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Du religieux au politique ? Symbolique des funérailles et chantier de la succession dans le mouvement al-cAdl wa-l-ihsan, au lendemain de la mort du cheikh Abdessalam Yassine Cédric Baylocq et Aziz Hlaoua L’Année marocaine 2012, n° 8 © http://www.yabiladi.com (13/12/2012) L'Année marocaine N° 8 – Mars 2013 (Rabat – Maroc) Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales – USR3136 CNRS 35, avenue Tariq Ibn Zyad – 10010 Rabat, Maroc - Tél : +212(0)5 37 76 96 91 - Fax : +212(0)5 37 76 96 85 – mail : [email protected] www.cjb.ma Du religieux au politique ? Symbolique des funérailles et chantier de la succession dans le mouvement al-cAdl wa-l-ihsan, au lendemain de la mort du cheikh Abdessalam Yassine1 Abdessalam Yassine, leader du mouvement islamique Justice et Bienfaisance est décédé récemment à l’âge de 84 ans. Vendredi 14 décembre 2012, au lendemain de sa mort, ses funérailles ont eu lieu à deux pas du Palais royal, comme un ultime défi à la Monarchie. Cet article présente un récit détaillé de l’évènement, depuis les attitudes des partisans venus en masse, jusqu’à l’inhumation du corps du cheikh, en passant par les rites protocolaires et la cérémonie religieuse. C’est ensuite la trajectoire du mouvement qui est restituée, avant que ses perspectives politiques et religieuses contemporaines à la suite de la mort du leader charismatique, soient présentées. Le CJB n'entend apporter aucune approbation, ni improbation quant au contenu du texte qui relève de la seule responsabilité des auteurs. 1 Nous remercions Zakaria Rhani (anthropologue, professeur assistant à l’Institut universitaire de la recherche scientifique, Université Mohammed V Souissi-Rabat et chercheur associé au Centre Jacques Berque) pour sa relecture et ses pertinentes suggestions. Toute imprécision éventuelle ou choix interprétatif nous restent imputables. Sommaire Funérailles populaires : une description ethnographique ................................................4 Retour sur la genèse d’un mouvement charismatique… d’opposition.............................. 8 Succession : basculer dans le « profane » jeu politique ? ................................................ 10 Conclusion sur l’avenir politique éventuel du mouvement ............................................ 12 Du religieux au politique? L'Année marocaine 2012 Du religieux au politique ? Symbolique des funérailles et chantier de la succession dans le mouvement al-cAdl wa-l-ihsan, au lendemain de la mort du cheikh Abdessalam Yassine Cédric Baylocq et Aziz Hlaoua Chercheurs au Centre Jacques Berque [email protected] [email protected] Il en est au Palais royal qui doivent se dire : « Le Cheikh est mort, vive le Roi ! ». Le cheikh Abdessalam Yassine, 84 ans, fondateur du plus important mouvement islamique du Maroc, al-cAdl wa-l-ihsan (Justice et Bienfaisance) est décédé jeudi 13 décembre aux alentours de 7h30 du matin, dans sa résidence du quartier Souissi à Rabat. Ce mouvement à caractère social et politicoreligieux compte au moins plusieurs dizaines voire centaines de milliers de membres et sympathisants à travers le Maroc et en dehors du Royaume. Il est « illégal » mais son existence est « tolérée » par la monarchie marocaine, comme l’on a coutume de l’indiquer. Il faut dire qu’elle peut difficilement faire autrement, tant le mouvement a gagné de nombreuses zones populaires du Maroc, depuis la fin des années 80. Dans des villes comme Casablanca, Mohammedia, Salé (où se trouve son siège), Tanger, Tétouan, Safi, El Jadida ou encore Marrakech… Sa présence est importante, au point que beaucoup d’observateurs considèrent que s’il était rendu légal et se présentait aux élections, ce parti écraserait sa concurrence, séculariste ou islamiste, notamment le Parti Justice et Développement (PJD). Ce dernier est arrivé récemment au pouvoir il y a un peu plus d’un an à la faveur du Mouvement du 20 février2. Ainsi la visite (pas dans le sens de ziyara3…) du premier ministre Abdelilah Benkirane sur le lit de mort de feu le leader religieux a pu en surprendre plus d’un4. Signe d’un début de concorde entre le mouvement et le Palais ? Car le choix du lieu de cérémonie par le mouvement religieux n’est pas anodin. Elle s’est déroulée à la mosquée As Sunna, qui jouxte les remparts ocres du Palais royal de Rabat. Bien sûr, cela n’a toutefois pas pu se faire sans l’accord tacite du Palais. Mais il est tout de même important de noter que ce n’est pas dans le fief historique de la jamaca, à Salé, ville populaire de l’autre côté du fleuve Bouregreg qui fait face à Rabat l’opulente, que les funérailles ont eu lieu, mais bien a quelques encablures du lieu symbolique du pouvoir marocain, comme un dernier défi lancé à celui-ci. Lors des funérailles, un porteparole de la jamaca a adressé par haut-parleur un message à peine subliminal, juste en face de l'entrée principale du Palais, indiquant que le défunt n'a jamais eu « peur des humains », et qu’il « ne craignait que Dieu ». Le cheikh Yassine, opposant par delà son trépas ? Funérailles populaires : une