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Du religieux au politique ?
Symbolique des funérailles et chantier de la succession dans le mouvement
al-cAdl wa-l-ihsan, au lendemain de la mort
du cheikh Abdessalam Yassine
Cédric Baylocq et Aziz Hlaoua
L’Année marocaine 2012, n° 8
© http://www.yabiladi.com (13/12/2012)
L'Année marocaine
N° 8 – Mars 2013
(Rabat – Maroc)
Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales – USR3136 CNRS
35, avenue Tariq Ibn Zyad – 10010 Rabat, Maroc - Tél : +212(0)5 37 76 96 91 - Fax : +212(0)5 37 76 96 85 –
mail : [email protected]
www.cjb.ma
Du religieux au politique ?
Symbolique des funérailles et chantier de la succession dans le mouvement
al-cAdl wa-l-ihsan, au lendemain de la mort
du cheikh Abdessalam Yassine1
Abdessalam Yassine, leader du mouvement islamique Justice et Bienfaisance est décédé
récemment à l’âge de 84 ans. Vendredi 14 décembre 2012, au lendemain de sa mort, ses
funérailles ont eu lieu à deux pas du Palais royal, comme un ultime défi à la Monarchie.
Cet article présente un récit détaillé de l’évènement, depuis les attitudes des partisans
venus en masse, jusqu’à l’inhumation du corps du cheikh, en passant par les rites
protocolaires et la cérémonie religieuse.
C’est ensuite la trajectoire du mouvement qui est restituée, avant que ses perspectives
politiques et religieuses contemporaines à la suite de la mort du leader charismatique,
soient présentées.
Le CJB n'entend apporter aucune approbation, ni improbation quant au contenu du texte
qui relève de la seule responsabilité des auteurs.
1
Nous remercions Zakaria Rhani (anthropologue, professeur assistant à l’Institut universitaire de la recherche
scientifique, Université Mohammed V Souissi-Rabat et chercheur associé au Centre Jacques Berque) pour sa relecture
et ses pertinentes suggestions. Toute imprécision éventuelle ou choix interprétatif nous restent imputables.
Sommaire
Funérailles populaires : une description ethnographique ................................................4
Retour sur la genèse d’un mouvement charismatique… d’opposition.............................. 8
Succession : basculer dans le « profane » jeu politique ? ................................................ 10
Conclusion sur l’avenir politique éventuel du mouvement ............................................ 12
Du religieux au politique?
L'Année marocaine 2012
Du religieux au politique ?
Symbolique des funérailles et chantier de la succession dans le mouvement
al-cAdl wa-l-ihsan, au lendemain de la mort
du cheikh Abdessalam Yassine
Cédric Baylocq et Aziz Hlaoua
Chercheurs au Centre Jacques Berque
[email protected]
[email protected]
Il en est au Palais royal qui doivent se
dire : « Le Cheikh est mort, vive le Roi ! ». Le
cheikh Abdessalam Yassine, 84 ans,
fondateur du plus important mouvement
islamique du Maroc, al-cAdl wa-l-ihsan (Justice
et Bienfaisance) est décédé jeudi 13 décembre
aux alentours de 7h30 du matin, dans sa
résidence du quartier Souissi à Rabat. Ce
mouvement à caractère social et politicoreligieux compte au moins plusieurs dizaines
voire centaines de milliers de membres et
sympathisants à travers le Maroc et en dehors
du Royaume. Il est « illégal » mais son
existence est « tolérée » par la monarchie
marocaine, comme l’on a coutume de
l’indiquer. Il faut dire qu’elle peut
difficilement faire autrement, tant le
mouvement a gagné de nombreuses zones
populaires du Maroc, depuis la fin des années
80. Dans des villes comme Casablanca,
Mohammedia, Salé (où se trouve son siège),
Tanger, Tétouan, Safi, El Jadida ou encore
Marrakech… Sa présence est importante, au
point
que
beaucoup
d’observateurs
considèrent que s’il était rendu légal et se
présentait aux élections, ce parti écraserait sa
concurrence,
séculariste
ou
islamiste,
notamment le Parti Justice et Développement
(PJD). Ce dernier est arrivé récemment au
pouvoir il y a un peu plus d’un an à la faveur
du Mouvement du 20 février2. Ainsi la visite (pas
dans le sens de ziyara3…) du premier ministre
Abdelilah Benkirane sur le lit de mort de feu
le leader religieux a pu en surprendre plus
d’un4. Signe d’un début de concorde entre le
mouvement et le Palais ?
Car le choix du lieu de cérémonie par
le mouvement religieux n’est pas anodin. Elle
s’est déroulée à la mosquée As Sunna, qui
jouxte les remparts ocres du Palais royal de
Rabat. Bien sûr, cela n’a toutefois pas pu se
faire sans l’accord tacite du Palais. Mais il est
tout de même important de noter que ce n’est
pas dans le fief historique de la jamaca, à Salé,
ville populaire de l’autre côté du fleuve
Bouregreg qui fait face à Rabat l’opulente, que
les funérailles ont eu lieu, mais bien a
quelques encablures du lieu symbolique du
pouvoir marocain, comme un dernier défi
lancé à celui-ci. Lors des funérailles, un porteparole de la jamaca a adressé par haut-parleur
un message à peine subliminal, juste en face
de l'entrée principale du Palais, indiquant que
le défunt n'a jamais eu « peur des humains »,
et qu’il « ne craignait que Dieu ». Le cheikh
Yassine, opposant par delà son trépas ?
