Jane Birkin

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Jane Birkin
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Ja ne Birkin
&
Gabrielle Crawford
MALINE
Olivier Rolin
Jane cramponnée à une poignée pendant du toit d’un engin
blindé qui cahote sur la piste du mont Igman, ses cheveux
qui volent, blond-roux, ses yeux gris-bleu : c’est ainsi que
je la découvre, en juillet 1995, en route pour Sarajevo assiégée.
« On s’est connus dans un tank », comme elle dit. Pas
dégonflée, comme fille. A de qui tenir, c’est vrai. Jane et son
père : un amour absolu. On aimerait l’avoir connu, ce grand
dégingandé qu’on voit sur des photos, un peu voûté, poitrine
creuse, lunees noires, charmant vieux jeune homme
ironique. Jane ou l’amour filial. Sa maison, au bout de la
Bretagne, espèce de château des courants d’air acheté parce
que c’est un peu au large, près d’une île, que son père jetait,
par des nuits sans lune, une ancre silencieuse, à la rescousse
des aviateurs alliés abaus pendant la guerre. Je suis souvent
passé en voilier par là, toujours avec une pensée pour lui. Il est
beau de réussir à transmere à quelqu’un qui ne l’a pas connu
l’amour d’un disparu, il y faut une générosité incandescente :
eh bien, Jane a réussi à me faire regreer son père.
Jane et les vieux résistants bretons. Son respect,
sa tendresse, sa fidélité. L’aention qu’elle leur porte, qu’elle
porte à ceux qu’elle aime. Elle est la légèreté même, mais
le contraire de la futilité. Son admiration pour ceux qui ne
plient pas, les modestes inflexibles, les courageux obscurs. La
photo du commandant Massoud sur son agenda. Elle voulait
aller là-bas, dans le Panshir, et je sais qu’elle y serait allée. Sa
vénération pour Aung San Suu Kyi, l’opposante non-violente
aux dictateurs birmans. Jane d’Arc, le 1er mai 2002, son petit
drapeau à la main, de la République à la Nation. C’est une
passionnée, une entière, une solaire. Pas le genre à calculer,
à mégoter, ni ses sentiments, ni son engagement. Ni son fric,
je le dis en passant, et tant pis si c’est vulgaire : jamais vu
quelqu’un que l’argent intéresse si peu. Jamais vu non plus
quelqu’un souhaiter si ardemment le succès des autres,
s’en réjouir si complètement.
Sa drôlerie, aussi. C’est un pitre, un saltimbanque, une
imitatrice, un mime, une raconteuse d’histoires formidable.
Elle a le coup d’œil acéré du caricaturiste, elle dessine à toute
vitesse, elle arape le vif des choses, l’anecdote, elle tape
dans le mille, flèche infaillible. Personne de plus gai qu’elle
(ni au fond, bien sûr, personne de plus mélancolique). C’est
l’anticonformisme personnifié. Autant elle est respectueuse
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des gens, autant elle méprise les usages sociaux, les codes.
Jane marchant sur la plage, chemise de lin au vent, un
Son dédain du people, du who’s who, des convenances,
crayon piqué dans les cheveux : la simplicité, le dépouillement.
de l’étiquee, m’épate toujours. Dédain, d’ailleurs, ce n’est
Jane chez elle à Paris, sous les sombres tissus imprimés
pas le mot : elle s’en fout, c’est tout. Au fond c’est assez
les tentures les fanfreluches les guirlandes les lustres les
aristocratique, bien sûr. Je suis sûr que ça ne la gênerait pas
bestioles empaillées les photos les bibelots de la mémoire :
d’aller à Buckingham Palace en jean et tee-shirt, et espadrilles,
une Anglaise excentrique. De toute façon, un style, une façon
avec son sac semant les paperasses et remorquée par son
de ne ressembler à personne. Le contraire du lieu commun.
bouledogue anglais, la pétulante Dora (enfin, l’autrefois
Jane et la langue française : une fabrique de poésie. « Le style,
pétulante Dora). La puissance et la gloire ne l’impressionnent
il est fait d’une certaine façon de forcer les phrases à sortir
nullement. L’intelligence, le savoir, si, à un point qu’on ne
de leur signification habituelle, de les sortir des gonds pour
rencontre plus guère en un temps où on se moque de tout.
