite. C O N TA C T S : [email protected] 53 Le Conseil des Usagers de Drogues Licites et Illicites (C.U.D.L.I.) DIDIER DE VLEESCHOUWER SOCIOLOGUE Face à son mal-être, à sa maladie1, chacun a la capacité de développer des stratégies personnelles qui ont des vertus plus ou moins cathartiques. Ainsi, la santé mentale ne se réduit pas à l’offre de soins en santé mentale. Les organisations d’usagers et les associations de patients participent à l’édifice de la santé et peuvent contribuer au mieux-être individuel. Chaque organisation d’usagers a sa propre identité et les objectifs peuvent varier. Dans le domaine des assuétudes, deux grandes tendances co-existent. La première a pour porte drapeau les Alcooliques Anonymes et ses différentes déclinaisons: Alcooliques Anonymes, Narcotiques Anonymes, Al-Anon, Nar-Anon. Présents en Belgique depuis 1953, les AA se décrivent comme ‘une association d’hommes et de femmes qui partagent entre eux leur expérience, leur force et leur espoir dans le but de résoudre leur problème commun et d’aider d’autres alcooliques à se rétablir’. Le désir d’arrêter de boire (ou de se droguer), bref de devenir abstinent est la seule condition pour devenir membre. Ce désir constitue la raison d’être des AA. La visée est thérapeutique et non-professionnelle. Les AA sont reconnus par les professionnels. La deuxième tendance est née avec l’avènement de la harm reduction début des années 90 suite à l’épidémie de sida. Cette politique de santé publique, dite ‘pragmatique’, propose de réduire les risques liés à l’usage des drogues ; c’est donc un modèle qui n’est plus basé sur l’abstinence mais qui s’adresse aux consommateurs de drogues encore actifs. Cette politique a pour intérêt d’intégrer dans la prévention, l’aide et l’assistance les usagers non-abstinents y compris les consommateurs récréatifs, soit l’essentiel de la population concernée. Dans la foulée, des groupes d’usagers se sont constitués un peu partout en Europe pour défendre leur dignité, et leurs droits de citoyens et de patients. En Belgique, des associations comme Citoyens Comme Les Autres, De Bond voor Emancipatorisch van Drugbeleid 2 et plus récemment comme le Conseil des Usagers des Drogues Licites et Illicites (CUDLI) sont représentatives de cette tendance. Le sida a permis aux usagers de se mobiliser et aux politiques d’aide et des soins de s’ouvrir, l’abstinence ne constituant plus le seul critère conditionnant l’offre de soins (et donc la demande). Pour être membre du CUDLI, il faut adhérer à la charte de l’association. La plupart des membres sont des consommateurs de drogues (mais ce n’est pas une condition). Certains le sont à titre récréatifs, d’autres connaissent ou ont connu des problèmes de dépendance et/ou d’exclu- 54 CHAPITRE 2 sion sociale. Ils ne consomment pas tous les mêmes produits. Cette diversité constitue la richesse du groupe et représente in fine l’hétérogénéité propre à l’usage des drogues. Cela permet également un échange de savoirs entre pairs visant les bonnes pratiques et l’atténuation du mésusage. Le CUDLI revendique la place d’expertise pour les usagers dans les politiques des drogues, particulièrement en matière de santé. Il demande aux autorités la mise en place d’une politique partenariale et positive de promotion de la santé et de réduction des risques en lieu et place de la guerre aux drogués qui les traite en ennemis, les enferme, les stigmatise ou les méprise. Il met en avant la ‘prévention des abus et des risques’ à la place de la ‘lutte contre la toxicomanie’ (qui sous-entend la lutte contre les toxicomanes). Il postule que la stigmatisation et la criminalisation des usagers - qui induisent clandestinité forcée, marginalisation et exclusion sociale - sont des facteurs d’aggravation de l’usage problématique des drogues, notamment parce qu’elles renforcent l’usage compulsif et abusif et qu’elles ne facilitent pas l’émergence de la demande d’aide, sauf par la contrainte (au prix alors d’un plus grand risque d’échec du traitement). Bien moins que des visions contradictoires qui s’affrontent, les AA et le CUDLI représentent une diversité intéressante. A l’instar des modules de soins et de thérapies, le pire serait d’avoir un modèle unique proposé par les associations d’usagers. Certes, il y a divergence sur les orientations de départ (l’abstinence d’une part, la responsabilisation citoyenne avec gestion de l’usage d’autre part) ou sur certains moyens mis en œuvre (agir sur l’individu en postulant qu’il est malade ou agir sur la société en postulant qu’elle produit une part essentielle du mal-être). Mais les points communs méritent qu’on s’y attarde. De part et d’autre, les usagers sont acteurs vis-à-vis de leur problématique, ils sont pleinement agissant (et non passifs), ils préservent leur dignité et ce faisant pour une bonne part leur estime de soi. Ils partagent comme valeur la modération et l’autonomie individuelle. Le soutien et la reconnaissance par les pairs, la restauration de liens sociaux, la création de nouvelles filiations, sont susceptibles de re-mobiliser l’individu vers un mieux-être. Même si les effets thérapeutiques ne sont pas recherchés (cfr. le CUDLI), ils peuvent être une conséquence de l’investissement personnel, effets bénéfiques de surcroît. Les usagers ne sont-ils pas des experts au même titre que les soignants? En l’affirmant, le CUDLI ne positionne pas les usagers au-dessus mais à côté des soignants. Il paraît évident aujourd’hui qu’en matière de prévention du sida et des hépatites, l’expertise des usagers de drogues s’est avérée fort utile. Elle a permis de mieux identifier les comportements à risque, les résistances et les stratégies de prévention qui marchent. Elle les a associés à la prévention et au traitement. Les précurseurs du CUDLI3 ont soutenu le ‘modèle belge’ de consensus pour les traitements de substitution. Ils ont contribué à l’apaisement en dédiabolisant l’héroïnomane. Ils ont réclamé une plus grande implication des médecins généralistes et des pharmaciens qui permet une meilleure accessibilité des traitements à moindre coût budgétaire. Ils ont défendu l’élargissement de l’offre de soins plus adaptée aux besoins. Il devrait en être de même dans le domaine des soins de santé mentale. On voit poindre du côté des politiques et des professionnels une volonté de reconnaître des associations de patients, voire timidement de les considérer comme partenaires. Mais les pratiques, de par leur inertie, sont encore résistantes. Trop souvent, les soignants restent les seuls portes-paroles des usagerspatients qui eux-mêmes ont pris l’habitude d’une certaine passivité et ne s’engouffrent pas immédiatement dans les portes qui s’entrouvrent. La loi relative aux droits du patient (août 2003) devrait donner des moyens pour davantage d’implication du patient-citoyen dans ses soins. Placer le patient au centre de la pratique des soins de santé mentale nécessite de lui laisser une place en qualité d’observateur privilégié de ses pratiques et donc celle d’un expert écouté 55 AU PLUS PRÈS DES GENS sur l’objectif à atteindre: la qualité des soins. Des bénéfices secondaires sont à attendre du côté de l’autonomisation du patient, de son activation, de son insertion, soit en quelque sorte du côté des attentes implicites de la réforme de la psychiatrie qui vise un renforcement de l’extrahospitalier et une réintégration des malades mentaux dans la société. Encore faudra-t-il écouter ce que les patients et leurs associations ont à nous dire sur ce modèle moins paternaliste et plus responsabilisant mais qui n’est pas sans risque. NOTES: 1. Le fait que l’alcoolisme, la toxicomanie ou d’autres dépendances constituent des maladies mentales est contesté par les professionnels de la santé et par les associations d’usagers. Consommer une drogue, boire un verre, peut se faire de manière récréative pour un grand nombre d’individus. Si une dépendance aux drogues n’est pas en propre une maladie mentale, elle est néanmoins répertorié par le DSM-IV, manuel de diagnostics psychiatriques, comme un trouble qui nécessite aide et soins appropriés. Lorsque cette dépendance n’est plus supportée par l’individu, elle provoque mal-être et souffrance. Pour être complet, signalons que certaines personnes souffrent à la fois d’une maladie mentale et d’assuétudes nécessitant une prise en charge spécifique. La santé mentale est au cœur de ces problématiques. 2. Les asbl Citoyens Comme Les Autres et De Bond voor Emancipatorisch van Drugbeleid ont été actives pendant les années 90. Je limiterai donc mon analyse au CUDLI représentatif aujourd’hui de cette tendance 3. Les associations ‘Citoyens Comme Les Autres’ et ‘DE Bond voor Emancipatorisch van Drugbeleid’ C O N TA C T S : Olivier Hofman, C.U.D.L.I.asbl, 18, rue Félix Vande Sande, 1081 Bruxelles Tel: 0496 902 908 (il n’y a pas de permanence organisée mais des réunions et activités diverses) E-mail: [email protected] 56 Psytoyens, une concertation d’usagers en santé mentale FRANÇOIS WYNGAERDEN COORDINATEUR PSYTOYENS. Depuis plusieurs années se développent en Belgique des associations d’usagers et ex-usagers de services en santé mentale. Leurs objectifs, leurs organisations et leurs moyens sont très diversifiés. Certains organisent des activités de loisirs ou collaborent avec des professionnels à l’organisation quotidienne d’une structure communautaire. D’autres fonctionnent sur le mode du groupe d’entraide centré sur une pathologie, échangent autour des difficultés quotidiennes ou développent des actions pour faire reconnaître les problèmes qu’ils vivent. Un mouvement s’amorce ; de plus en plus de personnes ayant été confrontées à la maladie mentale s’associent dans une perspective d’entraide et de participation. Fédérer des associations d’usagers Au-delà des différences, le vécu quotidien rassemble les membres de ces associations. Vivre avec un problème difficile à faire comprendre à l’entourage, au travail ou à l’administration, concerne toutes les pathologies mentales. Les services de soins, l’aide sociale, les médicaments, ainsi que la construction et la pérennisation d’activités fondées sur un groupe de bénévoles, sont également des réalités communes. C’est autour des ces enjeux que s’est construit Psytoyens, début 2003. En se dotant d’une plate-forme de rencontre pour se soutenir et échanger des expériences de fonctionnement, les associations membres étaient animées d’une double volonté: – réfléchir ensemble au rôle et à la place des associations et favoriser l’émergence de nouvelles initiatives – faire entendre la vision spécifique que peuvent avoir sur les services les personnes qui les utilisent. Dans cette perspective, l’asbl Psytoyens s’est définie comme une « concertation des usagers de services en santé mentale ». Mais la santé mentale est un champ large, en extension permanente, qui recouvre des réalités et des situations de vie très différentes. Le terme ‘ usagers’ également. Précisons que nous l’entendons dans le sens de ‘personnes utilisatrices de services’ qui, à ce titre, ont un point de vue et un savoir particulier à faire valoir. Pour nous, ce terme induit la légitimité d’une prise de parole à propos des services dont on fait usage, et renvoie à une image plus active de la personne. 57 AU PLUS PRÈS DES GENS Le mot ‘usager’ a également l’avantage de dépasser le cadre de la maladie et de la médecine: les personnes souffrant de troubles mentaux ont recours à de nombreux dispositifs d’aide et d’accompagnement en rapport avec le logement, le travail, les revenus et la gestion financière, la culture, les loisirs, etc. Nous souhaitons aborder la problématique de la santé mentale de manière globale, centrée sur les situations de vie, et non sur la maladie. Une optique de participation A partir de cela, les objectifs de Psytoyens se sont structurés autour de l’idée de participation, que nous considérons comme la clef d’une véritable citoyenneté. Le développement de collaborations égalitaires avec les professionnels est à cet égard central. Il s’agit de promouvoir des initiatives construites ensemble, usagers et professionnels, avec une attention à l’autonomie et aux projets de chacun. Toutefois, assumer une collaboration égalitaire implique un choix important au niveau de la structuration de l’association: même si des associations mixtes – usagers/professionnels – sont membres de Psytoyens, seuls des usagers sont membres du conseil d’administration et décident des orientations. Pratiquement, nous avons voulu mettre l’accent sur trois niveaux de participation: personnel, associatif et politique. – Au niveau personnel, la participation renvoie aux moyens dont les usagers disposent pour agir effectivement sur leur parcours de soins et sur leur santé. L’information semble à cet égard un élément incontournable, autant sur les services de soins et l’aide sociale, que sur les troubles et les traitements. – Au niveau associatif, la participation implique la possibilité pour les usagers de s’impliquer dans des activités collectives. Psytoyens souhaite ainsi promouvoir toute initiative visant soit l’entraide entre usagers, soit la participation active à la vie d’une structure de soins, en collaboration avec des professionnels. – Au niveau politique enfin, la participation se traduit par la reconnaissance des usagers comme un groupe pouvant prendre part aux débats de société et peser sur les décisions politiques. 4 axes de travail Au quotidien, Psytoyens développe plusieurs axes de travail. – Tout d’abord, offrir un espace de rencontre et d’échange entre associations. Les réunions mensuelles, rassemblant des représentants de ces associations, sont le cadre de débat et de construction de points de vue communs. Psytoyens permet également de faire circuler l’information et de multiplier les occasions de rencontres entre usagers en Wallonie, en Belgique et en Europe. – Autour de certaines thématiques, jugées centrales par les usagers, Psytoyens met également en place des concertations plus larges, auprès d’autres usagers que ceux qui s’investissent dans les associations. Ainsi, dans notre travail actuel autour de l’administration provisoire de biens, nous organisons des groupes de discussions au sein de diverses structures de soins. Ceci nous permet d’avoir accès à l’expérience de personnes qui vivent une période plus difficile ou qui se déplacent peu. 58 CHAPITRE 2 – Le Journal de Psytoyens, distribué dans les structures de soins en Wallonie, a pour but d’être le reflet des activités des associations, des initiatives nouvelles en terme de participation des usagers et également d’offrir une information accessible à tous. – Enfin, la participation à divers groupes de travail, conseils d’avis et lieux de concertation permet à des usagers, représentants de Psytoyens, de participer à des débats autour de thématiques qui les concernent. Conclusion Toute jeune association, portée par les expériences particulières et souvent novatrices de ses membres, mais fragilisée aussi par un fonctionnement essentiellement basé sur le bénévolat, Psytoyens souhaite développer de véritables partenariats, tant avec les professionnels de la santé qu’avec d’autres secteurs, afin de faire connaître et reconnaître le vécu des usagers et leur point de vue sur le système de santé. C O N TA C T S : Psytoyens asbl, Rue Muzet 32, 5000 Namur Tél: 081/23.50.91 & 0498/11.46.24 E-mail: [email protected] 59 Chapitre Davantage d’implication de la famille dans la prise en charge :: Introduction: Impliquer (davantage) les familles dans la prise en charge de personnes présentant des troubles psychiques Mieke Craeymeersch, Federatie Vlaamse Simileskringen :: L’expérience Trialogue Marie-Madeleine Georges, Marie-Aude Mauroit, Olivier Santerre, Trialogue, Charleroi :: ‘Ouders voor Ouders’, un projet par et pour des parents de patients présentant des troubles du comportement alimentaire Walter Vandereycken & Ine Louwies, P.C. Kliniek Broeders Alexianen, Tienen :: Familles en crise: plaidoyer pour plus d’implication Dirk De Wachter, UC Sint-Jozef, Kortenberg :: Un de vos proches s’est suicidé? L’action du Werkgroep Verder, Nabestaanden na Zelfdoding Nico De Fauw, Werkgroep Verder 13 Impliquer (davantage) les familles dans la prise en charge de personnes présentant des troubles psychiques MIEKE CRAEYMEERSCH DIRECTEUR DE SIMILES VLAANDEREN VZW Un nouveau défi Les soins de santé mentale ont connu une immense évolution au cours de ces dernières décennies: ils se sont professionnalisés, des médicaments efficaces pour traiter certains symptômes psychiatriques ont été mis au point, l’offre de soins s’est diversifiée grâce à la création de formules résidentielles telles que les habitations protégées et les maisons de soins psychiatriques.Tout cela est remarquable en bien des points. Mais de nouveaux défis nous attendent. Il est temps de passer à l’étape suivante de l’évolution: davantage de soins au sein de la société, ‘au plus près des gens ‘. Les soins psychiatriques doivent se rapprocher de la personne en détresse psychique. Les familles dont un membre présente des troubles psychiques espèrent que la qualité des soins de santé mentale va continuer à progresser ces prochaines années, le rêve ultime étant naturellement le rétablissement complet des personnes souffrant de problèmes psychiques et psychiatriques. Mais elles espèrent aussi que les services de soins se rapprocheront davantage des familles, plutôt que d’obliger les personnes à se déplacer vers les soins, ce qui, dans de nombreux cas, est loin d’être évident: souvent, la personne qui a un trouble psychiatrique ne se rend pas compte qu’elle a un problème et qu’elle doit se faire soigner. Les familles espèrent que la proximité des services au sein de la société pourra remédier à ce problème. Changements spectaculaires L’évolution spectaculaire de cette dernière décennie a eu un impact considérable sur les familles concernées par une problématique psychique. Il y a cinquante ans et plus, la famille confiait le malade à un hôpital de l’époque, qui était en réalité un ‘asile’. L’hôpital se chargeait de tous les soins, et le parent hospitalisé y restait des années, voire des dizaines d’années, et n’en sortait parfois même jamais. Grâce à l’évolution des soins de santé mentale, un tel scénario est impensable aujourd’hui. Bon nombre de personnes consultent régulièrement un médecin ou un thérapeute, en ambulatoire, ou séjournent quelques jours ou quelques semaines à l’hôpital, ou encore fréquentent un hôpital de jour et rentrent chez elles le soir… Il reste cependant une petite catégorie de malades 62 CHAPITRE 3 psychiques qui, vu la gravité et la permanence de leurs problèmes, auront besoin toute leur vie d’une prise en charge résidentielle. Mais même parmi eux, nombreux sont ceux qui réussissent, avec le soutien nécessaire, à se maintenir d’une façon ou d’une autre insérés dans la société. La prise en charge confiée à la famille Très logiquement, ces nouvelles formes de soins représentent un bouleversement énorme pour la famille: la personne atteinte de troubles psychiques n’est plus hospitalisée, ou alors seulement temporairement, et vit généralement dans sa famille. Les avantages sont énormes: il n’y a plus de rupture entre la famille et le malade, celui-ci peut continuer à tenir son rôle au sein de la famille, reprendre rapidement des études ou un travail… La prise en charge des personnes présentant des troubles psychiques a donc, en grande partie, ‘glissé’ de l’hôpital vers la famille. Cette famille est dès lors confrontée à un défi de taille: prendre soin d’une personne souffrant de problèmes psychiques tout en continuant à fonctionner «normalement». C’est ici que le bât blesse: les familles sont censées fournir des soins appropriés, mais le soutien qu’elles reçoivent est beaucoup trop limité. La famille est encore trop souvent laissée à elle-même face au problème. Il faut que cela change. La famille veut être impliquée dans la prise en charge Il faudrait mettre en place des services de santé mentale qui puissent fournir des soins en étroite collaboration avec le patient et sa famille. Ces mêmes services devraient également soutenir la famille ou les aidants non institutionnels dans les soins qu’ils prodiguent. Les familles concernées par une personne présentant des troubles psychiques désirent être impliquées dans la prise en charge de cette dernière. Impliquer la famille est non seulement important pour ses membres, qui se sentent ainsi moins délaissés, mais aussi pour le patient, car il est primordial que la famille comprenne son problème psychique, de manière à éviter d’éventuelles tensions et ruptures. Pour l’intervenant professionnel, il importe que le processus thérapeutique mis en place puisse être soutenu par la famille afin d’en augmenter les chances de succès. La communication entre le prestataire de soins, le patient et la famille: un must Bien que personne ne nie les avantages d’une bonne collaboration entre le soignant, le patient et la famille, les prestataires de soins qui optent pour cette formule restent encore trop rares. Jusqu’à présent, l’implication de la famille dans les soins se fait encore difficilement. Les soins de santé mentale, souvent axés sur la médication, ne la prévoient pas: le colloque singulier ou la relation médecin-patient est sacrée. Cette relation de confiance entre le thérapeute et le patient est évidemment cruciale mais il existe de nombreuses manières d’ouvrir cette relation dans la sérénité et le respect, et d’évoluer ainsi d’un dialogue patient-médecin à un trialogue médecin-patient-famille. Le secret professionnel et la récente loi sur les droits des patients semblent entraver davantage la réalisation d’un tel trialogue. L’association Similes aimerait organiser un débat serein sur ce sujet avec toutes les parties concernées afin d’arriver à des conventions satisfaisantes en matière de communication entre intervenants, patients et famille. 63 AU PLUS PRÈS DES GENS L’information et la formation aident les gens à rester debout La famille veut des réponses à ses questions: que se passe-t-il? Que pouvons-nous faire? Comment s’y prendre? Que vaut-il mieux ne pas faire? Comment aborder tel ou tel problème?… Elle a besoin d’informations claires et scientifiquement correctes sur la maladie, les symptômes, les traitements. Ces informations sont importantes car elles permettent aux familles de réaliser qu’il s’agit bien d’une maladie, qu’elles n’en sont pas responsables, que les soins sont nécessaires, qu’elles ne sont pas les seules à vivre une telle situation, que les possibilités sont innombrables… Cela les aide à retrouver une certaine maîtrise de la situation. Les informations permettent également aux familles de mettre des mots sur ce qui se passe pour mieux comprendre, pour mettre de l’ordre dans leurs idées et pour en parler avec d’autres. À notre époque, tout le monde, jeunes et vieux, pauvres et riches, autochtones et allochtones, devrait avoir accès à des informations exactes et compréhensibles sur les troubles psychiatriques. J’estime qu’il est du devoir des familles de s’informer. Les prestataires de soins peuvent les y aider mais d’autres instances sociales, telles que les associations socioculturelles, les écoles, le milieu professionnel, les médias… peuvent également fournir des informations. Des soins abordables, accessibles et adaptés Des soins de bonne qualité doivent répondre à certaines conditions: – ils doivent être abordables: si par exemple un des partenaires tombe malade, si les revenus sont de ce fait diminués et s’il faut en outre payer des soins, la famille doit encore avoir les moyens de fonctionner en tant que telle. La spirale ‘maladie/pauvreté’ joue indéniablement aussi en cas de problèmes de santé mentale, et il doit y être mis fin. – ils doivent être taillés sur mesure: pouvoirs publics et prestataires de soins doivent faire preuve de créativité, imaginer de nouvelles formes de soins et favoriser une grande flexibilité dans les systèmes de soins existants. – ils doivent être organisés en suffisance: par exemple, il existe actuellement trop peu de soins à l’intention spécifique des enfants et des jeunes atteints de problèmes psychiques. – les différents types de soins doivent s’harmoniser: par exemple, le vieillissement de la population a des répercussions sur les structures de soins de santé mentale, dans le sens où des malades âgés qui séjournent dans des maison de soins psychiatriques sont souvent priés de laisser la place à des malades stabilisés plus jeunes. Or, il n’est pas toujours possible d’envoyer ces personnes dans une maison de repos et de soins existante. Il faut donc chercher une solution adaptée à de tels besoins. Une attention portée à tous les domaines de la vie En cas de problèmes de santé psychique graves ou de longue durée, les soins doivent inclure davantage que le traitement médical et/ou thérapeutique des symptômes. Une personne ne se limite pas à sa maladie. Les soins de santé mentale doivent davantage tenir compte des autres domaines de la vie du patient et des besoins qui y sont liés. Logement, travail, études, relations, loisirs… sont autant d’aspects importants dans la vie de chacun. Le problème psychique touche la personne dans sa santé mais se répercute aussi sur son fonctionnement dans la famille, au travail, à l’école, pendant ses loisirs. Il est important que les soins de santé mentale en tiennent compte et tentent d’apporter une aide à ces différents niveaux. L’attention portée à diverses formes d’activation, aux rôles que joue une personne au sein de la famille (si elle a des enfants par exemple), 64 CHAPITRE 3 est indispensable pour la personne mais aussi pour l’entourage, qui considère cela comme un véritable soutien. Urgent: une aide à domicile en cas de crise Bon nombre de familles expriment un besoin urgent précis: une aide à domicile au moment où la personne qui a des problèmes psychiques est en crise. Bien souvent, les familles ne savent pas ce qu’elles doivent ou peuvent faire dans une telle situation ; elles appellent à l’aide, mais, mis à part le médecin traitant, personne ne vient à leur domicile pour les aider ou prendre les mesures qui s’imposent. Le médecin traitant se sent d’ailleurs souvent tout aussi impuissant face à une crise psychiatrique. Se rendre aux urgences n’est généralement pas possible: la personne en crise accepte difficilement de monter en voiture. La famille n’a alors d’autre solution que d’appeler la police qui débarque, calme la situation, et s’en retourne aussitôt, laissant la famille seule, isolée et désemparée. Des services professionnels d’aide psychiatrique urgente à domicile – sorte de service 100 psychiatrique – sont absolument nécessaires. Quelques initiatives ont été créées dans notre pays, mais elles sont loin d’être suffisantes. Au diable les stigmates et les tabous! Une des principales ombres au tableau est le tabou tenace qui entoure les problèmes psychiques et psychiatriques. Il existe encore de nombreux préjugés à l’égard des personnes souffrant de problèmes psychiques et de leur famille. Ces préjugés entretiennent des mécanismes d’exclusion sociale, empêchent les gens d’appeler à l’aide à temps, font que les familles se sentent à tort coupables et honteuses, favorisent l’incompréhension… De véritables soins au sein de la société ne seront possibles que si l’on s’attaque à cette stigmatisation et à ce tabou. Il y a du pain sur la planche donc… pour la société. En résumé: on ne peut amener les soins aux personnes ayant des problèmes psychiques ‘au plus près des gens’ que si on y implique la famille chez qui vit cette personne, si on la forme, l’informe, la soutient, la soulage, la renforce… Les soins de santé mentale doivent se rapprocher des familles et tenir compte des besoins de toutes les personnes impliquées. La Belgique compte déjà une série d’initiatives prometteuses allant dans ce sens. C O N TA C T S : Mieke Craeymeersch, Federatie van Vlaamse Simileskringen vzw. Groeneweg 151, 3001 Heverlee Tél: 016. 23.23.82 E-mail: [email protected] Fédération des Associations Similes francophones asbl rue Malibran 39, 1050 Bruxelles Tél-Fax: 02. 644 44 04 Pour plus d’informations: www.similes.be 65 L’expérience Trialogue MARIE-MADELEINE GEORGES, PSYCHOLOGUE MARIE-AUDE MAUROIT, ASSISTANTE SOCIALE OLIVIER SANTERRE, PSYCHOLOGUE En 1998, diverses structures travaillant avec des personnes présentant des troubles psychotiques et partageant le même modèle théorique ont décidé de se réunir en association de fait nommée initialement le ‘Réseau’, puis ‘Vincent, Anna, Théo et les autres…’ pour améliorer la coordination et l’offre des soins qu’elles proposent. En 1999, ‘Vincent, Théo, Anna et les autres …’ a mis en place un programme multifamilial à l’intention des proches, nommé Profamille. Une nécessité de professionnalisation de l’organisation ainsi que de l’extension du programme s’est alors fait sentir. En effet, la mise en œuvre du module Profamille demandait aux organisateurs un investissement préalable important lié à l’écoute des situations des participants. De plus, suite à ce module, de nombreuses familles formulaient des demandes de suivi plus approfondi et individuel auxquelles aucune structure existante ne pouvait répondre. Trialogue est alors né,en novembre 2001, appuyé par la Fondation Roi Baudouin grâce aux fonds Johnson & Johnson, et par la Région Wallonne dans le cadre d’un appel à projet du Cabinet des Affaires Sociales. Trialogue devait en principe fonctionner une année grâce aux subsides de la Région Wallonne. Ces subsides ont été renouvelés pour une année complémentaire. En raison du caractère incertain de la prolongation du projet d’année en année, l’équipe a constaté une tendance des services envoyeurs à ne pas solliciter un service dont la continuité n’était pas assurée, et l’abandon de certaines familles dont les suivis étaient en cours. En 2004, Trialogue a été reconnu comme mission spécifique subsidiée pour une période de minimum 3 ans, par le Ministère des Affaires Sociales et de la Santé de la Région wallonne. L’objectif de Trialogue est d’améliorer les relations entre les personnes présentant des symptômes psychotiques chroniques, leurs proches et les professionnels. Les différents moyens dont dispose Trialogue sont: – des interventions psychosociales monofamiliales auprès de proches d’une personne présentant des symptômes psychotiques chroniques. Le but de ces interventions est un renforcement des habiletés et la meilleure qualité de vie possible. 66 CHAPITRE 3 – le module Profamille, qui est un module en 9 séances proposé à un groupe multifamilial de proches de personnes souffrant de schizophrénie. Le but de ce module est d’offrir information et soutien afin de conscientiser les proches. – des interventions visant à la formation, l’information, le soutien, la supervision des intervenants de formations différentes afin d’améliorer leurs relations et la qualité de leur action avec les patients et leurs proches. Le modèle vulnérabilité-stress est la référence théorique utilisée. Il explique la maladie par un ensemble groupé de facteurs (vulnérabilité neuro-biologique et vulnérabilité au stress). D’une part, la famille se sent déculpabilisée, d’autre part, elle comprend et peut mieux gérer l’évolution de la maladie. Expérience de terrain Les problématiques abordées sont, entre autres, le déficit d’autonomie, la violence au sein de la famille, la gestion des émotions (honte, culpabilité…), la gestion de l’angoisse, la gestion du quotidien, les habiletés de communication et l’application de règles parentales, la non compliance aux traitements, la recherche d’emploi, la conscience morbide, la prise de toxiques, les problèmes liés à l’hygiène, la gestion de conflits, l’orientation, les comportements déviants, les comportements suicidaires, le jeu pathologique, les problèmes liés à la culture d’origine,… Lorsque la demande se présente, l’équipe peut accompagner les familles dans l’accomplissement de démarches plus administratives (administration de biens, Juge de Paix, mutuelle,…). L’équipe peut également être un lien entre la famille et le psychiatre traitant et/ou l’équipe soignante. Les informations circulent ainsi de façon plus adéquate ce qui rassure les proches. Les familles se sentent ainsi déculpabilisées et comprises. Elles sont rassurées et soutenues au quotidien, et reçoivent une réponse pratique à leurs questions. Trialogue est aussi un lieu de décharge du stress accumulé. Nous constatons, suite à nos interventions (Profamille et suivis mono-familiaux), une meilleure connaissance théorique de la maladie. Ceci permet à la famille de mieux scinder ce qui est dû à la maladie et ce qui découle de la personnalité du patient présentant les symptômes psychotiques. Ceci permet également de mieux détecter les signaux d’alarme de rechute et ainsi de pouvoir agir au plus tôt (prévenir le psychiatre, augmenter le traitement, hospitalisation,…). Madame J., ex-participante au module Profamille, témoigne: ‘C’était pour moi l’occasion de partager avec d’autres personnes mes difficultés, mes souffrances, et d’avoir du soutien. Je me sentais moins seule avec mon problème, et surtout moins coupable. Grâce aux informations reçues, je comprends mieux la maladie de mon fils, et je réagis mieux à ses comportements bizarres.’ Au niveau de la formation des intervenants de terrain, nous constatons également une amélioration nette des connaissances globales sur la maladie. Ceci entraîne une démystification de celle-ci. Ces intervenants se montrent en général très satisfaits de notre intervention suite à l’interactivité proposée, aux jeux de rôle, au partage des expériences,… Trialogue fait partie du Centre de Santé Mentale du CPAS de Charleroi (Club Théo Van Gogh). Le service est subsidié par le Ministère des Affaires Sociales et de la Santé de la Région Wallonne. 67 AU PLUS PRÈS DES GENS C O N TA C T: Trialogue: Tél.: 071/92 55 70 E-mail: [email protected] 68 ‘Ouders voor Ouders’ un projet par et pour des parents de patients présentant des troubles du comportement alimentaire WALTER VANDEREYCKEN & INE LOUWIES Des parents d’enfants présentant un trouble du comportement alimentaire (anorexie, boulimie ou problématique apparentée) avaient un jour exprimé, via la Vereniging Anorexia Nervosa en Boulimia Nervosa (VANBN), le besoin de trouver un soutien auprès d’autres parents vivant ou ayant vécu une expérience similaire. Ce souhait a été à l’origine du projet ‘uders voor Ouders’dont l’objectif est de former des parents à devenir des experts de terrain’capables de soutenir d’autres parents vivant des situations similaires. Sur les seize parents candidats au départ, neuf ont suivi toute la formation. Ils avaient tous une fille souffrant d’un trouble du comportement alimentaire. La formation, répartie sur treize mois, comprenait deux volets. Des cours théoriques consacrés aux troubles alimentaires, à des méthodes pédagogiques, à l’accompagnement de groupes et à des techniques d’entretien ont d’abord été donnés. Ensuite, les participants se sont mis concrètement au travail. Ils ont tous été répertoriés via les canaux de la VANBN comme personnes-ressources pouvant être contactées par téléphone. Plusieurs de ces ‘experts’ ont alors encadré des groupes de parole, tandis que d’autres ont donné des conférences dans des écoles. Ces activités ont été régulièrement soutenues par des réunions de supervision; les participants pouvaient également s’adresser au coordinateur du projet par téléphone. Ils ont été invités à compléter un questionnaire à trois moments différents du projet, questionnaire destiné à évaluer leurs connaissances en matière de troubles alimentaires et à les rectifier si nécessaire. Les résultats de ces questionnaires ont également servi à optimaliser le contenu des cours. Une évaluation intermédiaire a permis aux participants d’échanger leurs expériences et leurs attentes. Le coordinateur a également procédé à une évaluation permanente des objectifs d’apprentissage, dont il a rendu compte dans les réunions de groupe. L’objectif du projet peut être considéré comme atteint: des parents ont été formés et peuvent désormais transmettre leur savoir à d’autres. Dans le prolongement du projet, on espère pouvoir suivre ces experts de terrain et rectifier certains aspects en cas de nécessité. On envisage également de former de nouveaux parents volontaires pour renforcer leur capacité à s’entraider. Ce projet inédit pourrait avoir une fonction d’exemple dans l’approche d’autres problématiques. Il témoigne également de la possibilité d’interaction entre entraide et aide professionnelle. Pour ces raisons, il vaudrait la peine de faire connaître la méthode dans des cercles plus larges. 69 AU PLUS PRÈS DES GENS Entre-temps, une organisation sœur francophone projette de mettre une même initiative sur pied en Wallonie. BIBLIOGRAPHIE: – L. Depestele & W. Vandereycken, Moeders met een eetstoornis: gevolgen voor hun kinderen. Psychopraxis, 2004, 6, 122-126. – C. Noorduin & W. Vandereycken, Anorexia nervosa: patiënt en ouders samen aan tafel in de kliniek. Kind en Adolescent Praktijk, 2003, 1(4): 4-7. – W. Vandereycken & G. Noordenbos, Handboek Eetstoornissen. Utrecht: De Tijdstroom, 2002. On trouve également des conseils pour les parents concernés sur les sites internet – néerlandophones: www.eetstoornis.be et www.alexianentienen.be/terberken – francophones: www.anorexie-boulimie.com C O N TA C T S : VANBN est une organisation flamande d’entraide pour les parents et l’entourage des patients présentant des troubles du comportement alimentaire. Adresse: Schoevaersstraat 24, 1910 Kampenhout E-mail: [email protected] www.anbn.be 70 Familles en crise: plaidoyer pour plus d’implication DIRK DE WACHTER, PSYCHIATRE, PSYCHOTHÉRAPEUTE, CHEF DE SERVICE DE L’UNITÉ THÉRAPIE FAMILIALE ET SYSTÉMIQUE UC SINT-JOZEF, KORTENBERG, FORMATEUR EN THÉRAPIE FAMILIALE AU CENTRE DE COMMUNICATION DE LA KULEUVEN Les crises psychiatriques aiguës ne se limitent pour ainsi dire jamais au seul patient. Par un mécanisme circulaire d’action et de réaction, l’entourage direct est impliqué dans un processus similaire de détresse aiguë. Nous décrivons dans cet article quelques réactions typiques des familles et des proches lors d’une crise grave. Sept phénomènes de crise 1. Les réactions secondaires: ce n’est pas le patient, mais le partenaire, le parent ou l’enfant qui vient trouver l’intervenant avec une demande d’aide pressante. La crise est pour ainsi dire mise au jour par un autre membre de la famille. Cette situation montre l’importance d’une vision plus large de la maladie en général et de la crise en particulier: la maladie derrière le symptôme et le malade derrière la maladie. 2. Le problème des limites: lorsque des familles en crise sont soumises à une forte pression, les relations peuvent prendre deux directions. Soit on va vers des conflits, une prise de distance et des ruptures irréversibles, soit on adopte une attitude surprotectrice, hyper-anxieuse et fusionnelle. Dans les deux cas, l’équilibre entre autonomie et dépendance est profondément perturbé. 3. La somatisation des sentiments: certains membres de la famille ont tendance à refouler leurs propres sentiments, à les taire, à se montrer ‘forts’ pour épargner les autres. L’accumulation de culpabilité, de colère et de tristesse se traduira souvent par des plaintes (somatiques) physiques. Un contexte empreint de confiance, où les différents acteurs concernés peuvent exprimer leur vécu, permet d’éviter ces réactions. Ce type d’accueil s’avère beaucoup plus difficile s’il est instauré tardivement car le processus de somatisation peut s’enliser rapidement et aggraver l’enfermement ou l’isolement des personnes concernées. 4. La méfiance envers le monde extérieur (et les services d’aide en particulier): les familles en crise ont tendance à se replier sur elles-mêmes et à adopter une attitude méfiante, hostile et même accusatrice à l’égard de l’entourage plus large. L’intervenant doit tenir compte de ce mécanisme et tâcher d’y réagir avec calme et patience; au besoin, il devra faire lui-même une démarche active vers l’entourage. L’affichette que l’on trouve dans les salles d’attente (‘N’hésitez pas à téléphoner’) est largement insuffisante pour impliquer l’entourage. 71 AU PLUS PRÈS DES GENS 5. Les sentiments ambivalents à l’égard du patient sont loin d’être exceptionnels. La présence simultanée de compassion et d’incrimination, de surprotection et de rejet, est parfois très troublante. Informés de l’éventualité de brusques revirements et de réactions contradictoires chez les différents membres de la famille, les intervenants s’efforceront de les comprendre sans les juger et de protéger la famille de décisions émotionnelles trop impulsives. 6. Les inversions de rôles: lors de crises, les rôles familiaux normaux peuvent se modifier sensiblement. On voit des enfants assumer des fonctions parentales et des adultes adopter des positions de dépendance. Ce mécanisme normal peut contribuer à la survie de la famille pendant la crise. Mais s’il se maintient à long terme, il peut générer des problèmes fondamentaux et des troubles du développement psychique chez les enfants (enfants EPPP) 1, ou perpétuer le comportement morbide chez les parents. Il est important de reconnaître la flexibilité des familles, de stimuler leurs mécanismes de survie et d’en discuter avec elles. 7. Un profond besoin d’accueil et de soutien: tous les membres de la famille, surtout ceux qui ne l’expriment pas, ont aussi besoin d’un accueil (d’urgence). Le fait d’être entendu, de pouvoir raconter sa version, d’exprimer son point de vue... est considéré comme très important et influence même la volonté des familles à collaborer dans les phases ultérieures. C’est bien souvent à cet aspect que la qualité d’un service d’aide est évaluée. Le négliger peut entraîner parmi les membres de la famille eux-mêmes des réactions agressives, l’abus de médicaments, l’isolement social. Conclusion: établir les bases de la confiance Les situations de crise ne sont pas seulement sources de douleur et de destruction. Elles peuvent aussi mobiliser au sein des familles des forces inconnues et inutilisées jusqu’alors. Les intervenants doivent savoir les reconnaître et les stimuler. L’implication active des membres de la famille lors d’une crise est une occasion unique d’établir les bases d’une confiance qu’il faudra maintenir longtemps à travers les processus complexes de la thérapie et de la guérison. C’est un acte médical aussi indispensable que la prise de tension chez un patient cardiaque ou la pose d’une minerve chez une personne atteinte d’un traumatisme de la nuque. Et il n’y a aucune contre-indication... NOTE: 1. EPPP: Enfants de Parents qui ont une Problématique Psychiatrique ; voir aussi l’article de Inge Meisters dans le chapitre ‘L’enfance, une tranche d’âge de plus en plus concernée’ C O N TA C T S : UC Sint-Jozef, Leuvensesteenweg 517, 3070 Kortenberg E-mail: [email protected] 72 Un de vos proches s’est suicidé? Werkgroep Verder, Nabestaanden na Zelfdoding NICO DE FAUW LIC. PSYCHOLOGUE, PRÉSIDENT DU WERKGROEP VERDER La mission du Werkgroep Verder (ce qui signifie plus loin, ensuite) embrasse tout ce qui touche aux problèmes vécus par les personnes dont un proche s’est suicidé ; le groupe coordonne, organise et soutient des initiatives développées par et pour ces personnes en Flandre. Les objectifs du groupe visent à sensibiliser à cette problématique, à’améliorer l’accueil de l’entourage après un suicide, et à briser le tabou qui, dans notre société, entoure encore le deuil après un suicide. Pour réaliser ces objectifs, nous entreprenons des activités à l’intention de ces personnes, mais aussi des services d’aide et autres associations qui sont en contact avec elles, ainsi que des actions visant à sensibiliser le grand public au thème du deuil après le suicide d’un proche. Par exemple, nous essayons d’arriver à ce que la famille et le cercle plus large des amis, - et donc aussi la société dans son ensemble -, se sentent davantage concernés par l’accueil et le soutien des personnes qui ont vécu un suicide dans leur entourage proche. Il importe que ces personnes soient suffisamment soutenues dans leur entourage direct et puissent parler de leur vécu. Les proches d’une personne décédée par suicide forment en effet un groupe à risque, qui peut s’isoler, vivre un processus de deuil complexe, développer des problèmes psychosociaux et même commettre à leur tour un suicide. Nous voulons également démontrer que les proches d’une personne suicidée veulent et peuvent remplir un rôle actif dans la réflexion et le processus décisionnel politique en matière de prévention du suicide. Le groupe de travail Verder, Nabestaanden na Zelfdoding a été créé au début de l’année 2000. Il a mis en place un partenariat d’experts de terrain (les proches) et d’aidants de différents secteurs: collaborateurs de Project Zelfmoordpreventie (CGG), Similes, Trefpunt Zelfhulp, Tele-Onthaal, Centrum ter Preventie Van Zelfmoord (CPZ), Slachtofferhulp (CAW), Eenheid voor Zelfmoordonderzoek Universiteit Gent, ainsi que de spécialistes de terrain qui accompagnent des groupes de parole et d’entraide pour les proches d’un suicidé. Le groupe entretient aussi des contacts intensifs avec des organisations internationales, et est membre de l’International Network for Suicide Survivors et de l’International Association for Suicide Prevention1. Suite à la Vlaamse Gezondheidsconferentie over zelfdoding en depressie (2002) 2, Verder a 73 AU PLUS PRÈS DES GENS obtenu un financement des pouvoirs publics flamands, à savoir le ministère du Bien-être, de la Santé publique et de la Famille de la ministre Inge Vervotte. Ce subside couvre la coordination du groupe et le soutien des groupes de parole et d’entraide pour les proches d’un suicidé en Flandre. Il a permis d’engager un président-coordinateur et un collaborateur. Pour de nombreuses activités, nous faisons également appel à des proches-bénévoles (pour la gestion des données, du site internet,…). Nous avons également pu compter sur le soutien financier d’autres partenaires, Cera-Foundation, Stichting Porticus, Provincie Vlaams-Brabant, Loterie Nationale,… pour réaliser divers projets. Un bref aperçu de nos réalisations: Nous fournissons une aide logistique et méthodologique aux groupes de parole et d’entraide ; des moments de formation et de supervision sont organisés à l’intention des animateurs de ces groupes. Nous avons également rédigé et diffusé la brochure ‘De WegWijzer’ (20.000 ex.) qui dresse l’inventaire de tous les groupes de parole et d’entraide pour les proches après un suicide. Cette brochure a été positivement accueillie comme stratégie de prévention lors de la Conférence sur la dépression et le suicide (décembre 2002). Nous avons pu apporter pendant trois ans une aide financière limitée à ces groupes d’entraide. Grâce à ce soutien, le nombre de groupes est passé, depuis 2000, de 3 à 15. Des groupes spécifiques ont été créés à l’intention des adolescents et des jeunes adultes. Nous travaillons actuellement à une brochure concernant le démarrage et l’accompagnement de groupes d’entraide. A côté de cela, nous avons mis en place dans chaque province des partenariats régionaux entre les différents services qui assurent l’accueil des proches (par ex. entre les Centra voor Geestelijke Gezondheidszorg et les groupes d’entraide et de parole). Ce partenariat permet de garantir la continuité des groupes d’entraide et d’orienter les proches plus aisément vers des thérapeutes professionnels. En collaboration avec des proches, nous avons réalisé et diffusé un dépliant: la Charte des dix droits des proches après un suicide, un fil conducteur destiné aux thérapeutes et à l’entourage confrontés à de telles situations. Le dépliant comporte un talon-réponse que l’on peut renvoyer si l’on souhaite être tenu au courant des activités du groupe de travail Verder. Depuis 2002, nous organisons chaque année une journée de conférence et de rencontre pour les personnes qui ont vécu le suicide d’un proche, qui rassemble environ 250 à 300 participants. L’an passé, nous avons pour la première fois organisé un programme complémentaire spécifique à l’intention des enseignants (‘comment aborder le suicide à l’école?’). Cette journée se compose d’une séance plénière le matin (avec entre autres un témoignage, un exposé de la ministre,…) et l’après-midi, la possibilité de contacts avec des personnes ayant vécu le même drame, divers ateliers, des exposés, et une promenade. Pendant toute la journée, un espace de recueillement, un espace de parole et une cafétéria sont ouverts aux participants. En 2005 (le 19 novembre), nous proposerons également pour la première fois des activités pour les enfants à partir de 6 ans, en collaboration avec la section ‘enfants’ de Slachtofferhulp (Aide aux victimes). La campagne d’affiches ‘Iemand verloren door Zelfdoding’ est une des manières d’atteindre des proches que l’on ne peut pas contacter via les instances d’aide régulières. L’affiche a été distribuée à 10.000 exemplaires chez tous les médecins et pharmaciens flamands: elle mentionne le groupe Verder et le site internet. 74 CHAPITRE 3 Nous avons poursuivi le même but avec la création de la pièce de théâtre éducative ‘Uit het Leven – Over Leven en Zelfdoding’ (plus de 2.500 personnes ont déjà vu la pièce) et la réalisation d’un spot radio qu’on a pu entendre en mars 2005 sur Radio 2 et Donna et qui a suscité énormément de réactions positives, de même qu’un pic dans le nombre de visiteurs de notre site. Le spot radio 3 est l’œuvre du groupe Verder, en collaboration avec des proches (entre autres l’acteur Pol Goossen), la maison de production La Vita e Media, et le soutien du ministre du Bien-être, de la Santé publique et de la Famille. Notre site internet (www.zelfdoding.be / www.werkgroepverder.be ) constitue par ailleurs un instrument essentiel, non seulement pour annoncer nos actions et diffuser des informations, mais aussi parce que des proches peuvent entrer mutuellement en contact via le site. Cela peut se faire anonymement et via e-mail, ce qui pour beaucoup de gens en favorise l’accessibilité. Nous tenons également à encourager les médias à couvrir de manière positive et respectueuse les questions relatives au suicide et à la douleur des proches d’un suicidé. Nous avons mis au point des directives à cet effet et disposons d’un ‘listing de presse’ avec des personnes disposées à témoigner. En novembre 2004, durant notre Dag van de Nabestaanden (Journée des Proches), nous avons décerné pour la première fois notre Prix des médias, qui récompense une communication réfléchie et constructive sur le thème du suicide et du deuil des proches. La première lauréate était Veerle Beel, journaliste du Standaard, qui a été sélectionnée pour son interview, en mars 2004, de Sara Van Boxstael à propos du suicide de son frère. Enfin, le groupe de travail Verder tente également de renforcer les compétences des intermédiaires, autrement dit de donner des conférences et des formations sur le thème du suicide et du deuil des proches après un suicide. Nous accordons aussi de l’attention aux thérapeutes qui ont perdu un client/patient par suicide, nous nous intéressons aux problèmes financiers et juridiques (entre autres après des suicides impliquant un train) et nous sommes partenaires de l’asbl Kom op Voor Geluk vzw, au sein de laquelle nous oeuvrons notamment à une participation accrue de la famille dans les soins aux patients 4. NOTES: 1. www.iasp.info 2. www.gezondheidsconferentie.be 3. le spot radio peut être écouté sur le site internet de Werkgroep Verder: www.werkgroepverder.be 4. www.komopvoorgeluk.be C O N TA C T S : Werkgroep Verder p/a CGG PassAnt vzw Beertsestraat 21 - 1500 Halle Tél: 02 361 21 28 - Fax: 02 361 77 17 E-mail: [email protected] www.werkgroepverder.be 75 Chapitre L’enfance, une tranche d’âge de plus en plus concernée :: Introduction: Un besoin croissant en soins de santé mentale pour les enfants Frank De Fever, VUB :: Les lieux de rencontre jeunes enfants – parents Cathy Caulier, Le Gazouillis, St Gilles :: Soutien et accompagnement d’enfants de parents ayant des problèmes psychiatriques et/ou de dépendance Inge Meisters, projet KOPP-telefoon Limburg :: Fa-Mi-Liens, une expérience de travail en réseau autour des familles marquées par les difficultés psychiatriques d’un parent. Béatrice Stockebrand, Centre de Guidance Provincial de Namur. Caroline de Beauffort, Magali Ramlot, Poupée Borreman, Hôpital Psychiatrique du Beau Vallon, Saint-Servais. Anne Charue, Aide et soins à Domicile, Namur :: Les Goélands à Spy, une pédopsychiatrie au sein d’un hôpital dans le village Francis Turine, les Goélands, Spy :: Le travail de deuil Claire Vanden Abeele, vzw De Verbinding 14 Un besoin croissant en soins de santé mentale pour les enfants PROF. DR. FRANK DE FEVER ORTHOPSYCHOLOGIE, VUB Depuis sa création en 1997, l’Opvoedingstelefoon (www.opvoedingstelefoon.be) répond chaque année à des centaines de questions portant la plupart du temps sur les problèmes comportementaux des enfants et sur la façon d’y réagir. Des questions sur l’hyperactivité, les accès de colère, les refus d’obéir, les comportements récalcitrants et agressifs, les comportements socialement inadaptés ou indésirables. En règle générale, les parents/éducateurs ont les meilleures intentions du monde: ils veulent voir leurs enfants s’épanouir en adultes sains et heureux. Ils les protègent des catastrophes et des dangers. Presque tous les magazines proposent des rubriques sur la manière d’éduquer les ‘enfants à problèmes’, ou y consacrent régulièrement des articles. Les livres sur l’éducation et les difficultés qu’elle pose figurent régulièrement parmi les meilleures ventes. Les enfants sont au centre de toutes les préoccupations. Ceux qui les éduquent doutent pourtant de leurs compétences. L’incertitude éducative fait partie intégrante de la parentalité contemporaine. Doivent-ils punir ou récompenser davantage? Doiventils être plus exigeants ou plus indulgents? Doivent-ils mettre plus de limites, ou le contraire? Et comment s’y prendre pour mettre des limites? Parfois, les éducateurs ne voient plus de solution ni de perspective. L’éducation est dans une impasse et devient problématique. Tant les éducateurs que l’enfant en souffrent. Situation pédagogique problématique (SPP) Eduquer n’est pas simple. Il s’agit de mettre en place un équilibre entre ce que demande l’enfant (la demande éducative) et ce que l’éducateur offre (l’offre éducative). Le problème, c’est que l’enfant ne pose pas la question littéralement. Le nouveau-né ne lève pas le doigt en demandant: ‘Maman, j’ai soif. Donne-moi du lait.’ Il se met à pleurer et la mère n’a qu’à le comprendre. L’enfant de six ans qui se montre agressif ne dit pas: ‘Papa, je pense que j’ai une dépression et c’est pour cela que je suis si méchant. Aide-moi à vaincre cette dépression.’ Papa doit voir lui-même que le comportement agressif de son fils est l’expression d’une dépression et y adapter son offre. Heureusement, les parents/éducateurs réussissent généralement à comprendre la demande éducative de manière adéquate et à y adapter leur offre de façon équilibrée. S’ils n’y parviennent pas, une situation pédagogique problématique (SPP) peut survenir. 78 CHAPITRE 4 Une telle situation peut découler de différents facteurs. Lorsque l’enfant a un trouble psychique, souvent le parent/éducateur ne voit pas d’issue. Il ne comprend pas ce qui se passe, pourquoi l’enfant se comporte de manière si anxieuse, étrange, difficile ou dérangeante, et il ne sait pas comment réagir au mieux. Après des essais et erreurs, il constate que le problème ne fait qu’empirer. Finalement, il doit faire appel à des professionnels qui peuvent vérifier si l’enfant est souffrant, dire ce qui ne va pas (diagnostic) et discuter avec l’éducateur des meilleurs moyens d’adapter son offre. On estime qu’environ 10% des enfants présentent un trouble psychique entre la naissance et l’âge de dix-huit ans, les garçons trois à quatre fois plus que les filles. Ces dernières décennies, ce nombre a augmenté pour les deux sexes. Les troubles les plus fréquents sont les troubles anxieux (3 à 6% des enfants et des jeunes), les troubles déficitaires de l’attention (3-5%), les troubles de l’humeur, dont la dépression et les troubles bipolaires (3-6%), et les troubles du comportement, dont les troubles oppositionnels et les comportements antisociaux (2-9%). Parmi les troubles psychiques moins fréquents, il y a entre autres: l’autisme, les tics, les troubles du comportement alimentaire, les troubles de la propreté, les troubles de l’attachement, les troubles liés à des substances (médicaments, alcool ou autres drogues), les troubles psychotiques tels que la schizophrénie, les troubles somatoformes, les troubles sexuels, les troubles du sommeil, les troubles de l’adaptation. Il ressort de nombreuses études scientifiques que l’avenir des enfants qui présentent un trouble psychique n’est pas rose si ce trouble n’est pas identifié et traité en temps utile, et si l’offre pédagogique n’y est pas adaptée de manière adéquate. Les enfants qui présentent un trouble et qui ne sont pas aidés peuvent devenir des adultes criminels, alcooliques ou toxicomanes, ou suicidaires. Ainsi, par exemple, plus de 80 à 90% des enfants dépressifs qui ne reçoivent pas une éducation appropriée et qui ne sont pas soignés souffrent à l’âge adulte d’un trouble psychique grave.15 à 20% d’entre eux se suicident. Plus de 30% des enfants présentant un trouble du comportement sont condamnés pour violence à l’âge adulte. Une situation pédagogique problématique peut également survenir en raison de problèmes chez les éducateurs. Si ceux-ci ne comprennent pas ou comprennent mal la demande éducative, apparaît une discordance entre l’offre et la demande. L’enfant ne peut alors s’épanouir et développe un comportement problématique. Si un parent donne beaucoup d’amour et de chaleur à un enfant autiste, qui semble vivre sous une cloche de verre et qui se ferme au monde extérieur, celui-ci se retirera encore davantage. En effet, ce parent a mal compris la demande éducative. Cet enfant a besoin, pour pouvoir se développer, d’une relation (d’objet) impersonnelle et non d’amour et de chaleur. Un climat chaleureux effraye cet enfant. Il se peut que l’éducateur ne soit pas à même de comprendre la demande éducative. C’est le cas lorsqu’il est atteint lui-même d’un trouble psychique comme la schizophrénie. Ou alors il comprend correctement la demande, mais n’est pas en mesure d’apporter l’offre adéquate. Un parent qui souffre lui-même de dépression comprend peut-être la demande de son enfant dépressif, mais n’est généralement pas capable de lui donner l’amour et la chaleur qu’il réclame. De même, un enseignant qui affronte de graves problèmes de couple ou d’ordre financier n’est peut-être pas à même d’offrir suffisamment de structure à un enfant atteint d’un trouble déficitaire de l’attention (hyperactivité). Il est possible aussi que l’éducateur ne soit pas disposé à comprendre la demande. Pensez au parent qui abuse (sexuellement) de son enfant ou qui le maltraite afin de satisfaire son propre besoin de pouvoir sur un autre être. Les envies et les désirs de l’enfant lui sont indifférents. Dans tous ces cas, on est en présence d’une situation pédagogique problématique. Les personnes 79 AU PLUS PRÈS DES GENS concernées (parents/éducateurs et/ou enfant) ne voient plus d’issue, le développement de l’enfant est compromis et on a besoin de l’accompagnement de professionnels. Ceux-ci peuvent détecter le trouble de l’enfant et aider à préciser l’approche. Ils peuvent aider le parent / éducateur à comprendre correctement la demande. Ils peuvent le former à offrir l’éducation adéquate. Ils peuvent traiter le parent qui souffre lui-même d’un trouble ou qui abuse de son enfant ou le maltraite, ou ils peuvent (faire) prendre une mesure qui protège l’enfant. En d’autres termes, le parent et/ou l’enfant ont besoin de soins de santé mentale. Soins de santé mentale Dans l’ensemble des soins de santé, l’aide aux enfants est relativement récente (seconde moitié du siècle dernier) comparée à d’autres secteurs comme l’aide aux handicapés, l’aide à la jeunesse et l’enseignement. Contrairement à ces autres secteurs, les dispositifs de soins de santé mentale ne s’adressent pas exclusivement aux enfants. Tant les enfants, les adolescents, les adultes que les personnes âgées y sont accueillis. L’objectif est d’améliorer la santé mentale de ceux qui y font appel. Il y a trois sortes de dispositifs, à savoir les Centres de Santé Mentale (CSM), les services pédopsychiatriques (services K), et les Centres de Revalidation Fonctionnelle (CRF). Les Centres de Santé mentale existent sous leur forme actuelle depuis 1975. Il s’agit essentiellement de dispositifs de deuxième ligne. Ils se situent entre les services de première ligne davantage orientés sur la prévention (comme les Centres d’Aide aux Personnes, les services de consultation de Kind & Gezin - équivalent flamand de l’ONE) et les structures résidentielles de la troisième ligne (comme les services pédopsychiatriques, les structures de l’Aide à la Jeunesse). Ils offrent des soins ambulatoires multidisciplinaires à des personnes présentant des problèmes de santé mentale graves ou chroniques. Ils offrent aussi prévention et aide en cas de maltraitance d’enfants, accompagnement aux toxicomanes, accompagnement et traitement des délinquants sexuels et prévention du suicide. Les équipes sont composées de psychiatres, de psychologues cliniques et d’assistants sociaux. On y trouve très peu d’orthopédagogues. Les études montrent que l’on y traite surtout les enfants présentant des troubles tels que troubles déficitaires de l’attention, troubles anxieux, troubles du comportement, troubles du comportement alimentaire, tics, troubles de l’apprentissage et de la communication. Les CSM sont confrontés à de longues listes d’attente et ce sont surtout les clients socialement défavorisés qui en font les frais. Pour eux, les CSM sont difficilement accessibles. Les Services pédopsychiatriques (Services K) ont une triple mission, à savoir l’accueil de crise, l’observation et le traitement de jeunes patients. Ils peuvent fournir des soins de nuit et/ou de jour. Les enfants sont accueillis dans de petites unités (groupes de vie) de six à dix personnes. Les services K fonctionnent de manière pluridisciplinaire. Ils sont dirigés par un médecin spécialiste en neuropsychiatrie (avec spécialisation en pédopsychiatrie). L’équipe comporte aussi des psychologues cliniciens, des orthopédagogues, des travailleurs sociaux et du personnel soignant (éducateurs, infirmiers, ergothérapeutes). Lorsque l’enfant est admis, il suit une période d’observation d’environ six semaines, avec une exploration diagnostique élaborée de l’enfant et de son entourage. Cette période se clôture par la rédaction d’un plan d’action. Débute alors la phase de traitement. La plupart des services K offrent un éventail de stratégies thérapeutiques, entre autres des approches orthopédagogiques, des thérapies comportementales et cognitives, des thérapies psychodynamiques, 80 CHAPITRE 4 des traitements médicamenteux, des thérapies familiales. La problématique est généralement très sérieuse. Ici aussi, les listes d’attente sont très longues, d’au moins six mois. Les Centres de Revalidation Fonctionnelle (CRF) comportent des centres ORL (pour la revalidation de l’ouïe et de la parole) et des centres PSY (pour la revalidation d’enfants qui ont un handicap mental ou psychique). Leur objectif est de diagnostiquer et de traiter les troubles et leurs conséquences sur le fonctionnement global de la personne, et d’accompagner l’entourage de manière à ce que celui-ci puisse répondre de manière optimale aux besoins de l’enfant concerné. Les parents/ éducateurs peuvent s’adresser directement à ces centres. Le plus souvent, cependant, ils se retrouvent dans un CRF après avoir été réorientés à partir de la première ou de la deuxième ligne (pédiatre, centre PMS, Centre pour troubles du développement, etc.) Les CRF sont des structures ambulatoires, hautement spécialisées, qui fonctionnent de manière multidisciplinaire. Les équipes comportent en général des médecins, des psychologues ou des orthopédagogues, des travailleurs sociaux, des kinésithérapeutes, des logopèdes et des ergothérapeutes. Par la revalidation, on veut arriver à ce que les enfants qui présentent un trouble puissent rester le plus longtemps possible dans leur environnement naturel (la famille, l’école ordinaire). C’est pourquoi ces centres collaborent étroitement avec d’autres dispositifs du secteur de la santé, du bienêtre et de l’enseignement (services d’accompagnement à domicile, PMS, CSM, etc.). Ils sont eux aussi confrontés à de longues listes d’attente. A la recherche de nouvelles causes Ces dernières décennies, les situations éducatives problématiques et les enfants présentant des troubles psychiques semblent se multiplier. Plusieurs raisons sont invoquées. La société stressante en est une. Une société où la vitesse joue un rôle de plus en plus important. Les camionneurs sont au volant des heures durant pour pouvoir livrer les marchandises ‘just in time’. Dans les entreprises, les travailleurs sont engagés dans une véritable course contre la montre. Les employés de moins en moins nombreux doivent supporter une charge de travail de plus en plus importante. Les ordinateurs évoluent tellement vite qu’il est pour ainsi dire impossible de suivre le mouvement. Tout cela pèse lourdement sur les familles. Les parents sont stressés, et ce stress se répercute sur les enfants. Les enfants aussi doivent prester toujours davantage à l’école. Il faut à tout prix prester, produire, rivaliser et monter en grade. La prospérité semble plus importante que le bien-être. Certains parents souhaitent que l’on donne déjà des devoirs à l’école maternelle! Les chercheurs appellent cela le virage à droite de l’enseignement. Dans ces conditions, les enfants n’ont plus qu’à essayer de maintenir la tête hors de l’eau. Certains ne peuvent supporter le stress et la pression de la performance, et adoptent dès lors un comportement problématique. Une deuxième raison résiderait dans le fait que les parents actuels sont plus ambivalents et hypocrites que leurs prédécesseurs. Ils sont plus ambigus dans leur attitude vis-à-vis des enfants. D’une part, ils semblent très préoccupés par leurs enfants (Ellen Key a appelé le vingtième siècle, le siècle de l’enfant) mais d’autre part, les jeunes adultes d’aujourd’hui semblent de plus en plus réticents à éduquer des enfants; on observe chez eux une nette tendance à postposer une éventuelle grossesse. On conçoit moins d’enfants, et ceux-ci sont souvent confiés aux soins de tiers. Le besoin d’épanouissement personnel est souvent invoqué comme motif pour ne pas désirer d’enfants ou ne pas vouloir les élever soi-même. Cette attitude ambivalente, hypocrite et ambiguë vis-à-vis des enfants serait, d’après certains chercheurs, la cause du nombre croissant de problèmes comportementaux. Une troisième raison possible est que l’individu doit quasiment tout assumer seul. Avant, l’hom- 81 AU PLUS PRÈS DES GENS me vivait dans un contexte familial. Dans un village, tous les villageois se connaissaient et s’entraidaient. Il y avait un fort sentiment d’appartenance collective. Aujourd’hui, c’est devenu chacun pour soi. Le réseau social a largement disparu. La famille vit de plus en plus isolée. Avant, le village élevait l’enfant ; aujourd’hui cette tâche repose souvent sur un seul parent. L’homme vit dans un environnement hostile, où l’un semble parfois un loup pour l’autre. Il suffit de prendre le volant pour s’en rendre compte. L’agressivité fait rage dans le trafic. La peur et le sentiment d’insécurité augmentent. D’après certains auteurs, nous vivons dans une société impossible, une société dépressogène. Il n’est donc pas étonnant que les situations pédagogiques problématiques et les troubles psychiques chez les enfants augmentent. Traiter ou éduquer Plus vite on détecte, diagnostique et traite les problèmes, plus les chances de succès sont grandes. De nombreuses études montrent que l’aide est d’autant plus efficace que la personne est jeune. Le pronostic est plus favorable chez les enfants que chez les adultes. Cela entraîne aussi des économies. Economies financières et économies d’années de vie. L’économiste de la santé Lieven Annemans a calculé que l’application du programme d’assistance Fast Track chez les enfants présentant un risque de comportement problématique entraînerait dans notre pays une économie de 220.830 euros par an. Il y aurait également dix tentatives de suicide en moins et l’on gagnerait 55 années de vie par an. Malheureusement, rares sont les programmes d’aide pour enfants qui résistent à la critique scientifique. Ils donnent très rarement un résultat mesurable dans des études bien contrôlées. Pour les enfants qui présentent une dépression, par exemple, nous n’avons trouvé pour les programmes d’aide existants aucune étude d’impact qui réponde à des critères probants. En d’autres termes, il y a un grand besoin d’études scientifiques solides, fiables. Lorsqu’il s’agit de venir en aide aux enfants, on songe souvent en premier lieu à un traitement. L’enfant doit être traité. La question est de savoir si le traitement est bien le bon mot clé pour cette population. Il vaudrait mieux utiliser l’éducation comme notion de base. La qualité de l’aide professionnelle devrait être évaluée en fonction du savoir ‘comment éduquer’. L’éducation est essentielle pour l’homme. L’enfant ne peut s’épanouir sans une éducation qui réponde à sa demande éducative. Le traitement a sa place, mais n’est certainement pas primordial. Les études démontrent d’ailleurs de manière convaincante que l’impact de l’aide est clairement meilleur si l’on veille à ce que les éducateurs adaptent l’offre aux besoins spécifiques de l’enfant. Les enfants qui sont traités, mais pour qui on n’accorde pas d’attention à l’aspect éducatif, rechutent généralement. Pas moins de 80% des enfants traités pour une dépression récidivent dans ce cas. Les dispositifs des soins de santé mentale devraient certainement y être plus attentifs, et donc traiter moins et se concentrer davantage sur l’éducation. L’éducation se fait le mieux dans l’environnement naturel de l’enfant, c’est-à-dire dans la famille et à l’école. Dans bien des services actuels, on se borne à donner de vagues conseils sur la manière dont l’éducation doit se faire. C’est en général insuffisant. Le spécialiste doit simuler la situation pédagogique, et en discuter ensuite avec les parents/éducateurs. Leur faire reproduire la même chose, en les coachant. Proposer des adaptations en fonction de leurs possibilités. Discuter à nouveau, ajuster etc. jusqu’à ce que les parents/éducateurs puissent continuer seuls. L’assistance pédagogique à domicile et à l’école, l’entraînement à la maison, la prise en charge de l’enfant dans sa famille sont, en d’autres termes, bien plus nécessaires que le traitement dans un cabinet de thérapeute. 82 CHAPITRE 4 Encore quelques pierres d’achoppement A la fin du siècle dernier, plusieurs pierres d’achoppement ont été mises en lumière. L’aide aux enfants et aux jeunes s’avère être un écheveau opaque dans lequel il est très difficile de s’y retrouver. Les parents d’un enfant qui a un léger handicap mental et des problèmes de comportement doivent-ils s’adresser aux services pour handicapés, à l’aide spéciale à la jeunesse ou aux soins de santé mentale? Dans les établissements communautaires fermés, on n’est pas outillé pour traiter les problèmes psychiatriques, et les services psychiatriques ne sont pas équipés pour traiter la délinquance. A qui peuvent faire appel les parents d’un enfant délinquant qui présente aussi une problématique psychiatrique? Les listes d’attente sont trop longues, raison pour laquelle une aide rapide et efficace doit souvent être reportée, ce qui entraîne une escalade des problèmes. En raison d’une réglementation stricte et d’une division rigide en divers secteurs, l’aide est insuffisamment adaptée aux besoins individuels du client. En 2000, on a dès lors entrepris de développer une Aide Intégrale à la Jeunesse permettant d’apporter de l’aide sur base des besoins spécifiques de manière globale, cohérente et transparente. Les cloisons entre aide aux personnes, Kind & Gezin (équivalent flamand de l’ONE), soins de santé mentale, aide spéciale à la jeunesse, soins aux handicapés et enseignement doivent disparaître. Une collaboration intense doit voir le jour. L’aide intégrale à la jeunesse se trouve encore en phase de développement. Sa réalisation concrète ne dépend pas seulement de réglementations et de mesures organisationnelles. Elle implique aussi un changement de mentalité chez les professionnels. Ils doivent être disposés à travailler en fonction de la demande, à collaborer avec d’autres secteurs, à supprimer les clivages, à offrir de l’aide sur mesure, à laisser les clients participer au processus politique. En résumé, des situations pédagogiques problématiques et des problèmes psychiques chez les enfants semblent se produire de plus en plus souvent; le besoin de soins de santé mentale accessibles ne fait donc que croître pour ce groupe cible. Ces soins doivent être élaborés d’urgence de manière à rencontrer adéquatement la demande, en premier lieu en raccourcissant les listes d’attente. BIBLIOGRAPHIE – – Colton, M., Hellinckx, W., Ghesquière, P. & Williams, M. (1995) The Art and Science of Child Care. Aldershot: Arena. De Fever, F., Hellinckx, W. en Grietens, H. (2001) Handboek jeugdhulpverlening. Een orthopedagogisch perspectief. Leuven: Acco. – Hellinckx, W. (1998) Pedagogische thuishulp in problematische opvoedingssituaties. Leuven: Garant. – Kauffman, J.M. ((2005) Characteristics of Emotional and Behavioral Disorders of Children and Youth. New Jersey: Merrill Prentice Hall. – Van Hecke. M. (red.) (2003) Preventie van depressie en zelfmoord. Verslagboek Gezondheidsconferentie. Brussel: Ministerie van de Vlaamse Gemeenschap. C O N TA C T S : Prof. Frank De Fever, Vrije Universiteit Brussel, Vakgroep Orthopsychologie, 1050 Brussel Tél: 02 629 26 28 E-mail: [email protected] 83 Les lieux de rencontre jeunes enfants – parents CATHY CAULIER LE GAZOUILLIS, ST GILLES Quatre lieux de rencontre enfants – parents, reconnus par la Commission Communautaire Française, existent dans la région bruxelloise: la Maison ouverte, le Gazouillis, les P’tits pas, la Marelle. D’autres lieux se sont ouverts depuis une dizaine d’années dans d’autres régions en Belgique. Ces lieux s’adressent aux enfants de la naissance au jour anniversaire de leurs 4 ans, accompagnés d’un adulte qui leur est proche. Ce sont des lieux de loisirs, de détente et d’échanges, où pères, mères, grands-parents, gardiennes peuvent passer un moment, quelques heures, autant de fois qu’ils le souhaitent, avec ces enfants qui les accompagnent et parfois les préoccupent. Les femmes enceintes et leur compagnon sont aussi les bienvenus. L’objectif de ces lieux jeunes enfants-parents est de favoriser la socialisation précoce, en permettant à l’enfant de faire ses premières expériences de rencontre avec d’autres enfants, d’autres adultes, grâce à la présence sécurisante d’un de ses parents. Ils s’inscrivent dans un objectif de prévention. Ils se sont créés sur base: – d’une réflexion venant de la pratique de travailleurs de services de santé mentale, qui rencontrent dans leurs consultations des enfants, adolescents, et adultes dans une souffrance telle qu’elle s’est traduite en symptôme et a demandé un temps de travail thérapeutique. Pour un certain nombre de ces consultants, ces difficultés auraient peut-être pu être évitées, et la relation enfants-parents modifiée, si elles avaient pu être prises en compte au moment où elles se nouaient, dans les premières années de la vie. – d’une réflexion à partir d’écrits de Françoise Dolto, psychanalyste française, et de son expérience ainsi que celle de son équipe, à la Maison Verte à Paris. Ces réflexions insistent sur l’importance à accorder à la relation précoce enfants-parents: il s’agit pour l’enfant d’un temps de construction physique et psychique, et comme pour ses parents, d’un temps d’apprentissage de la séparation. Dès sa naissance, l’enfant s’inscrit dans une histoire familiale; sa famille et lui vont tisser des liens fondamentaux. Parallèlement, l’enfant crée sa place dans le monde qu’il découvre: il rencontre des personnes nouvelles qui le sollicitent; il prend des risques qu’il devra confronter à ses possibilités. Il apprend à se séparer des ses parents: processus incontournable pour son devenir. On ne se construit pas tout seul mais dans le lien à l’autre, aux autres. Pour se construire, 84 CHAPITRE 4 chacun a besoin de témoins qui le reconnaissent. Notre identité se forge au carrefour de nos différentes appartenances. De nombreuses familles sont aujourd’hui isolées, en rupture d’appartenance. Dans certains cas, la famille élargie est absente, certains parents n’ont pas d’inscription professionnelle, peu d’amis. Nous rencontrons de plus en plus de familles qui sont venues à Bruxelles parce que le père a rejoint une société en Belgique, pour une durée déterminée ou non. Certaines mères qui fréquentent les lieux de rencontre enfants-parents, expriment le bouleversement lié à cette situation: rupture avec leur pays d’origine, leur famille et amis, leur travail et aussi la solitude dans un pays qu’elles ne connaissent pas. Certaines mères se retrouvent ainsi dans des tête-à-tête avec leur bébé, tête-à-tête qui peuvent devenir lourds et source de difficultés. Par ailleurs, les jeunes parents sont parfois très angoissés par l’arrivée d’un bébé, s’inquiètent d’être considérés comme incompétents. Les lieux de rencontre enfants-parents offrent à l’enfant et au parent, la possibilité de créer des liens. Cette ouverture aux autres est une ressource pour grandir ; elle se fait pour l’enfant, dans la sécurité de la présence du parent. Les lieux de rencontre s’adressent à tout un chacun qui, dans ses particularités et ses différences, désire franchir le seuil de cette maison, pour le temps de détente ou de rencontre qu’il souhaite, aussi souvent qu’il le souhaite, sans rendez-vous et sans trace administrative. A son arrivée, l’enfant est inscrit par son prénom sur un tableau ; la maison, ses accueillants et ses participants lui sont présentés. Les locaux sont aménagés en fonction des désirs d’exploration, de l’audace motrice propre à chaque âge. Des coins tranquilles permettent aux nourrissons d’y faire leurs découvertes, aux grands d’y trouver refuge, et aux parents de se détendre. L’enfant y reste en présence d’un proche auquel les accueillants font référence. L’enfant est toujours assuré que la personne qui l’accompagne ne quittera pas le lieu sans lui. Le plus souvent, les parents poussent la porte pour la première fois grâce au bouche à oreille de la famille, des amis, des voisins. Les envoyeurs sont aussi les travailleurs de l’ONE, de services sociaux, de santé mentale, des médecins, des pédiatres, tous ceux qui connaissent et accompagnent des petits enfants et des nourrissons, et soutiennent la parole des enfants comme leurs ressources. Chaque lieu de rencontre a son équipe d’accueillants professionnels, attentifs à l’expérience de la parole. Ils sont présents à deux, différents chaque jour de la semaine. Selon leurs différences, leurs disponibilités, ils tentent d’être présents à chacun, dans un esprit d’accueil qui a ses particularités. C’est dans ce qui va se vivre là, dans les relations entre enfants, entre adultes et enfants que peuvent s’ébaucher d’autres manières de se connaître, que se découvrent des façons nouvelles d’être entre parents et enfants, que s’élaborent pour chacun des solutions aux questions soulevées. Les accueillants ne sont pas là pour répondre selon un savoir ou des normes, pour apporter des conseils ou une aide pédagogique. Ils sont là pour parler avec l’enfant et ses parents de ce qui est en jeu dans les questions qui les occupent. Ils s’adressent à ce bébé ou à cet enfant, pour que ce qui le concerne ait un sens pour lui: dans le dire de ses parents, dans le comportement d’un autre enfant à son égard, dans l’interpellation d’un adulte qui vient rappeler les règles de la maison et le respect de l’autre. Les accueillants sont là pour « faire en sorte que l’enfant ait la société à la bonne », comme le disait Françoise Dolto, inspiratrice de ces lieux. 