Féminisme et sage-femme » par Chantal Birman.

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Féminisme et sage-femme » par Chantal Birman.
« Féminisme et Sages-femmes »
05/05/2012, deuxième colloque du CASSF.
Mairie de Paris,
Chantal Birman, sage-femme.
Parler du féminisme et des sages-femmes, sujet qui m’a été proposé par le CA du CASSF
est à priori une incongruité. En effet une analyse « à la louche » associe l’idée du
féminisme à celle de l’histoire des acquis en termes de droits et de libertés pour les
femmes. L’idée de la profession de sage-femme est globalement associée à son contraire :
celle d’une corporation sous influence. Bien entendu nous avons eu à travers l’histoire
nos heures de rébellion : les deux sages-femmes du récit biblique bravent l’ordre de
supprimer les premiers nés. 1968 fut la première fois que la profession à travers
uniquement ses étudiantes, entrait en grève. En 2001 c’est l’ensemble de la profession
qui entre dans sa première grande grève. Le temps du déroulement des évènements de
la physiologie corporelle féminine, par son pouvoir fascinatoire et son emprise
émotionnelle, est probablement ce qui empêche la mise à distance fondatrice de la
conscience politique. C’est le « savoir attendre » qui est au cœur de notre art
contrairement au médecin qui lui est formé à l’intervention d’urgence, une dimension du
temps qui est quasi à l’opposée de celle de la sage-femme. Nous ne sommes pas non plus
des psychothérapeutes, qui eux se servent du temps comme éléments fondateur du soin.
Enfin nous ne sommes pas des historiennes qui réfléchissent sur la place des
événements dans le temps.
Selon ces dernières, la scolarisation obligatoire et laïque des filles a une place
prépondérante dans le mouvement de libération de la femme. L’accès à la culture est
indiscutablement un élément incontournable et indispensable à l’acquisition des
libertés personnelles. Il est d’autres voies, celle de la sexualité, plus intime et la voie
politique qui procèdent des deux autres. Scolarisation et sexualité vont se tricoter
ensemble en ce qui concerne la natalité.
En effet, on sait que la scolarisation des filles est effectivement le facteur le plus probant
(avant même la contraception,) de contrôle des naissances. C’est dès la fin du 19 ième
siècle (alors que la contraception moderne n’existait pas,) que le taux d’enfant par
femme a avoisiné le chiffre 2 d’aujourd’hui. Tous les économistes citent l’exemple indien
de la province du Kerala, où le taux de natalité est de moitié, comparé aux autres Etats
indiens, alors que le niveau de vie est comparable à celui de l’ensemble du territoire. La
scolarisation des filles jusqu’à l’âge de 14 ans est le seul critère explicatif d’une telle
différence.
Je viens de citer la contraception comme moyen peu efficace de contrôle des naissances,
alors qu’avec l’avortement ils sont pourtant bien les symboles des libertés sexuelles des
femmes. Une fois de plus, ce n’est pas tant la technique contraceptive qui rend libre, que
l’espace psychique tout neuf créé par ce choix en plus. Même si cette liberté n’est pas
exercée et est de toutes façons soumise à l’inconscient, sa mise à disposition de
l’humanité est un enrichissement qui étend la liberté.
On ne peut pas parler de féminisme sans parler des grands moments de cette « histoire
des acquis des libertés de la femme française dont la plupart ».
1967 : La loi Neuwirt donne accès à la contraception pour toutes. Si la contraception n’a
pas changé le nombre de grossesse par femme, elle a par contre révolutionné le rapport
homme/femme. Avant la pilule, les femmes savaient que céder à un désir sexuel, c’était
prendre le risque d’une grossesse et donc pour une grande partie d’entre elles, celui de
l’avortement ; et à ce moment là, avorter était effectivement risquer sa vie. Rappelons
qu’à cette époque une femme par jour mourait d’avortement. La mort était donc inscrite
au cœur même de la sexualité. Il me semble que le « lâcher prise » dans ces conditions
relevait soit de l’inconscience soit de l’abnégation, bref un état d’esprit peu propice à la
recherche du plaisir ! Du côté des hommes, excepté pour les pervers que le pouvoir de
donner la mort excitait, le risque mortel associé au rapport sexuel devait malgré tout
être un antidote au bonheur. Il est évident qu’avant 1967 l’acte sexuel était forcément
lesté d’une lourde gravité. Ce qui se passe autour du virus du Sida aujourd’hui, n’est pas
sans rappeler l’atmosphère sexuelle de la période pré contraceptive.
