Gouvernance internationale de l`internet: de la légitimité
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Gouvernance internationale de l`internet: de la légitimité
Gouvernance internationale de linternet: de la légitimité historique au droit international ? Pascal Renaud1 RÉSUMÉ Le troisième Forum sur la gouvernance de linternet qui sest tenue en novembre 2008 à Hyderabad en Inde avait pour thème « Reaching the next billion ». Il mettait ainsi le doigt sur la principale contradiction à laquelle est il est confronté. Le succès du Net en a fait un service à la fois universel et mondial tandis que son histoire, celle dun réseau universitaire la conduit à rester sous la tutelle dun organisme californien contrôlé par un seul pays. Cette question a longtemps été débattue au Sommet mondial sur la société de linformation, à Genève en 2003, puis à Tunis en 2005, sans quil soit possible de trouver un consensus. Renvoyé de groupe de travail en Forum, la question dun partage plus équitable des responsabilités naboutit toujours pas. La raison est à rechercher dans une histoire originale. Linternet est né aux États-unis, en marge des institutions traditionnelles de normalisation et de coordination des télécommunications. Il a forgé ses structures de coordination sur un modèle très dynamique, plus universitaire que diplomatique et dont louverture et la transparence ont souvent été soulignées. Cependant, en allant vers son deuxième milliard dutilisateurs, linternet est placé à un tournant de son histoire. La majorité des utilisateurs se recrute maintenant en dehors des pays industrialisés et ce ne sont plus les États-Unis mais la Chine qui en recense le plus grand nombre. Quelque soit sa légitimité historique, le système hérité des pères fondateurs de linternet ne pourra pas perdurer. Et ceci dautant plus quil se révèle incapable de faire face aux défis daujourdhui, quil sagisse de préserver la diversité culturelle et linguistique ou de lutter contre la cybercriminalité. Le changement dadministration à Washington et la crise financière internationale offrent loccasion dune réflexion sur la gestion ultralibérale conduite par lICANN comme sur la tutelle des seuls États-Unis sur le dispositif central de coordination de l'internet. MOTS-CLÉ Internet ; société de linformation ; télécommunication ; gouvernance internationale ; droit public international ; diversité linguistique ; organisations internationales ; ICANN ; noms de domaine ; pays en développement ; 1 Unité de recherche « Savoirs & Développement », Institut de recherche pour le développement (IRD); 32 avenue Henri Varagnat ; F-93143 Bondy Cedex France Adresse électronique : Pascal <point> Renaud < Arobas> ird <point> fr Gouvernance de l'internet Pascal Renaud 2009 1 INTRODUCTION LInternet sétend dans tous les pays. Les accès publics se sont multipliés même dans les pays les plus pauvres. Le Net est devenu un « service essentiel », voire un « droit inaliénable » dans certains pays2. Nous sommes aujourdhui plus dun milliard dindividus plus ou moins connectés et donc citoyens du cyberespace. La gouvernance dun tel espace pose inévitablement des problèmes nouveaux qui attendent des solutions originales. Celles-ci devront prendre en compte les différentes facettes, techniques, politiques et éthiques du cyberespace (Berleur and Poullet 2003). Nous en sommes encore loin. En 2009, alors que la plupart des pays sont connectés au Net depuis plus de dix ans, le dispositif de régulation international hérité de la période universitaire, est toujours sous la tutelle des États-unis et offre un service minimum. Cette situation est facteur de troubles et dincertitudes sur lavenir du réseau (Delmas 2004). En effet, Cest toujours lICANN 3, Société internet pour lattribution des noms et des numéros, qui assure la régulation mondiale du Net. Cette « société à but non lucratif » de droit californien est une sorte de concessionnaire (Afonso 2005) du département américain au commerce et du NTIA4, « principal conseiller du président (des États-Unis) sur la politique de télécommunication et dinformation5 ». lICANN coordonne lattribution des noms de domaine et la distribution des numéros IP 6 à travers un réseau détablissements accrédités : les registres (register), les registry et les registrars. Les premiers distribuant les numéros, les autres administrant ou vendant les noms (UIT 2005). UNE GESTION UNILATÉRALE CRITIQUÉ PAR LONU Cest ce paradoxe entre un réseau mondial et une gouvernance locale qui a préoccupé les