85 AU PLUS PRÈS DES GENS En permettant que la parole circule et en organisant ainsi ces lieux, ce qui importe c’est que l’enfant se repère dans sa similitude et sa différence, comme ayant ses besoins, ses désirs propres, sa marque singulière, comme pouvant faire, à son rythme, le chemin vers l’autonomie. NOTE: Ce texte est largement inspiré de la plaquette éditée par la Cocof et intitulée ‘Des lieux de rencontre enfants – parents’. Celle-ci détaille le projet de chacune des 4 maisons bruxelloises. C O N TA C T S : - La Maison Ouverte: Av. G. Henri, 251 bis, 1200 Bruxelles, Tél.: 02.770 52 60 - Le Gazouillis: Place Morichar, 22, 1060 Bruxelles, Tél.: 02.344 32 93 - Les P’tits Pas: Venelle aux Jeux, 23, 1150 Bruxelles, Tél.: 02.779 97 27 - La Marelle: rue F. Mus, 47, 1080 Bruxelles, Tél.: 02.424 25 05 Fondation Dolto: www.fondationfdolto.be 86 CHAPITRE 4 KOPP-telefoon Limburg: Soutien et accompagnement d’enfants de parents ayant des problèmes psychiatriques et/ou de dépendance. INGE MEISTERS, PSYCHOLOGUE POUR ENFANTS, RESPONSABLE DU PROJET KOPP-TELEFOON LIMBURG KOPP-telefoon1 Limburg est né d’un besoin détecté par les deux partenaires du projet, Similes Limburg et le Psychiatrisch Centrum Ziekeren à Saint-Trond. Similes, l’association pour patients, familles et amis de personnes souffrant de troubles psychiatriques, s’efforce depuis plusieurs années déjà de mettre au point une approche préventive permettant d’accueillir et de soutenir les « Enfants de Parents ayant des Problèmes Psychiatriques » (désignés par le sigle EPPP). Similes a déjà organisé des groupes de parole pour des EPPP adultes. Cette expérience a montré que les EPPP éprouvent un énorme besoin d’être accueillis et soutenus, et ce dès leur plus jeune âge. Beaucoup de ces enfants ont ainsi accumulé des questions restées sans réponse, car ils ne savaient pas à qui s’adresser pour se confier. Diverses études scientifiques ont par ailleurs démontré qu’à plus long terme, ces enfants particulièrement vulnérables courent un risque accru de développer eux-mêmes des problèmes psychiques, ce qui n’a fait qu’accroître la préoccupation de Similes: il fallait entreprendre quelque chose pour ces jeunes EPPP. Cette même préoccupation a grandi au sein du Psychiatrisch Centrum Ziekeren, ce qui explique que rapidement, les chemins de ces deux partenaires se sont croisés. Lors du 25ème anniversaire de la section Similes Ziekeren à Saint-Trond, Similes Limburg et le Psychiatrisch Centrum Ziekeren ont exprimé le souhait de démarrer un projet axé sur les jeunes EPPP. C’est ainsi qu’un partenariat a vu le jour, avec pour objectif de mettre en place une offre répondant à la demande de ce groupe cible: le projet « KOPP-telefoon Limburg » était né. Comme il s’agissait d’un projet pilote, nous avons dû démarrer avec des moyens restreints. Un important soutien financier nous a été apporté par le Fonds Jan Thoelen, un fonds créé par des dons lors de la mise à la retraite de l’ex-directeur du Psychiatrisch Centrum Ziekeren, Monsieur Jan Thoelen. Ce dernier souhaitait offrir l’argent ainsi collecté à un projet novateur en matière de soins de santé. Nous pouvons aussi compter régulièrement sur des donateurs favorables à notre initiative. Récemment, nous avons pu bénéficier d’un subside provincial unique. Nous continuons cependant à chercher des moyens supplémentaires pour assurer l’avenir du projet. Initiative L’initiative a pour but d’accueillir, de soutenir et d’accompagner à court terme des EPPP (jeunes et moins jeunes). Autrement dit, elle comporte trois volets. Le volet « accueil » a pour 87 AU PLUS PRÈS DES GENS objectif de recevoir les premières questions et de donner la possibilité aux enfants de raconter leur histoire, simplement, sans engagement. Cette fonction d’accueil s’étend également à toute personne concernée, parents, enseignants, aidants,… tout qui a des questions ou souhaite des informations concernant la problématique des EPPP. Notre groupe-cible peut nous atteindre de diverses manières. Nous disposons d’une permanence téléphonique, joignable 11 heures par semaine. Il est également possible de nous joindre par e-mail, par courrier et même via SMS. En deuxième lieu, nous proposons aux EEPP un accompagnement de courte durée qui a pour but d’accueillir et de soutenir ces enfants et leurs parents. Par le biais de quatre à cinq entretiens, nous donnons aux enfants l’occasion d’exprimer ce qu’ils vivent et nous cherchons avec eux une réponse à leurs questions. Il est primordial à ce stade d’informer les enfants sur la maladie de leur parent: nous avons en effet constaté un besoin pressant d’informations de leur part. Un troisième volet du projet consiste à accompagner les EPPP dans de petits groupes d’enfants du même âge. Nous avons organisé deux groupes, l’un pour les 6-12 ans, l’autre pour les adolescents de 12-18 ans, encadrés chacun par une psychologue pour enfants. L’objectif de ces groupes de parole est de mettre les enfants en contact entre eux, de manière à ce qu’ils puissent échanger leurs expériences, leurs informations et se soutenir mutuellement. Le contact avec des compagnes ou compagnons d’infortune joue un rôle essentiel durant ces rencontres, qui sont organisées de manière ludique, avec des jeux, des bricolages et autres activités récréatives. A côté de ces groupes pour enfants, nous avons également mis sur pied un groupe de parents. Lorsque des parents ont des problèmes psychiques, cela a des répercussions sur leur mode d’éducation, quel que soit l’âge de l’enfant. L’objectif ici est donc de renforcer les aptitudes éducatives des parents et de les informer de l’impact que leur situation peut avoir sur leurs enfants. Résultats et expériences Le projet KOPP-telefoon Limburg n’en est encore qu’à ses débuts puisqu’il a démarré le 22 décembre 2003. L’année passée, nous avons pourtant constaté à plusieurs reprises que ce type de projets répondait à un besoin pressant. Ces enfants passent souvent inaperçus dans le paysage de l’aide sociale: le patient occupe évidemment le devant de la scène et il n’est pas si évident de lui demander comment vont ses enfants. Nous essayons par notre projet de donner davantage de visibilité aux enfants, de signaler que ces enfants ont aussi besoin d’accueil et de soutien. Nous constatons fréquemment qu’il n’est pas facile pour ces familles, même si elles connaissent le chemin de notre service, d’en franchir la porte. En effet, elles vivent souvent dans des systèmes très fermés, et il leur est très difficile d’aller vers l’extérieur. Pour les enfants, le seuil d’accessibilité du service est d’autant plus élevé qu’ils ont souvent besoin de l’autorisation des parents pour venir chez nous. Nous essayons de réduire ces obstacles en nous rendant aisément accessibles. Beaucoup d’enfants établissent le premier contact par SMS. Nous donnons toujours aux enfants et aux familles la possibilité de rester anonymes. Nous remarquons que le fait de savoir qu’ils ne doivent pas se faire connaître d’emblée facilite souvent les choses. Ils peuvent ainsi se faire une première idée de ce que nous avons à offrir avant de décider de se lancer dans la démarche proposée. Nous nous positionnons à un niveau préventif, ce qui veut dire que nous nous adressons 88 CHAPITRE 4 surtout aux familles où les enfants n’ont pas encore développé de problèmes graves. Il importe d’accueillir ces enfants le plus tôt possible, avant que des problèmes ne surgissent. Le fait de savoir qu’il s’agit d’un projet préventif a un effet rassurant pour de nombreux parents qui craignent que leurs enfants ne suivent la même trajectoire qu’eux. NOTE: 1. KOPP est l’abréviation de ‘Kinderen van Ouders met een Psychiatrische Problematiek’ C O N TA C T S : KOPP-telefoon Limburg, c/o Halmaalweg 2, 3800 Sint-Truiden Tél.: 0472/28.99.39 E-mail: [email protected] 89 Fa-Mi-Liens, une expérience de travail en réseau autour des familles marquées par les difficultés psychiatriques d’un parent. BÉATRICE STOCKEBRAND, PSYCHIATRE AU CENTRE DE GUIDANCE PROVINCIAL DE NAMUR. CAROLINE DE BEAUFFORT, PSYCHIATRE, MAGALI RAMLOT, POUPÉE BORREMAN, PSYCHOLOGUES À L’HÔPITAL PSYCHIATRIQUE DU BEAU VALLON, SAINT-SERVAIS. ANNE CHARUE, RESPONSABLE DU SECTEUR AIDES FAMILIALES, AIDE ET SOINS À DOMICILE, NAMUR. L’expérience ‘Fa-Mi-Liens’ a démarré en novembre 98, quand l’équipe de Regina Pacis (service de psychiatrie de court séjour pour femmes, à l’hôpital du Beau-Vallon) demande la collaboration du Centre de Guidance Provincial de Namur (service de santé mentale généraliste pour enfants, adultes et familles) suite à un double constat: la répétition transgénérationnelle des hospitalisations (certaines patientes hospitalisées ont eu une mère et une grand mère hospitalisées) et l’absence d’accueil adéquat des enfants des patientes lors des visites, qui se passent mal. Des réflexions sur la place de l’enfant dans ce moment particulier qu’est l’hospitalisation de la mère, et sur des relais possibles lors de la sortie de l’hôpital commencent alors dans les deux équipes, qui répondent ensemble à un appel à projet de la Fondation Roi Baudouin ‘Attention Patients’. C’est le début d’une toute nouvelle collaboration entre les deux structures. Les premiers subsides obtenus permettent d’une part d’aménager dans le service Regina Pacis un lieu d’accueil pour les enfants et les familles, le ‘Fa-Mi-Liens’, où les enfants peuvent se sentir à l’aise et où la mère peut avoir une autre place que celle de malade, et d’autre part d’instaurer des supervisions mensuelles de la nouvelle équipe ‘Fa-Mi-Liens’ par un pédopsychiatre extérieur. Cette supervision encadre l’élaboration de l’expérience naissante et aide à préciser la spécificité des rôles de chaque intervenant dans l’abord de l’enfant et de la maladie psychiatrique. L’originalité de départ consistait dans la présence hebdomadaire d’un membre du centre de guidance et de l’équipe de Regina Pacis dans le lieu d’accueil, à la disposition des familles, lors des visites, avec une attention particulière à l’enfant, un peu comme dans les Maisons Vertes de Dolto. Un groupe de paroles, ‘les dires du Fa-Mi-Liens’ a également été mis en place pour les patientes hospitalisées, autour de leurs questions sur la famille ; par exemple: ‘j’ai été rejetée par mes parents pendant toute mon enfance, ils étaient alcooliques. Je me suis jurée que quand j’aurais des enfants, je ne ferais pas pareil, or, moi aussi je me sens déprimée et n’arrive plus à m’occuper d’eux comme je voudrais. Que faire?’ ; ‘Je suis agressive avec mon fils qui me rappelle tellement mon frère qui a été violent avec moi, je n’arrive pas à le voir autrement et il me rend la vie impossible, je n’en dors plus’. Le groupe permet à chacune de s’exprimer dans sa souffrance, d’être acceptée dans ses difficultés et d’être encouragée à prendre conscience de ses compétences et de ses limites. En 2002, le projet s’enrichit de la présence de deux nouveaux partenaires de première ligne, à savoir les Services d’aides familiales: Aide et Soins à Domicile (ASD) et Centrale de Soins à 90 CHAPITRE 4 Domicile (CSD, qui a quitté le projet en 2003). L’expérience devient alors ‘les réseaux Fa-MiLiens’ ; il s’agit de penser ensemble le travail dans les familles fragilisées par la maladie psychiatrique d’un parent. Deux exemples illustrent cette pratique: – quand une maman est hospitalisée et qu’une aide concrète par une aide familiale est indiquée à sa sortie, celle-ci se prépare au cours de l’hospitalisation avec la patiente, son entourage proche, l’équipe hospitalière et les aides familiales: il s’agit de prendre en compte les difficultés personnelles de la maman dans sa vie quotidienne mais aussi dans son rôle de mère, ce qui implique une attention aux enfants, à leurs besoins, aux personnes ressources dans l’entourage. Au cours de ces réunions, les intervenants et la famille s’efforcent de dégager ensemble les facteurs d’équilibre de la famille et les signaux d’alerte d’un effondrement psychique d’un parent ou d’un enfant. – quand les aides familiales remarquent au fil des jours qu’un enfant ‘s’éteint’ et que leur intervention n’est pas suffisante pour aider son papa qui l élève seul et qui lui aussi se renferme de plus en plus, elles feront appel plus facilement au centre de guidance pour une collaboration. Depuis 2004, deux nouveaux partenaires ont rejoint le projet: la Clinique du Parc de l’hôpital du Beau-Vallon et le service Philia, service de soins psychiatriques à domicile. Actuellement, l’expérience repose, à l’hôpital, sur l’utilisation libre par les familles du lieu Fa-Mi-Liens, accessible pendant les visites sans la présence obligée du personnel soignant, sur le groupe de paroles ‘les dires du Fa-Mi-Liens’, et sur la présence d’une psychologue pour les familles. Toutes les structures partenaires, ambulatoires et hospitalières, participent à des réunions trimestrielles du comité d’accompagnement et aux supervisions cliniques mensuelles (où chaque équipe présente une situation à tour de rôle ; la grande majorité de celles-ci sont d’ailleurs des situations communes aux différents services). Une ouverture aux structures qui s’occupent des enfants concernés dans la présentation (par exemple maisons de l’aide à la jeunesse) est faite depuis peu, lors de ces supervisions. ‘Fa-Mi-Liens’ a donc démarré sur un questionnement clinique: ‘comment éviter la répétition transgénérationnelle des troubles psychiatriques?’ et a débouché sur de nouvelles pratiques en réseau. Le concept sous-jacent à cette notion de réseau est celui du lien: le Fa-Mi-Liens se définit essentiellement dans cette fonction d’attention particulière au lien fragilisé entre un parent malade et ses enfants et aussi au lien entre intervenants, famille, enfant, parent, grands-parents, hospitalisation, vie hors de l’hôpital, … Les différents intervenants sont activés par les familles et celles-ci sont dans un rapport coopératif avec les intervenants: il s’agit pour les intervenants et les familles de mettre leurs savoirs spécifiques en action face à une difficulté. Après 6 ans d’existence, malgré des hauts et des bas liés notamment à l’irrégularité des subsides, nous constatons la construction d’une culture commune autour du groupe cible. Vu le jeune âge de l’expérience, les effets préventifs sur la santé mentale des enfants n’ont pas encore pu être évalués. Nous espérons pouvoir vérifier un jour que l’attention précoce des professionnels quels qu’ils soient aux enfants de parents souffrant de troubles psychiatriques et une aide particulière adaptée à chaque situation singulière permettent de réduire la transmission transgénérationnelle de ces troubles psychiatriques. 91 AU PLUS PRÈS DES GENS C O N TA C T S : Centre de guidance Provincial, rue Château des Balances 3 bis, 5000 Namur Tel: 081 71 15 50 Hôpital du Beau Vallon, rue de Bricgniot 205, 5002 Saint-Servais Tel: 081 72 11 11 Aide et Soins à Domicile, rue Bruno 16, 5000 Namur Tel: 081 25 74 57 92 Les Goélands à Spy, une pédopsychiatrie au sein d’un hôpital dans le village FRANCIS TURINE DIRECTEUR ‘Mais qu’est donc devenu Luis qui venait le dimanche servir la messe?’ C’est ainsi qu’un jour le curé du village aborda un membre du personnel et qu’il apprit, plusieurs mois après son départ, que Luis souffrait de psychose et qu’il pouvait être aux prises avec des crises d’angoisse et les manifester de manière extrêmement violente, lui qui était aussi capable, lors de ses sorties autorisées le dimanche matin, de se montrer socialisé et d’aller ‘servir la messe’. Une telle perspective de socialisation participe au projet institutionnel ; c’est ainsi qu’il n’est pas exceptionnel de voir un éducateur aller, avec l’un ou l’autre patient, chez un voisin pour cueillir les pommes, cerises ou prunes, d’aller chez le commerçant du coin pour acheter des boissons ou autres friandises, d’accompagner un patient chez le coiffeur. Chaque année, certains participent au marché du village en proposant aux passants plants de légumes et de fleurs, poussins, canards et poules qu’ils ont élevés dans le cadre de certaines activités. Certains acheteurs sont même devenus des clients fidèles car la qualité de la marchandise est reconnue. Les bénéfices de cet atelier sont tantôt attribués à chacun des patients participants, tantôt destinés à un projet de groupe (excursion, …). Dans le village, pas un campus L’institution dispose de trois propriétés distinctes au sein du village: une unité pour 12 enfants (de 2 à 12 ans), voisine du centre administratif et d’activités de jour, et une unité pour 14 adolescents (de 11 à 18 ans), distante de quelques centaines de mètres. Si un service K comme les Goélands a choisi de se disperser au sein d’un village, c’est bien pour ne pas proposer un lieu clos pour enfants et adolescents malades mentaux ou gravement perturbés tels certains autistes. Le but était et reste d’utiliser les infrastructures villageoises existantes pour un travail de socialisation, ou tout au moins une action visant à ne pas faire une rupture radicale d’avec la vie en société. Le souci reste de proposer d’abord un lieu ‘d’asile’, un lieu de refuge à ces enfants se sentant menacés par le monde extérieur, persécutés parce qu’ils sont en grande difficulté avec la dimension symbolique, avec le langage ; ensuite, l’asile se complète d’une proposition d’ouverture vers 93 AU PLUS PRÈS DES GENS le monde extérieur dont ils ne seront jamais tout à fait séparés. Cet accompagnement vers le monde extérieur se réalise au cas par cas. La vie quotidienne à réinventer chaque jour Avec les patients, les enfants autistes notamment, l’accent est mis sur tous les moments de la vie quotidienne et sur l’ambiance qui les accompagne: une ambiance sereine, calme, où les choses peuvent être dites, nommées, parlées avec le soutien de repères spatio-temporels structurés et les plus répétitifs possibles. Néanmoins, ces repères peuvent varier selon l’intervenant présent. Comme le dit Jean OURY, ‘la vie quotidienne est à réinventer chaque jour’. Quel que soit l’accompagnement prévu, quelles que soient la simplicité et l’évidence apparente, il s’agit, dans ce passage de l’asile au social, d’un travail qui demande d’une part que l’institution soit réfléchie sans cesse pour être la plus lisible et la plus utilisable possible et, d’autre part, que le personnel prenne des risques et fasse preuve d’audace car il s’agit de miser sur le patient lui-même, sur ses capacités de grandir, d’évoluer, de se construire psychiquement. Quels que soient les troubles psychiques, qu’ils soient de cause organique ou non, quel que soit le ‘handicap’ d’une personne, il s’agit de miser sur la dimension subjective de chacun, de permettre à chaque enfant de construire quelque chose de particulier avec ce qu’il est et avec ses capacités. Du fait de son implantation dispersée dans le tissu villageois, l’institution, dans une perspective de psychothérapie institutionnelle et en référence à la psychanalyse, se présente également comme non ‘toute’ c’est-à-dire qu’elle fonde son travail avec des espaces vides, des espaces qu’elle ne cherche ni à combler ni à maîtriser, des espaces qui laissent place pour une dialectique, des espaces dont chacun peut se saisir pour y élaborer quelque trait de subjectivité. C’est ainsi, par exemple, que la scolarité, à chaque fois qu’elle peut être proposée ou remise en place, est maintenue dans le champ social, à l’extérieur de l’hôpital. Avec les Goélands, on a affaire à un petit hôpital dans le village ; une telle conception est en rupture radicale avec ce à quoi on est habitué ordinairement: soit l’habituel et grand hôpitalvillage dans une propriété isolée que sont encore couramment les établissements psychiatriques pour adultes, soit les services de psychiatrie intégrés dans des hôpitaux généraux. Hospitalisations brèves ou en alternance Depuis janvier 2004 et à l’occasion de l’ouverture de nouveaux locaux pour l’unité pour enfants, il a été décidé de réserver quatre lits sur les douze pour ce qui est qualifié de ‘courts séjours’. Cette initiative est le fruit d’un travail de concertation au sein du groupe infanto-juvénile de la plate-forme namuroise de concertation en santé mentale. Il ne s’agit pas de vouloir traiter en quelques semaines ou quelques mois ce que d’autres ou nous faisons en plusieurs années. Il peut s’agir des mêmes patients mais pas au même moment de leur existence. Il ne s’agit pas de faire taire, en quelques semaines, la crise relationnelle avec ses manifestations parfois vives, par une simple contention chimique. Il s’agit davantage d’être là, comme lieu d’accueil, pour des enfants et adolescents en risque 94 CHAPITRE 4 de rupture avec leurs milieux de vie familiale et sociale, dans le but que cette ‘accueil actif’ ne soit pas qu’une simple parenthèse, que le lien avec la famille et/ou l’institution soit préservé, et interrogé. L’objectif est de permettre au patient de mieux comprendre son rapport aux autres ainsi que de relancer la dynamique familiale et sociale, là où cette même dynamique s’était grippée jusqu’au risque de se briser. La forme de cette période d’accueil, complétée éventuellement par une aide médicamenteuse, peut varier selon les situations: hospitalisation de plusieurs semaines, hospitalisation de semaine avec week-end en famille ou en institution, hospitalisation de deux ou trois jours par semaine,… la durée totale varie de trois mois à six ou huit mois. C O N TA C T S : Centre de psychiatrie infantile ‘Les Goélands’, rue Haute 46 – 5190 Spy Tél: 071 78 79 04 E-mail: [email protected] 95 Le travail de deuil, vzw De Verbinding CLAIRE VANDEN ABBEELE Bonjour enfant bien-aimé qui m’est confié Qui seras-tu, à qui appartiendras-tu? Bonjour miracle de la vie Comment traces-tu ta route Lorsque la nuit tombe Et que ton âme fragile se contracte, Prisonnière d’un trop grand chagrin Qui te prend au dépourvu? Les enfants ont une force intérieure plus grande que notre foi en eux Il n’y a pas de mot pour décrire le poids du chagrin et de la perte. Quand on n’a jamais vécu de grande peine, on ne peut mesurer ce que représente le fait d’être confronté à la maladie, au handicap, au manque d’amour, à la séparation et à la mort. Il n’est pas possible de mettre des mots sur le désarroi, de le mesurer, de l’effacer d’un geste. Cela n’a pas grand-chose à voir avec le fait de se sentir malheureux. Il s’agit d’une détresse indicible, d’une solitude intraduisible, d’un abattement incommensurable, de la quête lancinante du sens de l’existence. C’est la perte d’un point de repère qui ne s’évacue pas d’un battement de mains, une douleur intense qui entraîne un profond désarroi. Cette détresse n’est pas pour autant une maladie qui doit être médicalisée. Une peine d’une telle intensité doit cependant être reconnue et soignée. Elle doit avoir le droit d’exister. Toute perte demande un temps de deuil, aussi long que nécessaire à un individu pour arriver à accepter et à intégrer la perte subie. Toute détresse, même la plus douloureuse, a besoin d’avoir sa place dans la mosaïque de l’existence. Lorsqu’on est accablé, on a besoin de gens qui vous accompagnent, main dans la main, d’âmes simples qui osent confirmer qu’il y aura toujours ‘un avant et un après’, de compagnons de route qui restent à vos côtés même lorsque la vie fait mal. Il n’en va pas autrement pour les enfants. Les enfants et les jeunes qui ont le privilège d’être acceptés dans leur mode de vie parfois singulier, dans leur comportement étrange, dans une attitude qui témoigne de leur accablement, ont la possibilité de faire leurs premiers pas sur une voie qui les invite à gérer ce qui perturbe leur vie. La reconnaissance de ce qui est arrivé demande du temps. C’est un processus qui consiste à intégrer l’irréversible au quotidien. On n’aide pas les jeunes en collant une étiquette sur 96 CHAPITRE 4 leur vulnérabilité. Ils n’ont pas l’esprit ‘dérangé’. Leur existence est simplement perturbée par le grand chagrin qui traverse leur jeune vie. Nous n’aidons pas les enfants en posant un diagnostic qui a pour seul but de nous apaiser nous-mêmes. Nous ne les aidons pas en les sortant au plus vite de l’abîme de leur chagrin. Nous ne les aidons pas en projetant sur eux notre anxiété face à leur comportement. Au contraire, elle ne fera qu’accroître le poids à supporter par le jeune fragilisé, la personne endeuillée. Cela n’a rien de consolant, ni pour les petits ni pour les grands, de s’entendre dire comment faire son deuil, combien de temps il peut durer, ce qui n’est pas un ‘bon’ deuil. Comme si un enfant en détresse n’avait pas une charge suffisante à porter. Comme si cela ne suffisait pas qu’il se sente ‘différent’, à cause de la maladie ou de la perte. Comme si le deuil était une maladie qui devait être traitée. Comme si l’attention, la sollicitude et le temps ne devaient pas constituer des priorités dans l’étrange processus du deuil. On dirait parfois que les adultes ne considèrent pas les enfants comme des êtres à part entière, qu’ils ne les prennent pas au sérieux, qu’ils n’osent pas croire qu’ils portent en eux une force vitale plus grande que notre foi en eux. Ne réduisons pas les jeunes au silence. Accompagnons-les sur le chemin qu’ILS prennent. Soyons à leurs côtés et accompagnons-les dans leurs hésitations à tracer leur propre chemin. En adoptant une attitude sincère et réceptive pour aborder des enfants, on crée un environnement qui leur permet de se sentir en sécurité et en confiance. Permettre aux enfants de rentrer en eux-mêmes, comme ils sont et avec ce qu’ils ont à surmonter… voilà ce qui peut les aider. Notre propre peur face au chagrin constitue souvent un obstacle qui empêche d’instaurer un climat où la relation peut croître, où les sentiments peuvent être ce qu’ils sont: ni bons ni mauvais. L’asbl De Verbinding Offrir un climat de sécurité, créer un endroit où des enfants de 0 à 110 ans se savent accueillis et soutenus… tel est l’objectif de l’asbl De Verbinding. Voilà plus de vingt ans que mon histoire croise celle de nombreux êtres marqués par la vie. C’est une histoire pleine de récits, émaillée de reconnaissance, une histoire intime qui témoigne, en mots et en images, de douleur lancinante et de vitalité retrouvée. Le chagrin a besoin de s’extérioriser, ce n’est pas une nouveauté. L’amour et la souffrance ont de tout temps, et dans toutes les cultures, cherché à s’exprimer. Se savoir en relation et apprendre à se dire, pouvoir extérioriser le plus profond de soi-même en toute liberté… c’est ce que propose De Verbinding. Lors des journées de rencontre et des séances individuelles, les êtres en souffrance peuvent ‘donner forme’ à leur douleur et à leur mal-être, ce qui les préserve de l’enfermement, du repli sur soi pour le reste de leur vie. Ce qui s’extériorise en profondeur et en créativité lors de ces séances témoigne de tout un monde caché, d’un monde intérieur en quête d’une issue. L’œuvre qui se fait jour, c’est la vérité, la vérité de l’individu qui la crée. Les journées de rencontre de l’asbl De Verbinding sont empreintes de chagrin et d’espoir, d’obscurité et de lumière, d’amour. On y voit s’exprimer une vie intérieure qui ne peut se traduire en mots. L’asbl De Verbinding s’efforce de créer un espace où jeune et moins jeune peut être ce qu’il/elle est en toute liberté, avec toute sa douleur. Il est enrichissant pour des jeunes de pouvoir être témoin d’un papa ou d’une maman qui porte encore en lui/elle sa créativité d’enfant. Les enfants voient de leurs propres yeux qu’en chaque homme vit un enfant qui ne meurt pas du chagrin de la vie, et cela donne espoir et confiance. S’occuper d’une façon créative et ludique, 97 AU PLUS PRÈS DES GENS ensemble et séparément, permet d’apprendre à se connaître de manière unique et inconnue et de s’épanouir. Au fil de toutes ces années, je ne peux qu’exprimer ma gratitude face au rayonnement émanant de personnes qui s’accompagnent avec douceur et respect, au-delà des limites et des frontières de cette existence, et qui touchent ainsi à des moments d’éternité, d’un autre temps, d’une autre dimension de l’existence. A leur propre étonnement, elles pénètrent dans leur propre espace, jusque-là insoupçonné, et touchées au plus profond, elles retournent chez elles, avec dans leur cœur la force retrouvée d’affronter la vie comme un défi et de se voir soimême comme une œuvre d’art, un être humain. Peut-être le témoignage qui suit pourra-t-il mieux traduire ce qui se passe lors de tels moments de communication. ‘Le plus important lors de ces rencontres, c’est qu’en tant qu’être humain, on fait une double rencontre: avec soi-même et avec l’autre, avec l’autre chagrin qui fait partie de votre propre chagrin. En tant que père et en tant qu’homme, cela a été pour moi une grande épreuve mais aussi un grand soulagement de partager mes peines, mon chagrin, mes blessures avec un groupe de mères, ‘co-disciples’, mariées ou non, cela n’avait alors aucune importance. J’ai pourtant été très frappé par un des mes côtés féminins ; en tant qu’homme, on peut aussi avoir du chagrin et on peut même le montrer à ceux qui veulent vraiment le partager avec vous. Cela m’a aussi touché de voir combien il est important que les enfants participent à tout ce processus et s’expriment par le biais de la peinture ou du travail de l’argile. Plus tôt la peine et le chagrin peuvent être travaillés, moins nous courons le risque de nous enliser et de nous aigrir ultérieurement.’ (Marc) De Verbinding est une association qui s’occupe des enfants et des jeunes confrontés à une perte: deuil, maladie, handicap, divorce… Elle les invite, de manière créative et curative, à explorer ce qui vit en eux de regrets, de chagrin, de bons souvenirs… C O N TA C T: Claire vanden Abbeele tél. & fax: 052 22 37 79 www.clairevandenabbeele.be 98 Chapitre Les personnes âgées aussi ont des problèmes de santé mentale :: Introduction: Les personnes âgées aussi ont des problèmes de santé mentale Philippe Meire ,UCL :: Projet de Prévention de la dépression chez les personnes âgées Jeanine Ferket, CGGZ Brussel :: Avec nos aînés (ANA) Daniel Recloux, ANA, Namur :: Une clinique de jour psychothérapeutique pour personnes âgées confrontées à un deuil difficile Luc Van de Ven, Universitaire Ziekenhuizen Leuven :: Plaidoyer pour une prise en charge de la personne atteinte de démence sénile et son entourage Marie-Christine Adriaensen, Expertisecentrum Dementie brOes, Brussel :: Les Ateliers du Souvenir Cathérine Goor, Résidence New Philip, Forest 15 Les personnes âgées ont aussi des problèmes de santé mentale PROF. PHILIPPE MEIRE PSYCHIATRE-PSYCHOTHÉRAPEUTE, UCL. RESPONSABLE DE LA ‘MISSION SPÉCIFIQUE PERSONNES ÂGÉES’ (RÉGION WALLONNE). Le titre de ce chapitre, proposé par les éditeurs de ce recueil, me paraît un défi stimulant parce qu’il est à la fois évident, provocant et risqué… Evident car on ne voit pas en quoi l’âge ferait disparaître la souffrance psychique. Nous verrons, d’ailleurs, que ces problèmes peuvent être plus fréquents en raison des changements biologiques ou sociaux liés à la vieillesse. En outre, certains troubles comme les états démentiels paraissent presque spécifiques à cet âge de la vie et affectent profondément la vie psychique et relationnelle. Provocant car il est vrai que les problèmes de santé mentale chez les personnes âgées sont souvent négligés ou oubliés. Dans la répartition des moyens, de plus en plus discutée, l’attention se focalise sur les pathologies somatiques plus évidentes ou plus compréhensibles et sur les différentes formes d’aide sociale, au point que la présence de ‘psys’ au sens large n’est toujours pas requise ni dans les services de gériatrie, ni dans les maisons de repos (et de soins!). En matière de soins à domicile, la dimension de santé mentale qui est, de loin, la plus grande source de souffrances, est systématiquement mise au second plan. Risqué car il est aussi trop fréquent d’associer systématiquement les termes ‘personnes âgées’ et ‘problèmes’, phénomènes et stéréotypes qui peuvent entraîner, en retour, le rejet, l’anxiété et la négligence. Certes, il n’existe pas de vie sans problème ni souffrance mais ce n’est pas l’apanage exclusif de la vieillesse et surtout, il faudrait éviter de ne voir que cette dimension dans l’avance en âge. En outre, le terme générique de ‘personnes âgées’ recouvre des réalités bien différentes. Avant d’évoquer différents exemples d’accompagnement, de soins ou d’actions psychosociales avec ces personnes, nous devrons distinguer entre l’évolution de la vie psychique, le devenir des problèmes similaires aux âges antérieurs (devenir, apparition) et enfin l’apparition de nouveaux troubles plus spécifiques au grand âge. 100 CHAPITRE 5 Derrière les apparences, la vie psychique L’erreur la plus fréquente en parlant de la vie psychique ou de la personnalité des personnes âgées est de se focaliser sur le terme ‘âgé’. Tout d’abord, les besoins et les demandes de l’être humain restent fondamentalement présents à tout âge: entre autres, sécurité, confiance, autonomie, relation et intimité, transmission, sens et cohérence, sans oublier, bien évidemment, le désir d’aimer et d’être aimé! Les stades correspondants décrits par des psychologues du développement, comme Erik Erikson indiquent d’ailleurs plus des polarités ou des insistances propres à certains âges que de réelles étapes qui se succéderaient dans un ordre immuable. En chaque personne âgée, il y a encore un enfant qui demeure, avide de sécurité, de confiance, d’imagination et de créativité tout comme en chaque enfant s’annonce déjà un aîné en quête d’intimité, de don et de sens. La différence liée à l’âge peut être davantage reliée au regard porté sur l’aîné et celui qu’il porte à son tour sur lui-même et ceux de sa génération. Si les grands traits de personnalité sont acquis relativement tôt et sont d’ailleurs très différents d’une personne à l’autre, cela n’exclut ni les tempêtes de la vie psychique avec ses moments de crise et de doutes, ni les périodes plus sereines dites de latence ou de maturation. L’âge peut être une nouvelle chance de reprendre son destin en main et de le ‘réassumer’ autrement. De nombreux écrivains, psychologues ou philosophes écrivant sur leur propre vieillissement ont régulièrement insisté sur le kaléidoscope d’émotions et de cognitions qu’ils vivaient simultanément mêlant, de façon apparemment contradictoire, sagesse, désirs et révoltes… Bien d’autres facteurs tels la trajectoire existentielle, le bilan de vie, les supports affectifs et moraux, la condition sociale ou l’état de santé, s’avèrent finalement bien plus déterminants pour la vie psychique que le fait d’être ‘âgé’. En outre, le terme ‘âgé’ est très vague et relatif: il peut recouvrir des âges chronologiques bien différents. Sur le marché de l’emploi, on parle de travailleurs âgés à 50 ans (parfois avant). La plupart des personnes quittent leur emploi avant 65 ans mais ces préretraités et retraités ne se considèrent pas, dans leur grande majorité, comme des personnes âgées. La retraite avait été fixée à 65 ans au moment de la création du système parce que cet âge correspondait, à ce moment, à l’espérance de vie moyenne à la naissance. La limite de 65 ans est donc devenue assez arbitraire sur le plan biologique et n’est plus un indicateur fiable pour parler de personnes âgées. Des divisions successives entre young old, old et very old ou entre 3ème et 4ème âge ne sont guère plus satisfaisantes car il n’y a pas une limite chronologique nette qui permettrait de départager ces différents âges. En outre, les différentes fonctions de l’organisme et du psychisme vieillissent à des rythmes très différents. Même au niveau des processus cognitifs tels que la mémoire, on distingue des variations importantes non seulement entre les individus mais aussi suivant les différents sous-types (p.ex., mémoire de travail, mémoire épisodique, mémoire sémantique, mémoire autobiographique…). La différence la plus intéressante peut être faite entre les extrêmes du vieillissement pathologique, marqué par la prégnance des maladies physique et/ou psychique, et celui du ‘vieillisse- 101 AU PLUS PRÈS DES GENS ment réussi’ caractérisé par une adaptation particulièrement optimale à l’âge, en sachant que le vieillissement ‘moyen’ ou habituel se situera le plus souvent entre ces deux pôles… Rappelons-le encore une fois: la vieillesse n’est pas une maladie et il est vexatoire pour les personnes âgées de les considérer sur ce mode ‘déficitaire’ même s’il faut toujours ajouter simultanément qu’il s’agit d’une période de vulnérabilité accrue et que la prévention y a tout son sens. Toute action dans le domaine de la santé mentale devra toujours considérer ces différences importantes et, par exemple, ne pas projeter l’ombre de la démence ou de la dépendance sur l’ensemble des personnes âgées alors que ces phénomènes restent minoritaires, même s’ils augmentent avec le grand âge: même à 80 ans, la grande majorité des personnes ne sont ni démentes, ni dépendantes, ce qui n’exclut naturellement pas quelques difficultés mnésiques ou certaines aides ponctuelles et spécifiques, et surtout d’avoir des interlocuteurs qui les considèrent comme des partenaires et non comme des objets de soins… Il faut cependant reconnaître que c’est dans le domaine de la sphère mentale et relationnelle que le plus de difficultés sont rencontrées allant du sentiment de solitude, d’abandon ou de perte d’estime jusqu’à des syndromes psychopathologiques plus caractérisés. Difficultés communes ou proches de celles des âges antérieurs Il est évident qu’un certain nombre de difficultés ou de troubles mentaux ne disparaissent pas spontanément avec l’âge, même si certaines évolutions positives ne doivent pas être négligées. La plupart du temps, s’il n’y pas eu de véritable travail thérapeutique ou si celui-ci a été trop superficiel, les troubles mentaux et les troubles de personnalité ont tendance à se chronifier et à se compliquer avec l’âge. Le fait d’avoir une population qui vit de plus en plus longtemps devrait d’ailleurs justifier d’aborder les difficultés psychiques de manière plus intense dans les âges antérieurs. Les troubles dépressifs ont tendance à se répéter et à se chronifier, tout comme les troubles névrotiques et anxieux qui se compliquent souvent de difficultés professionnelles, affectives ou d’autres troubles (alcool, dépression,…). Certains états ont tendance à devenir moins spectaculaires avec l’âge (troubles schizophréniques, certains troubles psychopathiques,..) mais de nombreuses difficultés ont tendance avec l’âge à déboucher sur un tronc commun ‘anxio-dépressif’ qui doit être pris en compte, sous peine de favoriser des attitudes croissantes de repli, de démission et un vieillissement accéléré. Le défaitisme thérapeutique, l’abandon des réseaux relationnels et le ‘glissement’ dans la passivité doivent être prévenus tant que faire se peut. On considère, en général, que ce n’est pas l’âge comme tel qui est dépressogène ; les personnes âgées qui vivent dans de bonnes conditions physiques, sociales et affectives auraient d’ailleurs une incidence plus faible d’états dépressifs (moins d’un cas sur 100 en un an) que des adultes plus jeunes. Mais en cas de problèmes créant une grande dépendance, de difficultés financières ou de pertes affectives, la proportion monte de façon importante, au point qu’on considère, en général, qu’environ 15% des plus de 65 ans souffrent de troubles significatifs, et que plus encore ont des plaintes ou des comportements d’appel. Ces troubles prennent des formes particulières (douleurs, troubles somatiques, hostilité, difficultés cognitives, négligence…) qui les rendent plus difficiles à reconnaître. 102 CHAPITRE 5 En fonction des pathologies et des ruptures affectives, on considère que le taux d’état dépressif en maison de repos et de soins (M.R.S ou ‘nursing home’) avoisine les 50%. Une présence psychologique ne serait donc vraiment pas inutile pour soutenir les résidants et les soignants de ces institutions: il apparaît un peu dérisoire et absurde de se contenter de l’actuelle prescription de psychotropes chez ces personnes fragiles. Il faut d’ailleurs noter que bien des délires chez les personnes âgées se déclenchent dans un contexte dépressif et ne sont pas des équivalents de psychose tardive. Ces délires ont souvent une fonction ‘antidépressive’ et réagissent d’ailleurs mieux à une prise en charge pluridisciplinaire qu’à la prescription d’antipsychotiques. La négligence, voire le rejet de ces situations, constitue un gros problème. En matière de gériatrie, le contre-transfert et/ou la démission des soignants (entourage ou professionnels) sont un des pièges les plus fréquents, et justifient les séances de formation, d’intervision et de soutien. Malgré certaines initiatives, évoquées entre autres dans cet ouvrage, un immense travail reste à faire. Pathologies apparaissant le plus souvent dans le grand âge: confusion et démences Bien qu’il existe des états confusionnels et démentiels qui apparaissent plus précocement, il faut reconnaître que la fragilité psycho-organique s’accroît de manière quasi exponentielle avec l’âge. Les états de confusion aiguë (delirium) et les états de perte progressive et irréversible des fonctions supérieures (états démentiels) sont des défis majeurs dans une société où l’on vit de plus en plus vieux. Près de 35% des personnes âgées hospitalisées passeraient par un état confusionnel, le plus souvent réversible. Plus de 5% des personnes de plus de 65 ans développent un état démentiel progressif modéré à sévère, et probablement le double si on inclut les formes légères. Une grande partie de ces états sont liés à une maladie de type Alzheimer mais d’autres causes sont également présentes. Ce n’est pas le lieu ici de faire le diagnostic différentiel, mais une prise en charge progressive, qui va du diagnostic à l’accompagnement pour le patient, à la prise en charge des problèmes associés, au soutien aux familles et aux différentes formes d’entretien de la qualité de vie des patients sont indispensables dans ces pathologies qui évoluent souvent durant de longues années. Beaucoup d’espoirs sont mis dans les progrès des neurosciences mais il faut bien reconnaître que les chercheurs eux-mêmes affirment que ces états sont liés à des formes de pathologie dont le traitement éventuel est particulièrement difficile à envisager à l’heure actuelle, et que nombre d’espoirs thérapeutiques évoqués par les médias se sont révélés plus que problématiques. Même si de nombreux efforts sont entrepris dans ce domaine, l’essentiel des aides résidera encore et toujours dans la mise en valeur des capacités restantes, l’attention relationnelle et affective aux personnes atteintes et le support aux familles (information, aides de jour ou de nuit, lieux de rencontres,…). Il est donc essentiel que des exemples de prises en charge et de soutien se multiplient car les expériences telles que celles évoquées dans les pages qui suivent sont encore beaucoup trop peu nombreuses. 103 AU PLUS PRÈS DES GENS Enfin, au-delà de choix éthiques extrêmes qu’il est impossible de discuter ici mais qui sont déjà lancés dans la société, il nous semble que de toute façon, la solidarité entre humains devra toujours nous guider dans l’accompagnement et l’écoute ainsi que dans la mise en place de cadres respectueux des personnes, entre les écueils de l’abandon ou du rejet et ceux d’un acharnement médical intempestif. C O N TA C T S : Centre de Guidance, Grand Place 43, 1348 Louvain-la-Neuve Tél: 010 47 44 08 E-mail: [email protected] 104 Projet de Prévention de la dépression chez les personnes âgées JEANINE FERKET CGGZ BRUSSEL, DEELWERKING BRUSSEL-OOST La plupart des personnes âgées vivent une retraite heureuse. Elles sont en bonne santé, ont des occupations intéressantes et peuvent encore apporter beaucoup à d’autres personnes. Le préjugé selon lequel la vieillesse se caractériserait par l’infirmité, la morosité et l’isolement explique entre autres la reconnaissance tardive et/ou le non traitement des dépressions chez les personnes âgées. Si toutes ces caractéristiques négatives étaient uniquement inhérentes à l’âge, on ne pourrait pas dire qu’il existe des personnes âgées dépressives. Pourtant, il en existe bel et bien. Les vieilles personnes sont même particulièrement sensibles à la dépression. Au fur et à mesure que nous vieillissons, nous sommes davantage confrontés à la perte: nous perdons nos contacts professionnels, nous voyons notre jeunesse s’évanouir dans notre miroir, les enfants quittent la maison, les amis et les proches décèdent les uns après les autres, et ainsi de suite. Une personne âgée expérimente ainsi de nombreuses pertes, petites et grandes. Certaines ne donnent pas lieu à de violentes émotions: choisir de garder ses cheveux gris ou décider de les faire teindre est une décision qui se prend le plus souvent sans drame. Une perte provoque d’intenses émotions lorsqu’elle est vécue comme définitive, lorsqu’il n’y a pas de retour en arrière possible. Les séquelles peuvent alors être profondes et persistantes, et mener à la dépression. Il est très important de détecter la dépression car, non soignée, elle risque de conduire au suicide, à une solitude écrasante ou à la dépendance (à l’alcool, aux somnifères et aux calmants). Je voudrais illustrer notre action de prévention par deux projets: l’un dans lequel nous avons déjà une certaine expérience, et l’autre plus récent. Nous voulons en effet continuer à chercher différentes manières de prévenir la dépression chez les personnes âgées. Notre programme de groupe ‘Verder na Verlies’ (Vivre après la perte) soutient des personnes âgées qui ont perdu leur partenaire et qui sont seules depuis un certain temps. Une personne en deuil vit des émotions qui sont reconnues par l’entourage: tristesse, colère, culpabilité... On lui offre consolation et soutien, on reste à ses côtés…. Mais après la période de deuil, les choses se compliquent. L’entourage attend que le survivant reprenne sa vie normale plus ou moins comme avant. Or certaines personnes âgées ont vraiment de la peine à s’adapter à leur nouvelle situation. Le chagrin intense du début s’est certes atténué mais tellement de choses ont changé: elles doivent déjeuner seules, s’endormir seules dans un grand lit, rentrer dans une maison vide, tout assumer seules… Plus question d’évoquer le passé avec leur compagnon, plus question d’être 105 AU PLUS PRÈS DES GENS malade en sachant qu’il y aura toujours quelqu’un pour venir en aide. On n’est plus touché par rien, on ne partage plus soucis ou fierté à propos des enfants… Environ un cinquième des personnes âgées disposeraient d’insuffisamment de ressort et de faculté d’adaptation pour bien assumer ces pertes. Le programme de groupe ‘Verder na verlies’ crée un espace de parole où les personnes âgées ont l’occasion d’exprimer leurs émotions, leurs souhaits et leurs difficultés. Il y a échange, ce qui leur permet de se savoir soutenues par d’autres vivant la même situation qu’elles, et de se stimuler mutuellement. Un cours organisé en parallèle aborde systématiquement certains thèmes: l’acceptation de la perte subie, la vie en solitaire, l’impact des images et des idées toutes faites sur les personnes âgées, les souhaits et objectifs personnels, l’intimité et la sexualité, etc. Les personnes âgées qui ont participé aux rencontres disent être devenues plus fortes, elles ont davantage de prise sur leur vie et disposent de stimulants pour élargir leur réseau social. Bref, grâce au programme de groupe, nous renforçons les facteurs préventifs de la dépression, à savoir la confiance en soi et les aptitudes sociales. A côté du cours ‘Verder na verlies’, nous organisons aussi la variante ‘En wat nu?’ (et maintenant, que faire?), faite de rencontres pour personnes âgées confrontées à des pertes plus diverses: certaines souffrent de la perte de leurs petits-enfants suite à un divorce, d’autres perdent un enfant, d’autres encore acceptent difficilement de vieillir, etc. Dans la mesure du possible, nous faisons intervenir un collaborateur du centre pour préparer le cours et l’encadrer avec nous, de telle sorte que les collaborateurs fréquemment confrontés à des personnes âgées par leur profession apprennent à détecter les signaux de la dépression et à réagir face à des difficultés psychiques. Nous sommes également en train de concevoir un spot télévisé de sensibilisation par le biais duquel nous cherchons à stimuler les compétences des intermédiaires. Le médecin de famille, entre autres, est un intermédiaire important: c’est parfois la seule personne qui rend encore visite aux personnes âgées isolées. Or, il n’est pas facile de sensibiliser les médecins à un projet de prévention: ils n’ont guère de temps et la problématique, très complexe, n’est pas de ‘leur domaine’, de sorte qu’ils éludent le problème, ce qui est compréhensible. Les personnes âgées de leur côté n’ont pas envie de sortir de chez elles, ne prennent pas de plaisir à participer à des activités et passent des heures devant la télévision. Notre projet ‘Beeld en klank. Een gezicht, een stem’ (Image et son. Un visage, une voix) veut remédier à cela. La subvention que nous recevons de la Commission de la Communauté flamande ne suffit toutefois pas à financer cette activité. Notre projet a été sélectionné par la Fondation Roi Baudouin dans le cadre du programme ‘Rompre l’isolement social du quatrième âge’, ce qui nous a valu un financement unique supplémentaire. Le spot télévisé, axé sur l’importance des relations de confiance, s’adresse aux personnes âgées. Il sera diffusé pendant une semaine sur la chaîne régionale. A la fin du spot, nous encourageons les personnes âgées qui n’ont pas de réseau social à en parler à leur médecin de famille. Nous les encourageons ainsi à utiliser ou à élargir leurs contacts existants et à développer un réseau social. Ce spot télévisé est également l’occasion d’instaurer un dialogue avec les médecins bruxellois, d’attirer leur attention sur la problématique de la dépression, de mettre ce thème à l’agenda des recyclages, de braquer les projecteurs sur cette problématique durant une courte période de temps, de permettre aux médecins de faire connaissance avec les centres de service spécialisés… Les premiers contacts sont positifs et le spot semble déjà avoir un impact sur la prévention de la 106 CHAPITRE 5 dépression, bien qu’il ne soit pas encore produit ; les diverses activités qui l’accompagnent ont déjà donné l’un ou l’autre résultat. Ainsi par exemple, nous avons fixé une soirée de recyclage pour les médecins bruxellois qui se sont engagés à consacrer une attention particulière à la problématique de la dépression chez les personnes âgées pendant un mois. Nous apprécions beaucoup les efforts de ce groupe professionnel déjà surchargé. Ces efforts sont nécessaires. C O N TA C T S : CGGZ Brussel, deelwerking Brussel-Oost Roger Vandendriesschelaan 11, 1150 Brussel tél. 02. 771 92 03 E-mail: [email protected] 107 Avec Nos Aînés (ANA) DANIEL RECLOUX COORDINATEUR ANA À NAMUR Une chute, l’hôpital, la maison de repos … Nombre de personnes âgées vivent ce ‘placement’, ce transfert d’une vie à une autre, sans avoir été consultées, préparées. Et si une situation urgente ou, mieux, la prévention était l’occasion de réunir ceux qui se sentent concernés par le bien-être de la personne âgée? Si celle-ci restait maître du ‘jeu’, en étant mieux informée, mieux encadrée aussi? Telle est la philosophie de départ d’Avec Nos Aînés (ANA). Le service ANA a été mis en place voici 4 ans et est financé par la Région wallonne et la Province de Namur. Il travaille sur deux axes: l’intervention en situation de crise en partenariat avec l’ensemble des ressources de la région, et la formation, sensibilisation en santé mentale des intervenants de terrain. Le travail de réseau Le travail avec la personne âgée a ceci de spécifique qu’il rencontre d’emblée une situation dans sa complexité. Il s’agit de percevoir la personne âgée dans sa globalité, en tenant compte de son vécu, son histoire, son environnement familial et/ou professionnel. Cela suppose automatiquement la nécessité de partenariats, de coordinations, de concertations, bref un travail de réseau qui implique la personne âgée, les intervenants de 1ère ligne et les familles. Une des missions d’ANA, c’est donc d’encourager toutes les personnes, les services, les ressources qui, de près ou de loin, peuvent contribuer à maintenir ou à favoriser le bien-être de la personne âgée à se réunir autour de la table et à réfléchir ensemble aux solutions les plus adaptées. Un partenariat privilégié s’est donc tout naturellement développé entre ANA et les différents Services de Santé Mentale (SSM) de la Province de Namur. ANA se conçoit d’ailleurs comme un ‘vecteur’ entre les différents SSM, soit afin d’encourager le travail avec les personnes âgées, soit afin de participer à des initiatives mises en place par ces derniers; la finalité étant de construire autour de chaque SSM un réseau gérontologique de proximité. Une autre spécificité d’ANA est de rencontrer la personne âgée sur son lieu de résidence: que cette personne âgée vive à son domicile ou soit hébergée en institution, ou hospitalisée. 108 CHAPITRE 5 ANA se veut donc tout à la fois au service de la personne âgée et de sa famille, et au service des professionnels à qui elle assure soutien et formation. Les formations Les formations nous permettent d’établir des contacts avec les intervenants de 1ère ligne, de les écouter, de comprendre les situations qu’ils rencontrent au quotidien afin de leur permettre d’en appréhender la complexité en leur donnant les outils nécessaires. Ces formations ont pour thèmes: la dépression, les maladies mentales, la démence de type Alzheimer, la maltraitance des personnes âgées, l’agressivité, etc. Elles sont périodiquement co-animées avec un psychologue d’un SSM et peuvent se dérouler dans les locaux d’un Service Provincial de Santé Mentale. La promotion d’une reconnaissance plus grande et plus affinée de la santé mentale comme bien-être général et global ainsi que sa dédramatisation auprès du grand public - pour qui le terme santé mentale fait peur et évoque encore la folie - en constituent le fil conducteur. L’intervention spécifique en situation de crise La crise est souvent liée chez la personne âgée et son entourage à la nécessité de réaménager son lieu de vie vu sa dépendance physique et/ou psychique croissante, et est souvent concomitante à une situation d’urgence. Sans minimiser l’importance de répondre à cette urgence, il ne faudrait pas non plus occulter la crise. L’occasion de changement est inhérente à la crise ; si elle est source de souffrance, la crise est aussi source de créativité. Malheureusement dans la pratique, les contacts entre les différents professionnels ne portent souvent que sur la mise en pratique immédiate de mesures. La famille est elle-même mise en situation de prendre des décisions dans l’urgence au risque de nombreuses maladresses, et surtout, la personne âgée risque de n’être plus que l’objet de ces mesures et de n’avoir plus aucun pouvoir de décision sur sa vie. Lorsqu’il est sollicité par ce type de problématique, le service ANA propose une concertation. Nous nous inspirons de la pratique de la concertation de Jean-Marie Lemaire1 qui a entre autres pour référence l’approche contextuelle de Boszormenyi-Nagy. Celle–ci, centrée sur la notion d’éthique relationnelle, nous semble tout à fait appropriée à réfléchir les situations que nous rencontrons. Le processus de concertation se construit avec l’usager, et restaure celui-ci comme sujet acteur. C’est bien cet aspect qui nous semble important. Il s’agit pour nous de proposer un espace-temps pour accueillir cette crise, où la possibilité est donnée aux différents acteurs d’exprimer leurs désirs, observations, appréhensions, sentiments et représentations concernant la situation et ses éventuels aménagements. Il s’agit là aussi d’un travail de prévention et de promotion de la Santé Mentale tant pour la famille et l’environnement au sens large que pour la personne âgée. Un autre axe que ANA essaie de développer depuis peu et qui somme toute est le corollaire des 2 axes cités plus haut, c’est de se positionner à l’articulation entre le domicile, l’hôpital et la Maison de Repos. Pour certaines personnes âgées relativement isolées ou dépourvues de famille, l’entrée en maison de repos, après une hospitalisation, est inéluctable. La possibilité de maintien à domicile s’avère impossible voire dangereuse malgré les multiples structures de soins et d’aides à domicile. 109 AU PLUS PRÈS DES GENS Très souvent, compte tenu de la carence de possibilités d’hébergement, l’admission en maison de repos a lieu quand une place se libère, c’est-à-dire quand quelqu’un vient de mourir. L’urgence s’impose tant pour le personnel soignant qui n’a pas encore fait le deuil du défunt avec qui des contacts cordiaux s’étaient peut-être noués, que pour la personne âgée qui passe d’un endroit à un autre, parfois contre sa volonté, comme si sa vie s’arrêtait et recommençait ailleurs. Notre objectif est d’être le chaînon manquant, le lien entre les deux vies, d’accompagner la personne âgée dans ce difficile ‘transfert’. A cette fin, ANA , lorsqu’il est contacté, réunit tous ceux qui sont concernés par la décision: la personne âgée, l’hôpital et les responsables de la maison de repos. Pendant la période d’adaptation de la personne âgée à son nouveau domicile, période généralement douloureuse, ANA lui dispensera un suivi psychologique, si tel est son souhait, et se montrera particulièrement attentif et intéressé par les observations du personnel soignant avec lequel un travail peut se mettre en place. RÉFÉRENCE: Jean Marie Lemaire in Magda Heireman - 1989 - «Du côté de chez soi; la thérapie contextuelle d’Yvan N-B» Paris - ESF C O N TA C T S : Avec Nos Aînés (ANA), rue Martine Bourtonbourt 2, 5000 Namur Tél: 081.72.95.82 ou 081.72.95.87 E-mail: [email protected] 110 Une clinique de jour psychothérapeutique pour personnes âgées confrontées à un deuil difficile LUC VAN DE VEN GÉRONTOPSYCHOLOGUE CLINIQUE UNIVERSITAIRE ZIEKENHUIZEN LEUVEN Un des défis des soins de santé mentale pour personnes âgées est le traitement d’individus et de familles qui, suite au décès d’un être cher, vivent un deuil s’accompagnant de complications. Il est établi que la psychothérapie constitue pour ces personnes le traitement préférentiel. En pratique cependant, on constate que de nombreux patients ne reçoivent pas le traitement qu’ils méritent ; certains se voient uniquement administrer des psychotropes, pour d’autres le seuil d’accessibilité à la psychothérapie est trop élevé, et d’autres encore s’enferment dans un isolement complet. A cela s’ajoute le fait que de nombreux psychothérapeutes nourrissent encore aujourd’hui le préjugé qu’un traitement psychothérapeutique n’est pas efficace chez les personnes âgées. Quatre principes C’est pour combler cette lacune qu’une clinique de jour psychothérapeutique pour personnes âgées a été créée en 1997, dans le cadre du département de gérontopsychiatrie des Cliniques Universitaires de la K.U.Leuven. Quatre principes ont été formulés au départ de cette initiative: 1. Le groupe-cible est constitué de personnes âgées ayant des problèmes psychiques (deuil difficile, dépression), dans lesquels n’interviennent pas de troubles psycho-organiques. Les conditions de participation à ce programme sont les suivantes: il importe qu’il y ait au départ une prise de conscience du problème, une demande d’aide, une motivation et une coopération minimales (chez la personne âgée et/ou sa famille). Le patient doit en outre disposer d’aptitudes verbales, émotionnelles et sociales minimales. Lors de l’entretien préliminaire, les membres de l’équipe ne sont pas toujours en mesure de percevoir clairement si le patient satisfait ou non à ces conditions de base; de plus, certains candidats hésitent à se lancer dans le programme. Raisons pour lesquelles chaque candidat passe d’abord par une période d’essai d’une semaine. 2. Un objectif important est d’éviter une hospitalisation à plein temps ou d’en limiter la durée. Pour certains patients, une situation de crise rend l’hospitalisation nécessaire, mais une fois la crise maîtrisée, le patient rentre chez lui et le traitement se poursuit à la clinique de jour. 3. Le traitement a une durée limitée: la plupart des personnes âgées participent au programme pendant cinq à six mois. En cas de nécessité, un suivi est organisé après coup, au cours duquel les patients ont la possibilité de participer à un ‘groupe de suivi’ une fois par semaine ou par quinzaine, animé par un accompagnant professionnel. 111 AU PLUS PRÈS DES GENS 4.Le traitement est à la fois psychothérapeutique (cf. ci-après) et multidisciplinaire. L’équipe se compose, en plus des psychothérapeutes, d’un infirmier psychiatrique, d’un ergothérapeute, d’un kinésithérapeute et d’un psychiatre. La clinique de jour offre non seulement une structure mais aussi une sécurité; cet aspect est pris en charge par des collaborateurs qui de prime abord ne remplissent pas une fonction psychothérapeutique mais qui accueillent, soutiennent et accompagnent le patient individuel et le groupe pendant la journée. De nombreux patients âgés découvrent dans le cadre de l’ergothérapie et de la kinésithérapie qu’ils sont plus aptes qu’ils ne le pensaient au départ. On tente également de les mettre en contact avec la vie culturelle et associative locale. Enfin, nous signalons les rencontres éducatives, sur la santé par exemple, et la formation en aptitudes sociales. Trois thérapies Le programme de deuil se compose d’une psychothérapie individuelle, d’une psychothérapie de groupe et d’une thérapie familiale. Comme évoqué précédemment, ce programme de deuil est soutenu par l’ensemble des activités thérapeutiques de la clinique de jour; à côté de cela, la relaxation, dans le cadre de la kinésithérapie, joue un rôle spécifique de soutien à la psychothérapie. 1. La pratique de la thérapie individuelle pour les personnes âgées confrontées à un deuil s’appuie sur des techniques développées à partir de diverses orientations thérapeutiques: le pouvoir empathique de la client-centered-therapy, la compréhension des conflits intra-psychiques à partir du schéma psychanalytique, les techniques de confrontation de la thérapie comportementale, la restructuration cognitive de la thérapie cognitive et l’approche contextuelle de la systémique. On peut donc parler sans conteste d’une forme éclectique de psychothérapie. 2. L’importance de la thérapie de groupe dans le traitement d’un deuil compliqué chez les personnes âgées est de plus en plus prise en compte ces dernières années. Plusieurs arguments plaident en faveur du travail en groupe. Le fait d’être confronté à une problématique collective apporte un soutien mutuel et élargit l’horizon personnel: on découvre qu’on n’est pas le seul à souffrir de la perte d’un être cher. Le travail en groupe a dès lors un effet normalisateur. La participation à un groupe offre en outre un cadre social qui apporte un complément au réseau social existant, souvent réduit. Un groupe donne aussi aux participants l’occasion de jouer eux-mêmes le rôle d’aidant. Pouvoir soutenir et conseiller d’autres personnes à partir de sa propre expérience exerce un impact positif sur l’image de soi, ce qui est précieux pour des personnes âgées. Tous ces arguments soulignent l’importance du contact avec des compagnons d’infortune: l’expérience nous apprend que l’effet thérapeutique de cet élément peut être considérable pour des personnes âgées en deuil. 3. Enfin, la thérapie familiale ne se limite pas à impliquer les membres de la famille lors du traitement du patient ‘désigné’, maillon ‘faible’ du système. L’enjeu consiste plutôt à collaborer avec la famille pour arriver à adopter une autre manière de gérer le poids de la perte. C’est la famille dans son ensemble qui devient notre patient. C’est pourquoi il est important dans un premier temps de se faire une idée de la manière dont chaque membre de la famille vit la perte, et dont la communication à ce sujet se vit au sein de la famille: les sentiments peuvent-ils s’exprimer? Comment les membres de la famille se protègent-ils mutuellement? La reconstruction de l’histoire familiale prend une place importante dans ce processus. On essaye de situer la perte, de lui donner une place dans cette histoire. 112 CHAPITRE 5 BIBLIOGRAPHIE: Luc Van de Ven (2004). Ouder worden. Het leven als antwoord ; Leuven: Davidsfonds. C O N TA C T S : Luc van de ven, Raadpleging Psychiatrie, Kapucijnenvoer 33, 3000 Leuven E-mail: [email protected] 113 Expertisecentrum Dementie brOes: Plaidoyer pour une prise en charge de la personne atteinte de démence sénile et son entourage MARIE-CHRISTINE ADRIAENSEN COORDINATRICE EXPERTISECENTRUM DEMENTIE BROES Je viens souvent m’asseoir ici, un vieux journal dans les mains, quand je veux réfléchir à quelque chose. Mais le problème, c’est qu’on peut difficilement réfléchir à quelque chose dont on ne se souvient pas. (Bernlev, Hersenschimmen, Querido, Amsterdam) La démence est un processus de déchéance psychique, une maladie d’origine organique dont les causes exactes sont inconnues. Les symptômes de la démence se manifestent petit à petit pour s’aggraver ensuite progressivement: oublis gênants, troubles graduels de la mémoire, fonctionnement cérébral entravé, perte totale de mémoire. Le ‘centre d’informations’ de la personne atteinte de démence sénile est perturbé, ce qui entrave son fonctionnement normal. On pourrait comparer cela à un ordinateur dont le système d’exploitation est endommagé. L’ordinateur n’est plus en mesure d’interpréter correctement les informations du disque dur (l’historique) et commence à réagir de manière étrange car il a perdu sa ‘mémoire’. Notre mémoire est ‘le disque dur’ sur lequel sont sauvegardées toutes les données du passé. Cette ‘histoire’ influence nos faits et gestes et détermine pour une bonne part notre avenir: nous réfléchissons et agissons pour ainsi dire constamment sur la base de ce que nous avons appris, étudié, vécu, réalisé et expérimenté. Les souvenirs ont un impact sur notre comportement car notre personnalité s’appuie en grande partie sur le passé: éducation, enseignements, interprétation, évaluation et déduction. La démence détruit le passé, efface lentement mais sûrement toutes les anciennes données de la mémoire et compromet de ce fait aussi l’avenir car elle entrave du même coup toute réflexion et action consciente. La personne démente est désorientée. Elle confond présent et passé, hier et aujourd’hui. Demain et après-demain n’existent plus. ‘Je me tracasse à son sujet. En apparence, rien n’a changé. Mais c’est justement cela qui est tellement effrayant. Parfois il raconte des choses que je n’ai pas vécues. Comme si à ses yeux, j’étais quelqu’un d’autre. Et puis d’un coup, il a oublié tout un pan de son propre passé. Je me sens tellement impuissante car je ne sais pas comment l’aider. Et c’est venu tellement subitement. Il est devenu comme cela pratiquement du jour au lendemain’. (Bernlev, Hersenschimmen, Querido, Amsterdam) 114 CHAPITRE 5 Nous ne savons rien du calvaire que vit une personne atteinte de démence sénile. Nous ‘voyons’ la déchéance progresser mais ne savons pas ce que la personne âgée ressent ou vit, nous ne pouvons que deviner ses pensées et ses émotions. C’est pour cette raison que la démence apparaît si cruelle aussi aux membres de la famille et aux aidants. Ils se sentent désespérément impuissants car ils se rendent compte qu’il n’existe pas de remède permettant de lutter contre la déchéance de leur proche. La famille qui s’occupe d’une personne démente ne fait pas uniquement face à des problèmes émotionnels. Le soignant rencontre aussi des obstacles pratiques: comment gérer la situation, comment aménager la maison, qui va exercer une surveillance si je dois partir, où demander de l’aide pour les soins que je ne peux plus assumer moi-même, qui peut me soutenir lorsque cela devient trop difficile? La situation financière peut aussi devenir source de préoccupations. Il n’est pas rare de voir les revenus diminuer suite aux dépenses occasionnées par l’aide supplémentaire requise. Mais il y a surtout les aspects psychiques et émotionnels. Les comportements de personnes atteintes de démence sénile irritent, requièrent une vigilance constante, la communication avec elles est fatigante, la gestion de ses propres émotions est épuisante. La personne démente, sa famille et les services médico-sociaux ont terriblement besoin d’aide. L’Expertisecentrum Dementie brOes, qui bénéficie d’un soutien financier de la Communauté flamande, est une plate-forme bruxelloise regroupant connaissances et expériences en matière de démence. Son objectif est d’apporter de l’aide aux Bruxellois confrontés aux conséquences de la démence. Le centre donne des informations et de l’aide sur mesure, notamment des indications pour les soins de base et des conseils en matière d’accompagnement psychosocial. Dans la pratique, brOes est là avant tout pour écouter les préoccupations de la personne âgée au début de la maladie, de la famille ou des services sociaux, et pour répertorier les besoins. A l’aide de ces informations, le centre peut proposer le soutien approprié: indiquer où faire appel à une aide ménagère, un garde-malade, une infirmière, où s’adresser pour de petits travaux, où trouver l’équipement adéquat. Il peut renvoyer vers un centre de diagnostic et expliquer les possibilités de garde dans les centres de jour. BrOes donne également des informations sur les éventuelles interventions financières publiques, les associations, les groupes de parole rassemblant des personnes confrontées au même problème ou sur la littérature consacrée à la démence. Les travailleurs sociaux ont parfois peur des comportements changeants, bizarres, de la personne démente. Une tâche importante de brOes consiste à expliquer l’évolution probable de la démence, car une bonne compréhension des symptômes aide le soignant à gérer son inquiétude. Et si en raison de certaines circonstances, il est impossible de continuer à s’occuper de la personne démente, la famille ou le service social peut s’adresser à brOes qui les aidera à chercher une institution appropriée. Outre les services pratiques aux personnes démentes et à leur famille, le centre propose également des formations à l’intention des soignants et des travailleurs sociaux. Des exposés et des conférences peuvent également être organisés à la demande de toute instance intéressée. Sortir d’ici… ne sais pas de quel côté va le monde… il doit bien y avoir une direction?… tout espace a quand même une entrée et une sortie. (Bernlev, Hersenschimmen, Querido, Amsterdam) L’Expertisecentrum brOes poursuit un autre objectif important. Soucieux de rassembler tout le savoir-faire existant dans la Région de Bruxelles-Capitale en matière de démence, il élabore un 115 AU PLUS PRÈS DES GENS réseau (Dementie-Netwerk-Brussel) et cherche à collaborer intensément avec tous les hôpitaux, centres résidentiels et de soins, services de soins à domicile, médecins, travailleurs sociaux et toute personne confrontée à cette problématique. La Région de Bruxelles-Capitale est un melting-pot de nationalités, de cultures et de langues. Cette diversité, bien que passionnante, complique la communication lorsqu’il s’agit de toucher et d’aider rapidement des gens en crise. Il faut pour cela bénéficier de moyens supplémentaires, malheureusement pas toujours disponibles, pour les patients et les soignants. Il importe que les pouvoirs publics se rendent compte que la démence ne disparaîtra pas et qu’au contraire, le vieillissement de la population ne fera qu’accentuer le problème. La démence sénile est une maladie impitoyable qui ne fait aucune distinction de race ni de langue, qui touche riches et pauvres et ne tient compte ni des convictions philosophiques ni des tendances politiques. C O N TA C T S : Expertisecentrum Dementie BrOes Roger Vandendriesschelaan 11, 1150 Brussel Tél: 02 7780170 E-mail: [email protected] La Flandre compte neuf centres ‘Démence’. Pour plus d’informations: www.dementie.be 116 Les ateliers du souvenir CATHÉRINE GOOR DIRECTRICE DE LA RÉSIDENCE NEW PHILIP ET SON ÉQUIPE Depuis quelques années déjà, notre Résidence s’intéresse au travail du souvenir et met en place pour ses résidents des ateliers de réminiscence, animés par des membres du personnel. Ce travail qui se déroule de façon régulière, permet d’explorer différents thèmes de la vie de chacun: les métiers, les voyages, les sorties, la fête, les hommes, la féminité, les fiançailles et le mariage… Personne n’est obligé de se raconter, bien sûr, mais bien souvent, un souvenir en entraîne un autre, et tout doucement, la communication s’installe. Les émotions circulent et sont accueillies au moment où elles arrivent, dans un groupe où nous nous sentons plutôt comme des amis, des personnes à rencontrer et à découvrir dans ce qu’elles possèdent de riche et d’émouvant. Outre le plaisir que ce travail procure, il donne aussi l’occasion aux résidents dont la mémoire s’effiloche, de reconstruire et de revivre des moments intenses du passé, et de reprendre ainsi contact avec eux-mêmes. Il existe une littérature mondiale de plus en plus importante à propos d’expériences pratiques et de recherches empiriques portant sur la manière de se servir du passé pour valoriser le présent, d’exploiter ce que les personnes conservent encore (la mémoire des faits anciens) au lieu d’insister sur ce qu’elles ont perdu (la mémoire immédiate), et ainsi de préserver la communication avec les personnes démentes, afin de maintenir un certain niveau de relations sociales. Pour tout le monde La réminiscence est un acte spontané. En famille, entre amis, nous éprouvons du bonheur à nous rappeler les bons souvenirs, avec humour, avec tendresse, parfois aussi en accueillant les pleurs qui font irruption à l’évocation de souvenirs douloureux. Les liens se resserrent, cela nous fortifie. Il s’agit bien de cela: passer un bon moment ensemble. Parfois les souvenirs sont tellement éloignés, qu’ils n’arrivent pas à la conscience. Alors devant tel objet, telle photo, tel événement, telle odeur, telle sensation, il arrive qu’ils réapparaissent, et ainsi l’être, avec son histoire, apparaît sous un autre jour, il est reconnu dans son identité propre. Car quel que soit le présent, même si je deviens confus, désorienté, je suis toujours une personne qui vit, qui peut être heu- 117 AU PLUS PRÈS DES GENS reuse en partageant quelques bribes de son histoire avec d’autres, qui m’accueillent telle que je suis aujourd’hui dans ma réalité. Un lieu à part ‘La Maison du Souvenir’, est un appartement situé en dehors de la résidence, mais non loin de celle-ci, où nous pouvons accueillir, dans un cadre convivial et sans être dérangé, un groupe de six à huit personnes. La décoration intérieure, qui rappelle les années cinquante, contribue à installer les personnes dans une atmosphère propice à la réminiscence. Chaque rencontre se déroule selon un rituel qui amène petit à petit la personne à se souvenir. Nous avons nos petites habitudes, comme le goûter de quatorze heures et le souper, pour retrouver les émotions, les joies de la table. Cela présuppose deux choses. Primo, de faire les courses durant le trajet aller, ou la veille. Nous gardons ainsi le contact avec le monde extérieur et la réalité quotidienne. Secundo: préparer, parfois, les plats nous-mêmes. Nous retrouvons ainsi les gestes acquis, nous redécouvrons les odeurs, le toucher, le goût,… Nous recevons des félicitations, des encouragements, nous prenons des initiatives, nous avons aussi… des fous rires. Bref, la réminiscence à la Maison du Souvenir est un moment intense de convivialité, d’amitié, d’autonomie retrouvée et d’humour, où ce sont les forces, les valeurs, qui sont mises en évidence, et non pas les défaillances. En effet, on oublie trop souvent aujourd’hui qu’une personne qui souffre de démence est un être humain, avec une personnalité spécifique,… et une maladie. En traitant une personne démente comme un être humain à part entière qui, en dépit de sa maladie, possède encore un sens de la dignité personnelle et un niveau de capacités physiques et intellectuelles, il est parfois possible de ralentir le développement de la maladie et, pour un certain moment, d’augmenter la qualité de vie. Il est donc important de permettre au résidant de vivre le mieux possible des expériences de vie positives dans une interaction positive avec la famille et les amis proches. L’atelier du souvenir sur le thème ‘les Hommes d’antan’ Lors d’un atelier de réminiscence, où il n’y avait que des femmes, nous avons imaginé donner la parole à chaque résidente qui le souhaitait pour écrire une histoire. Une histoire qui nous permettrait de nous souvenir de cet après midi un peu fou, où nous nous sommes laissées aller à donner la parole aux petits diables cachés au fond de chacune d’entre nous, avec ce sentiment réconfortant d’être séduisantes, attirantes, bref d’être reconnues dans notre féminité toute entière. Le résultat de ce travail d’imagination collective témoigne d’une étonnante vivacité de la part de personnes qui semblent parfois éteintes par la maladie. On oublie trop souvent que derrière ces malades il y a des hommes et des femmes qui ont simplement du mal à exprimer leurs émotions et leurs désirs. ‘Il était une fois un très bel homme aux cheveux blonds et aux yeux bleus, qui attendait patiemment au coin de la rue une compagnie. Parce qu’il n’est pas bon qu’un homme soit seul ; il deviendrait alors une proie pour les femmes au tempérament chaud. Quelle après-midi pourrait-il bien passer? C’est alors qu’une femme aux yeux de braise apparut, superbement vêtue d’une robe beige qui dessinait les courbes de ses hanches voluptueuses. Il la salue et lui dit « tu viens chérie ». Elle lui tombe dans les bras et lui caresse le visage pour sentir sa bonne odeur. Il lui demande comment elle s’appelle. 118 CHAPITRE 5 Marguerite, lui dit-elle. C’est alors qu’il commence à l’effeuiller. Intimidé, le soir tombe. On entend au loin la chanson « Parlez-moi d’amour…je vous aime » Ils se mettent à danser au rythme de la musique…’ BIBLIOGRAPHIE: - Bruce, E. & Gibson, F.(1998). Remembering yesterday, caring today: Evaluations Report. Conference Papers. London: Age Exchange. - Gibson, F.(2004). The Past in the Present: using reminiscence in health and social care. Baltimore: Health Professions Press - Killick, J.(1997) You are words. London: Journal of Dementia Care. - Schweitzer, P.(Ed.).(1998). Reminiscence in dementia care. London: Age Exchange. C O N TA C T: Résidence New Philip, avenue de Monte Carlo 178, 1190 Forest Tél: 02. 