description ethnographique Pour comprendre l’importance que revêt cet homme pour les disciples du mouvement, on peut commencer par lire la manière dont est présenté son décès, sur le site francophone officiel de la jamaca : « Avec des cœurs pleins d’affliction de soumission à la volonté divine, mouvement al-cAdl wa-l-ihsan tient communiquer à tous les membres 2 Pour une approche sociographique de ce mouvement pluriel – où deux membres d’ al-cAdl wa-l-ihsan, dont Nadia Yassine sont interviewés – voir l’article de Cédric Baylocq et Jacopo Granci, « "20 février". Discours et portraits d’un mouvement de révolte au Maroc », L’Année du Maghreb [En ligne], VIII | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 25 janvier 2013. URL : http://anneemaghreb.revues.org/1483 3 Celle du disciple à son cheikh… et le à et 4 On peut consulter le défilé d’hommage des hommes politiques marocains à partir du lien http://youtu.be/qay_Y3z7A6I 4 Du religieux au politique? sympathisants, à tout le peuple marocain et à la oumma du Saint Prophète la nouvelle du décès d’une figure glorieuse et d’un alem hors du commun, M. Abdessalam Yassine, qui s’est éteint ce jeudi matin 13 décembre 2012, à l’âge de 84 ans5. » Plus loin, le faire-part de décès sort du seul registre descriptif pour entrer dans celui de l’apologétique : « Nous prions le Tout-Puissant de l’agréer parmi ses élus et qu’Il le fasse rejoindre le rang de Ses Prophètes, Ses Saints, Ses Martyrs et Ses élus et qu’Il inspire les siens et toute la oumma islamique endurance devant cette épreuve6. » Mais c’est a fortiori en se rendant in situ lors des funérailles du guide spirituel de cette confrérie, à la mosquée As Sunna à Rabat, proche du Palais royal, que l’on pouvait se rendre compte du halo de sacralité qui l’entourait et de la ferveur que ce personnage charismatique pouvait susciter. Le cheikh Yassine est mort un jeudi, soit la veille du jour de jumca, la prière collective du vendredi pour tous les musulmans pratiquants. Le majliss al irshad (Conseil de la guidance) du mouvement a décidé que des funérailles populaires devaient avoir lieu dès le lendemain. On aurait donc pu s’attendre à ce que de nombreux membres du mouvement ou sympathisants soient pris de court, surtout pour ceux résidants beaucoup plus au Nord (Tanger, Oujda) ou au Sud (Marrakech, Agadir, Guelmin, etc.). La jamaca s’est plainte de ce que le makhzen aurait empêché, selon ses dires, des milliers de disciples à travers le pays de rejoindre Rabat. Pourtant ce sont plusieurs dizaines de milliers de personnes qui vont affluer autour de la mosquée As Sunna dès le lendemain, et accompagner le défunt jusqu’en sa dernière demeure. L’on n’avait pas vu une telle mobilisation depuis un certain 20 février 2011. Sur place, des Marocains d’Espagne7, de France, de Belgique et des Pays-Bas avaient taillé la route toute la nuit afin de pouvoir assister aux funérailles, et d’envoyer in situ leurs du’as (invocations à Dieu) pour 5 http://www.aljamaa.net/fr/document/4847.shtml Ibid. 7 Sur le mouvement en Espagne, voir Elena Arigita, « Al-‘Adl wa-l-Ihsan en España: ¿Un proyecto nacional para un movimiento islámico transnacional? », Revista de Dialectología y Tradiciones Populares, vol. LXV, n° 1, p. 113-136, janvier-juin 2010. 6 L'Année marocaine 2012 accompagner le cheikh en son dernier voyage… Après l’émotion que l’annonce de sa mort a suscitée chez les partisans du mouvement, les délégations locales ont commencé à s’organiser pour préparer un déplacement massif en capitale. Le lendemain de l’annonce de sa mort, dès 7h00 du matin, les délégations du mouvement Justice et Bienfaisance de Fès investissent le train pour Rabat. Elles sont très visibles, constituent des centaines de groupes, composés de femmes et d’hommes de tous âges. Aucune pancarte n’est arborée et les tenues sont sombres. Les femmes sympathisantes ou membres du mouvement portent très souvent des vêtements amples et plutôt un djilbab qu’un hijab. Dans les localités du Sud plus éloignées de la capitale, des bus sont affrétés. Mais c’est plus souvent par convois de voiture que se déplacent les adlistes. Devant la gare Rabat-médina, dès 9h00, le service d’ordre du mouvement se prépare à canaliser, diriger et informer la foule qui arrive par tous les trains de toutes les provenances. Ils semblent même se substituer, par leur nombre, au personnel de l’ONCF qui gère les flux de passagers de la gare de la capitale. Les partisans orientent les gens vers la mosquée As Sunna qui ne se trouve qu’à 400 mètres à l’ouest de la gare, en remontant vers le Palais royal. On note également un retrait relatif des forces de l’ordre marocain, du « service de sûreté » du Royaume. Leur retrait est en fait stratégique car ils commenceront à disposer des barrières en fer entre les différents axes qui entourent la mosquée As Sunna, pendant le moment de prière, afin de canaliser tous les accès de la mosquée et empêcher des véhicules de passer ou de se garer. La décision de sécurité la plus importante prise par les forces de la sûreté nationale est la fermeture du grand boulevard Mohamed