délégations diplomatiques au Sommet Mondial sur la Société de lInformation (SMSI) 7. La gouvernance internationale de linternet a été inscrite à lordre du jour par les pays en développement lors de la dernière conférence préparatoire PrepCom 3 8, à la veille de louverture officielle du Sommet de Genève. Cest le Brésil qui a pris linitiative daborder ce sujet qui fâche, vite relayé, il est vrai, par les autres grands pays émergents tels que le Mexique, lInde et la Chine tout autant que par le « groupe des pays africain ». Dès lors, la question est devenue incontournable et le débat houleux. La déclaration finale du Sommet de Genève, en décembre 2003, y consacrera une grande partie du chapitre 6 qui porte sur le cadre juridique. Elle plaide pour que « la gestion internationale de l'Internet (s'exerce) de 2 En France un arrêt du Conseil constitutionnel (haute cours) sest référé à « la liberté de communication et d'expression, énoncée à l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 » pour invalider un texte qui aurait permis à lAdministration de fermer laccès internet de personnes accusées de téléchargement illégal. 3 Internet Corporation for Assigned Names and Numbers 4 National Télécommunications and Information Administration, 5 Expression utilisé par le site du NTIA : http://www.ntia.doc.gov/ntiahome/aboutntia/aboutntia.htm 6 Chaque ordinateur est identifié sur le réseau par un numéro unique IP (Internet Protocol). 7 Le SMSI est un sommet mondial des chefs dÉtats et de gouvernement qui sest tenu en deux phases, la première à Genève en décembre 2003 et la seconde à Tunis en novembre 2005 (www.itu.int/wsis). Les résolutions du SMSI ont été approuvées par les représentants de 174 États. Le Sommet a réuni en outre, plus de 1000 représentants de la société civile, des médias et du secteur privé. 8 Les Sommets des Nation unis sont préparés par trois conférences préparatoires dénommées « PrepCom » qui réunissent les délégation des pays membres. Gouvernance de l'internet Pascal Renaud 2009 2 9 façon multilatérale » et demande au « Secrétaire général des Nations Unies de créer un groupe de travail, dans le cadre d'un processus ouvert et inclusif prévoyant un mécanisme garantissant la participation pleine et active des représentants des États, du secteur privé et de la société civile tant des pays développés que des pays en développement et faisant intervenir les organisations intergouvernementales et internationales ainsi que les forums concernés pour, d'ici à 2005, étudier la gouvernance de l'Internet et éventuellement formuler des propositions concernant les mesures à prendre ». On notera que sil sagit de formuler des propositions et de prendre des mesures mais que ce terme « dautorité » est tempéré par ladverbe « éventuellement ». Ce style alambiqué auquel ont du recourir les diplomates traduit la difficulté à trouver un compromis après une séance tumultueuse qui sest terminée tard dans la nuit... Le groupe de travail sur la gouvernance de linternet GTGI 10 sera mis en place en début 2004. Composé de 40 membres et présidé par Nitin Desai, conseillé spécial du Secrétaire général de lONU pour le SMSI, il aura pour mission « de préparer le terrain pour les négociations qui auraient lieu lors de la deuxième phase du SMSI ». Après 18 mois de travail, il conclura que « le contrôle est exercé de façon unilatérale », précisant même que « les responsables de la zone racine sacquittent aujourdhui de leurs fonctions en labsence de toute relation officielle avec quelque autorité que ce soit », remarquant que « les coûts sont répartis de manière inégale » et sinquiétant de ce que « les fournisseurs daccès à lInternet situés dans des pays éloignés des dorsales du réseau mondial doivent assumer lintégralité du coût des circuits internationaux ». Il constate enfin quil nexiste ni mécanisme, ni outil juridique qui puisse garantir la sécurité et prévenir les infractions, quaucun « mécanisme international ne permet aux États de participer à lexamen de questions multisectorielles relatives à lélaboration dune politique Internet au niveau mondial ». Ces constatations de lONU remettent à la fois en cause l'hégémonie des Étatsunis sur l'internet et la dérégulation du secteur des télécommunications qui fait porter les charges sur les acteurs les plus éloignés des centres industriels et technologiques. UNE SITUATION DE BLOCAGE Cependant, ce remarquable plaidoyer, naboutit pas à louverture de négociations lors de la deuxième phase du Sommet. Ce nest quà la veille