ainsi dire. Mais légèrement ! Oh ! Très légèrement ! » : je crois
Elle croit volontiers qu’elle ne sait rien, ce qui est definitely
qu’elle n’aimerait pas trop que je cite Céline à son propos,
faux, mais c’est le début de la philosophie.
mais tout de même ce vieux salaud savait ce que c’était
que le style, la musique, la danse déhanchée des mots,
Le nom que je lui donne, c’est « Maline » : parce qu’elle
l’est. (Oui, « Maline », comme « La Maline » de Rimbaud, celle
on ne peut pas lui retirer ça. Eh bien, le français de Jane, cee
qui parle comme elle, qui dit tout bas : « j’ai pris une froid sur
merveille inaendue, c’est du style : de la langue légèrement
la joue » ; pas « maligne », avec ce côté affreusement médical
(parfois beaucoup) sortie des gonds. Passe un vol d’oiseaux
que ça a.) C’est aussi le nom que j’ai donné à mon bateau, ainsi
de mer, en Bretagne : c’est « une petite banquise de mouees ».
je navigue avec elle, entre France et Angleterre. Elle aime
Depuis cinquante ans des écrivains africains, antillais,
admirer, ce qui est la marque de la grandeur d’âme. Sa fidélité
ont fabriqué un français créole qui dit dans notre langue,
incroyable à quelques-uns (je l’ai déjà dit, je me répète) :
la leur, la bigarrure du monde ; mais le seul français qui nous
son père, Gainsbourg, ses filles, Judy la reine mère, d’autres
rappelle que les rois d’Angleterre ont parlé notre langue,
que je ne dirai pas, elle s’en charge, ne les oublie jamais. Elle
qu’ils s’appelaient Plantagenêt et des noms bien de chez nous
me fait toujours penser aux vers de la Chanson du mal-aimé
(Honni soit qui mal y pense !), c’est celui de Jane.
Jane et la parole donnée. C’est une scrupuleuse, une
d’Apollinaire : « Je suis fidèle comme un dogue / Au maître le
lierre au tronc / Et les cosaques Zaporogues / Ivrognes pieux
obsessionnelle. Ne jamais décevoir. Le trac terrible qu’elle
et larrons / Aux steppes et au décalogue. » Jane cosaque,
a avant d’entrer en scène. Les mots appris mille fois,
Jane voyou, « un soir de demi-brume à Londres ».
les incroyables grimoires qu’elle se fabrique, les rébus qu’elle
Jane et les manatees. Elle aime les créatures que les autres
griffonne pour retenir les paroles. Jane… J’ai l’air d’exagérer,
(moi, par exemple) trouvent laides, pataudes, mal foutues,
peut-être ? Non non, tout ça est vrai, mot à mot. Elle doit
les bouledogues, les cochons, les hippopotames, les lamantins.
bien avoir des défauts, quand même ? Oui, bien sûr. Elle est
Elle n’aime pas celles que les autres trouvent élégantes,
toujours en mouvement, ne sait pas se reposer. On aimerait,
« racées », les lévriers, les guépards, tous ces snobs. Elle
parfois, ça nous reposerait, nous qui sommes des ralentis :
préfère les poules aux aigles. Elle aime s’occuper des vieux,
mais non. La chaise longue, ce n’est pas pour elle. C’est une
des enfants, de ceux qui ne peuvent pas, qui n’en peuvent
jalouse, une violente. Elle est capable de vous jeter un verre
plus. Si elle n’avait pas tant d’humour, elle pourrait avoir
de vin à la tête, sans prévenir. Et ensuite de vous dire, en riant,
un côté Florence Nightingale. Si elle était une sainte (mais
qu’elle regree de ne pas vous avoir balancé toute la bouteille.
thank God ! elle ne l’est pas trop), elle pourrait avoir un côté
Je sais de quoi je parle. Mais a-t-elle vraiment eu tort ?
jeune fille Violaine, baiser au lépreux et tout ça. Elle aime
les nus plantureux, monstrueux un peu, de Julian Freud,
Beaucoup des photos de Gabrielle évoquent un temps où je ne
les quartiers de viande de Francis Bacon.
connaissais pas Jane. Elles me font le regreer, un peu.