V, ce que les adlistes ne souhaitaient pas, mais leur négociation a échoué. Ceci les a obligés à emprunter la route des remparts de Bab Ar Rouah. Il est intéressant de rappeler que le cortège des funérailles du roi Hassan II avait descendu le boulevard Mohamed V en direction du mausolée Mohamed V. La trajectoire finale de l’opposant dans les rues de la capitale du royaume ne pouvait être identique à celle du roi. Mais le balai entre le service de sécurité 5 Du religieux au politique? du mouvement religieux et les forces de l’ordre marocaines laissait plutôt au final l’impression d’une complémentarité que d’une compétition. Aux abords de la mosquée, le service d’ordre du mouvement crie : « El akhawat ‘illa al yassar, al ikhwa ‘illa al yamin ! Allah ijazikoum bi-kheir ! »8 L’intérieur de la mosquée est archicomble. Toute la cour intérieure est également remplie d’hommes en situation de recueillement et de prière. L’esplanade de la mosquée est comble elle aussi. En fait, ce sont tous les abords de la mosquée qui sont ceints de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Certains hommes pleurent en silence. D’autres adeptes voyant ces personnes éplorées, leur tapent sur l’épaule ou les consolent, comme s’ils les connaissaient de longue date… Attente de la cérémonie religieuse sur le parvis de la mosquée As Sunna (© Aziz Hlaoua/Centre Jacques Berque) A l’arrière de la mosquée, une petite allée débouche sur une porte en arc plein cintre en bois massif. Une ambulance estampillée « «( » آل اِلَـهَ اِال هللا محمدا رسول هللاIl n’y a de Dieu que Dieu », la shahada (profession de foi) y est stationnée. Elle attend le cercueil de l’illustre défunt qui y sera transféré dès la fin de la salat aj-janaza (prière au défunt) Quelques journalistes et adeptes qui les ont suivis jusqu’à ce sésame qui leur permettra peut-être de toucher ou de voir une dernière fois le cheikh se bousculent pour se faire une place le long de l’allée. Tout cette assemblée se calme le temps de la prière canonique du vendredi (salat al-jomu’a, qui sera donc suivi de la salat aj-janaza, accomplie L'Année marocaine 2012 par les fidèles jusque dans les espaces verts entourant la mosquée. La foule commence des invocations en hommage au défunt. Autour de la mosquée (©Cédric Baylocq/Centre Jacques Berque) Il est intéressant de mentionner l'intitulé du sermon adressé ce jour de vendredi par l'imam de la mosquée As Sunna : « La fidélité et la bonne intention » (al-ikhlas wa niya). L'imam a ignoré totalement l’événement de la mort de Yassine, et à la fin de son sermon, a demandé la miséricorde de Dieu pour les défunts souverains Mohamed V et Hassan II, « ainsi que tous les morts musulmans ». Les imâms des mosquées officielles et centrales telles que la mosquée As Sunna sont en effet nommés par le ministère des Affaires religieuses (ce qui n’empêche pas que d’autres mosquées échappent à ces nominations expresses…). Après de longues minutes d’attente, la porte sud de la mosquée As Sunna s’ouvre enfin. L’agitation se fait plus grande mais dans un silence relatif. Les premiers à sortir sont les cadres du mouvement, membres du majliss al irshad, le Conseil de la guidance du mouvement. Le cercueil est recouvert d'un tissu de velours vert également brodé de l’inscription de la shahada. Les porteurs du cercueil le descendent de leurs épaules puis le charge dans l’ambulance, tout en laissant ouverte la porte arrière afin que les fidèles puissent observer. 8 « Les sœurs à gauche, les frères à droites ! Que Dieu vous bénisse ! » 6 Du religieux au politique? © www.hespress.com, site d’information marocain Le convoi, complètement encerclé par la foule, commence son parcours en direction du cimetière Ash shûhada (« des martyres »), le plus important cimetière de Rabat qui se situe en front de mer. Il accueille, entre autres, la sépulture d'un autre opposant historique à la monarchie et figure emblématique de la gauche, Abderrahim Bouaabid. Il emprunte la seconde portion de l’avenue d’Algérie, en passant devant l’un des accès principaux au Palais royal, passe par Bab Ar Rouah, puis prend à droite l’avenue Ibn Toumert qui, en prolongeant par Bab el Had (carrefour central de Rabat et entrée nord de la médina) descend jusqu’à Bab La’lou et jusqu’au cimetière Ash shûhada qui donne sur le front de mer. De Bab Ar Rouah jusqu’au cimetière, cette longue section d’avenues qui s’enchaînent est pleine, dense. C’est une foule très compacte, relativement silencieuse et disciplinée qui achemine la dépouille du cheikh en sa dernière demeure. Ceci rend largement plausible l’estimation de 80 000 personnes dénombrées, selon de nombreux observateurs. Il s’agit du plus important rassemblement pour des funérailles depuis celles d’Hassan II. L'Année marocaine 2012 La foule des partisans et sympathisants d’al-cAdl wa-lihsan accompagne le cercueil du défunt guide jusqu’au cimetière du front de mer à Rabat © Facebook Le cri des marocains/The screaming of Moroccans http://www.facebook.com/sarkha.ma A l'arrivée de l'ambulance au cimetière du martyres, le service d'ordre de la jamaca contenait les