346 53 53 119 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L Hoofdstuk Le travail, source de stress :: Introduction: Notre emploi, source de stress? Dirk Antonissen et Sigert Vandenberghe, Instituut voor Stress en Werk (ISW) :: Consultant en gestion du stress: un nouveau métier? Marc Drèze, Centre pour la Formation et l’Intervention Psychosociologiques (CFIP) :: La gestion du stress au travail: l’exemple d’un hôpital psychiatrique Marc Vermeire, Hôpital psychiatrique Sint-Camillus, Sint-Denijs-Westrem :: Travailler avec plaisir, …plus longtemps Léon Vliegen, Borealis :: Pour une gestion humaine des problèmes d’alcool au travail Michèle Bauwens, Santé et Entreprise asbl 6.1 1 Notre emploi, source de stress? DIRK ANTONISSEN, CEO INSTITUUT VOOR STRESS EN WERK (ISW) SIGERT VANDENBERGHE, PSYCHOLOGUE ISW En guise d’introduction Il n’y a pas que dans les débats entre employeurs et travailleurs que le stress au travail est devenu un sujet brûlant; la littérature sur le stress accorde également beaucoup d’attention au phénomène. On parle parfois du ‘stress au travail’ comme s’il s’agissait d’une sorte de stress spécifique, comme s’il y avait une différence logique et observable entre le stress au travail et le stress ‘ordinaire’. Or, ce sont les mêmes mécanismes qui jouent un rôle dans le stress au travail et dans le stress tout court. Les plaintes ne sont pas différentes pour le stress au travail. Mais l’existence même de l’expression ‘stress au travail’ prouve bien à quel point le travail est considéré comme un bouc émissaire. Si le stress au travail n’est pas une forme spécifique de stress, il a bel et bien une cause spécifique: le travail. Il est évident que notre environnement de travail exerce une grande influence sur notre bien-être au quotidien. Il suffit d’un peu de bon sens pour se rendre compte de l’impact de notre travail sur notre vie. Les personnes qui travaillent à temps plein passent environ la moitié de leur temps disponible (temps total - temps de sommeil) au travail. Notre emploi détermine nos occupations quotidiennes, nos revenus, et donc aussi pour une large part notre niveau de vie; nos contacts sociaux se situent essentiellement dans la sphère du travail… La place qu’occupe notre emploi dans notre vie explique dès lors qu’une situation professionnelle désagréable et insatisfaisante puisse être un important facteur de stress. Si on part des prémisses que le stress (chronique) n’est pas bon pour la santé et que le travail est souvent source de stress (chronique), on en déduit logiquement que le travail est souvent mauvais pour la santé. Ce raisonnement logique, pour lequel point n’est besoin d’être psychologue, devrait inciter les employeurs à chercher et à construire un environnement de travail peu stressant pour leurs employés. Car si l’on poursuit le raisonnement, on en arrive rapidement à la conclusion qu’une situation de travail malsaine conduit à des travailleurs en mauvaise santé, avec toutes les conséquences qui en découlent: absentéisme, incapacité de travail, départs,… L’importance d’investir dans un environnement de travail sain s’exprime aussi en chiffres. D’après des données de l’Institut National de Statistiques, plus de 30% des travailleurs belges sont d’avis que le travail a un effet négatif sur leur santé en raison du stress qui y est lié. En Belgique, pas moins de cinq millions de jours d’absence par an, sur un total de 3,5 millions de travailleurs, 122 CHAPITRE 6.1 sont dus au stress au travail (Belstress I (2003)). Un environnement professionnel stressant est donc défavorable, non seulement pour les travailleurs, mais tout autant pour les employeurs et, ne l’oublions pas, pour l’ensemble de la société. Au bon sens et à ces chiffres vient s’ajouter la législation. Les décideurs politiques ne sont pas non plus restés aveugles aux avantages qu’il y a à investir dans le bien-être au travail. C’est ainsi que la Loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs oblige les employeurs à prendre des mesures minimales pour prévenir et/ou remédier au stress au travail. Ces arguments convaincants ne laissent plus les employeurs indifférents. La plupart ont compris qu’investir dans le bien-être sur le lieu de travail est indispensable et ne présente que des avantages. Alors que c’était impensable par le passé, les employeurs qui prennent des initiatives en matière de stress sont considérés aujourd’hui comme des gestionnaires compétents. L’ISW veut attirer l’attention sur le fait que le débat sur le stress professionnel dans les organisations et les entreprises doit s’inscrire dans une politique relative au bien-être et à la performance. Une telle politique se doit de garantir tant les intérêts des travailleurs que ceux des employeurs, sans nécessairement les opposer. Un peu d’histoire Les employeurs qui ne veulent pas reconnaître l’intérêt d’une politique anti-stress effective invoquent souvent l’argument selon lequel ce n’est pas l’emploi qui est cause de stress, mais bien les caractéristiques individuelles des travailleurs stressés. Or, bien que les caractéristiques personnelles jouent certainement un rôle dans ce débat, il n’en est pas moins vrai que certains facteurs dans les conditions de travail augmentent la probabilité de stress et ont une influence néfaste sur la santé. Cette discussion remonte aux origines de l’étude scientifique du stress au travail, après la deuxième guerre mondiale. Dans le contexte de la guerre froide, les premières études portant sur le stress au travail ont été menées par l’armée américaine, avec pour objectifs sous-jacents le recrutement de travailleurs résistants au stress et la maximalisation de la productivité chez les soldats. Même si ces intentions n’étaient pas mauvaises en soi, il s’est immédiatement avéré que l’accent était mis surtout sur les caractéristiques personnelles, subjectives, des travailleurs, plutôt que sur les caractéristiques du travail. On considérait donc que le stress n’avait aucun rapport avec la nature du travail, mais bien avec celle de l’individu. On reconnaît là l’idée derrière laquelle certains employeurs se retranchent volontiers: ‘Ce n’est pas le travail qui doit changer mais bien le travailleur stressé.’ C’est à cette même époque qu’ont débuté les études scandinaves sur le stress au travail, dans un tout autre contexte politique. La question principale n’était alors pas tant de savoir comment on pouvait augmenter la productivité des gens, mais bien comment on pouvait optimaliser les conditions de travail en vue d’une plus grande satisfaction professionnelle des travailleurs. Dans cette optique, on a recherché les facteurs objectifs qui font qu’un emploi est stressant ou non. C’est dans cette tradition de recherche que Karasek (un architecte américain, remarquez bien!) a développé le modèle qui est devenu une référence en matière de stress au travail. D’après le modèle de Karasek, trois facteurs importants déterminent si un emploi est stressant ou non: – La charge de travail peut être définie comme le degré de ‘pénibilité’ du travail. Il ne s’agit pas tant de savoir à quel point le travail est physiquement pénible, mais dans quelle mesure il est 123 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L mentalement pénible. Quelles exigences (psychologiques) le travail pose-t-il au travailleur? Exigences quantitatives (quantité de travail, rythme de travail,…), mais aussi qualitatives (variation des tâches, responsabilités, difficulté,…). – Le contrôle sur le travail effectué concerne l’autonomie décisionnelle dont dispose le travailleur. Dans quelle mesure le travailleur a-t-il la possibilité de décider lui-même de la manière dont il effectue son travail? Des horaires flexibles, la liberté d’aménager lui-même son lieu de travail, un pouvoir décisionnel concernant le rythme de travail… augmentent l’autonomie. – Le soutien social comprend le soutien des collègues et de dirigeants expérimentés sur le lieu de travail. Le modèle de Karasek dit simplement qu’un travail s’accompagnant d’une charge importante, de peu d’autonomie et de peu de soutien social, est stressant. Le rapport entre les trois facteurs est traditionnellement représenté sous forme d’une balance avec d’un côté la charge de travail et de l’autre l’autonomie. Si les deux s’équilibrent, l’emploi n’est pas stressant; s’il y a déséquilibre, l’emploi est bel et bien stressant. Le soutien social fonctionne comme un amortisseur pouvant absorber les effets négatifs d’une charge de travail trop lourde. Il est à noter toutefois que le déséquilibre peut aller dans les deux sens. D’après le modèle de Karasek, une charge de travail trop légère peut également être stressante. La charge de travail doit correspondre aux compétences et aux capacités du travailleur. Celui qui peut assumer beaucoup de travail et/ou un travail difficile doit recevoir beaucoup de travail et/ou un travail difficile. Ceci explique pourquoi il peut être stressant pour de jeunes diplômés de l’enseignement supérieur d’accepter un emploi inférieur à leur niveau de formation. D’après le modèle de Karasek, la solution au problème du stress au travail se situe entièrement dans l’environnement professionnel. Veillez à procurer une charge de travail optimale, suffisamment d’autonomie et de soutien social, et le problème est résolu; les travailleurs n’éprouveront plus de stress. Comme s’il existait une mesure objective optimale en matière de charge de travail, d’autonomie et de soutien social. Le modèle ne peut toutefois expliquer pourquoi un emploi identique est stressant pour un travailleur et ne l’est pas pour un autre. Sauf à considérer que la charge de travail, l’autonomie et le soutien social sont des facteurs subjectifs. Ce qui constitue une stimulation optimale pour un travailleur constitue pour l’autre une surcharge ou une charge insuffisante. Là où l’un est satisfait du contrôle et du soutien social, l’autre peut en ressentir le manque total. Tant l’approche subjectivante, où le stress au travail vient entièrement de l’individu, que l’approche objectivante de Karasek, où le stress au travail découle entièrement de la situation professionnelle, sont donc insuffisantes. Le stress au travail concerne toujours une personne donnée (travailleur) dans une situation (professionnelle) déterminée, autrement dit l’interaction entre la personne et son environnement. Il n’empêche que les trois facteurs que Karasek considérait comme cruciaux, à savoir la charge de travail, l’autonomie et le soutien social, font toujours office de piliers essentiels dans le débat sur le stress au travail, mais sans leur connotation objective. T E N D A N C E S A C T U E L L E S D A N S L E D É B AT R E L AT I F A U S T R E S S A U T R AVA I L Nuançons les facteurs de Karasek Si le modèle de Karasek reste de nos jours le modèle le plus influent en matière de stress au travail, il est trop simple pour appréhender entièrement un problème aussi complexe. Ses piliers 124 CHAPITRE 6.1 restent toutefois incontestés. Les nouvelles théories ne font que le peaufiner ou le compléter. Entre autres nuances, il y a la tendance décrite plus haut à considérer les facteurs du modèle de Karasek comme subjectifs. Ainsi, on s’est rendu compte que la charge de travail en soi ne pouvait être considérée comme seule ‘coupable’. Les employeurs seront heureux d’apprendre qu’objectivement, il n’y a pas de charge de travail trop élevée. Pour savoir si la charge de travail est trop élevée ou non, il faut toujours l’évaluer par rapport aux facteurs psychosociaux (degré d’autonomie et de soutien social) dans lesquels fonctionne la personne qui doit supporter la charge. En d’autres termes, une charge de travail élevée ne rend pas les gens malades. Une charge de travail importante ne mène à des réactions de stress que lorsqu’elle est combinée à d’autres facteurs: trop peu d’autonomie, mauvaise ambiance de travail, peu de contacts sociaux, etc. Bien-être: le débat est ouvert Une deuxième tendance actuelle consiste à situer les études portant sur le stress au travail dans le cadre plus large du bien-être au travail en général. Le stress au travail est un facteur qui a une influence négative sur notre bien-être au travail. Le bien-être peut alors être compris dans le sens moderne de ‘Quality of Life’, et comme il s’agit ici spécifiquement du bien-être au travail, nous parlons de ‘Quality of Working Life’ (QWL). Les études consacrées à notre QWL abordent, outre le stress, d’autres éléments tels que la santé physique et la maladie, la sécurité, le niveau de vie, les comportements transgressifs sur le lieu du travail (harcèlement, violence, comportement sexuel indésirable)… Bien sûr, tous ces aspects sont intimement liés. Ainsi, des interventions au niveau de la sécurité (le port du casque sur un chantier de construction, par ex.) sont importantes afin de prévenir un stress aigu (un accident mortel sur un chantier de construction, par ex.). C’est pourquoi il est préférable d’étudier tous ces éléments dans un cadre commun, sous la dénomination de ‘bien-être au travail’. A la recherche de l’équilibre: ‘work-life’ balance La notion de ‘work-life balance’ est aussi très à la mode de nos jours. Un équilibre sain entre vie privée (life) et travail (qui étrangement ne fait pas partie de la ‘life’) est jugé nécessaire à une qualité de vie optimale. On ne peut cependant pas refaire la même erreur que pour les notions de charge de travail, de contrôle et de soutien social du modèle de Karasek. Il n’existe pas de normes objectives permettant de déterminer ce qu’est un équilibre sain entre travail et vie privée. C’est aussi une donnée subjective. Nous pouvons seulement dire qu’un équilibre sain entre travail et vie privée favorise le bien-être, mais ce que cela signifie pour un individu concret est beaucoup moins facile à déterminer. Il y a des personnes pour qui la balance entre travail et vie privée penchera très fortement en direction du travail, sans qu’elles en éprouvent du stress et/ou s’en sentent mal. Pour favoriser un équilibre sain entre travail et vie privée, certaines entreprises ont proposé des services de repassage de linge ou d’accueil d’enfants. De telles initiatives témoignent de beaucoup de bonne volonté mais des enquêtes ont démontré que l’impact de telles initiatives est généralement limité. Ce qui aide davantage les travailleurs, c’est la liberté de pouvoir régler leur travail en fonction d’arrangements dans la sphère privée (la garde des enfants par ex). Outre un horaire flexible, la possibilité (limitée) de travail à domicile est un exemple d’initiatives pouvant favoriser un sain équilibre entre travail et vie privée. L’importance des conditions de travail s’exprime aussi dans l’importance grandissante des 125 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L valeurs qu’incarne l’entreprise où l’on travaille et de la manière dont on peut s’y identifier en tant que personne. Les entreprises sont aussi de plus en plus mises au défi de trouver une solution équilibrée pour des caractéristiques spécifiques à certaines catégories d’âge des collaborateurs. En ce moment, c’est surtout la politique adoptée à l’égard des travailleurs plus âgés qui est au centre des préoccupations. Ici aussi, l’on peut songer à des mesures se situant au point de rencontre entre travail et vie privée, comme la diminution progressive, plutôt que brusque, de la carrière. Une autre constatation notable concernant la relation travail/vie privée est que notre entourage privé a moins d’impact sur notre bien-être que notre environnement professionnel. Plus étonnant encore, une vie privée satisfaisante ne peut compenser les problèmes au travail, mais l’inverse est vrai. L’explication avancée à ce sujet est encore plus controversée. Notre environnement professionnel aurait un plus grand impact sur notre bien-être parce que le lien affectif avec le travail est plus important que le lien économique. Sur notre lieu de travail, les contacts sociaux (lien affectif) constituent la principale motivation, notre rémunération (motivation économique) venant en deuxième place. Dans notre relation avec notre partenaire, en revanche, les intérêts économiques sont la motivation principale. Le lien affectif n’occupe que la deuxième place. Ce qui explique qu’une situation de travail insatisfaisante a un plus grand impact sur notre sentiment de bien-être qu’une relation de couple insatisfaisante. Récupération Outre le fait qu’il n’existe objectivement pas de trop lourde charge de travail, les employeurs seront heureux d’apprendre que les gens sont capables d’assumer beaucoup de stress! De courtes périodes de stress intense ne posent pas problème, à condition que l’on puisse s’en remettre. Le stress ne devient un problème que si nous ne pouvons plus récupérer après une période stressante. Le stress devient alors un problème chronique car les périodes stressantes se suivent et nous ne pouvons plus nous rétablir. En cas de stress chronique, notre mécanisme de récupération est perturbé. On s’endort difficilement, on rumine. Certains ont besoin d’un bon verre d’alcool avant de se coucher. Si on arrive à s’endormir, on ne dort pas sans interruption, ou alors pas profondément, ou l’on se réveille tôt. Et quand on doit se lever le matin, on rechigne à partir au travail (pas de ‘fitness for work’). Ce processus indique que le mécanisme de récupération est perturbé. Si on a en revanche la possibilité de récupérer d’une période stressante, on s’en sort même plus fort qu’avant. Les psychologues parlent dans ce cas de résistance psychologique. On est en quelque sorte entraîné à résister au stress, par la confrontation au stress suivie de récupération. Une dernière tendance: stress au niveau de l’organisation Les idées de Karasek et les chiffres d’absentéisme (avec le coût qui y est lié) ont fait que le stress n’est plus tant considéré comme un problème du travailleur individuel mais plutôt comme un problème de l’organisation. Le stress se situe alors à trois niveaux. Au niveau supérieur, le niveau de l’organisation, le stress se remarque aux statistiques relatives à l’absentéisme et aux départs. Un aspect fort bien connu des responsables des ressources humaines. On en dresse de belles statistiques. D’autres signes de stress à ce niveau sont: la consommation d’alcool, le tabagisme, les accidents de travail, l’agitation sociale… Rares sont toutefois les statistiques relatives à ces aspects. 126 CHAPITRE 6.1 Le niveau suivant de stress dans une organisation est celui de l’équipe. Avant que le stress n’atteigne le niveau de l’organisation, il est déjà décelable au niveau de l’équipe: ambiance tendue, conflits, harcèlements, équipes moins performantes… Si l’on veut éviter que le stress n’atteigne le niveau de l’organisation, il faut déjà essayer d’intervenir au niveau de l’équipe. Ceci suppose naturellement que l’on prête également attention aux signaux de stress au niveau de l’équipe. On peut agir encore plus rapidement. Car avant que le stress n’atteigne le niveau de l’équipe, il est déjà présent chez le travailleur individuel. Etre attentif aux signaux de stress au niveau individuel (signaux corporels, comportementaux et affectifs) permet d’intervenir vite. Enfin: vers un modèle contemporain du stress Les tendances abordées en matière de stress au travail montrent clairement que les anciens modèles, comme celui de Karasek, ne donnent plus satisfaction. La complexité de la problématique du stress est trop grande pour qu’on puisse la saisir dans un modèle simple, aussi intéressant soit-il, comme celui de Karasek. L’ISW a essayé de développer un modèle qui tient compte des évolutions contemporaines dans le domaine du stress tout en respectant l’héritage précieux de modèles précédents [vous trouverez plus d’informations sur le modèle ISW sur www.ISW.be]. Le modèle ISW est un modèle de stress au travail nuancé, car il permet de situer les plaintes et les points critiques au sein de l’interaction entre l’individu et son environnement. La question de savoir si le stress est la conséquence des caractéristiques de l’environnement de travail ou bien du travailleur perd de sa pertinence. Ainsi, les plaintes relatives au stress peuvent résulter d’un déséquilibre entre environnement professionnel et privé, ou d’un conflit entre une caractéristique de la personnalité, telle que l’ambition, et les possibilités de carrière au sein de l’organisation. Et c’est sur cette interaction complexe entre la personne et le travail que porte le débat sur le stress au travail. Ce serait trahir la vérité que de considérer notre boulot comme le seul et grand coupable de notre stress. Il n’en reste pas moins qu’un travail sain est nécessaire à notre bien-être. BIBLIOGRAPHIE: – Gaillard, A. W. K. (2003). Stress, productiviteit en gezondheid. Tweede editie. Uitgeverij Nieuwezijds, Amsterdam C O N TA C T: Dirk Antonissen Tél: 016/20.85.96 E-mail: [email protected] www.isw.be L’ISW (Instituut voor stress en werk), spin-off de la KULeuven et de l’UCL, est spécialisée dans le conseil et l’accompagnement d’entreprises et d’organisations en matière de stress, de bien-être et de performance. 127 Consultant en gestion du stress: un nouveau métier? MARC DRÈZE PSYCHOLOGUE, CONSULTANT ET FORMATEUR AU CFIP Le mot ‘stress’ fait aujourd’hui partie du langage courant, au point d’être souvent galvaudé. En fait, lorsque nous nous disons stressés, nous parlons la plupart du temps de nos émotions. ‘Je suis stressé’ signifie ‘Je suis nerveux, angoissé, irritable …’ Le sous-titre donné par Graziani et Swendsen1 à leur petit ouvrage récent intitulé ‘Le stress’ est significatif: ‘Emotions et stratégies d’adaptation’ (c’est nous qui soulignons). Les spécialistes le constatent: l’anxiété constitue le symptôme cardinal du stress. Dans ses manifestations les plus graves, le stress affecte la santé physique bien sûr, mais aussi la santé mentale. Il résulte d’un déséquilibre dans les relations de l’individu avec son environnement. Les sollicitations de celui-ci peuvent se révéler trop importantes vis-à-vis des capacités de la personne à y répondre, on parle alors de sur-stress. Le surmenage en est un exemple fréquent ; la multiplication et la complexification des missions dévolues aujourd’hui à de nombreux professionnels alimentent la ‘pression’ au sein des entreprises. Dans d’autres situations, les troubles sont générés par un déficit en stimulations à l’égard des besoins de la personne, qui se trouve dès lors en sous-stress. Un bon exemple psychopathologique de sous-stress nous a été donné par Spitz dans ce qu’il a appelé l’hospitalisme2. Il s’agit de désordres psychosomatiques graves observés chez de jeunes enfants manquant de stimulations affectives au cours d’une longue hospitalisation. On pense aussi à l’état de désoeuvrement entraîné par le chômage endémique et son lot de conséquences: marginalisation, problèmes de santé… La psychiatrie sociale n’est-elle pas mobilisée, depuis une vingtaine d’années, par la prise en compte de situations inhérentes aux conditions de vie d’une population en proie à l’exclusion? Comme tout phénomène complexe, l’origine du stress se situe à l’intersection d’une diversité de sources: les causes tiennent à la fois aux conditions de travail et à des caractéristiques personnelles. Il existe aussi une catégorie de causes plus globales, sur lesquelles les individus n’ont, d’une certaine façon, pas de prise directe ; il s’agit des évolutions sociétales à caractère socio-économique, sociologique, technologique et éthique. Fondé en 1970, le CFIP - Centre pour la Formation et l’Intervention Psychosociologiques3, s’est toujours attaché à l’appréhension des problématiques psycho-sociales contemporaines, et à la recherche de réponses adaptées à celles-ci. C’est pourquoi les intervenants associés à cet organisme 128 CHAPITRE 6.1 portent une attention particulière au stress, à la hauteur des demandes qui lui sont adressées. La question est d’autant plus investie qu’elle s’inscrit volontiers au cœur d’une double exigence chère au Cfip: l’efficience de l’organisation et le bien-être des personnes. La ‘consultance en gestion du stress’ deviendrait-elle un nouveau métier? En tout état de cause, la question présente l’intérêt d’autoriser l’identification de deux axes d’intervention: (a) Les mesures organisationnelles qui peuvent être prises pour réduire le stress des travailleurs influencent les conditions de travail: elles relèvent d’une logique managériale. Les méthodes préconisées par les consultants sont ajustées aux spécificités des organisations, qu’il s’agisse d’entreprises, d’administrations publiques ou de structures apparentées au secteur nonmarchand. Il s’agit par exemple des dispositions qui permettent de rassurer les travailleurs quant à ce qu’on attend d’eux et quant aux critères selon lesquels leurs prestations seront évaluées, ou qui permettent de leur donner les moyens de réaliser ce qu’on leur demande, de leur garantir l’équité vis-à-vis de leurs collègues. En somme, les changements organisationnels recommandés pour réduire le stress consistent à créer un espace de sécurisation, dans un monde où l’arbitraire, l’injustice et l’imprévisibilité colorent les outils de gestion et les relations inter-humaines. Dans une certaine mesure, ces changements peuvent être préparés et accompagnés4: le consultant peut être sollicité pour faciliter ces processus. (b) L’engouement des personnes de tous horizons pour les formations à la gestion du stress en dit long sur leur besoin de trouver des réponses à ce ‘mal du siècle’. Ces formations ne doivent pas être confondues avec les démarches médicales ou psychothérapeutiques requises dans des situations particulières. De même, elles ne dispensent pas les responsables de mettre en oeuvre les mesures évoquées supra pour optimiser la gestion des organisations. Elles ont surtout une visée pédagogique. Ces formations se déroulent généralement sur deux à trois journées. Elles sont destinées à des groupes composés d’environ douze personnes, issues d’organisations différentes ou non. Souvent, les responsables demandent la mise en place de sessions pour répondre à des besoins identifiés au sein du personnel. La formation se tient alors in situ (entreprises, hôpitaux, établissements scolaires, administrations, etc …). On y apprend que les individus disposent de deux types de stratégies pour gérer spontanément le stress: les stratégies centrées sur la modification de la situation génératrice de tensions, et celles qui s’apparentent plutôt à la gestion des émotions, c’est-à-dire à la gestion de ce qui se trouve perturbé ‘à l’intérieur’ de la personne consécutivement à un déséquilibre plus ou moins traumatique. La formation est loin de présenter une vision mono-méthodiste des solutions à adopter, vision qui relève fréquemment d’une vulgarisation simplificatrice à connotation hygiéniste. Elle invite plutôt les personnes à considérer le caractère multi-dimensionnel de la problématique et, partant, la diversité des stratégies qui permettent d’y faire face, notamment sur le plan préventif. La gestion du ‘stess post-traumatique’ y est également abordée. La prise en compte de la dimension psychologique dans la gestion du stress revient à tenter d’aider les personnes à élargir leur ‘marge de manœuvre’, mentale et comportementale, dans les 129 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L situations qu’elles vivent comme une impasse ou comme une ornière. A cet égard, la gestion du stress constitue en somme une gestion de soi. RÉFÉRENCES: 1. Nathan, 2004 2. Spitz René A., « La première année de la vie de l’enfant », PUF, Paris, 1953 3. Le CFIP est reconnu comme Organisme d’Education Permanente par le Ministère de la Communauté Française 4. C. Bareil et A. Savoie, « Comprendre et mieux gérer les individus en situation de changement organisationnel », in Revue Internationale de Gestion, Volume 24, n°3, p. 86-94 C O N TA C T S : CFIP, Avenue Gribaumont 153, 1200 Bruxelles Tél: 02 770 50 48. www.cfip.be 130 La gestion du stress au travail: l’exemple d’un hôpital psychiatrique MARC VERMEIRE DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’HÔPITAL PSYCHIATRIQUE SINT-CAMILLUS, SINT-DENIJS-WESTREM En 2004, le Psychiatrisch Ziekenhuis Sint-Camillus occupait la 13ème place dans la catégorie Meilleur Employeur de Belgique, laissant derrière lui des entreprises telles que Proximus, McKinsey, Delhaize, Adecco. Une belle performance… qui ne résulte certainement pas de salaires plus élevés! Comment y sommes-nous parvenus? Il faut savoir que les résultats de ce classement sont obtenus à 80% par une étude menée auprès des collaborateurs et à 20% seulement par un audit des gestionnaires du personnel. Nous pouvons donc affirmer à juste titre que les collaborateurs du PZ Sint-Camillus sont satisfaits de leurs conditions de travail et de l’organisation dans laquelle ils travaillent. Et la gestion du stress dans tout cela? En réalité, au sein de la direction, nous nous occupons peu du stress proprement dit. Nous mettons plutôt l’accent sur la satisfaction, la motivation et la compétence de nos collaborateurs. Le fait d’être satisfait de ses conditions de travail ne revient-il pas à faire son boulot avec un niveau optimal de stress, autrement dit ni trop ni trop peu? Mais comment y arriver? Contre toute attente, la réponse à cette question ne se résume pas à quelques actions ciblées, mais résulte d’un style de gestion, d’une certaine culture d’entreprise qui fait que les gens se sentent bien dans leur travail. Des collaborateurs satisfaits, c’est le fruit d’une gestion du personnel, au sens le plus large, qui comprend entre autres le style de leadership, la gestion du changement, la culture de l’organisation. C’est ce que nous allons essayer de vous décrire. Défis ou menaces: tout est dans la manière de voir les choses Quand on pense gestion du stress, on songe d’emblée à identifier les différents facteurs de stress contre lesquels il importe de protéger ses collaborateurs. Les facteurs de stress sont considérés comme des menaces à éviter à tout prix. Ce n’est pas notre point de vue. En éliminant tout ce qui pourrait perturber le personnel, on protége certes les collaborateurs du surmenage mais on leur enlève aussi la possibilité de puiser de l’énergie dans leur travail. Nous partons du principe que les gens reçoivent de l’énergie en atteignant des résultats. Cette énergie, on la ressent parce qu’on est fier de son travail, parce qu’on est reconnu par autrui, 131 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L parce qu’on a davantage confiance en soi. On apprend et on évolue dans son travail. Les collaborateurs acquièrent plus d’endurance et peuvent dès lors supporter une charge plus importante. Nous ne voyons donc pas les facteurs de stress comme des menaces, mais nous cherchons des moyens d’impliquer les gens dans leur travail de manière à ce qu’ils y trouvent du plaisir, qu’ils soient fiers des résultats obtenus et de l’organisation dont ils font partie. Nous créons des défis appropriés. La stratégie mise en œuvre – Les changements sont pour les collaborateurs le facteur de stress numéro un. Nous tâchons dès lors d’imposer le moins possible de changements d’en haut mais de donner aux équipes un maximum d’autonomie, dans des limites définies. Nous utilisons à cet effet un système de plan de gestion par unité (afdelingsbeleidsplan). Nous créons ainsi un niveau de changement sur lequel les collaborateurs peuvent influer. – En cas de problèmes et de tensions, nous communiquons de manière intensive. Les informations importantes sont transmises directement par la direction aux collaborateurs concernés. La direction est disposée au dialogue et prête à apporter des adaptations. Elle s’efforce également de communiquer un maximum d’informations par le biais de la revue du personnel et via des rencontres informatives pour les collaborateurs. – Etant donné l’importance de travailler en équipées soudées, nous essayons de maintenir le plus possible leur stabilité. Les équipes en difficulté reçoivent de l’aide, si nécessaire d’experts externes. – Nous cherchons constamment des manières diverses et inattendues de mettre les gens en valeur. Un mot de reconnaissance donne des ailes aux collaborateurs. Nous essayons de ne pas nous contenter d’une tape sur l’épaule et de compliments mais accordons de l’importance aux cadeaux: un bouquet de fleurs (pas seulement lors d’un anniversaire ou d’un jubilé), des tickets de cinéma, un verre ou un repas au restaurant, une corbeille de fruits, etc. Chaque année, le ‘Kamiel’ est décerné au collaborateur le plus méritoire. – Au PZ Sint-Camillus, nous disposons d’un système de feedback de 77 indicateurs qui nous informent de l’état de santé de l’hôpital. Ces indicateurs ont trait aux domaines les plus divers: financier, personnel, médico-thérapeutique, organisationnel, satisfaction des patients,… La majorité de ces indicateurs sont répartis par service. Les thérapeutes reçoivent un feedback individuel sur leurs thérapies. Les collaborateurs se rendent ainsi mieux compte des résultats de leurs efforts. – Les problèmes sont résolus rapidement. Nous essayons d’éviter que les collaborateurs vivent des frustrations parce qu’ils ne disposent pas du matériel nécessaire, parce que certains systèmes informatiques ne fonctionnent pas, parce que la direction ne répond pas à une question,… Nous ne sommes pas avares en équipement informatique et autre. Les services administratifs, les services logistiques et la direction sont là pour soutenir les équipes multidisciplinaires autour du patient. – Nous mettons tout en œuvre pour que les collaborateurs se sentent en sécurité sur le lieu de travail. Le risque de suicide, d’agression, d’incendie constituent des menaces réelles qui peu- 132 CHAPITRE 6.1 vent donner un sentiment d’insécurité au travail, surtout lorsqu’on travaille seul le week-end et la nuit. Divers systèmes ont été élaborés pour y remédier, systèmes d’alerte, d’entraide, d’accueil lors d’incidents, formations sur la manière de gérer une agression, un risque de suicide, etc. Le sentiment d’insécurité est mesuré chaque année chez les collaborateurs. – Nous donnons aux collaborateurs la possibilité de trouver un équilibre entre travail et vie privée. Nous satisfaisons (presque) toutes les demandes de diminution de temps de travail, même dans un contexte de manque de personnel. Durant les mois d’été, nous engageons de nombreux jobistes pour pouvoir satisfaire les demandes de vacances des collaborateurs. Le mercredi aprèsmidi, le congé le plus demandé, il n’y a pas de thérapies. Les patients aussi apprécient d’avoir une après-midi de congé pendant la semaine. De nombreux collaborateurs ont des horaires flexibles. Et ce qui est appréciable, c’est que le soir, ils peuvent emporter chez eux le menu du jour pour toute leur famille. Quelques minutes au micro-ondes et le repas du soir est prêt! – Nous donnons aux gens des raisons d’être fiers de leur hôpital. Une 13ème place dans la catégorie Meilleur Employeur en est un exemple. Nos collaborateurs ont l’occasion de voir que nous sommes des pionniers dans de nombreux domaines dans notre secteur: programmes de traitement spécifiques pour des groupes cibles difficiles, informatisation, Balanced Scorecards, etc. Suivi du bien-être des collaborateurs. Deux méthodes nous aident à vérifier où en est le bien-être des collaborateurs. 1) Absentéisme: Le pourcentage d’absentéisme nous indique dans quelle mesure les gens ont tendance à rester chez eux quand ils se sentent moins bien et – peut-être plus important encore – combien de temps ils restent chez eux dans pareils cas. Les gens qui aiment leur (lieu de) travail viennent quand même travailler, même s’ils sont dans un moins bon jour. Ils essaient aussi de revenir le plus vite possible, ne serait-ce que pour éviter la surcharge des collègues. Nous avons pu constater qu’en 1998, année de multiples changements dans l’hôpital (réorganisation, introduction d’ordinateurs dans les services, …), l’absentéisme s’élevait à 6,6%. Il est redescendu à 2,5% en 2004, le chiffre le plus bas. 2) Satisfaction du personnel: Une bonne enquête de satisfaction auprès du personnel nous informe du degré de satisfaction des collaborateurs et nous indique s’ils se sentent bien au travail ou s’ils sont stressés. Nous pouvons même nous faire une idée nuancée des facettes du travail à propos desquelles on est satisfait ou pas. Cette enquête est effectuée tous les deux ans depuis 1999. Le score moyen lors du premier sondage s’élevait à 65 sur 100 en 1999. Lors de la dernière évaluation, en 2005, nous avons obtenu un score de 73 sur 100. C O N TA C T S : Psychiatrisch Ziekenhuis Sint-Camillus VZW, Beukenlaan 20, 9051 Sint-Denijs-Westrem T 09 222 58 94 E [email protected] 133 Travailler avec plaisir, …plus longtemps LÉON VLIEGEN HUMAN RESOURCES MANAGER BELGIQUE, BOREALIS Dans une entreprise (comme la nôtre), on essaye de combiner performances, motivation et bien-être des travailleurs. Ce faisant, nous tentons aussi de tenir compte de manière proactive de ce qui se passe dans notre environnement et dans la société. Dans cette optique, nous partons du principe que, du fait de la dénatalité et du vieillissement de la société, nous devons nous efforcer, au niveau de l’entreprise aussi, de créer un environnement de travail qui incite les travailleurs à (vouloir) travailler plus longtemps. Dans notre entreprise, nous avons entamé un processus de dialogue avec les syndicats et les collaborateurs sur le thème de la gestion du personnel en fonction de l’âge, en vue de réfléchir ensemble à la meilleure manière de traiter cette question. Nous y travaillons avec le Limburgs Universitair Centrum. Nous avons entrepris cela car nous pensons que c’est dans l’intérêt tant de l’entreprise et des collaborateurs que de la société. En nous préoccupant de cette question suffisamment tôt, nous souhaitons y être mieux préparés. Nous choisissons délibérément d’impliquer les syndicats et les collaborateurs parce que nous pensons qu’ensemble nous pourrons imaginer davantage de solutions, qui seront non seulement meilleures mais aussi mieux acceptées par tout le monde. Une gestion du personnel en fonction de l’âge vise le maintien, le développement et l’utilisation des capacités, des connaissances et de l’expérience, à court et à long terme, de tous les collaborateurs individuels, dans toutes les catégories d’âge. Pour cela, il faut tenir compte de l’évolution des possibilités et des besoins. Nous avons déterminé avec les collaborateurs quels étaient les éléments positifs et négatifs quant au fait de travailler plus longtemps. Parmi les éléments négatifs, on pouvait trouver: – une pression sociale de l’entourage, pour arrêter – le fait de se sentir insuffisamment apprécié – la charge et les exigences de travail – la différence financière minime entre travailler et ne pas travailler – le travail physiquement lourd et/ou le travail continu et parmi les éléments positifs: – une attention à la situation, aux attentes et à l’évolution personnelle – une différence suffisamment grande entre pension et salaire 134 CHAPITRE 6.1 – un règlement de travail (personnalisé) flexible – davantage de considération pour l’expérience Sur base de cela, nous allons continuer, toujours en concertation, à discuter de quelques thèmes et à envisager des possibilités de solutions. – Davantage de flexibilité dans les règlements de travail et les possibilités de prolongation de carrière. Cela devrait permettre aux collaborateurs de continuer à effectuer des tâches qui, en raison de la nature du travail (par ex. chariot élévateur) ou du règlement de travail (par ex. travail continu), constituent une trop lourde charge pour des travailleurs plus âgés ou dont la capacité de travail est temporairement diminuée. – Parrainage et transfert de connaissances: le coaching des jeunes collaborateurs par des collègues plus anciens, et un transfert des connaissances et de l’expérience contribuent à mieux utiliser les connaissances et l’expérience présentes dans l’entreprise, et à améliorer la productivité générale. – Investir de plus en plus dans des activités de formation, de développement et d’apprentissage pour les collaborateurs tout au long de la carrière permet de mieux garantir leur employabilité et leur productivité à terme. – Economiser du temps: épargner les jours de congé pour la fin de la carrière est une autre possibilité. – Des boulots adaptés: réserver certaines tâches de préférence aux employés plus âgés. – Adapter les lieux de travail: des adaptations techniques, ergonomiques et autres peuvent contribuer à alléger des travaux physiquement lourds. Ce sont là des idées qui permettraient de rendre ou de maintenir la charge de travail supportable, et de maintenir ou d’augmenter la productivité et l’utilité. Ces différentes pistes, et d’autres éventuellement, peuvent nous aider à maintenir un bon équilibre entre coûts, productivité et bien-être de travailleurs (plus âgés). Nous sommes convaincus que ce dialogue avec les collaborateurs et les syndicats nous mènera à la mise au point de solutions ‘à la carte’ permettant d’être productifs plus longtemps et de travailler avec plaisir. Cela ne peut que bénéficier au bien-être général. Lors de conversations en interne, nous constatons souvent que beaucoup de gens aiment travailler et qu’ils apprécient que nous cherchions des possibilités leur permettant de travailler plus longtemps d’une manière adaptée. NOTE: En 2002, la société Borealis, productrice de polymères, a été proclamée ‘entreprise à visage humain’ ; en 2003, elle a fait partie des ‘25 Meilleurs Employeurs de Belgique’, et Leon Vliegen a été élu HR Manager de l’année. C O N TA C T S : Borealis Polymers NV, Campus Mechelen, Industriezone Noord, Schaliënhoevedreef 20c, 2800 Mechelen Tél: 015.47 97 11 www.borealisgroup.com 135 Pour une gestion humaine des problèmes d’alcool au travail MICHÈLE BAUWENS PSYCHOLOGUE ET THÉRAPEUTE FAMILIALE, DIRECTEUR DE L’ASBL SANTÉ ET ENTREPRISE L’alcoolisme ne connaît pas de frontières sociales ou économiques. En moyenne, on estime à près de 10% le taux de personnes ayant des problèmes d’alcool parmi le personnel des entreprises belges, et ceci quel que soit le secteur d’activité, la catégorie professionnelle ou le niveau hiérarchique. Ignorer ces problèmes, fermer les yeux, laisser la situation se dégrader au fil du temps est pourtant, de la part des entreprises, l’attitude la plus courante, attitude qui ne fait qu’aggraver la situation. Car, ’protégé’ par la conspiration du silence, après des années de lente dégradation, le consommateur abusif voit le plus souvent sa carrière se briser: tôt ou tard, il finit par être rejeté, exclu, licencié. Cette exclusion, qui augmente encore sa détresse réelle et accentue l’image négative qu’il a de lui-même, compromet gravement ses chances de guérison. Par son impact non négligeable sur l’absentéisme, les accidents de travail, la productivité et l’image de marque, l’alcool au travail coûte cher aux entreprises. Se sentant dépourvues de méthodes et d’outils pour prévenir l’émergence de ce type de problèmes, pour le gérer adéquatement et pour aider les travailleurs qui en souffrent, un grand nombre d’entre elles oscillent pourtant encore entre la ‘ politique de l’autruche ’ et les mesures purement répressives. C’est pour offrir au monde du travail une alternative constructive à la pratique américaine des tests de dépistage (qui débouche sur l’exclusion), pour garantir une éthique de travail et une gestion humaine de ces problèmes, qu’a été créée, en 1994, l’asbl Santé et Entreprise. Son projet: proposer des programmes d’accompagnement et de soins aux consommateurs à problèmes, et le maintien de leur insertion professionnelle, mais également une intervention en amont par des mesures collectives de promotion de la santé et du bien-être des travailleurs. Car derrière l’alcoolisme se profile aussi le mal-être des travailleurs qui, au nom de la sacro-sainte productivité, sont parfois soumis à des conditions de travail de plus en plus dures. Ils constituent une population fragilisée par le climat de stress, d’insécurité généré par la crise de l’emploi et la préoccupation constante d’une plus grande compétitivité,… Après des débuts difficiles (on s’attaquait à un sujet tabou!), le projet s’est largement développé et, à l’heure actuelle, les demandes d’intervention se succèdent. Elles émanent surtout d’entreprises de plus de 200 travailleurs, appartenant le plus souvent au secteur public (admi- 136 CHAPITRE 6.1 nistrations communales, ministères, organisations parastatales,…). Parallèlement, l’équipe est passée d’une à cinq personnes (en majorité des psychologues) et aux fonds propres générés par les entreprises se sont ajoutés, depuis 1996, des subsides de la CoCof qui a agréé l’asbl comme ‘Service actif en toxicomanie’. Les ‘programmes de prévention et de gestion des problèmes d’alcool et autres drogues’, proposés par Santé et Entreprise se développent dans la durée et sur le long terme. Ce temps est le garant de la réussite du projet, mais il peut aussi être perçu comme une lenteur pouvant engendrer la démotivation, car en opposition avec la culture de performance généralement présente dans les entreprises, surtout dans le secteur privé. C’est aussi un projet qui suscite parfois bien des résistances: la volonté d’améliorer les choses se heurte parfois à l’immobilisme et à la lourdeur du système. Parfois aussi, c’est le contexte qui est défavorable parce que l’entreprise a d’autres priorités. Mais il y a surtout les craintes suscitées par un projet dont l’approche est essentiellement systémique. Car il ne s’agit pas de se limiter à faire soigner les alcooliques (qui ne sont que les ‘patients désignés’), mais plutôt d’envisager les responsabilités de chacun dans la problématique, de s’interroger sur le fonctionnement du ‘ système entreprise ’ tout entier. Pour faire face aux difficultés rencontrées, l’asbl a choisi de travailler dans la concertation, la transparence et selon une méthodologie rigoureuse. Les problèmes sont abordés de manière participative en se basant sur le dialogue entre les partenaires sociaux. Ceux-ci - concertés dans le cadre d’un groupe de pilotage - et l’ensemble du personnel - consulté via une enquête d’opinion - vont aider les consultants à concevoir une politique en matière d’alcool/drogues qui soit adaptée à la réalité propre de leur milieu de travail. Cette politique repose nécessairement sur quatre grands piliers: 1. une réglementation interne claire et réaliste concernant l’accessibilité de l’alcool dans l’entreprise ; 2. des procédures d’intervention globales et concertées, qui indiqueront aux différents intervenants la conduite à suivre lorsqu’ils sont confrontés à des situations problématiques: ivresse au travail, dysfonctionnements liés à un abus chronique, mais aussi réintégration du travailleur qui s’est absenté pour une démarche curative ; 3. la mise en place d’une structure d’aide interne dont le rôle est de conscientiser, motiver, soutenir les usagers à problèmes et faciliter leur accès aux institutions de soins, ceci tout en préservant la discrétion et la liberté de chacun et en refusant par là-même de participer à l’injonction de soin ; 4. des actions concrètes de formation des personnes-clés et de sensibilisation générale du personnel: • Pour les membres de la ligne hiérarchique, qui se sentent très démunis lorsqu’ils doivent intervenir en cas de problèmes d’alcool, une formation est proposée qui leur fournira, entre autres, des outils de communication, des techniques d’entretien et d’intervention. • Pour les travailleurs médico-sociaux qui constituent la structure d’aide interne, sont proposés des modules spécifiques visant à les aider à acquérir une bonne qualité relationnelle avec les usagers à problèmes, à leur apporter des techniques de motivation et à leur faire connaître le réseau des différents dispositifs d’aide externe. • D’autres personnes-clés qui sont amenées à jouer un rôle dans la mise en place de la politique sont parfois formées: délégués syndicaux, agents de sécurité, personnes de confiance,… • Enfin, diverses actions de sensibilisation sont menées auprès de l’ensemble du personnel, 137 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L qui proposent une démarche de santé dans laquelle chacun peut être acteur, qui fournissent des repères pour que chacun puisse opter pour une consommation responsable, et qui suscitent une réflexion sur l’attitude la plus constructive à adopter en tant que collègue vis-à-vis d’un consommateur à problèmes. Car la solidarité bien comprise, la solidarité constructive, ce n’est pas la complaisance, le camouflage ou le silence, mais responsabiliser l’autre de façon bienveillante pour l’aider à changer. C O N TA C T S : asbl Santé et Entreprise tél et fax: 02/215.61.45 E-mail: [email protected] www.sante-enteprise.be 138 Chapitre Donner aux personnes fragilisées des possibilités de (ré)insertion dans la société :: Introduction: La longue route vers la réinsertion. A propos de l’intégration dans la société de personnes présentant des troubles psychiatriques chroniques graves Guido Lissens, Psychiatrisch Centrum St Hieronymus, Sint-Niklaas :: Article 23, un Dispositif Local d’Insertion par le Travail pour des personnes psychiatrisées Jean-Michel Stassen, Article 23 asbl, Liège :: Le projet pilote d’activation ‘Groot – Leuven’ et ses projets d’extension André Bouwen :: Projet ‘taal-oma’ et ‘-opa’: une ‘Mamy-langue’ pour chaque ‘Friend’ Katrien Van De Weghe, Sint-Egidiusgemeenschap, Antwerpen :: Les Trois Pommiers: une expérience originale d’hébergement ‘intergénérationnel et inter-problèmes ‘ Catherine Verdickt, Les Trois Pommiers, Etterbeek :: Les fermes thérapeutiques Hilde Weckhuysen, Steunpunt Groene Zorg vzw 6.2 1 La longue route vers la réinsertion. A propos de l’intégration dans la société de personnes présentant des troubles psychiatriques graves et de longue durée GUIDO LISSENS DIRECTEUR ADJOINT PATIËNTENZORG, PSYCHIATRISCH CENTRUM ST HIERONYMUS, SINT-NIKLAAS Les personnes qui souffrent de problèmes psychiatriques chroniques graves ont du mal à se maintenir dans la société. Elles ont besoin d’une aide spécifique qui soutienne leurs propres tentatives de réinsertion. Nous souhaitons montrer à travers ce texte comment ce soutien se concrétise petit à petit dans le secteur des soins de santé mentale. Nous nous concentrerons ici sur deux formes de soins ‘au sein de la société’, à savoir la réhabilitation professionnelle et les activités de réinsertion dans les centres de rencontres. Au-delà des symptômes Héloïse est une princesse. Tout porte à le croire, même la façon dont elle prononce son nom. Mais les infirmiers de l’hôpital psychiatrique ne la croient pas. D’après eux et d’après le docteur, Héloïse souffre de délires qui résultent de sa maladie, la schizophrénie. Ce genre de diagnostic permet aux soignants de nommer les choses mais ne nous aide pas à comprendre Héloïse. Les soignants y parviennent difficilement et disent qu’Héloïse ferait mieux de revenir à la réalité. Héloïse n’est pas d’accord et dit que le personnel ne veut pas l’écouter ni la comprendre. Il est facile d’affirmer qu’Héloïse a perdu le contact avec la réalité. Mais en nous penchant sur son histoire, nous pourrions peut-être voir son délire sous un autre jour. Héloïse est née en Belgique, mais ses parents viennent du Congo. Le quartier dans lequel elle a grandi était souvent le théâtre d’affrontements racistes. Héloïse s’est toujours sentie une étrangère et rêvait du Congo, sa véritable patrie. À l’âge de dix ans, elle a visité ce lointain pays avec ses parents, mais là aussi, elle s’est sentie étrangère. Plus tard dans sa vie, toutes sortes d’événements lui ont confirmé qu’elle était ‘persona non grata’. Les parents de son ami l’ont rejetée. Suite à des sévices graves infligés par son partenaire, elle s’est retrouvée avec son bébé dans un centre d’accueil, puis, après de nombreux détours, dans un hôpital psychiatrique. Depuis qu’elle est là-bas, elle est très passive, ne participe pas aux travaux ménagers et ne va presque jamais aux séances de thérapie. Les autres patients la soupçonnent de vol. Bref, Héloïse s’est rendue très impopulaire auprès des patients et du personnel. Si nous voulons comprendre Héloïse, il ne suffit pas de la voir comme une ‘patiente schizophrène délirante résistant à la thérapie’. Le fait qu’elle s’imagine être une princesse prend un tout autre sens lorsque nous écoutons son histoire. Lorsqu’on a tout perdu, même son enfant, 140 CHAPITRE 6.2 que l’on a eu toute sa vie le sentiment de ne pas être à sa place et que l’on a été si souvent humiliée et rejetée, s’imaginer qu’on est une princesse, c’est un moyen de retrouver ‘dignité’ et ‘respect’. Pour aider Héloïse, il fallait en tenir compte: lui rendre sa dignité et rétablir le respect qu’elle a d’elle-même était au moins tout aussi important que lutter contre ses symptômes. Favoriser la réinsertion: une nouvelle vision de l’aide La vision des professionnels de la santé mentale sur la vie des patients psychiatriques a fort évolué ces quinze dernières années. On est aujourd’hui de plus en plus convaincu qu’enfermer ces patients dans des hôpitaux psychiatriques pour de longues périodes n’est pas la meilleure solution, et que le séjour en milieu hospitalier fait parfois plus de mal que de bien, car il rend les gens passifs et dépendants. Pour aider des personnes comme Héloïse au sein même de la société, il fallait une nouvelle manière d’aborder les soins psychiatriques. Cette nouvelle conception de l’évolution des troubles psychiatriques donne davantage de place à l’intervention du patient luimême. La ‘réinsertion’ est son concept-clé. La réinsertion est un concept-clé Depuis une quinzaine d’années, le concept de ‘réhabilitation psychiatrique’ a fortement évolué dans les soins de santé mentale en Belgique. Les intervenants se sont davantage intéressés aux buts personnels que les patients avaient dans la vie. Héloïse rêvait de devenir puéricultrice, et rien que le fait d’en parler donnait déjà du relief à sa vie. La réhabilitation tient compte de ces objectifs. C’est ce concept qui a notamment abouti à la création des habitations protégées et à la notion de réhabilitation professionnelle. L’attention portée aux visées personnelles des patients a complètement modifié la réflexion sur la manière dont les patients psychiatriques pouvaient gérer leurs problèmes et leur maladie. On préfère aujourd’hui utiliser le terme de ‘réinsertion’, sur le modèle du ‘recovery’ américain: ce terme désigne le processus unique et personnel par lequel les patients essayent de reprendre le fil de la vie normale et de donner un sens à leur existence. Alors que la ‘réhabilitation’ concerne le travail concret dans différents domaines de la vie, la ‘réinsertion’ vise plutôt l’acceptation des problèmes psychiatriques, l’adoption de nouveaux rôles sociaux et le développement d’une nouvelle identité: non plus en tant que patient mais en tant que citoyen dans la société. L’accent est donc mis sur ce que les ‘patients’ peuvent entreprendre personnellement pour donner une autre direction à leur vie et redevenir des ‘citoyens’. Mais ce processus n’est pas évident. Nombreuses sont les personnes pour qui cela pose d’énormes difficultés pendant ou après un traitement psychiatrique. Il en va de même pour Héloïse: elle est déprimée et quitte rarement le service. Sa famille a coupé tout contact avec elle. Héloïse ne s’entend qu’avec une seule infirmière ; elles discutent pendant des heures, après quoi Héloïse accepte parfois de venir donner un coup de main en cuisine. Lorsque les symptômes disparaissent, tous les problèmes sont résolus… …pensent encore toujours de nombreux soignants. Et ils sont confortés dans cette conviction par les progrès enregistrés par l’industrie pharmaceutique dans le traitement des maladies 141 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L psychiatriques. Mais cette industrie n’a pas encore réussi à mettre au point une pilule qui vous permette de vous refaire des amis et de retrouver un travail, ou de découvrir que votre vie a encore un sens, même quand vous êtes schizophrène. C’est pourtant cela que les patients attendent des thérapeutes. Notre système de soins de santé mentale, si bien organisé, est donc confronté à un problème: d’un côté nous avons des structures qui s’occupent surtout de prodiguer des ‘traitements’ et d’un autre côté, nous avons des patients qui demandent une aide plus concrète lors de leur processus de réinsertion… Et le problème est encore plus flagrant lorsque nous regardons la façon dont nous avons financé ce système: comme les soins sont presque entièrement axés sur le ‘traitement’, la majorité des fonds vont aux hôpitaux psychiatriques et à leurs nombreux services spécialisés, et il reste très peu de moyens pour l’encadrement et le soutien à domicile... Mais revenons à Héloïse. Elle nie sa maladie et est surtout accablée par les pertes qu’elle a endurées tout au long de sa vie. ‘Qu’est-ce que la vie représente encore pour moi?’, se demande-t-elle, ‘je remplis juste de l’espace’ - et elle pense parfois à y mettre fin. Certains soignants estiment qu’il faut d’abord vaincre ce rejet de la maladie, avant de pouvoir envisager d’autres progrès. Mais l’accompagnatrice d’Héloïse se demande s’il ne conviendrait pas de faire l’inverse: examiner d’abord les possibilités de réinsertion avec Héloïse, avant d’envisager l’acceptation de la maladie. Elle part du principe que ce que nous faisons a de l’importance pour le regard que nous portons sur nous-mêmes et sur nos relations avec les autres. En ergothérapie, Héloïse a découvert son talent pour la cuisine. Avec l’ergothérapeute, elle s’est tournée vers la cuisine africaine. C’est ici que la réinsertion d’Héloïse débute vraiment… Des pistes pour reconstruire La Belgique compte près de 30.000 personnes qui présentent des troubles psychiatriques chroniques graves. Les demandes que ces personnes adressent aux services d’aide ne correspondent pas toujours à l’offre que ceux-ci peuvent leur proposer. Ce problème d’harmonisation des soins par rapport aux besoins existe en Belgique, mais aussi partout dans le monde. De plus en plus de scientifiques et de politiciens en prennent progressivement conscience. Ils découvrent qu’on a besoin de ‘soins de santé mentale axés sur la réinsertion’, et qu’un traitement psychiatrique, aussi efficace soit-il, ne donnera de bons résultats que s’il est appliqué conjointement à une bonne réhabilitation. Plusieurs questions se posent à ce stade: à quoi ressemblent ces ‘soins de santé mentale axés sur la réinsertion’? De quoi se composent-ils? Sur quoi faut-il mettre l’accent? En quoi diffèrentils des soins traditionnels? Un début de réponse pourrait être que, dans le cadre de soins de santé mentale axés sur la réinsertion, les soignants et les patients unissent leurs forces dans deux domaines: découvrir et construire une nouvelle façon de vivre, et faire à nouveau partie de la société. Ce qui n’est possible que grâce à une bonne collaboration. Apprendre et construire une nouvelle façon de vivre: Les intervenants aident la personne à reconstruire sa confiance en elle. Le patient est informé sur sa maladie et comprend mieux ce qui lui est arrivé. Ils réfléchissent ensemble à l’avenir en fonction des souhaits et des possibilités du patient. Ils fixent des points de repère qui permettront de reprendre le contrôle de la vie et du trouble psychiatrique. Dans le cas d’Héloïse, cela se fait de façon indirecte, par le biais d’activités quotidiennes banales: à partir de la cuisine africaine, elle développe un sentiment d’estime de soi. Pour d’autres, cela peut se faire plus directement par une psycho-éducation, individuelle ou en groupe. 142 CHAPITRE 6.2 Faire partie de la société… …est le souhait de la plupart des personnes qui présentent des troubles psychiatriques. Ne plus subir le stigmate qui entoure ces affections et qui les condamne à une existence marginale. Mais de nouveau, jouer un rôle significatif au sein de la société n’est, pour bon nombre d’entre eux, pas évident du tout. La société n’attend pas ces personnes à bras ouverts. Il y a déjà tellement d’autres problèmes d’intégration: les handicapés, les demandeurs d’asile, les allochtones… toutes ces personnes exclues doivent aussi trouver leur place dans la société. Les pourvoyeurs de soins de santé mentale ont donc du pain sur la planche s’ils veulent que leurs patients obtiennent un logement convenable, trouvent à nouveau du travail ou reprennent leurs études. Sans oublier le plus difficile: les aider à trouver un bon médecin sensible aux problèmes spécifiques des patients psychiatriques, à reformer un cercle d’amis et de connaissances,… Et même, pourquoi pas, à trouver un véritable travail qui leur permette véritablement à trouver leur place dans la société… Héloïse commence tout en bas de l’échelle: grâce à l’intervention de son accompagnatrice, elle débute comme bénévole dans un centre de formation interculturelle pour des écoliers de l’enseignement primaire et secondaire. Tout ceci n’est possible qu’à la condition que s’établisse une bonne relation de coopération entre l’intervenant et le patient. Le succès du processus de réinsertion dépend également de la collaboration d’autres personnes: patients, famille, amis, collègues. Toutes ces personnes doivent pouvoir croire dans les possibilités du patient et oser espérer sa réinsertion. Elles doivent dégager du temps pour écouter le patient et pour voir ce qu’il a déjà entrepris pour maîtriser ses problèmes, mais elles doivent également accepter que l’avenir soit incertain et peut-être même difficile. Et surtout: elles doivent prendre au sérieux les désirs et les préférences des patients et ne pas les pousser dans une direction prédéterminée. Héloïse trouve un grand soutien auprès des membres du centre interculturel. Ils l’invitent chez eux, lui offrent de petits présents, vont faire les courses avec elle… Se réinsérer et faire partie de la société grâce au travail Les politiciens ont encore tendance à prendre leurs désirs pour des réalités. Quand ils brandissent l’expression ‘politique d’inclusion sociale’, ils s’imaginent une société prenant automatiquement à cœur l’intégration des personnes défavorisées. La réalité est tout autre. Seules 7% des personnes présentant des troubles psychiatriques chroniques graves ont un vrai travail dans la société. C’est encore moins que les handicapés physiques, dont la moitié est active en Belgique. Une étude a pourtant montré que 50 à 70% des patients psychiatriques voudraient retrouver du travail. Pourquoi le travail est-il si important pour ces personnes? Parce que le travail est avant tout la preuve de leur réinsertion individuelle et sociale. Marlieke De Jong, spécialiste hollandaise de renom, l’exprime en ces termes: ‘Le travail remplit un rôle concret, relativement simple mais qui apporte beaucoup. Le travail, c’est le contraire de l’hospitalisation, de la passivité.’ Selon elle, le travail a également l’avantage de structurer le temps, d’élargir l’horizon social, de permettre de collaborer à un but collectif, de donner une identité et un statut et de forcer à être actif. Le secteur belge des soins de santé mentale débat actuellement de la pertinence de la réhabilitation professionnelle et de la façon de proposer cette option. Certains n’y croient pas (encore) du tout et proposent des activités de rencontre et de loisirs, souvent dans le cadre d’une hospitalisation de jour. Ils pensent que la réhabilitation professionnelle n’est faisable que pour quelques 143 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L ‘happy few’ et de préférence au sein de structures adaptées. D’autres croient que seul un accompagnement d’insertion socioprofessionnelle vers un travail rémunéré n’a de sens, comme le montrent certains exemples étrangers. Mais ce débat a peu de sens si l’on considère les personnes qui ont des difficultés psychiques comme des individus pris dans un processus personnel de réinsertion, comme des personnes qui évoluent et qui grandissent tout en traversant de temps à autre des périodes difficiles. En réalité, un patient aura besoin d’une offre de travail différente selon la phase de réinsertion dans laquelle il se trouve. Et l’essentiel est que cette offre soit réellement disponible. Au début du processus de réinsertion, la personne a besoin de beaucoup d’énergie pour garder le contrôle de la maladie et se faire à l’idée qu’elle est malade. Au cours de ces premières phases, le travail est un moyen de lui donner une sécurité et une structure, de découvrir ses propres possibilités et de trouver l’énergie de s’impliquer dans le processus de réinsertion. Un encadrement soutenant est alors ce qu’il y a de plus indiqué: un choix parmi différentes activités, dans un environnement de travail protégé et peu stressant, comme par exemple un centre d’activités de jour. Au fil du processus de réinsertion, les patients désirent petit à petit retourner à une vie normale au sein de la société, et trouver un emploi peut alors devenir un but en soi. Au cours de cette phase, il sera plus utile de leur proposer des activités davantage axées sur un développement personnel, comme un parcours de réinsertion professionnelle individuelle. Ce type d’encadrement permet aux patients de mieux prendre conscience de leurs possibilités et de leurs limites professionnelles. Un passage vers le monde du travail devient alors possible. Actuellement, Héloïse désire continuer à travailler comme bénévole dans le centre interculturel. Elle va d’abord avoir besoin de toute son énergie pour réapprendre à vivre seule. Elle a également besoin de l’environnement familier du centre. Un travail rémunéré n’est pas envisageable actuellement. Héloïse est toujours convaincue qu’elle est de sang noble mais elle n’émet plus de revendications à ce sujet. Elle est prête à prendre ses médicaments quand il le faut et prend mieux soin de sa personne. Elle parle parfois de son enfant, elle voudrait le revoir… ‘Nous ne sommes pas seuls’ ou la réinsertion et l’inclusion sociale via les ‘clubhouses’ Il y a en Belgique quelques-uns de ces centres de rencontres ou ‘clubhouses’ pour patients psychiatriques. Les usagers s’appellent ‘membres’, ‘clients’ ou encore ‘bénévoles’. Le premier clubhouse a été fondé aux États-Unis en 1933 et portait le nom de WANA-house: ‘We are not alone’ (‘Nous ne sommes pas seuls’). Ce type de structure se caractérise par le fait que les clients ou membres déterminent en grande partie eux-mêmes le fonctionnement du centre. Chaque membre doit aussi endosser une part de responsabilité dans le fonctionnement du centre. Les centres de rencontres ou clubhouses appliquent une approche particulière qui s’inspire directement de l’idée de réinsertion et qui, espérons-le, gagnera du terrain dans les soins de santé mentale chez nous. Qu’est-ce qui rend le fonctionnement de ces clubhouses si particulier? Et comment font les organisateurs pour éviter qu’elles ne deviennent de petits ghettos au sein de la société? En Flandre, le personnel des soins de santé mentale est extrêmement qualifié pour traiter et encadrer les processus de réinsertion. Généralement, cette aide se traduit par des contacts individuels avec les personnes, ou via des entretiens avec le partenaire et la famille. Les clubhouses optent 144 CHAPITRE 6.2 pour une autre méthode. L’attention se porte sur ce que les clients entreprennent pour retrouver leur place dans la société et pour reprendre leur vie en main. Pour construire une nouvelle identité en tant que citoyen de la société et non plus uniquement comme patient des soins de santé mentale. ‘Reprendre sa vie en main’, telle est la mission que de nombreux membres ou clients se donnent. L’offre d’activités est donc très variée car elle correspond aux stratégies les plus diverses imaginées par les personnes elles-mêmes pour leur réinsertion. Le personnel se concentre sur le fond et mène tous les projets à bien: soirées dansantes, travaux informatiques, travail bénévole, organisation d’une soirée bowling… L’idée sous-jacente est toujours le processus de réinsertion et la participation à part entière à la société. Participer à l’organisation d’une soirée dansante donne aux gens un sentiment de valeur qui les aide à se sentir plus forts pour entreprendre des démarches au sein de la société. La transition vers la société se fait ainsi petit à petit, étape par étape, et pour certains, elle ne réussira peut-être jamais. Mais peut-on leur en vouloir de préférer temporairement la protection du foyer familier à l’insécurité et à l’hostilité de la société? Conclusion Pour Héloïse, la fréquentation du centre de rencontres a été très brève. Elle préfère en effet ne pas avoir de contacts avec d’autres patients psychiatriques et les relations qu’elle a nouées à son travail lui suffisent. Elle veut mener sa propre vie et découvre petit à petit comment y arriver: calmement, à son propre rythme et sans stress émotionnel. Quand elle se sent seule, elle va voir son accompagnatrice à l’hôpital psychiatrique. Mais si cette dernière est absente, elle arrive quand même à se débrouiller. L’histoire d’Héloïse nous montre clairement que les soins de santé mentale, la réhabilitation et l’inclusion sociale axés sur la réinsertion doivent être organisés ‘sur mesure’. Le patient en détermine lui-même le rythme; ses attentes et ses souhaits en sont le point de départ. Nous devons confier ces soins à des intervenants bien formés et imprégnés de ces principes. (merci à Marjolein Deceulaer) C O N TA C T S : Psychiatrisch Ziekenhuis en Revalidatiecentrum St. Hieronymus, Dalstraat 84, 9100 Sint-Niklaas Tél: 03. 776.00.41 E-mail: [email protected] www.hieronymus.be 145 Article 23, un Dispositif Local d’Insertion par le Travail pour des personnes psychiatrisées JEAN-MICHEL STASSEN DIRECTEUR D’ARTICLE 23 ASBL ‘Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. ’ Article 23 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme Contrairement à tous les attendus de la psychiatrie ou des référents principaux de la santé mentale, les personnes dites malades mentales répondent très bien aux sollicitations et démontrent continuellement une capacité productive en complète contradiction avec le discours dominant, stigmatisant, excluant qui est porté sur eux par la psychiatrie justement. Il s’agit là d’une démonstration théorico-pratique très claire et très simple du rôle de reproduction des valeurs dominantes, de contrôle social toujours joué par l’institution psychiatrique, quelle que soit son nom! A Liège, un projet de psychiatrie démocratique se développe depuis 20 ans. Une psychiatrie communautaire, collective et territoriale, que Franco Rotelli (directeur des services de Santé mentale de Trieste - Italie) décline en 8 principes stratégiques. 1. La perspective essentielle est de déplacer le cadre d’intervention de l’hôpital vers la communauté. 2. Le déplacement de l’intérêt centré sur la maladie seulement vers la personne elle-même et ses handicaps sociaux. 3. Le déplacement d’une action individuelle vers une action collective fondée sur la lutte des personnes pour la reconnaissance de leurs droits. 4. La dimension territoriale de l’action collective à l’égard d’une population qui vit dans un territoire donné. 5. La dimension pratique et humanitaire de l’action. 6. La recherche active de la mise en place d’un système de droits adapté pour défendre les droits des usagers. 7. L’activation des politiques sociales destinées aux personnes. 8. La recherche d’ententes significatives avec les diverses institutions. En 1984, le SIAJEF (Service Intégré d’Aide et de Soins psychiatriques dans le Milieu de Vie) se met en place. Service de première ligne, à caractère public, en lien avec les besoins de la population de référence, et impliquant un devoir envers celle-ci. Couvrant aujourd’hui un district socio-sanitaire de 35.000 habitants, le SIAJEF suit actuellement plus de 200 usagers différents par an. 146 CHAPITRE 6.2 La réflexion globale qui a présidé à sa création et à son développement a débouché sur la création de projets complémentaires, tels que des services de deuxième ligne: – ARTICLE 23, Dispositif Local d’Insertion par le Travail, composé de cinq ateliers de production réelle fonctionnant comme autant d’entreprises d’économie sociale ; – REVERS - Dispositif Local d’insertion par la Culture qui propose une grande diversité d’actions ; – LIPROLO - logement protégé ; ainsi que sur des projets modifiants de façon importante la qualité de l’environnement: – des logements sociaux rénovés par Article 23 ; – des espaces Communautaires d’accueil diversifiés, ‘dépsychiatrisés’, intégrés dans la Communauté ; et sur des partenariats de développement multiples, notamment avec la troisième ligne, les services d’urgence hospitaliers, et l’ensemble des intervenants de la santé mentale au niveau local. Insertion par le travail En s’insérant dans le processus de production des ateliers, les usagers sont immergés dans un monde structuré et dynamique. Ce qui entraîne inévitablement une (re)structuration de leur fonctionnement, un retour à une vie active, une réappropriation de bien être. Ceci grâce à une prise de distance par rapport à la maladie, à la participation à un projet collectif, extérieur et antérieur à la personne concernée. Cela permet également de découvrir des points de repères, des valeurs de fonctionnement dans la société, une vision et une connaissance des droits et des devoirs liés au travail, aux rapports aux autres. La structure d’Article 23 permet aux usagers d’effectuer ces parcours à leurs rythmes, de baisser le niveau d’entrée afin d’offrir le droit à tous de s’intégrer dans un processus de production réelle. Le dispositif est composé de 5 ateliers de production réelle tournés vers la fourniture de biens et de services de qualité pour la population dans laquelle ils s’inscrivent: – un Atelier Horeca (Le Cheval Bleu) comprenant deux restaurants, dont un est lieu d’accueil ouvert à la population en difficulté. Ce lieu est également devenu un lieu Culturel à part entière. Cet atelier a également développé un secteur Traiteur largement reconnu et apprécié pour la qualité de son service, qui fonctionne, comme tant de chantiers extérieurs, en situation professionnelle réelle. – un Atelier ‘ les Métiers du Bâtiment ’ travaillant pour des particuliers mais également impliqué dans la création de logements d’insertion pour personnes sans abri sur le territoire de référence, et la création de locaux pour les différents projets s‘y développant. – SCB, Atelier de Secrétariat-Graphisme-Multimédia. – Col-Revers, atelier de Confection Assistée par Ordinateur. – un Atelier de Conduite de Projets Sociaux et Culturels géré par REVERS - Dispositif Local d’Insertion par la Culture. Il s’agit de réelles entreprises ; l’encadrement des stagiaires est donc assuré par des professionnels des métiers concernés, travaillant dans un esprit de compagnonnage. Article 23, c’est 49 places de stages, 94 stagiaires par année, 15 travailleurs et un partenariat de développement au niveau local très large (Cfr. www.Article23.be ). 147 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L Suivi psychosocial en parallèle Une des conditions d’accès aux ateliers est de bénéficier d’un suivi psychosocial dans le milieu de vie. Ce suivi est assuré par un service de santé mentale (ou assimilé par convention). Ce suivi externe, global et de long terme permet de s’écarter de la maladie et de centrer le stage sur l’aspect ‘ travail ’, sur les bienfaits de la mise au travail, sur ‘ comment apprendre à se remettre au travail ’. De plus, lorsqu’une issue socioprofessionnelle est trouvée, la poursuite de ce suivi psychosocial limitera les décrochages trop rapides, continuera à soutenir pour un temps suffisant la démarche d’insertion professionnelle. Parcours L’usager bénéficie du temps nécessaire pour progresser à son rythme, il a le droit à l’erreur, le droit de redémarrer sur de nouvelles bases, de redéfinir ses objectifs, de recommencer un nouveau contrat, … Lorsque son niveau le permet, il accède à un Atelier Collectif de recherche de stages en entreprise et d’emploi: ‘Perspectives’. L’aspect collectif favorise la solidarité entre les stagiaires engagés dans une même démarche. Dernière phase du processus, le stage en entreprise est obligatoire pour les stagiaires ayant accédé à l’Atelier ‘Perspectives’. La recherche des stages en entreprises est réalisée de manière collective, interactive. Les stagiaires en stage en entreprise reviennent pour les réunions ‘Perspectives’. Ces présences permettent de motiver les autres stagiaires, de les rassurer, de les pousser à faire le pas. L’évaluation de ces démarches, l’analyse des réussites mais également des échecs est travaillée en groupe. Se servir de cette dynamique pour qu’au fil des mois on prépare le stagiaire à s’autonomiser dans ses recherches futures. Ici aussi l’échec est permis. Les stagiaires qu’on accompagne vers l’extérieur ont le droit de se lancer, de se planter, de recommencer, d’apprendre à se relancer. Et ça marche! Démonstration de la capacité des usagers de la psychiatrie à être acteurs Comme nous le disions en guise d’introduction, les usagers de la psychiatrie sont tout à fait capables d’être acteurs de leur environnement. La mise en application de l’article 23 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme leur permet: – une participation au bien commun – la (ré)activation de leurs compétences – l’acquisition de savoirs – l’augmentation de leurs revenus et de leur contractualité sociale Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil sur la liste d’attente des ateliers qui se développent depuis plus de deux ans, à partir du simple fait que les partenaires psychosociaux sont décidés à interpeller leurs usagers, à leur proposer d’utiliser les ressources existantes, même si elles sont spécifiques et donc insatisfaisantes, partielles, transitoires. Nous sommes en droit de nous demander quels sont les fondements tangibles des 148 CHAPITRE 6.2 qualifications habituellement produites par la psychiatrie sur ses usagers: irresponsables, dangereux, incapables,…! Pensons-y! C O N TA C T S : SIAJEF – Service Intégré d’Aide et de Soins dans le Milieu de Vie. E-mail: [email protected] www.siajef.be Revers –Dispositif Local d’Insertion par la Culture U.P.I. n°1 Liège E-mail: [email protected] www.revers.be Article 23 asbl - Dispositif Local d’Insertion par le Travail U.P.I. n°1 Liège E-mail: [email protected] www.article23.be 149 Le projet pilote d’activation ‘Groot–Leuven’ et ses projets d’extension ANDRÉ BOUWEN COORDINATEUR ACTIVITÉS THÉRAPEUTIQUES ET RÉHABILITATION PROFESSIONNELLE Le contexte Quatre initiatives d’habitations protégées de la région de Leuven, les asbl Hulster, Walden, Fides et Pastya, ont décidé fin 2001 d’unir leurs forces en vue d’introduire un projet ensemble, pour la région où elles sont actives, dans le cadre des projets pilotes fédéraux d’activation. Ce projet a été approuvé. Grâce à la participation de plusieurs structures de soins de santé mentale dans les conseils d’administration respectifs de ces initiatives d’habitations protégées, les acteurs des services de santé mentale de la région sont largement représentés et impliqués dans la mise en œuvre, le développement et l’organisation de ce projet pilote. Un des objectifs de l’initiative était de regrouper toutes les ‘actions d’activation’ de la région en un projet pilote d’activation: tous les accompagnateurs actifs dans l’une ou l’autre forme d’accompagnement participent au projet, et ce afin d’éviter un gaspillage inefficace des moyens. Cette approche intégrée améliore du même coup l’accessibilité et clarifie la fonction frontdesk (guichet unique) vis-à-vis du groupe cible et des nouveaux clients potentiels. Le projet fait aussi office de catalyseur et d’exemple en matière de collaboration dans des domaines apparentés. Ainsi, à côté du projet pilote, trois projets ‘spin-off’ ont été lancés, à savoir un projet de jobcoaching pour des travailleurs bénévoles présentant une fragilité psychique élevée, un projet de jobcoaching en économie sociale (tous deux subsidiés par la province), et ‘e-Start’ (subsidié par l’Europe). Méthode utilisée La méthode utilisée dans le projet pilote s’appuie en grande partie sur les compétences développées dans le projet ECHO qui, depuis 1995, propose un parcours d’insertion au groupe cible dans la région. Cette méthode se focalise sur la réhabilitation. On crée une culture qui incite à faire des choix, qui propose des défis et qui soutient les gens qui veulent progresser. Ce faisant, on cherche à tout moment, pour chaque participant, le dosage idéal entre soutien d’une part et stimulation de l’évolution d’autre part. L’accompagnement individuel et le processus d’évaluation fonctionnelle constituent le fil 150 CHAPITRE 6.2 rouge de ce projet. Le participant est sans cesse encouragé à prendre sa vie en mains, à formuler des objectifs et à faire des choix. L’accompagnateur soutient et oriente ce processus dans une relation caractérisée par le partenariat et l’échange d’égal à égal. Au sein du projet, on élabore un programme à la mesure du client, en partant de ses besoins et en tenant compte de son niveau de fonctionnement de manière à évoluer, par petites étapes, vers l’objectif qu’il s’est fixé lui-même. Le client apprend ainsi à faire des choix, à prendre sa vie en mains et dans la mesure du possible à assumer à nouveau des responsabilités. Quelques données chiffrées Le tableau ci-dessous indique le nombre de clients accompagnés et le nombre de parcours (achevés ou en cours) mis en œuvre pour ces participants. (21.12.2002 – 20.12.2004). PROJETS activation Echo province total PARCOURS ACHEVÉS PARCOURS EN COURS TOTAL PARTICIP. PARCOURS PARTICIP. PARCOURS PARTICIP. PARCOURS 178 148 22 348 301 192 30 523 22 15 28 65 42 27 36 105 200 163 50 413 343 219 66 628 – Le groupe, constitué en majorité d’hommes (57%) comprend essentiellement des personnes envoyées par le secteur des soins de santé mentale (80%). Quant aux réorientations par des structures ne faisant pas partie des soins de santé mentale, le service ATB (parcours d’insertion) vient en tête avec 62%. – La catégorie d’âge des 30 à 39 ans est la plus représentée (30%), suivie par celle des 20 à 30 ans. – Le niveau de formation des clients est assez élevé: 10% ont un diplôme universitaire et 17% ont un diplôme d’enseignement supérieur. Le groupe doté uniquement d’un diplôme de l’enseignement fondamental (3%) ou de l’enseignement secondaire professionnel (18%) est plus faiblement représenté dans le projet que dans la population moyenne d’un hôpital psychiatrique moyen. Le niveau d’instruction est relativement plus élevé chez les hommes que chez les femmes. – Le revenu du groupe cible est pour la moitié d’entre eux une indemnité d’invalidité, parfois complétée par une autre source de revenus. 