LA PAGE BLANCHE - Editions Persée
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LA PAGE BLANCHE - Editions Persée
LA PAGE BLANCHE Anne Bazille La page blanche Nouvelles Éditions Persée Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence. Consultez notre site internet © Éditions Persée, 2016 Pour tout contact : Éditions Persée – 38 Parc du Golf – 13 856 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr « Laissez-moi fuir la menteuse et criminelle illusion du bonheur ! Donnez-moi du travail, de la fatigue, de la douleur et de l’enthousiasme ! » GEORGE SAND « Si les hommes pouvaient acheter le bonheur, ils le choisiraient certainement un numéro trop grand. » PEARL S. BUCK NOTE DE L’AUTEUR L a solitude est potentiellement présente en chacun de nous. Dans notre société compétitive qui la fabrique, elle devient une banalité. On la côtoie souvent sans la deviner, ou même en l’ignorant délibérément. Au cours d’une vie, on a peu de chance d’y échapper totalement. La solitude, c’est de l’espace en trop, un temps démultiplié, une absence prolongée à apprivoiser sous peine de basculer dans une absence de soi définitive. On peut s’y perdre, mais si on ne s’y noie pas, on peut s’y trouver. Il faut lui accorder un prix, comme on accorde une valeur sentimentale à des objets dits « sans valeur ». La solitude n’est pas forcément le vide, mais plutôt une place à chercher. Elle peut se révéler un atout, à condition de jouer sa carte. Elle peut présager une remise en question, initier à un nouveau parcours. Et lorsque le sentiment de solitude ne vous lâche plus, il ne cesse de vous interroger. On cherche alors à remplir la page blanche pour savoir pourquoi on est là, pour s’aboutir, pour un jour former une totalité. 7 UNE FAMILLE À dix-sept heures précises, chaque mardi, la sonnette retentissait. Je me précipitais, heureuse de cet intermède qui suspendait le cours monotone de mon étude. Clémence se tenait sur le seuil, petite et frêle, habillée de sombre. Je lui connus toujours la même coiffure. Quelle que fût son humeur ou sa mise, elle tirait ses cheveux fins et déjà grisonnants en arrière, les retenant en un petit chignon strict sur le bas de la nuque. Son allure était plutôt terne. Les années n’eurent que peu de prise sur son visage pâle et sans apprêt, presque insignifiant. Pourtant, en y prêtant un peu plus d’attention, on ne pouvait ignorer ce petit quelque chose de singulier : un drôle de petit nez en trompette qui lui donnait un air toujours en éveil. Elle souriait assez peu – elle n’avait pas le temps –, mais avec une bienveillance que l’on sentait naturelle. Elle me saluait sans s’attarder, accrochait rapidement à une patère un vêtement sans âge et sans style, enfilait une blouse trop longue qu’elle tirait de son cabas et troquait ses chaussures lacées à talons bas pour des pantoufles confortables qui la faisaient courir d’une pièce à l’autre, prestement et sans bruit. Deux heures durant, rien ne pouvait la distraire de sa besogne, pas même les espiègleries de ma jeune sœur Pauline, toujours en quête de distraction. Clémence vivait à l’ombre d’un mari pour lequel elle n’existait que dans l’accomplissement des tâches domestiques indispen9 sables à son confort. On devinait à la regarder que la notion de plaisir n’avait pas grande signification, mise à part les quelques moments de liberté complice partagés avec sa fille. Ces moments volés à des après-midi dominicaux sans couleur étaient gâchés en partie, confia-t-elle un jour furtivement à ma mère, par un vague sentiment de culpabilité. Le lourd carcan qui pesait sur ces deux femmes était ressenti même en l’absence du maître. La fille était une adolescente sans grâce, avec un visage aux contours mous, la silhouette un peu pataude dénuée du plus petit signe de coquetterie inhérent à cet âge où s’expriment les premières tentatives de séduction. Seul son regard sombre d’une certaine intensité rachetait la fadeur de sa personne. Elle s’étiolait, comme une plante sans lumière, dominée par un père frustre et despotique, affaiblie par une mère soumise lui prodiguant un amour sans joie. Si à la maison Clémence subissait son mari, sa vie, la vraie, se déroulait ailleurs. Cette petite femme ordinaire et dévouée s’animait dès qu’elle franchissait la porte de « ses patrons ». Là, elle se sentait chez elle. Connaissant sur le