dizaines de milliers de fidèles d’y pénétrer, et ceci par peur d’un débordement et d’éventuelles dégradations involontaires de sépultures liées à la densité. L'entrée était réservée aux responsables adlistes, les personnalités accompagnatrices, les journalistes et les membres de la famille. Le service d'ordre installait des grandes baffes alimentées par un groupe électrogène pour diffuser en continu la lecture du Coran et plus spécifiquement la sourate « Yassine »9. A la fin de l'enterrement, Mohamed Abbadi, numéro 2 de la jamaca avant la mort de Yassine adressait un éloge funèbre en direction des individus se trouvant à proximité de la tombe. Utilisant un micro pour mieux se faire entendre, il rappelait les « qualités exceptionnelles » du défunt, ses « sacrifices », son « attachement au Coran et à la Sunna », et indiquait que les dizaines de milliers de disciples présents étaient le fruit de la prédication et de la rectitude du cheikh. Mais il ne s’arrêtait pas à cet exercice classique de l’éloge funèbre et poursuivait par une attaque contre les ennemis de la jamaca et concluait en leur intimant de « revenir au 9 Dans un autre courant, le hanbalo-wahhabisme (salafistes), la lecture du coran à haute voix sur la tombe d'un mort est considérée comme illicite, a fortiori à l'aide d'un haut parleur ou des baffes. Ce genre de détails c permet de situer un peu mieux al- Adl wa-l-ihsan dans le champ des possibles musulmans. 7 Du religieux au politique? saint Coran et à la Sunna » à l’instar du cheikh. Malgré ce protocole assez différent d’un enterrement classique, la tombe de Yassine ne se démarquait pas des autres sépultures à proximité. La jamaca n’a pas voulu ériger un mausolée – mais en aurait-elle était simplement autorisée par les autorités marocaines ? – afin d’éviter que les gens l’institue en lieu de pèlerinage et de ziyarate (visite) d'un saint. On voit bien dans cette décision et les précisions indiquées précédemment comment ce mouvement navigue dans un espace – large, certes – entre soufisme et salafisme rejetant et acceptant tout à la fois des éléments de religiosité caractérisant particulièrement ces deux sensibilités intraislamiques10. Retour sur la genèse d’un mouvement charismatique… d’opposition Qui est l’homme qui a pu générer un tel rassemblement humain ? Enfant unique d'une famille berbère issue de la tribu des Haha de la région d'Essaouira, il démontre des dispositions d’étudiant sérieux voire brillant dès son plus jeune âge. Très intéressé par les langues étrangères, la littérature arabe et les études islamiques, il devient instituteur d'arabe à l'âge de 19 ans. Quelques années plus tard, il décroche le poste de directeur d’une école de formation des inspecteurs de l'enseignement. La grande vague d'engagement politique dans le mouvement nationaliste de sa génération n'a en revanche pas touchée cet homme. Après l'indépendance (1956), Yassine mène la vie aisée d'un cadre supérieur, habillé à l'occidental, multiplie les voyages à l'étranger, notamment à Paris, dans le cadre de son travail de directeur d’école. A l’approche de la quarantaine, l'homme se lance dans une quête spirituelle, en commençant par la lecture de la littérature soufie. Il devient alors disciple de Sidi Abbas Boutchich, cheikh de la zaouïa al-Qadiriya alBoutchichiya, située à Madagh, proche de la ville de Berkane, au nord-est du Maroc. La mort du cheikh Abbas en 1972 posa alors le L'Année marocaine 2012 problème de la succession. Comme quasi systématiquement dans ce cas, le cheikh choisit son fils Sidi Hamza plutôt que Yassine. Comme dans tous les mouvements soufis marocains, la Boutchichiya cultive l’idée que la baraka se transmet génétiquement par succession dans la lignée patrilinéaire. La graine de la contestation pour ce mode de transmission filial du pouvoir était plantée dans le cœur d’Abdessalam Yassine. Il orientera désormais cette contestation contre le pouvoir monarchique. Yassine quitte donc la confrérie Boutchichiya. La même année Abdessalam Yassine publie ses premiers ouvrages : L'islam entre la prédication et l'Etat (1972), puis L'Islam demain (1973), qui représentent les fondements de sa pensée et du mouvement à venir. Il fonde d’abord l'association Ousrat al-Jamaca (La famille de la jamaca) vers 1981, mais l'organisation ne réussit pas à fédérer les autres associations et acteurs religieux comme le voulait son fondateur. En 1987, al-cAdl wa-l-ihsan voit le jour et devient l'un des mouvements de l'opposition au Palais. Le leader charismatique va, de proche en proche, se muer en un leader politique tout en conservant son aura de guide religieux. En 1974, il écrit une lettre « L'islam ou le déluge » dans laquelle il demande à Hassan II de « revenir dans le droit chemin de l'islam » en lui indiquant la meilleure façon de gouverner et de se débarrasser de « l’égoïsme des rois ». Par cette lettre il entend s’adresser au monarque d'égal à égal, comme un chérif idrisside qui s’adresse à un monarque alaouite. Cet acte est conçu par les adeptes comme la manifestation d’un courage sans précèdent. Ceci conduira l’intransigeant