de la conférence plénière des chefs dÉtat et de gouvernement de Tunis en novembre 2005 que les États-Unis acceptent « de réunir un forum en vue d'un dialogue entre les multiples parties prenantes sur les politiques à suivre » Mais dans le mandat de ce Forum pour la gouvernance dinternet (IGF11), il nest fait nulle référence à une gouvernance multilatérale, à une répartition inégale des coûts, et moins encore à la préparation de négociations, toutes choses pourtant consignées dans le mandat du GTGI issu de la première phase du sommet. Force est de constater quen trois ans, le débat a régressé. Ce quexigeait Genève, Tunis loublie pour formuler un mandat confus pour un Forum sans moyens et sans autorité. Les partenaires se sont crispés sur leurs positions. Et après trois réunions de lIGF, si latmosphère diplomatique est plus détendu, nous en sommes toujours à « faciliter léchange et le dialogue entre toutes les parties prenantes » Si lIGF permet de débattre, denvisager des solutions, il ne semble pas à même de faire converger les points de vue et moins encore dimposer un consensus. Au contraire, lors du second forum qui sest tenu à Rio en décembre 2007, les délégations ont eu un sentiment de dispersion (ou de noyade). En quatre jours, ce ne sont pas moins de quatre vingt dix huit sessions qui se sont tenues sur une multitude de thèmes à raison de cinq à sept sessions menées en parallèle. Pour quune délégation puisse sinformer de lensemble des débats, 9 Voir notamment les articles 48, 49 et 50 de la Déclaration finale de Genève Working Group on Internet Governance (WGIG). Site : http://www.wgig.org/ 11 Internet Governance Forum (IGF) 10 Gouvernance de l'internet Pascal Renaud 2009 3 elle devait réunir au moins sept personnes travaillant dix heures par jour. Cette formule a mis hors course les pays les plus pauvres dautant plus que, contrairement à ce qui sest passé lors de la préparation du SMSI, aucune subvention na été distribuée par les organisateurs. La même pièce s'est rejouée à Hyderabad (Inde) en novembre 2008. Mais pour éviter le ridicule du « remake », les organisateurs avaient cependant pris soin d'annoncer un thème nouveau - dans cette enceinte - celui de la fracture numérique: « Reaching the Next Billion ». Cette approche pouvait sinon satisfaire, du moins ne pas trop heurter les pays émergents et notamment la Chine, sans pour autant poser trop de problèmes financiers. Contrairement au SMSI, le Forum n'a aucun mandat qui lui permettrait de sengager dans laide au développement. Les pays donateurs navaient donc rien à craindre. La discussion sest limitée à lister les facteurs de ralentissement que sont l'insuffisance de contenus en langues locales (notamment en Inde), l'inadaptation des claviers, la faiblesse des logiciels de traduction, l'analphabétisme, le manque d'infrastructures, de formation technique, le coût encore élevé des ordinateurs... Et chacun pouvait y aller de sa proposition Une certaine lassitude semble toutefois gagner les participants au Forum. Leur nombre se réduit d'année en année. En effet, comment justifier ces déplacements d'experts à des milliers de kilomètres pour bavarder, qui de la fracture numérique, qui d'une nouvelle génération de terminaux hybrides12 , qui de la domotique et de l'internet des objets... Comment convaincre son département, lorsquaucun des objectifs attendus par les gouvernements n'avance. Si, pire encore, la presse internationale, voir nationale, ignore cette auguste assemblée de diplomates et d'experts. Le principal résultat diplomatique de cette conférence n'est-il pas d'avoir pris conscience qu'on ne pourra pas éternellement débattre sans conclure ? C'est en tout cas le sentiment que donne la lecture dun objectif annoncé pour la prochaine réunion du Forum qui se tiendra en novembre 2009 à Charm el-Cheikh en Égypte, celui d'examiner la volonté de continuer13. UNE HISTOIRE HORS NORMES Pour bien comprendre la situation actuelle, il est cependant nécessaire de revenir un peu en arrière. Notons tout dabord, quà aucun moment de son histoire, linternet ne sest inscrit dans les normes en vigueur. La technologie IP 14 sest développée à lécart de lestablishment des télécommunications. Elle a pris racine dans une communauté des chercheurs en informatique puis sest étendu de proche en proche dans lensemble des milieux académiques. Lhistoire de la gouvernance du Net commence avec Jon Postel. Ingénieur informaticien, chercheur, il est recruté en 1969 pour le projet ARPAnet15 . Il sera léditeur des