Funérailles populaires : une
description ethnographique
Pour comprendre l’importance que
revêt cet homme pour les disciples du
mouvement, on peut commencer par lire la
manière dont est présenté son décès, sur le site
francophone officiel de la jamaca :
« Avec des cœurs pleins d’affliction
de soumission à la volonté divine,
mouvement
al-cAdl
wa-l-ihsan
tient
communiquer à tous les membres
2
Pour une approche sociographique de ce mouvement
pluriel – où deux membres d’ al-cAdl wa-l-ihsan, dont
Nadia Yassine sont interviewés – voir l’article de Cédric
Baylocq et Jacopo Granci, « "20 février". Discours et
portraits d’un mouvement de révolte au Maroc »,
L’Année du Maghreb [En ligne], VIII | 2012, mis en ligne
le 01 janvier 2013, consulté le 25 janvier 2013. URL :
http://anneemaghreb.revues.org/1483
3
Celle du disciple à son cheikh…
et
le
à
et
4
On peut consulter le défilé d’hommage des hommes
politiques
marocains
à
partir
du
lien http://youtu.be/qay_Y3z7A6I
4
Du religieux au politique?
sympathisants, à tout le peuple marocain et à la
oumma du Saint Prophète la nouvelle du décès
d’une figure glorieuse et d’un alem hors du
commun, M. Abdessalam Yassine, qui s’est
éteint ce jeudi matin 13 décembre 2012, à l’âge
de 84 ans5. »
Plus loin, le faire-part de décès sort du
seul registre descriptif pour entrer dans celui
de l’apologétique :
« Nous prions le Tout-Puissant de
l’agréer parmi ses élus et qu’Il le fasse rejoindre
le rang de Ses Prophètes, Ses Saints, Ses
Martyrs et Ses élus et qu’Il inspire les siens et
toute la oumma islamique endurance devant
cette épreuve6. »
Mais c’est a fortiori en se rendant in situ
lors des funérailles du guide spirituel de cette
confrérie, à la mosquée As Sunna à Rabat,
proche du Palais royal, que l’on pouvait se
rendre compte du halo de sacralité qui
l’entourait et de la ferveur que ce personnage
charismatique pouvait susciter.
Le cheikh Yassine est mort un jeudi,
soit la veille du jour de jumca, la prière
collective du vendredi pour tous les
musulmans pratiquants. Le majliss al irshad
(Conseil de la guidance) du mouvement a
décidé que des funérailles populaires devaient
avoir lieu dès le lendemain. On aurait donc
pu s’attendre à ce que de nombreux membres
du mouvement ou sympathisants soient pris
de court, surtout pour ceux résidants
beaucoup plus au Nord (Tanger, Oujda) ou
au Sud (Marrakech, Agadir, Guelmin, etc.).
La jamaca s’est plainte de ce que le makhzen
aurait empêché, selon ses dires, des milliers de
disciples à travers le pays de rejoindre Rabat.
Pourtant ce sont plusieurs dizaines de milliers
de personnes qui vont affluer autour de la
mosquée As Sunna dès le lendemain, et
accompagner le défunt jusqu’en sa dernière
demeure. L’on n’avait pas vu une telle
mobilisation depuis un certain 20 février
2011. Sur place, des Marocains d’Espagne7,
de France, de Belgique et des Pays-Bas
avaient taillé la route toute la nuit afin de
pouvoir assister aux funérailles, et d’envoyer
in situ leurs du’as (invocations à Dieu) pour
5
http://www.aljamaa.net/fr/document/4847.shtml
Ibid.
7
Sur le mouvement en Espagne, voir Elena Arigita,
« Al-‘Adl wa-l-Ihsan en España: ¿Un proyecto nacional
para un movimiento islámico transnacional? », Revista de
Dialectología y Tradiciones Populares, vol. LXV, n° 1, p.
113-136, janvier-juin 2010.
6
L'Année marocaine 2012
accompagner le cheikh en son dernier
voyage…
Après l’émotion que l’annonce de sa
mort a suscitée chez les partisans du
mouvement, les délégations locales ont
commencé à s’organiser pour préparer un
déplacement massif en capitale. Le lendemain
de l’annonce de sa mort, dès 7h00 du matin,
les délégations du mouvement Justice et
Bienfaisance de Fès investissent le train pour
Rabat. Elles sont très visibles, constituent des
centaines de groupes, composés de femmes et
d’hommes de tous âges. Aucune pancarte
n’est arborée et les tenues sont sombres. Les
femmes sympathisantes ou membres du
mouvement portent très souvent des
vêtements amples et plutôt un djilbab qu’un
hijab. Dans les localités du Sud plus éloignées
de la capitale, des bus sont affrétés. Mais c’est
plus souvent par convois de voiture que se
déplacent les adlistes.