monarque Hassan II à interner de force le cheikh en hôpital psychiatrique. Après avoir été relâché, il est placé sous résidence surveillée de 1989 à 2000 par le régime dans sa résidence de Salé, ce qui d’ailleurs prolonge la dichotomie historique entre Rabat la monarchique et Salé la populaire et la frondeuse11. Mais quelques mois après l’intronisation du nouveau roi, Mohammed VI, il reproduit la même 11 10 Nous développerons ce point qui mérite plus ample argumentation et surtout exemplification, dans une publication ultérieure… De très veilles histoires populaires circulent encore dans les foyers rbatis, qui perpétue chez les habitants de la capitale cette idée que leurs voisins de l’autre rive du Bouregreg sont un brin belliqueux… 8 Du religieux au politique? démarche avec une lettre de mise en garde intitulée « Mémorandum à qui de droit ». Yassine demande au jeune monarque de se débarrasser de la fortune amassée par feu son père Hassan II et de l’affecter au règlement de la dette extérieure. Mais le nouveau monarque souhaite instaurer une période de détente après les années de plomb; Mohammed VI procède au contraire de son père à la levée de la résidence surveillée du cheikh Yassine. L’opposition de Yassine au régime va, en partie, renforcer son aura auprès de tout un pan défavorisé de la population marocaine, ainsi qu'auprès de cadres de zones urbaines. L’une des œuvres majeures de la jamaca est d’ailleurs précisément d’avoir labouré patiemment le terrain social. Elle s’est ancrée dans les quartiers populaires, tandis qu’une grande partie des élites alaouites et loyalistes s'est déterritorialisée, étudiant ou travaillant à l’étranger et y envoyant également leurs enfants. Le mouvement va essaimer à l’Ouest, particulièrement en Belgique, en Espagne et aux Pays-Bas mais aussi en France, à la faveur de l’émigration de la main d’œuvre marocaine pendant toutes les décennies 70 et 80. Basé sur une synthèse originale entre traditionalisme sunnite (plaidoyer pour l’orthopraxie), soufisme marocain et mysticisme, al-cAdl wa-l-ihsan est un mouvement sans véritable équivalent dans les autres pays à majorité musulmane. La place de « la vision » du cheikh est primordiale dans la culture militante d’al-cAdl. Un « système de rêves » se rattache à la dimension croyante (Ihsan), au sein de ce mouvement, qui accorde à la dimension de l’invisible (gheib) une place importante. Mais cette dimension oniricomystique s’accompagne également d’une dimension politique, comme nous l’avons vu12. Sans s’étendre sur ce point, on peut toutefois rappeler la fameuse rou'a (vision) de cheikh Yassine en 2006, intitulée Al-Qawma (le soulèvement), selon laquelle un grand changement politique aurait lieu au Maroc, mettant fin selon le cheikh à la monarchie et 12 Sur l’articulation de ces deux dimensions, voire P. Haenni, Y. Mounsif, H. Tammam, « Point de derviche attitude pour le mysticisme politique marocain. La "vision 2006" ou la petite histoire d’un songe bien politique », Cahiers Religioscope, n°3, hiver 2008/2009. L'Année marocaine 2012 instaurant le califat. Une will-to-be prophétie autoréalisatrice... Pour terminer sur le plan politicoreligieux al-cAdl wa-l-ihsan dénie au roi du Maroc sa qualité d’Amir al Mou’minine (« Commandeur des Croyants ») et plaide pour l’avènement d’un califat, dont les contours restent toutefois assez flous13. Mais c’est avant tout un mouvement de type charismatique, qui repose en grande partie sur l’aura populaire du guide, comme l’on pouvait s’en rendre compte une ultime fois lors de ces funérailles. Dans une thèse méconnue intitulée Charisma as attachment to the divine : some hassidic pinciples for comparison of social movements of Ghandi, Nasser, Ben Gourion and King14, un sociologue américain établit une série de conditions à l’avènement d’un leader charismatique. La première d’entre-elles semble correspondre à la figure que nous analysons ici : « The charismatic leader finds the living conditions of certain people objectionable and seeks modification of their conditions15 ». Il ajoute plus loin, utilisant le zaddik juif comme figure archétypale : « In general terms, prior to becoming recognized by many people, the potential charismatic leader must become aware of the earthly conditions, the good and the bad, and commit himself to improve – for his people or tribe – those conditions he finds objectionable16 ». Ce sont des raisons à la fois sociale (la pauvreté au Maroc), biographique (l’origine populaire du leader, son empathie aux 13 Toutefois, pour un éclaircissement sur l’idéologie politique du mouvement (dans une perspective comparative avec celle d’un penseur marocain libéral), lire Juan Antonio Macias Amoretti, “Islam and democracy in contemporary Moroccan thought: the political readings of ‘Abd al-Salām Yāsīn and Muhammad ‘Ābid al-Ŷābrī”, Journal of Arabic and Islamic Studies, 9 (2009), p. 110-125. Pour l’aspect mystique, on consultera plutôt Youssef Belal, Le cheikh et le calife. Sociologie religieuse de l'Islam politique au Maroc, p. 122 205 (chap. « Mystique soufie et communauté émotionnelle »). Sans oublier, les études antérieures de Mohamed Darif, Jama’at Al Adl Wal Ihsan, Casablanca, édition de la Revue marocaine de sociologie politique, 1995, et Malika Zeghal, Les islamistes marocains. Le défi à la Monarchie, Casablanca, Le Fennec, 2005, p. 113 à 149. 