31 clients ont une allocation de chômage comme source de revenu. – Pour ce qui concerne le diagnostic, les hommes psychotiques forment le groupe principal (56%). Les problèmes d’assuétudes sont plus fréquents chez les hommes (18%) que chez les femmes (8%). Dans la catégorie des troubles de la personnalité, le nombre de femmes (20%) est supérieur à celui des hommes (5%). Le fait d’être marié ou de vivre avec un partenaire semble générer peu de différences dans les groupes étudiés. – L’arrêt du parcours d’insertion survient dans 39% des cas à cause d’une rechute ou d’une maladie, ou à l’initiative du participant. – Un groupe étonnamment important de psychotiques (47%) reprend une activité lorsqu’ils quittent le projet. Il est frappant de constater que les personnes présentant des troubles de la personnalité mènent difficilement à bien un parcours vers le bénévolat. – Les clients peuvent entreprendre successivement différents parcours avec un objectif différent: 60% atteignent leur objectif après un premier trajet. 151 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L Conclusion Un parcours de réinsertion, partant des besoins du client, en concertation et en collaboration constante avec le réseau d’accompagnement, permet au client de trouver des occupations intéressantes et qui ont du sens pour lui (et cela autant que possible dans un contexte régulier). Les résultats de notre projet d’activation montrent clairement que la manière de travailler et la méthode spécifique au parcours d’insertion sont efficaces. Cette méthode, basée sur le principe de l’empowerment, incite le participant à prendre sa vie en mains et stimule son autonomie ; elle ne peut porter ses fruits qu’à condition de respecter le réseau social du client. Il importe également, et c’est un facteur de succès complémentaire, que le projet s’inscrive plus largement dans un vaste ensemble de réseaux constitués d’une part de partenaires actifs dans les services d’aide, et d’autre part, de représentants des secteurs réguliers de l’emploi et de la formation. Il ressort tant du vécu des clients que des expériences des thérapeutes et des accompagnateurs que cette méthode constitue un véritable levier permettant au client d’évoluer du statut de ‘patient’ à celui de personne active réinsérée dans la société. Grâce au partage et à l’échange des connaissances et des expériences, grâce aussi au fait que les différents services se sont efforcés de dépasser leurs différences de culture, le projet a grandi et a contribué à une meilleure collaboration entre les structures. Un tel partenariat est considéré comme la préfiguration d’une gestion régionale en matière d’offre et de services de soins de santé mentale. On voit se développer un dialogue ouvert qui fournit aux partenaires des occasions de se former et de partager leurs compétences au-delà des frontières des différentes structures. C O N TA C T S : Krijkelberg 1, 3360 Bierbeek Tél: 016 45 27 52 Fax: 016 45 27 45 E-mail: [email protected] 152 Une ‘Mamy-langue’ pour chaque ‘Friend’ KATRIEN VAN DE WEGHE COORDINATRICE SENIORS SANT’EGIDIO Vingt ans d’activités au service des personnes âgées dans différents quartiers défavorisés d’Anvers, c’est une expérience non négligeable. Entrer dans le monde des personnes âgées, apprendre ce que cela représente de se débrouiller avec une petite pension ou une allocation du CPAS, mieux comprendre, surtout, ce que veut dire vieillir: le déclin physique, l’affaiblissement des facultés mentales, l’état de dépendance, la disparition de contacts sociaux, la solitude…. Notre société s’est forgée une image négative de la vieillesse et la transmet via toute une série de canaux, dans les médias, dans la publicité, au niveau politique. La vieillesse apparaît comme une période peu enviable. Quand on dispose de moyens financiers importants, ce n’est pas si grave: de nombreux problèmes peuvent être résolus par des moyens techniques ou par une aide rémunérée à domicile. Mais quand on est vieux et pauvre, les choses ne sont pas si simples… C’est cette catégorie de personnes âgées que la communauté Sant’Egidio accompagne depuis des années. Ce sont des personnes qui vivent dans des vieilles maisons délabrées ou de minuscules appartements sans confort, dans des quartiers hébergeant des populations aux multiples problèmes: étrangers, familles déchirées, jeunes délinquants. Diminuées physiquement, ces vieilles personnes ne sortent plus, ou quand elles s’y résolvent, ne reconnaissent plus leur quartier et ont peur en rue. Certaines d’entre elles ont perdu tout contact avec leur famille et vivent dans l’isolement. Entretenir une vie sociale coûte de l’argent, et elles n’en ont pas. Certaines doivent faire appel à une aide-senior pour les moindres activités quotidiennes, car elles ne sont plus capables de se débrouiller seules. Souvent, l’aide-senior reste le seul lien avec le monde extérieur. Devonsnous accepter la mentalité ambiante et nous résoudre à ce que les personnes âgées constituent un groupe de citoyens qui ne signifient plus rien dans la société, qui ne comptent plus? Pour les bénévoles de Sant’Egidio, la réponse est non! Ils ont choisi de se lier d’amitié avec des personnes âgées, convaincus que chaque être humain compte et peut apporter quelque chose à autrui, aussi vieux et faible soit-il. Par leurs visites hebdomadaires, ils apportent de la joie à des gens qui n’avaient plus d’espoir. Leur amour des anciens stimule leur créativité et les aide à trouver des solutions aux problèmes. Ils apportent de l’aide à domicile là où c’est nécessaire mais ils réfléchissent surtout à des moyens de rendre à la personne âgée le goût de vivre: ils organisent des petites fêtes dans le quartier, invitent d’autres bénévoles à visiter les personnes âgées ou à les accompagner pour leurs courses, partent en vacances ensemble… Les vieilles personnes retrouvent ainsi non seulement un sens à leur vie, mais deviennent aussi des témoins vivants que la vieillesse peut être une période heureuse. 153 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L Le projet Taaloma’s en Opa’s C’est dans ce contexte qu’est né le projet des ‘taaloma’s en -opa’s’, ‘mamy et papy- langue’. Sant’Egidio organise des activités pour personnes âgées, mais s’occupe également des enfants et des jeunes, les ‘Friends’, dans ces mêmes quartiers défavorisés. Une partie de ces jeunes sont des réfugiés ou des migrants qui éprouvent des difficultés à parler le néerlandais et accumulent les problèmes à l’école. A la maison, ils parlent leur langue maternelle et à l’extérieur cherchent des amis appartenant de préférence à la même culture que la leur. En dehors de l’école, ils ont donc peu d’occasions de parler le néerlandais. Or, dans leur quartier vivent des personnes qui parlent le néerlandais, qui disposent de beaucoup de temps, qui sont presque toujours chez elles, qui souffrent de la solitude et aspirent à une petite visite: ce sont les personnes âgées. Sant’Egidio a pris l’initiative de réunir ces deux groupes, les personnes âgées belges et les jeunes étrangers. Et cela a fait mouche, semblerait-il. La plupart des jeunes qui sont entrés dans le projet ont peu de contacts avec leurs grandsparents qui vivent dans leur pays d’origine. Ces contacts leur manquent et ils sont enthousiastes à l’idée de rencontrer de nouveaux grands-parents. Qui plus est, ils sont fiers de la responsabilité qui leur incombe. On dit souvent des jeunes qu’il n’y a rien à en tirer, qu’ils ne font rien à l’école, qu’ils ont des problèmes à la maison, qu’ils traînent dans le quartier… Nous, nous demandons à ces jeunes de prendre soin d’une personne âgée seule. Cette responsabilité contribue à leur donner une image de soi plus positive. Les vieilles personnes sont elles aussi ravies: elles pensaient qu’elles ne servaient plus à rien, et voilà qu’on leur donne une mission. Cela donne du sens à leur vie. La relation, fonctionnelle au départ, se transforme rapidement en un lien solide. C’est là que réside la force du projet des ‘mamy-langue’: entre les deux partenaires naît une amitié qui transforme leur vie. Le projet a cours dans cinq quartiers défavorisés d’Anvers. Actuellement, une trentaine de jeunes rendent une visite hebdomadaire à autant de personnes âgées. Le projet comporte également un deuxième volet: chaque mois, les Friends, une quinzaine par quartier, organisent des fêtes pour les anciens. Quand c’est possible, la fête se déroule dans une maison de repos, ce qui permet non seulement des rencontres avec les jeunes du quartier mais aussi entre personnes âgées du home et habitants du quartier. Ici aussi naissent de nouvelles amitiés, qui trouvent leur prolongement dans des visites à domicile ou à la maison de repos. Le projet touche actuellement un total de 60 jeunes et quelque 250 vieilles personnes. Il est encadré dans chaque quartier par deux ou trois accompagnateurs adultes. L’objectif principal du projet est de réunir des personnes d’âges et de cultures différentes, et d’améliorer ainsi le cadre de vie des personnes concernées. Au début, cela ne s’est pas passé sans problèmes. La méfiance des personnes âgées à l’égard des jeunes étrangers de leur quartier est parfois grande. Certaines d’entre elles ont essuyé des commentaires peu amènes de la part des voisins: ‘Vous n’allez quand même pas laisser entrer un étranger chez vous… ‘. Mais ces mêmes personnes, à force de voir un jeune sonner régulièrement chez leur voisin ou leur voisine, changent rapidement d’attitude et demandent à ce qu’on leur rende visite aussi. Les relations personnelles qui se développent dans le contexte du projet modifient petit à petit le climat du quartier. L’initiative doit sa réussite, entre autres, à l’accompagnement intensif des jeunes comme des personnes âgées. Cet encadrement est assuré par des bénévoles ayant l’expérience de ce groupecible. L’énergie qu’ils y investissent est largement récompensée par les résultats positifs du projet. Dans une société caractérisée par le vieillissement de la population, des jeunes apprennent à fréquenter des vieilles personnes. Celles-ci retrouvent goût à la vie car l’amitié avec un jeune leur 154 CHAPITRE 6.2 donne du courage, elles se sentent utiles et le jeune d’une autre culture fait entrer chez elles un nouveau monde. L’amitié qui naît ainsi est vécue tant par les jeunes allochtones que par les vieux autochtones comme un grand enrichissement. En ville, la société multiculturelle est à la fois un défi et la seule perspective d’avenir réaliste. Notre société ne peut négliger l’importance des liens entre les différentes générations. La diversité est une richesse, que le projet des mamys veut convertir en réalité. L’amitié au-delà des limites de culture et d’âge est un outil contribuant à rétablir le réseau social précaire des quartiers dans lesquels le projet est implanté. C O N TA C T S : Sint-Egidiusgemeenschap, Kammenstraat 51, 2000 Antwerpen E-mail: [email protected] 155 Les Trois Pommiers Une expérience originale d’hébergement ‘intergénérationnel et inter-problèmes’ CATHERINE VERDICKT ADMINISTRATEUR-DÉLÉGUÉ ‘Un habitat groupé, intergénérationnel, familial, ré-intégratif et protégé, une résidence multi-services et multi-âges’, telle est la définition des Trois Pommiers donnée par la Fondation Roi Baudouin en 1998, dans un rapport portant sur l’éventail des lieux de vie pour les personnes vieillissantes. L’ASBL Les Trois Pommiers, fondée en 1982 par Odette Verdickt, est le résultat de 30 ans d ‘expérience acquise sur le terrain avec des personnes présentant de graves problèmes d’intégration socio-économique. L’idée de base de cette formule d’habitation originale était de répondre à un appel de la jeunesse, permettant à des mères et leurs enfants, en situation de précarité sociale et économique, d’évoluer dans un milieu de vie naturel et convivial, enrichi par des liens avec des personnes de tous âges. Les Trois Pommiers ont voulu démontrer que l’âge, quel qu’il soit, n’est pas un ghetto mais bien au contraire, si l’on maintient le contact entre les générations, qu’il devient une richesse, un don en soi, une ouverture parce que chaque âge apporte à l’autre quelque chose qui lui est propre. Dès le début de l’expérience, à côté des mamans, des enfants et des personnes âgées, des personnes adultes présentant un handicap mental ou physique et des personnes ayant des troubles de santé mentale ont souhaité être accueillies aux Trois Pommiers où la structure mise en place allie le respect de l’autonomie de chacun (chaque personne est hébergée dans un flat individuel) à une vie communautaire et familiale sans étiquette, tout en bénéficiant d’une présence professionnelle continue garantissant l’encadrement nécessaire sans ‘surprotéger’! Ces personnes en difficulté psychosociale ayant atteint l’âge adulte peuvent souffrir de se sentir prises en charge, soit d’être considérées comme ‘à part’. Aux Trois Pommiers, rien de semblable… Tous les habitants participent au milieu ambiant, un lieu souple, naturel et gai où on ne remarque plus les différences. L’expérience démontre que ce qui peut motiver et dynamiser ces personnes fragilisées, connaissant des difficultés psycho-médico-sociales ou même psychiatriques, c’est de se sentir digne, compris, non-étiqueté et utile, en évitant des normes trop serrées qui cloisonnent et enferment. Les Trois Pommiers rassemblent ainsi dans un même immeuble une centaine de personnes de 156 CHAPITRE 6.2 tous âges avec des problématiques variées. Chacun peut s’isoler s’il le souhaite mais aussi rencontrer, partager… En somme, une complémentarité! Et quelle complémentarité étonnante dans les détails journaliers! Les contacts ne sont en aucun cas forcés. Les résultats attendus ne peuvent être immédiats mais ces contacts, par une proximité discrète, établissent peu à peu et modestement une relation, un vécu composé de petits détails journaliers si importants qui font la trame de la vie quotidienne. Petit à petit, des liens se créent qui souvent remplacent les liens familiaux. Les âges se mélangent ; des vases communicants s’installent entre les générations. A priori, rien ne devait rassembler ces personnes d’horizons et de parcours si différents. Et, pourtant, accueillies aux Trois Pommiers, elles apprennent à se connaître, à s’entraider, à se soutenir et s’encourager dans leur peine d’être ‘malade mental’, de ‘vieillir’, ‘d’être abandonnée’ par un mari… Il y a certes des difficultés mais l’échange reste un processus d’éducation permanente pour tous. Plusieurs aspects de la réintégration des personnes accueillies au sein de l’A.S.B.L. ont déjà fait l’objet de certaines études (surtout sur le vieillissement et l’enfance en difficulté). On développera ici plus spécifiquement l’analyse de la réinsertion des personnes en difficulté psychomédico-sociale, accueillies aux Trois Pommiers, dans le cadre de l’agrément en tant qu’Initiative d’Habitations Protégées (I.H.P. ‘Les Quatre Saisons’). Ces personnes ont souvent connu un passé difficile avec de nombreuses hospitalisations en unité psychiatrique. L’objectif de l’IHP est d’amener la personne à réaliser son projet de vie en vue d’une réintégration la plus complète possible dans la société. Mais pour certaines, cet accueil, dans un milieu intergénérationnel, est un cadre de vie idéal pour favoriser une stabilisation de leur maladie et où la qualité de vie est optimale au vu de leur fragilité médicale. Cette vie que l’on pourrait qualifier de vie semi-communautaire permet de favoriser les contacts sociaux et d’éviter ainsi la solitude. Rendre service à une personne âgée, se confier à d’autres lors des moments de détresse, jouer avec un enfant, partager une conversation permettent de favoriser l’épanouissement et le bien-être, de retrouver des liens affectifs réels, de combler parfois certaines carences familiales… La confiance s’installe lorsqu’elles côtoient d’autres personnes dans les couloirs, le salon, lors des activités, des repas Se créent de nouveaux contacts qui les maintiennent dans une certaine réalité de la vie en société, avec toute sa diversité et ses richesses. Outre le suivi médicamenteux et psychologique indispensable pour ces patients, un environnement naturel et non étiqueté est extrêmement bénéfique à leur état. Vivre avec des personnes ‘normales’ les stabilisent et atténuent les périodes d’agressivité ou de découragement. Ils s’aperçoivent que les autres ont aussi leurs difficultés, comme une personne âgée qui n’ose plus marcher ou une maman énervée par les cris de son enfant: ils pourront alors lui venir en aide en lui proposant de l’aider à marcher ou en fredonnant une chanson à l’enfant difficile… Leur journée en sera égayée d’avoir été utile et ils en auront ‘oublié’, le temps d’un moment, leur maladie. Ils sont plus agiles que les aînés et ont plus de temps que les mamans débordées… Leur personnalité est riche de qualités ‘en plus’ par rapport à la population si variée de la maison! On pourrait conclure en résumant que cette expérience originale ‘d’hébergement intergénérationnel et inter-problèmes’ parvient à combiner avec succès les aspects suivants: – une lutte contre l’exclusion, la ségrégation et le refus des étiquettes, des ghettos et de la stigmatisation de populations à problèmes classées et soignées dans des milieux cloisonnés. 157 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L – une équipe de travail pluridisciplinaire dont les compétences entrent en complémentarité, dans le seul but d’aider les personnes hébergées à trouver les voies de la réinsertion sociale. – une aide modulée selon les besoins individuels et non en fonction des nécessités institutionnelles. – la mise en œuvre des moyens nécessaires à une intégration réussie qui favorise l’autonomie et la reconnaissance des personnes hébergées comme sujets et acteurs responsables de leur devenir et non objets d’un traitement. – un cadre de vie chaleureux et respectueux des besoins de chacun, où se côtoient et s’entraident des personnes de tous les âges, où se nouent des relations spontanées, naturelles et informelles entre différentes générations. C O N TA C T S : Les Trois Pommiers, avenue des Casernes 41, 1040 Bruxelles (Etterbeek) E-mail: [email protected] 158 Les fermes thérapeutiques HILDE WECKHUYSEN, COORDINATRICE STEUNPUNT GROENE ZORG VZW SIMONNE LUYCKX, PARTICIPANT – FERMES THÉRAPEUTIQUES SWIJSSENHOF Témoignage de Simone, usagère dans une ferme thérapeutique Tout a commencé en avril 2004. Cela faisait déjà quelques années que je ne pouvais plus assumer mon travail d’éducatrice. J’avais tout essayé: d’autres groupes cibles, des temps de travail différents et même de nouvelles études. A la maison, je m’occupais du ménage mais c’était de plus en plus difficile. J’avais déjà connu des difficultés psychiques. Et là aussi, j’avais déjà essayé beaucoup de choses: hospitalisations, centres de jour, aide ambulatoire. Cela m’a toujours aidée à me remettre sur les rails. Mais cette fois, il en allait autrement. Je voulais quelque chose de nouveau. J’ai commencé à rêver de vie au grand air, d’animaux, de contact social, de calme,… ne pourrais-je pas combiner tout cela? Pleine de bonne volonté, je me suis lancée sur Internet à la recherche d’une ‘ferme thérapeutique’. Une notion dont mon mari, actif dans le secteur social, avait entendu parler. Rapidement, j’ai trouvé aux Pays-Bas toute une liste de fermes, réparties en fonction de leur localisation, de la population cible, de l’offre et des places libres. J’ai trouvé une ferme dans un petit village, non loin d’une gare. Nous avons pris rendez-vous, nous sommes allés la visiter: c’était bien. Seul le prix, combiné aux frais de voyage, était trop élevé. Au niveau du contenu aussi, j’avais quelques remarques à faire: peu de structure, beaucoup de participants et un objectif à mes yeux démesuré. Mais le premier pas avait été franchi! Mes recherches m’ont ensuite conduite au service ‘Steunpunt Groene Zorg vzw’. En quelques jours, j’ai cherché, trouvé et pris contact. Els et sa famille étaient prêtes à m’accueillir. La mutualité a donné son autorisation. Je pouvais commencer à la ferme thérapeutique. Un jour à la ferme… A six heures, le réveil sonne. Le trajet en train est long. Mais cela en vaut la peine. C’est une nouvelle chance que l’on me donne là-bas à Hasselt. Un nouveau départ que j’ai pris il y a maintenant presque un an. 10h30: à mon arrivée, je passe un peu de temps avec Els devant une tasse de café. Nous planifions la journée et le travail commence. Cela varie selon les saisons, avec juste ce qu’il faut de 159 L E T R AVA I L E T S O N R O L E S O C I A L structure et juste ce qu’il faut de variété. Le choix est énorme: s’occuper des lapins, nourrir les vaches, travailler dans le potager, planter des fleurs, cueillir des fruits, faire des travaux de nettoyage, etc. A midi, c’est l’heure du repas chaud, pris en compagnie de la famille et des autres participants. Il y a au maximum 2 autres ‘usagers’, ce qui permet de conserver une ambiance familiale. A 13h00, le travail reprend. Le ‘travail’ au sens large du terme… car les jours où l’on n’est pas en forme, on peut se contenter de s’occuper du chat! A 15h00, c’est la pause et nous buvons une tasse ensemble en parlant de la journée ou en bavardant tout simplement. A 15h30, je reprends le bus, je rentre chez moi à 19h00. Et cela 2 jours par semaine. Que représente pour moi la ferme thérapeutique? D’abord, c’est la chaleur du foyer d’Els. J’ai vraiment l’impression d’en faire partie. On prend le temps de bavarder, la ferme est un espace de liberté et je suis toujours la bienvenue. Je suis vraiment bien accueillie. Le choix d’activités pour remplir la journée est vaste. La journée est structurée, ce qui est très important, mais jamais ennuyeuse. Je trouve aussi à la ferme une paix intérieure que je ressens difficilement ailleurs. Le travail physique y contribue aussi. Deux jours, c’est juste assez et la durée de la journée de travail me convient aussi. Le temps du trajet en train, je le passe en écoutant de la musique ou en lisant le journal; cela me permet de côtoyer d’autres personnes. Le contact avec la nature a lui aussi un effet curatif. Une ferme thérapeutique peut s’adresser à différentes sortes de personnes: personnes handicapées mentales, handicapées physiques, personnes âgées séniles, jeunes en difficulté...Ou des gens comme moi, qui ont parfois du mal à assumer le quotidien et regagnent leur liberté à la ferme... Qu’est-ce qu’une ferme thérapeutique? Il existe trois sortes de fermes thérapeutiques en Flandre: – Modèle 1: des demandeurs de soins sont accueillis via une structure de soins dans une exploitation agricole ou horticole active. Le demandeur de soins est intégré dans la mesure du possible dans le travail quotidien de l’exploitation. Celle-ci propose des activités sur mesure. Un suivi est assuré par la structure de soins qui participe au frais, dans la plupart des cas, à raison de 5 à 10 euros par jour. Dans des cas exceptionnels, la structure de soins verse un salaire à l’exploitation agricole ou horticole. – Modèle 2: des exploitations agricoles ou horticoles actives mettent leur infrastructure à la disposition d’un service de soins. Des animateurs du service s’occupent de l’accompagnement spécifique des demandeurs de soins. – Modèle 3: la ferme thérapeutique fait partie de l’institution de soins. Il s’agit alors d’une ferme institutionnelle. En Flandre, ce sont souvent des ateliers protégés, des centres de jours ou d’autres services au sein des structures de soins. Les formes possibles de soins dans une ferme thérapeutique: – Offre d’équipements: l’exploitation agricole ou horticole n’est pas activement impliquée dans l’accompagnement ou l’aide, mais met son infrastructure à disposition. – Accueil de jour: le client vient à la ferme pour profiter de la nature, du calme et de l’espace. Il 160 CHAPITRE 6.2 – – – – – – ne vient pas tellement pour travailler mais pour acquérir des expériences et stimuler ses aptitudes sensorielles. Activités (thérapeutiques) de jour: à la ferme, les clients accomplissent des activités qui contribuent à leur bien-être. Il n’y a pas d’exigence en matière de rythme de travail ou de qualité de production. Activités de jour: les clients sont initiés aux travaux de la ferme; ici, des exigences sont posées en matière de prestation de travail. Les activités n’ont pas de plus-value économique pour la ferme. En tout cas au moment de l’entrée, il n’y a pas de perspective d’orientation vers un emploi protégé rémunéré. Parcours d’insertion au travail: dans l’exploitation agricole ou horticole, les clients bénéficient d’une formation sur mesure, et apprennent ainsi à travailler de manière autonome. Dès le début du parcours, ils doivent avoir la perspective de pouvoir passer à un emploi régulier. Soins: la ferme thérapeutique fait l’objet d’adaptations de manière à pouvoir fournir des soins. Les clients peuvent bénéficier d’un soutien pour manger, aller à la toilette, etc. A côté des soins, il y a suffisamment d’espace pour des activités de jour. Habitat: dans plusieurs cas, des clients habitent et travaillent dans une ferme. Ici on tient davantage compte du contenu de la vie quotidienne et de tous les aspects qui y sont liés. Logement: les clients peuvent venir loger le week-end ou en vacances. Pendant la journée, ils profitent de l’environnement, se font soigner ou participent aux activités à la ferme. C O N TA C T S : Hilde Weckhuysen, Steunpunt Groene Zorg vzw, Remylaan 4b, 3018 Wijgmaal Tél: 016/24 49 22 E-mail: [email protected] www.groenezorg.be 161 Chapitre Comment vivre de manière autonome quand on est en situation de fragilité mentale? :: Introduction: Favoriser l’autonomie de personnes en situation de fragilité Marcel Plessers, Bewust Beschut Wonen vzw :: Comment vivre de manière autonome quand on est en situation de fragilité mentale? Anne Herscovici, CPAS Ixelles :: Les ‘buddies’, un soutien bénévole et sympathique! Bea De Rouck, Lise Anne Van De Gucht , Ans Hillebrant, Metawonen, Gent :: Les habitations protégées, des lieux de vie dans le champ de la santé mentale Patrick Vandergraesen, Association Carolorégienne de gestion des Habitations Protégées, et Jean Pierre Evlard, Club Psychosocial Théo Van Gogh, Charleroi :: La rue, lieu de vie Aloyse van der Stegen, La Fontaine, Bruxelles 17 Favoriser l’autonomie de personnes en situation de fragilité MARCEL PLESSERS, DIRECTEUR BEWUST BESCHUT WONEN VZW Favoriser l’autonomie de personnes en situation de vulnérabilité, c’est mettre tout en œuvre pour permettre à ces personnes de mener leur vie de la manière la plus autonome possible. En psychiatrie, les thérapeutes emploient volontiers le terme ‘empowerment’: cela veut dire que nous aidons ces personnes et leur entourage à prendre leur vie en mains, à accéder à la forme la plus élevée possible d’autonomie. La question de l’autonomie est une question extrêmement complexe. Pouvoir exercer librement ses choix est un idéal qui a pris une grande importance dans notre société. Et pourtant, on voit dans les statistiques que le nombre d’hospitalisations forcées ne cesse d’augmenter. On sait aussi que les services de l’Aide à la jeunesse déploient beaucoup d’efforts pour inclure les enfants et les jeunes dans la recherche de solutions aux problèmes qui les concernent mais que, dans la pratique, il y a encore loin de la coupe aux lèvres. Et qu’à côté de cela, nombre de parents et de professionnels continuent à prendre la parole au nom de personnes moins capables de s’exprimer, comme les personnes atteintes d’un handicap mental. Il est de notoriété publique que pour les décideurs politiques, et pour tout le secteur de l’aide aux personnes, la promotion de l’autonomie des personnes en situation de fragilité constitue une priorité. Le droit à disposer de soi-même semble incontestable dans le secteur des soins de santé. Les termes ‘libre choix’ et ‘soins adaptés à la demande’ apparaissent partout, à bon ou à mauvais escient. On lit dans le tristement célèbre ‘deuxième avis du groupe de travail sur la psychiatrie’, publié il y a déjà huit ans, comme huitième caractéristique de la maladie mentale ‘que les patients ont des besoins de traitement variables dans le temps et qu’ils doivent pouvoir faire appel sans difficulté, au sein de l’ensemble des services de soins de santé mentale, aux soins qui répondent à ce moment-là à leurs besoins et à leurs possibilités de traitement’. L’offre de soins doit donc partir d’une analyse ciblée de la demande d’aide et des besoins du client, et non pas de l’offre elle-même, comme c’est encore souvent le cas aujourd’hui. Espérons donc que cela devienne un des objectifs prioritaires dans l’élaboration des circuits et des réseaux de soins… Collaborations et création de réseaux devraient permettre aux différents services de réfléchir à des formes de soins qui n’existent pas encore. On pourrait ainsi voir apparaître des formes ‘intermédiaires’, qui se situeraient entre les mailles du secteur traditionnel, de manière à ce que le stéréotype de parcours du ‘résidentiel’ vers le ‘semi-résidentiel’ puis - si tout va bien - vers ‘l’ambulatoire’ se déroule sans trop d’à-coups. Les spécificités de la problématique sous-jacente, ou 164 CHAPITRE 7 du groupe cible, devraient toujours servir de point de départ. Chaque groupe cible a en effet ses besoins et ses demandes spécifiques. Pour percer ces besoins à jour, la participation des clients est indispensable mais ce n’est pas un but en soi. C’est uniquement un moyen, le seul il est vrai, pour développer des soins réellement axés sur la demande. Ces éventuelles formes ‘intermédiaires’ de soins devraient laisser la priorité à une autonomisation croissante des clients, avec pour but ultime la resocialisation de la personne, avec tout ce que cela implique. Au départ, on doit avoir la possibilité de revenir vers le service d’aide en cas de problème, pour ensuite, petit à petit, pas à pas, reconstruire sa vie en sachant que l’on aura toujours la possibilité d’être accueilli si cela ne va pas. Le respect de l’autonomie du client est ici crucial, puisque directement lié au souci de sa dignité. Comment favoriser l’autonomie de personnes en situation de vulnérabilité? – En leur donnant le plus de responsabilités possibles dans de nombreux domaines tels que le logement, le travail, la formation, les loisirs, le traitement et l’accompagnement. – En les laissant pleinement prendre part à la vie sociale en tant que: • travailleur rémunéré ou bénévole • étudiant ou participant à une formation • membre d’une association (récréative, sportive, de loisirs) • citoyen qui ‘habite’ le plus normalement possible dans la cité – En encourageant la famille et les proches à participer à tout ce qui peut avoir un impact sur le bien-être de ces personnes. De quoi avons-nous besoin pour accroître l’autonomie? 1. Les personnes en situation de vulnérabilité ont droit à un revenu à part entière, et non pas à toutes sortes de mesures d’exception et de cartes de réduction. Il est préférable que chacun puisse payer lui-même loyer, électricité, chauffage, transport, téléphone… plutôt que de recevoir des réductions et toutes sortes d’avantages spéciaux. Sans compter qu’on peut se demander si toutes ces mesures bénéficient réellement à ceux qui en besoin (pensez à l’effet Mattheus- ‘celui qui a le plus recevra encore plus’), et ce que cela coûte réellement de maintenir ces systèmes. Un revenu décent, pour un isolé, s’élève à minimum 800 euros par mois. C’est d’ailleurs le montant octroyé à un travailleur régulier invalide et isolé. Par ailleurs, les CPAS mettent tout en œuvre pour que chacun soit en ordre de sécurité sociale en tant que travailleur régulier. Dès lors, pourquoi subsiste-t-il toujours des personnes faisant partie de la catégorie ‘employé irrégulier invalide’, entre autres parce qu’elles ne trouvent pas (plus) d’instance pour régler cela? De même les indemnités pour moins-valides qui ne perçoivent pas le revenu d’intégration équivalent au minimum légal des moyens d’existence, sans suivi individuel ni possibilité d’emploi via l’art. 60§7. N’est-il d’ailleurs pas injuste que des personnes ayant le moins de chance d’intégration, qui sont souvent entièrement prises en charge dans une institution, reçoivent le montant le plus élevé d’indemnité d’intégration, alors que les personnes qui ont encore une vraie chance d’intégration n’obtiennent rien ou presque? 165 LE LOGEMENT 2. Il est primordial que le plus grand nombre possible de personnes en situation de vulnérabilité puissent avoir accès à un travail rémunéré. Il est prouvé qu’un travail rémunéré peut considérablement améliorer le bien-être et l’état de santé. Si les frais investis dans une coûteuse aide de longue durée pouvaient être en partie consacrés à l’emploi, cela apporterait non seulement une amélioration énorme pour la plupart des personnes en situation de vulnérabilité, mais cela reviendrait beaucoup moins cher à la société dans de nombreux cas. Les emplois protégés peuvent jouer un rôle important s’ils peuvent donner lieu à un travail intéressant, qui a du sens. Ainsi nous avons pu créer de l’emploi dans notre habitation protégée via l’ouverture d’une ‘enclave’ d’un atelier protégé. C’est très important pour les habitants qui peuvent ainsi travailler au sein de leur propre projet et retrouver confiance en eux. On constate également qu’après un certain temps, ils peuvent travailler dans l’atelier protégé ou dans une entreprise ordinaire. 3. A côté du travail rémunéré, différentes formes d’activités de jour, de travail thérapeutique, de parcours d’insertion, de bénévolat, de rencontre, de formation… sont nécessaires. Nous savons d’expérience qu’il reste toujours un certain nombre de personnes dont la problématique est grave et de longue durée, qui ne peuvent pas (encore) travailler. Pour ce groupe, il est très important de prévoir des formes alternatives d’activités occupationnelles. Certaines d’entre elles bénéficient déjà d’un financement d’encadrement, tandis que d’autres ne reçoivent pratiquement aucune aide. L’hospitalisation de jour et la revalidation dans un centre psychiatrique constituent certainement une solution valable pour un certain nombre de ces personnes. C’est cependant largement insuffisant et souvent mal réparti géographiquement. Il est regrettable que la ‘fonction de soins activation’, qui a permis de financer plusieurs projets pilotes à partir de 2001, ait été diminuée de moitié cette année, avant de disparaître complètement. Tout le monde est convaincu que cette forme d’aide contribue dans une large mesure à l’autonomisation des personnes fragilisées. Il est dès lors vraiment dommage que des projets pilotes doivent prendre fin après seulement quatre ans alors qu’aucune réglementation n’est encore intervenue entre le gouvernement fédéral et les autres niveaux de pouvoir. 4. Les personnes en situation de vulnérabilité sont rarement tentées de se faire membres d’une association ou de se lancer dans une occupation récréative. Trouver des solutions à ce problème constitue une mission essentielle pour tout thérapeute et il restera toujours nécessaire de consacrer de l’attention aux besoins particuliers de cette population. 5. Le libre choix de l’habitat et des conditions de logement est également un droit des personnes en situation de fragilité. Pour bon nombre de personnes qui ont séjourné longtemps dans un hôpital psychiatrique ou une maison de soins psychiatriques, les conditions d’habitat sont tout sauf bonnes. Ils doivent souvent dormir et vivre à plusieurs dans une chambre, sans la moindre intimité. Il est pourtant clair que ces personnes ont droit à une chambre individuelle avec sanitaires privés. Il faut aussi que de tels logements soient abordables pour tout le monde. Dans les habitations protégées aussi, il faut pouvoir offrir davantage d’intimité. De moins en moins d’habitants souhaitent vivre en groupe. Une forme de vie en groupe, où chaque habitant a son propre salon, sa chambre à coucher et sa salle de bain, répond davantage à la demande actuelle. Une autre nouvelle forme d’habitat qui devrait être prise d’urgence en considération: les habitations d’agences immobilières sociales pour groupes cibles particuliers. Les services d’aide et les 166 CHAPITRE 7 agences immobilières auraient tout intérêt à réfléchir ensemble à ces questions. Pour les habitants, occuper une habitation sociale est souvent une solution idéale car leur loyer est adapté aux revenus. 6. De nouvelles formes d’habitat pourraient considérablement favoriser l’autonomie des personnes en situation de fragilité. On peut penser ici à des habitations avec davantage d’accompagnement, des habitations avec ‘a ward in a house’, des formes intermédiaires entre maison de soins psychiatriques et habitation protégée, des formules d’autonomie à l’essai… Un nombre croissant de services plaident pour que le traitement se poursuive en grande partie dans la société. La durée d’hospitalisation étant plus courte, on constate une moindre stigmatisation et une plus grande satisfaction chez les habitants. Quelques pistes: – Les habitations protégées deviennent petit à petit des lieux où le traitement se poursuit. Plusieurs patients pourraient séjourner beaucoup moins longtemps à l’hôpital s’il existait des formes d’habitat adaptées, comme des logements à l’essai, davantage centrés sur la resocialisation. Les problèmes sont naturellement plus aigus au début du séjour. A Saint-Trond, il existe déjà une étroite collaboration entre les hôpitaux et les habitations protégées durant la période qui suit la sortie d’un client. Accessibilité et collaboration lors de la transition sont indispensables pour optimaliser l’aide. Lorsque de telles formes d’habitat à l’essai existent, l’accent se porte évidemment davantage sur le traitement de jour. – Il y a également des habitants qui ont besoin de plus de surveillance et d’accompagnement que ce que l’habitation protégée peut leur apporter. Il s’agit alors d’un accompagnement quotidien, avec une présence tous les matins ou tous les soirs, et pendant les week-ends. Il s’agit souvent d’habitants qui n’ont pas leur place dans une maison de soins psychiatriques parce qu’ils ne nécessitent pas un encadrement 24h sur 24. Cette forme d’habitat protégé existe déjà à l’étranger et offre des perspectives chez nous aussi, à condition que l’habitation soit aussi normale que possible et qu’il y ait une bonne collaboration. – ‘A ward in a house’ est aussi une forme intermédiaire d’habitat protégé qui devrait être développée chez nous: un accompagnateur est présent dans l’habitation pour intervenir lors des moments de crise. Ces appartements-services fonctionnent bien pour une catégorie d’habitants qui ne peuvent vivre en habitat protégé, lorsqu’ils sont convenablement encadrés. Pour le moment, ce service est réservé aux personnes âgées, mais cette forme d’habitat est nécessaire et utile pour tous les habitants. – Il faut de toute manière davantage de places en habitat protégé pour résorber les listes d’attente. Il est quand même curieux que certains patients doivent attendre pendant des mois dans un hôpital psychiatrique coûteux avant d’avoir accès à une formule bien meilleur marché comme l’habitat protégé. 7. Les organisations d’usagers et de familles sont très importantes. Il est très difficile pour un individu de faire valoir ses droits. Via des organisations, c’est plus facile car elles peuvent influencer davantage les autorités. Au sein d’une organisation, un comité de clients ou d’habitants peut contribuer à améliorer la qualité des services. NB: L’aide à domicile pour les patients psychiatriques est subsidiée depuis 2001 via des projets pilotes. Il a même été décidé dernièrement de reconnaître une douzaine de nouveaux projets. 167 LE LOGEMENT Ces projets soutiennent d’une part l’aide régulière à domicile, mais sont d’autre part très importants comme forme d’aide pour des personnes présentant une problématique grave et de longue durée. Pour les habitants d’habitations protégées qui souhaitent vivre de manière entièrement autonome, ce type d’aide peut constituer un bon complément. C O N TA C T S : Bewust Beschut Wonen vzw, Halmaalweg 19, 3800 Sint-Truiden 168 Comment vivre de manière autonome quand on est en situation de fragilité mentale? ANNE HERSCOVICI PRÉSIDENTE DU CPAS D’IXELLES La mission légale du CPAS est d’assurer l’aide sociale devant permettre à toute personne de vivre conformément à la dignité humaine. La loi fixe de manière relativement contraignante les modalités de mise en œuvre de cette mission, avec comme principe fondamental que l’aide sociale est une aide résiduaire. Le CPAS est donc, par définition, le dernier filet de protection sociale pour des personnes totalement ou partiellement exclues des mécanismes de solidarité sociale. Les trajectoires et les situations des personnes qui frappent à la porte du CPAS sont hétérogènes et appellent des réponses très diverses. Mais force est de constater que, de manière générale, les problématiques auxquelles sont confrontés les usagers sont de plus en plus lourdes et complexes. Elles ne se limitent pas au seul aspect financier et nécessitent des prises en charge plus globales. Service de première ligne par excellence, l’action du CPAS est généraliste. Les travailleurs sociaux n’y disposent ni de la formation, ni du temps nécessaires pour assurer des accompagnements psychosociaux dans toutes leurs dimensions, d’où l’importance des réseaux de collaboration avec les professionnels des secteurs spécialisés (logement, éducation, formation, emploi, santé, santé mentale, etc.). Par ailleurs, beaucoup d’usagers du CPAS sont inscrits depuis leur enfance dans une dépendance aux institutions. Rompre le cercle de cette dépendance, notamment par des politiques axées sur la prévention, et développer l’autonomie des personnes, supposent que ces dernières bénéficient d’un certaine sécurité d’existence. En effet, si des ressources matérielles suffisantes ne sont pas à elles seules source d’autonomie, elles en constituent à tout le moins une condition sine qua non. En la matière, la situation est de plus en plus préoccupante puisque l’on constate une précarisation croissante qui ne touche pas uniquement les allocataires sociaux. En effet, la précarité est aussi le vécu quotidien de beaucoup de travailleurs dont les revenus s’avèrent insuffisants (contrats de travail précaire, temps partiel, bas salaires, etc.) et qui s’adressent au CPAS pour une aide sociale complémentaire. La crise actuelle du logement est une des causes principales de la paupérisation et de la dégradation des conditions de vie. Hausse exponentielle du prix des loyers, pénurie de logements pour grandes familles, état délabré voire insalubrité, insuffisance du parc immobilier public, etc. En Région de Bruxelles-Capitale, les personnes à faibles ressources financières n’ont pratiquement plus accès à un logement décent adapté à leurs revenus. Dès lors, comment vivre 169 LE LOGEMENT de manière autonome lorsque l’on consacre plus de la moitié de ses ressources à un logement par ailleurs souvent source d’inconfort physique et psychologique? Comment ne pas être dépendant lorsque les moyens manquent pour subvenir aux besoins de base: manger, se loger, se chauffer, se soigner? Quelle place reste-t-il pour les loisirs, la culture, la participation à la vie collective, autant de dimensions de la vie essentielles à la construction de liens sociaux et par là-même à l’autonomie? En fait, la réalité quotidienne du travail social en CPAS amène à inverser, dans de nombreuses situations, la question de départ de cet article, et à la poser en ces termes: comment ne pas être en situation de fragilité mentale lorsque les ressources, économiques et sociales, sont insuffisantes pour vivre de manière autonome? Les travailleurs sociaux du CPAS mettent en exergue l’augmentation du nombre de personnes qui présentent des troubles psychologiques ou psychiatriques. Ces troubles sont parfois à l’origine de comportements agressifs, voire violents, comportements souvent révélateurs d’une souffrance individuelle et sociale, d’un état de tension permanent que vivent ces personnes inscrites dans des processus d’exclusion particulièrement violents parce qu’extrêmes. Pour certains usagers, le CPAS constitue parfois le dernier lien avec les institutions. Les travailleurs sociaux sont donc les principaux témoins et les ‘dépositaires’ d’angoisses et de frustrations. Face aux situations de détresse psychique qui ne sont pas sans conséquences sur leur propre santé, ils se sentent peu outillés et souvent impuissants. Les réponses apportées par le secteur de la santé mentale ne sont pas toujours satisfaisantes. Les structures d’hébergement alternatives à l’hôpital psychiatrique et les appartements supervisés sont très insuffisants et les conditions d’accès y sont souvent trop sélectives. Or ce type de structures offre un accompagnement psychosocial intensif qui peut stabiliser des personnes peu structurées et instables. Car souvent, en effet, lorsqu’elles trouvent un logement individuel, ces personnes ne le gardent pas longtemps parce qu’elles n’arrivent pas à s’y sentir chez elles, et leur trajectoire est souvent ponctuée de passages à la rue, de séjours en hôpital psychiatrique ou en maison d’accueil. Quant aux services ambulatoires de santé mentale, leurs règles de fonctionnement (heures d’ouverture, système de rendez-vous à long terme, etc.) sont parfois peu adaptées à un public particulièrement déstructuré. Toutefois, si les pratiques du secteur de la santé mentale doivent être questionnés et les dispositifs adaptés, les réponses aux problèmes de santé mentale des personnes socialement exclues ne se situent pas dans ce seul champ. En effet, quelle peut être la portée véritable de l’intervention de psychologues et/ou de psychiatres amenés à ‘ soigner ’ des personnes et des familles dont la principale source de difficultés psychologiques réside dans le fait de vivre dans un logement exigu ou délabré? L’expérience quotidienne au sein du CPAS témoigne donc du lien entre fragilité mentale et insécurité socio-économique, qui accentue d’une part, l’isolement social et d’autre part, la dépendance aux institutions. Pour favoriser l’autonomie des personnes en situation de fragilité mentale, il convient d’agir sur les mécanismes d’exclusion sociale et de mettre en place des politiques qui leur garantissent une sécurité d’existence nécessaire au bien-être et à l’autonomie. Sans politiques volontaristes en matière de logement, sans création d’emplois adaptés, les 170 CHAPITRE 7 discours sur l’autonomie resteront des discours, culpabilisants de surcroît pour les travailleurs sociaux et de la santé, et pour tous les ‘laissés pour compte’. C O N TA C T S : CPAS d’Ixelles, chée de Boendael 92, 1050 Bruxelles E-mail: [email protected] 171 Les ‘buddies’, un soutien bénévole et sympathique! BEA DE ROUCK, JOURNALISTE; AVEC LISE ANNE VAN DE GUCHT ET ANS HILLEBRANT, COORDINATRICES, METAWONEN (GENT) Vivre de manière autonome représente pour les uns un magnifique défi, et pour d’autres une mission angoissante. Notamment pour les personnes qui ont des problèmes psychiques, et/ou d’autres limitations. Par exemple, il n’est pas évident, au sortir d’une hospitalisation psychiatrique, de se retrouver du jour au lendemain plongé dans la société. Les amis qui se montraient compatissants au début ont souvent déclaré forfait après un certain temps. La famille ne peut pas tout assumer, et a peut-être aussi décroché en cours de route. Les aptitudes sociales sont réduites à peu de choses après une longue hospitalisation. Parfois, on en arrive à un tel isolement qu’il n’y a plus que le chien ou le chat à qui parler, à l’exception parfois de l’assistante sociale. Vivre seul signifie souvent vivre TOUT seul! Les ‘Buddies’ C’est pour cette raison que l’asbl Metawonen a eu l’idée de faire appel, il y a une dizaine d’années, à des ‘buddies’ (copains). Le buddy aide la personne fragilisée à refaire ses premiers pas dans la société. Car si on n’y arrive pas tout seul, peut-être qu’à deux ce sera possible. Metawonen s’adresse aux personnes qui vivent déjà de manière autonome ou qui ont l’intention de le faire dans un futur proche. Parfois, ces personnes ont séjourné un long moment dans une structure résidentielle en raison de difficultés psychiatriques ou psychosociales. Pour elles, quitter l’institution, c’est devoir renouer d’anciens contacts, reprendre d’anciennes activités, ou bien se lancer dans de nouveaux projets. A ce moment, un contact amical par un bénévole enthousiaste, c’est un petit coup de pouce qui peut suffire à relancer la machine. Car si le buddy n’est pas un thérapeute professionnel, il /elle peut être le chaînon manquant qui permettra de se reconnecter à la société. Un buddy, c’est un repère dans la vie du participant ; il offre sécurité et confiance. Le bénévole n’est pas là pour entamer un accompagnement ou prendre la place d’un thérapeute, mais il a une fonction de signal et peut contribuer à empêcher la rechute. 172 CHAPITRE 7 Que peut-on faire ensemble? Le bénévole symbolise aussi un peu le monde à l’extérieur des services d’aide. N’étant pas un thérapeute professionnel, il se trouve sur le même pied que le participant, ce qui permet un véritable contact d’égal à égal. C’est important, car entre ces deux personnes, la vie quotidienne ordinaire peut reprendre sa place. Vous pouvez demander à un buddy ce qu’il pense de votre nouveau jeans, chose que vous ne pouvez quand même pas demander à votre psychiatre! Participants et bénévoles peuvent imaginer toutes sortes de choses à faire ensemble. Parfois, un brin de causette devant une tasse de café peut déjà suffire à sortir le participant de sa solitude. Les possibilités ne manquent pas: une balade en ville, une soirée au cinéma, une crêpe à la pâtisserie voisine, un petit plongeon à la piscine, un verre au café, une visite de musée, une après-midi dans le bois avec le chien ou une démarche au CPAS,… . Des activités que le participant envisage peut-être mais qu’il n’ose pas entreprendre seul. Il peut arriver d’ailleurs qu’il n’y pense même pas, car il y a bien longtemps qu’il n’a plus pris la moindre initiative. Les activités entreprises dépendent très fort des intérêts et des attentes des deux parties. Metawonen prend le temps d’accorder le duo au mieux. Il est en effet très important que le courant passe entre le buddy et le participant pour pouvoir construire un véritable lien, et avoir envie de faire des choses ensemble. Les participants peuvent exprimer des demandes par rapport à leur buddy et vice versa: homme, femme, jeune, vieux, sage, sportif, amateur de musique, gourmand, à l’écoute ou bavard. Le temps d’attente et de recherche du buddy qui conviendra peut donc parfois être assez long. Qui plus est, la demande de buddies est actuellement plus grande que l’offre. Qui sont les buddies? Le buddy, de son côté, s’engage bénévolement à se libérer régulièrement pour le participant, aussi longtemps qu’il sera nécessaire. Pour garantir la régularité et la continuité, nous cherchons des bénévoles compétents et motivés. Nous avons prévu pour cela une procédure de rencontre et de sélection. Les bénévoles ne doivent pas être des professionnels, mais des gens qui ont du temps et surtout l’envie de s’engager pendant une période assez longue pour des personnes éprouvant des difficultés à se réinsérer dans la société. Un buddy doit donc dans un premier temps disposer de temps libre, une ou deux fois par semaine. Actuellement, une cinquantaine de bénévoles sont actifs dans l’asbl, mélange varié d’hommes et de femmes, jeunes et moins jeunes, d’étudiants, de femmes au foyer, de demandeurs d’emploi, de pensionnés. La dynamique est donc assurée! Le bénévole est quelqu’un de sensible aux difficultés psychiques des autres ; il doit pouvoir établir facilement des contacts sociaux, être capable d’offrir une oreille attentive, faire preuve d’un réel intérêt pour l’histoire de la personne et respecter l’intimité du participant. On attend aussi des buddies qu’ils se trouvent eux-mêmes dans une phase de vie équilibrée. Ils doivent en effet pouvoir offrir aux participants stabilité et continuité. Il importe également qu’ils soient capables de se garder du temps pour eux-mêmes. Etre buddy, c’est un apprentissage permanent. Bien comprendre l’effet de son propre comportement, de ses valeurs et de ses normes sur quelqu’un d’autre n’est pas un luxe superflu. 173 LE LOGEMENT Formation permanente Les bénévoles ont droit à un bon accompagnement. Etre buddy, c’est vivre de formidables expériences, mais aussi être confronté à des situations difficiles. Aucune formation préalable n’est requise. Metawonen assure la formation permanente des buddies, tant individuellement qu’en groupe. Les nouveaux bénévoles reçoivent une formation préliminaire. Au départ, un buddy doit être au courant de ce qui peut se passer quand il s’occupe d’un participant ; Metawonen part du principe que pour le reste, le bénévole apprendra petit à petit ‘sur le terrain’. Les buddies reçoivent aussi quelques informations en matière de vie privée, de secret professionnel et de respect des informations entendues. On leur parle également de l’importance de mettre des limites et de ne pas nourrir d’attentes irréalistes, afin d’éviter désillusions et burn-out. A côté de cela, l’asbl organise chaque mois des soirées de formation et des réunions de supervision où l’échange des expériences est primordial. Metawonen ne demande pas aux buddies de changer le comportement des participants mais cherche avec eux comment gérer ce comportement. Les bénévoles sont solidement encadrés durant l’accompagnement de leur participant. Les expériences positives des participants renforcent notre conviction que l’engagement de bénévoles contribue à accroître la qualité de la vie. Il n’y a pas que les pilules et les psychothérapies ; les rencontres et les contacts sociaux sont tout aussi importants. Les usagers ne sont pas les seuls à reconnaître la valeur de l’engagement des buddies. Ces dernières années, nous avons remporté plusieurs prix. Ce qui veut dire que le dévouement de nos buddies est apprécié aussi par un public plus large. C O N TA C T S : Metawonen, Elyzeese Velden 74, 9000 Gent Tel. 09-225.62.09 E-mail: [email protected] 174 Les habitations protégées, des lieux de vie dans le champ de la santé mentale ASSOCIATION CAROLORÉGIENNE DE GESTION DES HABITATIONS PROTÉGÉES – ACGHP PATRICK VANDERGRAESEN, RESPONSABLE COORDINATEUR, JEAN PIERRE EVLARD, MEMBRE DU COMITÉ SCIENTIFIQUE DE L’ASSOCIATION ET COORDINATEUR DU CLUB PSYCHOSOCIAL THÉO VAN GOGH Notre Initiative d’Habitations protégées (ACGHP) s’est dès le départ (1993) inscrite dans une logique communautaire, favorisée en cela par la ‘souplesse’ de la loi définissant l’Habitation Protégée comme étant un ‘lieu de vie dans le champ de la santé mentale’. Ce lieu de vie doit permettre la mise en place d’un projet individuel, qu’il faut construire pas à pas, pour lequel il faut trouver les ressources, les moyens, planifier les interventions, mais aussi et surtout permettre à chacun de choisir de faire les expériences qui lui seront utiles pour l’acquisition des habiletés instrumentales, relationnelles ou comportementales nécessaires à une autonomie la plus large possible. La personne est ainsi considérée d’un point de vue global ; il est tenu compte de sa santé, de sa souffrance psychique, mais aussi de facteurs qui relèvent plus de son ‘fonctionnement’ personnel en interaction avec son environnement physique et humain. Pour ce faire nous nous appuyons sur divers modèles, que nous aborderons dans le cadre de notre pratique, pour faire face à l’un des défis rencontrés par les personnes en situation de fragilité mentale: trouver le logement qui répondra à leurs attentes. On peut d’emblée affirmer, nous semble-t-il, que le logement répond à de nombreux besoins dont certains de base (tels que définis dans la pyramide de Maslow), parmi lesquels le besoin d’identité et celui de sécurité. Le logement constitue également un ‘objet social ’ qui fait lien, qui donne un statut, une reconnaissance d’existence, une valeur, … Enfin, l’accessibilité aux droits (et plus particulièrement aux droits sociaux) est elle-même soumise à conditions dont la première est celle de posséder un domicile… ce qui se concrétise par l’octroi d’une carte d’identité! Nous pensons que le logement sert également d’outil de reconstruction, de développement personnel et donc aussi de ‘gestion’ de la maladie, … la plupart des personnes ayant des problèmes de santé mentale vivant avec la peur de l’agression ou le sentiment de ‘l’hostilité’ de l’autre. Ainsi le schizophrène ‘qui oscille entre le désir de communiquer et l’impossibilité de le faire’, a besoin de soutien et d’apprentissages en vue d’établir une relation conviviale avec ses voisins,… Mais il convient sans doute aussi d’être présent dans la continuité quand, dans le délire, ‘c’est le voisin qui fait du bruit, qui insulte, qui envoie du gaz ou qui pénètre dans l’appartement’. Encore faut-il pouvoir trouver les clés de ce sésame pour l’intégration! Là aussi nous constatons de multiples difficultés. Nous pensons ainsi d’abord, en Wallonie, à la disproportion crois- 175 LE LOGEMENT sante qui s’installe entre le revenu moyen du citoyen et le prix des locations proposées. S’il était communément admis que le logement ne devait idéalement pas dépasser une charge de 25 à 30% du budget du ménage, que penser aujourd’hui du bénéficiaire du revenu d’insertion sociale (± 600 euros) qui doit y consacrer plus de 50%? Nous pensons ensuite à l’insuffisance de l’offre (publique et privée) de logements, l’inadaptation de ceux-ci (tant par leur composition que par leur confort ou leur implantation dans des quartiers dits ‘ sensibles ’, ou au dessus de commerces tels des cafés,…), ainsi qu’à la dégradation du parc immobilier existant, voire son insalubrité. A titre d’exemple, au 1/04/05, 2209 dossiers étaient ouverts, concernant 4474 logements qui ne répondaient pas aux critères minima de salubrité tels qu’établis par la Région wallonne1. Comme on peut s’en apercevoir, le pari n’est pas gagné d’avance. C’est pourquoi, afin de répondre aux besoins des personnes fragilisées sur le plan de la santé mentale, le législateur propose un hébergement en Habitation Protégée. Notre action repose sur différents modèles propres à prendre en compte la personne dans sa globalité (Modèle bio médico social, Plan de Services individualisés), visant l’amélioration de la qualité de vie de tous en les assistant pour qu’ils puissent assumer leurs responsabilités dans leur vie (réadaptation) et retrouver la dignité et le pouvoir d’agir dans l’estime de soi et la considération d’autrui (réhabilitation, valorisation des rôles sociaux). Sur base d’un contrat, d’entrée de jeu limité à deux ans, basé sur une étude à la fois des compétences et des besoins de chaque résident, et en accord avec ce dernier, des interventions aux formes diverses, intra ou extra muros (entretiens individuels, ateliers collectifs comme l’Ecole des Consommateurs, ou actions communautaires) sont mises en place (Plan de Services Individualisés) afin de favoriser l’acquisition des habiletés nécessaires au projet de vie de chacun. Ainsi, dans le cadre d’une de ses maisons de type communautaire (18 places agréées), l’ACGHP permet à la personne, avec l’aide de son ‘référent’, de (re)faire l’apprentissage de la gestion de son temps et de son espace et d’en assumer progressivement lui-même la responsabilité. Cet hébergement, ce ‘lieu de vie’ permet également de développer un sentiment d’appartenance assez proche de ce qui pourrait jeter à terme les bases de la construction d’un réseau personnel, autre défi majeur s’il en est (l’individu craignant la solitude et l’isolement), mais aussi des compétences relationnelles en matière de voisinage. Progressivement cependant, tout sera mis en œuvre pour assurer la transition vers le logement individuel (12 places agréées), synonyme de ‘normalité résidentielle’, d’intégration sociale et donc d’image positive de soi. Il nous semble aussi important de souligner un autre aspect de cette ‘normalisation résidentielle’ qui touche plus particulièrement à la gestion de la maladie: si en ‘hébergement’ il y a une obligation de compliance au traitement et une durée de séjour déterminée, les personnes en logement individuel ne sont pas subordonnées à ces contraintes. Parmi les stratégies mises en œuvre, il convient de souligner une nouvelle fois l’importance du travail en réseau 2 qui propose non seulement la prise en compte des difficultés de la personne, mais aussi toutes les actions à mener sur son environnement. Avec la personne, le référent et les différents partenaires du champ psychosocial étudient le ‘marché ’, la situation du bien proposé et les ressources communautaires de proximité (commerces, loisirs, transports,…), la ‘respectabilité’ du propriétaire (afin d’éviter les marchands de 176 CHAPITRE 7 sommeil), le budget disponible, et éventuellement les différentes aides dont elle pourra bénéficier aux différents niveaux (Région, Province, Commune, etc.). Ensemble, ils planifient pas à pas et assurent le suivi des différentes démarches à entreprendre donnant ainsi un maximum de chances au projet de la personne d’aboutir, et de trouver la meilleure qualité de vie possible… car comme le déclarait Charles Fraser l’intégration sociale ne doit-elle pas permettre à chacun, de ‘trouver un endroit à vivre, quelque chose à faire et quelqu’un à aimer’? NOTES: 1. information parue dans La Nouvelle Gazette 2. par ex. ‘Vincent, Théo, Anna et les autres …’, un réseau de professionnels mobilisés autour des ‘bonnes pratiques’ au service des ‘usagers’, travaux auxquels est associé Similes Charleroi C O N TA C T: ACGHP (Charleroi) Tél.: 071/44.00.00 ou 071/36.68.99 E-mail:[email protected] 177 La rue, lieu de vie ALOYSE VAN DER STEGEN FONDATRICE DE LA FONTAINE Ils marchent au hasard, sans but, devant eux, pour se réchauffer, se dégourdir les pieds et les idées. Mais de quoi sera faite l’heure prochaine? Sans doute de rien. Rien, à meubler d’attentes et d’illusions. Ils sont d’ici ou venus d’ailleurs à la quête du mirage d’un avenir meilleur. Au fil du temps, le bagage des premiers jours est devenu baluchon pour se réduire bien souvent en un ... trésor de sacs plastiques. Pourquoi? Personne ne le sait. Sauf eux, peut-être. Aventurez-vous à leur poser la question ; moi je n’ai jamais osé. Plus on perd ses repères, plus on ... amasse les sacs plastiques, vides, évidemment! Mais tellement précieux. La couleur de ceux-ci s’harmonise avec celle de leurs mains, de leur visage chiffonné, de leur manteau au ton macadam. Ils poussent la porte de La Fontaine, reprennent leurs esprits, affrontent nos regards, esquissent un sourire. La douche va leur rafraîchir les idées, décaper leur dos, réjouir leurs veines, leur coeur. Certains d’entre eux vont demander un Burberry (eh oui), d’autres espèrent un blouson de cuir, clouté de préférence. D’autres encore, bien avisés, encore suffisamment dans notre réalité, viendront le jour de présence du coiffeur. Avec un bonheur presque enfantin ils se laisseront refaçonner. Bien souvent ils devront passer chez l’infirmière pour soigner ces plaies de la misère, de la violence, de l’oubli de soi. Mais c’est presque toujours nous qui devrons leur montrer ce corps meurtri qui a grand besoin de soins. Ils ne se sentent plus, ils ont du, voulu, oublier leur enveloppe de chair. Après s’être longuement, ostensiblement ou discrètement, réajustés dans un de ces merveilleux miroirs, après un bon petit café-causette, si en plus, nous avons pu les reconnaître, les nommer, si nous avons pris le temps de dialoguer, ils reprennent le chemin de l’errance quelque peu allégés, je pense. Cette sensation de bien-être, tellement nécessaire à tout homme, durera le temps qui leur sera donné, celui de quelques instants pris à l’éternité. 178 CHAPITRE 7 Ils sont heureux de s’être arrêtés, d’avoir reçu les moyens de réveiller le visage de leur âme qui se fuyait à lui-même. Les plus valeureux, les plus chanceux aussi, repartiront dignes, présentables chez l’assistante sociale ou ailleurs, à la quête d’un xème rendez-vous pour un gîte ou un employeur. Pour tous les autres, la multitude, les égarés du système ou de la tête, l’étape suivante du jour sera: trouver l’assiette garnie, trouver le lieu où passer la nuit. Demain aura ses même préoccupations basiques: le froid, l’estomac, la couche ; et fera que, de demain en demain, l’Homme sera fatigué, n’osera, ne voudra plus s’interroger. Fini le temps des incessantes justifications. Il se distancie de la race humaine, se fait discret. Il se construira un monde où il pourra survivre. Gageons que ses meilleurs interlocuteurs deviendront le vent et le béton. J’ai appris que toutes les formes de folies se trouvent dans la rue, de la plus douce à la plus violente, que les uns ont tué hier, que d’autres le feront demain. J’ai appris que la rue accueille tout autant qu’elle engendre la folie. J’ai appris que pour tous ceux qui avaient l’expérience d’un séjour en hôpital psychiatrique, le simple fait de leur suggérer d’y retourner pour se faire quelque peu soigner, pouvait les faire disparaîtrent à jamais. D’angoissants souvenirs leur giclent à la mémoire. A la perche que nous leur tendons, ils y voient l’hameçon. J’ai appris que si nous prenions le temps, si nous laissions là nos à priori, il y a souvent moyen, pour un moment du moins, de créer une faille, de s’y faufiler pour dialoguer. Bonheur d’une rencontre souvent riche en dérision et en maturité. J’ai appris que vivant dans des conditions extrêmes, sans repère, bien naïf celui qui pense être à l’abri de la folie ! La Fontaine, Centre d’Accueil d’Hygiène pour Sans - Abri de l’Ordre de Malte de Belgique S’adresse aux personnes en grande précarité. L’objectif de la maison est de leur donner la possibilité, via l’accès à l’hygiène dans sa globalité, de maintenir, ou d’essayer de retrouver leur dignité. Dans la même matinée et selon les besoins de chacun, ils ont accès à: la douche - la lessive - le vestiaire - le coiffeur - l’infirmière - la consigne. Sachant que dans les périodes difficiles d’une vie, la présentation physique malgré son importance est souvent délaissée, nous avons opté pour le principe de la gratuité. C O N TA C T S : La Fontaine, 13 rue des Fleuristes - 1000 Bruxelles et 3 rue Pouplin - 4000 Liège 179 Chapitre Prendre en compte les problèmes de santé mentale dans le monde de l’école :: Introduction: La santé mentale à l’école Ann d’Alcantara, Centre Thérapeutique pour Adolescents, UCL, Bruxelles :: ‘A la rencontre de l’autre’/ ‘Hoe anders is anders’: Un projet de sensibilisation des jeunes à la santé mentale Catherine Gordier, Vlaamse Vereniging voor Geestelijke Gezondheid Sylvie Maddison, Institut Wallon pour la Santé Mentale Françoise Herrygers, Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale :: Les jeux interdits de la prévention en Santé Mentale à l’adolescence Denis Hirsch :: La prévention drogues à l’Ecole… du Théâtre Forum Jean-Pierre Jacques :: L’Entreliens, pour raccompagner vers l’école des jeunes à l’arrêt. François Destryker, L’Entreliens, Bruxelles 18 La santé mentale à l’école DR ANN D’ALCANTARA, CENTRE THÉRAPEUTIQUE POUR ADOLESCENTS, ST LUC, UCL L’école, comment ça va? Le XXième siècle fut pris entre un modèle d’école au passé dont la force perdure, et une nouvelle école qui s’invente au fil des innovations pédagogiques et des réformes imposées par circulaires ministérielles. A l’aube du XXIième siècle, Charlemagne n’est plus que le fétiche pittoresque d’une école en crise, et la querelle entre les Anciens et les Modernes est très largement épuisée. Le public s’est habitué à une crise de l’école en écho au rythme indigeste des mutations économiques, sociales et culturelles. La médiatisation de la cause scolaire a répandu une inquiétude qui s’est refermée en boucle sur le devoir d’information et qui constitue aujourd’hui une dimension intrinsèque de la crise. Si le souci majeur, jusque là, avait été de construire des écoles et d’y convier tous les enfants, garçons et filles, avec le projet d’alphabétiser la population, le XXième siècle s’est appliqué à instaurer une obligation scolaire dont la durée n’a fait que s’allonger. Ce mouvement paradoxal d’enfermement de la jeunesse qui accompagne l’extension de la scolarisation est décrit par M. Foucault et Ph. Ariès dans les années ’70. A partir de ses objectifs de démocratisation, l’école pour tous et pour longtemps allait affronter des problèmes de massification et des nécessités de multi-diversification inattendus. Impossible de rester ‘univers clos’, l’école est aujourd’hui ouverte sur le monde, reliée au social en interface entre la sphère publique (la société) et la vie privée (la famille). L’obligation scolaire comporte une double logique: une contrainte de fréquentation doublée d’une exigence de certification, donc une logique de l’inscription et de l’exclusion parallèllement à une dynamique de la réussite et de l’échec, à base de compétition. En d’autres mots il ne suffit pas ‘d’aller’ à l’école, il faut s’y engager dans un cursus rythmé par des temps d’apprentissage, suivis par des temps d’évaluation qui précèdent des moments de bilan et d’orientation en fonction d’objectifs certifiés. La complexité croissante de notre société nous soumet à ce que les sociologues appellent avec Robert Ballion ‘l’ère du tout école’ c’est à dire une société qui transite toute entière par l ‘école avant de s’installer dans le train des mises à jour du savoir par la formation continue. 182 CHAPITRE 8 Enfin, l’école est devenu le partenaire incontournable de la famille dans l’éducation des enfants dès le plus jeune âge. En effet l’évolution des mœurs et des modèles familiaux a ouvert massivement aux femmes le monde du travail. En conséquence, les parents sont en droit d’attendre une prise en charge personnalisée de leur ‘tout petit’. Au-delà de sa garde, cette prise en charge doit garantir son développement et son épanouissement. Cela explique pourquoi la convivialité, le ‘bien vivre’ entre les membres d’une communauté scolaire garantit autant que le palmarès des élèves le succès d’une école maternelle ou primaire, et pourquoi des parents de plus en plus nombreux orientent leur choix d’établissement en fonction des options psychopédagogiques de celui-ci. Certains sont prêts à concéder de longs trajets quotidiens pour bénéficier d’une méthode progressiste ou de renom. Loin des objectifs du modèle sélectif visant à retenir les candidats ‘aptes à l’instruction’, le système scolaire est actuellement sommé de réussir un gigantesque effort d’adaptation pour offrir aux élèves ‘obligés’ un éventail approprié d’offres de formations et de pédagogies renouvelées. Si la fréquentation de l’école reste pour l’élève une épreuve de socialisation quel que soit son âge, la post-modernité exige une école en perpétuelle mutation, capable de troquer la crise de l ‘école pour une ‘école de la crise’, en questionnement sur ses finalités, ses objectifs et le sens du savoir à transmettre sur un mode socratique pragmatique et participatif. Face à cette mission impossible que souhaiter d’autre que: ‘vive l’école!’ Dans ce contexte marchand, le défi de l’école de demain est de construire une école des savoirs qui doit être aussi une école du sujet. Que sont les Maîtres devenus…. Les enseignants méritent qu’on se penche sur leur sort, leur état et leur devenir. De l’école en crise, les enseignants sont les portes-parole, les otages et les boucs émissaires. Ils sont dépositaires des malentendus, fruits des contradictions du système. Leur métier s’est vu transformer en profondeur, ils ont en effet essuyé, sans recevoir beaucoup de secours, trois séismes d’envergure: 1. L’explosion des savoirs qui a rendu impossible qu’ils ‘maîtrisent’ le champ de leurs compétences. 2. L’écroulement de leur statut social et la perte des honneurs et de l’autorité y afférents. 