Devant la gare Rabat-médina, dès
9h00, le service d’ordre du mouvement se
prépare à canaliser, diriger et informer la foule
qui arrive par tous les trains de toutes les
provenances. Ils semblent même se substituer,
par leur nombre, au personnel de l’ONCF qui
gère les flux de passagers de la gare de la
capitale. Les partisans orientent les gens vers
la mosquée As Sunna qui ne se trouve qu’à
400 mètres à l’ouest de la gare, en remontant
vers le Palais royal. On note également un
retrait relatif des forces de l’ordre marocain,
du « service de sûreté » du Royaume. Leur
retrait est en fait stratégique car ils
commenceront à disposer des barrières en fer
entre les différents axes qui entourent la
mosquée As Sunna, pendant le moment de
prière, afin de canaliser tous les accès de la
mosquée et empêcher des véhicules de passer
ou de se garer. La décision de sécurité la plus
importante prise par les forces de la sûreté
nationale est la fermeture du grand boulevard
Mohamed V, ce que les adlistes ne
souhaitaient pas, mais leur négociation a
échoué. Ceci les a obligés à emprunter la
route des remparts de Bab Ar Rouah. Il est
intéressant de rappeler que le cortège des
funérailles du roi Hassan II avait descendu le
boulevard Mohamed V en direction du
mausolée Mohamed V. La trajectoire finale
de l’opposant dans les rues de la capitale du
royaume ne pouvait être identique à celle du
roi. Mais le balai entre le service de sécurité
5
Du religieux au politique?
du mouvement religieux et les forces de
l’ordre marocaines laissait plutôt au final
l’impression d’une complémentarité que
d’une compétition. Aux abords de la
mosquée, le service d’ordre du mouvement
crie : « El akhawat ‘illa al yassar, al ikhwa ‘illa al
yamin ! Allah ijazikoum bi-kheir ! »8
L’intérieur de la mosquée est
archicomble. Toute la cour intérieure est
également remplie d’hommes en situation de
recueillement et de prière. L’esplanade de la
mosquée est comble elle aussi. En fait, ce sont
tous les abords de la mosquée qui sont ceints
de plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Certains hommes pleurent en silence.
D’autres adeptes voyant ces personnes
éplorées, leur tapent sur l’épaule ou les
consolent, comme s’ils les connaissaient de
longue date…
Attente de la cérémonie religieuse sur le parvis de la
mosquée As Sunna (© Aziz Hlaoua/Centre Jacques
Berque)
A l’arrière de la mosquée, une petite
allée débouche sur une porte en arc plein
cintre en bois massif. Une ambulance
estampillée « ‫ «( » آل اِلَـهَ اِال هللا محمدا رسول هللا‬Il n’y
a de Dieu que Dieu », la shahada (profession
de foi) y est stationnée. Elle attend le cercueil
de l’illustre défunt qui y sera transféré dès la
fin de la salat aj-janaza (prière au défunt)
Quelques journalistes et adeptes qui
les ont suivis jusqu’à ce sésame qui leur
permettra peut-être de toucher ou de voir une
dernière fois le cheikh se bousculent pour se
faire une place le long de l’allée. Tout cette
assemblée se calme le temps de la prière
canonique du vendredi (salat al-jomu’a, qui
sera donc suivi de la salat aj-janaza, accomplie
L'Année marocaine 2012
par les fidèles jusque dans les espaces verts
entourant la mosquée.
La foule commence des invocations en hommage au
défunt. Autour de la mosquée (©Cédric Baylocq/Centre
Jacques Berque)
Il est intéressant de mentionner
l'intitulé du sermon adressé ce jour de
vendredi par l'imam de la mosquée As Sunna :
« La fidélité et la bonne intention » (al-ikhlas
wa niya). L'imam a ignoré totalement
l’événement de la mort de Yassine, et à la fin
de son sermon, a demandé la miséricorde de
Dieu pour les défunts souverains Mohamed V
et Hassan II, « ainsi que tous les morts
musulmans ». Les imâms des mosquées
officielles et centrales telles que la mosquée As
Sunna sont en effet nommés par le ministère
des Affaires religieuses (ce qui n’empêche pas
que d’autres mosquées échappent à ces
nominations expresses…).
Après de longues minutes d’attente, la
porte sud de la mosquée As Sunna
s’ouvre enfin. L’agitation se fait plus grande
mais dans un silence relatif. Les premiers à
sortir sont les cadres du mouvement,
membres du majliss al irshad, le Conseil de la
guidance du mouvement. Le cercueil est
recouvert d'un tissu de velours vert également
brodé de l’inscription de la shahada. Les
porteurs du cercueil le descendent de leurs
épaules puis le charge dans l’ambulance, tout
en laissant ouverte la porte arrière afin que les
fidèles puissent observer.
8
« Les sœurs à gauche, les frères à droites ! Que Dieu
vous bénisse ! »
6
Du religieux au politique?
© www.hespress.com, site d’information marocain
Le convoi, complètement encerclé par
la foule, commence son parcours en direction
du cimetière Ash shûhada (« des martyres »), le
plus important cimetière de Rabat qui se situe
en front de mer. Il accueille, entre autres, la
sépulture d'un autre opposant historique à la
monarchie et figure emblématique de la
gauche, Abderrahim Bouaabid.
Il emprunte la seconde portion de
l’avenue d’Algérie, en passant devant l’un des
accès principaux au Palais royal, passe par
Bab Ar Rouah, puis prend à droite l’avenue Ibn
Toumert qui, en prolongeant par Bab el Had
(carrefour central de Rabat et entrée nord de
la médina) descend jusqu’à Bab La’lou et
jusqu’au cimetière Ash shûhada qui donne sur
le front de mer. De Bab Ar Rouah jusqu’au
cimetière, cette longue section d’avenues qui
s’enchaînent est pleine, dense.
C’est une foule très compacte,
relativement silencieuse et disciplinée qui
achemine la dépouille du cheikh en sa
dernière demeure. Ceci rend largement
plausible l’estimation de 80 000 personnes
dénombrées, selon de nombreux observateurs.
Il s’agit du plus important rassemblement
pour des funérailles depuis celles d’Hassan II.