L’arrivée de la pilule a d’abord été une fête. Les slogans inscrits sur les murs lors des
évènements de 1968 témoignent de la jubilation de découvrir une sexualité toute
tournée vers la recherche du plaisir.
C’est à mon sens de cette recherche du plaisir qu’est né le mouvement de libération des
femmes. La peur en moins, les femmes devenaient des partenaires sexuelles à part
entière en quête de plaisir. Si la satisfaction était au rendez-vous, forcément son
contraire l’était autant. Tout à coup la femme pouvait juger de la virilité d’un homme et
le formuler. Ce pouvoir de jugement-là fragilisait l’image de l’homme tout-puissant,
puisque justement il était possible, qu’en toute connaissance de cause il ne le soit pas. Il
est évident que, plus culturellement cette remise en question est insupportable, plus
celle qui la cause, c’est à dire la femme, avec tous ses attributs sexuels, est cachée, voilée,
excisée, niée. Autant dire que Dieu a bon dos dans cette histoire.
Les Cinq ans (de 1970 à la fin de 1975) furent les grandes années de la lutte pour
l’avortement, de la société civile. Ce sont les années MLAC (Mouvement de Libération
pour l’Avortement et la Contraception).
A ce moment-là, toute personne qui se faisait avorter, concourait à, ou pratiquait un
avortement, était passible de prison et d’une lourde amende. C’était la législation en
vigueur (la loi de 1920).
Dans les hôpitaux, dirigés par des gynécologues obstétriciens, la maltraitance des
femmes qui s’y faisaient admettre pour complications consécutives à des manœuvres
abortives clandestines, était monnaie courante. La technique en cours était le curetage
chirurgical sans anesthésie. Le mépris voire le bannissement des médecins favorables à
l’avortement était de mise. Le Conseil National de l’Ordre des Médecins se prononcera
contre la pratique légalisée de l’avortement. Parmi les 100 médecins qui signèrent la
déclaration, dans le journal « Le Monde », affichant médiatiquement leur pratique
illégale, le petit nombre d’obstétriciens signataires fut définitivement écarté d’une
possible carrière hospitalo-universitaire. Même après le vote de la loi Veil, ils ne furent
jamais réintégrés. Preuve que les hiérarchies hospitalo-universitaires tiennent la dragée
haute aux politiques. Le fait que les médecins soient la corporation la plus représentée
dans l’hémicycle y est sans doute pour quelque chose. Pourtant aucune loi de santé
publique n’est aussi efficace qu’une loi sur l’avortement. Ce résultat est vrai quelle que
soit l’époque et le pays où une telle législation est mise en place. C’est en effet la
première cause de décès de la femme jeune, alors que l’avortement pratiqué dans des
conditions techniques et d’asepsie rigoureuses, permet d’atteindre le chiffre mythique
de zéro décès. En même temps, on assiste à la disparition des complications dues à
l’avortement clandestin. Je pense aux synéchies, septicémies, péritonites, salpingites,
stérilités, mais aussi aux traumatismes sexuels et psychiques dont le pire est la mort
d’une mère pour un enfant en bas âge, d’une femme, d’une sœur, d’une fille. Ce que l’on
sait moins c’est que les lois permissives sur l’avortement ont un effet immédiat sur le
taux de mortalité infantile. En effet ne pas avorter, c’est décider de garder sa grossesse.
Cette démarche libre et volontaire a pour effet immédiat un suivi régulier des grossesses
et permet le dépistage et donc la prévention des pathologies maternelles et pédiatriques.
Paradoxalement c’est au nom de la vie possible, sous sa forme cellulaire, (et non sous sa
forme réelle et humaine), que les « pro-lifes » (dont font partie « les sages-femmes de
demain » association particulièrement active auprès des parlementaires il y a 5 ans) se
mobilisent avec là encore, Dieu en fond d’écran.
