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La force des « Hommes brisés »
Pascal Pingault
Gandhi les appelait les Harijans, les « enfants de Dieu ».
Les 170 millions d’intouchables préfèrent qu’on les
nomme dalits, « les hommes brisés ».
D
ans l’État du Tamil Nadu, à l’extrême
sud de l’Inde, mille personnes sont
mortes de chaleur en ce mois de juin
2003. L’eau manque : étangs, rivières, nappes
phréatiques se tarissent. Dans le village de
Nallu, près de Madurai, la situation est moins
dramatique qu’ailleurs grâce à l’immense
réservoir creusé avec l’aide du gouvernement.
Mais seuls les membres des hautes castes des
localités avoisinantes peuvent y faire leur toilette, laver leur linge ou même y baigner leurs
troupeaux. Malgré la sécheresse, les intouchables du village n’y ont pas accès.
Les relations entre gens de castes et
intouchables sont pourtant meilleures à Nallu
qu’en bien d’autres endroits de l’Inde. Rao, un
paysan intouchable, nous accueille dans sa
maison au toit de paille. Autour de sa
demeure, il possède environ 6 000 m2 de terres. Sa propriété jouxte celles de gens de
castes supérieures, sans que des tensions ne
se fassent sentir. Rao a le bras en bandoulière,
une fracture qu’il soigne avec un bandage traditionnel à base de plantes. Sa famille cultive
le raggi, un millet rouge prisé des pauvres qui
le mangent en bouillie ou en pâte. Quand la
pluie voudra bien venir, il compte sur ses six
enfants pour planter le riz.
Malgré le manque d’eau et sa blessure, Rao
ne se plaint pas, au contraire! Sa situation est
plus enviable que celle de millions d’autres
intouchables. Réduits à la misère, beaucoup
dépendent entièrement des prêteurs de terres. Une entente non écrite les lie : la force de
leurs bras corvéables à merci contre un peu
de nourriture. « Entre la dignité et la faim,
beaucoup préfèrent manger », résume
Anthony Raj, un jésuite dalit engagé dans la
lutte contre l’ intouchabilité (lire l’entrevue
page 36).
ès l’indépendance (1947), Bhimrhao
Ambedkar, le ministre de la Justice du
premier gouvernement indien, a f ait
abolir l’intouchabilité. Lui-même un dalit, le
Docteur Ambedkar a permis à l’Inde de
rompre avec 3 500 ans de ségrégation en
inscrivant dans la Constitution de 1950 le droit
pour les siens de devenir propriétaires, de se
défendre en justice, de se présenter aux élections, etc.
Pour l’Inde, c’était une révolution. Mais quel
effet a-t-elle vraiment eu ? Tout au bas de
l’échelle sociale, 170 millions d’intouchables
continuent de vivre à l’écart des quatre
grandes castes, réparties en plus de 3 000
sous-castes qui dessinent le paysage humain
de l’Inde. Les dal its forment 17 % du milliard
d’habitants que compte la plus grande démocratie du monde. Près d’une personne sur
cinq! Rien au physique ne permet cependant
D
DEPUIS PLUS DE 3500 ANS
Dix-sept siècles av. J.-C., les Aryens, une population venue du Nord, envahissent le continent
indien alors habité par les Dravidiens, un peuple
qui aurait des racines communes avec les
aborigènes d’Australie. Déjà à cette époque, la
société indienne se divise en trois classes : les
princes et guerriers, les religieux et lettrés, et les
marchands. Pour pouvoir asservir les Dravidiens
et sous couvert de la religion, les Aryens
ajoutent la caste des serviteurs et les intouchables, tout au bas de l’organisation sociale.
Aujourd’hui, le système des castes se compose
de trois grands groupes : il y a d’abord les
« deux fois nés » - les brahmanes (lettrés), les
kshatriyas (guerriers), et les vaisyas
(marchands), qui constituent les trois varnas
(couleurs) supérieures. Viennent ensuite les
basses castes (shudras) ; puis enfin les intouchables ou « hommes brisés, méprisés » (dalits). Ce système compte plus de 3 000
sous-castes. Il s’est perpétué grâce à des règles
strictes dans le régime matrimonial, qui a obligé
les gens à se marier au sein de leur caste.
Les brahmanes appartiennent souvent à la
classe du savoir : avocats, professeurs. Mais
être brahmane n’est pas synonyme de richesse
– certains sont très pauvres. Les kshatriyas,
caste des princes et des guerriers, comptent
beaucoup de propriétaires terriens. Les vaishyas
se retrouvent dans le commerce, les banques
ou l’artisanat. Enfin, les shudras occupent les
fonctions de service et les travaux de production
primaire, telle l’agriculture. Quant aux dalits, ils
ont de plus en plus le sentiment d’appartenir à
un peuple différent, avec ses coutumes et sa
culture propres.
Tanner les peaux,
un métier réservé aux intouchables
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