L'Année marocaine 2012
La foule des partisans et sympathisants d’al-cAdl wa-lihsan accompagne le cercueil du défunt guide jusqu’au
cimetière du front de mer à Rabat © Facebook Le cri des
marocains/The
screaming
of
Moroccans
http://www.facebook.com/sarkha.ma
A l'arrivée de l'ambulance au
cimetière du martyres, le service d'ordre de la
jamaca contenait les dizaines de milliers de
fidèles d’y pénétrer, et ceci par peur d’un
débordement et d’éventuelles dégradations
involontaires de sépultures liées à la densité.
L'entrée était réservée aux responsables
adlistes, les personnalités accompagnatrices,
les journalistes et les membres de la famille.
Le service d'ordre installait des grandes baffes
alimentées par un groupe électrogène pour
diffuser en continu la lecture du Coran et plus
spécifiquement la sourate « Yassine »9.
A la fin de l'enterrement, Mohamed
Abbadi, numéro 2 de la jamaca avant la mort
de Yassine adressait un éloge funèbre en
direction des individus se trouvant à
proximité de la tombe. Utilisant un micro
pour mieux se faire entendre, il rappelait les
« qualités exceptionnelles » du défunt, ses
« sacrifices », son « attachement au Coran et à
la Sunna », et indiquait que les dizaines de
milliers de disciples présents étaient le fruit de
la prédication et de la rectitude du cheikh.
Mais il ne s’arrêtait pas à cet exercice
classique de l’éloge funèbre et poursuivait par
une attaque contre les ennemis de la jamaca et
concluait en leur intimant de « revenir au
9
Dans un autre courant, le hanbalo-wahhabisme
(salafistes), la lecture du coran à haute voix sur la tombe
d'un mort est considérée comme illicite, a fortiori à l'aide
d'un haut parleur ou des baffes. Ce genre de détails
c
permet de situer un peu mieux al- Adl wa-l-ihsan dans
le champ des possibles musulmans.
7
Du religieux au politique?
saint Coran et à la Sunna » à l’instar du
cheikh.
Malgré ce protocole assez différent
d’un enterrement classique, la tombe de
Yassine ne se démarquait pas des autres
sépultures à proximité. La jamaca n’a pas
voulu ériger un mausolée – mais en aurait-elle
était simplement autorisée par les autorités
marocaines ? – afin d’éviter que les gens
l’institue en lieu de pèlerinage et de ziyarate
(visite) d'un saint. On voit bien dans cette
décision et les précisions indiquées
précédemment comment ce mouvement
navigue dans un espace – large, certes – entre
soufisme et salafisme rejetant et acceptant
tout à la fois des éléments de religiosité
caractérisant particulièrement ces deux
sensibilités intraislamiques10.
Retour sur la genèse d’un mouvement
charismatique… d’opposition
Qui est l’homme qui a pu générer un
tel rassemblement humain ? Enfant unique
d'une famille berbère issue de la tribu des
Haha de la région d'Essaouira, il démontre des
dispositions d’étudiant sérieux voire brillant
dès son plus jeune âge. Très intéressé par les
langues étrangères, la littérature arabe et les
études islamiques, il devient instituteur
d'arabe à l'âge de 19 ans. Quelques années
plus tard, il décroche le poste de directeur
d’une école de formation des inspecteurs de
l'enseignement.
La
grande
vague
d'engagement politique dans le mouvement
nationaliste de sa génération n'a en revanche
pas touchée cet homme. Après l'indépendance
(1956), Yassine mène la vie aisée d'un cadre
supérieur, habillé à l'occidental, multiplie les
voyages à l'étranger, notamment à Paris, dans
le cadre de son travail de directeur d’école. A
l’approche de la quarantaine, l'homme se
lance dans une quête spirituelle, en
commençant par la lecture de la littérature
soufie. Il devient alors disciple de Sidi Abbas
Boutchich, cheikh de la zaouïa al-Qadiriya alBoutchichiya, située à Madagh, proche de la
ville de Berkane, au nord-est du Maroc. La
mort du cheikh Abbas en 1972 posa alors le
L'Année marocaine 2012
problème de la succession. Comme quasi
systématiquement dans ce cas, le cheikh
choisit son fils Sidi Hamza plutôt que
Yassine. Comme dans tous les mouvements
soufis marocains, la Boutchichiya cultive l’idée
que la baraka se transmet génétiquement par
succession dans la lignée patrilinéaire. La
graine de la contestation pour ce mode de
transmission filial du pouvoir était plantée
dans le cœur d’Abdessalam Yassine. Il
orientera désormais cette contestation contre
le pouvoir monarchique. Yassine quitte donc
la confrérie Boutchichiya. La même année
Abdessalam Yassine publie ses premiers
ouvrages : L'islam entre la prédication et l'Etat
(1972), puis L'Islam demain (1973), qui
représentent les fondements de sa pensée et du
mouvement à venir. Il fonde d’abord
l'association Ousrat al-Jamaca (La famille de la
jamaca) vers 1981, mais l'organisation ne
réussit pas à fédérer les autres associations et
acteurs religieux comme le voulait son
fondateur.
En 1987, al-cAdl wa-l-ihsan voit le jour
et devient l'un des mouvements de
l'opposition
au
Palais.
Le
leader
charismatique va, de proche en proche, se
muer en un leader politique tout en
conservant son aura de guide religieux. En
1974, il écrit une lettre « L'islam ou le déluge »
dans laquelle il demande à Hassan II de «
revenir dans le droit chemin de l'islam » en lui
indiquant la meilleure façon de gouverner et
de se débarrasser de « l’égoïsme des rois ». Par
cette lettre il entend s’adresser au monarque
d'égal à égal, comme un chérif idrisside qui
s’adresse à un monarque alaouite. Cet acte est
conçu par les adeptes comme la manifestation
d’un courage sans précèdent. Ceci conduira
l’intransigeant monarque Hassan II à interner
de force le cheikh en hôpital psychiatrique.