14 Soutenue par David Henning Fluharty, University of New Hampshire, department of Sociology, March 1990 (exemplaire consulté à l’American University of Beirut, mars 2008). 15 Charisma as attachment to the divine, ibid., p 63. 16 Ibid. 9 Du religieux au politique? problèmes sociaux de ses contemporains), religieuse et politique (sa confrontation avec le souverain) qui permettent de comprendre la grande popularité et le charisme mobilisateur du cheikh Yassine. Au point que l’on se demande s’il est approprié de parler au passé de ces qualités qui lui étaient attribuées, car l’aura des leaders charismatiques continue d’être célébrée et sanctifiée par-delà leur mort… Mais pour ses adeptes, cet illustre défunt représentera-t-il un saint sur le tombeau duquel on va pleurer et faire des invocations, à l'image des confréries soufies classiques du Maroc, malgré les précautions dont semblent s’être entourés les cadres du mouvement pour éviter cela (cf. ci-dessus) ? Et, partant, a-t-on affaire ici à une autre confrérie soufie, ou à un mouvement d'un autre ordre ? Dans une conférence intitulée, Mythes et rituels de pouvoir au Maroc, donnée au Collège de France le 10 décembre 201217 (soit trois jours seulement avant le décès du cheikh), notre collègue anthropologue Zakaria Rhani indiquait que Yassine représenterait peut-être le dernier « saint », s’inscrivant dans cette longue tradition marocaine de sainteté « engagée », dans laquelle le saint s'oppose au sultan, l'appelant à la justice. Sollicité immédiatement après le décès du cheikh, il nous précisait plus avant sa pensée : « La sainteté n'est pas ici une question de véracité, mais de croyance. Je crois que le cheikh est bel et bien considéré par ses adeptes comme un véritable « saint » - outre le fait que lui-même se considère comme tel (il faut voir ici ses premiers écrits où il explique son ascension dans la voie de la sainteté…). Il faudrait faire une analyse des récits mythiques et oniriques qui ont entouré la vie du cheikh et qui vont probablement proliférer après sa mort. De tels récits représentent le cheikh comme un véritable « saint ». Il est fort probable que pour les plus fidèles parmi ses adeptes – ceux qui sont imbibés de sa pensée mystique – sa sépulture devienne un lieu de culte. Mais ce sera un culte quelque peu épuré de toutes expressions extatiques. Un culte enrichi par son histoire mythifiée. Mais là, il faut toujours insister sur la pluralité des trajectoires que prendront ses adeptes. L'absence d'un saint crée un vide énorme que plusieurs fidèles auront du mal à supporter. On assistera à des 17 http://actualites.ehess.fr/nouvelle5258.html L'Année marocaine 2012 reconversions, à des retraits. Mais la jamaca persistera moins en tant que confrérie qu'en tant que mouvement politico-religieux, à mon avis, animé par une tension entre l'engagement politique et l'encadrement spirituel. La vie de la jamaca dépendra de l’aptitude à rendre cette tension créatrice de sens, comme pendant la vie du cheikh. » Enfin, ce sont précisément ces forces en présence, dans la perspective d’un éventuel basculement complet du mouvement dans le champ politique marocain, que nous voudrions examiner. Succession : basculer dans le « profane » jeu politique ? Outre le fait d’ouvrir les portes de l’audelà au guide, ce décès ouvre peut-être aussi celles du changement au sein du mouvement. Le nouveau chef doit se préparer à de multiples défis qui secouent le groupe depuis quelques années, à savoir l’émergence en son sein d'un pôle qui réclame la participation dans la vie politique légale. Justice et Bienfaisance n'a jamais déclaré qu'elle était contre la participation au champ politique. Elle indiquait jusqu’à présent que les conditions n’étaient pas réunies pour y participer. A la tête de ses conditions, une négociation avec le Palais concernant le statut du « Commandeur des croyants », point d’achoppement majeur que nous évoquions plus haut. En l’état actuel des exigences de la monarchie, le mouvement de feu Abdessalam Yassine devra accepter cette notion, s’il veut accéder à un début de reconnaissance. La mort de Yassine devrait accélérer la procédure de préparation de ce groupe à une intégration dans la vie politique. La difficulté du PJD à gérer la crise économique du pays, et à répondre aux attentes pressantes de la population marocaine, un an après sa prise de pouvoir, ouvre une place potentielle à un autre acteur « islamiste » dans le pays. Il est fort probable que la jamaca ne prenne pas tout de suite ce risque, en laissant plutôt le PJD s’éreinter sur la difficile réforme du royaume et affronter un peu plus l’impatience des Marocains, qui, nombreux, se sont mobilisés début 2011, ou ceux qui attendent tout simplement une hausse de leurs revenus (militaires en exercice, retraités de l’armée, enseignants