RFC ou request for comments (Cerf, 1998; Leiner et al., 1999) et le restera jusquà sa mort en 1998. Cest à ce titre quil va hériter de la gestion des noms de domaine. En 1983, lorsque le nombre de serveurs du réseau est sur le point datteindre le millier, Jon Postel devient officiellement « lautorité dattribution des numéros » IANA16. A ce titre, il va mettre en chantier le développement dun logiciel de gestion dannuaire afin dautomatiser le processus pour garantir lunicité de la relation entre le nom de lordinateur et son numéro IP. Après plusieurs essais plus ou moins heureux, le logiciel BIND 17 va stabiliser le dispositif. Principal 12 Sorte de téléphone-portable-ordinateur will examine the desirability of the continuation of the Forum. 14 IP : « Internet protocole » désigne lensemble des méthodes utilisées pour la transmission de données par paquet sur le réseau internet 15 ARPAnet : Advanced Research Projects Agency Network, ce projet a donné naissance à la technologie IP. 16 Internet Assigned Numbers Authority 17 BIND signifie « Berkeley Internet Name Domain » parce que la première version de ce logiciel a été mis au point à lUniversité de Berkeley en Californie 13 Gouvernance de l'internet Pascal Renaud 2009 4 18 logiciel assurant le service de gestion des noms de domaine (DNS ), il est consacré par les RFC1034 et 103519 . Cest encore actuellement le logiciel le plus utilisé malgré loffre de Microsoft. Avec le DNS, Jon Postel impose alors la communauté des spécialistes en était-elle consciente ? un tournant crucial à linternet. Le réseau jusqualors parfaitement décentralisé, « capable de résister à une attaque nucléaire » ne comprenant ni serveur central ni concentrateur va sorganiser symboliquement mais aussi techniquement autour dun « serveur racine » maître des adresses et seul capable détablir toutes les liaisons (Klein, 2002). LA TRIBU DES PIONNIERS DU NET Ces décisions ne sont pas le résultat dun machiavélique calcul économique ou dune volonté dhégémonie. Elles sinscrivent dans les traditions et les utopies du groupe qui est aux commandes de lARPAnet, celles dun monde sans frontière ou lidentité est donnée par la nature de lactivité professionnelle. Celle-ci est commerciale (.com), éducative (.edu), gouvernementale (.gov), militaire (.mil) ou non lucrative (.org) Dans ce monde imaginaire, situé entre Berkeley et le MIT, tout le monde parle anglais et considère la constitution des États-Unis comme le meilleur garant des libertés. Le dispositif de Postel nest pas totalitaire ni même fermé. Les Européens et les Latino-américains préfèrent les domaines nationaux : ils auront leur codes pays, les CC :TLD20. Tous les codes « ISO 3166 » à deux lettres qui désignent des « entités territoriales » constitueront aussi des domaines de haut niveau (.br, .de, .fr, .mx, .uk, etc.) De même, ce nest pas seulement le succès de leurs travaux, lexceptionnelle réussite de leur invention qui a porté les pères de linternet aux commandes politiques du Net et qui les conduit à sy maintenir. Mais plutôt la marginalité dans laquelle ils ont été confinés pendant longtemps. En effet entre le début des années 70, lancement du projet ARPAnet et le début des années 90, ouverture de linternet au grand public, il sécoule vingt ans. Vingt ans pendant lesquels ces chercheurs aujourdhui encensés étaient cantonnés dans la sphère universitaire, leurs technologies étant méprisées par les grands industriels et les majors des télécoms. ARPAnet connaissait un succès destime auprès des initiés. Il ne sétendait réellement que dans les laboratoires voisins et amis. Certes, linternet traverse lAtlantique mais il reste cantonné aux milieux de la recherche technologique. La communauté des pionniers du Net se construit dans ladversité et dans une marginalité relative, sur un immense territoire mais dans un si petit monde Pendant ces années, linternet a du sorganiser de manière autonome sans référence aux normes internationales. Son cadre social est celui de luniversité. Les référents idéologiques de ses promoteurs sont libéraux et pacifiques (Elie, 2004). Ils forment une communauté dinformaticien, une tribu au sens de Philippe Breton (Breton, 1990). Celle-ci va forger ses modes de gouvernance en toute indépendance face aux opérateurs de télécommunication qui sopposaient à cette technologie et à lidéologie de ceux qui la portaient. Ils la considéraient comme peu fiable, voire totalement inutilisable sur une grande échelle. La technologie TCP/IP avait pour ces majors des télécoms, un défaut rédhibitoire : elle nétait pas capable de bien facturer des utilisateurs. La situation qui prévaut aujourdhui dans laquelle les clients payent un abonnement forfaitaire quelque soit la durée et la quantité de données échangée, était le cauchemar des opérateurs. Ces derniers avaient investi des sommes considérables dans la mise au point de procédés concurrents qui incluaient des 18 DNS : Domain Name Server http://www.ietf.org/rfc/rfc1034.txt et http://www.ietf.org/rfc/rfc1035.txt 20 Les CC :TLD, Country Code : Top Level Domain sopposent au G:TLD, Generic Top Level Domain tel que les « dot com ». 