Dans les faits, ce sont ces médecins de médecine générale et les gynécologues médicaux
qui apprirent la pratique de l’IVG aux femmes de la société civile regroupées en petites
équipes : le MLAC. Une nouvelle technique par aspiration permettait une pratique
ambulatoire légère : la méthode Karman. Dans ces groupes de femmes, composés
majoritairement d’enseignantes, il n’y avait pas d’homme. C’est plusieurs fois par
semaine que nous nous réunissions pour recevoir les femmes en demande d’avortement
et les avorter, mais aussi pour partager une autre vision du monde et construire
ensemble un avenir plus enchanteur. Nos enfants étaient bébés et la place sociale des
bébés était inexistante. La baignoire sous le bras, les femmes du MLAC ont imposé aux
équipes des maternités « la naissance sans violence ». En quête d’un mode de garde pour
nos enfants, nous inventions les crèches parentales. Nos bébés découvraient les piscines
municipales où un horaire « bébés nageurs » était programmé, nous imposions enfin la
présence des parents en réanimation néonatale. Dans les maternités l’accouchement
sans douleur était enseigné depuis une bonne dizaine d’années et permettait un nouveau
rapport de proximité « soignant/ soigné ». Rappelons que le Conseil National de l’Ordre
des Médecins condamnera Fernand Lamaze pour propagation de la méthode
psychoprophylactique. 1974 est l’année des premières péridurales qui sonnaient le glas
des « accouchements martyrs ». S’il n’y avait pas d’homme au sein des groupes MLAC, ils
étaient par contre présents et même engagés dans cet autre volet « materno-infantile »
et seront appelés : « les nouveaux pères ». Les sages-femmes ont été les grandes
absentes du MLAC, par contre elles ont été l’âme de la préparation à l’accouchement et
plus tard de la naissance sans violence.
La source de cette énergie nouvelle venait bien de ce qui se passait au sein du MLAC.
Nous prenions clandestinement en charge une pratique chirurgicale avec des résultats
meilleurs, sur les plans techniques et psychologiques, que ceux des professionnels en
place dans les institutions ! Nous répondions de fait aux besoins de santé de la
population. Nous savions toutes à chaque instant que notre vulnérabilité, c’est à dire
l’illégalité et la clandestinité, était aussi ce qui fondait notre force, car c’est de là que
jaillissait la solidarité. J’ai bien entendu vécu d’autres moments de grande solidarité que
celui là dans ma vie, mais j’affirme qu’aucun n’a jamais atteint en intensité celui qui
circulait à ce moment là entre les femmes. Nous avions toutes peur, parce que nous
savions que le passage par le procès était inévitable. Une loi ne serait votée qu’à la suite
d’une jurisprudence qui l’y acculerait. Il fallait donc être accusée et toutes secrètement
nous souhaitions être plutôt dans le soutien militant, qu’à la barre ! Ce seront donc les
procès de Bobigny et d’Aix en Provence qui permirent enfin le vote en 1975 de la loi Veil
reconduite et définitivement adoptée en 1979. On sait à quel point les débats dans
l’hémicycle furent violents et combien Simone Veil est restée digne malgré les
accusations particulièrement abjectes dont elle fut victime. Pour nous, militantes du
MLAC, le vote de la loi sur l’IVG, si elle était assurément une grande victoire pour les
femmes, signifiait aussi la fin de notre pratique subversive et le retour à un ordre moral
convenu. Certains MLAC ont fonctionné jusqu’en 1977 mais, la prise en charge
institutionnelle étant majoritairement portée par des militants médecins, il n’y avait plus
de raison d’être dans une pratique clandestine, et les MLAC disparurent d’eux mêmes.
Poussée par les associations militantes (ANCIC, CADAC, MFPF), Martine Aubry, grâce au
vote de sa loi en juillet 2001, a clairement amélioré l’accès à l’avortement pour toutes les
femmes. Pendant les années qui suivirent, grâce au travail de recherche des médecins
praticiens de l’avortement, les techniques ne cessèrent de progresser, facilitant d’autant
la vie des femmes. La mise en place de l’IVG médicamenteuse avec sa pratique dite « en
ville », va encore diversifier et alléger cette technique en permettant la sortie de
l’institution, soustrayant les femmes aux pouvoirs institutionnels et les laissant à
l’intimité de l’acte. Etrangement cette forme médicamenteuse d’avortement faisait écho à
un souhait archaïque des femmes, « avaler la potion magique qui ferait partir la
grossesse. » Il est remarquable que dans toutes les cultures et à tous moments de
l’histoire, ces breuvages dits abortifs et totalement inefficaces ont existé. Pour la
première fois le breuvage fonctionnait !
Mais cette découverte chimique et son mode « subversif » d’administration ne reçurent
pas l’écho qu’on aurait pu imaginer dans le monde des femmes. Car l’intensification de la
médicalisation, la prise en charge institutionnelle omniprésente, même depuis la
conception, avec la PMA, ont progressivement transformé le pouvoir procréatif des
femmes en un pouvoir sous haute influence médicale. Ce qu’elles avaient gagné en
conscience politique et en pouvoir social dans les années 70, elles vont progressivement
le perdre dans les éprouvettes, mais surtout dans les maternités à partir des années 80.