3. La radicale évolution des technologies de l’information qui a comme conséquence qu’ils sont en passe de devenir des navigateurs plutôt que des transmetteurs, des branchés plutôt que des ‘éveilleurs’, des aiguilleurs plutôt que des ‘allumeurs’ (de réverbère! Le Petit Prince St Exupéry) Ces révolutions se sont produites à l’horizon de la magistrale analyse des 4 discours par Lacan, qui a définitivement désacralisé le ‘discours du maître’ et révélé l’imposture de la position de l’expert. Pourtant, notre monde fait de plus en plus usage de la position d’expert, non par respect pour la science, mais comme alibi, entendez comme politique du parapluie qui si souvent tente de séparer pouvoir et responsabilité au profit de la protection des décideurs. Même si tous ne sont pas d’un égal dévouement, et si d’aucuns sont désabusés ou aigris, les directions, corps professoraux et équipes éducatives qui portent l’école sur leurs épaules se sentent souvent isolés, incompris ou injustement accusés par l’opinion publique. Pour résister au 183 L’ E N S E I G N E M E N T découragement, ils ont dû apprendre à ne pas s’identifier à la crise que traverse l’école secondaire et dont ils sont les témoins de première ligne. Cette crise est relayée avec une ambiguïté suspecte par les médias, qui en exploitent les aspects spectaculaires sans rendre compte des expériences constructives. Ils mettent continuellement l’accent sur la violence de quelques-uns sans mentionner la pression au quotidien portée par un grand nombre, ni les difficultés liées au contexte. Les difficultés liées au nouveau métier d’enseignant sont souvent confondues avec celles qui concernent l’école, sa mission, son sens, sa place dans la culture, et avec celles qui affectent la jeunesse d’aujourd’hui. Si comme le dit Freud: ‘enseigner est un métier impossible’, l’école actuelle, et principalement le secondaire, est confrontée à un absentéisme croissant de la part des enseignants qui ‘craquent’. A tel point que le concept de ‘burn-out’ a conquis son statut de maladie professionnelle dans l’enseignement. Syndrome hybride entre la dépression, l’épuisement, l’effondrement et le stress post-traumatique, il est reconnu comme guettant les sujets fragiles (pas pour autant moins doués, souvent plus exposés!) engagés dans les métiers d’enseignement et de soins. L’enfance, ou l’alliance entre la pédagogie et la psychologie C’est donc par un mouvement naturel de synergie entre sciences de l’apprentissages, sciences de l’éducation, théories du développement et psychologie de l’enfance que la santé mentale est entrée par la grande porte dans le monde de l’école maternelle et primaire. Elle y assure une présence - insuffisante - par le biais de l’enseignement et de la formation du personnel. Par l’intermédiaire des équipes du PMS-IMS, (pénurie croissante au regard de l’énormité de la tâche à accomplir) le psy assiste les équipes éducatives et enseignantes, ainsi que les familles ; il offre un soutien logistique au travail d’orientation, et s’acquitte d’un travail important de relais avec les centres spécialisés dans les situations de détresse ou à haut risque. Dans le meilleurs des cas, nous trouvons à l’école maternelle et primaire des ‘maîtres’ recyclés, créatifs, véritables professionnels de la petite enfance, reconnus tels et estimés par des parents qui les investissent et forment avec eux une alliance éducative. En conséquence, le partenariat entre les ‘psys’, qu’ils soient consultants de l’école ou de la famille, et les maîtres d’école bénéficie d’un a priori constructif, d’une dynamique préalable convergente. Il reste à établir une collaboration en respectant strictement les règles de déontologie des professions respectives au cas par cas (règles de secret professionnel, de respect des places et des limites du territoire de chacun). L’école maternelle et primaire est un champ d’intervention très largement exploité en matière de prévention; je pense à la prévention en sécurité routière, aux efforts récents pour une prévention en sauvegarde de l’écologie et pour une alimentation saine. L’éducation à la citoyenneté et l’apprentissage de la résolution sans violence des conflits en sont au stade expérimental et restent peu répandus faute de formation des adultes. La prévention des abus sexuels a fait son apparition ces dernières années, suite aux événements de pedo-criminalité. Les campagnes sont de valeurs inégales. Souvent importées de l’étranger sans adaptation à la mentalité locale, elles rassurent les adultes plus qu ‘elles ne protègent les enfants. Elles sont en soi une impasse éducative tant il est vrai que la méfiance générali- 184 CHAPITRE 8 sée inculquée aux enfants face à la figure masculine est contre-productive et affaiblit la place du père dans le triangle père-mère-enfant. La peur de la folie continue à faire de la santé mentale un parent pauvre en matière de prévention à l’école. Quelques expériences ponctuelles existent à partir de la créativité locale, d’initiatives privées ou de projets pilotes sans financement structurel. Elles sont accueillies avec enthousiasme et récoltent souvent plus que les fruits escomptés. L’adolescence: un temps social dont l’école est le théâtre L’opération psychique de l’adolescence consiste à opérer ‘la mutation’ du lien infantile à l’autre pour faire advenir le sujet adulte. Celui-ci devra être capable ‘d’habiter’ un corps ayant grandi, marqué par les signes de la maturité sexuelle et apte à porter dans le lien social élargi la responsabilité d’une parole propre. Avant d’être une opération psychique, l’adolescence est une production de la culture. Elle en est le révélateur souvent décapant car elle en interroge la cohérence et l’envers. La culture est donc tour à tour un frein ou un accélérateur d’adolescence, facilitant à sa jeunesse ‘le passage’ vers une inscription sociale adulte, ou au contraire imposant à la jeune génération la violence du lien de dépendance qui perdure. La souffrance qui en résulte sera déployée avec fracas dans le lien intergénérationnel, dont la rue et l’école sont aujourd’hui, en tant que ‘lieux de socialisation’, les théâtres privilégiés. La culture contemporaine a donc fait de l’adolescence un ‘temps social’ accompagné d’un véritable statut: le statut d’ado! L’obligation scolaire d’une part, le consensus entre tous les adultes quant à l’importance de l’instruction et de la nécessité absolue d’être diplômé d’autre part, font de l’école la scène rêvée où déployer aujourd’hui les enjeux intergénérationnels de l’adolescence. L’obligation (scolaire) constitue la limite soutenue par la loi qui donne à l’école un statut de contenant mettant tous les jeunes sur le même pied. Le consensus entre adultes confère à l’école son contenu par la validation sociale de l’instruction. Il permettra au jeune d’élaborer l’articulation de sa position subjective entre le privé et le collectif. En conséquence, il y a tout lieu de penser que l’école prend aujourd’hui sa place dans les affrontements intergénérationnels précédement cristallisés autour de la sexualité, de la morale traditionnelle et des pratiques religieuses, et maintenus sur la scène familiale. Dans notre culture ambiante ‘adolescentrique’, où le look jeune fait modèle pour le social tout entier, le monde des adultes perd ses attraits. Dès lors de nombreux ‘ado’s’ déploient des comportements de résistance, voire de refus de la croissance. Ils cherchent à prolonger le rêve, à fuir la réalité douloureuse associée à la représentation ‘métro-boulot-dodo’ qu’ils ont du monde adulte, à postposer les responsabilités qu’il leur faudra assumer sans nouvelle récompense. Santé mentale à l’école secondaire: urgences et polémiques Envahie par l’adolescence, ‘l’école secondaire’ n’existe pas, tant elle est, à l’image de la culture contemporaine, une mosaïque en perpétuelle mutation, éclatée entre la multitude des possibles. En écho à la société, elle lutte et se dualise. Les filières d’enseignement les plus disqualifiées, 185 L’ E N S E I G N E M E N T oscillant entre scandale et résilience, ont vu se développer de nouvelles compétences grâce à des projets pilotes qui s’exportent ensuite dans les établissements de renommée. Je pense au nouveau métier baptisé ‘médiateur scolaire’ dont le concept est né et a été expérimenté à l’institut de La Providence, à Anderlecht, dans les années ’80. Ce terme et cette pratique sont aujourd’hui acquis par le ministère de l’éducation, et exportés dans les pays environnants. Le médiateur est devenu un acteur précieux dont le monde scolaire secondaire ne pourrait plus se passer. Acteur de santé mentale sans être ‘psy’, certains jeunes parlent de lui en disant ‘mon médiateur’, comme d’autres parlent de ‘mon délégué’, comme autrefois ils auraient évoque ‘mon juge’. La question de la santé mentale à l’école secondaire sera donc particulièrement complexe et chargée. Elle concernera tant les élèves, les adolescents, et par extension les familles, que les enseignants, les adultes, et enfin l’institution ‘école’ elle-même: la santé institutionnelle. Dans ce contexte le SSM (Service de Santé Mentale) se profile comme un partenaire où s’adressent un grand nombre de demandes concernant l’école, sans que cela ne signe une remise en question des équipes IMS-PMS. En effet, la place occupée par le PMS dans la structure lui confère sa fonction spécifique, mais en même temps elle le prive de la position de tiers extérieur propre au psy de SSM. Les demandes classiques concernent toutes les consultations autour de l’absentéisme, les multiples formes d’échec, d’inadaptation, de grève, de panne, de décrochage ou de dégoût scolaire. Toute une série de demandes nouvelles concernent les nouveaux désarrois de l’adolescence ; elles appellent des interventions en urgence après des passages à l’acte violents, des événements ingérables, ou insolites qui laissent la communauté scolaire en état de choc et les adultes forcés de faire relais avec des interlocuteurs extérieurs. Dans un second temps, le calme revenu, ces situations seront également à l’origine de nombreuses demandes de formation ou d’interventions dites ‘de prévention’. Il est essentiel que ces interventions éveillent un esprit critique rigoureux pour ne pas au passage ‘stériliser’ l’adolescence à l’œuvre sous prétexte d’une réduction des dangers chère aux adultes adeptes du ‘risque zéro’. Le rôle imparti à l’intervenant en santé mentale n’est pas de devenir le psy-expert de l’école, ni de suppléer ou de se substituer à un quelconque professionnel du champ scolaire. Il ne sait pas ce que devraient faire les éducateurs et les enseignants débordés. Le savoir théorique des pédagogues qui ‘ne sert à rien sur le terrain’, ainsi que ‘le non-savoir des psy’, agressent à juste titre les enseignants. Rompus à l’adolescence qui fait rage dans les lycées ils sont exigeants, renvoient les donneurs de leçons et trient les psys avec sévérité. L’école aujourd’hui force le SSM à repenser ses pratiques jusqu’à oser de nouvelles réponses qu’il faudra moduler sur mesure au cas par cas. C’est en vivant la réalité de l’école de l’intérieur qu’il est possible de sentir la complexité de se qui s’y passe. Prendre le recul de la parole nécessite donc de s’extraire de cette réalité. Offrir aux adultes un lieu où nommer les difficultés vécues pour n’avoir plus à les cacher, à faire semblant ou à porter seul le poids de ses interrogations prend alors tout son sens. Un lieu tiers et l’écoute de professionnels avertis permettent de répertorier les ressources insoupçonnées ou de soulager les acteurs immergés. Le tiers est nécessaire pour différencier les questions qui concernent l’école, son organisation, son sens et ses méthodes et qui sont de la 186 CHAPITRE 8 responsabilité citoyenne, des questions qui touchent à la fonction, à la place et à la personne de l’adulte, enseignant ou collègue Conclusion: Partenariat et Postmodernité Tout se prête donc à ce que les enseignants soient, plus qu’auparavant, les dépositaires des souffrances identitaires de leurs élèves, de leur excès d’excitation, de leur peur de la dépendance, de leur angoisse face au processus d’apprentissage et d’intériorisation. Le groupe classe va, dès la première rencontre, tester et interpeller l’enseignant – cet adulte qui est délégué par la société pour transmettre du savoir – dans ses capacité de contention, de limite, d’autorité, de compétence, d’authenticité, mais encore d’écoute de leur confidences, de décodage de leurs comportements, d’interprétation de leurs attentes et de leur souffrance psychique. Le professeur se trouve en situation - parfois traumatique pour lui - d’être touché et questionné dans sa personne autant que dans son statut de professeur, en temps direct et sans filet, au travers des ‘agirs’ de ses élèves Comment ne pas se défendre, se soustraire à de tels mouvements passionnels de la part de ses élèves? Comment ne pas plonger, bien au-delà de sa mission d’enseignement, dans l’identification massive à la souffrance de l’élève en détresse, pour établir avec lui une relation de ‘réparateur’? Comment ajuster la distance? Comment répondre ‘présent’ en tant qu’adulte, en tant qu’éducateur, en tant que citoyen et en tant qu’enseignant, en occupant pleinement sa place et en restant chaque fois à sa place? Comment médiatiser la rencontre annoncée entre prof et élèves, rencontre indispensable à la transmission et dont le ratage génère la violence? Pour mettre en œuvre ce qu’Alain Touraine appelle l’école du sujet, l’école convie la santé mentale à un partenariat horizontal, fait d’échange de savoir et de respect des places différenciées pour intégrer la subjectivation nécessaire à la relation enseignante de l’école contemporaine. C O N TA C T S : Ann d’Alcantara, Centre thérapeutique pour adolescents (CThA) UCL St Luc, 10, av. Hippocrate, bte 20/02 Tél: 02.764.20.02 E-mail: [email protected] 187 A la rencontre de l’autre Un projet de sensibilisation des jeunes à la santé mentale CATHÉRINE GORDIER, VLAAMSE VERENIGING VOOR GEESTELIJKE GEZONDHEID SYLVIE MADDISON, INSTITUT WALLON POUR LA SANTÉ MENTALE FRANÇOISE HERRYGERS, LIGUE BRUXELLOISE FRANCOPHONE POUR LA SANTÉ MENTALE ‘A la rencontre de l’autre’ (Hoe Anders is Anders en néerlandais) est un projet de sensibilisation à la santé mentale destiné aux jeunes de 15 à 18 ans. C’est une initiative qui ouvre résolument la porte d’un monde qu’ils jugent mystérieux, et qui leur tend des clés pour mieux le comprendre et en finir une fois pour toutes avec leurs préjugés. La Vlaamse Vereniging voor Geestelijke Gezondheid (Association flamande de santé mentale) a mis cette initative sur pied en 1991. Depuis lors, l’Institut Wallon pour la Santé Mentale et la Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale lui ont emboîté le pas. L’essentiel de la démarche repose sur l’organisation de rencontres entre des jeunes et des personnes en difficulté psychique, avec la complicité des services et institutions qui les accueillent, autour d’un projet d’activité artistique, culturelle, sportive, ou simplement de contacts amicaux. Cela permet aux jeunes de mieux cerner la réalité de personnes fragilisées par des problèmes psychosociaux, et de poser un autre regard sur la santé mentale en général. ‘Hoe anders is anders? / A la rencontre de l’autre’ s’appuie sur les expériences vécues par les jeunes eux-mêmes. C’est donc un projet qui s’adapte avec un égal bonheur aux différents enseignements, qu’il s’agisse du professionnel, du technique, de l’artistique, ou du général. Le thème de la santé mentale peut trouver sa place dans de nombreuses matières du programme, et se prête aussi très bien aux projets interdisciplinaires. Un dossier pédagogique est proposé pour accompagner les jeunes dans leur projet. Il parle de la santé mentale, de la souffrance psychique et des maladies mentales, et donne un aperçu des services et institutions actifs dans le domaine ; il véhicule une image positive du concept de santé mentale et informe des mesures préventives et des différents services d’aide existants. Concrètement, le projet se déroule sur une année scolaire. Les associations organistarices jouent le rôle d’intermédiaire pour le premier contact entre l’école et une institution ou un organisme partenaire, et facilitent la mise en commun d’idées pour construire un projet d’activités communes aux jeunes et aux patients/usagers, activités qui sont choisies de manière à favoriser les contacts personnels entre eux. Un adulte responsable (éducateur, professeur, animateur,…) est nommé par groupe de jeunes et par institution. Ces deux personnes assurent le rôle de référents pour le projet. 188 CHAPITRE 8 Les rencontres se font au sein des institutions, dans l’école des jeunes ou bien dans des lieux extérieurs (visite d’un musée, bowling,…). Les activités réalisées en commun sont variées: sport, sorties culturelles, participation aux ateliers ou activités du service. Le plus important est que les activités soient réellement communes aux deux groupes de personnes. Il s’agit bien d’interagir, non de se regarder en chiens de faïence. L’expérience est d’autant plus riche et intense que les personnes se mettent ensemble à construire ‘quelque chose’ en commun, qui sera éventuellement montré en public à la fin du projet. Pendant toute la durée du projet, les jeunes sont tenus de rédiger en commun un ‘Journal de bord’ où ils décrivent le déroulement des rencontres, mais aussi leurs impressions personnelles, ce qui les amène à s’interroger introspectivement sur leur vécu et sur leur implication dans le contact avec ‘l’autre’. Ce journal de bord peut évidemment être illustré et agrémenté de toutes les manières, et la créativité y est souvent très marquée (photos, dessins, website, vidéos…). . En fin d’année scolaire, une grande journée de clôture rassemble tous les projets de l’année, et donne lieu à des représentations festives, sur une vraie scène, en présence de tous les groupes participants et de personnalités issues du secteur. Cela va de la création graphique (une fresque!) au reportage vidéo, en passant par une pièce de théâtre, un poème ou une prestation musicale, l’important étant de rester centré sur l’expérience de la rencontre. Tous les journaux de bord sont également exposés ce jour-là. Les sujets choisis par les jeunes sont récurrents, et témoignent de réelles préoccupations: la drogue, l’alcool, l’exclusion sociale,…qu’ils côtoient souvent au quotidien. D’autres choix vont aussi vers des sujets entourés de mystère et de craintes: la psychose, le handicap, la psychopathie… A côté de ces sujets ‘phares’, d’autres thématiques ont été abordées au fil du temps: la grossesse chez les jeunes, l’univers carcéral, les effets de la guerre, les réfugiés, la maladie d’Alzheimer,… Les publics rencontrés vont des services et institutions psychiatriques à des associations à visée plus sociale: foyers pour femmes en détresse, abris pour SDF… mais aussi des classes d’enseignement spécial, des centres pour personnes handicapées, etc. A Bruxelles, le projet a été décliné sous la forme d’un concours de vidéos (grâce à un partenariat avec le CFA - Centre de Formation d’Animateurs, pour l’accompagnement technique), dont trois éditions se sont déroulées entre 1999 et 2002, avant d’évoluer vers une autre formule, des ‘Carrefours AdosAdultes’, tablant sur l’importance des rapports entre générations et entre pairs à travers ces rencontres, rapports de verticalité et d’horizontalité, d’où l’idée de ces ‘carrefours où choisir une direction pour Soi en passant par la Rencontre de l’Autre’. Conclusion: Offrir aux jeunes la possibilité de découvrir ou de mieux connaître la réalité de personnes fragilisées par des problèmes de santé mentale était l’objectif premier du projet ‘Hoe Anders is Anders / A la rencontre de l’autre’. A côté de cela, il s’agissait aussi de stimuler l’implication de chacun (élèves, institutions, professeurs, éducateurs,…) autour de la réalisation d’un projet commun de rencontre. Au delà des compétences pédagogiques qu’a pu apporter la gestion du projet concret, ‘Hoe Anders is Anders / A la rencontre de l’autre’ a permis à bon nombre de participants de partager 189 L’ E N S E I G N E M E N T une véritable expérience de vie, une réflexion citoyenne responsable, et surtout d’en ressortir grandis ‘humainement’. Des effets bénéfiques en termes d’ouverture aux autres et au monde, de réduction des préjugés des uns et des autres mais aussi de développement d’initiatives ou de projets personnels, ont apparus à la lecture des journaux de bord. Nous avons aussi appris que certains élèves avaient décidé, suite à cette expérience, de s’orienter dans des études psychosociales. Le projet avait donc parfois été plus qu’un outil de sensibilisation, un ‘susciteur de vocation’… C O N TA C T S : Vlaamse Vereniging voor Geestelijke Gezondheid, Tenderstraat 14, 9000 Gent Tel. 09.221 44 34 - Fax 09.221 77 25 E-mail: [email protected] www.vvgg.be Institut Wallon pour la Santé Mentale, 32 rue Muzet, 5000 Namur, Tél.: 081 23 50 15 - Fax: 081 23 50 16 E-mail: [email protected] www.iwsm.be Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale tél: 02 511 55 43 E-mail: herrygers.lbfsm@skynet .be 190 Les jeux interdits de la prévention en Santé Mentale à l’adolescence DR DENIS HIRSCH PSYCHIATRE D’ADOLESCENTS, PSYCHANALYSTE Quelle place prenons-nous, en tant que thérapeute d’adolescents, au sein du réseau d’adultes qui ont en charge des ados au sein de l’école? Pour en débattre, je témoignerai ici de quelques idées à partir de mes expériences de plusieurs années de pratique en prévention du suicide des adolescents au sein du monde scolaire. L’expertise, c’est aussi le travail de lien L’origine de mes travaux en prévention du suicide remonte à une étude qualitative des dispositifs de soins des adolescents suicidaires à destination du politique, puis à un projet de brochure informative sur le suicide des ados à destination des enseignants, à partir d’un groupe de travail avec des enseignants et des psychologues d’école (PMS). Dans ces projets, j’étais en position de spécialiste de l’adolescence, en expert porteur des connaissances nécessaires à transmettre au public ciblé par un projet de prévention, en l’occurrence le monde enseignant. S’adresser au monde politique en tant que spécialiste de l’adolescence peut avoir du sens, mais face aux enseignants, cette position était beaucoup plus discutable, et je ne m’y précipiterais sans doute plus maintenant comme je l’ai fait alors. De fait, cette brochure explicative et bonne conseillère, riche en description des signes susceptibles d’alerter les profs sur un risque suicidaire chez leurs élèves, semble avoir eu bien peu d’impact en termes préventifs. Pourtant, combien les enseignants étaient friands de telles informations claires et prédictives, tout en refusant, à juste titre, de devenir des psys de leurs élèves! Globalement, seules les écoles où ce document fut discuté en groupe de professeurs ont noté un impact sur l’écoute des ados en difficultés - un travail autour d’un objet commun, permettant à chacun des enseignants présents de se reconnaître dans les difficultés de ses collègues. Seuls les enseignants pouvant s’appuyer sur un lien de longue date avec un(e) psychologue d’école suffisamment disponible ont pu se référer utilement à la brochure! Mais le plus évident des effets de prévention fut directement lié à la dynamique de notre groupe de travail, plus qu’à sa réalisation: en effet, les liens tissés entre les inspecteurs, directeurs d’écoles, psychologues d’écoles et les psys au sein de ce groupe de préparation de la brochure semblent avoir considérablement amélioré la façon dont les ados en difficultés nous étaient 191 L’ E N S E I G N E M E N T adressés en consultation par ces mêmes interlocuteurs scolaires! Comme si les liens établis entre adultes avaient eu un impact sur le lien singulier entre ceux-ci et l’élève, sur la qualité de l’écoute de ses difficultés, sur la solidité de ce lien, permettant d’introduire, alors et alors seulement, la possibilité d’aller consulter un thérapeute en dehors de l’école - ce qui ne va jamais de soi pour un ado et ses parents! Il apparaît donc que c’est un travail de lien entre praticiens de l’adolescence, bien plus que notre ‘expertise de psy’, qui a sans doute favorisé ce travail du lien entre les enseignants et leurs élèves en difficultés. Le lien entre adultes est au centre de la prévention chez les ados. D’expert en connaissances sur le suicide à l’adolescence à transmettre aux enseignants, je me suis peu à peu transformé, au gré des expériences avec des collègues (intervention dans une école après un suicide d’élève, journées pédagogiques, débats avec des classes suite à une projection de film, travail de formation avec des psychologues d’écoles, des éducateurs, des médiateurs, etc), en clinicien de la prévention, dont l’objet serait la clinique du lien entre les adultes en charge d’adolescents dans la société, et notamment à l’école. Mon expertise en psychopathologie et en thérapie des adolescents ne pouvait en effet pas se substituer à l’expertise des enseignants, quand bien même ceux-ci souhaitaient cette substitution! Inversement, les enseignants ne peuvent pas se transformer en psychothérapeutes ni en sémiologues de l’adolescence. L’expertise du psy ne peut servir d’alibi pour faire l’impasse sur la question du lien pédagogique, centrale pour la compréhension de la souffrance psychique des ados à l’école. Dès lors, sans nier l’intérêt des projets de prévention primaire, à destination des adolescents – et pour autant que ces campagnes de prévention ne cherchent pas à transformer à leur tour les ados en thérapeutes de leurs pairs – il nous semble que le cœur de la prévention en santé mentale à l’adolescence doit se centrer… sur le lien et sur le réseau des adultes qui en ont la charge. Il faut ici bien sûr distinguer la prévention à destination des adultes professionnels de l’adolescence d’un côté, à destination des parents d’adolescents d’un autre (que nous n’abordons pas ici). De même, il ne s’agit nullement de dénigrer l’intérêt d’informer plus objectivement les interlocuteurs scolaires sur la question de l’adolescence et de sa pathologie éventuelle. Mais alors, cette transmission doit elle-même se faire dans une expérience de lien (par exemple en groupe) dans des dispositifs de formation qui permettent aux interlocuteurs scolaires qui s’y engagent de partager, figurer et élaborer les expériences professionnelles de chacun, toujours à partir de sa position professionnelle, mais sans exclure éventuellement les résonances plus personnelles que de tels échanges peuvent convoquer. Une telle implication ne va pas de soi, et bien sûr, ne peut être exigée par les pouvoirs organisateurs des écoles. Quant aux psys - praticiens de la prévention, ils ne peuvent en aucun cas se situer en experts extérieurs à la question dont ils traitent. La position difficile de l’enseignant Le travail d’identification entre enseignant et psy, chacun restant dans sa place au sein d’un réseau préventif, nous semble alors bien plus à l’œuvre que lorsque nous expliquons l’adolescence aux enseignants, eux qui les côtoient tous les jours et en ‘savent’ dès lors bien plus que nous 192 CHAPITRE 8 sur ce thème! Nous voilà bien loin de la position tranquille d’expert! En cela, nous partageons vraiment les vécus difficiles dont nous témoignent les enseignants face aux élèves en détresse. Cet effet ‘d’écho’ des vécus et des représentations douloureuses des ados - qui se diffuse dans l’ensemble du réseau des adultes qui en ont la charge - est absolument essentiel à entendre par les adultes qui font de la prévention. Le professeur se trouve en effet en situation - parfois traumatique pour lui - d’être touché et questionné dans sa personne autant que dans son statut de professeur, en temps direct et sans filet, au travers des ‘agirs’ de ses élèves. L’enseignant ne peut s’y soustraire, ce qui peut le sidérer et le laisser impuissant et en grande souffrance. Il n’est soumis, par là, à rien d’autre qu’aux vécus de passivation traumatique des ados face à la sexualisation de leurs pensées et de leur corps, vécus que les ados projettent massivement – démultiplié par l’effet de groupe –sur l’enseignant, l’agressant à son tour, comme eux-mêmes se sentent agressés et dépossédés de leur intimité et de leur puissance infantile! Ces identifications massives aux ados en difficultés ne peuvent être évitées par les adultes qui en ont la charge. Mais seul un véritable travail du lien au sein du réseau des professionnels de l’adolescence peut en éviter la charge traumatique, pour les psys comme pour les enseignants. Au fond, il s’agit, pour les psys cliniciens de la prévention à l’école, d’offrir des interventions et des supports (culturels, formatifs, pédagogiques) permettant de tisser des liens avec les adultes du monde scolaire, et de redistribuer ainsi la charge affective et de responsabilité massive à laquelle chacun d’eux est soumis, dans son lien privilégié, unique et solitaire avec les élèves. C O N TA C T: Dr Denis Hirsch, Psychiatre d’adolescents, psychanalyste E-mail: [email protected] 193 La prévention drogues à l’Ecole… du Théâtre Forum DR JEAN-PIERRE JACQUES PSYCHANALYSTE Un jour, un échevin1 avisé conçut l’idée que les jouvenceaux et jouvencelles de son village étaient en grand danger de se laisser envenimer par des herbes magiques, ce qui plongeait leurs parents en vilain désarroi. À la surprise de tous, il convoqua autour de lui, non pas le prévôt et ses gens d’armes, mais des ménestrels, des guérisseurs et des lettrés. Après avoir tenu conseil, ils décidèrent de convier le bon peuple, jeunes et vieux, dans la cour de l’école fondée par Charlemagne et d’y donner un joyeux spectacle où chacun pourrait prendre part, afin d’écarter la menace ou du moins d’y être mieux préparé… Cet article évoque une expérience de Théâtre Forum2 réalisée en milieu scolaire, dans une ambition préventive autour des questions de drogues à l’adolescence. Nouveaux désarrois à l’adolescence Une des expressions flagrantes des nouveaux désarrois à l’adolescence est l’extension majeure des conduites d’abus de substances (alcool, cannabis, ecstasy), et d’une augmentation corollaire de l’angoisse des adultes. Cette extension est largement documentée par des enquêtes épidémiologiques 3 qui ne sont plus à refaire. Ces phénomènes, avec quelques autres – le port du voile, la violence anomique et la capture dans les mondes virtuels – sont les manifestations les plus bruyantes des ados des années 2000. Ils suscitent angoisse et réactions défensives du monde adulte interloqué, bousculé. Dans le cas particulier du cannabis, les malentendus issus de la nouvelle loi, souvent interprétée abusivement comme une légalisation de l’usage du cannabis, contribueraient à cette extension ou à cette nouvelle visibilité d’un usage devenu massif, problématique à l’occasion, mais qui ne semble pas susciter une demande d’aide. Dans ce contexte confus, dans un mode de civilisation défavorable aux visées de la prévention et qui encourage la satisfaction rapide et les ivresses, comment penser une intervention préventive qui ne fasse pas ‘ringard’? 194 CHAPITRE 8 Une expérience pilote de Théâtre Forum Ces réflexions ont présidé à la conception d’un mode original de ‘prévention drogues’ en milieu scolaire, associant les élèves de 4e secondaire, leurs parents et leurs enseignants autour d’une soirée de Théâtre Forum. Le scénario s’est inspiré de témoignages d’adolescents rencontrés dans leurs classes, en l’absence de leurs enseignants. Il en résulte une pièce de théâtre ’Fumée bleue... je vois rouge!’ 4: Axel, un adolescent contemporain plausible, se passionne pour la paix et abuse de cannabis sans poser d’autre problème. Il finira pourtant par être lâché par sa petite amie et ses parents et aspiré dans une escalade qui aurait pu être évitée. Délibérément pessimiste, l’histoire jouée par le Collectif 1984, est ensuite rejouée, suivant le mode habituel du théâtre forum, sous la conduite de spectateurs devenant scénaristes et comédiens improvisés. Un bref débat clôture, de façon systématique, la représentation, qui se déroule au sein même de l’école, en présence du chef d’établissement. L’accent y est mis, non sur les méfaits ou bienfaits des drogues, mais sur les conditions de dégradation ou de restauration du dialogue ados – adultes. Prévenir l’usage de drogues ou débattre du dialogue difficile entre adultes et ados? Le scénario et les principes de régulation du débat sont articulés autour de quelques hypothèses fortes: 1. La consommation de tabac, d’alcool et de cannabis par les adolescents en âge scolaire n’est plus un phénomène marginal et secoue le monde scolaire et les familles. Cette allure ‘épidémique’ signe un échec des modes traditionnels de prévention, fondés sur le silence ou la dissuasion musclée. 2. La consommation s’envenime lorsqu’il existe un déficit de dialogue ou de tendresse. La réaction des adultes à l’annonce du recours à ces substances (‘drogues’) peut avoir un impact considérable sur l’abandon, le contrôle de la consommation ou la perte de contrôle sur celle-ci, sur une demande d’aide, etc. 3. La méconnaissance des adultes 5 est importante sur les effets des drogues, sur le contexte de leur usage par les ados et la sous-culture qui accompagne cet usage, sur la répartition entre consommation expérimentale, festive, régulière ou problématique. 4. La préservation du dialogue entre les adultes et les ados, malgré la découverte d’une consommation de ces substances, est un facteur clé de protection de l’adolescent contre une perte de contrôle de sa consommation6. 5. La prévention des dépendances ne peut se fonder sur un événement, si impressionnant soit-il. Elle passe par l’acquisition et l’entretien au quotidien de compétences de dialogue, et de respect des places réciproques. La prévention des dépendances ne peut pas être pensée comme une vaccination. Le recours à l’autorité (à la répression, dans les faits) ou à l’argument d’autorité (dans les discussions) peut provoquer une surenchère de consommation, dans une logique de défi ou d’incompréhension. Les affirmations scientifiques, toxicologiques, psychologiques ou sociologiques, par exemple sur l’innocuité ou la nocivité du cannabis, qui font d’ailleurs l’objet de discussions7, ne sont d’aucun secours pour favoriser le dialogue, même au contraire. 195 L’ E N S E I G N E M E N T Dans le Théâtre Forum, il s’agit de susciter une prévention construite par les sujets ‘cibles’ de cette prévention, grâce à leur participation massive et créative lors des re-jeux et du débat. NOTES: 1. M. GUY DE HALLEUX, ÉCHEVIN DE LE JEUNESSE À UCCLE. 2. « Dépendances: nous avons des choses à nous dire », Brochure du Projet Pilote 2003-2004, Commune d’Uccle, 1994. 3. Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies: « Rapport annuel 2004: l’état du phénomène de la drogue dans l’Union européenne et en Norvège ». 4. écrite par Max Lebras et le Collectif 1984. 5. Drogues: la méconnaissance publique , J. De Munck, J.-P. Jacques & A.-Fr. Raedemaeker, in La Revue Nouvelle, n°12, Tome CIII, janv. -févr. 1996. 6. Voir Luc Descamp & Cécile Hayez, Génération Cannabis, à paraître. 7. J.-P. Jacques, S. Zombek, Chr. Guillain et P. Duez: Cannabis: Les scientifiques sont d’accord plus qu’ils ne l’admettent, Jacques J.-P., en coll. avec, in La Revue Médicale de Bruxelles, Vol. 25, n°2, avril 2004, pp. 87-92. C O N TA C T S : Max Lebras, coordinateur de la Pièce: [email protected] Service de la Jeunesse d’Uccle: [email protected] ou 02 348 68 76. Dr Jean-Pierre Jacques, Psychanalyste: [email protected] 196 Entreliens, pour raccompagner vers l’école des jeunes à l’arrêt. FRANÇOIS DESTRYKER, PSYCHOPÉDAGOGUE Le décrochage scolaire auquel nous sommes confrontés à l’Entreliens n’est plus le fait de jeunes issus des classes populaires, comme c’était le cas il y a quelques années, mais touche des jeunes fréquentant tous les types d’écoles. Le décrochage s’est généralisé. Cela nous amène à dire que ces jeunes en décrochage reflètent autre chose qu’une simple difficulté scolaire. Ils mettent en exergue la crise sociale et économique, que l’on peut comprendre aussi comme une crise de la fonction paternelle. Ils interrogent leur rapport au savoir1. Et manifestement, certains en souffrent. Ces jeunes éprouvent en effet des difficultés à affronter les changements adolescents. Pour ces jeunes, dans le contexte actuel de la postmodernité, l’école est souvent le dernier lieu où ils peuvent déposer leur problématique,… en s’absentant! Cet arrêt scolaire ponctue, pour l’adolescent fragilisé, la difficulté à affronter son questionnement identitaire, l’absence de réponses à la quête fondamentale d’un savoir lui permettant d’assumer son ouverture au monde. Quelles solutions pour résorber cette situation? L’expérience montre que nos écoles (du réseau libre ou de l’enseignement officiel) ne sont malheureusement pas préparées à prendre en compte la problématique de tels jeunes. Ils ne font pas la ‘une’ des journaux, sauf ceux qui en arrivent au suicide, ou ceux qui sont malheureusement les victimes d’actes de violence. Mais souvent, ces jeunes sont l’objet d’une discrimination par rapport à la possibilité de réinscription dans un cursus normal: l’étiquette ‘psychiatrique’ fait manifestement encore peur. C’est pourquoi, il y a déjà trois ans, le CThA, en partenariat avec l’Ecole à l’hôpital Escale, a créé le service de suivi psychopédagogique L’Entreliens, pour prendre en charge l’accompagnement vers l’école de jeunes à l’arrêt. En effet, notre expérience de plus de dix années de travail pédagogique au sein du CThA, ainsi que l’expérience de l’Ecole à l’hôpital, montrent qu’il est inutile, avec ces jeunes, de vouloir les repositionner directement par rapport au travail scolaire classique et à la remédiation. Ce qui importe, c’est de pouvoir interroger cet arrêt afin de favoriser à nouveau le retour de ce que Philippe van Meerbeek appelle le désir de l’éveil. Ce désir de l’éveil, qui correspond à une 197 L’ E N S E I G N E M E N T recherche fondamentale sur le devenir de l’homme, -devenir social, politique, philosophique de l’homme, - implique entre autres un rapport au savoir, qui chez ces jeunes à l’arrêt, est momentanément inhibé. Ce rapport au savoir suppose une relation entre la recherche de connaissance de soi, l’ouverture et l’intégration au monde, l’intégration des connaissances constituant le savoir scientifique et culturel. C’est le fondement du travail psychopédagogique entrepris par l’Entreliens que de favoriser, par un travail d’expression et de prise de parole, l’émergence de ce questionnement qui ouvre sur le désir de l’éveil. Pour cela nous prenons en compte le cheminement de la question identitaire, nous proposons un travail de resocialisation et d’accès au monde, mais aussi d’interpellation critique du cursus scolaire. L’Entreliens et sa méthode de travail Nous ne nous positionnons donc pas dans un travail de rattrapage scolaire, mais en fonction d’une démarche permettant de renouer avec le questionnement fondamental, afin qu’un savoir se construise, afin que le jeune puisse utiliser par après les connaissances véhiculées par l’école, pour élaborer sa propre réponse. Ce travail consiste à interpeller le jeune, à l’inviter à entrer dans une culture et à la questionner à son tour. Comment? Par un travail de prise de parole pour lequel nous prévoyons trois temps qui jalonnent le parcours proposé: l’expression, l’élaboration de la question et la finalisation. 1. Un temps d’expression au sein d’ateliers de prise de parole où diverses techniques sont utilisées afin de permettre l’énonciation du jeune en tant que sujet potentiel. Ces ateliers prennent en compte la parole du jeune et permettent les tentatives d’affirmation de la question identitaire du jeune. Ils contribuent au travail d’élaboration qui peut se faire de manière collective ou individuelle, lors d’entretiens. Ils permettent aussi, sur le plan pédagogique, l’interpellation des connaissances tant scientifiques que culturelles. L’expérience du CThA et de l’Entreliens nous montre que l’écriture est un outil privilégié pour cette interpellation. En effet, par l’écriture l’adolescent dépose une partie de son interrogation identitaire, de son désir d’adresse à l’autre et autorise ainsi l’apostrophe à partir d’une parole qu’il apporte, qu’il énonce dans son propre texte. 2. Un temps d’élaboration: cette écriture prend en compte le passé, l’histoire, la souffrance du jeune, et se focalise sur les questions de perspectives, d’avenir, qui pour les adolescents passe encore par l’école. Un travail de mise en perspective, de recherche de sens peut commencer, où, par l’écriture, sont abordés les grands thèmes qui scandent la vie adolescente. Durant cette période, nous invitons régulièrement le jeune à réfléchir sur les raisons de son arrêt, et à tenter d’élaborer une réponse, qui pourrait se concrétiser par une mise en projet. Nous mettons à leur disposition des outils informatiques et audiovisuels afin qu’ils puissent élaborer, à leur tour, ce que nous nommons, à la suite de de la Garanderie2, la construction d’un objet de connaissance. A partir de ce travail, nous tentons d’interroger, avec le jeune, la recherche de savoirs, et la manière dont ces savoirs sont présentés par l’école. Le jeune effectue ainsi une lecture critique qui lui permet de relativiser sa recherche de sens. Pendant la prise en charge, nous rencontrons souvent les parents pour faire le point sur la situation et échanger autour des perspectives nouvelles. La famille peut constituer tout à la fois 198 CHAPITRE 8 un soutien et un frein. Nous sommes attentifs à susciter l’adhésion des parents, considérant qu’il s’agit de partenaires privilégiés. 3. Un temps de finalisation: ce temps débouche sur une reprise de contacts avec le monde de l’école. Un travail lié à l’orientation scolaire peut s’entreprendre, avec comme perspective un retour possible dans le circuit scolaire traditionnel. En fonction des pistes évoquées, nous pouvons donner la possibilité aux jeunes de partir à la rencontre de la réalité sociale du monde du travail, d’effectuer un stage court, avec notre supervision, ce qui leur permet de se rendre compte ‘sur le terrain’ de ce que représente leur souhait de s’orienter dans tel ou tel secteur. Un travail de suivi pédagogique peut être réalisé pour faciliter la réinsertion du jeune. Nous informons sur toutes les possibilités qui existent pour reprendre des études quand on a ‘décroché’. Nous accompagnons les jeunes vers les lieux de formation et les écoles. Nous intervenons également largement auprès des acteurs scolaires pour rendre le retour possible. Après le retour à l’école, nous proposons un suivi, le temps nécessaire pour le jeune de reprendre le rythme et de se trouver une méthode de travail. RÉFÉRENCES: 1. van Meerbeeck, P, (1998). Que jeunesse se passe. Bruxelles. De Boeck. 2. de la Garanbderie, A, (2003). Comprendre les chemins de la connaissance (Une pédagogie du sens). Lyon. Chronique sociale. L’Entreliens dépend du Centre Thérapeutique pour Adolescents et fonctionne dans le cadre de l’Ecole à l’Hôpital Escale des Cliniques universitaires St Luc à Bruxelles. C O N TA C T S : L’Entreliens 12, Place du Campanile – 1200 Bruxelles. Valérie Martin – François Destryker Tél: 02.770.50.41 E-mail: [email protected] 199 Chapitre Expression artistique et santé mentale :: Introduction: Art et Santé Mentale, une approche socio-historique Walther Araque :: Art en Marge: une autre approche de la santé mentale Carine Fol, Art en Marge, Bruxelles :: Le Centre Césame, un trait d’union entre santé mentale et culture Véronique Hoet, Centre Césame, la Louvière :: La glorieuse incertitude de l’écriture Michel Lambert :: Projet ‘Te gek!?’ Un CD, un supplément de journal et un concert d’artistes sur le thème de la santé mentale Marc Hellinckx, projet ‘Te gek!?’ et Ann Hendrickx, PZ Sint-Annendael, Diest :: Le musée Dr.Guislain, un regard sur la normalité Patrick Allegaert et Annemie Cailliau, Musée Dr. Guislain, Gent 9.1 1 Art et Santé Mentale. Une approche socio-historique WALTHER ARAQUE ARTISTE PEINTRE, HISTORIEN ET SOCIOLOGUE Il est encore courant d’entendre parler de folie et d’art comme de concepts familiers, comme si l’un et l’autre terme renvoyaient à la même réalité. Ainsi, des écarts de comportement sont tolérés aux artistes au nom de leur folie créatrice, et la folie s’en trouve glorifiée. Si, historiquement, cela a pu être vrai, ce l’est moins aujourd’hui depuis que la folie en tant qu’entité autonome n’est plus à l’ordre du jour. Effectivement, le concept de folie en tant que tel n’a plus d’existence propre depuis la naissance de la psychiatrie à la fin du XVIIIème siècle. Cette naissance, ainsi que celle de l’asile et le développement du ‘traitement moral’ inventé par Pinel et suivi par Esquirol, ont fait de la folie, en l’amadouant, ce que l’on appelle aujourd’hui la maladie mentale, et créé l’’aliéné’ comme personnage représentatif de cette nouvelle entité. Comme le dit M. Foucault: ‘… le pouvoir psychiatrique a pour fonction de réaliser la folie dans une institution dont la discipline a précisément pour fonction d’en effacer toutes les violences, toutes les crises, à la limite tous les symptômes’ 1. Folie et maladie mentale Si l’on tente un parallèle entre les deux interprétations, on pourrait affirmer d’une part que parler de fou et de folie aujourd’hui renvoie à un personnage malade et à une forme pathologique. Tandis que si nous nous en tenons aux expressions courantes, le fou serait tout qui, volontairement ou involontairement, développerait un comportement ‘décalé’ par rapport au milieu dans lequel il évolue. C’est bien dans ce dernier sens que certaines images de l’artiste ont trouvé leur essor. On véhicule facilement, avec ce parallèle, une image glorifiée de la folie. Celleci devient alors ‘folie libératrice’, une forme de comportement qui permettrait d’échapper aux contraintes sociales et de retrouver un mode de vie qui serait marqué par l’authenticité, voire par l’originalité. Cette image du fou et de la folie n’est pas loin d’un des modes de représentation de la maladie décrit par Claudine Herzlich dans ‘Santé et maladie’: ‘Pour certaines personnes, dit-elle, la maladie est libération. Comme pour la maladie destructrice, tout commence par l’inactivité. Mais le sujet la ressent, cette fois, comme l’allègement des charges qui pèsent sur lui’ 2 . Les images du ‘fou’ et de ‘l’artiste’ d’aujourd’hui ne peuvent donc être conçues qu’en les maintenant à distance de la maladie mentale ou des comportements considérés comme pathologiques. La psychiatrie, au moyen de sa clinique, met l’accent sur ce qu’on appelle un diagnostic 202 CHAPITRE 9.1 différentiel, et permet ainsi de définir, non sans difficulté, ce que serait la maladie mentale et donc, le pathologique. Si la psychiatrie ne peut pas être réduite à la maladie mentale, la définition de cette dernière est exclusivement de son ressort. D’une certaine façon, par rapport à la maladie mentale, la psychiatrie occupe la place que E. Freidson a donnée à la médecine en général dans les années 1970: ‘La médecine occupe aujourd’hui une position comparable à celle des religions d’Etat hier. Elle a le monopole officiellement reconnu de dire ce que sont la santé et la maladie, et de les soigner’ 3. Art et santé mentale D’après ce qui vient d’être dit, établir une relation ‘harmonieuse’ entre art et folie, art et psychiatrie ou encore, entre art et santé mentale, n’est pas aisé. Celui, artiste ou thérapeute, qui se sert d’outils artistiques dans le domaine de la santé mentale se trouve confronté au choix entre trois possibilités. Soit il reste au niveau de l’imaginaire populaire, alimentant ainsi une image de la créativité et parfois de la liberté assez ‘romantiques’ ; soit il se déplace sur le terrain des spécialistes où les ‘fous’ ont perdu, depuis longtemps déjà, tout droit de cité, et il veut y apporter un élément de plus pour la compréhension de la souffrance psychique ; soit enfin il ouvre, en relançant cette question, le chemin des réflexions sur ce que pourrait être la réhabilitation psychosociale des usagers des services de santé mentale. C’est dans ce cadre de complexité que cet article voudrait introduire les réflexions des professionnels pour lesquels le quotidien est composé de cette alliance, parfois heureuse mais toujours ambiguë, des pratiques artistiques en santé mentale. Je tenterai alors de développer trois questions qui me semblent fondamentales. Dans un premier temps, j’aborderai quelques éléments historiques de l’intérêt porté à l’art des fous ; un deuxième temps sera dédié aux considérations à propos de l’utilisation des pratiques artistiques en tant que forme thérapeutique, et pour finir, je parlerai de la place de ces mêmes pratiques dans la réhabilitation psychosociale des personnes. I. Des écrits des fous aux écrivains fous L’intérêt porté aux productions, sinon artistiques, du moins plastiques, des malades mentaux a été dominé jusque dans les années 1920, par un discours purement médical. La fin du XIXème siècle voit la naissance de théories diverses expliquant l’utilité - pour la compréhension de la folie – des écrits d’abord, puis des peintures des aliénés enfermés dans les asiles. En 1861, le Dr Trélat introduit la notion de ‘folie lucide’, qui sous-entend que des formes de lucidité ou de normalité peuvent cacher des formes sournoises de folie, décelables uniquement à travers les écrits des malades, seul moyen, selon lui, d’atteindre le fond même de la folie. Peu de temps après, en 1864, c’est encore un psychiatre, le Dr Marcé qui propose de se pencher sérieusement et de manière scientifique sur les écrits des malades, en s’intéressant tout particulièrement à leurs éléments formels (équilibre, rythme, figures de langage), dans lesquels on pourrait facilement découvrir le dérèglement psychique de l’auteur. Naît alors ‘l’analyse psychopathologique’ des œuvres d’aliénés. L’on prétend alors que leurs écrits sont le reflet exact de leur état morbide et que, par conséquent, celui-ci correspondrait aux catégories pathologiques préalablement déterminées par la psychiatrie. Les patients sont littéralement poussés à l’écriture dans l’objectif de pouvoir mieux comprendre leur pathologie. En outre, à la même époque sont inventées des structures théoriques afin d’apparenter des formes de folie à des écrits. Vingt ans plus tard en 1888, cette image 203 C U LT U R E E T S O C I E T E de l’écrit ‘piège à folie’ est encore d’actualité. Le Dr Simon le confirme dans son texte ‘Les écrits et les dessins d’aliénés’. Ce rapport entre écrit et folie conduira, à l’orée du XXème siècle, à des considérations s’étendant au-delà des murs de l’asile. Les avant-gardes littéraires n’étaient, en 1897 pour un psychiatre de prisons - le Dr Laurent - que la manifestation extérieure du ‘détraquement cérébral’ et de ‘l’infériorité mentale’ de certains individus. Dans ce cadre, la question du génie ne manque pas de se poser. C’est ainsi que, la même année, grâce à la théorie de la dégénérescence, les Drs Lombrosso et Nordeau, prétendent pouvoir découvrir chez des hommes de génie des formes pathologiques qui caractériseraient leur œuvre. Notamment, pour le Dr Nordeau, les artistes ne sont pas seulement des dégénérés mais des ‘ennemis de la pire espèce’ desquels la psychiatrie devra sauver la société. En 1905, les mêmes théories permettent au Dr Rogues de Fursac d’affirmer, face à la défense que l’on pouvait faire de la poésie des aliénés, que ‘ tous les psychopathes ne sont pas enfermés’. L’art chez les fous Ce discours sur les productions des aliénés vit un tournant avec la publication du Dr Marcel Réjà de ‘L’art chez les fous’ et avec l’apparition des ‘Demoiselles d’Avignon’ (1907). Il ne s’agit plus de comprendre un ordre (désordre) pathologique à travers l’œuvre, mais de pouvoir atteindre à travers l’art - celui des fous comme celui des enfants ou des peuplades primitives - l’essence même du grand art. Ainsi, des artistes voulant se ‘libérer de leurs traditions’, se sont lancés à la recherche de formes nouvelles d’art qui leur était étranger. Par exemple, Delacroix part en Orient chercher sauvagerie et raffinement, Gauguin tombe amoureux des îles Marquises, Picasso s’intéresse aux productions tribales, Kandinsky comme Stravinsky s’intéressent à l’art populaire russe, Klee aux dessins d’enfants, Hugo à l’art médiumnique ou spirite. Du côté de la psychiatrie, l’intérêt porté aux productions artistiques évolue aussi, et des personnages comme Walter Morgenthaler et Hans Prinzhorn se penchent sur les travaux picturaux des aliénés. En 1908, Morgenthaler commence une des plus grandes collections d’art d’asile à l’hôpital psychiatrique de la Waldrau. Il s’intéresse particulièrement à l’œuvre d’Adolf Wölfli, non pas pour ses traits pathologiques, mais pour ses aspects formels, cherchant à en déterminer le style artistique. Dans son texte ‘Un aliéné artiste’ paru en 1921, un an avant la parution de celui de Prinzhorn, Morgenthaler annonce le caractère novateur de sa démarche, qui est de faire accéder les travaux d’asile au rang de créations artistiques. De la même manière, le texte de Hans Prinzhorn, qui paraît en 1922, ‘Expressions de la folie, peintures, dessins, sculptures d’asile’, donne le ton à cette nouvelle ouverture vers l’art de fous. II. La volonté de mettre à nu On peut se poser pertinemment des questions concernant les suites données à cet intérêt pour l’art des fous. C’est avec les années 1950 qu’un deuxième tournant marque son histoire en territoire européen, avec l’apparition d’une réflexion et d’une pratique entendues comme ‘art thérapeutique’. Avec la première exposition internationale d’art psychopathologique, marquée par la présence majoritaire d’œuvres de schizophrènes, puis par la création de deux associations, l’une en 1959, la Société internationale de psychopathologie de l’expression, et l’autre en 1964, la Société française de psychopathologie de l’expression, l’art thérapie s’officialise en France. Déjà, dès la 204 CHAPITRE 9.1 fin des années 1930, le concept avait été introduit aux Etats-Unis par Margaret Naumburg, puis matérialisé dans un texte concernant des thérapies adressées aux adolescents datant de 1946, et dans un autre de 1950 concernant les adultes. En Angleterre, c’est Adrian Hill qui revendique la paternité du terme ‘Art-therapy’ dans son livre ‘L’art contre la maladie’. Ce développement est renforcé par l’essor de la psychanalyse, et les travaux des personnalités telles que Mélanie Klein, Donald Winnicot, ou les étayages sur la graphomotricité d’Anne Denner. Mais aussi, dans et avec ces travaux, l’importance donnée aux termes et concepts tels que ‘parole’, ‘expression’ et ‘médiation’, qui donneront le gros du matériel théorique à l’art-thérapie. Dès le départ, l’intention d’Adrian Hill est d’institutionnaliser l’art thérapie, et dès lors il travaille à cet objectif entre 1950 et 1960. En France, c’est Claude Wiart qui s’est battu pour introduire l’art-thérapie dans la clinique, pour la recherche et pour la formation des art-thérapeutes. Malgré ces efforts, les chiffres auxquels nous avons aujourd’hui accès montrent clairement que ce travail d’art-thérapeute est, dans la grande majorité des cas, attribué au personnel soignant (infirmières, aides-soignantes, etc.), qu’il soit ou non formé à cet effet. Une étude de 1991 montre que l’animation des ateliers d’art-thérapie est assumée dans 80% des cas par des infirmiers, et dans 20% des cas par des artistes. En France, c’est dans des hôpitaux psychiatriques qu’ont lieu les premiers ateliers d’art thérapie, d’abord dans un but occupationnel, qui est vite remplacé par une dimension thérapeutique, mais toujours en laissant de côté la dimension artistique. L’art thérapie s’installe donc dans un cadre psychiatrique institutionnel. Cette genèse ne tiendra donc pas compte des particularités de ‘l’expression plastique’ en tant que telle, mais partira à la recherche des bienfaits dus à l’expression de soi. Dans ce cas, toute expression, y compris l’expression verbale, sera expression de soi plus qu’expression de ‘quelque chose’ qui traverserait l’individu à son insu. A la base d’une telle démarche, on trouve l’idée de l’art médicament. Marc Muret va jusqu’à sous-titrer son ouvrage sur les arts thérapies avec la phrase ‘Le plus vieux médicament du monde et pour certains, le meilleur’. C’est dans la capacité consciente ou non de l’individu à produire un discours sur lui-même que les thérapies s’enracinent, et c’est alors dans la capacité des pratiques artistiques à faire émerger un tel discours qu’elles deviennent thérapeutiques. Dans la relation entre l’art et le groupe social, ‘normal’ ou ‘pathologique’, s’il y a un effet thérapeutique il n’a lieu qu’à l’intérieur de cette relation. Les pratiques artistiques ne sont d’aucune manière thérapeutiques en soi, elles ne le deviennent que par la récupération qui en est faite par celui qui se sert d’elles dans le but de soigner. La thérapie, de son côté, reste une modalité clinique, quelle que soit la forme qu’elle prend ; elle est destinée à soigner, elle utilise de moyens propres à guérir ou à soulager des malades. Sa particularité est donc d’être médicale, psychologique, psychiatrique. Dans ce cadre, la confrontation de l’individu, - que son mode de fonctionnement soit pathologique ou pas -, à la feuille blanche, à la couleur, au graphisme, à la représentation par les images d’un monde réel ou imaginaire, est porteuse d’angoisse. Elle met en branle divers mécanismes de défense, de dévoilement, voire d’abandon. Il semble clair que tout discours posé sur un tel moment, ne peut être qu’interprétatif, psychologisant, et à la limite psychopathologisant. Ce discours qui cherche à découvrir, à comprendre, sous des grilles de lecture diverses, n’est - dans le meilleur des cas - qu’une intrusion. Le rapport ainsi établi entre le sujet armé de moyens plastiques et le monde est un rapport intime dans lequel ‘l’œuvre d’art’ n’a de résurgence que grâce à l’intervention d’un tiers social et culturel, c’est-à-dire à la récupération par le groupe du produit résultant dudit rapport. De ce point de vue, la notion d’art ne peut pas être limitée à la recher- 205 C U LT U R E E T S O C I E T E che d’un idéal esthétique ni à la démarche solitaire, puisqu’il se construit avec et en vue d’un autre, ce tiers socioculturel. III. Fou ou artiste, avant tout citoyen La maladie mentale, ou toute autre forme de souffrance psychique, rend difficiles les relations d’un grand nombre des personnes avec le monde. Ces difficultés sont encore décuplées lorsque la personne ainsi mise à l’épreuve voit sa place sociale changer, se dégrader ou, pis encore, disparaître. La présence d’un tiers socioculturel en milieu de soins, qu’il s’agisse d’un artiste ou des pratiques artistiques elles-mêmes, ne manque pas de faire appel au droit que ces personnes ont à garder une place digne au sein de leur groupe social. On parle alors de réhabilitation psychosociale, ou encore de réinsertion. En termes juridiques, réhabiliter une personne, c’est la rétablir dans une situation juridique antérieure, en relevant des déchéances et des incapacités. Mais une personne ainsi rétablie en droit, doit l’être encore en dignité, il s’agit alors pour elle de récupérer l’estime et la considération perdues. Donner le sens de cette restitution à l’intervention socioculturelle et à l’utilisation des pratiques artistiques dans le domaine de la santé mentale, permet d’approcher par un autre chemin que ceux de la folie créatrice ou de la mise à nu thérapeutique, la relation entre l’art et santé mentale. Ce chemin est celui d’un espace ouvert où il s’agit pour ces personnes de retrouver, au moyen des pratiques socioculturelles, une place sociale et juridique perdue au préalable, et de ‘réintégrer’ dans la dignité la communauté à laquelle elles appartenaient. Le fait d’être réhabilité de manière juridique implique pour la personne la restitution dans une situation de droit, et le maintien d’un espace dans lequel elle se constitue en tant que sujet du conflit et de la confrontation. Elle est alors considérée comme partie prenante dans les négociations qui permettent de construire l’espace social. Elle peut critiquer et être critiquée, se justifier et faire appel à des formes diverses de la justification, établir des accords. Elle peut juger et être jugée, maintenant ainsi son droit à une parole qui ferait sens pour elle et pour les autres à son égard, non pas uniquement dans la définition de son être malade, mais aussi dans sa définition en tant que participant actif dans les processus de soins et de vie sociale auxquels elle est référée. Considérée par ce biais comme acteur social, la personne en souffrance est ainsi accompagnée dans le développement ou l’entretien des compétences lui permettant de prendre place au sein de négociations. Le niveau de ces compétences n’étant pas le même dans chacun des mondes sociaux (travail, famille, échanges sociaux) auxquels elle est confrontée - ‘ un niveau de pouvoir contractuel différent pour chacun d’entre eux’ dirait Saraceno4 - la personne n’est donc pas soumise au ‘prix de l’excellence’. Dans ce cadre de valorisation et de reconnaissance, le fait de pouvoir accorder à autrui, ou de recevoir d’autrui estime et considération, part du fait de pouvoir reconnaître en autrui la capacité à recevoir estime et considération, comme celle de pouvoir les refuser. C’est dans ce type d’espace que la différence, celle du génie ou celle du fou, constitue la condition sine qua non de leur être social. Leur capacité à établir des relations, à établir des échanges avec l’autre, à négocier leur place dans le groupe. Conclusion Ainsi vue, la question de l’art et la santé mentale ne se pose qu’après-coup, et non pas dans le processus de production de l’œuvre comme on a tendance à le croire. Il n’y a d’art que dans 206 CHAPITRE 9.1 le regard posé par un autre sur le produit des pratiques dites artistiques. Il n’y a donc d’art que dans la fonction sociale de l’objet produit. Les pratiques artistiques ont ainsi un rôle certain dans la construction sociale, et dans la participation des individus à celle-ci. A la différence de certaines croyances ‘art-thérapeutiques’, les résultats de ces pratiques ne sont pas des livres ouverts dans lesquels on pourrait lire les défaillances de la psyché, mais l’espace à travers lequel des hommes et des femmes maintiennent ou retrouvent leur place au sein d’un groupe. Joseph Beuys, dans les années 1970, élabore une notion qui, non contente de mettre en évidence l’artiste comme ‘acteur social’, étend des notions telles que: créativité, expression, et création aux domaines politiques et d’action sociale 5. La politique est ici entendue comme construction de la ‘polis’ dans le sens fort du terme. Sens dans lequel la place de chaque acteur se constitue dans la reconnaissance de sa différence. Non pas pour que celle-ci soit acceptée, mais pour qu’elle soit entendue. La relation de l’art et la santé mentale est alors habitée d’une fonction: créer un espace dans lequel l’autre se fait entendre dans ce qui le rend tel. Un espace produisant du sens dans la rencontre des professionnels et des usagers, des experts et des profanes, un espace politiquement ‘hybride’ avant tout. La place de cet espace dans la réhabilitation psychosociale est la création d’une ouverture qui permettrait le passage du ‘clos thérapeutique’ vers la cité, et participerait à ce que cette dernière devienne un lieu de vie et de santé. BIBLIOGRAPHIE: 1. Foucault (M), « Le pouvoir psychiatrique », Paris, Hautes-Etudes, Gallimard-Seuil, 2003. 2. Herzlich (C), « Santé et Maladie », analyse d’une représentation sociale, Paris, EHESS, 1996. 3. Freidson (E), « La profession médicale », Paris, Payot, 1984. 4. Saraceno (B) et Bertolote (J). « Organismes internationaux et politique de santé mentale » in Encyclopédie médicochirurgicale » section « Psychiatrie » avril-mai-juin, 2001 5. Stachelhaus (H), « Joseph Beuys. Une biographie », New York, Paris, Londres, Abbeville, 1994. et aussi: – Dubois (AM), Miquelarena (M) et Pommeret (N). « Art-thérapies ». Encycl Méd Chir (Editions scientifiques et Médicales Elsevier SAS, Paris), Psychiatrie, 37-820-B-60, 2001, 6p – Gros (F), « Création et folie », Une histoire du Jugement psychiatrique, Paris, PUF, 1997. – Pitta (A), « Reabilitaçao psicossocial no Brasil », Sao Paulo, Hucitec, 1996. C O N TA C T S : Walther Araque Artiste peintre, Historien et Sociologue Tél: 0033 6 16 62 50 48 E-mail: [email protected] 207 Art en Marge: une autre approche de la santé mentale CARINE FOL DIRECTRICE ARTISTIQUE D’ART EN MARGE ‘…pas plus qu’il ne suffit d’être malade pour être artiste, il ne suffit d’être bien portant, et pas davantage il ne suffit d’être artiste pour être malade.’ Henri Maldiney, Art et existence, 1985 Dans le domaine de l’art le terme de ‘santé mentale’ semble obsolète dans la mesure où la nature même de certaines expressions artistiques tend à mettre en doute la notion de normalité et de pathologie, et que l’acte créatif en lui-même transcende ces clivages. Coup d’œil vers le passé Le regard que nous portons actuellement sur les créations issues du milieu asilaire (maladie et handicap mental) remonte au début du vingtième siècle et de la révolution artistique qui l’accompagne. Les artistes d’avant-garde de l’époque s’inspirent du primitivisme, du folklore, des dessins d’enfants, de l’art spirite et asilaire. Ces productions jusque là négligées sont désormais considérées comme de véritables œuvres d’art. Le rôle de certains médecins psychiatres, impressionnés par les créations fortes de leurs patients, doit également être souligné. Ces aliénistes ont posé un regard alliant l’esthétique et la thérapeutique. L’oeuvre n’est plus seulement symptôme de maladie et de différence, elle revêt à leurs yeux une valeur expressive intrinsèque. Un des pionniers en la matière est le Docteur Hans Prinzhorn, psychiatre et historien de l’art. Dans son ouvrage ‘Expressions de la folie’ (1922), il aborde les créations de certains patients – regroupées dans la collection de l’hôpital de Heidelberg en Allemagne - à partir de leur complexité formelle et thématique. Son ouvrage a d’ailleurs eu un impact révolutionnaire dans les milieux littéraires et artistiques. Cette découverte a amené beaucoup d’artistes à témoigner de l’intensité et de l’authenticité de ces œuvres issues des tréfonds de l’âme. En 1945 l’artiste Jean Dubuffet a inventé la notion ‘Art Brut’ qui regroupe des œuvres d’êtres marginaux, patients d’hôpitaux psychiatriques, détenus, personnes âgées, médiums, … dont la vie a été marquée par une fracture existentielle. Sa formule désormais célèbre ‘il n’y a pas d’art des fous’, a fortement marqué l’évolution du 208 CHAPITRE 9.1 regard porté sur ces œuvres. Depuis l’ouverture de son impressionnante Collection de l’Art Brut, en 1976 à Lausanne, l’engouement ne cesse de s’intensifier. Le travail d’Art en Marge Depuis la création de l’asbl Art en Marge à Bruxelles en 1984, nous avons mené des investigations auprès d’auteurs isolés mais également dans les ateliers créatifs pour personnes handicapées et malades mentales. Ces ateliers voient le jour au sein des institutions dans le courant des années 70. La majorité d’entre eux n’a pas de visées thérapeutiques. A l’inverse de l’Art Brut, qui définit des œuvres issues de l’isolement et de la solitude, nos recherches ont permis de découvrir des œuvres issues d’un environnement où la création est encouragée. Le responsable d’atelier, souvent lui-même artiste, est un véritable catalyseur qui réussit à faire éclore des vocations et de réels talents artistiques. Depuis 1986, Art en Marge recherche et diffuse - par le biais d’expositions dans notre lieu situé à Bruxelles mais également en extra muros, de publications, de rencontres et de la constitution d’une collection qui compte à ce jour plus de 1.500 œuvres - des œuvres d’artistes qui élargissent notre horizon culturel et qui ébranle nos certitudes. Ce travail s’inscrit dans une politique culturelle et répond à une approche qui allie le respect et le discernement pour l’œuvre et son auteur. A cette fin nous défendons de réelles personnalités artistiques, auteurs de visions singulières de la réalité qui les entoure ainsi que de leur réalité. Les œuvres que nous présentons et défendons offrent des alternatives saisissantes à nos évidences culturelles, elles n’en sont pas moins rares et précieuses. Lors de nos pérégrinations nous partons toujours de l’œuvre afin de ne pas assimiler l’accueil des œuvres d’auteurs handicapés et malades mentaux à la promotion humanitaire et paternaliste. Nous combattons toutes formes de ghettoïsation. L’importance d’une œuvre réside dans l’émotion qu’elle transmet ; qu’elle soit issue de la normalité ou de la pathologie devient dès lors accessoire. Ce qui nous interpelle c’est sa force expressive, et dans certains cas, sa transcendance. A l’inverse de l’art professionnel, surtout à l’ère de l’art conceptuel et post-moderniste, nous sommes souvent confrontés au manque de discours à propos de l’œuvre. Ces créateurs, qui ne se disent pas toujours artistes, n’expriment pas de discours commun à propos de leur œuvre. Ils vivent l’acte créatif de l’intérieur et ne se détachent pas du résultat pour y jeter un regard extérieur. L’artiste et l’œuvre sont en symbiose. Pour certains auteurs, le processus de création est plus important que le résultat, et la création est vitale. Depuis 20 ans le regard des spectateurs a évolué et l’engouement est grandissant. Les expositions se succèdent dans le milieu de l’art outsider, mais également dans le circuit officiel. Nous nous en réjouissons. Cette évolution comporte cependant un danger, car toutes les œuvres réalisées en atelier ne peuvent être qualifiées d’art, et le risque d’envisager toutes les productions artistiques des personnes handicapées mentales comme de l’art répond à une sollicitude humanitaire encore trop ancrée. Il faut donc rester vigilant dans les choix, seul le critère de valeur artistique doit être pris en compte dans le cadre de notre travail. 209 C U LT U R E E T S O C I E T E Notre rôle est donc très différent de celui des personnes qui travaillent dans le secteur de la santé mentale et qui jouent un rôle fondamental dans la recherche de l’épanouissement de la personne. Un épanouissement qui peut dans certains cas passer par une démarche artistique. De la création à l’exposition beaucoup de questions surgissent, sur les thèmes de l’esthétique et de l’éthique. Le pouvoir que nous exerçons sur ces œuvres est indéniable, nous les sortons d’un contexte particulier pour les offrir au regard du public. Cet acte est toujours posé dans un grand souci de respect, en totale concertation avec l’artiste et son entourage. Les réactions du public sont édifiantes, elles confirment l’impact immédiat de ces œuvres qui nous renvoient à des questions fondamentales sur l’être, l’identité, la genèse de l’art et de la création et du lien entre l’art et l’existence. C’est le propre de l’art de transcender les limites et de faire tomber les barrières. Le propre de ‘l’art en marge’ est d’aborder la santé mentale à partir d’une autre perspective qui aboli la notion de différence grâce à la création. C O N TA C T S : Art en Marge, rue Haute 312 à 1000 Bruxelles Tél/fax: 02/511 04 11 E-mail: [email protected] www.artenmarge.be 210 Le Centre Césame Un trait d’union entre santé mentale et culture VÉRONIQUE HOET ARTISTE PEINTRE, ANIMATRICE DU CENTRE CÉSAME Le centre Césame a ouvert ses portes en 1999 à l’initiative de la Plate-Forme de Concertation de la région du Centre pour la santé mentale (aujourd’hui fusionnée avec celle de Charleroi). Le projet était de créer un centre d’expression créatrice pour les personnes transitant ou ayant transité dans une de leurs institutions, que ce soit un patient hospitalisé dans un centre psychiatrique ou un consultant dans un centre ambulatoire de santé. L’idée de départ était de faire de ce centre un lieu intermédiaire, une passerelle entre le monde institutionnel de la santé mentale et la réalité sociale et culturelle de la ville. L’intention de la plate-forme était claire lorsqu’elle a décidé d’engager une artiste pour lancer ce projet et éviter ainsi tout discours thérapeutique, toute démarche d’analyse. L’effet thérapeutique dans les activités n’est donc pas recherché en soi. Il n’y a pas de diagnostic, ni d’interprétation, mais des actes posés, des empreintes sur le papier, des échanges, des idées et des paroles. Le centre Césame est ouvert sur la ville, en dehors des règles, des repères et du confort d’une institution. Il n’est pas soumis non plus aux regards et aux pratiques en vigueur en santé mentale. L’art, la création, ainsi que les ateliers qui les mettent en œuvre, permettent de redonner confiance, de donner le goût de la recherche, de provoquer des étonnements et favoriser la reconnaissance de soi et de l’autre. En cela, Césame ne diffère pas d’un autre atelier artistique public. Notre travail actuel A l’époque de l’ouverture, Césame proposait exclusivement des activités de peinture et de dessin. Aujourd’hui, l’atelier d’Arts Plastiques s’est prolongé dans d’autres champs d’expression: atelier d’écriture, atelier ‘projets’, stages de théâtre d’ombre, de percussion,... Le développement des ateliers s’appuie aussi sur les propositions et les demandes des usagers. Par exemple, un projet a été proposé par les participants, celui de lancer un journal. Une équipe de rédaction s’est créée et le trimestriel est maintenant réalisé entièrement par les usagers de Césame: rédaction, illustration, mise en page ainsi que diffusion. Actuellement plus d’une trentaine de personnes fréquentent régulièrement les activités. Ils sont informés par l’une ou l’autre des institutions de santé mentale mais c’est une démarche 211 C U LT U R E E T S O C I E T E libre et personnelle qui les amène à pousser la porte de Césame. Souvent, c’est le désir d’expression, de rencontre ; c’est aussi la volonté d’une écoute de leurs difficultés quotidiennes autre qu’à l’hôpital, autre qu’avec des professionnels de la santé mentale. L’absence de thérapeute dans ce lieu permet de laisser à la personne la liberté de se définir autrement que comme patient ou malade. Dans une logique de passerelle, le centre Césame se prolonge hors du lieu ; l’atelier de peinture s’expose ainsi dans la cité. Des collaborations avec d’autres associations culturelles de la région sont créées, favorisant la rencontre à travers un travail personnel et créateur. Les usagers de l’atelier participent activement à la vie culturelle de leur région. Toutes ces initiatives amènent des dépassements de soi, des partages de moments entre eux et avec d’autres, ce qui motive certains à des démarches personnelles. Le centre Césame se monte pas à pas, avec des aides bénévoles et des soutiens ponctuels, notamment de la Région Wallonne. A la jonction entre les ‘mondes’ de l’aide sociale, de la culture, de la santé et de la santé mentale, le Centre recherche une autonomie financière de fonctionnement qui lui permettrait de garantir la continuité et le développement de ses activités. Car la spécificité d’un tel lieu intermédiaire, c’est aussi d’être confronté à des tiroirs de financements spécifiques. C O N TA C T S : Centre Césame, Place du Numéro Un 50, 7100 Haine-Saint-Paul Tél: 064 84 97 64 A contacter aux heures d’atelier: Le Mardi de 9hà 12h,de 14h à 18h Le Jeudi de 15h à 18h Le Vendredi de 9h30 à 12h30 212 La glorieuse incertitude de l’écriture MICHEL LAMBERT ECRIVAIN, ANIMATEUR D’ATELIERS D’ÉCRITURE Voilà une dizaine d’années que j’anime des ateliers d’écriture en santé mentale. Actuellement, ces ateliers ont lieu au club Antonin Artaud à Bruxelles, à la clinique Saint-Pierre d’Ottignies, à la Fabrique Depré à Nivelles et à l’asbl Réflexions à Liège. Ces ateliers ne s’adressent pas à un public spécifique, qui serait celui des patients de l’institution, mais à des hommes et des femmes qui veulent s’initier à l’écriture. Malade ou bien portant, on est d’abord participant, écrivant, écrivain. Le but poursuivi est clairement défini dès le départ: littéraire et non thérapeutique. La littérature n’a jamais eu pour vocation de guérir qui que ce soit, mais de produire du beau, du juste, du vrai. Si des effets thérapeutiques se manifestent, c’est par ricochet, de manière non délibérée. Bref, dans ces ateliers, on apprend les différentes techniques d’écriture, afin que chacun puisse produire des textes qui correspondent le mieux au propos et à l’esthétique qu’il entend développer. Les méthodes mises en œuvre sont les mêmes que celles utilisées dans d’autres ateliers d’écriture, en centre culturel, en prison, ou dans les écoles (propositions d’écriture, production de l’œuvre, lecture et commentaires). En aucun cas, l’exigence n’est moindre. Il est vrai cependant que l’exercice de l’écriture peut avoir un effet sur le bien-être des participants, que ce soit en santé mentale ou dans un contexte moins spécialisé. L’écriture contribue, par la valorisation qu’elle implique, à rendre leur dignité à des participants qui ont pu être humiliés par la vie ou qui sont tenaillés par le doute. À rendre aussi, à ceux qui sont parfois démobilisés, qui vivent au jour le jour, le sens des échéances, de l’effort à fournir (un texte à produire pour la semaine prochaine ou pour dans quinze jours), premier pas vers une réinsertion dans la société. C’est aussi un moyen, pour tous ceux qui ont vu leur liberté aliénée, de retrouver celle-ci en vivant d’autres vies par procuration et de découvrir, en l’exprimant, l’universalité de leurs problèmes. Enfin l’écriture permet de déplacer ses angoisses personnelles vers des angoisses d’ordre technique, d’ordre formel, ce qui est source d’apaisement, de jeu. En général, les participants à un atelier d’écriture en santé mentale possèdent cette grande qualité d’être réceptifs aux remarques de l’animateur. Une critique même négative est souvent perçue comme une marque d’intérêt pour le travail réalisé et, par conséquent, pour son auteur. Cela tient peut-être à l’expérience de vie des participants, qui ont reçu plus de coups que de caresses. Ou qui ont été délaissés, abandonnés. Quoi qu’il en soit, cette capacité à encaisser des critiques leur permet de progresser assez vite. 213 C U LT U R E E T S O C I E T E En revanche, une trop grande valorisation peut avoir un effet désastreux en cela qu’elle induit une pression, des attentes angoissantes. Un participant que j’avais particulièrement encouragé a quitté l’atelier sans un mot. Trois mois plus tard, il m’écrivait une lettre m’expliquant qu’après avoir été un bon fils, un bon cadre, un bon mari, il n’avait plus le courage de devenir un bon écrivain. Mais un autre aurait peut-être réagi différemment. C’est le risque de l’art, la glorieuse incertitude de l’écriture. NOTE L’atelier du club Antonin Artaud est financé depuis 1995 par le service de la Promotion des Lettres du ministère de la Culture de la Communauté française ; les autres, qui sont plus récents, par le ministère des Affaires sociales et de la Santé de la Région wallonne. C O N TA C T S : Michel Lambert, 0496/035.832 E-mail: [email protected] 214 Projet ‘Te gek!?’ Un CD, un supplément de journal et un concert d’artistes sur le thème de la santé mentale MARC HELLINCKX, COORDINATEUR DU PROJET ‘TE GEK!?’, ANN HENDRICKX, DIRECTION PATIËNTENZORG, PZ SINT-ANNENDAEL DIEST L’hôpital psychiatrique Sint-Annendael, qui fait partie de l’asbl Sint-Annendael Grauwzusters, est une petite structure à caractère ouvert, située au centre de Diest. Soucieux de proposer des soins psychiatriques modernes sur mesure, l’hôpital ambitionne également d’œuvrer à une image positive de la psychiatrie et des soins de santé mentale. En dépit du fait qu’un adulte sur quatre est confronté dans sa vie à de sérieux troubles psychiques, les connaissances en la matière sont assez limitées et la santé mentale fait encore l’objet de nombreux préjugés. Par le biais, entre autres, d’expositions et de concerts organisés depuis une dizaine d’années dans les murs de l’hôpital, Sint-Annendael essaie de faciliter l’accès à tout ce qui a trait à la psychiatrie. Le succès des concerts a suscité l’idée, en 2004, d’enregistrer un CD portant le titre ‘Te gek!?’. Si les concerts avaient réussi à briser l’un ou l’autre tabou, pourquoi ne pas transformer ce petit ruisseau en une grande rivière et sensibiliser par un CD un public encore plus large…? Pour donner vie au projet, nous avons consacré beaucoup d’énergie à chercher de l’aide financière et en avons trouvé auprès de Lilly, Cera, la Ville de Diest, CM, Porticus, l’Administratie Gezondheidszorg, l’Ancienne Belgique. Nous avons en outre convaincu la chaîne flamande Radio 1 et le quotidien De Standaard de faire office de sponsors médiatiques. Avec l’aide de Guy Brulez (ex-patron EMI), nous avons contacté de nombreux artistes disposés à créer une chanson originale sur le thème de la santé mentale. Cela a donné lieu au CD ‘Te gek!?’ qui comporte 16 chansons, 14 titres originaux et 2 reprises, qui explorent les frontières mentales et les sentiments universels. Le CD, parrainé par la romancière Kristien Hemmerechts, comporte des titres de Jan De Smet (De Nieuwe Snaar) & Jan De Wilde, Roland & Pieter-Jan De Smet, Kris de Bruyne & Mauro Pawlowski, Guy Swinnen & Kathleen Vandenhoudt, Eva De Roovere & Gerry De Mol, Dirk Van Esbroeck & Wigbert, Johan Verminnen, Guido Belcanto, Sioen, Zornik, Mintzkov Luna, Gert Bettens (K’s choice), Lander, Essense, Patrick Riguelle & Paul Poelmans (Laatste showband), Marc De Bel & De Kriegels. Ce CD, qui n’a d’autre but que de sensibiliser les médias et le grand public au sujet tabou que constituent la psychiatrie et les soins de santé mentale, a été présenté à la presse et au public le 25 novembre 2004 à l’AB à Bruxelles. Sa présentation a été accompagnée d’exposés de Kristien 215 C U LT U R E E T S O C I E T E Hemmerechts et de la Ministre Inge Vervotte, entre autres. Le lendemain, tous les journaux parlaient du CD. Le 30 novembre 2004, Kristien Hemmerechts l’a présenté lors de l’émission de la VRT ‘De laatste show’. Le 12 avril 2005, le projet a trouvé son prolongement dans un dossier de 16 pages sur le thème de la santé mentale, publié en supplément au journal De Standaard et distribué à 170.000 exemplaires dans toute la Flandre. Ce dossier a été préparé par des collaborateurs de Sint-Annendael en collaboration avec la Vlaamse Vereniging Geestelijke Gezondheid, Similes, Overlegplatform Geestelijke Gezondheidszorg Vlaams-Brabant, Caritas Verbond der Verzorgingsinstellingen VVI, Mutualiteit CM, la firme Lilly, Vlaamse Vereniging voor Manisch Depressieven et les Vlaamse Expertisecentra Dementie. Un concert donné en matinée et en soirée le 24 avril 2005 à l’AB à Bruxelles en présence de presque tous les artistes du CD et de Kristien Hemmerechts, soutenu par l’équipe du ‘Laatste show’ de la VRT et présenté par Jan De Smet, a constitué le point d’orgue en même temps que la conclusion provisoire du projet. En effet, nous ne manquons pas d’idées et souhaitons mettre sur pied d’autres activités destinées à donner suite à cette action de sensibilisation. C O N TA C T S : Marc Hellinckx, coordinateur du projet ‘Te gek!?’ E-mail: [email protected], tél.: 013/38 05 11 Ann Hendrickx, Direction Patiëntenzorg, E-mail: [email protected] PZ Sint-Annendael Diest, Vestenstraat 1, 3290 Diest 216 Le musée Dr. Guislain, un regard sur la normalité PATRICK ALLEGAERT, CURATEUR MUSÉE DR. GUISLAIN ANNEMIE CAILLIAU, COORDINATRICE MUSÉE DR. GUISLAIN En septembre 1986 s’est ouvert à Gand, dans les greniers du centre psychiatrique Dr. Guislain, un musée consacré à l’histoire de la psychiatrie. Le musée a démarré petitement: les moyens financiers étaient restreints et qui plus est, il y a vingt ans, la reconnaissance de cet héritage (la psychiatrie, son patrimoine, son histoire, mais aussi les récits des patients) était plutôt marginale. Le musée n’a cessé de se développer depuis: des collaborations avec d’autres centres psychiatriques et des recherches minutieuses ont permis de rassembler une importante collection, qui a fait l’objet en 1989 d’un premier catalogue accessible à tous. La surface réservée au musée a également pris de l’ampleur: des espaces se sont libérés (dortoirs, salles de réunion et autres pièces du grenier) et ont été intégrées à l’espace muséal. Le projet du Musée Le Musée Dr. Guislain veut être davantage qu’une simple rétrospective de l’histoire de la psychiatrie. Il entend attirer l’attention sur une problématique qui reste d’actualité: comment considérait-on la normalité/l’anormalité dans le temps? L’anormalité faisait-elle l’objet de tabous et d’exclusion? Certains problèmes du passé auraient-ils tendance à ressurgir dans notre société contemporaine? Y a-t-il d’autres, nouveaux, problèmes? Comment traitons-nous nos malades psychiques? Soucieux d’examiner ces questions sous un angle culturel, le musée accueille depuis 1991 des expositions temporaires qui abordent divers aspects de la psychiatrie. Ainsi, l’exposition intitulée Vastenheiligen, Wondermeisjes en hongerkunstenaars, sur le thème de la faim, a permis de présenter, dans une perspective plus large, la problématique très actuelle de l’anorexie. L’exposition Doodgezwegen (1995) a abordé le sujet des patients psychiatriques dans l’Allemagne nazie en s’interrogeant sur la manière dont des systèmes politiques extrémistes considèrent la maladie et la faiblesse. L’exposition Tweelingen/Jumeaux (2003) était quant à elle axée sur la problématique ‘hérédité’ versus ‘environnement’. En effet, les études sur les jumeaux univitellins nous aident à mieux comprendre les causes des affections psychiques. Mais les jumeaux suscitent aussi une véritable fascination culturelle ; le mystère de la gémellité occasionne à la fois joie et peur, avec une ambivalence étonnante. 