19 Gouvernance de l'internet Pascal Renaud 2009 5 21 mécanismes de facturation très sophistiqués . Ils étaient bien décidés à les imposer à cette petite communauté dintellectuels non-conformistes. Lorsque prend fin cette traversée du tunnel et quenfin les autorités prennent la mesure du succès de linternet, un dialogue timide sengage avec la communauté de linternet et ses « institutions » telles que lInternet Society (ISOC22). Comment demander à ceux qui viennent de prouver leur efficacité et qui sont au sommet de leur gloire de se dissoudre pour entrer dans un moule qui a cherché à les exclure ? Les pionniers du Net feront corps derrière Vin Cerf et Larry Landweber pour non seulement conserver leur dispositif de gouvernance mais pour le renforcer, le stabiliser et en faire un modèle à imiter. Jon Postel, éditeur des RFC, restera jusquà sa mort, larbitre suprême de lattribution des noms et des numéros le responsable incontesté de l'IANA (Internet Adressing and Naming Autority). LHÉRITAGE DE POSTEL Avec lextension du réseau au grand public, cette situation, où cest un mandarin qui décide, nest plus acceptable. Il devient urgent pour le gouvernement américain, sil veut conserver sa suprématie, de mettre en place un dispositif plus présentable et donc plus durable. Ce sera dautant plus facile que Postel est très malade et ne peut plus assumer ses fonctions. LICANN est créé à lissue dun processus de concertation qui passe par la rédaction dun livre blanc (NTIA, 1998). Larbitre unique, Jon Postel, est remplacé par un collège de directeurs. Mais les chefs historiques restent les garants du processus. Lessentiel des membres de cette gouvernance collective fait parti du groupe dirigeant de lInternet Society. La création de lICANN ne remet pas en cause le pouvoir de la tribu : elle lorganise. Les décisions ne sont plus celle dun seul homme, elles sont prises en délibération lors dun « Conseil de directeurs »23 instance nommée à lissue dun processus complexe et assez obscur qui fait la part belle aux pionniers du Net. Les directeurs de lICANN sont choisis pour leur implication dans le développement du Net linnovation technologique et le soutien quils ont apporté à lICANN. Ils doivent « être familiers avec les technologies IP, DNS, les registres, les registrars et les protocoles ( ) et être capables de travailler et de communiquer en anglais par oral et par écrit 24 ». (ICANN 2003a). Voilà qui élimine les candidats aux profils trop politiques ou trop exotiques qui, trop souvent, sont peu familiarisés avec linformatique ou qui ne sexpriment pas parfaitement en anglais. La méfiance à légard du pouvoir politique nest dailleurs pas dissimulée. Les statuts précisent « quaucun représentant dun gouvernement ou dune organisation intergouvernementale ne peut être directeur ». Ceux-ci sont représentés par un délégué à voix consultative qui est sensée représenter lensemble des gouvernements. Noublions pas que le pays hôte conserve une tutelle étatique sur lorganisme dans son ensemble. Cependant, lICANN, sorte dassociation dinternautes sous tutelle américaine ne peut prétendre à aucune légitimité au regard du droit international. Raison pour laquelle il ne peut intervenir efficacement sur les maux qui rongent actuellement le Net : lutilisation abusive de données personnelles, le Spam, les escroqueries en ligne et plus généralement ce quil est convenu dappeler la cyber-criminalité. Il éprouve dénormes difficultés à avancer dans le domaine de la diversité linguistique et culturelle. 