Ce ne sont plus elles qui disent la grossesse, mais un test qui fonctionne même avant le
retard des règles. Ce ne sont plus elles qui annoncent les premiers mouvements de leur
bébé, mais l’échographiste qui par là révolutionne l’ordre des sens. L’image du bébé qui
bouge sur l’écran précède la perception du mouvement dans le ventre. Ce ne sont plus
elles qui savent et qui disent pour leur enfant mais le médecin. Il y a bien là un transfert
de pouvoir.
A l’hôpital, la tarification à l’acte et la crise économique vont directement influer sur
l’accompagnement humain de l’accouchement. L’augmentation des naissances à effectif
constant va imposer une généralisation quasi systématique de la péridurale. En effet,
faute d’aide pour passer les étapes de l’accouchement, les sages-femmes perçoivent cette
absence de temps auprès des femmes comme de l’abandon, et vont, pour les protéger, les
influencer afin qu’elles choisissent ce mode d’analgésie pour leur accouchement.
L’accouchement sans péridurale est aujourd’hui devenu de fait anecdotique. Si ce mode
d’accouchement a été une libération pour les femmes ayant des accouchements
traumatisants il est aussi un évitement de cette rencontre avec cette force en plus qu’est
la mise au monde de son enfant.
Il y a en effet dans l’accouchement sans péridurale, ce passage de la fin de la dilatation
où pour pouvoir pousser son enfant devant elle, la femme va devoir lâcher la position
qu’elle avait depuis toujours dans la vie et passer derrière son bébé. C’est d’abord dans
son corps que l’on change de génération. C’est à la fois un phénomène physique,
psychique et émotionnel que celui de l’accouchement. Changer pour toujours de
génération c’est mourir un peu. La naissance et la mort sont donc intensément liées.
Accoucher est donc un événement symboliquement médian et exclusivement féminin.
Cette traversée archaïque de la vie est un éblouissement qui confère force et sécurité. Le
lieu de cette transformation est le sexe des femmes, qui se charge d’histoires et
d’émotions nouvelles, conférant une nouvelle dimension à la féminité. L’allaitement va
prolonger cette métamorphose en permettant à d’autres organes sexuels : les seins, de
découvrir une nouvelle forme de sensualité. La maternité est pleine de bouleversements
sexuels et les femmes comme les hommes sont à mon sens peu préparés à ce tsunami
qu’est l’arrivée d’un bébé !
Il y a peu de luttes féministes autour de la maternité. Le fait que le nursing soit
chronophage et engendre un rapport forcément singulier, fait des femmes enceintes et
des jeunes mamans une population peu disponible et donc peu mobilisable. Pourtant, si
une femme sur trois avorte, les trois autres accouchent (et avortent bien sûre puisque ce
sont les mêmes). Elles sont donc aujourd’hui une majorité à avoir perdu
imperceptiblement dans les diverses médicalisations et ailleurs, le goût de la colère à la
source des poussées. Il y a aujourd’hui bientôt deux générations de femmes qui sont
nées sous des lois obtenues et maintenues par les luttes féministes. Je suis souvent
surprise de la naïveté avec laquelle les jeunes femmes pensent ces lois forcément
immuables, alors qu’à l’évidence elles sont perpétuellement menacées.
Pourtant l’actuelle régression, à l’échelle mondiale, des droits des femmes, devrait
inciter à une vigilance de tous les instants. Je ne pense pas seulement au recul du droit
des femmes dans presque tous les pays islamiques ou catholiques (comme la Pologne
l’Espagne) mais aussi à tous les pays subissant une grave crise économique, où les
femmes sont les premières victimes de la pauvreté. Il y a deux ans la Commission
Européenne, devant le constat généralisé de détresse des jeunes mères, a fait la
proposition d’un prolongement du congé de maternité. La France a été le pays porteparole des opposants à cette réforme ! Même si le CASSF avait à l’époque protesté par un
texte contre cette position française, l’ensemble de la profession est à l’évidence trop
silencieuse face au pouvoir politique. Le bébé tombé à terre, par manque de sagefemme, à Port Royal alors que nous étions toutes et tous, dans le même temps conviés à
fêter l’ouverture de ce temple de l’obstétrique moderne me laisse songeuse. N’est-il pas
possible d’affirmer, par la voie de notre ordre responsable des arbitrages déontologiques
et éthiques, qu’au delà de deux femmes par sage-femme, la sécurité des mères et des
bébés n’est plus garantie ?
Pourtant existe t’il un meilleur projet d’avenir que celui d’investir dans le bien être des
femmes et des enfants ? Il me semble que l’occulter est un aveuglement qui écrase
l’ensemble du projet social à long terme.