Après avoir été relâché, il est placé sous
résidence surveillée de 1989 à 2000 par le
régime dans sa résidence de Salé, ce qui
d’ailleurs prolonge la dichotomie historique
entre Rabat la monarchique et Salé la
populaire et la frondeuse11. Mais quelques
mois après l’intronisation du nouveau roi,
Mohammed VI, il reproduit la même
11
10
Nous développerons ce point qui mérite plus ample
argumentation et surtout exemplification, dans une
publication ultérieure…
De très veilles histoires populaires circulent encore
dans les foyers rbatis, qui perpétue chez les habitants de
la capitale cette idée que leurs voisins de l’autre rive du
Bouregreg sont un brin belliqueux…
8
Du religieux au politique?
démarche avec une lettre de mise en garde
intitulée « Mémorandum à qui de droit ».
Yassine demande au jeune monarque de se
débarrasser de la fortune amassée par feu son
père Hassan II et de l’affecter au règlement de
la dette extérieure. Mais le nouveau
monarque souhaite instaurer une période de
détente après les années de plomb;
Mohammed VI procède au contraire de son
père à la levée de la résidence surveillée du
cheikh Yassine.
L’opposition de Yassine au régime va,
en partie, renforcer son aura auprès de tout un
pan défavorisé de la population marocaine,
ainsi qu'auprès de cadres de zones urbaines.
L’une des œuvres majeures de la jamaca est
d’ailleurs précisément d’avoir labouré
patiemment le terrain social. Elle s’est ancrée
dans les quartiers populaires, tandis qu’une
grande partie des élites alaouites et loyalistes
s'est déterritorialisée, étudiant ou travaillant à
l’étranger et y envoyant également leurs
enfants. Le mouvement va essaimer à l’Ouest,
particulièrement en Belgique, en Espagne et
aux Pays-Bas mais aussi en France, à la
faveur de l’émigration de la main d’œuvre
marocaine pendant toutes les décennies 70 et
80.
Basé sur une synthèse originale entre
traditionalisme sunnite (plaidoyer pour
l’orthopraxie),
soufisme
marocain
et
mysticisme, al-cAdl wa-l-ihsan est un
mouvement sans véritable équivalent dans les
autres pays à majorité musulmane. La place
de « la vision » du cheikh est primordiale dans
la culture militante d’al-cAdl. Un « système de
rêves » se rattache à la dimension croyante
(Ihsan), au sein de ce mouvement, qui accorde
à la dimension de l’invisible (gheib) une place
importante. Mais cette dimension oniricomystique s’accompagne également d’une
dimension politique, comme nous l’avons
vu12. Sans s’étendre sur ce point, on peut
toutefois rappeler la fameuse rou'a (vision) de
cheikh Yassine en 2006, intitulée Al-Qawma
(le soulèvement), selon laquelle un grand
changement politique aurait lieu au Maroc,
mettant fin selon le cheikh à la monarchie et
12
Sur l’articulation de ces deux dimensions, voire P.
Haenni, Y. Mounsif, H. Tammam, « Point de derviche
attitude pour le mysticisme politique marocain.
La "vision 2006" ou la petite histoire d’un songe bien
politique », Cahiers Religioscope, n°3, hiver 2008/2009.
L'Année marocaine 2012
instaurant le califat. Une will-to-be prophétie
autoréalisatrice...
Pour terminer sur le plan politicoreligieux al-cAdl wa-l-ihsan dénie au roi du
Maroc sa qualité d’Amir al Mou’minine
(« Commandeur des Croyants ») et plaide
pour l’avènement d’un califat, dont les
contours restent toutefois assez flous13.
Mais c’est avant tout un mouvement
de type charismatique, qui repose en grande
partie sur l’aura populaire du guide, comme
l’on pouvait s’en rendre compte une ultime
fois lors de ces funérailles. Dans une thèse
méconnue intitulée Charisma as attachment to
the divine : some hassidic pinciples for comparison
of social movements of Ghandi, Nasser, Ben
Gourion and King14, un sociologue américain
établit une série de conditions à l’avènement
d’un leader charismatique. La première
d’entre-elles semble correspondre à la figure
que nous analysons ici : « The charismatic
leader finds the living conditions of certain people
objectionable and seeks modification of their
conditions15 ». Il ajoute plus loin, utilisant le
zaddik juif comme figure archétypale : « In
general terms, prior to becoming recognized by
many people, the potential charismatic leader must
become aware of the earthly conditions, the good
and the bad, and commit himself to improve – for
his people or tribe – those conditions he finds
objectionable16 ».
Ce sont des raisons à la fois sociale (la
pauvreté au Maroc), biographique (l’origine
populaire du leader, son empathie aux
13
Toutefois, pour un éclaircissement sur l’idéologie
politique du mouvement (dans une perspective
comparative avec celle d’un penseur marocain libéral),
lire Juan Antonio Macias Amoretti, “Islam and
democracy in contemporary Moroccan thought: the
political readings of ‘Abd al-Salām Yāsīn and
Muhammad ‘Ābid al-Ŷābrī”, Journal of Arabic and Islamic
Studies, 9 (2009), p. 110-125. Pour l’aspect mystique, on
consultera plutôt Youssef Belal, Le cheikh et le calife.