21 Il sagit des normes ISO dont les plus connues sont X25 pour la transmission de données par paquet et X400 pour la messagerie 22 LInternet society ou ISOC est créé en 1992 par les pionniers de lARPAnet. Lassociation assure la promotion politique et idéologique du Net. Elle joue un rôle fédérateur auprès des organismes qui interviennent dans le développement des normes techniques. Des « chapitres nationaux » de lISOC ont été créé dans près de 70 pays. 23 Board of Directors 24 Statuts dICANN après amendement du 25 février 2003, article VI, section 3 (critères pour la sélection des directeurs) Gouvernance de l'internet Pascal Renaud 2009 6 Cest le succès du réseau universitaire, son lextension sans limite, sa généralisation à tous les pays, qui rend ce montage non seulement obsolète, mais dangereux pour la stabilité et lunité du Réseau (Benhamou and Sorbier 2006). Avec plus d'un milliard d'utilisateurs Les questions de sécurités prennent une nouvelle dimension et peuvent conduire à l'asphyxie, tandis que les pays émergents revendiquent un partage plus équitable des ressources. Arrivés sur la toile après les occidentaux, ils ont été dautant plus mal servis que les dispositifs dattribution de ressources reposent sur le principe ultra-libéral du « premier arrivé, premier servi ». Leurs cultures et leurs langues sont moins prises en compte et leurs intérêts économiques trop souvent négligés. LES INTROUVABLES NOMS DE DOMAINE INTERNATIONALISÉS Face aux revendications culturelles l'ICANN se montre peu efficace. La lenteur avec laquelle la question des noms de domaine internationalisés (IDN 25 ) a progressé en est une illustration. Lorganisme attendra lannée 2000 pour mettre la question à lordre du jour du Conseil des directeurs et engager une procédure de concertation (ICANN 2001). Il sécoulera encore trois ans après concertations, consultations, expérimentations, pour quen juin 2003 le premier guide pour limplémentation des IDN soit publié par lICANN (ICANN 2003b). Face à cette mauvaise volonté, les Chinois vont développer leur propre système de nommage. Il est lancé en janvier 2000 par le CNNIC 26, organisme chargé de la gestion du domaine national chinois (.cn). Celui-ci s'explique « mémoriser des noms de domaine en anglais est aussi incommode pour les Chinois que de ne disposer de cartes routières en anglais pour circuler dans nos villes ». Cest particulièrement pénalisant pour les commerçants qui « doivent abandonner leur enseigne familière pour détranges codes exotiques, réduisant ainsi à néant tout le travail de promotion de leur marque ». Nous sommes face à un premier fractionnement de linternet. Le système des noms de domaine chinois27 (CDNS) fonctionne avec un « plug-in » qui doit être installé sur les ordinateurs des clients et chez les fournisseurs de service. La compatibilité nest pas totale, notamment au niveau des adresses électroniques. Le CNNIN a cependant diffusé plus de 80 millions de ces plug-in en Chine, dans les pays voisins et jusquaux communautés chinoises des États-Unis... QUELLE PLACE POUR LES IDENTITÉS CULTURELLES Les questions culturelles et linguistiques rejoignent une autre question très sensible : celle des domaines internet nationaux. Ils sont gérés par des organismes locaux et tributaires de la législation de leur pays. Ils restent cependant liés au serveur racine lui-même géré par le Département dÉtat au commerce des États-unis (Benhamou and Sorbier 2006) et tributaires de certaines règles définies par lICANN. Le fait que des zones nationales du cyberespace soient indirectement sous la tutelle dun pays tiers, même sil est ami, contient une forte charge symbolique qui nest pas pour faciliter le dialogue international. Conscient de ce problème, le gouvernement des États-Unis a publié en juin 2005, une déclaration de principe sur le système de noms de domaine et dadressage de lInternet pour rappeler « la légitimité des intérêts des gouvernements concernant la gestion de leur CC :TLD (ou domaine national) » (OCDE 2007). Ces deux questions, la centralisation du système des noms de domaine et la tutelle américaine sur les serveurs racines, sont à lorigine des principales contestations de 25 26 27 International domain name Chinese Domain Name consortium (http://www.cdnc.org) Chinese Domain Name Service Gouvernance de l'internet Pascal Renaud 2009 7 lICANN. Situation dautant plus fâcheuse que ces questions sinscrivent dans son « cur de métier », quelles relèvent explicitement de ses missions, et qu'elles s'ajoutent à son incapacité à prendre en charge la sécurité des contenus du Net. UN BIEN COMMUN MONDIAL A l'approche libérale de l'ICANN, celle du premier arrivé premier servi, s'oppose le principe du « bien commun ». Cette question a été abordée dès le SMSI de Genève et les pays membres semblaient s'accorder pour considérer l'internet comme un bien commun mondial. Rappelons quil existe une tradition