du secondaire, infirmières…). La conversion du mouvement fondé par Yassine 10 Du religieux au politique? en parti politique pourrait donc, du fait de ces deux facteurs, externe et interne (refus de la monarchie et attente stratégique d’al-cAdl), prendre un certain temps. Contrairement à la confrérie Boutchichiya, dans laquelle le cheikh Sidi Hamza, a d’ores et déjà désigné son fils Sidi Jamal comme successeur, Yassine n'a pas désigné son successeur. Il a laissé le choix entre les mains du majliss al irchad, qui après consultation entre ses membres, vient de nommer Mohamed Abbadi en tant que « secrétaire général » de la jamaca. Le premier fait immédiat qui doit attirer notre attention est l’avènement de ce tout nouveau statut au sein du mouvement qu’est celui de « secrétaire général » et non plus de cheikh mourchid (guide spirituel), ce dernier statut restant l’apanage du défunt Yassine et de lui seul. Dans la première conférence de presse organisée par la jamaca quelques jours après la mort de Yassine, la nouvelle direction a renouvelé le pacte qui la liait à ses adeptes : le premier secrétaire général d’al-cAdl a indiqué qu'il n'y aura pas de changement dans la ligne directrice impulsée par Yassine, mais que toutes les portes de la jamaca restaient ouvertes pour le dialogue. Abbadi, né en 1949, ami très proche de Yassine depuis leur rencontre au sein de la zaouïa Boutchichiya dans les années soixante dix est un fqih (imam dans la tradition marocaine) de métier. Il est d’ailleurs le cofondateur avec Yassine d’Ousrat Al jamaca en 1981, devenue al-cAdl wa-l-ihsan en 1987. C’est donc bien à l’origine un religieux, chargé de continuer la tâche spirituelle et éducative de la jamaca, et laissant la gestion des affaires politiques à un exécutif ad hoc. Arrêté plusieurs fois sous le règne d'Hassan II, il ne fait pas l'exception sous le règne de Mohammed VI, lorsqu’il est incarcéré en 2003, à la suite d’une interview accordée au journal Al Hayat al Maghribiya. En 2006, il voit son domicile d’Oujda mis sous scellés jusqu’à nos jours. La première tâche qu’Abbadi a d’ailleurs menée en tant que secrétaire général de la jamaca fut de conduire une « caravane de solidarité » de Rabat à Oujda le 12 janvier 2013, pour réclamer la levée de cette mesure et libérer son domicile. La caravane a été dispersée rapidement par les forces de l'ordre. Mais ces changements visibles et manifestes du mouvement depuis la mort du L'Année marocaine 2012 cheikh ne doivent pas nous empêcher de voir ses permanences et ses blocages. La fille du défunt cheikh, Nadia Yassine, l’une des figures de proue de ce que l’on appelle le « féminisme islamique » est certainement plus populaire et médiatique que l'ensemble des cadres du mouvement, mais celui-ci ne semble pas s’être encore suffisamment réformé et « libéralisé » pour mettre une femme à sa tête. Nadia Yassine s’est d’ailleurs récemment retirée du majliss al irshad (Conseil de la guidance) et a pris des distances - y compris d’ordres « théologiques » - avec le mouvement dès avant le décès de son père. Nous avons relevé une intervention, cruciale pour comprendre sa position, sur le forum d’un site musulman en langue française qu’elle fréquente assidûment, particulièrement quand un théologien répondant au nom de Dr Al Ajamî18 y écrit des articles de tâfsir (herméneutique) et de grammatologie du Coran. Après avoir approuvé le dernier article du Dr Al Ajamî, qui se veut une critique de l'idée que tout martyr se verrait attribuer « 1000 vierges » au Paradis selon certains ulémas (ce qui ne figure ni dans le Coran ni dans les hadiths sâhih...), Nadia Yassine narre, dans un style bien à elle, l’une de ses tentatives d’exégèse « féministe », douchée par le parterre d’exégètes masculins : « J’ai moimême été boudée par la gente masculine dans une conférence où j’essayais de développer le sens du concept de hour (vierge). Les femmes quant à elles, angoissées, voulaient savoir si elles devaient supporter leur macho de mari même au paradis ! Triste question ! » Elle répond ensuite à un autre internaute qui a remarqué que le site de Nadia Yassine affichait désormais page blanche. Cette réponse dévoile le divorce relativement consommé entre elle et la direction du 18 Médecin français, arabisant, il est actuellement retiré au Maroc pour se consacrer à sa recherche exégétique. Il a publié sous le nom d’auteur de Dr. Al Ajamî, Que dit vraiment le Coran (éditions SRBS, 2008, 411 p., 2e édition, Zenith, 2012), qui a eu un impact certain au sein de la communauté musulmane française. D’autres fruits de son travail de (re)lecture littérale [à opposer au littéralisme] et traduction du Coran sont disponibles sur le site oumma.com (voir ci-dessous). Sur le mariage mixte, la polygamie, la question du hijab, le jihad, la foi et la raison, et d’autres sujets, ses publications ont suscité d’intenses débats. Voir www.oumma.com/Dr-alajami 11 Du religieux au politique? mouvement mais indique également, en négatif, les lignes rouges à ne pas franchir au L'Année marocaine 2012 sein de la jamaca : Capture d’écran d’un échange entre