Sociologie religieuse de l'Islam politique au Maroc, p. 122 205 (chap. « Mystique soufie et communauté
émotionnelle »). Sans oublier, les études antérieures de
Mohamed Darif, Jama’at Al Adl Wal Ihsan, Casablanca,
édition de la Revue marocaine de sociologie politique,
1995, et Malika Zeghal, Les islamistes marocains. Le défi à
la Monarchie, Casablanca, Le Fennec, 2005, p. 113 à
149.
14
Soutenue par David Henning Fluharty, University of
New Hampshire, department of Sociology, March 1990
(exemplaire consulté à l’American University of Beirut,
mars 2008).
15
Charisma as attachment to the divine, ibid., p 63.
16
Ibid.
9
Du religieux au politique?
problèmes sociaux de ses contemporains),
religieuse et politique (sa confrontation avec
le souverain) qui permettent de comprendre la
grande popularité et le charisme mobilisateur
du cheikh Yassine. Au point que l’on se
demande s’il est approprié de parler au passé
de ces qualités qui lui étaient attribuées, car
l’aura des leaders charismatiques continue
d’être célébrée et sanctifiée par-delà leur
mort…
Mais pour ses adeptes, cet illustre
défunt représentera-t-il un saint sur le
tombeau duquel on va pleurer et faire des
invocations, à l'image des confréries soufies
classiques du Maroc, malgré les précautions
dont semblent s’être entourés les cadres du
mouvement pour éviter cela (cf. ci-dessus) ?
Et, partant, a-t-on affaire ici à une autre
confrérie soufie, ou à un mouvement d'un
autre ordre ?
Dans une conférence intitulée, Mythes
et rituels de pouvoir au Maroc, donnée au
Collège de France le 10 décembre 201217 (soit
trois jours seulement avant le décès du
cheikh), notre collègue anthropologue Zakaria
Rhani indiquait que Yassine représenterait
peut-être le dernier « saint », s’inscrivant dans
cette longue tradition marocaine de sainteté
« engagée », dans laquelle le saint s'oppose au
sultan, l'appelant à la justice. Sollicité
immédiatement après le décès du cheikh, il
nous précisait plus avant sa pensée :
« La sainteté n'est pas ici une question
de véracité, mais de croyance. Je crois que le
cheikh est bel et bien considéré par ses adeptes
comme un véritable « saint » - outre le fait que
lui-même se considère comme tel (il faut voir
ici ses premiers écrits où il explique son
ascension dans la voie de la sainteté…). Il
faudrait faire une analyse des récits mythiques
et oniriques qui ont entouré la vie du cheikh et
qui vont probablement proliférer après sa mort.
De tels récits représentent le cheikh comme un
véritable « saint ». Il est fort probable que pour
les plus fidèles parmi ses adeptes – ceux qui
sont imbibés de sa pensée mystique – sa
sépulture devienne un lieu de culte. Mais ce
sera un culte quelque peu épuré de toutes
expressions extatiques. Un culte enrichi par son
histoire mythifiée. Mais là, il faut toujours
insister sur la pluralité des trajectoires que
prendront ses adeptes. L'absence d'un saint crée
un vide énorme que plusieurs fidèles auront du
mal à supporter. On assistera à des
17
http://actualites.ehess.fr/nouvelle5258.html
L'Année marocaine 2012
reconversions, à des retraits. Mais la jamaca
persistera moins en tant que confrérie qu'en
tant que mouvement politico-religieux, à mon
avis, animé par une tension entre l'engagement
politique et l'encadrement spirituel. La vie de la
jamaca dépendra de l’aptitude à rendre cette
tension créatrice de sens, comme pendant la vie
du cheikh. »
Enfin, ce sont précisément ces forces
en présence, dans la perspective d’un éventuel
basculement complet du mouvement dans le
champ politique marocain, que nous
voudrions examiner.
Succession : basculer dans le
« profane » jeu politique ?
Outre le fait d’ouvrir les portes de l’audelà au guide, ce décès ouvre peut-être aussi
celles du changement au sein du mouvement.
Le nouveau chef doit se préparer à de
multiples défis qui secouent le groupe depuis
quelques années, à savoir l’émergence en son
sein d'un pôle qui réclame la participation
dans la vie politique légale. Justice et
Bienfaisance n'a jamais déclaré qu'elle était
contre la participation au champ politique.
Elle indiquait jusqu’à présent que les
conditions n’étaient pas réunies pour y
participer. A la tête de ses conditions, une
négociation avec le Palais concernant le statut
du « Commandeur des croyants », point
d’achoppement majeur que nous évoquions
plus haut. En l’état actuel des exigences de la
monarchie, le mouvement de feu Abdessalam
Yassine devra accepter cette notion, s’il veut
accéder à un début de reconnaissance.
La mort de Yassine devrait accélérer
la procédure de préparation de ce groupe à
une intégration dans la vie politique. La
difficulté du PJD à gérer la crise économique
du pays, et à répondre aux attentes pressantes
de la population marocaine, un an après sa
prise de pouvoir, ouvre une place potentielle à
un autre acteur « islamiste » dans le pays. Il
est fort probable que la jamaca ne prenne pas
tout de suite ce risque, en laissant plutôt le
PJD s’éreinter sur la difficile réforme du
royaume et affronter un peu plus l’impatience
des Marocains, qui, nombreux, se sont
mobilisés début 2011, ou ceux qui attendent
tout simplement une hausse de leurs revenus
(militaires en exercice, retraités de l’armée,
enseignants du secondaire, infirmières…). La
conversion du mouvement fondé par Yassine
10
Du religieux au politique?
en parti politique pourrait donc, du fait de ces
deux facteurs, externe et interne (refus de la
monarchie et attente stratégique d’al-cAdl),
prendre un certain temps.