diplomatique de gestion des bien communs, notamment dans le secteur des télécommunications. Cest le cas de la gestion des positions dorbites des satellites. Elle est assurée par un organisme onusien, lUnion Internationale des Télécommunications (UIT) et plus précisément lUIT-T28 (secteur télécommunication de lUnion) qui gère aussi le spectre des fréquences. Par certains aspects, ces deux biens communs mondiaux sapparentent à linternet. La charte de lUIT pour le partage des fréquences et des orbites indique que « les pays ou groupes de pays doivent avoir un accès équitable aux orbites et aux fréquence en prenant en compte les besoin spécifiques des pays en développement et la situation géographique de certains pays29 » (UIT 2007). Lexpression « besoins spécifiques des pays en développement » fait référence au faible niveau dinfrastructure au sol qui rend essentielles les liaisons par satellite. Tandis que « la situation géographique de certains pays » est relative à la mécanique spatiale. Les satellites défilants passent plus rarement au dessus de léquateur que des pôles tandis que les géostationnaires restent toujours au dessus de léquateur. On le voit, sur le plan des principes, la communauté internationale est déjà habituée à gérer des biens communs au profit de tous. Ces deux préoccupations, équité et prise en compte des besoins spécifiques des pays en développement, qui fondent la procédure dallocation du spectre par lUIT, sont celles qui ont été mise en avant par le SMSI à Genève et à Tunis. Cela ne signifie pas que lUIT serait à même de gérer lensemble des questions qui relèvent de la gouvernance internationale de lInternet mais que des procédures de gestion dun bien commun « virtuel » existent. Dautres organismes devront aussi prendre leur part, notamment lUNESCO pour le respect de la diversité culturelle et LOMPI pour la propriété intellectuelle. La mobilisation des compétences des organisations existantes pourrait aussi permettre de réaliser des économies. Car contrairement à ce quaffirme ICANN depuis sa naissance, sa gouvernance nest pas totalement indolore sur le plan financier. Le budget de cette société à but non lucratif est passés de de 3,8 à 63,6 millions de US$ entre 2001 et 2009. Léquipe de douze personnes lors de sa création, compte aujourdhui de plus de cent salariés (Beky 2007, ICANN 2009), tandis que des succursales ont été ouvertes dans plusieurs grandes villes. Ce « développement », est financé par louverture de nouveaux espaces de nommage. Ces coûts pèsent sur les entreprises qui sont contraintes dacheter un nombre croissant de domaines pour se prémunir contre l'usage abusif de leurs marques et d'autres références identitaires (cybersquatting). Pendant que lICANN multipliait son budget par vingt, lUIT a réalisé des contractions de personnel suite à des gains de productivité, passant de 1000 à 800 employés, réduisant son budget dans les mêmes proportions (Fullsack 2007). 28 http://www.itu.int/ITU-R/index.asp?category=information&rlink=rhome&lang=fr countries or groups of countries may have equitable access to orbits and frequencies, taking into account the special needs of the developing countries and the geographical situation of particular countries No. 196 of the ITU Constitution (Article 44) : http://www.itu.int/ITUR/space/support/workshop/doc_document_en/Orbit_Spectrum_allocation_MS.pdf 29 Gouvernance de l'internet Pascal Renaud 2009 8 CONCLUSION De même que l'arrivée au pouvoir de Bill Clinton en 1993 a marqué un tournant dans le développement de l'internet, notamment grâce à l'action d'Albert Gore (Robert Kahn and Vinton Cerf, 2001) celle de Barak Obama pourrait être loccasion dune révision de la gouvernance du Net. Les démocrates sont traditionnellement plus ouverts au multilatéralisme et moins frileux dans les réformes La crise financière peut conduire à penser autrement les régulations, y compris celles de l'internet. Noublions pas que l'ICANN s'est voulu un modèle de gestion libérale et quil existe des similitudes saisissantes entre la finance et les noms de domaines. Agissant, à la manière dune banque centrale, lICANN crée constamment de nouvelles liquidités qui sont monétisées par ses bureaux denregistrement. Tandis que les faiseurs de spam et de sites illégaux sinstallent dans les paradis fiscaux A lheure des comptes, l'organisme pourrait faire les frais de ses choix idéologiques. Dans ce contexte, lUIT, resté très onusien, regagne de la crédibilité. LUnion peut se prévaloir de ses compétences