217 C U LT U R E E T S O C I E T E Une évolution constante Dans notre collection et notre gestion muséale, nous avons progressivement consacré davantage d’attention à des sujets relatifs à l’art et à la folie, en essayant de montrer comment des artistes ont utilisé le thème de la folie dans leurs créations et comment ce thème les a inspirés, mais à l’inverse aussi, comment des malades psychiques ont donné un sens à leur vie grâce à une expression artistique, comme la sculpture, par exemple. Au travers de nos expositions et de nos activités, nous voulons attirer l’attention sur un art fascinant; la qualité des œuvres de patients atteints de troubles psychiatriques a d’ailleurs inspiré bon nombre de grands artistes (de Paul Klee et Max Ernst à Arnulf Rainer). Le Musée Dr. Guislain connaît aussi une évolution d’un autre ordre: les médias et le public (45.000 visiteurs par an) s’y intéressent de plus en plus, et la Communauté flamande l’a reconnu comme Musée d’intérêt public. Nous attachons également beaucoup d’importance, pour la mise au point de nos expositions et autres activités, à la collaboration avec des artistes et des organisations culturelles (Kopergietery Gent, Beursschouwburg Brussel, Vooruit Gent), une manière pour nous de sensibiliser le public de manière nuancée à la problématique de la santé/maladie mentale. Ce qui constitue finalement notre priorité. C O N TA C T S : E-mail: [email protected] www.museumdrguislain.be 218 Chapitre La santé mentale dans une société multiculturelle :: Introduction: La multiculturalité et ses enjeux de santé mentale JL Feys, Clinique Sanatia, St Josse :: Vivre à Cureghem, un droit à la ville La dépression chez les jeunes mères et leurs enfants en milieu immigré Sarah Deutsch, Fanny Gashugi, Sharon Geczynski, Jean Loodts, Valérie Piron, Oumnya Salhy, Michel Ansay, Institut de la Vie, ULB, Bruxelles :: La médiation interculturelle dans les soins de santé mentale Hans Verrept, SPF Santé publique :: L’expérience de personnel soignant d’origine turque et maghrébine Mohammed Emjahed, Soulef Zaiour, Clinique Sanatia, Saint Josse :: Quels soins de santé mentale pour les personnes en situation illégale ou précaire? Myriam van Vinckenrode, Medisch Orienteringspunt ‘Sans Papiers’, Gent :: Mémoire collective, exil et appartenances Nouné Kara Khanian, Clinique de l’Exil, Namur :: Les ‘Enfants dotés d’une seconde peau’ La résilience, une clé pour l’accueil des mineurs en exil Stefaan Plysier, asbl InDomo 9.2 1 La multiculturalité et ses enjeux de santé mentale DR.JEAN-LOUIS FEYS, CLINIQUE SANATIA, ST JOSSE Les pathologies psychiatriques des patients émigrés et de leur prise en charge ont fait l’objet de nombreux articles et de multiples débats. L’intérêt de cette question est qu’elle remet en cause ou plutôt réveille toutes une série de problèmes propres à la psychiatrie: quelle est la valeur de nos classifications nosographiques? Nos critères de classifications sont-ils universels et reposent-ils sur des bases ‘scientifiques’ ou n’ont-ils qu’une valeur tout a fait relative et spécifique au contexte social et géographique dans lequel ils sont constitués? Qu’est ce qu’un traumatisme? Jusqu’où notre psychisme a-t-il besoin de repères géographiques pour se construire et éviter de souffrir de troubles mentaux? Qu’est-ce que l’identité? Nos modèles psychothérapeutiques sontils valables pour tous? Psychiatrie et ethnopsychiatrie A la question de l’universalité des classifications psychiatriques, tous les auteurs sont presque du même avis: à savoir que nos classifications occidentales ne sont pas du tout adaptées aux problématiques psychiques des autres régions du monde. La question du diagnostic et des classifications de troubles mentaux montre bien une des spécificités de la psychiatrie au sein de la logique médicale. A travers l’histoire de la psychiatrie, on voit bien que des pathologies apparaissent et puis disparaissent, que l’expression des troubles mentaux évolue au fil du temps ou diffère d’après le contexte social. Bref, ces diagnostics n’ont qu’une valeur relative dans laquelle la norme et le degré de tolérance sociale sont des facteurs déterminants. Néanmoins, il semble que la folie, et plus précisément la schizophrénie, qui est un type de psychose avec une évolution plus déficitaire en ce qui concerne les capacités intellectuelles et cognitives du patient, soit un trouble universel, même si l’expression des délires et des hallucinations est variable. De même, il semble qu’on retrouve dans toutes les cultures, des expressions de ce que nous appellerions ‘dépression’ à savoir ce sentiment de tristesse, de perte de plaisir et d’intérêt. Immigration et choc des cultures Sur ce sujet, on a effectivement déjà écrit une pléthore d’articles et d’essais. Il est certain 220 CHAPITRE 9.2 qu’être confronté à différents systèmes de valeurs et à différentes logiques de société constitue une difficulté pour le sujet migrant. Il est étonnant aussi de remarquer que les communautés de migrants ici en Europe s’accrochent d’avantage aux aspects traditionnels de leur culture et n’évoluent souvent pas au rythme de leur pays d’origine. Les valeurs traditionnelles gardent alors leur fonction de repères identitaires auxquels s’attachent souvent les migrants. Mais ce qu’il est important de ne pas oublier, dit Bertrand Piret, psychiatre et responsable de la Consultation Transculturelle de Psychiatrie des Hôpitaux Universitaires de Strasbourg, c’est que ‘ce fameux conflit des valeurs culturelles ou de modèles culturels n’a pas de manifestation univoque et obligatoire au niveau de l’individu. Les difficultés liées à l’émigration vont s’exprimer selon l’histoire personnelle de chacun et sur un modèle qui n’est pas prévisible. Il ne s’agit pas de nier ces difficultés ni les troubles qui en résultent puisqu’ils sont au centre de ce que nos patients vivent, mais nous devons veiller dans ce domaine souvent douloureux à ne pas projeter nos propres constructions sur des situations à la fois complexe et singulières.’ Il est donc important que l’écoute du patient migrant ne soit pas parasitée par des idées préconçues sur ce qui est la problématique des migrants. Même si certaines difficultés sont communes, chacun vit son statut d’émigré de manière individuelle, construit son identité de manière unique et intègre son parcours de vie au sein de son psychisme. Le problème de l’identité est qu’elle se constitue toujours par rapport à un autre qui devient étranger et différent. L’identité semble avoir pour fonction essentielle de se positionner par rapport à autrui et de se revendiquer. Mais l’identité culturelle n’est qu’un élément de la construction psychique. Il est donc nécessaire d’être prudent vis-à-vis des discours sociologiques et psychologiques qui tiennent des propos généraux sur ‘l’émigration et les problèmes psychiques qui en découlent’. Néanmoins, il semble aussi que les choses se jouent différemment pour les migrants de la première génération et pour les générations suivantes. Pour la première génération, les travaux psychiatriques classiques sur la pathologie de la transplantation distinguent une pathologie précoce dont les symptômes sont des réactions d’opposition, de l’hyperesthésie relationnelle et des attaques d’angoisse. On considère généralement que ce sont des réactions de défense normales, souvent de courte durée et plutôt de bon pronostic. Par contre, les troubles apparaissant plus tardivement sont souvent l’expression d’un sentiment d’échec et sont des symptômes dépressifs avec souvent des plaintes somatiques. Pour les émigrés des générations suivantes, ce qui domine le discours et parfois le tableau clinique, ce sont ces conflits culturels qui s’expriment souvent dans leurs formes intergénérationnelles. Emigration et psychothérapie. La plupart des modèles thérapeutiques actuels sont basés sur la parole. Pas tous puisqu’il existe des thérapies basées sur le corps ou sur les dynamiques de groupes. La grande révolution amenée par Freud est sans doute cette inversion de la parole entre le médecin/thérapeute et le patient. On peut dire qu’avant Freud, c’est le savoir et la parole du médecin qui est l’élément qui permet la thérapie. Avec la naissance de la psychanalyse, la parole du patient devient un élément incontournable des soins psychiatriques ou psychothérapeutiques. Kraepelin, psychiatre allemand contemporain de Freud est l’un des plus illustres médecins de l’histoire de la psychiatrie, et son apport au niveau de la nosographie est d’actualité. Mais Kraepelin estimait que c’était un avantage de ne pas connaître la langue du patient. Cela permettait de mieux l’observer puisque cette observation n’était pas distraite et perturbée par les paroles du malade. Il semble actuelle- 221 C U LT U R E E T S O C I E T E ment impensable de prendre en charge un patient si l’on ne le comprend pas ou si personne ne parle sa langue. Mais compréhension de la langue ne veut pas nécessairement dire compréhension de la culture. Il ne nous semble pas indispensable qu’un patient soit pris en charge par quelqu’un de la même culture. Nous partageons sur ce point l’avis de Bertrand Piret lorsqu’il dit que: ‘Recréer le fantasme que la solution des problèmes est plus facile par le recours au même, au semblable , qui ‘comprendra mieux’, nous semble mener tout droit à un type spécial de ségrégation qui s’oppose à l’intégration.’ Certains patients d’ailleurs préfèrent être écoutés par un psychologue qui justement n’appartient pas à leur culture, afin sans doute que leur parole ne soit pas d’emblée écoutée à travers un filtre culturel. Ceci est d’ailleurs aussi valable pour certains patients autochtones préférant l’écoute d’un ou une psychologue d’origine étrangère. Deux courants opposés Depuis plusieurs années, deux courants s’opposent quant à la prise en charge des difficultés psychologiques des émigrés. Le représentant principal du premier courant est Tobie Nathan. Sa position est bien connue: il faut penser la souffrance de ceux qui viennent nous consulter à partir de leur propre langue mais aussi à partir de leurs propres modèles de guérison et des objets (religieux, thérapeutiques…) qui y participent, et non pas à partir de nos modèles thérapeutiques occidentaux. Il fait reconnaître l’autre en tant qu’égal et non pas vouloir imposer nos modes de pensées. Nathan insiste pour que les guérisseurs, chamans, pasteurs de groupe de prières… participent à la réflexion et à l’analyse des pathologies humaines: il veut investiguer leurs pratiques, leurs théories, leurs pensées: ‘Je considère que les thérapies traditionnelles ne sont ni des leurres, ni de la suggestion, ni des placebos. Pour moi, ces techniques sont réellement ce que leurs utilisateurs pensent qu’elles sont: des techniques d’investigations efficaces, et par conséquent dignes d’investigations sérieuses.’ Le thérapeute doit donc être un ‘chercheur de laboratoire’ qui prend en compte ces médecines traditionnelles, ces méthodes de soins inventées par les populations, et, à partir de là, imagine un dispositif de soins spécifiques. Les ‘exilés’ restent attachés à leurs ancêtres, à leurs divinités, à leurs coutumes, à leur langue et il faut donc en tenir compte et redéfinir nos modalités de prise en charge. C’est ce que Tobie Nathan et son équipe ont développé au centre Georges Devereux, à l’Université Paris-VIII. Ils proposent donc un dispositif original et, à l’époque, innovant: autour d’une famille, se réunissent le ‘référent institutionnel’ (l’intervenant psychosocial qui amène le patient et sa famille à la consultation) et une dizaine de professionnels (psychologues, médecins, anthropologues, linguistes,….) dont au moins un parle la langue maternelle de la famille et connaît les habitudes thérapeutiques ayant cours dans l’environnement habituel de la famille. Dans cette séance d’ethnopsychiatrie se multiplient les statuts d’experts: expert clinique, expert de la langue, expert des coutumes de la région du patient… Le patient voit se déployer devant lui une multitude d’interprétations de son mal et, c’est à lui à développer tel ou tel aspect de ses difficultés en rebondissant sur l’une ou l’autre des propositions. ‘Plus question d’attribuer au patient, dit Nathan, une nature par un diagnostic puis ‘d’ interpréter’ son fonctionnement à partir d’une théorie. Il est de fait partenaire obligé, indispensable alter ego d’une recherche entreprise en commun.’ Pour les opposants de Tobie Nathan, cette méthode stigmatise les immigrés, les enferme dans leur culture et fait obstacle à leur ‘intégration’. Dans un article paru dans le Monde en 1996, Fethi Benslama parle de ‘l’illusion ethnopsychiatrique’ et dénonce cette théorie qui ne fait des patients que des exemplaires de leur communauté, et qui pense qu’il suffit de leur injecter de 222 CHAPITRE 9.2 l’identité ethnique pour obtenir leur guérison. Benslama pense que l’ethnopsychiatrie assujettit les individus aux ethnicités. Il estime qu’il ne faut pas replonger l’exilé dans un bain de culture d’origine mais l’aider à reconstruire l’histoire de son déplacement, de son exil, à reconnaître ses significations de rupture. S’il s’agit de patients nés ici, l’interprétation culturaliste ethnopsychiatrique devient un forçage qui n’aide pas le patient à vivre ici et à vivre le trauma de l’exil parental. ‘Notre éthique est de permettre au patient de rechercher les déterminants de sa souffrance dans les transformations de son histoire, et non par rapport de l’élément immuable de son ethnie.’ Il s’agit donc d’éviter de renforcer les identités ethniques mais de soutenir le patient à une reconnaissance de sa capacité de singularisation. Ce à quoi, Tobie Nathan répond qu’il est impossible d’enfermer un sujet dans sa culture et que son dispositif donne aux migrants un lieu où ils peuvent émerger en tant que sujet, acteur de leur histoire mais en y amenant des éléments et des objets auxquels ils sont attachés et qui leur sont propres. La pratique à la clinique Sanatia. La clinique Sanatia est située à St Josse, entre le quartier turc et les quartiers où réside une importante population maghrébine. De par cette situation géographique, nous sommes donc confrontés aux questions exposées ci-dessus. Tous ces articles et débats ont bien sûr alimenté notre réflexion et notre pratique. Comme c’est le cas dans la plupart des cliniques psychiatriques, beaucoup de nos patients souffrent de troubles psychotiques ou de graves troubles de l’humeur, pathologies dont les causes restent actuellement imprécises. La plupart des auteurs parlent d’une ‘causalité multifactorielle’ (génétique, biologique, familiale, environnementale,….) ce qui est peut-être exact mais qui est aussi une manière de dire que les causes sont inconnues. Ce qui nous semble important, c’est que notre pratique ne soit pas orientée par une théorie causale unique et que le patient ne soit ni enfermé dans un diagnostic psychiatrique ni dans un discours ethnique. Nous avons la chance que l’équipe soignante soit multiculturelle et de compter plusieurs personnes d’origine maghrébine ou turque parmi le personnel. Cela permet au patient de ‘choisir’ à qui il s’adresse et de nous donner ou non des indications sur l’importance du facteur culturel dans sa souffrance. De même, nous essayons toujours d’enter en contact avec les familles et des les inviter lors de l’hospitalisation de leur proche. Nous leur signifions que nous sommes ouverts à leurs croyances et à leurs interprétations mais que nous sommes quand même attentifs à ce qu’il n’y ait pas de confusions dans les pratiques. Nous acceptons par exemple que la famille vienne chercher le patient pour l’amener chez un guérisseur ou un Imam mais nous refusons que ces soins ‘traditionnels’ soient réalisés au sein même de la clinique. Nous voulons nous situer dans notre cadre et dans notre pratique de psychiatrie occidentale. Notre écoute et nos soins seront donc interculturels car même si le patient décide de s’adresser à la psychologue et personnel soignant de sa culture, ceux-ci échangeront leurs réflexions au sein des réunions. Nous essayons d’éviter qu’un savoir médical ou qu’un diagnostic psychiatrique vienne stigmatiser ce qui peut être de l’ordre d’une blessure narcissique ou d’un désarroi identitaire, mais nous refusons aussi qu’un savoir préétabli sur la culture du patient ne vienne brouiller notre écoute de sa souffrance. La recherche d’identité du patient est un processus toujours en chantier. De même, pour les 223 C U LT U R E E T S O C I E T E soignants, cet équilibre interculturel entre nos connaissances et la part d’inconnu que recèle chaque patient, entre ce qui est semblable et ce qui est différent, entre le coutumier et l’imprévisible est, pour la pratique psychiatrique d’une manière plus générale, la garantie d’une certaine éthique de travail. C O N TA C T S : Clinique Sanatia, rue du Moulin 27, 1210 St Josse. Tél: 02 211 00 40 224 CHAPITRE 9.2 Vivre à Cureghem, un droit à la ville La dépression chez les jeunes mères et leurs enfants en milieu immigré, Etre là et agir SARAH DEUTSCH, FANNY GASHUGI, SHARON GECZYNSKI, JEAN LOODTS, VALÉRIE PIRON, OUMNYA SALHY, MICHEL ANSAY INSTITUT DE LA VIE, ULB, BRUXELLES Durant l’année 1995, l’Institut de la Vie (Madame C. Capel-Boute avec F. Gashugi) ouvrait à Cureghem un lieu d’accueil d’enfants de 0 à 6 ans avec leur mère d’origine immigrée. Assez rapidement, nous avons identifié la peur de l’autre chez les enfants comme une source de violence et un facteur d’exclusion sociale. Notre attention s’est également portée sur le bien-être des mamans. Lors d’entretiens spontanés avec des animatrices, il nous est apparu que les femmes se situaient mal - ‘étaient mal’ - dans la ville, dans leur environnement proche, dans leur famille, et aussi par rapport à leur santé et à leur propre corps. Le soutien de la Fondation Roi Baudouin en 2001 a permis de développer une rechercheaction, pilotée par un Comité d’accompagnement, qui visait à mieux comprendre le mal-être du groupe de femmes, de manière à pouvoir les aider dans leurs difficultés d’insertion. Démarche de la recherche-action Nous avons choisi de ne pas développer l’approche médicale, tout en reconnaissant pourtant que le mal-être des femmes vécu dans toutes ses formes, culturelle, sociétale, s’exprimait aussi par des symptômes corporels. L’approche ethno-psychiatrique est présente en filigrane dans toutes les interviews. Par exemple, le groupe, la famille, la religion priment sur l’individu. On entend s’exprimer la nostalgie d’un monde rêvé où il y a la famille restée au pays, la plage, le soleil, les relations humaines chaleureuses. Quant à l’approche de santé communautaire - le médical est rejoint par le social, la somatisation du mal-être social conduit à une médicalisation - elle s’est exprimée avec netteté: c’est une difficulté ‘d’être avec ou dans’ l’école, les administrations, les services de santé, d’où la demande maintes fois formulée de plus d’informations, de vie sociale, ou le problème récurrent des enfants «déclassés». La recherche-action a consisté à: 1- Ecouter et consigner les plaintes sur le mal-être d’un groupe de dix femmes d’origine turque, au cours de séances régulières (trois matinées par semaine); ceci a été possible grâce au 225 C U LT U R E E T S O C I E T E climat de confiance qui s’est créé entre les femmes et les deux animatrices. Nous nous sommes ensuite attachés à comprendre leur perception de ce mal-être / dépression et leur mode de gestion, par des entretiens individuels semi-directifs, enregistrés et analysés. Dans un contexte de culture occidentale, les femmes exprimaient un mal-être en disant ‘je suis mal dans ‘. Mal dans leur corps, avec de nombreux symptômes que l’on retrouvait aussi chez les enfants:’les enfants font appel à la maladie’ dit une maman. Mal dans leur culture: ‘en moi se rencontrent deux cultures et leur choc fait mal’. Mal dans leur société:’ je suis mal à l’aise dans une société qui se refuse à moi’. Il est à remarquer que les jeunes expriment le même mal-être. 2- Elaborer un questionnaire pour connaître le parcours migratoire des femmes, leurs valeurs et leurs préoccupations. 3- Suggérer des indicateurs de bien-être et/ou de mal-être pour suivre l’évolution du groupe et de la situation ; faire des propositions, notamment pour améliorer la connaissance des services communaux et humaniser l’accueil dans les administrations et les écoles, ou encore pour initier une recherche-action sur ‘parcours scolaire/immigration’. 4- En application de la méthode participative, les résultats ont été discutés en groupe puis complétés; les possibles actions ont été discutées. 5- Une réunion de restitution des résultats de la recherche-action et de présentation de propositions pour le mieux-être des femmes immigrées s’est tenue dans les locaux de la Mission Locale. Des responsables politiques et administratifs d’Anderlecht, la Coordinatrice FRB des projets, des membres du Comité d’accompagnement de l’étude et diverses associations partenaires ont étés invités. Les résultats de l’étude confirment en particulier le premier axiome du livre blanc de l’administration de la Communauté française:’les problèmes de santé sont aussi les symptômes du malaise social’. Toute action allant dans le sens d’une amélioration du bien-être social serait ainsi, par voie de conséquence, bénéfique pour la santé. Mais ce bien-être social est aussi en partie l’œuvre des personnes elles-mêmes et des groupes, qui puisent dans leurs propres ressources, à la conquête de leur autonomie, de leurs modes d’expression, de leur parole. Faire du lien, faire du lieu La fonction de notre lieu d’accueil, c’est d’être là, d’accompagner des autonomies, de se mettre au service des dynamismes des acteurs. C’est aussi un lieu de parole, de la parole trouvée, libérée, essayée, partagée. La parole est une manière d’être avec, d’être bien, de bien être, d’être là ensemble… Mais nous explorerons aussi d’autres modes d’expression, comme la camera qui est un mode d’écriture, et l’ordinateur qui est une ouverture sur le monde. Notre lieu est un lieu qui crée du lien des femmes entre elles, du lien avec l’école (la question du mal être chez les enfants fréquentant l’enseignement spécial), du lien avec les administrations (la question des activités socioculturelles qu’elles voudraient créer elles-mêmes ou voir se créer dans la commune). C’est un lieu où les femmes prennent leur place citoyenne, active, créatrice d’une société appelée à se renouveler sans cesse, à se recomposer à partir d’apports nouveaux. Sur la problématique ‘enfants’, très pertinente en termes de culture, s’est greffée la préoccupation ‘des mères’ qui se sont ensuite exprimées en tant que ‘femmes’ et le feront en tant que citoyennes. 226 CHAPITRE 9.2 Au service de cette ambition, des partenaires et un travail de réseau Notre expérience a un lieu, la commune d’Anderlecht. C’est une action en transversalité avec tous les acteurs et opérateurs locaux. L’échevinat local de la Vie associative est un de ceux-ci par le Programme Intégration et Cohabitation (PIC) et le Fonds d’Impulsion à la Politique des Immigrés (FIPI) et les initiatives communales en santé, participation, information, humanisation de l’administration et environnement. Si notre expérience a valeur d’expérience à partager, elle reste limitée tant par le nombre de personnes participantes que par les activités possibles. Cependant dans la même ligne d’un développement communautaire et participatif, de nombreuses autres activités d’insertion (par la caméra, par l’ordinateur, par les histoires de vie) sont à présent planifiées et réalisées, certaines en partenariat avec d’autres associations (fêtes multiculturelles). En particulier, autour du thème ‘familles issues de l’immigration et école’ et avec l’appui de la FRB, des activités se développent avec les femmes de notre lieu d’accueil et des enseignants et élèves de l’Institut de la Providence à Anderlecht. Le travail en réseau a ses contraintes. Il ne se décrète pas. C’est toujours un pari, une confiance. Parfois sa prégnance apparaît plus claire encore quand les femmes elles-mêmes disent vouloir sortir de ce qui pourrait être un repliement sur la petite communauté ou le petit groupe (actuellement au 18 rue van Lint). Elles veulent rencontrer d’autres associations. Les murs deviennent des frontières que l’on peut traverser. C’est alors une revendication du Sujet affirmant sa liberté et son désir d’un ‘droit à la ville’ où nous pourrons ‘vivre ensemble, égaux et différents’. C O N TA C T S : Sarah Deutsch Institut de la Vie, Sciences, sociétés, co-développement (CP 196) Avenue F. Roosevelt 50, 1050 Bruxelles Tél: 02 649 50 70 E-mail: [email protected] 227 La médiation interculturelle dans les soins de santé mentale HANS VERREPT RESPONSABLE DE LA CELLULE MÉDIATION INTERCULTURELLE , SPF SANTÉ PUBLIQUE Plusieurs indices tendent à montrer que les soins de santé mentale pour allochtones ne sont pas suffisamment accessibles. Les étrangers seraient particulièrement sous-représentés dans les soins de santé mentale ambulatoires. Aux Pays-Bas, on fait état d’un nombre restreint de contacts thérapeutiques et d’un décrochage élevé chez les clients allochtones. Il n’est pas rare que le contact se limite à une seule rencontre. Les clients estiment en outre que les intervenants ne prennent pas la pleine mesure de leurs problèmes et qu’ils proposent des solutions qui ne cadrent pas avec leur culture. On trouve dans la littérature un grand nombre d’hypothèses tentant d’expliquer cela. On évoque notamment l’existence d’une barrière linguistique, qui fait que le thérapeute ne peut pas (suffisamment) utiliser le langage, qui est son principal instrument diagnostique et thérapeutique. Des facteurs sociaux et culturels joueraient également un rôle: méconnaissance des possibilités d’offre de soins, utilisation de modèles explicatifs des problèmes psychiques qui sont en contradiction avec les modèles utilisés dans les soins de santé mentale, recours à des thérapies ‘traditionnelles’, forte stigmatisation du client allochtone des soins de santé mentale au sein de sa communauté. Certains auteurs attirent également l’attention sur le fait que, pour ce qui concerne la santé mentale, les catégories diagnostiques et les méthodes thérapeutiques ont été développées sans tenir compte de la diversité culturelle, et qu’elles répondent dès lors peu aux besoins des clients allochtones. De même, les opinions et sentiments implicites des thérapeutes à l’égard des allochtones interféreraient dans la relation d’aide. Lors de contacts sur le terrain, nous sommes souvent confrontés à des thérapeutes qui partent du principe qu’ils ne sont pas en mesure d’aider des patients allochtones, et qui préfèrent dès lors les orienter vers des centres spécialisés. Etant donné que les patients allochtones se présentent souvent avec une combinaison de problèmes psychiques, relationnels, sociaux, financiers, juridiques et physiques, les thérapeutes ont l’impression que la situation est désespérée et que les chances de succès sont infimes. Dans plusieurs pays, on essaye d’accroître l’accessibilité et la qualité des soins de santé mentale en faisant intervenir des médiateurs interculturels ou des interprètes. L’objectif est de lever la barrière linguistique et culturelle et de favoriser l’éclosion d’une relation de confiance avec le client. Il n’y a cependant pas de consensus concernant le rôle précis de ces médiateurs interculturels ou interprètes. Selon certains, ils doivent se contenter de traduire les messages d’une langue 228 CHAPITRE 9.2 source à une langue cible, sans rien négliger ou ajouter. Dans la littérature, cette approche est qualifiée de ‘machine à traduire’. Ses détracteurs affirment qu’elle n’est pas applicable lorsqu’il n’existe pas de termes et de concepts équivalents dans les langues traduites. Dans pareil cas, l’interprète doit assumer un rôle plus actif. Il doit décrire les termes et les concepts pour lesquels il n’existe pas d’équivalent et dans certains cas expliquer leur signification précise. Le professeur Joseph Kaufert, éminent spécialiste dans ce domaine, a introduit dans ce contexte le terme de ‘courtage interculturel’. Le médiateur interculturel ou interprète explique la culture de l’hôpital au patient et explique le monde du patient au soignant. Cela peut se faire dans le cadre d’une séance d’interprétation mais aussi en dehors, durant une concertation avec le thérapeute par exemple. Les partisans de ce rôle plus large de l’interprète – et dans ce cas, on utilisera souvent le terme de médiateur interculturel – estiment qu’il doit attirer l’attention du thérapeute sur les facteurs culturels pertinents pour l’interaction avec le client: la difficulté qu’il peut y avoir à aborder certains thèmes de façon directe, par exemple, ou la tendance à répondre affirmativement à une question du thérapeute, par respect pour lui. Plusieurs auteurs vont encore plus loin et voient l’interprète ou le médiateur interculturel comme un co-thérapeute. Il participe au déroulement de l’entretien en posant aussi des questions et prend en charge une partie de la thérapie. Mudarikiri (dans Tribe & Raval, 2002) est partisan d’une approche où l’interprète, le psychothérapeute et le client ont tous trois l’occasion de jouer un rôle actif et équivalent durant le contact thérapeutique. Dans ce cas, il considère l’interprète comme une catégorie spéciale de thérapeutes bilingues. Lors de conférences scientifiques, il n’est pas rare d’assister à de vives confrontations entre partisans de différentes approches d’interprétation et de médiation interculturelle dans les soins de santé. Il est frappant de constater qu’il n’existe pour ainsi dire pas d’étude prouvant qu’une approche serait plus efficace que l’autre. De telles discussions se limitent dès lors à un échange d’opinions et de sentiments sans véritable base empirique. Dans le domaine de l’interprétation médicale – il existe peu de littérature sur l’interprétation dans le domaine spécifique des soins de santé mentale – prévaut l’opinion selon laquelle un interprète ne peut se contenter de traduire. De plus en plus de spécialistes (Bancroft, 2005) sont d’avis qu’il a aussi un rôle de ‘courtier interculturel’ à jouer. Que l’interprète ne remplisse que le rôle de machine à traduire est considéré comme irréaliste et même indésirable. Bot (2004) fait remarquer que se limiter à pareil rôle peut donner une impression de froideur et créer une distance susceptible de compromettre l’entretien thérapeutique. Dans des textes consacrés à l’interprétation dans les soins de santé mentale, on insiste également sur l’importance des signifiants liées à la personne de l’interprète, qui peuvent avoir un impact considérable sur le déroulement de l’entretien et de la thérapie. Quelles sont les implications pour le travail thérapeutique et le rôle du médiateur interculturel ou de l’interprète? C’est un thème qui ne fait pas l’unanimité. Mudarikiri et Raval (tous deux dans Tribe & Raval, 2002) sont d’avis qu’il doit être intensivement impliqué dans l’exploration des modèles explicatifs du client et qu’il a également un rôle à jouer dans la recherche de solutions culturellement acceptables. En Belgique, plusieurs initiatives ont vu le jour dans le but de rendre la médiation interculturelle et l’interprétation plus disponibles dans les soins de santé mentale. Il existe d’ailleurs pas mal de confusion concernant les différences entre médiateurs interculturels et interprètes. Cela est dû en grande partie au fait que la notion d‘interprétation est comprise différemment selon les organisations. En Flandre, les interprètes sociaux – qui travaillent parfois aussi dans les soins de santé mentale – se conforment étroitement au modèle de la machine à traduire. Du côté 229 C U LT U R E E T S O C I E T E francophone, on remarque que des organisations comme le CIRE Interprétariat donne à l’interprète un rôle plus étendu, qui s’apparente fort à la médiation interculturelle. La Cellule Médiation interculturelle du SPF Santé publique est responsable de l’accompagnement de la médiation interculturelle dans les hôpitaux. Une description détaillée de la tâche a été élaborée dans ce cadre. Outre l’interprétation, les médiateurs interculturels sont supposés remplir la fonction de ‘courtier interculturel’, apporter de l’aide concrète et un soutien émotionnel aux patients, et signaler les points critiques de l’aide aux patients allochtones individuels et aux allochtones en tant que groupe. Idéalement, cela débouche sur une concertation où le médiateur interculturel et le thérapeute cherchent ensemble des solutions (culturellement adaptées). Enfin, ils défendent la dignité du patient lorsque celle-ci vient à être compromise. Contrairement aux interprètes, les médiateurs interculturels voient les patients aussi en l’absence de thérapeute, par exemple lors d’une visite en chambre. Les médiateurs interculturels sont, contrairement à la plupart des interprètes, des employés de l’hôpital, ce qui les rend aisément disponibles. Que ce soit en matière de médiation interculturelle ou en matière d’interprétation dans les soins de santé mentale, nous ne disposons pas encore de suffisamment d’expérience pour tirer des conclusions et adopter une méthode ‘idéale’. A l’instar de Bot (2004), nous voulons dès lors plaider pour que soignants, médiateurs interculturels et interprètes entament un dialogue sur la professionnalisation ultérieure de leur collaboration commune. La Cellule Médiation interculturelle prendra dans un avenir proche des initiatives permettant de stimuler un tel échange dans les hôpitaux psychiatriques où travaillent des médiateurs interculturels. BIBLIOGRAPHIE – – Bancroft M. The Interpreter’s World Tour. The California Endowment, 2005. Bot H. Werken met tolken in de geestelijke gezondheidszorg, een nieuwe gespreksvorm. Tijdschrift Klinische Psychologie 2004; 34 (3): 129-136. – Tribe R en H.Raval (eds.). Working with interpreters in mental health.Hove (East Sussex): Brunner-Routledge, 2002: XIII + 270. – Verrept H. Interculturele bemiddeling in de gezondheidszorg. Cultuur & Migratie 2000/2001, 18 (2): iv + 163. – De rol van cultuur bij het medisch tolken. Cultuur, Migratie en Gezondheid 2004; 1: 44-49. Site internet de la Cellule Médiation Interculturelle: http://www.health.fgov.be/vesalius/devnew/NL/prof/thema/intercult/index.htm (Néerlandais) http://www.health.fgov.be/vesalius/devnew/FR/prof/thema/intercult/index.htm (Français) C O N TA C T S : Hans Verrept, Responsable de la Cellule Médiation interculturelle SPF Santé publique, Sécurité de la Chaîne alimentaire et Environnement Eurostation, place Victor Horta 40/10, 1060 Bruxelles Tél: 02.524.86.07 E-mail: [email protected] 230 L’expérience de personnel soignant d’origine turque et maghrébine MOHAMMED EMJAHED, AIDE-SOIGNANT SOULEF ZAIOUR, PSYCHOLOGUE CLINIQUE SANATIA, SAINT JOSSE Nous avions constaté lors de prises en charge de patients d’origine étrangère, particulièrement turque et maghrébine, une certaine difficulté dans l’interaction entre les patients, leurs familles d’une part et le milieu psychiatrique et psychologique, d’autre part. Notons que 30 à 40 % des patients hospitalisés ou rencontrés à la consultation de notre clinique sont d’origine turque et maghrébine. Cette difficulté d’interaction nous est souvent parue liée à 4 facteurs essentiels que sont: – La barrière de la langue. – La représentation de la maladie mentale, encore très imprégnée par la tradition et la culture d’origine. – La notion de tabou qui touche à tout ce qui a trait à la maladie mentale et au domaine psychiatrique dans ces deux communautés. – La difficulté qu’expriment des soignants à faire accepter les règles et la prise en charge institutionnelle (concernant les visites, traitements, sorties, etc.) Les problèmes liés à ces quatre facteurs, loin d’être entièrement résolus, nous semblent néanmoins atténués, ces quelques dernières années, notamment grâce à la présence au sein de notre clinique de personnel infirmier, aide soignant, psychologue et médiatrice culturelle, eux-mêmes d’origine turque et maghrébine. En effet, en ce qui concerne la langue, il est donné au patient hospitalisé ou consultant à la clinique la possibilité de s’exprimer dans la langue turque, arabe ou berbère. Ceci nous a souvent facilité la prise de contact avec les patients et leurs familles. Dans un domaine comme la psychiatrie, où la parole tient une place extrêmement importante, nous pensons bénéfique pour la prise en charge que ces personnes expriment leurs souffrances et leurs inquiétudes dans la langue de leur choix (aller-retour entre les deux langues). Longtemps, des patients d’origine turque et maghrébine, et parfois leurs familles et entourage, ont exprimé leur difficulté à dire leur conception de la maladie mentale et la façon dont ils tentent de la guérir. La sorcellerie, l’envoûtement, le mauvais œil, la consultation des guérisseurs traditionnels, etc. restent des thèmes relativement difficiles à avouer à un soignant n’appartenant pas à la même origine, nous confient certains patients et leurs familles. Ceci par crainte ‘d’être considéré comme fou’, ‘de ne pas être pris au sérieux’ ou ‘de ne pas être compris’. 231 C U LT U R E E T S O C I E T E L’importance du personnel soignant de la même origine que le patient consiste, dans ces cas, à traduire et à transmettre le discours de ce dernier au reste de l’équipe, et à servir de ‘référent culturel’ afin de mieux cerner la problématique et adapter la prise en charge si nécessaire (par exemple la prise du traitement pendant le mois de Ramadhan, l’autorisation de sorties de l’hôpital lors de fêtes religieuses, etc.). Son rôle est également de faire saisir au patient l’importance de sa parole, dans le processus thérapeutique, et dans l’établissement d’une relation de confiance avec les soignants et avec l’institution. La relation de confiance envers l’institution est rendue d’autant plus difficile qu’il existe au sein des communautés turques et maghrébines la notion de tabou liée au domaine psychiatrique. La crainte d’être stigmatisé et étiqueté ‘fou’ est considérable. La présence de personnel et de soignants de la même origine que les patients semble néanmoins réduire le clivage qui existe entre les institutions psychiatriques et l’ensemble du domaine de la santé mentale d’une part, et les communautés turque et maghrébine d’autre part. C’est d’ailleurs dans ce sens que notre clinique, avec l’aide d’une infirmière d’origine turque et d’une médiatrice interculturelle-psychologue d’origine algérienne, a tenté l’expérience d’inviter de nombreuses associations culturelles turques et de les faire participer à notre projet de groupe de parole et d’accueil pour familles et entourage de personnes d’origine turque et maghrébine souffrant de problèmes psychiatriques. Ces associations culturelles tentent de nous servir de relais avec les populations. Elles confirment la réticence de ces dernières à faire le pas vers les institutions psychiatriques et les aides psychologiques. Ceci semble d’ailleurs expliquer la difficulté que nous rencontrons dans la constitution du groupe de parole au sein même de notre clinique, et ce malgré notre conviction et celle des associations rencontrées, de l’utilité d’un lieu où ces familles partageraient non seulement la même langue et la même appartenance socioculturelle mais également la même souffrance liée aux problèmes psychiatriques et psychologiques d’un des leurs. Le résultat d’une réflexion et d’un échange communs avec les associations culturelles nous a conduit à penser la suite de notre projet de manière telle que ce soit nous qui allions vers ces populations, avec l’aide de notre personnel de la même origine, et les informions de notre existence et des possibilités d’aide que nous offrons. C’est donc dans ce cadre que les associations culturelles nous invitent dans leurs établissements à donner des conférences et des séances d’information sur des thèmes tels que les maladies psychosomatiques, la toxicomanie, etc. et nous mettent par ce biais là en contact avec leur population. Le rôle du personnel d’origine turque et maghrébine au sein de notre clinique est important et sa position est délicate. Il doit pouvoir participer à une prise en charge multidisciplinaire du patient en créant des relais avec les autres soignants, grâce aux avantages que lui confère sa connaissance de la langue et sa proximité culturelle avec le patient. Cependant, ces atouts ne sont bénéfiques que si l’on reste attentif tout au long du parcours hospitalier du patient, à la bonne distance ou la bonne proximité culturelle que le soignant doit pouvoir offrir. C’est dans des cas de trop grande proximité, par exemple, qu’on voit le patient disqualifier l’institution et les autres soignants. Avec du personnel d’origine turque et maghrébine participant à part entière au projet thérapeutique de l’institution, peut-être verrait-on s’amoindrir, voire disparaître, ce sentiment d’inégalité dans les soins, parfois même de racisme, qu’évoquent certains patients et leurs familles issues des deux communautés. 232 CHAPITRE 9.2 C O N TA C T S : Clinique Sanatia, rue du Moulin 27, 1210 St Josse. Tél: 02 211 00 40 233 Quels soins de santé mentale pour des personnes en situation illégale ou précaire? MYRIAM VAN VINCKENRODE MEDISCH ORIENTERINGSPUNT ‘SANS PAPIERS’ La société a le devoir d’assumer ses responsabilités en matière de soins de santé envers ses citoyens. Nous définissons la santé, à l’instar de l’OMS, en ces termes: ‘a state of complete physical, mental and social well-being’. Dans la pratique, la priorité est cependant souvent accordée à l’aspect physique de cette description. Les services de soins de santé mentale sont de plus en plus souvent sollicités par des allochtones, des demandeurs d’asile, des réfugiés, bref par un groupe-cible que l’on peut qualifier d’‘ethniquement et culturellement différent’. Si le terme ‘ethnique’ fait référence à une identité liée au sol et à l’origine, l’expression ‘culturellement différent’ indique que chaque personne a sa propre culture, sa propre religion, un statut social ou un niveau de formation spécifique. Ce groupe-cible de personnes ‘ethniquement et culturellement différentes’ comporte des réfugiés et des demandeurs d’asile qui arrivent en Belgique sous les statuts les plus divers et y séjournent parfois un certain temps. Il n’est pas évident pour eux de s’y retrouver dans l’offre de soins qui leur est destinée. On constate pourtant qu’un grand nombre d’entre elles connaissent de sérieux problèmes de santé mentale. Il y a d’une part des problèmes psychiques et psychiatriques graves tels que nous en connaissons ici aussi, et d’autre part, des problèmes en rapport avec la situation dans le pays d’origine (raison de la migration), ou encore liés à la fuite proprement dite, et à l’arrivée et au séjour dans notre pays. Perte, renoncement, méconnaissance, peur, dépression,… peuvent être regroupés sous le terme ‘traumatisme’. S’il n’y a pas toujours de lien exclusif entre la problématique des réfugiés et certains traumatismes, ils vont cependant souvent de pair ; ceci nous amène sur le terrain des soins de santé mentale. De façon générale, il est clairement établi que: – nous avons affaire à des personnes ‘ethniquement et culturellement différentes’ envers lesquelles l’ensemble des services de soins de santé mentale doit prendre sa responsabilité ; – nous avons affaire à un groupe problématique spécifique pour lequel il faut formuler et organiser des réponses spécifiques ; – cela ne peut se faire que dans le cadre de partenariats (services de soins en santé mentale et plus largement tout le secteur des soins de santé et des affaires sociales). 234 CHAPITRE 9.2 Quelle aide? L’aide aux personnes en séjour illégal ou précaire est complexe. Elle requiert des connaissances dans plusieurs domaines difficiles, qui ne sont pas abordés de manière spécifique dans les formations. Les compétences qui se développent petit à petit dans le secteur ont été acquises par l’expérience: – les intervenants doivent savoir beaucoup, voire tout, sur le cadre juridique de la situation de séjour de ces personnes, sur les procédures (de demande d’asile et autres) et sur les possibilités d’appel ; – la communication pendant les entretiens est loin d’être évidente: les deux parties parlent généralement une autre langue que leur langue maternelle. Parfois l’aide d’un interprète est nécessaire, ce qui ralentit et complique la communication ; – la demande d’aide des réfugiés est généralement urgente, ce qui demande beaucoup de flexibilité au thérapeute, les limites étant davantage fixées dans ce cas par le demandeur que par le thérapeute ; – originaires d’autres cultures, les clients voient souvent les choses autrement que nous et donnent d’autres significations aux événements. Le thérapeute devra consentir un effort supplémentaire pour comprendre et aura plus de peine à construire la relation d’aide ; – la procédure de demande d’asile est déjà un élément traumatisant en soi pour les réfugiés. Les intervenants ont besoin de suffisamment de connaissances sur la question des traumatismes pour pouvoir apporter une aide adéquate ; – l’aide aux personnes en séjour illégal ou précaire s’opère dans un environnement généralement peu accueillant aux réfugiés et aux étrangers, d’une part en raison du manque de moyens au sein des organisations qui s’en occupent, d’autre part en raison du fait que les réfugiés et les personnes en séjour illégal ressentent plutôt la société comme une menace. Les intervenants ressentent souvent beaucoup d’impuissance face aux réfugiés. A cela s’ajoute que la législation exclut en grande partie les demandeurs d’asile et les personnes en séjour illégal des services de soins de santé mentale. En Flandre, les Centra voor Geestelijke Gezondheid (Centres de Santé mentale) jouent dès lors un rôle crucial, car ils sont les plus accessibles à ce groupe cible. Soutien aux thérapeutes On observe que le secteur des soins de santé mentale s’ouvre progressivement à la problématique des personnes en séjour illégal ou précaire. Plusieurs initiatives ont été prises en vue de soutenir et de promouvoir une aide efficace. Ainsi, afin de répondre au besoin de connaissances en matière de procédures, de statuts, etc., l’Oriëntatiepunt Gezondheidszorg Oost-Vlaanderen, en collaboration avec d’autres points d’appui médicaux (Anvers, Bruxelles, Flandre occidentale), la Croix Rouge et le Vlaams Minderhedencentrum (Centre flamand des minorités), élabore une brochure contenant des informations claires sur les possibilités juridiques/financières/administratives au sein des soins de santé pour ce groupe cible. La langue et l’aspect verbal de la thérapie constituent une pierre d’achoppement importante. Lorsque le client ne parle aucune des langues nationales, le thérapeute a pour ainsi dire perdu son outil de travail. Il doit à la fois s’engager pleinement et adapter sa méthode pour pouvoir 235 C U LT U R E E T S O C I E T E travailler. Il peut aussi faire appel à un interprète. Les interprètes n’ont cependant aucune formation thérapeutique et sont souvent ‘submergés’ par la problématique du client. Le service d’interprètes de la Province de Flandre orientale a mis au point trois brochures s’adressant respectivement aux interprètes, aux utilisateurs et aux clients. Leur contenu s’est inspiré des pratiques de l’interprétariat social, dont la structure se base elle aussi sur l’entretien concret. On y décrit plusieurs pièges de l’interprétariat social, on y donne des conseils concrets, applicables entre autres dans un cadre thérapeutique. Enfin, l’asbl Solentra a été créée au sein du service de pédiatrie de l’hôpital AZ-VUB, en avril 2005 ; elle offre un service d’assistance téléphonique pour les questions relatives à l’accompagnement psychosocial des réfugiés mineurs (en séjour illégal ou non) et de leurs familles. Deux psychologues pour enfants y répondent aux questions portant sur l’interprétation de certains signaux, sur les troubles comportementaux et sur la problématique affective de ces enfants. BIBLIOGRAPHIE: – Visietekst – GGZ voor etnisch-cultureel anderen & in het bijzonder voor vluchtelingen; Jos Lievens. Goede praktijkvoorbeelden uit de hulpverlening aan vluchtelingen. Praktijkhandboek. Pp 13-20. FDGG, 2005. – – Psychosociale hulpverlening voor vluchtelingen en mensen zonder papieren. Lieve Geukens. CAW De Mare. Hoe en Waarom. Aanbevelingen voor sociale tolken / voor hulp- en/of dienstverleners / voor cliënten. Raïssa De Keyzer. Provincie Oost-Vlaanderen, Dienst Welzijn en Gezondheid, 2005. C O N TA C T S : Oriëntatiepunt Gezondheidszorg Oost-Vlaanderen Dok Noord 4 - gebouw 25, 9000 Gent Tél: 09 267 66 46 (9-12 u) Fax: 09 267 66 44 E-mail: [email protected] www.orientatiepunt.be 236 Mémoire collective, exil et appartenances NOUNÉ KARA KHANIAN, PSYCHOLOGUE CLINICIENNE À LA CLINIQUE DE L’EXIL, NAMUR. Les personnes que nous recevons en consultation à la Clinique de l’Exil ont fui des pays marqués par la guerre, la persécution, la dictature ou le génocide. La plupart d’entre elles ne veulent pas parler des atrocités subies ou vues. Elles veulent oublier, tourner la page, reconstruire une vie. Mais la caractéristique des souffrances psychotraumatiques est que le souvenir brut de l’événement revient de manière envahissante, par les sens, la douleur physique, la reviviscence, les cauchemars, et parfois, l’hallucination. Ces personnes ne peuvent pas oublier. Leurs nuits sont hantées. Pourquoi il faut reconnaître les génocides Selon Janine Altounian1, essayiste française, ‘Les survivants d’un génocide sont dans un état d’errance où ils ne peuvent comprendre la douleur qu’ils portent en eux et qui ressemble à ces angoisses autistiques où ne subsistent pas la moindre image, le moindre sentiment, le moindre mot’. Le génocide provoque une défaillance du processus de symbolisation, base de la construction de tout sujet. La plupart des personnes forcées de quitter leur patrie ne viennent pas seulement pour elles, mais viennent pour témoigner, au nom des parents restés au pays, au nom des morts, au nom des ancêtres. En raison de l’absence de reconnaissance collective des dommages subis par toute une génération, il y une souffrance collective. C’est pour cela que les Juifs, les Arméniens, les Kurdes, les Rwandais, les Indiens des Andes réclament un devoir de mémoire au nom de leur peuple que l’histoire n’a pas épargné, comme tant d’autres minorités dites ethniques ou religieuses à travers le monde, qui forment une diaspora. L’absence de reconnaissance est traumatique, plus que l’événement lui-même. Le trauma est le modèle d’une mémoire amnésique dont l’agir continue l’action perdue. Le silence sur les souffrances du passé et sur celles des parents entraîne souvent des difficultés de construction de l’identité dans la génération qui suit. La transmission est mise à mal, et cela se traduit par des difficultés conjugales, de la violence, des passages à l’acte chez les adolescents de migrants. Pour prévenir la répétition du cycle de la violence, un espace de reconnaissance doit être possible. Pour ces communautés de la diaspora, se pose dès lors la question du recours au recueil de témoignage ‘afin que l’on n’oublie pas’. 237 C U LT U R E E T S O C I E T E Soigner le lien social Dans l’aide aux personnes victimes de violence organisée, lorsque les lois fondamentales de l’humanité ont été bafouées, l’aide psychologique s’accompagne nécessairement d’une reconstruction du lien de confiance dans l’autre. Car le point commun entre ces personnes est que, pour toutes, au-delà des souffrances individuelles, c’est avant tout le lien social qui a été blessé. C’est donc ce lien qu’il faut d’abord soigner. Nous pensons que les situations de trauma et de deuil des réfugiés demandent une adaptation de nos modalités classiques d’intervention clinique: ne pas stigmatiser, ne pas séparer la souffrance individuelle de la souffrance collective, ne pas toucher au trauma tant que la personne vit dans des conditions de survie, ne pas toucher au ‘deuil congelé’2 sans faire le lien avec le reste de la communauté ou de la famille. ‘Les modèles occidentaux d’intervention psychologique sont inadéquats parce qu’ils considèrent la souffrance comme intérieure à la personne ; or le traumatisme collectif est une réaction normale à une situation extrême qui leur est externe.’ Psychologiser’ c’est traiter la personne comme si elle réagissait anormalement. Et traiter individuellement c’est considérer qu’il s’agit d’une affaire personnelle, alors qu’il s’agit d’une souffrance collective…’. (J-C.Metraux)3 Des méthodes thérapeutiques nouvelles se sont développées, individuelles et collectives, comme par exemple les groupes de parole de veuves du Rwanda. Comme René Kaës4, nous pensons qu’un dispositif de groupe vient soutenir leur travail d’élaboration des expériences traumatiques. Le groupe offre une médiation pour ce qui est non symbolisable ; il est ‘un espace d’accueil de ce qui fut hors lieu, hors temps et hors lien’. L’importance du travail de groupe Les situations extrêmes ont des effets sur l’organisation psychique des individus, des effets sur les familles, sur les liens parents-enfants, et particulièrement mères-enfants. C’est pourquoi nous avons axé l’une de nos approches sur les mamans réfugiées avec leurs enfants (0-6 ans), en leur proposant un lieu psychosocial et pluriculturel de rencontre qui constitue une enveloppe de soutien à la relation mère-enfant et un lieu de parole groupal. Nous proposons aussi des groupes de parole, d’entraide et de témoignage basés sur l’approche biographique. A partir du témoignage de la propre histoire de chacun, nous tentons de comprendre ensemble comment se reconstruit l’identité en situation d’exil et comment il est possible de surmonter l’épreuve de l’exil forcé. L’intervention psychosociale consiste à créer un espace intermédiaire à la fois culturel et psychique: ‘A partir du groupe, l’espace thérapeutique est conçu comme une fonction d’entre-deux, comme un sas, qui permet une relation où une souffrance liée à la rupture d’identité peut s’exprimer, peut être contenue, peut être transformée par la pensée et, ainsi peut être rendue tolérable’. (Paul Jacques)5 Le dispositif de groupe basé sur la mise en commun des histoires singulières permet de reconstruire un sens alors qu’une démarche individuelle rend cette reconstruction plus difficile. Nous partons de l’idée qu’une meilleure connaissance de la façon dont la société et l’histoire collective nous influencent permet d’agir sur la société et sur notre devenir singulier, et d’avoir un effet préventif pour les générations suivantes. Le travail en groupe sur chaque récit de vie singulier produit une meilleure connaissance du lien entre processus sociaux et processus psychiques, à l’aide d’hypothèses élaborées collectivement. Le dispositif de groupe centré sur le récit de vie 238 CHAPITRE 9.2 a pour but de tenter de se réapproprier l’histoire collective pour mieux se situer comme être singulier, sans pour autant être en rupture avec ses origines ou sa communauté. ‘Seule la mémoire externe, à travers la justice, à travers le mémorial collectif, peut protéger contre la répétition de l’horreur.’ INFO L’équipe spécifique ‘Clinique de l’Exil’ de la Province de Namur a été créée en 2000. Il s’agit d’un service de consultation psychologique transculturelle. Ce projet prévoit: – la clinique transculturelle (en réseau), plus spécifiquement auprès des réfugiés et demandeurs d’asile victimes des violences organisées, – des interventions de type psychosocial ou groupal visant la création ou le renforcement d’étayages au niveau du lien social afin de faciliter la reconstruction psychique, – l’appui au réseau, via l’organisation de séminaires, la sensibilisation et le renforcement des synergies. RÉFÉRENCES: 1. Altounian J, (2000) La survivance Traduire le trauma collectif, 2000, Dunod 2. Celui qui est en exil ne peut pas faire le deuil tant que sa communauté d’origine, sa famille restée au pays, n’est pas en sécurité. C’est ce qu’on appelle le phénomène du ‘deuil congelé’. 3. Métraux J-C, 1997, Médécine et Hygiène, N 55 pp 622-626 4. Kaës R, (2000) Postface, Traduire les restes, écrire l’héritage, p 182 5. Jacques P, (2001), Trauma et Culture, in Cahiers de Psychologie Clinique, 2001 (vol 2), N° 17 Mens sana C O N TA C T: Clinique de l’Exil Namur, rue Château des Balances 3, 5000 Namur Tél: 081 73 67 22 Fax 081 87 71 23 239 Les ‘Enfants dotés d’une seconde peau’ La résilience, une clé pour l’accueil des mineurs en exil STEFAAN PLYSIER, PSYCHOLOGUE, ASBL INDOMO Les débuts du projet ‘Enfants dotés d’une seconde peau’ En 2002, l’asbl InDomo (Institut pour le développement durable de l’homme et de l’organisation) a lancé le projet ‘Kinderen met een tweede huid’ (‘Enfants dotés d’une seconde peau’). Nous avions été interpellés par des questions émanant d’intervenants du secteur de l’aide sociale et de l’enseignement, qui étaient entrés en contact avec la population, nouvelle pour eux, des mineurs en exil. Impressionnés de voir à quel point ces enfants portaient sur eux tout le poids de leur court passé, ils étaient nombreux à se demander comment se comporter avec ce ‘nouveau type d’enfants’. Que faire avec des enfants probablement encore sous le coup d’expériences vécues en temps de guerre? Comment réagir face à des enfants désorientés par notre mode de vie occidental, inconnu pour eux? Comment s’y prendre avec un enfant habitué à utiliser la violence pour atteindre son but? Il nous a semblé que le caractère réellement problématique de ces questions avait pour conséquence que l’on cherchait des réponses à l’intérieur d’un cadre de références ‘pathologiques’, ce qui focalisait l’attention uniquement sur leurs dysfonctionnements. La Gestalt Theorie, sur laquelle se fonde l’action de l’asbl Indomo, nous a incités à réfléchir à une approche plus large, à retourner le problème,… ce qui nous a menés à de nouvelles questions: qu’est-ce qu’un mineur en exil a à gagner et à perdre dans son nouveau milieu de vie? Quelles possibilités et quelles limites le nouveau biotope offre-t-il pour la croissance de l’enfant? Aider l’enfant dans la recherche d’une nouvelle identité est alors devenu le point central de notre démarche. Un individu qui grandit au sein de sa famille et de sa culture, avec certaines convictions, hérite d’un cadre de pensée à partir duquel il comprend le monde. A ce cadre de pensée correspond une identité qui lui permet de comprendre ses propres faits et gestes. Mais l’identité et la vision du monde d’un mineur en exil sont souvent sérieusement mises à mal. De plus, cette vision du monde est souvent fortement remise en question par nos conceptions occidentales. Les mineurs en exil ne comprennent pas la langue de leur pays d’accueil, ne connaissent pas les nouveaux usages et les nouvelles règles… Or, pour un enfant, être placé systématiquement face ses lacunes et à ses incompétences génère rapidement un sentiment d’infériorité. Il commence alors à se demander ce qu’il fait là, et si tout cela a un sens. Alors que chacun sait que 240 CHAPITRE 9.2 l’accompagnement pédagogique d’enfants nécessite une solide base de confiance, les mineurs en exil ont souvent l’impression qu’ils représentent une charge pour l’entourage. Enfants résilients L’expérience montre que certains enfants acceptent assez facilement l’exil. L’assimilation de ce qui s’est passé avant ou pendant la fuite, de même que la confrontation à la nouvelle culture, se déroulent étonnamment bien chez eux. Mais ce n’est pas le cas de tous les enfants qui arrivent chez nous. Certains ne parviennent pas à sortir d’une sorte de torpeur qui risque de compromettre toute croissance émotionnelle ultérieure. D’autres vont retrouver des comportements ‘d’avant’ qui leur donnent un sentiment de sécurité mais qui préoccupent l’entourage. Qu’est-ce qui fait que tel enfant éprouve tellement de difficultés alors que pour tel autre, l’exil n’entraîne pas de problèmes importants? Dans un premier temps, on a pensé que d’éventuelles expériences traumatisantes dans le pays d’origine pouvaient expliquer ces différences. L’étude approfondie du passé d’un certain nombre de ces enfants a cependant infirmé cette hypothèse. Bien que dans plusieurs cas exceptionnels, le passé ‘guerrier’ a un impact incontestable sur le fonctionnement dans le pays d’accueil, il s’avère en général que le lien entre le bon fonctionnement actuel et le passé dans le pays d’origine n’est pas si univoque. Il fallait donc chercher la cause autre part. Dans notre recherche sur les causes du fonctionnement adéquat ou non de mineurs en exil dans leur nouvelle culture, notre attention a été attirée par le concept de résilience. La faculté qu’a une personne de réagir dans une situation stressante est en grande partie déterminée par la résilience dont cette personne dispose. Le degré de résilience serait universellement déterminé par la conjonction d’une série de composantes telles que l’endurance, les aptitudes sociales, la confiance en soi et l’humour. Plutôt que de nous focaliser uniquement sur le dysfonctionnement et l’identité de l’enfant, nous avons donc analysé de plus près chacune de ces composantes chez les mineurs en exil. Le concept de résilience donne aux intervenants l’occasion de travailler en continu à l’accueil de l’enfant même s’il ne présente pas à première vue de problèmes notables. L’intervenant n’a donc pas besoin d’attendre que les premiers problèmes surgissent ou que la situation se dégrade pour soutenir la croissance émotionnelle de l’enfant. En d’autres mots, on ne raisonne plus à partir d’un cadre de références ‘pathologiques’ mais bien d’un cadre focalisé sur la promotion de la santé. Cette méthode permet aussi de placer l’enfant dans une position saine et positive plutôt que dans la position de ‘celui qui crée des problèmes’. Travailler à un entourage résilient Mais comment accroître la résilience d’un mineur en exil? Lors de supervisions avec des intervenants, nous avons réfléchi à des moyens de renforcer la résilience chez un mineur en exil. Il nous est apparu que deux étapes étaient nécessaires dans ce processus. – D’abord nous avons appris aux intervenants à ‘photographier’ la résilience actuelle de l’enfant. Ce n’est pas nécessairement facile à déterminer. Comment voir s’il se sent accepté sans réserve dans son nouvel environnement? Peut-il relativiser sa situation actuelle ou la perçoit-il plutôt comme sans issue? A-t-il l’impression qu’il peut apporter quelque chose à ses camarades ou se voit-il plutôt comme une charge pour eux? 241 C U LT U R E E T S O C I E T E – Ce n’est qu’après avoir quelque peu éclairci ces questions, et d’autres encore, que nous avons cherché, dans une deuxième étape, les moyens d’accroître la résilience présente chez ces enfants. Pour cela, nous sommes une nouvelle fois partis des instruments dont disposent les intervenants. Comment faire sentir à un enfant qu’il est inconditionnellement bienvenu? Comment donner un sens à son exil? Comment lui faire comprendre qu’il représente quelque chose pour ses camarades de classe? Notre quête de moyens permettant de renforcer la résilience de mineurs en exil se poursuit. En collaboration avec les intervenants qui travaillent avec des enfants en exil, nous nous efforçons sans cesse d’élaborer de nouvelles méthodes visant à accroître leur résilience. L’accompagnement de nos intervenants s’avère ainsi plus que jamais un programme préventif. Il s’étendra d’ailleurs bientôt aux intervenants qui travaillent avec des adultes en exil. La résilience n’est en effet pas une donnée statique mais quelque chose qui évolue tout au long de la vie. Travailler à la résilience de chaque mineur en exil plutôt que se focaliser sur ses dysfonctionnements permet à chaque enfant de se défaire de l’étiquette d’enfant à problèmes. Cela donne aussi aux intervenants la possibilité, à partir de leurs connaissances et de leurs aptitudes, de contribuer à l’accueil d’un enfant qui a quelque chose à offrir. RÉFÉRENCE: ‘Kinderen met een tweede huid’ Stefaan Plysier, Garant, 2003 C O N TA C T S : Stefaan Plysier, asbl InDomo Tél: 02.219.94.41 et 0485.49.34.50 E-mail: [email protected] www.indomo.be 242 Chapitre Sensibiliser les médias à une couverture respectueuse des questions de santé mentale :: Introduction: Des médias libres mais responsables Flip Voets, Raad voor de Journalistiek (Conseil du Journalisme) :: Filmer des sujets en relation avec la santé mentale, une tâche délicate qui relève du défi Dominique BURGE, RTBF :: ‘Niet te vroeg’, le plan de communication de crise du Psychiatrisch Centrum Bethanië Lutgart Van Dongen, Psychiatrisch Centrum Bethanië, Zoersel :: Drôle d’histoire dans une école providentielle pour certains ... cauchemardesque pour d’autres Eliane de Rosen :: Un Prix des Médias pour un reportage ‘responsable’ sur le sujet du suicide Nico De Fauw , Karl Andriessen, Werkgroep Verder 9.3 1 Des médias libres mais responsables FLIP VOETS SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL ET MÉDIATEUR DU RAAD VOOR DE JOURNALISTIEK (CONSEIL DU JOURNALISME) Les médias font-ils du tort à la santé mentale? Ou peuvent-ils au contraire contribuer au bien-être de la population? Il n’est pas simple de répondre à ces questions. Les médias sont par définition tellement ‘actuels’ que tout débat à propos de leur fonctionnement et de leurs conséquences risque toujours d’être dominé par le dernier scandale venu. Le débat risque alors de se focaliser sur un incident précis et le fonctionnement plus fondamental des médias dans la société passe alors à l’arrière-plan. Ces derniers temps, on consacre indubitablement plus d’attention aux éventuelles conséquences nocives de certaines formes d’information ou de certains programmes télévisés controversés. Songeons aux polémiques suscitées par des cas de non-respect de la vie privée par la presse, ou par le lancement d’un nouveau ‘reality-show’. Les Pays-Bas, par exemple, ont réagi avec beaucoup d’émoi à la diffusion par une chaîne commerciale d’une série de reportages sur des quartiers à problèmes, reportages qui ont provoqué des bagarres dans les quartiers concernés. Dans un environnement commercial, les médias stimulent en effet ce type de réactions, car cela leur permet de capter encore davantage l’attention, autrement dit de faire grimper l’audimat ou d’augmenter les tirages. Et il est évident que l’on franchit à cet effet, de plus en plus souvent, les frontières du bon goût. Mais cela ne veut pas dire que les médias en tant que tels sont nocifs ; ce devrait en fait être le contraire. Nous avons besoin d’information Anthropologues et historiens ont montré que de tous temps et dans toutes les cultures, les hommes ont partagé un même besoin d’information. Jadis, tribus et peuplades faisaient appel à des éclaireurs qui étaient envoyés à l’autre bout de la colline, au-delà de la rivière ou à travers la forêt. Ils étaient chargés de se faire une idée de ce qui s’y passait et d’en rendre compte le plus exactement et le plus rapidement possible. Les hommes ont besoin de savoir ce qui se passe à l’extérieur de leur champ visuel direct. Les informations que nous obtenons d’événements que nous n’avons pas vécus nous donnent un sentiment de sécurité, de contrôle et de confiance. Sans ces informations, nous ne pourrions tout simplement pas fonctionner. Une des premières choses que nous faisons lorsque nous rencontrons des connaissances, 244 CHAPITRE 9.3 c’est échanger des nouvelles. Nous choisissons nos amis et jugeons les gens en fonction de leur manière de réagir à l’information. Si nous ne recevons plus aucune information de l’extérieur, nous ressentons un sentiment de malaise. Nous avons en effet besoin d’informations pour définir notre position, pour être en mesure de distinguer l’ami de l’ennemi et pour organiser notre vie. Démocratie, liberté d’expression et santé mentale Dans la complexité de la société contemporaine, les informations dont nous avons tellement besoin nous sont procurées en premier lieu par les médias. Ils jouent un rôle crucial, surtout dans une démocratie, où chacun est supposé prendre part à la politique, au moins de manière représentative. Ce n’est que dans le libre échange d’idées qu’une démocratie peut fonctionner convenablement. Pour pouvoir remplir leur rôle, les médias doivent être libres. La liberté d’expression, tout comme la liberté de la presse qui en découle, constitue un des fondements de notre société. Elle est ancrée non seulement dans notre Constitution, mais aussi dans la Convention européenne des Droits de l’Homme. La Cour européenne des Droits de l’Homme a d’ailleurs abordé cette liberté maintes fois dans sa jurisprudence et lui a donné une interprétation large. D’après la Cour, la liberté n’a pas seulement trait aux ‘informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi à celles qui heurtent, choquent ou inquiètent: ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique’. La liberté d’expression et la liberté de la presse doivent donc être pris dans le sens le plus large possible. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’elles sont illimitées. Tout comme les autres libertés fondamentales, elles sont circonscrites par d’autres droits et intérêts de tiers. La Convention européenne des Droits de l’Homme énumère d’ailleurs aussi les conditions auxquelles la liberté d’expression doit s’exercer. L’ingérence des autorités est possible – mais uniquement possible – si elle est prévue par la loi, si elle est nécessaire dans une société démocratique et si elle s’impose dans l’intérêt d’une valeur fondamentale telle que la protection de l’ordre public ou la prévention de faits punissables. Ces conditions sont sévères, et la Cour européenne des Droits de l’Homme a déjà rappelé plusieurs pays à l’ordre, dont la Belgique, parce qu’ils avaient foulé aux pieds la liberté de la presse. Même si, comme le disait Winston Churchill, la démocratie n’est pas la forme de société la plus parfaite, elle est quand même la moins mauvaise. Peut-on en déduire que la démocratie est ce qu’il y a de mieux pour la santé mentale? Il n’existe probablement pas de lien direct de cause à effet entre démocratie et santé mentale. Après la chute du mur de Berlin, les pays de l’ancien Bloc de l’Est se sont tous transformés rapidement en démocraties, qui fonctionnent plus ou moins bien. Cette évolution s’est accompagnée pour beaucoup d’une augmentation de l’insécurité, du chômage, de l’alcoolisme et de la dépression. Dans nos pays occidentaux aussi, la presse fait quotidiennement état du grand nombre de gens confrontés à des problèmes psychiques. Mais dans une démocratie, au moins, ces phénomènes sont visibles. Ils sont décrits dans la presse et peuvent donner lieu à des débats de société. Les décideurs politiques peuvent être interpellés à ce sujet et être amenés à prendre des mesures politiques. Auparavant, ce n’était pas le cas en Europe de l’Est, ou en tout cas beaucoup moins. Souvenons-nous qu’après la chute de Ceausescu en Roumanie, on a découvert des situations intolérables dans les orphelinats et les 245 C U LT U R E E T S O C I E T E centres pour patients psychiquement perturbés, situations qui avaient été dissimulées pendant des années. Ces dernières années, l’attention à la situation juridique des victimes s’est considérablement améliorée dans notre pays. Cela n’a été possible qu’à la suite de l’énorme médiatisation des problèmes impliquant les familles d’enfants disparus dans les années 90. Des médias responsables Une démocratie est donc le meilleur cadre qui soit pour pouvoir offrir de bons soins de santé mentale. Et une presse libre est essentielle pour la démocratie, mais à une condition: elle doit également prendre ses responsabilités vis-à-vis de la société. La liberté ne peut être illimitée, elle doit s’exercer dans la pleine conscience du rôle social que joue la presse dans la société actuelle. Elle doit dévoiler des faits, procurer des informations sur le contexte de ces faits et permettre aux différentes opinions qui existent dans notre société de s’exprimer. Etant donné que l’ingérence politique est en principe exclue chez nous, cette responsabilité repose dans une large mesure sur les épaules de la presse elle-même. Ce n’est pas tant le droit, promulgué par les pouvoirs publics, mais la déontologie, adoptée par les journalistes eux-mêmes, qui devra veiller à la qualité de l’information. Ces dernières années, l’intérêt pour la déontologie journalistique a considérablement augmenté, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du monde de la presse. Jamais on n’a autant écrit et publié à ce sujet. Cette évolution est sans conteste liée à des dérapages et à des maladresses journalistiques, mais aussi à une attitude de plus en plus critique du public. En Flandre, cet intérêt accru a conduit en 2002 à la création d’un Conseil du Journalisme, où siègent des journalistes, des représentants des éditeurs et sociétés de presse, et des membres externes. Le conseil traite surtout des infractions à la déontologie. Mais il souhaite aussi, par le biais de ses jugements, devenir un forum permettant d’éclairer cette éthique professionnelle et de la développer.1 Les règles de bon journalisme existent évidemment depuis bien plus longtemps. En Belgique, journalistes et rédactions reconnaissent deux textes fondamentaux. Le premier est la Déclaration internationale des droits et devoirs du journaliste 2, ratifiée en 1971 lors d’un congrès à Munich, le deuxième est le Code belge des principes journalistiques2, de 1982. A côté de cela, la plupart des rédactions ont aussi leurs conventions déontologiques internes. Tous les codes déontologiques partagent les mêmes grands principes, destinés à garantir une information crédible. On y demande entre autres qu’un journaliste collecte ses informations sans entraves, mais aussi de manière honnête, qu’il respecte ses sources et leur garantisse la confidentialité si nécessaire, qu’il diffuse des informations correctes et rectifie des informations erronées, qu’il respecte la vie privée. Il s’agit évidemment de règles de base, qui sont détaillées dans des conventions concrètes et qui servent de fil conducteur dans la pratique. Dans cette pratique, il faudra souvent choisir entre l’importance fondamentale de la liberté de la presse dans une démocratie d’une part, et d’autres intérêts d’autre part, comme l’intérêt de la santé mentale. Quelques exemples d’initiatives en faveur de la déontologie Depuis toujours, les médias s’intéressent beaucoup à ce qui ne va pas dans la société. Les bonnes nouvelles n’ont aucun intérêt pour eux ; c’est peut-être cynique mais c’est la vérité. La presse 246 CHAPITRE 9.3 remplit un rôle de chien de garde. La corruption et les situations intolérables doivent remonter à la surface si l’on ne veut pas qu’elles continuent à se répandre et à détériorer davantage le tissu social. Cela requiert de la presse une grande attention: on court en effet toujours le risque que des gens et des organisations soient mis en cause à tort, ou que des informations sensationnelles donnent lieu à des problèmes inattendus. Les journalistes affectés aux affaires de justice et de criminalité en sont bien conscients. Ces dernières années, tant chez nous qu’à l’étranger, des personnes ont subi des ‘lynchages médiatiques’ alors qu’elles étaient innocentes. Se rend-on suffisamment compte des dégâts que provoquent de telles informations, non seulement chez les personnes directement concernées, mais aussi dans leur entourage? Et si, comme le montrent de nombreuses études scientifiques, notre population est traversée par des sentiments de peur et d’insécurité, c’est bien parce que l’abondante information diffusée à ce sujet laisse des traces indélébiles. Ce n’est évidemment pas une raison pour dissimuler les côtés obscurs de la société. Il importe toutefois de rappeler les règles déontologiques d’application aux informations de ce type. Le Conseil du journalisme a d’ailleurs pris quelques initiatives en la matière ces dernières années. Peu après sa création, le conseil a été confronté à plusieurs questions et plaintes concernant des informations relatives aux victimes de catastrophes, d’accidents et d’actes criminels. Conséquence de la concurrence croissante, journalistes et cameramen vont toujours plus loin dans leur quête d’images ou de témoignages émotionnels lors d’événements choquants. C’est la raison pour laquelle le Conseil a promulgué en 2003 une Directive sur les relations de la presse avec les victimes. La directive recommande à la presse de faire preuve de réserve lors de la publication des noms et coordonnées, lors de la diffusion de photos ou d’images de victimes. Dans sa quête d’informations, la presse ne peut pas non plus exercer de pression inopportune sur les victimes ou leur entourage. Enfin, elle est priée de couvrir les manifestations intimes, familiales ou funèbres avec respect, en tenant compte des souhaits des intéressés. Ces principes ont été rappelés aux journalistes par le biais d’un dépliant, disponible aussi pour le grand public. De cette façon, les victimes et leur entourage peuvent aussi apprendre à connaître leurs droits vis-à-vis de la presse. En 2004, le Conseil du journalisme s’est également impliqué dans une initiative de prévention du suicide. La Belgique connaît un des taux de suicides les plus élevés en Europe occidentale. Cette donnée ne peut pas laisser les médias insensibles. En collaboration avec l’association des journalistes, et avec l’apport de quelques spécialistes, un dépliant a été diffusé parmi les journalistes avec des Recommandations relatives à l’information sur le suicide. On y attire l’attention sur deux enjeux auxquels les médias sont confrontés. En premier lieu, on essayera, quelle que soit l’importance du fait rapporté, de respecter la vie privée. Pas seulement la vie privée de la personne suicidée, mais aussi celle de ses proches. En deuxième lieu, la presse tiendra compte aussi du risque possible de ‘contagion’. On la prie de ne pas évoquer la méthode utilisée pour le suicide, et de toujours resituer l’événement dans son contexte. Le dépliant a été traduit en français quelques mois plus tard par les services de la province de Liège. Une troisième initiative a consisté en l’édition, en 2004 également, d’une brochure contenant des Conseils pour les journalistes amenés à informer sur la maladie mentale: Tips voor journalisten in verband met de berichtgeving over psychisch ziek zijn. Cette publication est elle aussi le fruit d’une collaboration entre l’association des journalistes et des représentants du secteur concerné. La brochure contient surtout des informations concrètes et accessibles sur différents troubles et maladies, dans le but d’éviter tout stéréotypage et stigmatisation dans l’information. 