Contrairement
à
la
confrérie
Boutchichiya, dans laquelle le cheikh Sidi
Hamza, a d’ores et déjà désigné son fils Sidi
Jamal comme successeur, Yassine n'a pas
désigné son successeur. Il a laissé le choix
entre les mains du majliss al irchad, qui après
consultation entre ses membres, vient de
nommer Mohamed Abbadi en tant que
« secrétaire général » de la jamaca. Le premier
fait immédiat qui doit attirer notre attention
est l’avènement de ce tout nouveau statut au
sein du mouvement qu’est celui de « secrétaire
général » et non plus de cheikh mourchid
(guide spirituel), ce dernier statut restant
l’apanage du défunt Yassine et de lui seul.
Dans la première conférence de presse
organisée par la jamaca quelques jours après la
mort de Yassine, la nouvelle direction a
renouvelé le pacte qui la liait à ses adeptes : le
premier secrétaire général d’al-cAdl a indiqué
qu'il n'y aura pas de changement dans la ligne
directrice impulsée par Yassine, mais que
toutes les portes de la jamaca restaient ouvertes
pour le dialogue.
Abbadi, né en 1949, ami très proche
de Yassine depuis leur rencontre au sein de la
zaouïa Boutchichiya dans les années soixante
dix est un fqih (imam dans la tradition
marocaine) de métier. Il est d’ailleurs le cofondateur avec Yassine d’Ousrat Al jamaca en
1981, devenue al-cAdl wa-l-ihsan en 1987. C’est
donc bien à l’origine un religieux, chargé de
continuer la tâche spirituelle et éducative de la
jamaca, et laissant la gestion des affaires
politiques à un exécutif ad hoc. Arrêté
plusieurs fois sous le règne d'Hassan II, il ne
fait pas l'exception sous le règne de
Mohammed VI, lorsqu’il est incarcéré en
2003, à la suite d’une interview accordée au
journal Al Hayat al Maghribiya. En 2006, il voit
son domicile d’Oujda mis sous scellés jusqu’à
nos jours. La première tâche qu’Abbadi a
d’ailleurs menée en tant que secrétaire général
de la jamaca fut de conduire une « caravane de
solidarité » de Rabat à Oujda le 12 janvier
2013, pour réclamer la levée de cette mesure
et libérer son domicile. La caravane a été
dispersée rapidement par les forces de l'ordre.
Mais ces changements visibles et
manifestes du mouvement depuis la mort du
L'Année marocaine 2012
cheikh ne doivent pas nous empêcher de voir
ses permanences et ses blocages. La fille du
défunt cheikh, Nadia Yassine, l’une des
figures de proue de ce que l’on appelle le
« féminisme islamique » est certainement plus
populaire et médiatique que l'ensemble des
cadres du mouvement, mais celui-ci ne
semble pas s’être encore suffisamment
réformé et « libéralisé » pour mettre une
femme à sa tête. Nadia Yassine s’est d’ailleurs
récemment retirée du majliss al irshad (Conseil
de la guidance) et a pris des distances - y
compris d’ordres « théologiques » - avec le
mouvement dès avant le décès de son père.
Nous avons relevé une intervention,
cruciale pour comprendre sa position, sur le
forum d’un site musulman en langue française
qu’elle fréquente assidûment, particulièrement
quand un théologien répondant au nom de Dr
Al Ajamî18 y écrit des articles de tâfsir
(herméneutique) et de grammatologie du
Coran. Après avoir approuvé le dernier article
du Dr Al Ajamî, qui se veut une critique de
l'idée que tout martyr se verrait attribuer «
1000 vierges » au Paradis selon certains
ulémas (ce qui ne figure ni dans le Coran ni
dans les hadiths sâhih...), Nadia Yassine
narre, dans un style bien à elle, l’une de ses
tentatives d’exégèse « féministe », douchée par
le parterre d’exégètes masculins : « J’ai moimême été boudée par la gente masculine dans
une conférence où j’essayais de développer le
sens du concept de hour (vierge). Les femmes
quant à elles, angoissées, voulaient savoir si
elles devaient supporter leur macho de mari
même au paradis ! Triste question ! »
Elle répond ensuite à un autre
internaute qui a remarqué que le site de Nadia
Yassine affichait désormais page blanche.
Cette réponse dévoile le divorce relativement
consommé entre elle et la direction du
18
Médecin français, arabisant, il est actuellement retiré
au Maroc pour se consacrer à sa recherche exégétique. Il
a publié sous le nom d’auteur de Dr. Al Ajamî, Que dit
vraiment le Coran (éditions SRBS, 2008, 411 p., 2e
édition, Zenith, 2012), qui a eu un impact certain au
sein de la communauté musulmane française. D’autres
fruits de son travail de (re)lecture littérale [à opposer au
littéralisme] et traduction du Coran sont disponibles sur
le site oumma.com (voir ci-dessous). Sur le mariage
mixte, la polygamie, la question du hijab, le jihad, la foi
et la raison, et d’autres sujets, ses publications ont
suscité d’intenses débats. Voir www.oumma.com/Dr-alajami
11
Du religieux au politique?