techniques. Elle a gagné la confiance des responsables de domaines nationaux quelle réunit régulièrement à Genève. Elle est une des premières institutions à sêtre engagée sur le terrain de la sécurité. Elle a lancé plusieurs initiatives destinées à sensibiliser ses membres. Parmi celles-ci, un projet ambitieux, « UTI's Global Cybersecurity Agenda for a safer world 30 ». Il sintéresse à la fois aux questions juridiques, techniques et organisationnelles. Enfin, lUIT est lagence organisatrice du Sommet mondial de lONU sur la société de linformation (SMSI). Un ses Sommet qui a le mieux réussi à associer les organisations non gouvernementales. Le SMSI a permis à lUIT de semparer de questions de société. Il a montré sa capacité à collaborer avec les autres agences du système des Nations unies (notamment lUNESCO et le PNUD) comme celle de conduire des partenariats multi acteurs sans pour autant nier la légitimité des gouvernements. LUIT pourrait constituer une alternative crédible pour prendre en charge certaines fonctions essentielles de l'internet en cohérence avec son mandat. L'enregistrement des RFCs 31 et la gestion du processus de concertation associé pourraient lui revenir. Il en va de même de lattribution des numéros IP dont un meilleur contrôle permettrait de mener une lutte efficace contre l'information illégale et le spam en provenance de des « paradis fiscaux de linternet ». Il n'est cependant pas certain qu'il soit dans lintérêt des États-unis d'abandonner trop vite la tutelle du Net. Ne risqueraient-ils pas de perdre une source non négligeable d'information économique ? Dautant plus que lintelligence stratégique peut s'avérer particulièrement précieuse dans la période de sortie de crise. De même lattitude des Européens apparaît hésitante. Ceux-ci semblent s'accommoder de la situation actuelle. Leurs critiques campent sur des positions de principe et ne débouchent jamais sur des propositions alternatives. Il n'est pas exclu que certains redoutent une prise de contrôle de l'internet par les pays émergents qui aboutirait à la mise en place d'un dispositif bureaucratique. Cette crainte est aussi partagée par de nombreux internautes, notamment dans les communautés de pionniers. Laventure originale du Net leur parait incompatible avec un retour dans le giron des institutions officielles. Mais ne nous leurrons pas. La bureaucratie peut se marier avec le libéralisme et emprunter elle aussi des voies originales mais tout aussi dévastatrices. Rien n'indique que l'ICANN ne soit pas la forme originale de la bureaucratisation du Net. Avec un budget qui croit plus vite que l'internet lui-même, cet organisme « à but non-lucratif » coûte cher à la communauté. A repousser éternellement l'institutionnalisation du Net, nous risquons de récolter une usine à 30 http://www.itu.int/osg/csd/cybersecurity/gca/ Request For Comments : Textes décrivant http://fr.wikipedia.org/wiki/Request_for_comments) 31 Gouvernance de l'internet Pascal Renaud 2009 les normes techniques du réseau (cf. 9 gaz, tout aussi bureaucratique que les pires institutions intergouvernementale mais sans fondements légaux. La situation où un pays conserve la tutelle dun bien commun mondial destiné à relier tous les citoyens du globe, ne saurait durer. Elle ne peut déboucher que sur les malentendus et des conflits qui mèneront inévitablement au fractionnement du « global network » en une multitudes dentités nationales ou multinationales. Chacune évoluera alors au grès des politiques locales ou régionales. La liberté dexpression si chère au fondateurs de linternet et consigné par le premier amendement de la constitution des États-unis se déclinerait alors en zones dinfluence, en espaces culturels ou religieux. Nous aurions perdu un véritable bien commun de l'humanité. Un lieu où se construit actuellement une agora mondiale, un espace public international, véritablement planétaire. Les derniers événements d'Iran sont là pour nous le rappeler. Nous avons terriblement besoin de cet espace dexpression libre pour avancer vers une démocratie mondiale et débattre des questions que pose l'avenir de notre environnement planétaire. Gouvernance de l'internet Pascal Renaud 2009 10 BIBLIOGRAPHIE Afonso, C. 2005. "Gouvernance de lInternet " in Enjeux de Mots, Regards multiculturels sur les sociétés de linformation. Edited by V. Peugeot. Caen, France: C&F. Beky, A. 2007. "Cerf, pionnier du Net, quitte l'ICANN," in NetEco. Benhamou, B., and L. Sorbier. 2006. 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