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G. C. : Regarde ce vieil article du Daily Mail sur les filles à suivre de près en 1965 !
Toi tu n’as pas changé du tout : on te reconnaît, mais MOI… Cheveux teints en noir pour plus d’effet avec mes yeux noirs,
pour rien !!! Mauvaise actrice et mannequin sans courage. Contente de passer derrière l’appareil une fois pour toutes.
Jane B.
Gabrielle C.
J. B. : J’avais oublié que tu étais brunee… Tu fais très sexy italienne… Moi, par contre, je ne me suis pas reconnue… J’ai cru que j’étais
la jolie blonde au milieu de la photo… Faux ! On ne se connaissait pas, ou tout juste non ? J’avais joué au théâtre dans Carving
a Statue, mais pas encore dans Passion Flower Hotel, donc pas de John Barry dans ma vie. Et toi c’était avant Michael ? On avait
quel âge ? C’était où ? Avant le film The Knack ? Humm, toi tu étais déjà disc-jockey au Pickwick Club ou pas encore ?…
G. C. : Jane et moi, en Angleterre,
lors d’une fête de charité pour
le Music Therapy Trust. Nous
devions traverser la piscine
sans tomber en marchant sur
une barre d’échafaudage.
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G. C. : Du plateau de Je t’aime… moi non plus direct à la chapelle de Brompton avec tes cheveux coupés à la hache sur les côtés
pour que ta perruque tienne, avec ton père et ta mère et tous nos
16 enfants réunis pour le baptême de mon fils Sam.
C’était six mois avant que ton panier d’osier ne devienne aussi célèbre que les oreilles de Gainsbourg !
En 1964, j’étais le disc-jockey du Pickwick
,
dans le centre de Londres ; le compositeur John Barry était venu
avec Michael Crawford et la fille qui deviendrait la sœur que
je n’avais jamais eue.
Il venait de terminer le tournage de Le Knack… et comment l’avoir
(The Knack… and How to get It) réalisé par Richard Lester, avec
Michael, John Barry pour la musique, et un tout petit rôle
pour miss Jane Birkin.
Nous avions à peine dix-sept ans, nous étions plus vertes que deux
tomates et nous aimions nos hommes.
Les samedis après-midi, Jane et moi descendions de Sloane Square
à World’s End vêtues d’une mini-mini-jupe… La jupe de Jane avait
toujours trois centimètres de moins que la mienne ! Ensuite nous
aendions dans un café que Michael ou John vienne nous chercher
dans la Jaguar Type-E de John et nous démarrions à fond, capote
baissée et les cheveux dans le vent.
Ja ne
B.
by
C’étaient les incroyables années 60.
Nous nous retrouvions tous à l’Arethusa, un
bar ultra-branché, pour boire des cocktails
et dîner. C’est là que Jane nous annonça
qu’elle allait épouser John, alors que Michael et moi nous nous
étions déjà mariés à l’ambassade britannique à Paris.
Qui aurait pu imaginer que nos vies allaient tellement changer
les deux années suivantes ! J’habiterais Londres tandis que Jane
allait me remplacer en France et commencer à devenir une icône
française. Michael allait jouer dans une pièce à Broadway,
suivie de Hello, Dolly! avec Barbra Streisand, mis en scène par
Gene Kelly. Nous avons vécu aux États-Unis pendant un an et
quand nous sommes revenus en Angleterre, John et Jane étaient
déjà sur le point de se séparer.
De retour des États-Unis nous avons repris notre vie londonienne
en allant dans les mêmes cafés et restaurants, mais désormais
accompagnés de nos bébés dans des paniers que nous posions
sur le sol à côté de nous. Michael et moi avions demandé à John
et Jane d’être les parrain et marraine de notre fille Lucy juste avant
qu’ils se séparent.
C’était six mois avant que Jane ne rencontre Gainsbourg. Le panier
d’osier allait être remplacé par « le sac » (le Birkin Bag) et depuis
je fais partie de ses bagages.
Mon appareil et moi étions emmenés partout.
Gabrielle C.
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