mouvement mais indique également, en
négatif, les lignes rouges à ne pas franchir au
L'Année marocaine 2012
sein de la jamaca :
Capture d’écran d’un échange entre un internaute et Nadia Yassine, fille du cheikh
Abdessalam Yassine, sur le fil de commentaire d’un article du site Oumma.com
accessible à partir du lien : http://oumma.com/14876/houris-hommes-12
Nadia Yassine va, semble-t-il, "trop
vite" pour de nombreux cadres du
mouvement fondé par son père, et ne paraît
plus devoir faire partie – pour le moment – de
sa direction ni de son avenir, fût-il religieux
ou politique. Mais le Maroc change, et à une
vitesse un peu plus accrue depuis les
évènements de 2011…
Conclusion sur l’avenir politique
éventuel du mouvement
L'un des points fort d’Abdessalam
Yassine fut cette capacité de se servir d'un
important réservoir religieux marocain pour
mener à bien la fondation d'un important
mouvement politico-religieux musulman
contemporain. Le cheikh s’est inspiré de
l'expérience des Frères musulmans en Egypte en
matière politique (il n'hésite pas à citer
Hassan Al Bana et Sayid Qotb), de la
révolution iranienne de 1979, et bien sûr d’un
soufisme populaire très répandu dans son
pays, le Maroc.
Le cheikh a laissé derrière lui une
trentaine de livres et brochures19 pour orienter
l'action politico-religieuse de son groupe. Le
mouvement al-cAdl wa-l-ihsan l’a ainsi
cristallisé post-mortem dans son statut de
l'imam al mourchid (maître conseillé), titre qui
lui restera dévolu de manière exclusive au sein
du mouvement. Son successeur à la tête du
mouvement, Mohamed Abbadi, a déclaré lors
de sa première conférence de presse que la
jamaca restera dans la continuité des idéaux du
cheikh, sans rupture aucune… mais ceci reste
bien sûr une déclaration de principe.
Concrètement, la mort de Yassine laissera
19
Voir sa bibliographie, qui compte une trentaine
d’ouvrages,
sur
le
site
web
http://www.aljamaa.net/fr/document/4847.shtml
12
Du religieux au politique?
apparaître un courant pragmatique au sein de
la jamaca, comme l’entrevoit le chercheur
Abdellah Tourabi, qui travaille sur les
rapports entre Etat et mouvements islamistes
au Maroc : « La possibilité de la nonreconnaissance du pouvoir spirituel et
religieux du Roi et sa qualité de
« Commandeur des Croyants » est tenue pour
condition première à toute implication dans
l'arène politique. Néanmoins, cette position
est appelée à évoluer s'il apparaît au sein de la
jamaca un courant pragmatique et réformateur
qui considérerait que l'action politique au sein
des institutions n'est pas incompatible avec le
projet pédagogique et idéologique al-cAdl wa-lihsan… »20
De son côté Fatha Allah Arssalan,
porte-parole et numéro deux de la jamaca
explique qu’ils ne sont « pas un parti
politique, mais un mouvement social », qu’il
n’excluait pas « à la suite des résultats d’un
dialogue, par le biais de notre aile Cercle
politique », de « se transformer, à l'avenir, en
parti politique »21.
La participation de la jamaca au
Mouvement du 20 février est un message clair
qui signifie qu’il est capable de s'adapter et
travailler avec d’autres acteurs de la société
civile et du monde politique, fût-ce
temporairement et de manière ombrageuse.
al-cAdl a en effet accepté de partager le même
espace public, en collaboration avec des
militants laïques, amazighs, nationalistes,
indépendants… avant de s’en retirer moins
d’un an après la formation de ce mouvement.
Pour conclure, il peut être intéressant de
mentionner que ce n'est pas la première fois
que la jamaca invite les acteurs politiques, y
compris ceux du Palais, à dialoguer, sans
obtenir de réponse. Du vivant de Yassine, alc
Adl a publié un document intitulé Ensemble
pour un avenir meilleur, qui insiste sur la
nécessité d'un « pacte national fédérateur à
travers un dialogue social ouvert ». Ce pacte
est essentiellement basé sur un référentiel
islamique, ce qui peut laisser présager, dans le
cas d’une intégration de ce mouvement dans
le jeu politique, des heurts avec les franges
sécularistes de la société marocaine, comme
L'Année marocaine 2012
cela se passe actuellement en Tunisie, depuis
le début de l’année 2012. Mais, de la même
manière que le parti islamiste En Nahda dans
ce même pays ou que les Frères Musulmans
égyptiens (aujourd’hui incarnés par le parti du
président Mohammed Morsi, al-cAdl wa-l
Hourryia), il n’est pas exclu de penser qu’ils
puissent continuer de tracer leur chemin et
que, à la faveur d’un nouveau mouvement de
contestation d’ampleur au sein de la société
marocaine, ils finissent par accéder
légalement à l’espace politique, à être reconnu
en tant que parti. C’est pourquoi le Palais
craint le renouvellement d’un tel épisode
protestataire et a tenté de gérer cette
contestation de masse avec beaucoup plus de
souplesse que ses voisins (Ben Ali et
Moubarak notamment). Les partisans et
cadres du mouvement Justice et Bienfaisance ne
peuvent plus désormais s’en remettre aux
songes et visions du défunt cheikh, mais
disposent d’un corpus et surtout d’un contexte
général d’ouverture du jeu politique dans le
monde arabe qui pourrait bien, à terme, leur
être profitable.
20
Interview accordée au site web Goud, le 13 décembre
2012.
21
Interview accordée au journal Achark al awsat, n°
10987, du 27 décembre 2008.
13