247 C U LT U R E E T S O C I E T E Ces initiatives restent évidemment limitées, et le terrain de la maladie mentale est bien plus vaste. Mais d’autres initiatives sont en cours. Elles prouvent que les journalistes sont bel et bien conscients de leur responsabilité sociale. Une presse qui assume ses responsabilités sociales tient compte des effets secondaires, parfois nocifs, de certaines informations, et essaie de les éviter. Pour cela, il faut prendre connaissance de la déontologie journalistique et la respecter. Les journalistes travaillent de nos jours sous la pression du temps et la concurrence entre les médias fait rage. Dans pareil climat, il est indispensable de le leur rappeler. RÉFÉRENCES 1. Un conseil de déontologie journalistique est également en cours de constitution du côté francophone, mais cela prend du temps…. 2. Ces deux textes peuvent être téléchargés sur le site de l’Association des Journalistes Professionnels (AJP): www.agjpb.be C O N TA C T S : Flip Voets, Secretaris-generaal Raad voor de Journalistiek IPC, Résidence Palace, bloc C, 3217, rue de la Loi 155, 1040 Bruxelles Tél: 02 230 27 17 E-mail: [email protected] 248 Filmer des sujets en relation avec la santé mentale, une tâche délicate qui relève du défi DOMINIQUE BURGE, JOURNALISTE RTBF Depuis plus de 25 ans, je pratique le reportage/témoignage d’abord en presse écrite, ensuite en radio, et actuellement en télévision. Ces changements de média sont liés aux opportunités de la vie professionnelle, mais ce sont aussi de nouveaux défis journalistiques qui s’imposent inconsciemment. Les sujets traités concernent le plus souvent la sphère médico-psycho-sociale. Cette approche journalistique ne tient que par la qualité des personnes interviewées. Et la difficulté du travail réside dans la recherche du ‘Témoin’ qui, par son histoire singulière, doit être représentatif du sujet abordé (les parents ‘désenfantés’, les jeunes délinquants, les mamans adolescentes...). Depuis quelques années, la récolte de témoignages visuels est de plus en plus laborieuse, voire décourageante. Pourtant la télé nous abreuve de ‘reality shows’. Des gens acceptent d’épancher leur vie intime et sexuelle sur le petit écran, et d’autres s’en abreuvent avec délectation ou ironie. Mais quand nous voulons aborder une problématique médico-psycho-sociale, c’est le parcours du combattant pour convaincre les personnes concernées de s’exprimer devant la caméra. Cela tient probablement à la manière dont nous recrutons les intervenants. Les animateurs ‘d’info divertissante’ lancent des appels à témoins et recueillent bien souvent des personnalités de type exhibitionniste. Par contre, dans le reportage/témoignage, nous devons être sûrs que le témoin choisi s’inscrit bien dans la problématique traitée (schizophrénie, troubles obsessionnels compulsifs, troubles de l’attachement...). Nous travaillons donc en étroite collaboration avec les thérapeutes, et dans un deuxième temps avec les groupes d’entraide. Cette rigueur ne nous facilite pas la tâche. Le personnel soignant, et essentiellement la famille ‘psy’, se méfient, à juste titre, des médias. Ils craignent que notre intervention ne mette en péril l’alliance qu’ils ont tissée avec leurs patients, que nous ne détricotions le chemin parcouru par leurs malades, que nous n’emmêlions les fils de leur histoire, difficilement dénoués. Ils les protègent, ne leur laissant pas souvent l’occasion de s’exprimer eux-mêmes sur le bien fondé ou non de participer à une séquence télévisée. Lorsqu’ils transmettent à leurs patients notre demande de témoignage, les professionnels de la santé font souvent passer leurs propres craintes et angoisses à travers leurs propos. Quand nous expliquons notre démarche directement aux témoins potentiels, nous parvenons plus facilement à les convaincre, et surtout à les rassurer. Je repense à cet adolescent mutique qui séjour- 249 C U LT U R E E T S O C I E T E nait dans un hôpital psychiatrique. Personne n’avait imaginé lui proposer de s’exprimer. J’étais occupée à interviewer un de ses copains de chambre sur son parcours institutionnel, lorsqu’il est venu s’installer devant la caméra et s’est mis à ‘vider son sac’. Après coup, il s’est refermé et a suggéré à ses thérapeutes de regarder la cassette. Passer à la télé peut parfois dénouer des histoires mais ce n’est pas anodin, cela laisse des traces. Après diffusion d’un sujet, je suis chaque fois tracassée, angoissée à l’idée d’avoir pu nuire à ceux et celles qui ont courageusement et généreusement dévoilé un coin de leur vie. Pour quelques témoins qui se manifestent et nous remercient du respect avec lequel nous avons travaillé, beaucoup d’autres ne se manifestent pas. Alors des questions restent encore en suspens aujourd’hui. Cette séquence leur a-t-elle porté préjudice dans leur vie personnelle, professionnelle, relationnelle? Nous avons tout mis en oeuvre pour ne pas déformer leurs propos mais peut-être avons-nous capté des mots, des gestes, des réactions qui les ont dépassés, dans lesquels ils ne se reconnaissent pas? Nous recueillons des morceaux de vie à un moment précis, les gens changent, évoluent et la télévision les fige dans une situation déjà dépassée. A la demande d’organisateurs d’un colloque sur la santé mentale, j’ai un jour repris contact avec des témoins pour évaluer l’impact de leur passage sur antenne. Je repense à cette dame qui avait accepté d’intervenir devant un public de professionnels pour dire combien la publicité de son histoire de dépression avait secoué, remué toute sa famille. Témoigner, c’est aussi pouvoir gérer l’après-diffusion. D’où l’intérêt de collaborer avec des équipes thérapeutiques qui peuvent retravailler, avec leurs patients, les émotions ravivées par la diffusion du témoignage. Face à la résistance croissante des professionnels, devons-nous arrêter de filmer des sujets sur la santé mentale? Dans les moments de découragement, je me dis ‘stop!‘, changeons de centre d’intérêt. Et puis je pense au courrier suscité par ces émissions, à l’impact positif de ces témoignages sur les téléspectateurs. Chose curieuse, ces professionnels si réticents nous demandent bien souvent copie des émissions pour les visionner avec leurs étudiants ou leurs nouveaux patients… Parler des problèmes liés à la santé mentale sans s’appuyer sur des cas vécus n’a pas le même impact dans le paysage audiovisuel actuel. Les gens ont besoin qu’on leur raconte des histoires pour s’attacher ensuite à un contenu plus théorique. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut lever les tabous et pourtant, plus que jamais, on nous propose des témoignages anonymes (visages masqués, de dos, voix transformée). Alors je m’interroge: est-ce par souci du respect de la vie privée, du droit à l’image? Ou est-ce pour protéger l’individu contre une société qui devient paradoxalement de moins en moins tolérante, de plus en plus stigmatisante? Faisons-nous un pas en arrière dans l’acceptation de la différence pour que les gens se sentent obligés de cacher les aspérités de leur vie? Il m’arrive de visionner des documents sur la santé mentale réalisés dans les années septante et de jalouser la liberté d’expression de mes collègues d’alors. Et pourtant aujourd’hui, un autre défi s’impose à nous: médecine et éthique (les manipulations génétiques, les décisions de fin de vie...). Mais faut-il aborder dans des reportages/témoignages télévisés ces sujets tabous, subtils, nuancés? Et quelle sera la collaboration des équipes médicales? 250 CHAPITRE 9.3 C O N TA C T S : Dominique Burge, RTBF, Bd Reyers 1044 Bruxelles E-mail: [email protected] 251 ‘Niet te vroeg’, le plan de communication de crise du Psychiatrisch Centrum Bethanië LUTGART VAN DONGEN, MEMBRE DE LA DIRECTION ET COORDINATRICE QUALITÉ DU PSYCHIATRISCH CENTRUM BETHANIË, ZOERSEL Une crise est toujours possible dans un centre psychiatrique. Nous qualifions de crise tout ce qui provoque de sérieux remous, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, par exemple un incident incontrôlable ou un problème existant qui s’ébruite dans les médias avant qu’on ait pu lui trouver une solution. La crise peut prendre diverses formes ; les points vulnérables ne manquent pas dans un centre psychiatrique: – un émoi causé par des patients trafiquants de stupéfiants, ou par un suicide ‘spectaculaire’, – une grave agression envers un membre du personnel, – une erreur médicale qui a d’importantes conséquences, – une intoxication alimentaire,… A cela s’ajoutent de nombreuses autres possibilités de crises, tout aussi susceptibles de survenir dans d’autres secteurs professionnels, comme un incendie ou une pollution grave. Réfléchir quand il en est encore temps On ne peut jamais exclure l’éventualité d’une crise, mais l’élaboration d’un plan de communication de crise incite à réfléchir préventivement et à passer calmement en revue ce qu’il y a lieu de faire en cas de ‘catastrophes’. Au Psychiatrisch Centrum Bethanië Zoersel, nous avons rédigé un tel plan, en utilisant la même méthode que pour nos autres procédures: nous avons défini l’objectif, les responsabilités et les compétences, et décrit la méthode dans un diagramme de flux. Tout le monde peut consulter ce plan sur l’intranet. Des ‘fiches d’action’ comportant des conseils utiles sont également à la disposition de l’équipe de communication de crise ; elles rappellent comment procéder durant et après la crise. La gestion professionnelle d’une crise comprend un volet ‘communication’ très important. Cette communication concerne en premier lieu les victimes et leur famille, les collaborateurs internes mais aussi les médias. Il est malheureusement déjà arrivé que la communication avec la presse connaisse de sérieux ratés. Les ‘faits’ font alors la une des journaux et les journalistes interprétent la réalité de telle manière que l’image de la psychiatrie en prend un sérieux coup. Parfois des personnes directement concernées ne sont pas informées à temps et apprennent la nouvelle dans les médias. 252 CHAPITRE 9.3 Dans la confusion qui suit immédiatement l’incident, le plan de communication de crise peut contribuer à ce que la communication se déroule le plus professionnellement possible. Grâce à la mise au point du plan de communication de crise, nous avons pu examiner les points critiques suivants: – Toutes les parties internes concernées ont-elles été informées de ce qui s’est produit? Quelqu’un a-t-il pris contact avec la famille? Les collaborateurs ont-ils été mis au courant? – L’équipe de communication de crise est-elle en place et a-t-elle réuni toutes les informations pertinentes auprès des experts et des personnes directement concernées? – Les tâches ont-elles été réparties? Qui collecte les faits? Qui rédige des explications? Qui est le mieux placé pour recevoir la presse écrite et parlée? Qui suit le compte-rendu de l’événement? – Quel contenu donner au premier message? – Quelles mesures ont été prises pour maîtriser la crise? – A quelles questions gênantes des médias doit-on s’attendre? Bref, le plan de communication de crise nous rend plus vigilants à d’éventuelles questions pouvant se poser en cas de crise et permet d’éviter des réactions de panique. En cas de crise, les médias exercent une forte pression sur les organisations, risquant ainsi de distraire la direction de sa véritable tâche, qui consiste à maîtriser et à résoudre la crise proprement dite. L’équipe de communication de crise doit donc s’arranger pour fournir au plus vite quelques explications succinctes, de manière à réduire le risque de rumeurs incontrôlées. Cette équipe comprend toujours au moins un décideur, un responsable communication et relations publiques ainsi que les parties étroitement concernées. Que manque-t-il encore? Jusqu’à présent, le plan de communication de crise n’a pas encore été testé dans la pratique. Une simulation serait pourtant recommandée, vu la vitesse à laquelle la communication s’effectue. Le PC Bethanië compte 923 collaborateurs et l’expérience d’audits internes nous montre qu’il n’est pas évident d’amener chacun à appliquer une nouvelle procédure. Il faut pour cela s’entraîner et acquérir de l’expérience. Les membres de l’équipe de communication de crise doivent en tout cas avoir la possibilité de tester la procédure en période calme. Par ailleurs, nous savons que les journalistes doivent rassembler des informations en un minimum de temps, ce qui augmente le risque d’imprécision de leur côté. La presse, à l’affût du moindre événement pouvant faire l’actualité, passe très vite à l’action. A ce moment-là, le centre psychiatrique doit être en mesure de réagir adéquatement, rapidement et si possible de manière proactive. Nous devons encore soumettre le plan de communication de crise à des journalistes. Cette vérification peut nous apprendre quels points nous avons négligés. Une culture de communication ouverte Un tel plan n’arrive pas trop tôt. Dans notre secteur en général, mais également dans notre établissement, nous constatons une intensification de notre communication externe avec toutes sortes de partenaires. Nous cherchons même à établir des contacts avec les médias pour leur faire part de divers événements. Ce ne serait pas faire preuve d’ouverture que de n’être joignable qu’en cas de bonnes nouvelles! 253 C U LT U R E E T S O C I E T E En cas de crise, la relation avec les médias reste aujourd’hui un peu ambiguë; en voici diverses raisons: – les hôpitaux psychiatriques, en collaboration avec la Vereniging voor Geestelijke Gezondheid, s’efforcent depuis des années d’influencer favorablement l’image de la psychiatrie et de diffuser des informations correctes. Ces actions de sensibilisation visent à mettre en lumière tout ce qui souligne la normalité. La psychiatrie est en effet un thème délicat et les préjugés tenaces en la matière sont difficiles à éradiquer. En cas de crise, il y a beaucoup de chances que les médias, dans le choix d’images choquantes et de titres spectaculaires, se rabattent sur des images stéréotypées et caricaturales, du moins, c’est ce que nous craignons. Notre réputation est donc en jeu. – communiquer, c’est aussi gérer l’émotion. Les reporters et les journalistes font des efforts effrénés pour donner directement la parole aux patients. Particulièrement dans le contexte d’un hôpital psychiatrique, le secret professionnel et la protection de la vie privée ne sont pas des propos en l’air, mais des concepts professionnels essentiels. Des personnes en état de vulnérabilité peuvent être disposées à dévoiler des histoires intimes qu’elles-mêmes ou leur famille regretteront amèrement par après. Les hôpitaux ne peuvent pas non plus informer des personnes extérieures de la présence de telle ou telle personne dans leur établissement. Les journalistes comprennent généralement bien la préoccupation des directions d’hôpital, mais il arrive quand même qu’ils essaient via toutes sortes de voies d’accéder à l’une ou l’autre information. De notre côté, nous espérons que le code de déontologie journalistique préserve les reporters du sensationnalisme et les incite à l’indispensable discrétion dans l’intérêt et le respect des victimes et de l’opinion publique. Nous privilégions généralement une explication circonspecte et nuancée, ce qui est naturellement moins photogénique! En établissant de bonnes relations avec les médias, nous recherchons une compréhension mutuelle et espérons ainsi développer une communication saine nous permettant de gérer le mieux possible une crise inattendue. C O N TA C T S : Lutgart Van Dongen vzw Emmaüs, Psychiatrisch Centrum Bethanië Andreas Vesaliuslaan 39, 2980 Zoersel Tél: 03 380 30 11 E-mail: [email protected] 254 Drôle d’histoire dans une école providentielle pour certains ... cauchemardesque pour d’autres ELIANE DE ROSEN Un fait divers Dans une classe, un attentat à la pudeur ... un jeune dans un état modifié de conscience se déculotte devant une enseignante fraîchement arrivée. Très rapidement, des sanctions sévères sont prises ; l’affaire est réglée au sein de l’école. Mais, décalage et amalgame, l’affaire surgit dans la presse trois semaines plus tard, décontextualisée et déformée. Le plus vieux média du monde entre en scène et s’emballe: la rumeur ... le déculottage se transforme en viol. De l’école ... Il s’agit d’une école particulièrement exposée à toutes sortes de fantasmes et de représentations les plus folles, étant donné entre autres: – le public accueilli, composé d’une proportion importante d’enfants de migrants de condition modeste, aux origines ethniques diverses, une population socio-économico-culturellement fragilisée, stigmatisée ; des jeunes au parcours scolaire chaotique, tissé d’échecs, – l’implantation géographique dans un contexte urbain où les fractures sociales se donnent le plus à voir, – la place emblématique occupée dans l’offre scolaire par ce type d’établissement qui, en luttant contre les exclusions, était mis au défi de ne pas abdiquer l’obligation de scolariser tout en mettant en question les modalités pour le faire. Une école qui, dans sa volonté d’instituer du ‘grandir’, ne renonce pas à travailler et à se battre pour amener le politique à s’engager à donner des moyens substantiels et à créer des conditions structurelles nécessaires à ce travail. Une école pétrie de contradictions avec des adultes, des jeunes qui souffrent d’être là, avec d’autres heureux d’y être malgré des difficultés multiples, car du sens s’y crée. En filigrane: des réussites et des échecs, de la reproduction et de l’inédit, du découragement et de l’enthousiasme, de la ruse aussi ... 255 C U LT U R E E T S O C I E T E Les façons de faire des médias ... – des coups de fil en privé pour glaner le plus d’informations possible ou des rendez-vous à peine secrets avec des professeurs fragilisés ; – une camionnette de la télévision stationnée à deux pas de l’école, qui filme à l’arraché des étudiants hébétés qui tentent tant bien que mal de cacher leur visage ; – des journalistes qui incitent des jeunes désoeuvrés du quartier à escalader les grilles de l’école pour montrer comment ils s’y introduisent ; – plantés dans la cour de récréation, une journaliste et son cameraman qui filme, au-delà du respect du lieu, en se réclamant du bon droit et du sacro-saint devoir d’informer. Ils seront finalement éconduits ; – des photos d’enseignants qui paraissent à la Une sans accord préalable ; – des articles de presse, des émissions de télévision qui dramatisent, déforment, amplifient les faits ; des démentis discrets, des droits de réponse qui ne font pas le poids ; – des photos d’archives pour illustrer notre actualité ; – de trop rares articles engagés, nuancés, mais noyés dans cette mise au pilori ; – une surenchère, un déchaînement d’autant plus terrible qu’inattendu. Quelques considérations: Quand faire de l’audience et accrocher l’attention blasée du public, coûte que coûte, devient une fin en soi, Quand on fait porter à l’école le fardeau de tous les maux et qu’elle est sommée d’apporter, pêle-mêle des réponses à la ville, à l’emploi, aux désordres familiaux, à la santé, etc , Quand se protéger des abus d’une certaine presse qui dérape sans états d’âme devient urgent, il importe de se rappeler que: – la liberté de presse et son corollaire, le droit du public à l’information, restent indispensables dans le contrôle de la démocratie. Mais l’exercice de cette liberté comporte des devoirs et des responsabilités à l’égard, particulièrement, de la jeunesse qui a besoin pour se construire et assumer demain la place qui est la sienne, d’un environnement sécurisant, d’un minimum de protection ; – des médias ne peuvent impunément stigmatiser toute une collectivité, bafouer la dignité, la réputation d’individus qui obstinément refusent l’exclusion comme solution en matière d’éducation. Dans ce domaine, le travail des uns ne peut malmener le travail des autres sous peine de sacrifier ces futurs adultes ; – en tant qu’agents de socialisation, émetteurs d’opinions, porteurs de jugements, les médias ont à s’interroger sur leur rôle de formateur et sur l’usage éthique du pouvoir qu’ils détiennent. Ils ne peuvent se soustraire à des règles de déontologie, d’où l’importance de l’existence de mécanismes de régulation, d’évaluation. Des effets ... Une surmédiatisation qui submerge comme une vague déferlante les usagers, leur famille, les acteurs scolaires. L’onde de choc, telle un rouleau compresseur, va détruire l’équilibre fragile d’adultes et de jeunes, et va en vulnérabiliser d’autres. Certaines personnes découvriront à cette occasion des ressources pour contrecarrer, résister, rebondir, se forger une identité sociale et personnelle fière. 256 CHAPITRE 9.3 On n’expose pas, on ne met pas en lumière de manière harcelante des humains sans qu’il n’y ait des dommages. Ainsi l’éveil d’un sentiment intense de honte qui tire vers le bas, de la honte d’être inacceptable, pas à la hauteur aux yeux d’autrui. Comment résister à la condamnation injuste d’une opinion publique profondément convaincue de la véracité de ce qu’elle a lu, entendu, vu? Comment résister à un quidam qui vous interpelle dans une grande de surface en tenant des propos dégoulinants de pitié? Comment se soustraire à la férocité ambiante, à la pression journalière des conversations dans les transports, les lieux publics où on se scandalise, pourfend, diabolise? Comment désamorcer la réelle inquiétude de ses proches? Comment ne pas succomber à ce matraquage et souffrir du décalage entre le vécu et l’image qu’on en donne? On ne choisit pas d’être bouc émissaire, support de projections, porteur d’ombres, captif d’un phénomène d’hystérisation. La frontière entre vie sociale, professionnelle et vie privée est abolie ; fantasmes et réalité s’entremêlent. L’intégrité corporelle, mentale est atteinte. Des symptômes de stress post traumatiques apparaissent: cauchemars, sidération, dépersonnalisation, somatisations multiples, perte de repères, dénégation, etc. Il faudra recourir à des spécialistes pour tenter de mettre du sens, sortir du chaos. Même si ce n’est pas tant le traumatisme en soi mais la façon de le vivre qui est déterminante dans l’expérience, personne n’en sortira indemne, et les traces, aujourd’hui, restent encore sensibles. Un travail patient et profond, fondé sur l’apprentissage de règles communes et de lois, sur la réinsertion scolaire, sur la reconstruction d’une image de soi fortement dévalorisée ... aura été très fortement mis à mal. Des pistes ... – – – – – – soutenir des médiations plutôt que de la médiatisation développer le bon usage d’experts former l’esprit critique des jeunes et donner des balises pour le décryptage des médias créer des espaces de paroles permanents pour les jeunes institutionnaliser des groupes d’analyse de pratiques pour les enseignants conseiller à l’enseignant le développement d’un travail personnel C O N TA C T S : Eliane de Rosen E-mail: [email protected] 257 Un Prix des Médias pour un reportage ‘responsable’ sur le sujet du suicide NICO DE FAUW, LIC. EN PSYCHOLOGIE, PRÉSIDENT WERKGROEP VERDER KARL ANDRIESSEN, ASSISTANT SOCIAL, RESPONSABLE P.R. WERKGROEP VERDER Le Werkgroep Verder, Nabestaanden na zelfdoding1 milite en faveur d’une information sur le suicide alliant responsabilité en matière de prévention et respect des proches d’une personne suicidée. C’est à cet effet que le groupe Verder a créé un Prix des Médias. Ce prix doit être resitué dans un contexte plus vaste de collaboration avec les médias. Depuis plusieurs années, le groupe Verder dispose à l’intention de la presse d’une liste de plus de quarante personnes, proches d’un suicidé, qui s’engagent à rencontrer les journalistes qui en font la demande. On peut s’inscrire sur cette liste via le site Internet du Werkgroep Verder. Les partenaires du Werkgroep Verder ont également convenu de canaliser toutes les questions des journalistes vers le bureau de l’association, qui fait ainsi office d’intermédiaire entre les proches et le journaliste concerné. Ceci d’une part, pour pouvoir rapidement répondre aux journalistes et d’autre part, pour protéger les droits des proches. Il est aussi prévu, par exemple, que les proches et le Werkgroep Verder puissent lire l’article ou voir le reportage avant sa publication ou sa diffusion. Nous nous efforçons à chaque fois de mentionner les coordonnées des services d’aide concernés. Une politique de prévention du suicide Cette politique médiatique est extrêmement importante pour notre groupe. Les médias audiovisuels peuvent en effet jouer un rôle considérable dans la prévention du suicide. Certaines formes de communication sur le suicide ont un impact sur le seuil de passage à l’acte chez des personnes suicidaires. C’est le cas de représentations sensationnelles, simplistes ou romancées. On remarque que la diminution d’informations de ce genre entraîne une baisse du nombre de suicides. A côté de cela, une information irrespectueuse ou sensationnelle peut constituer pour beaucoup de proches une confrontation douloureuse, que l’on pourrait éviter. Diverses organisations de premier plan, telles que l’Organisation mondiale de la Santé2, les Samaritans3 et l’American Association of Suicidology4 ont rédigé des directives similaires. Elles préconisent entre autres de ne pas présenter le suicide de manière simpliste ou sensationnelle, de ne pas mentionner la méthode de suicide utilisée et de ne pas montrer de photos ou d’images du lieu du suicide. Il est recommandé, en revanche, de signaler que le suicide résulte d’une accumulation de différents problèmes, qu’il est souvent lié à des difficultés psychiques et qu’il existe des services d’aide spécialisés en la matière. Il convient d’indiquer les coordonnées de services 258 CHAPITRE 9.3 d’aide où une personne suicidaire peut s’adresser ou que des tiers peuvent contacter quand ils ont connaissance des intentions suicidaires d’une personne. Il importe en outre de mentionner des adresses à l’intention spécifique des proches. La réduction du nombre de suicides constitue une priorité pour le gouvernement flamand. La Ministre de la Santé veut mettre en œuvre un programme de ‘Prévention de la dépression et du suicide’ visant à diminuer le taux de suicides de 8% d’ici à 2010, par rapport à l’année 2000. L’une des stratégies préventives prévoit l’établissement d’un code de déontologie pour les médias. Une brochure5 contenant des recommandations sur le thème du suicide et de la presse a été rédigée par un groupe de travail composé de journalistes et autres experts. Le Prix des Médias Le Prix des Médias fait également partie de cette action. Son objectif est donc d’encourager une information correcte, réfléchie et respectueuse dans les médias sur le thème du suicide et des proches d’une personne suicidée. Cet encouragement peut motiver les journalistes à réfléchir à leur rôle dans le domaine de la prévention du suicide et à tenir compte des recommandations en matière d’information sur ce thème. Avant de créer cette distinction, le Werkgroep Verder avait déjà mené une action visant à confronter les journalistes et les rédactions aux informations irréfléchies parues dans leurs médias respectifs. Cette initiative s’était avérée infructueuse et risquait par ailleurs de perturber notre relation avec les médias. Ce que nous voulions absolument éviter car nous avons besoin des médias pour sensibiliser, annoncer nos activités et toucher des proches après un suicide. Qui peut être nominé pour ce Prix des Médias? Tous les journalistes et professionnels des médias qui ont attiré l’attention du public flamand sur le thème du suicide et des proches d’une manière correcte et constructive, quel que soit le média. Les candidats peuvent être proposés par tout citoyen, acteur du secteur de l’aide sociale, ou proche d’un suicidé, en prenant contact avec le président du jury. Le jury se compose de proches, d’experts dans le domaine de la prévention du suicide en Flandre et d’une délégation de journalistes. Le jury prend en considération les critères de sélection évoqués dans la brochure sus-mentionnée. Il décide en fonction des éléments suivants: – Il importe premièrement d’attirer l’attention sur la complexité des causes de suicide, le rôle des problèmes psychiques, et sur les conséquences pour les proches. Le suicide ne doit pas avoir été présenté de manière simpliste, sensationnelle ou romancée. Cela doit ressortir entre autres de l’usage des mots et des images, de l’emplacement dans la page, des photos choisies, etc. – En deuxième lieu, l’intimité du suicidé et de ses proches doit avoir été respectée. Les proches doivent avoir eu la possibilité de relire et de corriger éventuellement le texte ou le reportage auquel ils ont contribué avant qu’il ne soit publié ou diffusé. – L’ensemble doit ensuite être replacé dans un cadre plus large: donner la parole au représentant d’un service d’aide et donner les coordonnées de services où les personnes suicidaires et les proches peuvent s’adresser. – Et enfin, un accueil doit avoir été prévu pour les proches de personnes suicidaires qui ont été interviewés. Le 20 novembre 2004, à l’occasion de la 3e Journée des Proches6, le prix a été décerné pour 259 C U LT U R E E T S O C I E T E la première fois. Parmi les différentes nominations, la journaliste Veerle Beel a été sélectionnée pour son interview de Sara Van Boxtael et pour l’article qui a paru par la suite dans le journal De Standaard du 13 mars 2004. Le prix sera décerné chaque année à l’occasion de la Journée des Proches. Nous espérons de la sorte améliorer l’image véhiculée par le thème du suicide, susciter de l’attention pour les proches d’un suicidé et agir dans le domaine de la prévention du suicide, en collaboration avec les médias. RÉFÉRENCES: 1. http://www.werkgroepverder.be 2. http://www.who.int/mental_health/media/en/426.pdf 3. http://www.samaritans.org/know/media_guide.shtm 4. http://www.afsp.org/education/recommendations/5/1.htm 5. http://www.wvc.vlaanderen.be/gezondheidsconferentie/zelfdoding_pers.pdf 6. voir article du même auteur dans le chapitre « Davantage d’implication de la famille dans la prise en charge » C O N TA C T S : Werkgroep Verder p/a CGG PassAnt vzw Beertsestraat 21 - 1500 Halle Tél: 02 361 21 28 - Fax: 02 361 77 17 E-mail: [email protected] www.werkgroepverder.be 260 Chapitre Défense sociale et emprisonnement :: Introduction: Détenus, internés et autres ‘clients judiciaires’ Joris Casselman, K.U.Leuven :: Mon parcours en défense sociale Témoignage d’une personne internée :: Un projet-pilote pour patients à moyen risque à l’UPC St.-Kamillus à Bierbeek Rudy Verelst, UPC St. Kamillus - Bierbeek :: Délinquance et psychiatrie juvénile. Dirk Deboutte, ZiekenhuisNetwerk Antwerpen, Universiteit Antwerpen :: Drogue(s), prison et santé mentale. Josette Bogaert, Romain Bosmans, Catherine Poivre, C.A.P.- I.T.I., Bruxelles :: Maintenir le lien A. Adhami, S. El Fawaz, M. Vancappellen, A. Jodogne, V. Gonay, Asbl Relais Enfants-Parents 10.1 1 Détenus, internés et autres ‘clients judiciaires’ PROF. em. JORIS CASSELMAN, K.U.LEUVEN PRÉSIDENT DE LA VLAAMSE VERENIGING VOOR GEESTELIJKE GEZONDHEID Les détenus et les internés constituent des sous-groupes importants d’un groupe beaucoup plus vaste de ‘clients judiciaires’ des services de santé mentale. Dans cet article, nous expliquerons tout d’abord ce que l’on entend par ‘clients judiciaires’ dans le secteur des soins de santé mentale. Nous aborderons ensuite trois sous-groupes de clients judiciaires: les détenus ayant des problèmes psychiques, les internés qui séjournent en prison et les mineurs placés dans un établissement fermé. Les clients judiciaires dans les soins de santé mentale Les clients judiciaires sont des clients présentant des problèmes psychiques qui sont ou ont été en contact avec la justice (avec la police et/ou un tribunal et/ou une prison). De plus en plus de clients judiciaires sont, sous certaines conditions, renvoyés aux services de santé mentale. L’administration pénale adresse de nombreux suspects et criminels aux services de santé mentale en se basant sur des statuts judiciaires très différents (tels que la libération conditionnelle après détention ou internement, la probation, la médiation pénale, l’injonction thérapeutique). Un nombre croissant de victimes d’actes criminels y sont également renvoyées, sans oublier les clients judiciaires envoyés par des instances non pénales telles que le juge de la jeunesse, les Services d’Aide à la Jeunesse (pour les mineurs) et le juge de paix (en cas d’hospitalisation forcée de patients psychiatriques). Ces clients judiciaires peuvent présenter toute la gamme des problèmes psychiques, légers, moyens ou sérieux (angoisses, dépressions, psychoses, problèmes d’alcool ou de toxicomanie, problèmes sexuels, troubles de la personnalité et troubles comportementaux chez les handicapés mentaux, etc.). Il est urgent d’accorder de l’attention à ces clients judiciaires afin d’éviter qu’ils ne se retrouvent assis entre deux chaises. En effet, d’une part ils sont orientés, sous certaines conditions, vers le secteur des soins de santé mentale par l’administration judiciaire, mais d’autre part, ce même secteur adopte à l’égard de cette orientation une attitude récalcitrante étant donné son caractère contraignant. Les thérapeutes sont généralement d’avis que seule une aide souhaitée de plein gré peut porter ses fruits. De nombreux clients font toutefois appel à eux sous la pression d’un compagnon, d’un employeur ou d’un médecin. Il n’est pas rare en effet d’éprouver de fortes résistances à admettre qu’on a des problèmes psychiques et à accepter la nécessité d’une aide officielle. Le stigmate lié à des problèmes psychiques est et reste fort tenace. Y ajouter une 262 CHAPITRE 10.1 pression judiciaire est considéré par la plupart des thérapeutes comme le pas à ne pas franchir, de sorte qu’une telle requête est pratiquement considérée comme une contre-indication quasi absolue. Lorsqu’ils reçoivent des clients judiciaires, les thérapeutes sont en outre non seulement confrontés à des clients souvent peu motivés mais aussi à d’autres problèmes. Par exemple, l’administration judiciaire et les services de santé mentale poursuivent des objectifs très différents ; le secret professionnel pose régulièrement problème lors d’échanges d’informations ; les droits des clients ne sont souvent pas suffisamment respectés. Heureusement, un nombre croissant de thérapeutes acquièrent une expérience de ces prises en charge particulières. Ils introduisent des stratégies de motivation avant de commencer un traitement classique, par exemple ; ils respectent systématiquement le secret professionnel et les droits des clients, et ils orientent leur intervention de manière à limiter les dégâts lorsqu’il n’est pas possible de viser des objectifs thérapeutiques plus ambitieux. Les détenus ayant des problèmes psychiques Par détenus, nous entendons naturellement des condamnés adultes qui séjournent en prison mais également des suspects adultes en détention préventive. Bon nombre de points abordés ici s’appliquent aussi au séjour dans d’autres établissements fermés, pour les demandeurs d’asile et les mineurs par exemple. Le milieu carcéral est et reste un environnement psychique malsain pour les détenus et le personnel. Nous allons d’abord éclairer ce constat avant d’aborder quelques sous-groupes particulièrement vulnérables. La détention, autrement dit la privation de liberté, dans des prisons surpeuplées, entraîne chez la plupart des détenus davantage de dommages psychiques que ce que les services psychosociaux pénitentiaires ne peuvent gérer. Les détenus sont isolés de leur réseau relationnel, ils deviennent passifs et dépendants car la prison prend en charge de nombreuses responsabilités personnelles de la vie quotidienne. Le système de communication compliqué dans lequel fonctionnent les détenus (et le personnel) crée un équilibre précaire où les maillons les plus faibles souffrent le plus. Il faut toutefois constater que certains détenus apprécient le fait d’avoir un toit, de recevoir régulièrement à manger, d’avoir leur journée structurée et d’échapper à une tension parfois insupportable hors de la prison. Certains délinquants professionnels poursuivent même leurs activités illégales au sein de la prison et recrutent de futurs collaborateurs parmi leurs codétenus. Mais la plupart des détenus sont soumis à un stress quasi constant à cause de l’isolement, de la surpopulation, du manque d’occupations, de l’ennui, de l’absence de perspectives et d’une atmosphère de méfiance vis-à-vis du personnel. Les possibilités d’accueil psychosocial sont extrêmement limitées dans l’enceinte de la prison. En outre, pour arriver à un encadrement psychosocial de qualité, plusieurs conditions sont requises: il faut pouvoir établir une relation de confiance solide, compter sur un réseau relationnel et solliciter au maximum la responsabilité personnelle. Des conditions difficilement réalisables dans un environnement carcéral où l’ordre et la sécurité sont prioritaires. Les membres du personnel sont eux aussi soumis à un stress permanent qui pèse davantage sur certains que sur d’autres. Il existe un groupe vulnérable d’agents, composé de ceux qui subissent des formes extrêmes de stress (menaces sérieuses, comportements violents, prises d’otages, etc.). Le personnel peut garder des séquelles à long terme (parfois à vie) de certaines crises graves. L’absence pour cause de maladie, l’incapacité définitive de travail et même le comportement 263 LA JUSTICE ET LE DROIT suicidaire sont beaucoup plus courants chez le personnel carcéral que chez des travailleurs de la plupart des autres secteurs. Parmi les résidants d’une prison, certains groupes vulnérables de détenus courent un très grand risque de voir leur santé psychique se détériorer suite à leur incarcération. Nous pensons d’abord évidemment à ceux qui présentent déjà des problèmes psychiques graves lors de leur arrivée en prison. Ce groupe est en nette augmentation. Les auteurs d’une étude publiée en 2000 sur la prévalence de problèmes psychiques graves dans les prisons d’une série de pays européens arrivent à la conclusion suivante. Près de 5% de la population carcérale présente un trouble psychotique, près de 25% un trouble de l’humeur ou un état anxieux et plus de 40% un problème lié à la consommation d’alcool et/ou d’autres drogues. Un nombre considérable de détenus présente une combinaison de différents troubles (que l’on appelle comorbidité). Tout le monde sait que le sous-groupe des suspects en détention préventive est particulièrement vulnérable aux problèmes psychiques comme l’indique entre autres le nombre de tentatives de suicide et de suicides effectifs ainsi que d’autres formes d’automutilation. Le groupe le plus vulnérable en prison est évidemment le groupe des internés qui restent privés d’un renvoi vers un établissement de soins. Nous leur consacrons tout un paragraphe ci-après. A côté des possibilités limitées d’accueil des SPS (services psychosociaux) au sein des prisons, on peut parfois faire appel à un encadrement externe, comme à un Centre de Santé mentale. Cela se limite toutefois à une thérapie de groupe sporadique pour les toxicomanes ou à un cours écrit pour les auteurs de délits sexuels dans le but de les motiver à suivre un traitement ultérieur. Si l’on n’augmente pas rapidement le soutien psychosocial des détenus, de gros problèmes pourraient survenir dans un futur proche. Les internés séjournant en prison Conformément à la loi du 1er juillet 1964 sur l’internement, un interné est quelqu’un que le juge déclare irresponsable pour un crime commis. Cette loi n’a toutefois jamais été entièrement appliquée. Les autorités n’ont pas fondé, comme le préconise la loi, des établissements spécialisés adéquats hors des prisons. Il en résulte qu’aujourd’hui, en Flandre, un interné sur trois séjourne en prison. Nous constatons en outre que les prisons sont surpeuplées depuis pas mal de temps. L’accueil dégradant de ce groupe d’internés qui séjournent en prison est depuis des années fréquemment fustigé par tous les acteurs concernés. Dans la partie francophone du pays, la situation est plus favorable car il y a moins d’internés en prison. Le ministère de la Justice subventionne (avec la Région wallonne) deux hôpitaux (à Tournai et à Mons) pour l’accueil des internés. De plus, l’établissement pénitentiaire de Paifve a été entièrement aménagé pour accueillir des internés. Cela n’empêche évidemment pas que les internés de la partie francophone du pays pourraient être encore mieux encadrés après une réforme du système d’internement. Dans cet article, nous nous concentrons principalement sur la situation en Flandre, et uniquement sur les internés qui séjournent en prison. Depuis la parution en 1999 du ‘Rapport final de la Commission Internement en révision de la loi du 1er juillet 1964’, les autorités ont pris quelques initiatives louables, mais clairement insuffisantes, et qui sont en outre mises en œuvre avec une 264 CHAPITRE 10.1 lenteur exaspérante. Deux voies ont été suivies. Premièrement, deux propositions de loi visant la réforme du système d’internement ont été rédigées et attendent d’être débattues en commissions. Deuxièmement, les autorités n’ont heureusement pas attendu l’entrée en vigueur de cette nouvelle loi pour développer une offre de soins spécifiques destinés aux internés. Les ministères de la Santé publique et de la Justice (malheureusement chacun de leur côté) ont ainsi octroyé des subventions supplémentaires à trois projets pilotes dans les hôpitaux psychiatriques flamands de Rekem, Bierbeek et Zelzate. Il s’agit d’unités de psychiatrie médico-légale pour ce que l’on appelle le groupe des internés à moyen risque, dont fait partie la majorité des internés séjournant encore en prison. Ce groupe à moyen risque comprend les internés susceptibles de suivre un traitement et une resocialisation moyennant un cadre adéquat (tant sur le plan de l’infrastructure que sur celui de l’effectif en personnel). Ce groupe cible est estimé à quelque 300 à 350 internés. Les unités psychiatriques légales actuelles disposent de seulement 118 lits. Un autre sous-groupe d’internés, qui séjournent aussi en prison, est le groupe à haut risque, que l’on estime à 150. Les questions de sécurité rendent actuellement impossible leur internement dans un hôpital psychiatrique ou dans l’un des projets pilotes destinés au groupe à moyen risque. Le groupe à faible risque comprend des internés qui ne séjournent actuellement pas en prison (à savoir deux tiers de tous les internés en Flandre). Ces internés devraient pouvoir être accueillis au sein de structures régulières de soins de santé mentale, résidentielles ou ambulatoires, ce qui se heurte souvent à beaucoup de résistance. Voici maintenant quelques réflexions critiques concernant la situation actuelle. Tout d’abord, les projets pilotes actuels d’unités psychiatriques légales dans les hôpitaux psychiatriques doivent être poursuivis et développés. Il importe également de disposer de plus de places afin de pouvoir prendre en charge de façon différenciée les diverses problématiques présentes (problèmes psychotiques, handicapés mentaux, auteurs de délits sexuels, problèmes d’alcool et toxicomanie ainsi que troubles de la personnalité). Deuxièmement, pour le groupe à haut risque, les unités de psychiatrie légale doivent être plus sécurisées qu’elles ne le sont actuellement. Ces internés ne doivent pas être abandonnés à leur sort dans une prison normale ; ils nécessitent un accueil psychiatrique adéquat dans des unités psychiatriques encore à créer, de préférence en dehors d’un établissement pénitencier, dans la perspective de les faire passer dans le groupe ‘moyen’ après une période de traitement intensif. Troisièmement, l’accueil des internés du groupe à faible risque exige également un suivi attentif. Si certains hôpitaux psychiatriques reçoivent des moyens supplémentaires leur permettant de prévoir un traitement spécialisé pour les internés, d’autres hôpitaux psychiatriques de la même région risquent de ne plus vouloir accepter d’internés du tout alors qu’ils y étaient disposés par le passé. On court donc le risque que des internés du groupe à faible risque disposent de moins de places et/ou viennent occuper certaines des places à moyen risque nouvellement créées, au détriment des clients de ce groupe. Quatrièmement, nous continuons à plaider pour un véritable partenariat entre les différentes autorités compétentes (Justice, Santé publique, Affaires sociales et Bien-être) au sein duquel chacun serait prêt à mettre à disposition une partie des moyens supplémentaires nécessaires. Une note cadre telle que la note politique fédérale concernant la problématique de la drogue (et son exécution) serait en fait très utile pour réorganiser l’accueil des clients judiciaires en général et des internés en particulier. Cinquièmement, il est important que le statut juridique des internés soit suffisamment 265 LA JUSTICE ET LE DROIT garanti. On fait ici une distinction entre le statut juridique externe et le statut juridique interne. Le statut juridique externe fait référence au statut juridique relatif à l’accès et à la fin définitive du statut d’interné. Le statut juridique interne représente le statut juridique de l’interné au cours du traitement sous le statut d’interné. Les mineurs dans des établissements fermés Enfin, nous abordons encore brièvement un problème d’actualité particulièrement complexe, celui des mineurs séjournant dans des établissements fermés. Les autorités ont compris depuis plusieurs années déjà qu’il fallait trouver d’urgence, en concertation avec les instances fédérales et les instances communautaires compétentes, une alternative commune au manque de places d’accueil résidentiel pour les jeunes ayant commis un délit très grave. Alors que cette alternative aurait déjà dû être mise en œuvre avec les dispositions légales nécessaires, on a soudainement découvert qu’un nombre considérable de jeunes n’avaient pas leur place dans les établissements fermés existants. On a alors souhaité transférer ces jeunes, surtout ceux ayant des problèmes psychiatriques et les toxicomanes, vers la psychiatrie juvénile et l’aide aux toxicomanes. Mais d’une part, il n’y a plus de places disponibles pour eux, et d’autre part, on ne s’est pas assez concentré par le passé sur ces deux secteurs spécialisés pour investir suffisamment dans l’accueil de clients judiciaires mineurs. Ce n’est ni plus ni moins qu’un exemple classique de politique de crise à court terme. Ce qui a suivi ensuite, la célèbre ‘Everberg Story’ (crispations politiques à propos du centre fédéral fermé pour mineurs délinquants), ne peut certainement pas être considéré comme une réussite. Il est depuis longtemps nécessaire d’élaborer d’urgence une politique préventive à long terme de meilleure qualité pour les jeunes à problèmes. Ce type de politique préventive ne doit pas se concentrer uniquement sur (un groupe en somme assez limité) des jeunes extrêmement problématiques. Une politique de ce type doit prendre en compte les jeunes en tant que groupe démographique important dans son ensemble. Si l’on continue à négliger la prévention et l’aide aux jeunes, les autorités se retrouveront encore régulièrement confrontées à des situations de crises explosives (éventuellement bien plus nombreuses). Le passage de la minorité à la majorité, pour les jeunes en général et pour les jeunes à problèmes en particulier, présente d’importantes lacunes dans la continuité pourtant tant recommandée des soins. Conclusion Les services de santé mentale sont confrontés à un nombre croissant de clients judiciaires, adultes ou mineurs. Nous nous sommes principalement concentrés sur les détenus et les internés qui séjournent encore en prison, ainsi que sur les mineurs qui séjournent dans des établissements fermés. Une série d’autres clients judiciaires feront l’objet d’un autre article de cette publication. Il est urgent d’accorder une plus grande attention à ces clients judiciaires afin qu’ils ne se retrouvent pas assis entre deux chaises, à savoir d’une part l’administration judiciaire et d’autre part les services de santé mentale. Ne pas multiplier les possibilités d’accueil appropriées revient à accorder insuffisamment d’attention à une bombe à retardement dont le dispositif de mise à feu est déjà en route. 266 CHAPITRE 10.1 RÉFÉRENCES – Blaauw, E., Roesch R., Kerkhof, A., Mental disorders in European prison systems. Arrangements for mentally disordered prisoners in the prison system of 13 European countries, International Journal of Law and Psychiatry, 2000 (23), 5-6, 649-663. – Casselman, J., Cosyns, P., Goethals, J., Vandenbroucke, M., De Doncker, D., Dillen, C., Internering. Leuven, Apel- – Casselman, J., Gevangenis als ongezond psychisch leefmilieu. In: Dupont, L., Hutsebaut, F. (eds.), Herstelrecht doorn, Garant, 1997. tussen toekomst en verleden. Liber Amicorum Tony Peters. Samenleving Criminaliteit & Strafrechtspleging nr. 22. Leuven, Universitaire Pers Leuven, 2001, 99-114. – Casselman, J., Hulpverlening onder druk. Gerechtscliënten in de geestelijke gezondheidszorg. Mechelen, Kluwer, – Casselman, J., Recente ontwikkelingen in verband met de opvang van geïnterneerden in Vlaanderen. In: Van 2002. Daele, D., Van Welzenis, I. (red.), Actuele thema’s uit het strafrecht en de criminologie. Samenleving, Criminaliteit en Strafrechtspleging Nr. 26, Leuven, Universitaire Pers Leuven, 2004, 77-88. – De Vuysere, S., Casselman, J., Vervaeke, G., De geïnterneerdenpopulatie van Vlaanderen: enkele cijfers, Panopti- – De Vuysere, S., de interneringsmaatregel in 2004: VVGG Persontmoeting 01 april 2004, Panopticon, 2004 (25), 4, – De forensisch-psychiatrische patiënt in Vlaanderen. Tussen twee stoelen: zorg en justitie. con, 2003 (24), 6, 599-604. 60-62. C O N TA C T S : Prof. em. Joris Casselman, Koning Leopold III laan 14, 3001 Heverlee E-mail: [email protected] 267 Mon parcours en Défense sociale TÉMOIGNAGE En guise de préambule, je voudrais dire que je suis interné depuis 1995, et que je dépends de la Commission de Défense sociale de Bruxelles. Je n’ai pas de sang sur les mains, et je n’ai jamais commis de délit grave (faux et usage de faux, fausses ordonnances). En 1995, tout allait plus vite. La 4è section de l’annexe à Forest, où je me trouvais, était ‘portes ouvertes’, mais aujourd’hui la Commission sur les internés est très minutieuse, ce qui fait que l’annexe psychiatrique de la prison est fortement surpeuplée. En effet, depuis les affaires de ces dernières années, et notamment les enfants disparus, le tribunal interne de plus en plus de dossiers ‘mœurs’. Résultat: nous sommes internés à 3 par cellule, dans des cellules déjà trop petites pour y être à deux. Mon parcours Interné en 1995, je suis resté peu de temps à l’annexe psychiatrique de Forest, et j’ai été envoyé à l’établissement de défense sociale de Tournai. Le lendemain de mon arrivée là-bas, je pouvais travailler comme servant. Très vite j’ai été placé en pavillon de réinsertion. Passant tous les six mois devant la commission, j’ai obtenu dès la première comparution de pouvoir sortir seul, des sorties tous les jours à la deuxième, et à la troisième, une libération à l’essai. Je suis resté libre pendant dix ans: j’ai travaillé dans des hôpitaux pendant 3 ans, à la poste pendant 3 ans, et dans une école pendant un an et demi. Mais cela n’y changera rien. Avec tout ce qui s’est passé, ce qu’on a pu lire dans les journaux, les récidives et tout ça, les commissions ont eu peur des mauvaises surprises. Maintenant, pour le moindre non-respect des conditions, on est réintégré. J’ai eu deux réintégrations en quelques mois, suivies d’une libération à l’essai à mon domicile, mais pour la troisième réintégration (celle-ci), je devrai, avant de pouvoir retourner chez moi, être d’abord libéré dans un hôpital psychiatrique. Je suis donc en attente d’aller à Titeca. Ce que je pense de la commission de défense sociale Personne ne pensera comme moi, mais pour moi la commission de défense sociale représente 268 CHAPITRE 10.1 une grande famille que je connais depuis 11 ans. Une formidable Assistante Sociale extérieure qui s’appelle …. , avec l’aide d’une assistante sociale intérieure, a remis ma mutuelle en ordre en trois jours! D’ailleurs, la dernière fois que je l’ai vu, le Président m’a dit d’un ton un peu désolé mais sincère que tout le personnel s’occuperait de moi. Je lui dois beaucoup parce que la décision de la commission a été celle-ci: placement à Paifve, mais avec la possibilité d’entrer dans un hôpital correspondant à ma pathologie, ou de faire la location d’un autre appartement, car mon propriétaire et les autres locataires ne voulaient plus de moi à cause de mes trois réintégrations à l’annexe. Ils ont pris peur de moi. Mr le Président est comme un père, Madame la Procureur comme une mère, puisque je n’ai plus de famille. Les directrices et les assistantes sociales sont comme des marraines. Le paradoxe de la défense sociale, c’est qu’elle peut vous garder un jour comme à vie, et cela est très bien pour ceux qui ont violé ou tué des enfants de moins de 12 ans, et même des adultes. Un petit reproche à toutes les commissions Malgré les affaires graves dont on a beaucoup parlé dans la presse, j’aimerais que Messieurs et Mesdames les Procureurs du Roi acceptent de recevoir les internés dans leurs bureaux pour voir que, si c’est un cas comme moi, il ne faut pas directement l’envoyer en prison parce qu’il a seulement oublié d’aller voir son assistante sociale de probation. Les avocats A part Maître…., très peu d’avocats connaissent bien la défense sociale. Ils ne viennent pas voir leurs clients puisqu’ils ont été jugés comme ‘fous’ au tribunal ; ils viennent seulement la veille de leur passage devant la commission. Cela crée des pressions terribles. En guise de conclusion J’ai été chouchouté ici à l’annexe psychiatrique. J’y ai connu le paradis en 1995, mais tout ça est bien fini! Histoire de comparer: nous étions un ou deux par cellule, avec les portes ouvertes toute la journée et la possibilité discuter tous ensemble autour d’une table en cellule. Maintenant, on est à trois par cellule, ce n’est ni propre, ni convenable, et pour les trois, il n’y a rien à faire. L’adjudant et les chefs me disent toujours qu’il n’y a rien à faire. Il faut se faire à l’idée qu’il y a une longue attente avant de pouvoir aller en établissement de défense sociale (Tournai ou Paifve), que l’on attend d’être stabilisés et que beaucoup pètent régulièrement les plombs. Il y a des tensions et ce n’est pas facile ni pour moi, ni pour les autres, ni pour les agents pénitentiaires. Il y a beaucoup d’insultes qui sont proférées à l’encontre du personnel (…) et quand les autres me demandent comment je peux continuer à supporter cela tout le temps, je leur réponds que moi je prends la pilule du bonheur, alias Prozac. Remerciements à Mme Isabelle Etienne, Assistante sociale au Service de Réinsertion sociale de Bruxelles. 269 Un projet-pilote pour patients à moyen risque à l’UPC St.-Kamillus à Bierbeek DR. RUDY VERELST CHEF DU SERVICE DE PSYCHIATRIE LÉGALE, UPC ST. KAMILLUS - BIERBEEK, CONSULTANT PSYCHIATRIE LÉGALE, UZ-LEUVEN. Les soins aux patients relevant de la psychiatrie légale ont longtemps présenté d’importantes lacunes. Concrètement, cela signifie que de nombreux patients psychiatriques qui avaient commis un délit se retrouvaient internés dans des unités thérapeutiques inappropriées. Malgré l’absence des financements nécessaires, plusieurs initiatives ont cependant vu le jour ces dernières années, dont des modules thérapeutiques spécifiquement élaborés pour ce groupe cible dans plusieurs hôpitaux psychiatriques flamands. Ainsi, des programmes thérapeutiques résidentiels pour délinquants sexuels ont été mis en place dans trois hôpitaux, et quelques autres, comme l’UPC St.-Kamillus à Bierbeek et l’OPZ à Rekem, ont converti certains de leurs services en unités thérapeutiques spécifiques pour patients relevant de la psychiatrie légale, du type patients à ‘faible risque’. Trois nouveaux départements Le 1 juillet 2002, l’UPC St.-Kamillus à Bierbeek a ouvert une unité fermée d’observation et de traitement, l’unité de psychiatrie légale A (FPA: Forensische Psychiatrie A), dans le cadre d’une convention avec le SPF Justice concernant des projets pilotes pour le traitement d’internés à ‘moyen risque’. Cette unité, qui compte 19 lits, est destinée à accueillir des internés présentant une pathologie essentiellement psychotique. Les patients y sont accueillis sur base des critères suivants: il s’agit d’internés masculins, libres à l’essai, qui présentent essentiellement une pathologie psychotique, qui ont une connaissance minimale du néerlandais, qui présentent éventuellement certaines pathologies associées (trouble de la personnalité, assuétude…) et qui ont un QI suffisamment élevé pour leur permettre certains apprentissages. La nature et la gravité du délit ne constituent pas de critères d’exclusion. L’objectif du traitement est, dans un premier temps, d’arriver à poser un diagnostic clair et à répertorier les différentes problématiques du patient. On essaye ensuite, via un programme thérapeutique éclectique, d’améliorer son fonctionnement sur le plan social, cognitif, émotionnel et sociétal, en vue d’une réinsertion aussi optimale que possible dans la société. Par programme thérapeutique éclectique, nous voulons dire que le traitement recourt aux principes de la thérapie comportementale, de la thérapie psychodynamique, et de la thérapie systémique. Annexée à cette unité fermée d’observation et de traitement, une section ouverte de 15 lits 270 CHAPITRE 10.1 assure la poursuite du traitement. Celui-ci vise la réinsertion du patient dans la société, ou si cela s’avère impossible, son orientation vers une forme adaptée de soins, qui lui permet de bénéficier d’un maximum d’autonomie, tout en tenant compte de ses possibilités et limites individuelles, et qui assure également un risque minimal de récidives. Cette phase du programme s’appuie essentiellement sur les principes de la thérapie par le milieu, de la sociothérapie et de la réhabilitation psychiatrique; l’accent y est mis sur le développement des aptitudes nécessaires à la réinsertion dans le domaine du logement, du travail et des loisirs, sur le maintien d’une stabilité psychique et sur la stimulation de la compliance (fidélité à la thérapie), en particulier en ce qui concerne le traitement médicamenteux. Outre ces deux unités, créées dans le cadre de la convention avec le SPF Justice, l’UPC St.-Kamillus a également ouvert, le 20 octobre 2002 une nouvelle unité de psychiatrie légale (FPB), de 8 lits cette fois, dans le cadre d’une convention avec le SPF Santé publique, Sécurité de la Chaîne alimentaire et Environnement. Il s’agit d’un projet pilote portant sur l’Offre d’un traitement clinique intensif aux patients internés en vue de leur resocialisation optimale. Jusqu’à présent, cette unité s’adressait aussi aux internés psychotiques. Récemment, il a toutefois été décidé de consacrer cette unité au traitement de patients présentant des troubles de la personnalité. Quelques chiffres En mai 2005, ces deux projets avaient accueilli un total de 129 internés. 56 d’entre eux sont déjà sortis: 8 ont réintégré leur habitation personnelle, 3 ont trouvé une place dans une initiative d’Habitations Protégées,17 ont été envoyés dans un autre hôpital psychiatrique et 5 ont été transférés vers une autre unité de psychiatrie (ordinaire) de notre hôpital. Enfin, 16 ont été renvoyés vers un établissement de défense sociale, autrement dit en prison, et 7 se sont enfuis de l’UPC St.-Kamillus. La section ouverte (FPC) assure l’accompagnement des patients qui sont rentrés chez eux. Grâce à cette forme de suivi, le passage des soins résidentiels aux soins ambulatoires pour ce groupe cible peut être organisé en fonction des besoins individuels du patient. En ce qui concerne le profil des patients hospitalisés, leur âge moyen est d’environ 37 ans. Les délits commis, bien que cela ne constitue donc pas un critère d’exclusion, sont principalement le vol et le cambriolage, les coups et blessures et l’incendie volontaire; viennent ensuite les délits liés à la drogue. 6 % ont commis un meurtre ou un homicide. La durée moyenne de séjour s’élève actuellement à environ 420 jours. La plupart des patients ont déjà connu, avant leur hospitalisation dans une unité de psychiatrie légale de l’UPC St.-Kamillus à Bierbeek, une ou plusieurs hospitalisations dans d’autres établissements psychiatriques. D’autres défis sont encore à relever Outre la mise au point du programme thérapeutique, qui prévoit aussi le coaching et l’accompagnement du personnel, le principal défi consiste à développer le circuit de soins en psychiatrie légale de telle sorte que ces patients puissent retrouver leur place dans la société, au sein d’un environnement résidentiel adapté et avec le soutien thérapeutique et social nécessaire. En ce qui concerne l’UPC St.-Kamillus à Bierbeek, cela signifie dans un premier temps la création d’une unité thérapeutique légale de jour et la mise en place de partenariats fonctionnels avec 271 LA JUSTICE ET LE DROIT d’autres structures de la région. Les unités de psychiatrie légale doivent servir de point d’ancrage à l’élaboration d’une offre de soins de psychiatrie légale adaptée pour la région. Une autre mission importante consistera à vérifier scientifiquement la pertinence du programme thérapeutique proposé. L’évaluation des risques et la prévention des récidives constituent évidemment des éléments importants à cet égard. C O N TA C T S : Dr R. Verelst, UPC St. Kamillus, Krijkelberg 1, 3360 Bierbeek Tél: 016. 45.26.11 E-mail: [email protected] 272 Délinquance et psychiatrie juvénile. DIRK DEBOUTTE PROFESSEUR DE PSYCHIATRIE INFANTO-JUVÉNILE, UNIVERSITEIT ANTWERPEN, ZIEKENHUISNETWERK ANTWERPEN Diverses études réalisées dans les années nonante, en Belgique entre autres, ont montré que la fréquence des troubles psychiatriques est sept fois plus élevée parmi les jeunes délinquants que dans la population générale des mineurs d’âge (70% contre 10%). En outre, l’existence d’une maladie psychiatrique s’avère un facteur important de persistance du comportement délinquant. D’autre part, il ressort d’études réalisées par l’unité de recherche de psychiatrie infanto-juvénile de l’université d’Anvers que souvent ni le jeune lui-même, ni sa famille, ne sont conscients de l’existence d’un tel trouble, et que la question ne se pose pas non plus dans le cadre des procédures du tribunal de la jeunesse. En conséquence, il arrive fréquemment que des jeunes atteints de troubles psychiatriques graves atterrissent dans des institutions fermées, où ils n’ont pas accès à un traitement et à des soins adéquats. Enfin, il s’est avéré qu’au sein de l’offre (très restreinte) de soins psychiatriques infanto-juvéniles, il n’existait pas d’offre spécifique pour les jeunes délinquants présentant des troubles psychiatriques graves, ni en matière de diagnostic psychiatrique et d’avis à l’intention du juge de la jeunesse, ni en matière de traitement. Ces données, et le contexte toujours plus tendu en matière de délinquance juvénile, ont amené l’Universitair Centrum Kinder- en Jeugdpsychiatrie Antwerpen à considérer comme étant de son devoir de développer une offre pour ces jeunes généralement étiquetés de difficiles et dangereux, alors qu’en réalité ils sont désespérés et sans perspectives, tout comme, d’ailleurs, leurs parents avec qui leurs relations sont souvent difficiles. Avec le soutien financier du CPAS d’Anvers, entre autres, le centre universitaire a mis au point une offre comportant deux volets. Premièrement, un protocole d’évaluation psychiatrique interdisciplinaire du développement et du fonctionnement de jeunes délinquants a été mis au point, sur base des plus récentes tendances internationales en la matière. Ce protocole est conçu à l’intention, entre autres, des juges de la jeunesse. Sont évalués dans ce cadre non seulement la présence d’un trouble psychiatrique mais également le développement, le fonctionnement, les problèmes et les possibilités sur le plan social, émotionnel et didactique. On consacre aussi beaucoup d’attention au comportement délinquant et aux facteurs qui jouent un rôle tant dans l’apparition de ce comportement que dans son caractère répétitif. D’autre part, on s’attache dans le protocole à formuler, pour le juge de la jeunesse, des conseils concrets et réalisables en matière 273 LA JUSTICE ET LE DROIT de mesures, d’accompagnement et de traitement. L’utilité de cette offre, ainsi que ses lacunes, sont régulièrement évaluées avec les juges de la jeunesse anversois. Deuxièmement, le centre a également mis au point deux programmes de traitement. L’un à l’intention de jeunes faisant état de comportements antisociaux et agressifs, et l’autre à l’intention de jeunes qui ont dépassé les limites acceptables en matière de comportements sexuels. Des études ont montré en effet que les jeunes délinquants sexuels se différencient à plusieurs égards des délinquants ‘ordinaires’ et qu’ils nécessitent donc une autre approche. Les deux programmes poursuivent les objectifs suivants: – Traitement de l’affection existante; – Traitement, aide, coaching et accompagnement visant de meilleures relations avec les parents, la famille, les camarades ; – Traitement et formation axés essentiellement sur le comportement délinquant, afin d’éviter la récidive; – Traitement et accompagnement contextuel visant la réinsertion dans la famille, l’école et le groupe de jeunes du même âge. Les deux programmes consistent en un traitement individuel par un thérapeute de référence, combiné à divers modules de thérapie de groupe. Les parents y sont intensivement impliqués. Une évaluation scientifique systématique de l’efficacité a en outre été intégrée dans les deux programmes. Le programme destiné aux jeunes délinquants sexuels ne prévoit pas d’hospitalisation. Il est proposé sur base ambulatoire (si nécessaire avec des visites à la maison et à l’école). En revanche, le programme mis au point pour les jeunes délinquants présentant des comportementaux antisociaux débute toujours par une hospitalisation de six mois dans une unité spécifique de huit places au sein de la clinique psychiatrique infanto-juvénile. A partir du quatrième mois, après un traitement et une formation intensive, dont font partie l’école et l’apprentissage, le travail vise essentiellement la réinsertion. Il est exceptionnel de devoir prolonger la durée de l’hospitalisation. Après l’hospitalisation, le traitement individuel, associé à l’accompagnement contextuel, se poursuit pour une période maximale de six mois. Pour la suite des soins et du traitement, le jeune concerné (et ses parents) sont, si nécessaire, renvoyés après concertation à d’autres soignants (parfois au sein du circuit des soins pour adultes). Depuis 2002, les programmes sont financés par le biais du projet fédéral intitulé ‘Offre d’un traitement clinique intensif aux jeunes délinquants présentant des troubles psychiatriques’. Dans le cadre du même projet fédéral, le Centre Titeca à Bruxelles et l’Openbaar Psychiatrisch ziekenhuis de Geel ont également élaboré une offre de soins pour les jeunes délinquants présentant des troubles psychiatriques. Le projet fédéral impose une condition, à savoir que l’hospitalisation doit découler d’un diagnostic pédopsychiatrique, à la demande d’un juge de la jeunesse. Cependant, tous les jeunes qui présentent un comportement délinquant grave et un comportement antisocial n’aboutissent pas chez le juge de la jeunesse. De nombreux parents et aidants cherchent aussi de l’aide. Afin d’éviter l’effet pervers qui les oblige à s’adresser d’abord à la police et au juge de la jeunesse avant de pouvoir bénéficier d’une aide, le centre a ouvert une nouvelle unité à la mi 2005, sur ses propres deniers… 274 CHAPITRE 10.1 C O N TA C T S : Dirk Deboutte, hoogleraar kinder- en jeugdpsychiatrie, Universiteit Antwerpen, ZiekenhuisNetwerk Antwerpen E-mail: [email protected] 275 Drogue(s), prison et santé mentale. C.A.P.- I.T.I. JOSETTE BOGAERT, INFIRMIÈRE SOCIALE, ROMAIN BOSMANS, LICENCIÉ EN PSYCHOLOGIE, COORDINATEUR CAP-ITI, CATHERINE POIVRE, LICENCIÉE EN PSYCHOLOGIE. Début 80, le service de santé mentale Primavera, en collaboration avec la faculté de psychologie et de pédagogie de l’U.L.B., décide de mettre sur pied un travail de prévention et de consultations psychologiques dans les prisons de Saint-Gilles et Forest. Le projet s’appuie sur le constat d’une rapide et prévisible inflation de la population toxicomane dans les prisons. Informer D’emblée, il est apparu que ces toxicomanes, une fois incarcérés, étaient très demandeurs de soins mais que leurs connaissances en la matière étaient souvent incorrectes, vagues, imprécises, si pas inexistantes. Tous, ou presque, connaissaient ou avaient entendu parler d’un compagnon d’infortune qui s’était risqué à subir une cure dans un de ces centres ambulatoires ou ‘fermés’ et s’en était mal sorti. Mais très peu pouvaient préciser ce qu’on y offrait, ce qu’on y faisait, ni parfois même où ces centres ‘nichaient’. Dans les meilleurs des cas, un magistrat ou un policier les informait. Information souvent incomplète, mal perçue par l’intéressé qui y voyait, la plupart du temps, une manière de prolonger le contrôle judiciaire. Il semblait dès lors plus indiqué de distinguer ce travail informatif de la fonction judiciaire et de le faire réaliser par un personnel, et dans un cadre, prêtant moins à l’ambiguïté. L’objectif paraissait simple. Il l’est resté. Il s’agit de présenter à tous les toxicomanes entrant en prison une liste des lieux thérapeutiques qui leur sont destinés, de décrire ces lieux selon des critères objectifs, pratiques. Cette présentation se fait au moyen d’une brochure aide-mémoire remise lors d’un entretien individuel, au cours duquel on s’enquiert de la carrière toxicomaniaque et de la situation juridique et thérapeutique de chacun afin de permettre une première orientation. Entretiens psychologiques Ce travail d’information ne peut cependant négliger la dimension particulière du vécu carcéral subi par les toxicomanes. Car, outre la privation de liberté propre à toute détention, elle se double pour le toxicomane de la souffrance propre au manque. Manque du toxicomane auquel répond, comme en écho, le manque de moyens de l’administration pénitentiaire. Il s’ensuit une situation où, alors même que le toxicomane se trouve confronté plus qu’avant à lui-même, et 276 CHAPITRE 10.1 à sa souffrance, rien ne lui est présenté pour l’aider à examiner sa situation et lui permettre d’entamer éventuellement une psychothérapie durant sa détention. Et si, durant le temps de la détention préventive, une psychothérapie ne peut être sérieusement envisagée, qu’il lui soit au moins proposé une écoute propice à déclencher l’envie d’entamer un travail ultérieur. C’est pourquoi, lors de l’entretien d’information, l’assistante sociale mentionne aux détenus la possibilité de bénéficier, à leur demande, d’entretiens psychologiques. L’orientation donnée à ceux-ci est généralement l’éclaircissement d’un projet de désintoxication psychologique, l’invitation à une réflexion critique sur le mode de vie de l’intéressé, le soutien à ceux qui sont particulièrement anxieux ou dépressifs. Pour ce faire, un cadre de dialogue neutre est défini, c’est-à-dire que nous n’intervenons en aucun cas dans les conditions de détention ou dans le déroulement du processus judiciaire. Aide sociale et psychologique Actuellement, notre service offre une aide sociale et psychologique aux détenus et ex-détenus. D’autre part, nous proposons également une formation s’adressant aux intervenants en prison. Pour cela, nous nous basons sur notre connaissance du milieu carcéral afin de donner des pistes de réflexions aux nouveaux professionnels (assistants sociaux, psychologues, éducateurs,…) ainsi qu’aux visiteurs bénévoles qui, de manière proche ou plus éloignée, sont confrontés à une population ayant un vécu de la justice et en particulier de la prison. L’aide sociale comprend l’information, l’accompagnement, l’aide à la réhabilitation (celle-ci intervenant bien plus tard dans le parcours du justiciable). Au début, et du fait de la présence d’une seule assistante sociale, l’information était faite à la chaîne: les détenus recevaient les adresses de centres de cure et de postcure mais le travail social n’était pas envisageable. Au fil des années, l’équipe sociale s’est étoffée et une prise en charge plus variée a pris place. Il est flagrant que même si le problème de consommation est présent, voire incontournable, les effets secondaires et délétères de la détention (perte de revenus, de logement, d’emploi, de contacts avec les proches,…) prennent le pas sur celui-ci. L’assistant social se trouve face à quelqu’un en détresse morale et physique. Les demandes tiennent de la restauration d’un lien avec l’extérieur, du besoin de mobiliser un maximum les personnes rencontrées (que ce soit l’assistant social du service psychosocial, l’assistant social externe, l’avocat, …) afin de retrouver au plus tôt la liberté. Dans notre cas, étant totalement en dehors du domaine judiciaire, nous n’avons aucune influence sur celui-ci. Ce qui nous donne par moments un sentiment d’impuissance, mais garantit aussi notre liberté d’action. Actuellement, l’aide psychologique se fait de plus en plus sous la contrainte, que ce soit en prison ou lors de la libération. Les personnes que nous rencontrons sont en souffrance. Elles vivent des ruptures de liens avec la société en général (travail, école, soins de santé,…) et avec les personnes (conjoint, famille, amis,…). Les enjeux qui se jouent lors du parcours carcéral influencent fortement les préoccupations de la personne (la liberté, les conditions de détention,…). L’aide psychologique consiste en un accompagnement de soutien. Elle vise la réinsertion voire l’insertion et à tout le moins l’évitement du pire, la rupture totale. Rien n’est jamais acquis Les écueils rencontrés tiennent de la confrontation entre deux logiques apparemment opposées, celle du milieu sécuritaire de la prison et celle du secteur psychosocial, la seconde étant 277 LA JUSTICE ET LE DROIT vécue comme intrusive, voire hautement idéaliste, par la première. Des empêchements d’ordre organisationnel se sont présentés: difficulté d’obtenir des locaux à disposition, projets de travail refoulés pour des raisons de sécurité (dans certains cas, ces projets fonctionnaient depuis des années, sans poser de problèmes), dialogues de sourds,… La patience et l’opiniâtreté ont été de mise. La communication doit se renouer sans cesse, malgré toutes les lourdeurs que cela représente. La certitude que nous avons, après des années de travail en prison, est que rien n’y est définitif ni acquis. Il faut continuellement négocier et renégocier, même si un accord avait déjà été trouvé. L’existence d’une fédération telle que la FIDEX (fédération regroupant les services externes au milieu carcéral travaillant avec des détenus et des ex-détenus) permet d’avoir une position plus forte, puisqu’il s’agit alors de celle de tout un secteur et des institutions qui le composent, face aux instances judiciaires (prisons, ministère de la justice, maisons de justice, …). Malgré cela, il est indispensable de rester vigilants et prêts à réagir à ce qui nous apparaît comme inacceptable dans le traitement que l’Etat met en place pour les personnes, même si elles ont eu des comportements menant à la détention. Une de nos missions est la réinsertion, mais elle reste inaccessible sans intervention cohérente des pouvoirs publics. INFO C.A.P.- I.T.I. (Centre D’accueil Postpénitentiaire – Information aux Toxicomanes incarcérés) rencontre les détenu(e)s et ex-détenu(e)s usager(e)s de produits (alcool, drogue et/ou médicaments). C.A.P-I.T.I. est financé par la région de Bruxelles-Capitale depuis 1991. Ensuite, il a été agréé comme service actif en matière de toxicomanie. Il occupe actuellement 14 travailleurs dont 6 ACS (agents contractuels subventionnés). C O N TA C T S : CAP-ITI, avenue Albert 29, 1190 Bruxelles. Tél: 02 538 47 90 E-mail: [email protected] 278 Maintenir le lien A. ADHAMI, DIRECTEUR CLINIQUE ASBL RELAIS ENFANTS-PARENTS S. EL FAWAZ, CRIMINOLOGUE M. VANCAPPELLEN, A. JODOGNE, PSYCHOLOGUES V. GONAY, ASSISTANTE SOCIALE L’ASBL Relais Enfants-Parents (REP) a pour objectif de conserver à la personne détenue des liens familiaux avec ses enfants. Elle réalise ses objectifs au travers de 4 types d’actions: – La visite de l’enfant auprès du parent détenu – Les entretiens psychologiques familiaux et individuels du parent détenu et de la famille – Les groupes de parole des détenus parents au sein de la prison – La promotion des outils de prévention et de recherche concernant ce domaine Notre ASBL fête ses 10 ans. Son objectif premier est de maintenir la relation entre un enfant et son parent incarcéré. La santé psychique d’un enfant dépend de son évolution au sein de son environnement. Quand un drame frappe l’équilibre familial, tel qu’un passage à l’acte grave et répressible d’un ou (des) parent(s) provoquant son incarcération, l’enfant vit alors un cataclysme teinté d’incompréhension, un véritable traumatisme. Il doit faire face à une situation nouvelle, non préparée, et surtout vécue dans la douleur de la perte liée à la séparation. Souvent l’enfant est mis à l’écart de la vérité et de ce qui se passe pour son parent: ‘papa (ou maman) est parti en voyage... ‘. La santé mentale de l’enfant va dépendre de la manière dont il subit le secret ou la vérité, la séparation ou la rupture, l’intérêt de soutenir son parent ou de l’abandonner à son imaginaire. Bref, sa santé va dépendre de la façon dont il va être accompagné sur ce chemin. Santé mentale et prévention La prévention commence par la préparation du terrain et des professionnels qui y oeuvrent. Nos interventions depuis 10 ans au sein des prisons ont permis d’ouvrir les consciences au fait que les détenus (pour certains) sont aussi des parents et qu’il faut les maintenir dans leur réalité relationnelle. Nous pensons que ce travail aide à la transmission de réalités sculptées psychologiquement, qui valent mieux que les secrets et le déni. Le sourire rendu aux enfants, les larmes de joie des parents lors des rencontres régulières que nous soutenons, nous encouragent dans notre 279 LA JUSTICE ET LE DROIT approche, dont nous sommes persuadés qu’elle évite les maladies et souffrances liées aux mensonges et aux ruptures. Nous remarquons une diminution de l’agressivité des détenus, mais aussi des enfants, suite à la mise en place des visites enfants-parent(s) détenu(s). Santé mentale et lien Nous avons amélioré l’accueil des enfants au sein de la prison, en y amenant des jeux, du matériel de psychomotricité, du matériel de médiation, etc. Nous préparons l’espace de rencontre enfant-parent détenu, soutenons la rencontre et favorisons la parole. Nous accueillons la famille et proposons des entretiens pour mettre des mots sur la relation et le vécu émotionnel qui y sont liés. Nous pensons que le lien familial, à l’instar du lien social, est un excellent baromètre de la santé psychologique. Le parent est ainsi différencié de son acte ; il n’est plus réduit à son identité criminelle ou autre mais réhabilité comme parent pour lui-même, et adopté à nouveau par son enfant. Santé mentale et avenir Les enfants dont nous nous occupons sont les futurs hommes et femmes, citoyens et porteurs de l’avenir de notre société. La santé mentale collective va dépendre de la manière dont les actes transgressifs sont compris par la collectivité ; l’enjeu est donc essentiel. L’histoire psychique se transmet à notre insu d’une génération à l’autre. Si cette génération-ci veille à transmettre des mots, des liens, de l’apaisement, et de la protection, l’enfant - citoyen de demain - pourra grandir en posant un regard sain sur l’avenir. Histoire de Monsieur B. Monsieur B est incarcéré pour vol avec violence. Il a été condamné à une longue peine. C’est la seconde fois qu’il est incarcéré. Monsieur B a une fiancée, depuis bientôt quatre ans, qu’il a rencontré entre ses deux détentions et avec qui il n’a pu vivre que quatre mois. Elle était déjà maman d’une petite fille âgée d’un an, non reconnue par son père biologique. Fortement soutenu par notre service, Monsieur B. a entamé huit mois de procédure pour reconnaître la petite, que nous nommerons Mélina. Après plusieurs années, le couple a décidé d’avoir un autre enfant, une petite fille âgée aujourd’hui de 6 mois, que nous prénommerons Chloé. Malheureusement, Monsieur B. n’a pas eu le droit d’assister à la naissance de Chloé, ni même de lui rendre visite à la maternité. ‘A ceux qui pensent que c’est un choix égoïste et inconscient d’avoir un enfant quand un parent est incarcéré, je réponds que c’est un choix de couple, bien réfléchi et qui a donné un plus à notre relation, une envie de changer mon style de vie et une prise de conscience de mes responsabilités’. Après son incarcération, Monsieur B. espère pouvoir vivre et enfin profiter de la famille reconstituée. Il dit avoir fort changé durant sa détention ‘ je suis père de famille, je ne suis plus en révolution’. Nous avons rencontré Monsieur B pour la première fois en novembre 2002. Il désirait renouer le contact avec Mélina, et nous avons donc mis en place des visites et ce de façon très régulière. Très vite, il nous dira que les visites REP sont indispensables afin de ‘ briser le lien trop fusionnel entre l’enfant et sa mère’. Selon le couple, Mélina est heureuse et épanouie après une visite 280 CHAPITRE 10.1 avec son papa. Lors de nos entretiens, Monsieur nous dira se sentir également heureux et moins agressif après la visite de sa fille. Il dit que son état d’esprit est différent et que le reste lui devient plus supportable. Depuis la naissance de la seconde, nous avons également mis en place des visites individuelles que nous encadrons en présence de Madame. Monsieur dira que le fait que l’intervenante parle avec eux les met en confiance. Il explique que les visites accompagnées par REP sont plus familiales, plus intimes, qu’il sent sa famille réunie et que ce moment lui apporte beaucoup, alors que dans le contexte carcéral des visites traditionnelles, il se sent observé et a peur des interprétations des autres détenus et agents quant à un geste d’affection à son enfant. Concernant les autres détenus, il pense qu’aux visites REP, il y a moins de pression et de prise de tête entre eux:’On parle de nos enfants et on se vit comme pères et non comme détenus’. Il nous dira également trouver dans notre contact un lien plus humain, sans a priori par rapport au motif de l’incarcération. Il souligne que c’est un sentiment rare car le plus souvent, il se sent assimilé à ses faits délictueux. Quant au groupe de parole auquel il participe, il nous dira que cela le satisfait pleinement. Il raconte:’ j’ai fait un set de table pour Mélina, c’est le cadeau qu’elle a préféré, elle en parle encore maintenant et il est au-dessus de son lit. C’est moi qui l’ai fait’. Par contre, il pense que dans les cas de couple séparés, où la mère refuse d’amener l’enfant, notre service devrait faire un travail plus important avec ces dernières afin de leur faire prendre conscience que le maintien du lien est important. Il dira du Relais: ‘c’est la joie, le soleil!’ Témoignage de Madame S. Chef de quartier dans une prison pour femmes Madame S. est chef de quartier depuis 1993 ; elle a accepté de nous faire part de l’expérience acquise au contact du REP dont elle a pu mesurer au fil du temps la capacité à répondre aux attentes des mères détenues. Outre des conditions de travail souvent pénibles, Madame S. relate les difficultés d’ordre psychologique et humain auxquelles elle doit faire face pour asseoir durablement son autorité, garante de la sécurité de chacun au sein de la prison. Il arrive bien souvent que Madame S. doive répondre aux questions d’une mère ‘entrante’ dont les premières angoisses concernent l’attitude à adopter vis-à-vis de ses enfants: faut-il leur dire toute la vérité? les rencontrer en prison ou au contraire les tenir éloignés de la prison? A l’instar d’un service d’urgences, Madame S. est amenée à délivrer un premier conseil. Elle a souvent remarqué qu’une rupture brutale de contact était source de déséquilibre autant pour la mère que pour son enfant, et que cela avait également bien souvent pour effet d’augmenter l’agressivité de la mère détenue tant vis-à-vis des agents pénitenciaires que des autres détenues. Madame S. se dit alors soulagée de pouvoir nous passer le flambeau car elle estime que nous sommes une structure capable d’entendre et de soutenir les demandes des mères incarcérées auprès des familles, des services d’aide et de protection de la jeunesse, des différentes institutions judiciaires concernées ainsi que des organismes de placement. Elle constate que les visites que nous organisons deux fois par mois contribuent à améliorer la sociabilité des femmes qui en bénéficient et à reconstruire leur identité de mère parfois détériorée à la suite de leur incarcération. Selon elle, il est primordial que les mères puissent accueillir leurs enfants hors la présence d’agents en uniforme. Elle estime que ‘si une salle de visite reste une salle de visite’, le cadre que nous mettons en place rend le lieu plus chaleureux, plus adapté aux enfants et plus propice au 281 LA JUSTICE ET LE DROIT développement de la relation entre l’enfant et son parent détenu. Les mères peuvent profiter de certaines visites pour offrir à leur enfant un petit cadeau qu’elles ont pu réaliser elles-mêmes au groupe de parole que nous leur proposons, et elles en sont fières. Madame S a pu remarquer que les mamans sont particulièrement heureuses après une visite spéciale, telles que la fête de SaintNicolas ou la fête de Pâques, car nous leur offrons l’occasion de fêter ces évènements en famille. Pour conclure, Madame S estime que les mères détenues ayant pu garder un lien privilégié avec leur enfant adoptaient un comportement plus serein au cours de leur détention, ce qui facilite sa fonction au quotidien. En ce qui concerne la place des enfants au sein du milieu carcéral, elle estime que l’attention toute particulière que leur accorde le REP diminue sans nul doute le traumatisme lié à la confrontation avec la prison. Madame S. termine en soulignant notre respect des multiples règles inhérentes à un établissement pénitencier, ce qui a toujours favorisé, selon ses dires, une excellente collaboration mutuelle. C O N TA C T S : Relais Enfants Parents, rue de Bordeaux 62a, 1060 Bruxelles Tél: 02 534 88 13 E-mail: [email protected] 282 Chapitre La santé mentale du citoyen face à la justice :: Introduction: La santé mentale du citoyen face à la justice Lucien Nouwinck, avocat général à la Cour d’Appel de Bruxelles :: L’expérience de la contrainte, à ses propres dépens… Rafaël Daem, UilenSpiegel vzw :: Les hospitalisations forcées et les traitements sous contrainte requièrent une attention particulière pour la personne présentant des problèmes psychiques et pour sa famille Marianne De Boodt, Federatie van Vlaamse Simileskringen :: Les Equipe SOS Parenfants, au carrefour entre le citoyen, la santé mentale, la justice et les situations de maltraitance Françoise Dorange et Marc Minet, Equipe SOS Parenfants - Namur :: Travail sous mandat, un mariage à trois? Nathalie Nottet, Centre d’Orientation Educative G.A.I.M.O. , Dinant :: Les prestations d’intérêt général pour les mineurs d’âge Michel Heinis, le Radian, Bruxelles :: Le traitement ambulatoire des abuseurs sexuels Stéphane Troch, Nathalie Mathieu, Nicole Foucart, Philippe Wattier, Corinne Donfut, Laurence Checcin, SSM de Jolimont 10.2 1 La santé mentale du citoyen face à la justice LUCIEN NOUWYNCK AVOCAT GÉNÉRAL PRÈS LA COUR D’APPEL DE BRUXELLES Pourquoi une réflexion sur le thème « la santé mentale du citoyen face à la justice »? Traditionnellement, la justice pénale avait pour mission d’identifier et de punir les coupables dans un double objectif de rétablissement de l’ordre social et de dissuasion générale. Si la justice pénale s’est intéressée à la santé mentale, c’est d’abord parce qu’elle s’appuie sur le postulat du libre-arbitre. Dès lors, si l’accusé est, au moment des faits, dans un état grave de déséquilibre mental le rendant incapable du contrôle de ses actes, la sanction pénale perd son fondement. La relation justice – santé mentale fut donc initialement conçue comme une relation entre un décideur et un expert consulté sur des questions échappant à la science du juge. Actuellement, il ne se conçoit plus que l’intervention de la justice pénale se limite à infliger une peine, à mettre l’auteur à l’écart de la société pour un temps plus ou moins long. On se préoccupe à juste titre de l’avenir: l’évitement de la récidive est aujourd’hui un objectif central. En outre, d’importants efforts ont été consentis pour l’accueil et l’assistance des victimes. De même, dans le secteur de la protection de la jeunesse et dans certains domaines de la justice civile, la prise en considération d’aspects psychosociaux est devenue omniprésente. On attend de la justice qu’elle soit efficace en termes de (ré)insertion sociale, de prise en charge de problématiques sociales et personnelles ainsi que de sécurité. Confrontée à l’obligation d’être efficace sur un terrain qui n’est a priori pas le sien, la justice en appelle à d’autres intervenants, en particulier au secteur psycho-médico-social, pour prendre d’une certaine manière le relais dans le suivi des justiciables. D’où l’émergence d’une nouvelle forme de relation entre justice et santé mentale. Une réflexion éthique s’impose dès lors sur la nature de cette relation et ses implications pour les acteurs des deux secteurs. Les risques de dérives d’une perspective sécuritaire. La tendance à confier à la justice le soin de gérer des problèmes sociaux qui relèvent d’autres sphères, pousse celle-ci à en appeler au secteur psychosocial. Le secteur de la santé mentale risque ainsi de se trouver instrumentalisé pour prendre en charge les ‘personnes à risques’, les 284 CHAPITRE 10.2 populations étiquetées ‘à problèmes’ confrontées à diverses formes de désinsertion socio-économique, dans une optique de maintien de l’ordre. Le développement du travail en réseau peut être enrichissant en ce qu’il stimule des lieux de rencontre où acteurs judiciaires et psycho-médico-sociaux recherchent des modes d’intervention cohérents dans le respect des objectifs, contraintes et logiques de travail de chacun, légitimes dans leurs différences. Un risque de dérive apparaît là où, par manque de connaissance ou de reconnaissance réciproque, un acteur impose sa propre logique et veut utiliser l’autre à ses propres fins, sans tenir compte d’une nécessaire distinction des rôles. L’obsession de la réduction des risques entraîne alors une irrésistible instrumentalisation des interventions de type psycho-médicosocial au service d’un objectif sécuritaire à court terme 1. Cette dérive peut mener à une situation caricaturale plaçant la justice dans une position centrale, les autres acteurs n’étant reconnus qu’au titre d’auxiliaires de justice. Au nom des meilleures intentions – faire le bien des justiciables et protéger la société – la justice poserait le diagnostic, le cas échéant en s’appuyant sur l’avis d’un expert, prescrirait le traitement, en utilisant l’intervenant de la santé comme exécutant de ses décisions, et évaluerait les résultats, fort logiquement en fonction de ses objectifs, qui ne sont pas des objectifs de santé. On peut d’ailleurs se demander si l’approche axée sur la neutralisation de personnes étiquetées dangereuses n’a pas une fonction latente de déni: par une focalisation sur des problèmes de dangerosité d’individus ou de groupes, la société n’occulte-t-elle pas ses problèmes… de société? Le respect des personnes concernées. Dans le cadre d’une politique axée sur la neutralisation et le contrôle, la relation justice – santé mentale se traduit par une collaboration qui est donc, dans les faits, soumise à une logique sécuritaire. Or si, comme le dit Claude Balier 2, ‘ le thérapeute doit faire référence à la réalité, en particulier à la loi’, ‘ il ne peut en être ni l’applicateur, ni l’ordonnateur sans risquer de créer des confusions entre celui qui écoute et peut tout entendre et celui qui sanctionne’. Il peut en être autrement si l’intervention de la justice laisse un espace aux autres logiques. ‘Il est de l’intérêt de tous de passer d’une stratégie défensive, axée sur la dangerosité et sur l’exclusion, à une stratégie offensive, axée sur la réhabilitation du délinquant, sur tous les plans, qui nous paraît offrir davantage de garanties quant au risque de récidive.’ Ainsi s’exprimait la Commission nationale contre l’exploitation sexuelle des enfants dans son rapport du 23 octobre 1997. La dérive que nous avons évoquée peut être évitée si quelques principes directeurs d’une saine articulation des modes d’intervention sont sauvegardés. Le maître-mot en est le respect: respect des personnes concernées, respect des rôles respectifs des acteurs des deux secteurs et de leurs modes d’intervention, respect du secret professionnel. Dans une démocratie, la justice doit reconnaître le justiciable comme citoyen à part entière. Elle doit donc contribuer à la responsabilisation des personnes qui lui sont déférées, ce qui ne saurait se réduire à les confronter aux conséquences de leurs actes, à les inviter à les assumer et à réduire leur autonomie en vue de les neutraliser. Il n’y a pas de responsabilité citoyenne sans liberté effective de poser des choix, sans promotion de l’autonomie des personnes. C’est donc bien de respect du justiciable comme citoyen qu’il s’agit. 285 LA JUSTICE ET LE DROIT Tendre à responsabiliser suppose un espace de liberté et de parole permettant à un justiciable de donner un sens propre à sa relation à la réglementation sociale, au départ de l’intervention judiciaire. Cela implique l’accès à une logique de sujet davantage responsable de son destin, ce qui est de nature à modifier son rapport à la loi comme son rapport à l’autre et à la société. Il convient de se garder de prendre des décisions pour le bien des personnes concernées en se substituant à elles. Face à cette tentation, on ne saurait trop recommander le remède proposé par M. Crozier et E. Friedberg 3: ‘Accepter de penser que c’est au niveau des capacités seulement que l’action sur les hommes ou pour les hommes a un sens pratique permet d’éviter ce piège de la morale éternelle: faire le bien des hommes sans leur demander leur avis.’ Il est en revanche légitime d’orienter une personne vers le secteur de l’aide ou des soins dans un objectif de soutien à la mobilisation des ressources de cette personne, s’il s’agit de mettre à la disposition de celle-ci des outils qui seront de nature à lui permettre de trouver des modes d’adaptation qui ne la mettront plus en conflit avec la loi. L’injonction thérapeutique: est-il possible de traiter sous la contrainte? Un autre volet de notre réflexion concerne le respect dû aux professions psycho-médico-sociales. Quel sens y aurait-il, pour la justice, à orienter des personnes vers le secteur de la santé mentale si ses principes de base, telle que la liberté thérapeutique, voire la condition même de son fonctionnement qu’est le secret professionnel, n’étaient pas respectés? Ceci nous amène à évoquer le débat déjà ancien sur l’injonction thérapeutique. Entendue comme une décision de justice imposant, voire prescrivant, un traitement à l’auteur d’une infraction, cette injonction se heurte à des principes fondamentaux, et présente des inconvénients majeurs. Sur le plan des principes, on relèvera que la prescription d’un traitement est un acte médical. La loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient consacre le principe déontologique du consentement libre du patient à toute intervention ou, en cas d’impossibilité de consentir, de ses représentants légaux. Même si le patient est un mineur d’âge, il doit, à tout le moins, être associé à la décision en fonction de son âge et de sa maturité. Ce n’est que dans des situations très exceptionnelles que le médecin peut intervenir d’initiative dans l’intérêt du patient. Sur le plan pratique, s’il est possible d’imposer à une personne de fréquenter une consultation et de produire des attestations de présence, il est en revanche impossible d’imposer une véritable psychothérapie. Un tel traitement implique, en effet, un investissement personnel de la personne concernée. Dans une autre perspective, il peut s’envisager d’encourager une personne à s’engager dans une démarche thérapeutique qui pourrait contribuer à améliorer son insertion sociale. Il se peut qu’elle se réapproprie la démarche et qu’une véritable relation thérapeutique puisse se construire. Dans un tel cadre, la première tâche du thérapeute sera d’ailleurs de clarifier la nature de la demande. Un suivi thérapeutique peut donc être prévu comme condition accompagnant une autre mesure (libération conditionnelle, probation, maintien d’un jeune dans son milieu familial…). Mais une telle condition n’a de sens que si elle s’inscrit dans un projet auquel l’intéressé est partie prenante. On peut alors parler de démarche responsabilisante. Dans tous les cas, le traitement doit être accepté et la liberté thérapeutique doit être respectée. 286 CHAPITRE 10.2 Imposer une intervention psychosociale risque aussi d’avoir des effets pervers sur la représentation qu’une personne peut en avoir. Si la justice impose un traitement à une personne qui n’éprouve aucun malaise personnel, aucune aspiration au changement, elle induit chez cette personne l’idée que l’intervenant psychosocial fait partie d’un dispositif institutionnel de contrôle social qui entreprend de lui imposer une certaine manière d’être. Au risque de créer une méfiance à l’égard du secteur psycho-médico-social et de rendre plus difficile une démarche personnelle au moment où la personne en éprouverait le besoin. Le secret professionnel, un élément essentiel Un autre thème central à toute réflexion sur l’articulation des interventions de la justice et du secteur de la santé mentale est le secret professionnel, qui est souvent une source de tensions. Du côté des acteurs judiciaires, le secret professionnel est parfois perçu comme un obstacle à une bonne collaboration, voire comme une marque injustifiée de méfiance. C’est perdre de vue que pour le professionnel de la santé mentale ou du travail social, la relation qu’il peut mettre en place avec celui qui recourt à ses services est un outil de travail indispensable. Cette relation ne peut se nouer que dans un cadre offrant un espace de liberté de parole garanti par le secret professionnel. Pour ceux qui y sont tenus, garder le secret est un devoir, dont la violation est sanctionnée pénalement. L’objectif de cette obligation ne se limite pas à la protection des personnes directement concernées, mais tend également à protéger la confiance que le citoyen doit nécessairement avoir envers certaines professions. Cette valeur est considérée comme supérieure à la répression des crimes et délits: il est admis qu’un criminel a le droit d’être soigné par un médecin sans crainte d’être dénoncé par celui-ci. La Cour de cassation a affirmé que cette règle repose sur la nécessité d’assurer une entière sécurité à ceux qui doivent se confier et de permettre à chacun d’obtenir les soins qu’exige son état, quelle qu’en soit la cause 4. C’est notamment en tant que condition nécessaire à l’exercice de certaines missions touchant au droit à la santé, à la liberté de conscience et au respect de la vie privée que le secret professionnel est protégé par la loi. La loi et la jurisprudence admettent des exceptions, notamment s’il est impossible de protéger un tiers contre un péril grave et imminent autrement qu’en révélant certains secrets, mais il s’agit de cas très exceptionnels. En ce qui concerne les personnes orientées vers le secteur de la santé mentale par la justice, le respect du secret professionnel marque un signal important: le justiciable n’est pas réduit à l’état de prédateur qui devrait être seulement surveillé et limité dans sa liberté pour l’empêcher de commettre de nouveaux méfaits. Il est reconnu comme personne autonome capable d’évoluer et de poser des choix. C’est là toute l’originalité et la richesse d’une prévention de la récidive fondée sur une composante d’aide, de soutien à la mobilisation des ressources, et pas uniquement sur le contrôle. Tout effritement du secret professionnel nuit au travail thérapeutique, et a pour conséquence que des choses importantes ne se disent plus. Ce qui est contre-productif, même d’un point de vue sécuritaire, puisqu’un travail de nature à induire un changement de comportement est ainsi compromis. 287 LA JUSTICE ET LE DROIT Le respect de la victime Le respect du secret professionnel est tout aussi important pour une victime, qui doit pouvoir trouver un lieu de parole en toute sécurité, où s’exprimer doit être possible sans crainte de conséquences non désirées de ses révélations. Il faut créer un cadre favorable à l’exercice des droits de la victime et lui apporter une assistance lui permettant de poser ses choix dans de bonnes conditions, tout en s’abstenant de décider à sa place de ce qui serait bon ou mauvais pour elle. L’intervenant psychosocial contribuera donc à lui permettre de se positionner, mais n’agira ni ne décidera à sa place. Par la survenance de l’infraction, la victime a été mise en situation de devoir subir, a perdu la maîtrise de son sort, ce qui est sans doute un des aspects les plus douloureux et traumatisants de l’expérience de victimisation. Exprimer son vécu et retrouver la maîtrise de sa propre vie est un élément primordial de sa reconstruction. L’article 61 du Code de déontologie médicale, tel que modifié le 16 novembre 2002, prescrit que, face à des situations de mauvais traitements ou d’abus sexuels, si les capacités de discernement de la victime le permettent, le médecin l’incitera à prendre elle-même les initiatives nécessaires. Si la discussion avec elle est impossible, le médecin traitant se concertera avec un confrère à propos de la suite à apporter à la situation. Ce n’est que face à un péril grave et imminent et s’il ne dispose d’aucun autre moyen qu’il prendra l’initiative d’informer le procureur du Roi. Même s’il s’agit d’un enfant, le médecin doit, si les capacités de discernement de l’enfant le permettent, lui parler de ses intentions avant de prendre toute initiative. La question est d’autant plus délicate dans le cas de la maltraitance d’enfants, qu’il se peut que l’enfant soit amené chez un intervenant psycho-médico-social par ceux qui l’ont maltraité. Il serait catastrophique que des parents n’osent pas faire appel à des professionnels pouvant apporter une aide à leur enfant, de crainte d’être dénoncés. En conclusion: Des pratiques nouvelles se sont développées en réponse à des attentes nouvelles, amenant la justice à en appeler à d’autres intervenants. De ce fait, le secteur de la santé mentale se trouve lui aussi enrôlé dans la gestion de problèmes de société, au risque de se voir imposer une clientèle – qui n’est pas demanderesse –, une logique de fonctionnement, un glissement d’objectifs et des critères d’efficacité définis en termes sécuritaires plutôt que de santé. Or, si la sécurité peut être un résultat indirect des interventions psychosociales, elle n’est pas en soi leur objectif. Grâce à une prise de conscience des enjeux sociaux et au prix d’une clarification de leurs positionnements professionnels respectifs, les acteurs judiciaires et les travailleurs psychosociaux peuvent assumer leurs rôles avec leurs limites, se respecter mutuellement et partager un même souci majeur: respecter les justiciables. Respect des droits de l’homme (référence de base de l’intervention judiciaire) et respect de la personne et de sa liberté (principe déontologique de base du travail psychosocial) sont des démarches qui se rejoignent. De ce point de vue, justice et santé mentale ne se retrouvent pas face à face, mais plutôt côte à côte. Sans doute faut-il aussi s’interroger sur le rôle de la justice dans notre société. Pourquoi estelle aujourd’hui tellement sollicitée pour faire face à des problèmes sociaux, relationnels ou personnels? Offre-t-elle toujours la voie la plus adéquate? Ne serait-il pas préférable que les 288 CHAPITRE 10.2 interventions sociales ou thérapeutiques se fassent autrement que par le truchement d’un dispositif pénal? RÉFÉRENCES: 1. Y. CARTUYVELS, Judiciaire et thérapeutique: quelles articulations?, rapport pour la Fondation Roi Baudouin, juin 2002, pp. 95 et suiv. 2. C. BALIER, Mémoire concernant la nécessité d’un suivi médical pour certaines pathologies après l’accomplissement de la peine remis au Garde des Sceaux le 8 janvier 1997. 3. M. CROZIER et E. FRIEDBERG, L’acteur et le système, Paris, Seuil, Points Essais, 1981, p. 431. 4. Cass., 16 décembre 1992, Pas., 1992, I, p. 1390. C O N TA C T S : [email protected] 289 L’expérience de la contrainte, à ses propres dépens… RAFAËL DAEM, PRÉSIDENT UILENSPIEGEL VZW L’hospitalisation forcée est pour certains un bien nécessaire, et pour d’autres un mal nécessaire. Pour ceux qui la subissent à leurs dépens, les conséquences ne sont pas négligeables. Rendez-vous compte: vos proches demandent au juge de rendre un jugement à votre sujet alors que vous n’avez commis aucun délit. En faisant cela, ils décident de la manière dont se déroulera votre vie pendant une certaine période. Et pourquoi? Parce que votre entourage, par ignorance ou par impuissance, ne peut ou ne veut pas réagir autrement à votre ‘manière d’être différente’, à votre souffrance psychique. Un de nos membres a dit un jour ‘c’est la société qui m’a rendu malade et m’a fait en arriver là’. C’est vrai qu’il est facile d’imputer la responsabilité de ses maux à des causes extérieures à soimême. Mais il est tout aussi facile de rester aveugle à l’impact de certaines évolutions de la société sur les individus plus ‘originaux’ ou plus sensibles, qui souffrent psychiquement. C’est souvent, le plus faible, le plus différent, le plus démuni qui est le perdant, en dépit de lois et d’arrêtés d’exécution bien intentionnés. Il y a si peu d’éthique, si peu de temps et de moyens pour répondre aux besoins humains individuels et pour respecter le droit à être ‘différent’. Mais écoutons plutôt Joris (pseudonyme), membre de l’asbl UilenSpiegel, qui témoigne de son hospitalisation forcée: L’histoire de Joris Quelques années ont passé depuis mon hospitalisation forcée en 2001. J’ai réussi à me libérer du problème auquel j’étais confronté (psychose, sans délires ni hallucinations) et à stabiliser ma vie à nouveau. Nous sommes au milieu de l’année 2001. Je suis chez moi, à la maison, lorsqu’une voiture s’arrête devant la porte. Un homme et une femme aux traits accentués sonnent: ‘Voulez-vous nous suivre?’ ‘Pourquoi?’ ‘Nous vous demandons de nous suivre.’ ‘Mais où?’ ‘Nous vous demandons de nous suivre.’ Je sens très nettement que quelque chose ne tourne pas rond mais je ne suis pas en état d’utiliser mon sens critique. Depuis mon congé de maladie et un jugement signifiant mon assignation à résidence chez mes parents, je n’ai plus aucune sécurité sociale ni matérielle. J’ai donc mis ma veste, pris congé et rouge de honte, un sourire désespéré sur les lèvres, je suis monté dans la voiture. Direction… le bureau de police. Au fil de conversations avec l’un, puis avec 290 CHAPITRE 10.2 l’autre, j’apprends que je vais rencontrer un médecin judiciaire. Je demande si je peux téléphoner à mon médecin traitant (qui est aussi celui de mes parents). Oui, c’est possible. Mais je fais chou blanc: il me répond ‘que l’hospitalisation forcée est la meilleure solution’. Je tente d’argumenter que sous contrainte, je ne progresserai pas dans ma quête de solution à mon problème, mais en vain. J’ai continué à tourner en rond dans le bureau, inquiet et honteux. Etant donné que l’équipe allait se réunir, je devais continuer à attendre dans une petite cellule sombre. ‘Vous n’avez pas le choix, il n’y a pas d’autre place’. ‘Je n’ai pourtant rien fait de mal?’ ‘Vous allez entrer dans cette cellule de gré ou de force!’ Ai-je remarqué une certaine satisfaction chez cette policière? La porte à barreaux s’est refermée. ‘Ne peut-on la laisser ouverte? Je manque d’air.’ ‘Tenez-vous tranquille, ou nous la fermons complètement!’ ‘Vous pouvez venir.’ Monter, entrer dans un local, attendre. Un homme vêtu de noir entre, portant une mallette noire, l’air triste. ‘Je suis médecin, je viens vous écouter.’ Bien que le monde des soins de santé mentale me soit inconnu, je devine que quelque chose est en train de se mettre en place, qui fait penser à de très longs couloirs d’hôpitaux néogothiques. Cela sent la psychiatrie. Pas d’explication: qui il est, quel est son métier/son rôle… sauf ‘on m’a téléphoné’, ‘racontez-moi un peu votre histoire’. Je dois raconter à un étranger ce qui m’habite au plus profond et au plus intime de moi-même… ‘Comprenez-vous ce qui m’est arrivé et où je me trouve?’ lui ai-je demandé après lui avoir tout raconté. ‘Oui, je comprends tout’, il a fermé son classeur, s’en est allé sans me regarder, aussi vite qu’il était arrivé… En institution… Il y a eu de la sympathie, il y a eu du dévouement humain chez certains professionnels mais ils conservaient pour eux leurs interrogations. Puis, on m’a emmené dans cette usine à pommes de terre où les patients étaient occupés à trier les pommes de terre: pas d’explication, tout ressemblait à la routine scolaire imposée aux petits enfants, dans une atmosphère agréable créée de toute pièce par des ‘adultes qui savent’. Nous, nous étions des ‘enfants sots’, des ‘fous’ qui pouvions jouer, nous sentir libres (ah, le son des clés qui ouvrent et ferment les portes). Nous devions suivre l’enseignement maternel et prendre nos repas à intervalles réguliers (quelques co-détenus avaient droit à une coupelle pleine de médicaments, ce qui me rappelait ma grand-mère). Et puis ces pauses cigarette à un endroit précis, l’espace jeu, l’espace télé, la liste de courses pour le monde extérieur… On grandit de manière organique dans un monde qu’on observe avec tristesse mais auquel on s’abandonne de manière orgastique, faute de mieux. Petit à petit, en observant, en posant des questions à des ‘accompagnateurs’ et à des ‘patients’, au travers de ‘procédures’, et par les visites d’un de mes parents, j’ai appris que j’avais été hospitalisé sous la contrainte. Que j’étais dans un hôpital, je l’avais compris. Mais pourquoi, sur base de quel diagnostic, ça je ne l’ai pas su. Malheureux et en colère, je sentais que quelque chose n’allait pas, que je n’avais pas de connaissances médicales suffisantes pour exprimer ce que je vivais, mais aussi qu’on ne m’écoutait pas. Aujourd’hui, j’ai appris de manière ‘académique’, avec horreur, que sur base d’un diagnostic de schizophrénie, j’aurais été mal soigné, avec toutes les conséquences que cela suppose. On pouvait toujours téléphoner, bien sûr, mais les frais de téléphone étaient facturés… J’ai rencontré le psychiatre une fois; cet homme à la barbe peu soignée et au costume peu seyant me faisait penser à un de ces philosophes postmodernes qui me donnaient mal au ventre. 291 LA JUSTICE ET LE DROIT Le psychologue, deux fois: de nouveau tout raconter, sans aucun feedback. Puis la visite soudaine d’un avocat pro-deo (d’où sortait-il?) qui pouvait demander qu’on lève mon hospitalisation forcée: quelqu’un/quelque chose que je pouvais ‘utiliser’ pour supprimer cette contrainte, pour me redonner de la liberté alors que j’avais besoin d’aide médicale (mais d’aide que j’aurais choisie)… Puis vint le jour de l’audience, à l’hôpital. Cinq parties: moi-même d’un côté de la table, et de l’autre côté, le juge de paix, le procureur, le psychiatre et mes parents. Le juge de paix et moi-même étions les seuls à rire. J’ai une nouvelle fois raconté mon histoire. ‘Il est clair que cet homme est schizophrène’ a affirmé le procureur sans me regarder. Le médecin a approuvé, sans me regarder non plus. Je ne me suis pas laissé faire, surtout en m’adressant au procureur. ‘S’il en est ainsi, faites vos bagages et faites votre vie. Vous êtes prêt? Je ne vois pas de raison de vous garder ici. Vous êtes libre’, m’a dit le juge en souriant… Un long chemin Une fois dehors, non loin du cabinet de mon médecin (avec qui j’avais pourtant construit une véritable relation de confiance, mais que je n’ai jamais vu durant mon séjour à l’hôpital psychiatrique), avec deux sacs de sport, ma carte d’identité et ma carte bancaire, officiellement en congé de maladie, j’ai d’abord trouvé refuge chez un ancien co-patient. Ensuite a commencé ma quête, éprouvante et longue, d’une ville à l’autre, avec des emplois du temps chaotiques. J’ai essayé de rester en ordre sur le plan administratif, sans adresse fixe ni beaucoup d’intimité, de rester ‘normal’, d’être actif, de continuer à chercher les contacts, de trouver quelqu’un qui puisse m’aider (tristesse/peur/colère face à l’incompréhension), de gérer l’argent (qui me glissait entre les doigts parce que je n’avais ni logement ni boulot), de m’aimer et de prendre soi de moi. Une quête dont je garde aujourd’hui encore les cicatrices. Une quête durant laquelle j’ai finalement rencontré quelqu’un, en 2003, qui m’a invité à une association de patients. J’ai commencé à reprendre pied… Mon attitude critique, la richesse de ma vie, mon cœur, ma résistance physique, mes capacités intellectuelles, quelques amis (‘normaux’ et autres), un revenu financier, un peu d’accueil dans mon entourage, l’humanité d’un juge de paix, des médecins et des spécialistes de terrain n’appartenant pas au monde de la santé mentale, m’ont aidé à sortir d’une période de confusion et des situations intolérables que j’avais vécues lors de mon passage par les ‘soins de santé mentale’. Une émancipation et une humanisation en profondeur des soins de santé mentale? Oui. De toute urgence… de manière à ce que le patient, son entourage et les thérapeutes puissent se regarder dans la glace. C O N TA C T S UilenSpiegel vzw, association d’usagers en santé mentale Rue du jardinier 47, 1080 Brussel Tél & Fax: 02 410 19 99. Informations (en néerlandais) sur www.uilenspiegel.net 292 Les hospitalisations forcées et les traitements sous contrainte requièrent une attention particulière pour la personne présentant des problèmes psychiques et sa famille MARIANNE DE BOODT JURISTE, FEDERATIE VAN VLAAMSE SIMILESKRINGEN (FÉDÉRATION DES ASSOCIATIONS SIMILES FLAMANDES) Il va de soi que le traitement sur base volontaire doit toujours être prioritaire, car il est de l’intérêt du malade psychique que le traitement soit instauré de commun accord avec lui. Plus grande sera la confiance mutuelle entre le thérapeute et le patient, plus satisfaisants seront les résultats que l’on pourra attendre de ce traitement. C’est toute l’importance d’une alliance thérapeutique solide. Cela implique aussi que le patient soit informé de manière complète et correcte sur son état de santé, sur les possibilités de traitement et sur les risques en cas de nontraitement. Il peut ainsi décider du traitement qu’il souhaite. Ce droit à disposer de lui-même a été explicitement repris dans la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient. Des arguments en faveur de la contrainte Et pourtant, après des années d’expérience en tant que juriste de Similes, l’association de familles de personnes souffrant de maladies mentales, j’estime qu’une certaine contrainte dans les soins de santé mentale ne doit pas être exclue, moyennant bien entendu certaines conditions strictes. Il arrive en effet que des personnes qui ont de réels problèmes psychiques ne demandent pas l’aide dont ils ont besoin et menacent ainsi leur santé. Les limites du droit à disposer de soimême sont extrêmement difficiles à cerner. Il importe en tout cas d’œuvrer dans le seul but de dispenser des soins appropriés et attentionnés ; les autres motivations sont à proscrire. Si l’on ne peut éviter la contrainte, elle doit être appliquée sous une forme minimale, avec le plus d’humanité possible, et l’entourage du patient doit lui aussi faire l’objet d’une attention suffisante. L’art. 7 de la Convention européenne sur les droits de l’homme et la biomédecine contient plusieurs arguments intéressants en faveur du traitement sous contrainte. Ils pourraient constituer une source d’inspiration pour la législation belge, qui reste actuellement incomplète. L’art. 7 stipule que le traitement forcé de patients n’ayant pas la capacité de consentir est autorisé à certaines conditions: – La première condition est que la personne souffre d’un trouble mental sévère. – La deuxième est que l’intervention traite spécifiquement ce trouble mental. Si le malade refuse une intervention ne visant pas spécifiquement le traitement de son trouble mental, son opposition doit être respectée. – La troisième condition est que l’absence de traitement risque d’être gravement préjudiciable à la santé de la personne. 293 LA JUSTICE ET LE DROIT Que disent les réglementations? Dans notre pays, nous pouvons actuellement nous appuyer sur deux réglementations: – Le règlement des situations d’urgence de l’article 8 § 5 de la loi susmentionnée relative aux droits du patient: dans une situation d’urgence, lorsqu’on n’a aucune certitude concernant le consentement préalable du patient ou de son représentant, toute intervention nécessaire du praticien doit être pratiquée sans délai dans l’intérêt du patient. On songe spontanément aux personnes nécessitant une aide médicale urgente après un accident par exemple, ou aux personnes dont l’état de conscience est diminué, mais on ne pense guère à celles touchées par une grave souffrance psychique. – La loi du 26 juin 1990 sur la protection de la personne du malade mental. Dans le cas où une personne souffrant de problèmes psychiques met gravement en péril sa santé et sa sécurité, ou constitue une menace grave pour la vie ou l’intégrité d’autrui, des mesures de protection peuvent être prises, à condition qu’aucun autre traitement approprié ne soit disponible. Le juge de paix peut décider de la mise en observation dans une unité psychiatrique, dans un hôpital psychiatrique ou général reconnu à cet effet, ou ordonner des soins en milieu familial. Quelques réflexions Je n’approfondirai pas davantage la procédure et les règles strictes de l’hospitalisation sous contrainte. Je me limiterai à quelques remarques concernant l’application de cette loi dans la pratique. En général, l’hospitalisation forcée est pour le patient et son entourage une expérience choquante, qui laissera des traces longtemps. Des membres de la famille me racontent que bien des années plus tard, ils se demandent toujours si cette hospitalisation n’aurait pas pu être évitée, tellement ils l’ont vécue douloureusement. – L’hospitalisation du patient doit se faire avec délicatesse! C’est une personne malade, qui a besoin d’être traitée. Trop souvent, on voit intervenir des policiers en uniforme, avec combi de police et gyrophare. Il y a moyen d’éviter cela. – Durant l’hospitalisation, le traitement sous contrainte doit être aussi limité que possible. – Il importe d’accorder beaucoup d’attention aux droits de la défense sans pour autant perdre de vue l’aspect médical. Les jeunes avocats ont parfois tendance à sous-évaluer la gravité de la situation. – Les frais de transport vers l’hôpital ou, en cas de transfert, entre deux hôpitaux, ne devraient pas être imputés au patient mais supportés par la communauté. – Le malade hospitalisé sous contrainte doit être traité dans le respect de ses opinions et de ses convictions religieuses et philosophiques. Il doit recevoir un traitement qui bénéficie à sa santé physique et mentale, à ses contacts sociaux et familiaux, ainsi qu’à son épanouissement culturel. Deux dernières remarques: – Il est parfois difficile, voire impossible, d’obtenir un rapport médical parce que le malade refuse le traitement. On peut dès lors introduire auprès du juge de paix une requête en désignation d’expert (sur la base de l’article 594, 1° du Code judiciaire). – Les soins sous contrainte en milieu familial sont rares. Cela s’explique probablement par les exigences que suppose une telle prise en charge. Lorsque le malade représente ‘une grave 294 CHAPITRE 10.2 menace’, il n’est pas (plus) possible pour les membres de la famille qui cohabitent avec lui de prodiguer ces soins et d’exercer une surveillance eux-mêmes. C O N TA C T S : Similes, Groeneweg 151, 3001 Heverlee Tél: 016. 23.23.82 www.similes.be 295 Les Equipe SOS Parenfants, au carrefour entre le citoyen, la santé mentale, la justice et les situations de maltraitance FRANÇOISE DORANGE, JURISTE, EQUIPE SOS PARENFANTS – NAMUR MARC MINET, COORDINATEUR, EQUIPE SOS PARENFANTS – NAMUR Il y a déjà 25 ans … Les équipes SOS Enfants ont été mises en place par un décret de la Communauté Française datant de 1985, à la suite d’une recherche action menée au début des années 1980. Cette recherche avait mis en lumière l’importance du phénomène de la maltraitance des enfants et le peu de considération de la société à cet égard. Des équipes pluridisciplinaires ont alors été créées, avec pour mission d’assurer la prévention individuelle et le traitement des situations de maltraitance. Dans la pratique, il s’agit d’apporter aide et soutien à l’enfant victime de maltraitance, à sa famille, à ses proches ainsi qu’aux professionnels confrontés à de telles situations. En Communauté française, il y a actuellement 14 équipes SOS Enfants, administrées par l’O.N.E. En Flandre, six équipes fonctionnent (Vertrouwencentra Kindermishandeling), et dépendent de Kind en Gezin. Ces équipes sont actuellement composées au minimum d’un pédiatre ou d’un généraliste, d’un pédopsychiatre ou d’un psychiatre, d’un psychologue, d’un assistant social, d’un juriste, d’un secrétaire, d’un coordinateur. Elles se trouvent ainsi à la croisée de divers types d’interventions auprès des familles: tantôt une intervention sociale sera nécessaire, tantôt une aide psychologique ou médicale, parfois des conseils juridiques seront appropriés à la situation afin d’aider l’enfant et sa famille. L’aide et la justice L’aide apportée par les équipes peut se situer hors recours à la justice. C’est d’ailleurs le cas de la plupart des situations. Mais il se peut également qu’il y ait recours à la justice ou qu’existe une collaboration avec la justice. Un exemple: Vanessa (6 ans) révèle à son institutrice qu’elle est régulièrement victime d’attouchements sexuels de la part de son oncle. L’institutrice en parle aux parents de Vanessa et au directeur de l’école. Les parents sont atterrés. Ils croient leur fille mais ils ont de la peine à déposer plainte en justice contre leur frère et beau frère par ailleurs si gentil... Le directeur d’école pour sa part estime ne pas pouvoir rester inactif face à une situation qu’il considère comme relevant de la justice. Les parents lui signifient cependant clairement qu’ils s’opposent à ce qu’il interpelle le Parquet du Procureur du Roi. 296 CHAPITRE 10.2 Une équipe SOS Enfants peut être interpellée et accompagner la réflexion des parents ainsi que les craintes du corps enseignant, tout en évaluant globalement la situation et en apportant l’aide nécessaire. La pluridisciplinarité permet diverses approches telles que, entre autres: – une rencontre avec un psychologue pour aider l’enfant à exprimer sa souffrance ; – un contact avec un assistant social pour aider les parents à faire le point sur leurs relations avec leur frère et beau-frère, et pour les aider à se mobiliser pour protéger leur enfant ; – un entretien avec le juriste qui peut expliquer comment déposer une plainte en justice, les conséquences prévisibles du dépôt de plainte ; – une rencontre en partenariat psychologue-assistant social avec l’enfant et la famille élargie pour réfléchir ensemble à ce qui s’est passé et aux mesures à prendre à l’avenir. Dans cette hypothèse, l’intervention de l’équipe est préalable à toute intervention judiciaire. Elle se limitera peut-être à quelques rencontres permettant aux parents de trouver eux-mêmes comment aider au mieux leur enfant, éventuellement sans recours à la justice. L’intervention pourra aussi évoluer vers une aide thérapeutique à moyen ou à long terme. Autres exemples, autres carrefours ‘aide-justice’: Un directeur d’école informe le Procureur du Roi d’une situation de maltraitance. Le Procureur du Roi, parallèlement aux poursuites pénales à l’égard de l’auteur des faits, oriente le dossier au Service de l’Aide à la Jeunesse afin qu’il s’assure de la protection de l’enfant victime. Le Service de l’Aide à la Jeunesse peut alors prendre contact avec une équipe SOS Enfants qui pourra, après évaluation, apporter une aide spécifique à l’enfant, éventuellement même pendant l’enquête pénale. Cette intervention en parallèle de la justice et des équipes SOS Enfants n’a pas toujours existé: la police et certains juges d’instruction considéraient en effet que durant l’enquête l’enfant ne devait pas être ‘influencé’, fut-ce pour lui venir en aide. Les déclarations de l’enfant devaient servir avant tout à étayer l’accusation, les preuves étant souvent ténues dans les affaires d’attouchements sexuels. Autre exemple: dans le cadre d’une procédure pénale, en vertu du principe de respect des droits de la défense, les auditions de l’enfant sont portées à la connaissance du prévenu afin qu’il puisse se défendre des accusations portées contre lui. L’enfant victime se sent souvent fort mal d’avoir à accuser un proche ; les nécessités de l’enquête peuvent lui causer une souffrance qui s’ajoute à celle déjà ressentie en raison des faits dont il a été victime. L’aide apportée par l’équipe SOS Enfants peut dès lors se révéler tout à fait nécessaire à l’enfant pour sa reconstruction. Dans le cadre de l’aide apportée à l’enfant et à sa famille, il arrive que des parents et des avocats nous demandent des rapports, des documents écrits qui seraient utilisés dans les procédures et les conflits en cours. Nous n’établissons pas ces écrits car notre priorité est de protéger la dynamique d’aide mise en place, et nous pensons qu’il s’agit en permanence de bien distinguer la fonction d’expert de la fonction d’aide et de soutien thérapeutique. Conclusion Ces quelques exemples illustrent brièvement à la fois la complexité des situations de maltraitance ainsi que le modèle d’intervention spécifique des équipes SOS Enfants. Ces équipes, par 297 LA JUSTICE ET LE DROIT leur composition et par leurs interventions, se placent résolument au cœur de cette articulation entre les personnes (victimes-auteurs), le monde judiciaire et l’aide juridico-médico-psychosociale. A l’avenir, si les équipes SOS Enfants en reçoivent les moyens, ce dispositif particulier devra être renforcé pour faire face aux demandes toujours plus nombreuses. Il s’agira d’améliorer encore les liens avec l’ensemble des professionnels pouvant être confrontés à des situations de maltraitance. Il s’agira également de participer aux actuels débats et politiques visant à mieux aider les victimes de violences conjugales et intrafamiliales. Par ailleurs, une attention toute particulière sera également apportée aux adolescents auteurs de comportements sexuels problématiques. C O N TA C T S : SOS Parenfants, rue Saint Nicolas 84 bte 6, à 5000 Namur Tél .: 081 22 54 15 Fax: 081 23 06 89 E-mail: [email protected] Renseignements sur les équipes SOS-Enfants: www.one.be ou www.kindengezin.be. 298 Travail sous mandat, un mariage à trois? NATHALIE NOTTET PSYCHOLOGUE-CRIMINOLOGUE, CENTRE D’ORIENTATION EDUCATIVE G.A.I.M.O. , DINANT La question de la légitimité du travail sous mandat - et donc de nos interventions - est une pierre d’angle sur laquelle les réponses multiples semblent ricocher en tout sens: mariage de raison? Raison de ne pas être à la noce? Mariage de mauvais goût entre aide et contrainte? Engagement pour le meilleur et le pire? Jusqu’où entretenir l’union famille/intervenants? Jusqu’où aller dans le ‘pas trop loin’? Que serait un heureux mariage? Quels en sont les témoins, les conditions, les effets? Le mandat ouvre une porte d’entrée ; c’est par ce biais, cette demande, cette allégation1 que nous ‘entrons’ dans une famille, par cette porte qui ouvrira ou pas sur d’autres pièces que ce hall d’entrée au paillasson pas toujours ‘Welcome’. Mais voyons d’abord ce que ce mandat peut sousentendre. Le mandat… un engagement légal Les Centres d’Orientation Educative (C.O.E.) ont pour mission d’apporter au jeune, à ses parents ou ses familiers un accompagnement social, éducatif et psychologique dans le milieu sociofamilial, et ensuite de l’accompagnement pour une mise en autonomie. Les C.O.E. travaillent sur mandat d’une instance (Service d’Aide à la Jeunesse (SAJ), Service de Protection Judiciaire (SPJ), Tribunal de la Jeunesse (TJ)) dans le cadre du décret du 4 mars 1991 de l’Aide à la jeunesse, ou de la loi du 8 avril 1965 relative à la protection de la jeunesse. Voilà donc le cadre légal: un accompagnement social, éducatif et psychologique sous mandat. Accompagner, c’est ‘être avec’, être une présence, faire avec ce qui se passe ou ne se passe pas et ce, en lien avec le social, l’éducatif et le psychologique. Vastes terrains aux frontières floues et sinueuses… Est-il attendu de l’intervenant en C.O.E. qu’il soit un travailleur social ou un clinicien de la relation? ou un éducateur? ou mieux encore, un peu de tout, histoire de rester fidèle à notre savoir-faire en compromis à la belge? Le service doit-il viser à améliorer la situation par un partenariat accru? à travailler le climat psychosocial de la famille? à se dessiner en un soutien psychologique? ou en entraide sociale? ou en guidance éducative? ou …en contrôle? Le contenu, ou plutôt le contenant de la demande, donc le mandat, est quant à lui un guide qui nous aide à définir notre mission, car il précise les objectifs poursuivis, ses motifs et sa durée, 299 LA JUSTICE ET LE DROIT et délimite de ce fait un peu le territoire et ses frontières (travail éducatif en l’absence de structure parentale claire, suivi individuel pour un jeune en décrochage scolaire,…). Le mandat... une demande en mariage Quand le service est interpellé pour une intervention par une instance légale, l’allégation peut prendre différentes formes. L’externalisation2 de la problématique de départ que vit la famille métamorphose ses difficultés ou sa souffrance en mots d’urgence, de crise, de plainte, de danger,... Cette demande est, en plus, ‘modelée’, ciblée presque sur mesure pour le service qui va la recevoir. Le service va devoir aller au-delà de cette version explicite, empreinte de la personnalité et des valeurs de l’instance mandante, et déjà colorée par la personnalité et les valeurs du délégué (travailleur social du SAJ, SPJ, TJ) lors de l’investigation. Parfois, la demande esquisse déjà le contenu, la méthodologie à prendre, un peu comme si le ‘oui’ tant attendu était soumis à dot! Le mandat est aussi social, normatif et donc il sous-entend un certain contrôle. Le mandant attend souvent de notre service un contrôle, par exemple de la scolarité, et ce parfois dans le cadre d’un soutien psychologique individuel d’un mineur, ce qui ne facilite pas la guidance. L’intervenant se doit donc de concilier des aspects parfois bien contradictoires, paradoxaux, que l’on retrouve dans cet étrange mariage de l’aide et du contrôle. Dure réalité! Surtout pour les familles qui ont parfois du mal à se retrouver dans cette demande d’intervention, dans ces mots dénaturés, recadrés qui peuvent être loin de leurs problèmes du départ. Le mandat... un mariage qui ne peut rester blanc Une fois le contrat signé au SAJ, SPJ ou TJ, la vie à deux (famille/service) commence… Mariage arrangé, obligations réciproques de devoir se rencontrer sans pouvoir ni se choisir, ni se refuser. Difficile rencontre entre la demande du mandant que le service s’est (ré)appropriée, et la demande - ou parfois la non demande - de la famille qui peut vivre l’intervention comme intrusive ou menaçante, dans les cas de dénonciation par exemple. Pour le meilleur et pour le pire, paradoxe du ‘si la famille améliore son problème’, elle justifie de ce fait la pertinence de la mesure prise. Ou, à l’inverse, d’une famille qui n’évolue pas, qui n’apporte pas les changements attendus et qui de ce fait entraîne le maintien de la mesure, sa reconduite, ‘des fois que la famille serait maintenant plus disposée, plus disponible ... ‘ Agent de changement ou de contrôle… Quels changements sont à opérer pour le bien-être de la famille? Quels changements sont attendus par les instances mandantes? Qui faut-il privilégier dans les rapports que l’on doit rendre à l’autorité mandante: la famille ou le mandant? Comment concilier le cadre judiciaire, le cadre éducatif ou thérapeutique avec des lois qui les organisent si différentes? Compromis de vie de couple … les champs d’intervention sont difficilement balisables: quand fait-on de l’éducatif? Quelles différences entendre entre thérapie familiale et entretiens familiaux? Les nuances sont quelques fois infimes... Enfin, sur quels critères évaluer une fin d’intervention, la réussite ou l’échec de cette union? Sur la véracité de l’allégation, sur l’intervention menée par le service, sur les objectifs atteints ou pas, sur la situation du jeune ou de sa famille de manière à aboutir à une redéfinition d’une nou- 300 CHAPITRE 10.2 velle réalité? Et le mandant, que va-t-il réellement évaluer: la compétence des familles et/ou du service? Tant de questions qui dévoilent les enjeux d’un mandat, d’un lien entre trois partenaires complexes: le couple famille/intervenants et le mandant. Des enjeux relationnels qui s’entremêlent aux problématiques déjà difficiles des familles que nous rencontrons: maltraitance, négligence, difficultés éducatives, situations familiales post-divorce, abus sexuels, absentéisme scolaire, délits,... problématiques que nous accompagnons en vue de solliciter un changement, de mettre un travail plus thérapeutique en route pour réduire les risques de récidive, de mettre de l’ordre dans le contentieux conjugal qui génère des perturbations graves de la fonction parentale, ...et ce, en lien avec le contenu et le cadre du mandat! Travailler sous mandat … un mariage complexe, donc! Un bien étrange ménage ou manège (si les lettres sont dans le désordre)! NOTES: 1. Allégation: mettre en avant quelque chose pour appuyer ses dires. Donner comme raison, prétexte, excuse. 2. Externalisation: consiste à confier la totalité d’une fonction ou d’un service à un prestataire externe spécialisé. C O N TA C T S : COE GAIMO Tél: 082 22 60 30 301 Les prestations d’intérêt général pour les mineurs d’âge MICHEL HEINIS DIRECTEUR DU RADIAN, S.P.E.P. À BRUXELLES Les prestations d’intérêt général1 sont des mesures éducatives qui s’adressent à des adolescents ayant commis un ‘fait qualifié infraction’. Elles ont un lien préventif avec la santé mentale si l’on conçoit que l’adolescence est une crise qui oblige le jeune à inventer du nouveau, avec un passé qu’il doit s’approprier de façon personnelle Sur ce chemin où il doit poser ses traces personnelles, pour pouvoir s’y appuyer, l’adolescent peut faire de mauvaises rencontres et des faux pas. Il en viendra parfois à porter atteinte aux autres ou à leurs biens. Le considérer alors comme capable de répondre de ce qu’il a commis l’aide, sans se substituer à lui, à se sortir de cette mauvaise passe. Cela l’ouvre à son devenir de sujet, en évitant de l’enfermer dans un symptôme, que d’ailleurs le plus souvent il ne vit pas comme sien, ou dans un rejet de toute relation, jugée dangereuse ou peu crédible. La prévention s’entend donc au sens ‘d’accueillir ce qui arrive’, afin d’y trouver ses propres marques pour avancer vers son avenir. Le contexte légal et le contexte judiciaire Des mineurs d’âge ayant commis un ‘fait qualifié infraction’ se voient, en réponse à ce fait, imposer par leurs juges d’accomplir une ‘prestation éducative et philanthropique en rapport avec (leur) âge et (leurs) ressources’. Dans la pratique, cette prestation prend la forme d’un service non rémunéré que l’adolescent est tenu d’apporter à la collectivité pendant une durée déterminée (généralement entre 30 et 60 heures), d’où l’appellation ‘d’intérêt général’. Elle a, comme toute autre mesure prévue par la loi2, une visée éducative, et est énoncée comme une condition au maintien du jeune dans son milieu de vie. La prestation confronte donc à sa responsabilité un adolescent ‘délinquant’, en déplaçant cette responsabilité sur son engagement dans l’accomplissement d’un service. Malgré les apparences, il doit en effet choisir de faire cette prestation. La plupart des adolescents la comprennent bien sûr tout simplement comme une punition. Ce sont des ‘travaux forcés’ ou ‘obligés’, pour lesquels ils ne seront pas payés en retour3. Y voir un acte réparateur4 ou même personnel est souvent difficile pour eux. 302 CHAPITRE 10.2 La prestation dans le concret L’adolescent va donc devoir travailler. Le premier rôle du Radian est alors de trouver le lieu où cela se passera. Le jeune prestera dans un service communal, de C.P.A.S. ou dans une association, toutes structures offrant des services aux personnes (handicapés, enfants, personnes âgées), des équipements collectifs ou des activités culturelles (centres sportifs, parcs, foyers culturels, services communaux divers, musées). Mis à part les maisons qui s’occupent d’enfants ou de personnes handicapées, ces organismes n’ont pas de vocation éducative, mais en revanche ils témoignent d’un intérêt et d’un accueil à la problématique délinquante, et ont envie de faire découvrir leur activité et de transmettre leur savoir-faire. Ces services le font bénévolement et sans contact avec l’instance judiciaire. Les courriers et le rapport final adressés au juge sont signés par le travailleur du Radian qui sera chargé d’accompagner la prestation. Le caractère éducatif de la prestation sera donné par la nature et la qualité de cet accompagnement, qui s’appuie, en amont sur le rappel de la loi fait par le juge, et en aval sur l’accueil du service rendu par le jeune dans un organisme. Le travailleur accueillera ce que l’adolescent ‘apporte’ ; il se demandera comment il imagine ses relations avec autrui, et ce qui le motive, afin que le jeune puisse garder de sa prestation une trace liée au souvenir de cette expérience. Le travailleur veillera aussi à soutenir ses parents dans leur rôle de parents. Il réfléchit donc à l’inscription de la prestation dans le tissu social, en lien avec la famille, afin que cette prestation puisse se dérouler dans le respect des structures, et se révéler au bout du compte avoir été une expérience intéressante pour tous. ‘Ce sont des jeunes’ L’adolescent est dans une période où il se construit autrement que dans l’enfance. Au moment où il se sent appelé à prendre une place singulière et plus autonome dans la société, il élabore de nouveaux liens entre lui et les autres. Le chemin qu’il parcourra est fait de périls et de possibles qu’il doit expérimenter. Les repères, qui incluent les limites, y restent nécessaires. Des situations se révèlent, où ces repères ont manqué, et d’autres où ils sont mis à mal par des positions trop figées de ses parents. Ces repères s’avèrent aussi parfois trop lâches, ou trop défaillants, ou encore trop encombrants. Or l’adolescent a besoin de repères, dans un espace de questionnement et d’expérimentation. Mais cet espace est parfois fortement mis en question. Les parents se sentent alors débordés et ne savent plus que faire. La prestation, en déterminant la responsabilité propre à l’adolescent, soutient le rappel des limites, en appelant à leur intériorisation et à une réflexion personnelle. Sans ces limites, l’espace vital et quotidien de chacun se voit menacé. ‘J’ai fait une bêtise…’ et ‘Je ne suis pas que ça’ L’adolescent ‘délinquant’ est d’abord… un adolescent. Il interpelle par un ‘agir’ qui est une violence aussi pour lui, comme pour son entourage. Le juge de la jeunesse est alors en situation de lui rappeler les lois en vigueur dans le monde où il vit. Avec une prestation, il le confronte à une limite concrète par la privation partielle de son temps de loisir, et aux efforts qu’elle exigera de lui. Le juge lui ‘laisse une chance’, celle de ‘se mettre en ordre’ vis-à-vis de la société, en rachetant son comportement et en ‘payant sa dette’. 303 LA JUSTICE ET LE DROIT Cela ne va pas sans implication subjective, de la part du jeune mais aussi des adultes. Il faut qu’ils se sentent entendus dans ce qu’ils disent et ne disent pas. Une rencontre, que les jeunes n’acceptent pas toujours, doit avoir lieu au cours de la prestation. Ils doivent se sentir pris au sérieux. Cette rencontre, qui se fait autour de l’organisation de la prestation, cherche comment construire du lien. La prestation devient l’occasion de faire une expérience dans le tissu relationnel de l’échange, qui lui rend de l’estime de soi, et qui est source de possibles identifications. Il se découvre capable de faire certaines choses dont, par exemple et non des moindres, d’être apprécié. La prestation devient un moment de distanciation du délit, elle rend à nouveau des choses possibles pour ces jeunes parfois ‘dégoûtés’, et les mobilise à nouveau. En fin de parcours, il est précieux que le jeune entende ses parents acter ce dont la prestation aura été l’occasion pour leur fils. Ses parents reprennent confiance de l’avoir vu capable de se mobiliser pour sa prestation et capable de se faire apprécier par d’autres au cours de celle-ci. ‘J’espère qu’on ne se reverra plus, ou alors pas ici!’ La prestation cherche ainsi à donner l’occasion à un adolescent ‘délinquant’ de trouver une issue constructive aux fortes tensions (qui sont aussi cause de son faux pas) qu’il vit intérieurement sans pouvoir les interpréter et sans trouver, parfois, quoi en faire. Elle le fait en lui donnant justement l’occasion de participer à la réalisation d’un ‘objet’ ou d’un ‘service’ qui soient occasions de lien et de partage. Une prestation qui n’aura pas été accomplie dans un pur agir ‘vite fait bien fait’ restitue ipso facto les conditions pour penser ‘ce qui arrive’, ce dont l’adolescent témoigne souvent en fin de parcours. A ces conditions, s’engager dans ses actes et le faire dans sa parole inscrit l’adolescent dans le pacte symbolique, celui qui est dans l’échange et qui permet le lien social. Mais, de la coupe aux lèvres… NOTES: 1. La ‘prestation d’intérêt général’ n’est pas une ‘peine de travail’. La peine de travail, ordonnée par un tribunal correctionnel à l’égard d’un adulte, est une alternative pénale, dont la valeur est rétributive. 2. La loi du 8 avril 1965 sur la Protection de la jeunesse. 3. Or disposer et gagner de l’argent est une question fondamentale dans l’adolescence. Elle renvoie au changement de place dans la société. 4. La victime n’étant pas concernée, plusieurs services proposent aussi la médiation comme réponse éducative à un délit. C O N TA C T S : Le Radian: tél: 02 215 16 76 www.leradian.be 304 Le traitement ambulatoire des abuseurs sexuels SSM DE JOLIMONT DR STÉPHANE TROCH, PSYCHIATRE ; NATHALIE MATHIEU, NICOLE FOUCART, PHILIPPE WATTIER, PSYCHOLOGUES ; CORINNE DONFUT, ASSISTANTE SOCIALE ET LICENCIÉE EN CRIMINOLOGIE ; LAURENCE CHECCIN, STAGIAIRE PSYCHOLOGUE. Notre travail avec les auteurs d’infractions à caractère sexuel (A.I.C.S.) s’inscrit dans le cadre de la Loi du 4 mai 1999 concernant la prise en charge des A.I.C.S., dont les aspects thérapeutiques ont été confiés par la Région Wallonne à des équipes de santé spécialisées. Parmi celles-ci, quatorze services de santé mentale (dont le nôtre) ont répondu favorablement au mandat proposé par la Région ; deux institutions hospitalières l’ont également accepté. Nous envisageons cette prise en charge comme un partenariat entre acteurs de terrain de la justice et de la santé. Ce partenariat est formalisé par une convention tripartite cosignée par l’auteur d’infraction, l’assistant de justice et le thérapeute. Notre équipe est constamment interpellée par l’articulation entre contrainte, récidive et secret professionnel dans la prise en charge thérapeutique. Nous n’aborderons ici que les aspects relatifs au suivi à visée psychothérapeutique ; les autres dimensions de l’accompagnement (sociale, éducative par exemple), bien que pouvant avoir toute leur importance sur le plan thérapeutique, n’ont pu être synthétisées ici. Travail de notre équipe L’équipe se compose d’un psychiatre, de quatre psychologues, d’une assistante sociale licenciée en criminologie, et d’une secrétaire (tous à temps partiel). Nous avons décidé de ‘répartir’ les demandes sur les personnes engagées pour cette mission spécifique mais aussi sur tous les thérapeutes de l’équipe généraliste: notre souci était de recevoir ces demandes dans un cadre généraliste, parmi d’autres demandes, afin de ne pas en accentuer la ‘spécificité’ et d’éviter ainsi toute stigmatisation. Parallèlement, nous avions le souci de garder une consultation hétérogène pour les thérapeutes. Au fil du temps, partant de nos repères cliniques habituels, nous nous sommes rendus compte de l’importance de situer notre écoute et nos interventions de façon à permettre l’accueil et la ‘mise au travail’ de ce qui, dans le discours de la personne, renvoie à un niveau ‘archaïque’ de sa construction psychique. Archaïque, c’est-à-dire relatif à ce temps de son histoire (dans les toutes premières années de la vie pour la plupart des auteurs) où l’identité commence à se construire, avec en corollaire, la faculté de reconnaissance de l’autre (l’altérité). Ce point précis (accès à la subjectivité, reconnaissance de l’altérité) fait problème de façon récurrente chez les A.I.C.S., 305 LA JUSTICE ET LE DROIT comme d’ailleurs chez d’autres consultants n’ayant pas commis ce genre de délits. Ce qui signifie bien qu’il n’est sûrement pas un facteur déterminant, à lui seul, de la trajectoire délictuelle. Ce type de travail permet alors, sans doute, de susciter chez ces patients un sentiment de reconnaissance ‘comme être souffrant’ et ouvre progressivement à une rencontre dans leur singularité de personne. C’est l’amorce possible d’un travail subjectivant et humain. Ceci se fait parfois au terme d’un cheminement qui peut prendre plusieurs années. Les moments de partage en équipe sont parfois, à cet égard, une clé de voûte de la prise en charge thérapeutique. A propos du symptôme / délit Si la justice a pour mission de se pencher sur le délit (preuve, condamnation, récidive), le thérapeute, quant à lui, se penche sur ce que le délit traduit. Il a à charge d’explorer en quoi ces actes se sont avérés inévitables, c’est-à-dire de quoi ils se révèlent être des symptômes. Si la justice se préoccupe d’abord de récidive, le thérapeute, lui, est alerté lorsqu’il sent à l’œuvre, chez le patient, une compulsion de répétition. A propos de la contrainte / demande Beaucoup de ceux que nous avons rencontrés étaient ‘motivés’ à venir surtout parce qu’ils savaient qu’en acceptant d’être suivis, ils sortiraient plus vite de prison. Mais qui d’entre nous ne le serait pas? Il est vrai qu’initialement on sent assez peu une ‘demande’ chez ces personnes. De plus, certains traits pathologiques relatifs aux actes commis sont la traduction du mode de fonctionnement psychique de ces personnes, qui les enferme dans des besoins qui s’imposent à eux et auxquels ils sont aliénés. Cela explique que ces personnes ne ressentent en général pas le besoin de consulter. C’est donc à ce niveau qu’il faut peut-être situer l’utilité de la contrainte de traitement émise par la justice, qui est alors de susciter une première rencontre entre le patient et le thérapeute. Quelquefois pourtant, la thérapie est réclamée par le patient ; il arrive alors que son discours se focalise sur la question de l’identité de la victime: qui est victime, elle ou moi? Dans le cas d’abus intrafamiliaux non suivis de séparation conjugale, la souffrance de la victime peut être complètement évacuée par la famille, à moins que ce ne soit la victime elle-même qui se retrouve écartée… Dans ces situations, une focalisation exclusive de l’intervention à visée thérapeutique sur l’auteur nous semble avoir peu de sens. C’est donc ici le modèle (actuellement prévalent) de prise en charge individuelle qui mériterait d’être repensé, et élargi à un travail sur le mode de fonctionnement du couple, voire de la famille entière (même si seul le délinquant est sous contrainte de traitement). Favoriser l’émergence d’une demande individuelle, conjugale ou familiale (selon les cas de figure) qui correspondrait réellement à un désir pourrait donc bien représenter l’aboutissement du travail entrepris dans ce temps thérapeutique. En guise de conclusion A l’heure où il nous semblerait opportun que les partenaires des deux institutions concernées par ces accords de coopération se réunissent pour aborder ensemble la question de ‘clivages’ 306 CHAPITRE 10.2 internes qui se répercutent sur la cohérence globale des prises en charge, nous avons tenté de faire sentir que, comme bien souvent dans le domaine de la ‘psychothérapie’, c’est la clinique qui nous interroge et nous fait avancer vers une autre écoute et vers d’autres dispositifs thérapeutiques. Ce travail dit spécifique nous en ayant donné l’occasion, il eut été dommage de ne pas tenter, fût-ce très approximativement, d’en rendre compte. C O N TA C T S : SSM Jolimont, rue Ferrer 196, 7100 Haine St Paul Tél: 064 23 33 48 307 LIENS Quelques liens utiles Fondation Roi Baudouin: www.kbs-frb.be Institut Wallon pour la Santé Mentale: www.iwsm.be Vlaamse Vereniging Geestelijke Gezondheid: www.vvgg.be Fondation Julie Renson Stichting: www.julierenson.be Similes: www.similes.org www.theseas.be 311 RÉSUMÉ Ce livre est une mosaïque d’opinions, d’expériences et de témoignages autour de la santé mentale en Belgique. Il explore les différents secteurs de la société: travail, logement, enseignement, culture et justice, où la santé mentale se décline en (nouveaux) besoins spécifiques. Il lance des pistes novatrices et remet en question certaines idées reçues. La démarche de ce livre correspond à la volonté du Fonds Reine Fabiola pour la Santé Mentale d’insuffler du renouveau dans ce domaine, d’enrichir les pratiques des uns et des autres, de décloisonner les champs, de favoriser les échanges et de susciter les expériences. Son titre: ’Au plus près des gens’ indique clairement la tendance actuelle des soins de santé mentale à se rapprocher des publics concernés, et à s’adapter aux demandes de plus en plus ciblées émanant de populations plus diversifiées que par le passé. Bref, la santé mentale envahit le champ de la vie quotidienne, et cet ouvrage se veut un manifeste qui accompagne cette mutation. Les premiers concernés, les patients eux-mêmes, sont devenus partie prenante dans leurs soins ; ils s’organisent en groupes d’entraide et de self-help, et fondent des associations qui pèsent dorénavant dans le balance des décisions politiques. Il en va de même pour les familles, qui exigent davantage d’implication dans la prise en charge, davantage de respect et de soutien pour cette implication, en contrepartie de la plus grande responsabilité qui leur échoit à présent que les patients ne vivent plus, pour la plupart, en institutions. Il se dégage une nette demande de soins pour des populations autrefois ‘muettes’, comme les enfants et les personnes âgées. Les enfants, pour toutes sortes de raisons, développent de plus en plus tôt des pathologies spécifiques, qui nécessitent des prises en charge adaptées. Ils peuvent aussi être pris dans la tourmente des troubles de leurs parents, et en concevoir à leur tour des difficultés de vie qui doivent faire l’objet d’une prévention bien pensée, afin d’éviter que ne s’enclenchent des spirales maléfiques. Quant aux personnes âgées, de plus en plus nombreuses, et souvent laissées pour compte dans une société qui privilégie la rentabilité et la vitesse, il est bon de rappeler que les problèmes de santé qui les frappent ne sont pas uniquement ‘somatiques’, et que vieillir ne devrait pas nécessairement être synonyme de tristesse, de dépression et de démence. Là aussi, la prévention est possible, et nécessaire. Le monde du travail est abordé sous deux angles: comme source de problèmes, et comme solution à d’autres problèmes. Il est en effet source de problèmes quand il est lié à un trop grand stress, et c’est une question qui fait l’objet d’un nombre croissant d’études, et de démarches préventives au sein du monde de l’entreprise. Mais le travail est aussi le sésame de l’intégration dans la société d’aujourd’hui. C’est donc par diverses formes d’activités – rémunérées ou non – que passent presque toutes les initiatives de réinsertion et de réhabilitation de personnes marginalisées, ce qui stimule la créativité de très nombreux professionnels de la santé mentale, et donne lieu à des partenariats inédits, prometteurs, généreux. De pair avec le travail, vient le logement, dont le prix engouffre souvent l’essentiel des revenus des plus démunis et les maintient dans le cycle infernal de l’exclusion. Mais le logement, 315 AU PLUS PRÈS DES GENS c’est aussi le synonyme de l’autonomie, ce qui, pour certains, est un combat de tous les jours. Des solutions s’ébauchent, qui combinent solidarité et respect. La crise actuelle que traverse l’école se superpose, en partie du moins, au malaise des adolescents qu’elle accueille. Violence, décrochage, drogue deviennent les symptômes quotidiens de ce mal-être, auquel doivent faire face des professeurs déboussolés, eux-mêmes aux prises avec la crise d’identité de leur profession. Des initiatives inédites voient le jour, qui sont autant de leviers pour mobiliser la formidable énergie et le potentiel d’enthousiasme de la jeunesse. Le domaine de la culture et celui de la santé mentale ont de nombreuses intersections, dont trois sont développées ici. L’expression artistique est-elle ‘thérapeutique’ pour les personnes en souffrance psychique? Il ne fait en tout cas aucun doute qu’elle est un moyen privilégié pour créer du lien et de l’émotion partagée. Ensuite sont examinés les enjeux de la multiculturalité: comment conjuguer la richesse de nos pratiques thérapeutiques avec le respect des cultures parfois très différentes de ceux qui nécessitent ces soins? Quand le déracinement se complique des traumatismes de la guerre et de l’exil, comment panser les plaies et faire en sorte que les générations suivantes trouvent leur place chez nous? Un troisième aspect de la culture considéré ici est celui des relations avec la presse: comment assurer une couverture respectueuse des questions de santé mentale dans notre société de l’hypermédiatisation? Le dernier chapitre met en lumière les nombreux écueils de la relation entre la santé mentale et la justice, deux mondes qui sont régis par des impératifs divergents, difficilement conciliables. L’enfermement, voire l’emprisonnement, des personnes aux prises avec des troubles mentaux, ne se fait pas de manière satisfaisante ; des projets pilotes sont récemment apparus, dont on espère une amélioration de la situation. Mais la situation des prisonniers ‘ordinaires’ laisse aussi beaucoup à désirer sur le plan de la santé mentale. Enfin, les relations du citoyen – victime ou coupable de délit – et de la justice, font l’objet du dernier chapitre. 316 La Fondation Roi Baudouin Contribuer à l’amélioration des conditions de vie de la population La Fondation Roi Baudouin est une fondation d’utilité publique qui a vu le jour en 1976, l’année des 25 ans de règne du Roi Baudouin. La Fondation est indépendante et pluraliste. Nous œuvrons pour améliorer les conditions de vie de la population. Les dépenses annuelles totales de la Fondation sont de quelques 39 millions d’euros an. Ce budget nous permet de réaliser pas mal de choses au service de la société, mais nous ne pouvons pas tout faire. C’est pourquoi nous choisissons de mettre l’accent sur certains thèmes prioritaires, que nous adaptons aux besoins changeants de la société. Nos programmes centraux pour les années à venir sont: Justice sociale, Société civile, Gouvernance, et Fonds & Philanthropie d’aujourd’hui. Le programme ‘Justice sociale’ détecte de nouvelles formes d’inégalité sociale et soutient des initiatives qui accroissent l’autonomie des personnes les plus vulnérables. Avec le programme ‘Société civile’, nous cherchons à stimuler l’engagement citoyen et à renforcer le mouvement associatif. ‘Gouvernance’ entend associer plus étroitement les citoyens aux décisions sur les modes de production et de consommation des biens et des services ainsi qu’aux évolutions dans les sciences médicales. Quant au programme ‘Fonds & Philanthropie d’aujourd’hui’, il vise à encourager des formes modernes de générosité: la Fondation fournit des informations aux donateurs et leur propose toute une gamme d’instruments de philanthropie. A côté de ces quatre programmes centraux, la Fondation mène aussi plusieurs ‘Initiatives spécifiques et structurelles’. Nous menons un projet sur l’aménagement du quartier européen à Bruxelles, soutenons Child Focus et avons conclu un partenariat structurel avec le European Policy Centre. Précisons encore que tous nos programmes et projets accordent une attention particulière à la diversité culturelle et à l’équilibre des relations hommes-femmes. Pour atteindre notre objectif, nous combinons différentes méthodes de travail: nous soutenons des projets de tiers, nous développons nos propres projets sur certains thèmes, nous organisons des journées d’étude et des tables rondes réunissant des experts et des citoyens, nous mettons sur pied des groupes de réflexion sur des enjeux actuels et futurs, nous rassemblons autour d’une même table des personnes aux visions très diverses, nous synthétisons les informations ainsi obtenues dans des publications et des rapports (gratuits),… En tant que fondation européenne en Belgique, la Fondation Roi Baudouin est active au niveau local, régional, fédéral, européen et international. Nous tirons bien sûr parti de notre implantation à Bruxelles, capitale de l’Europe, de la Belgique et des deux grandes Communautés de notre pays Vous trouverez de plus amples informations sur nos projets et publications sur notre site internet: www.kbs-frb.be. Renseignements pratiques par e-mail [email protected] ou tél. +32-70-233 728 Fondation Roi Baudouin, rue Brederode 21, B-1000 Bruxelles, +32-2-511 18 40, fax +32-2-511 52 21 Les dons à partir de 30 euros versés à notre compte 000-0000004-04 sont fiscalement déductibles. www.kbs-frb.be �������������������������������������� ������������������������������������������ ��������������������������������������������� ��������������������������������������������� �������������������������������������������� ��������������������������������������������� ����������������������������������������� ������������������������������������������ ��������������� ���������������������������������������� ��������������������������������������������� ����������������������������������������� ��������������������������������������������� ������������������������������������������� ������������������������������������������ ������������� �������������������������������������������� ��������������������������������������������� ������������������������������������������ ������������������������������������������ �������������������������������������������� ��������������������������������������������� ����������������������������������������� ��������������������������������������� �����������������������������������������