un internaute et Nadia Yassine, fille du cheikh Abdessalam Yassine, sur le fil de commentaire d’un article du site Oumma.com accessible à partir du lien : http://oumma.com/14876/houris-hommes-12 Nadia Yassine va, semble-t-il, "trop vite" pour de nombreux cadres du mouvement fondé par son père, et ne paraît plus devoir faire partie – pour le moment – de sa direction ni de son avenir, fût-il religieux ou politique. Mais le Maroc change, et à une vitesse un peu plus accrue depuis les évènements de 2011… Conclusion sur l’avenir politique éventuel du mouvement L'un des points fort d’Abdessalam Yassine fut cette capacité de se servir d'un important réservoir religieux marocain pour mener à bien la fondation d'un important mouvement politico-religieux musulman contemporain. Le cheikh s’est inspiré de l'expérience des Frères musulmans en Egypte en matière politique (il n'hésite pas à citer Hassan Al Bana et Sayid Qotb), de la révolution iranienne de 1979, et bien sûr d’un soufisme populaire très répandu dans son pays, le Maroc. Le cheikh a laissé derrière lui une trentaine de livres et brochures19 pour orienter l'action politico-religieuse de son groupe. Le mouvement al-cAdl wa-l-ihsan l’a ainsi cristallisé post-mortem dans son statut de l'imam al mourchid (maître conseillé), titre qui lui restera dévolu de manière exclusive au sein du mouvement. Son successeur à la tête du mouvement, Mohamed Abbadi, a déclaré lors de sa première conférence de presse que la jamaca restera dans la continuité des idéaux du cheikh, sans rupture aucune… mais ceci reste bien sûr une déclaration de principe. Concrètement, la mort de Yassine laissera 19 Voir sa bibliographie, qui compte une trentaine d’ouvrages, sur le site web http://www.aljamaa.net/fr/document/4847.shtml 12 Du religieux au politique? apparaître un courant pragmatique au sein de la jamaca, comme l’entrevoit le chercheur Abdellah Tourabi, qui travaille sur les rapports entre Etat et mouvements islamistes au Maroc : « La possibilité de la nonreconnaissance du pouvoir spirituel et religieux du Roi et sa qualité de « Commandeur des Croyants » est tenue pour condition première à toute implication dans l'arène politique. Néanmoins, cette position est appelée à évoluer s'il apparaît au sein de la jamaca un courant pragmatique et réformateur qui considérerait que l'action politique au sein des institutions n'est pas incompatible avec le projet pédagogique et idéologique al-cAdl wa-lihsan… »20 De son côté Fatha Allah Arssalan, porte-parole et numéro deux de la jamaca explique qu’ils ne sont « pas un parti politique, mais un mouvement social », qu’il n’excluait pas « à la suite des résultats d’un dialogue, par le biais de notre aile Cercle politique », de « se transformer, à l'avenir, en parti politique »21. La participation de la jamaca au Mouvement du 20 février est un message clair qui signifie qu’il est capable de s'adapter et travailler avec d’autres acteurs de la société civile et du monde politique, fût-ce temporairement et de manière ombrageuse. al-cAdl a en effet accepté de partager le même espace public, en collaboration avec des militants laïques, amazighs, nationalistes, indépendants… avant de s’en retirer moins d’un an après la formation de ce mouvement. Pour conclure, il peut être intéressant de mentionner que ce n'est pas la première fois que la jamaca invite les acteurs politiques, y compris ceux du Palais, à dialoguer, sans obtenir de réponse. Du vivant de Yassine, alc Adl a publié un document intitulé Ensemble pour un avenir meilleur, qui insiste sur la nécessité d'un « pacte national fédérateur à travers un dialogue social ouvert ». Ce pacte est essentiellement basé sur un référentiel islamique, ce qui peut laisser présager, dans le cas d’une intégration de ce mouvement dans le jeu politique, des heurts avec les franges sécularistes de la société marocaine, comme L'Année marocaine 2012 cela se passe actuellement en Tunisie, depuis le début de l’année 2012. Mais, de la même manière que le parti islamiste En Nahda dans ce même pays ou que les Frères Musulmans égyptiens (aujourd’hui incarnés par le parti du président Mohammed Morsi, al-cAdl wa-l Hourryia), il n’est pas exclu de penser qu’ils puissent continuer de tracer leur chemin et que, à la faveur d’un nouveau mouvement de contestation d’ampleur au sein de la société marocaine, ils finissent par accéder légalement à l’espace politique, à être reconnu en tant que parti. C’est pourquoi le Palais craint le renouvellement d’un tel épisode protestataire et a tenté de gérer cette contestation de masse avec beaucoup plus de souplesse que ses voisins (Ben Ali et Moubarak notamment). Les partisans et cadres du mouvement Justice et Bienfaisance ne peuvent plus désormais s’en remettre aux songes et visions du défunt cheikh, mais disposent d’un corpus et surtout d’un contexte général d’ouverture du jeu politique dans le monde arabe qui pourrait bien, à terme, leur être profitable. 20 Interview accordée au site web Goud, le 13 décembre 2012. 21 Interview accordée au journal Achark al awsat, n° 10987, du 27 décembre 2008. 13