bout des doigts chaque intérieur, elle veillait avec efficacité au bien-être de chacun, leur épargnant les tracasseries quotidiennes, les vénérant pour la confiance qu’ils lui accordaient, les appelant avec respect « Monsieur », « Madame », sans jamais se permettre aucune familiarité, excepté une certaine complicité : celle qu’autorise une longue habitude à côtoyer les êtres dans l’apparente banalité des petits faits journaliers ; ceux-là mêmes qui nous façonnent et dévoilent notre nature profonde. Ses patrons, ils lui appartenaient presque. Clémence avait conscience qu’à leur insu elle était devenue un élément indispensable à leur stabilité. Allant et venant avec la régularité du temps, elle s’était inscrite dans la toile de fond de chaque existence. Elle rythmait les jours des uns contraints à apprivoiser la solitude, et son passage marquait de son empreinte l’intimité des autres. 10 Sa tâche accomplie, il lui arrivait d’accepter avec simplicité une tasse de café : un moment privilégié qu’elle savait apprécier. Le plus souvent elle demeurait debout, les jambes légèrement écartées, sécurisée par cette posture où elle trouvait son équilibre. Parfois elle allait jusqu’à s’asseoir, bien que d’une façon générale elle considérait que ce n’était pas conciliable avec sa fonction. Elle se devait une certaine réserve. Mais avec Mme Delmotte, c’était un peu différent. Elle était entrée à son service depuis si longtemps. Quelque chose comme une entente secrète les liait audelà de leur différence. Mme Delmotte servait le café sur la table de trictrac dont Clémence astiquait soigneusement le plateau à damiers. Clémence se posait inconfortablement au bord de la bergère Louis XV, droite et digne. Elle était habituée à évoluer dans ce décor pour le servir, non pour en jouir. Elle échangeait alors quelques menus potins du quartier ou quelques nouvelles appartenant à la vie de ses autres « maisons », tout en sauvegardant l’indispensable discrétion. Elle savait s’inquiéter de la santé déclinante de ses protégés, compatissait aux revers des uns, déplorait les dissensions familiales, dissertait avec sagesse sur le cours des choses. Il arrivait qu’on sollicita son sentiment sur une affaire délicate, bien que sans gravité. Elle se faisait prier, puis se soumettait délicieusement flattée. Certains l’auraient presque remerciée de sa compréhension, ou la regardaient, vaguement impressionnés par sa clairvoyance. La douce et vaillante Clémence se sentait subitement grandie, utile. Elle ressortait de ces courtes conversations pleine d’entrain. Lorsque Pauline, la benjamine, faisait irruption de retour du lycée, elle remettait brutalement en cause la tranquillité des lieux. Son apparition me remplissait d’aise. Une bourrasque de vie traversait la maisonnée, la secouant de sa léthargie, bousculant l’activité besogneuse de Clémence. En revanche, si par malheur une contrariété était venue gâter le cours de l’après-midi, Pauline rejoignait sa chambre à grand bruit, heurtant sans ménagement 11 tout ce qui entravait ses mouvements, jetant son cartable sans égard, traînant les pieds, bougonnant, ne souffrant aucune opposition. Mieux valait alors l’éviter et ne point lui témoigner trop de sollicitude. Cela l’irritait davantage. Les moments de turbulence étaient fréquents, mais par chance, de courte durée, car elle était dotée d’une nature heureuse. Elle trouvait spontanément un dérivatif à ses déplaisirs. Plutôt grande pour ses treize ans, sa constitution la poussait à s’extérioriser. Elle avait besoin d’espace. Il faisait cruellement défaut puisque nous cohabitions à trois dans une même chambre. Son énergie créative encouragée par notre mère l’aidait à supporter un environnement spatial limité et l’éducation coercitive paternelle. Vers seize heures trente, Pauline s’installait en toute détente à la table de la cuisine, prenait ses aises, s’organisait un solide goûter, tout en écoutant son feuilleton à la radio : « Hélène et son destin », une histoire sentimentale à multiples rebondissements traitée sur un mode humoristique. De temps en temps, on entendait Pauline s’esclaffer. Elle avait un don pour s’amuser toute seule. Puis, pour se mettre en train et repousser d’autant le moment fatidique des devoirs, elle venait titiller Clémence. Elle l’attaquait de ses taquineries avec une spontanéité presque effrontée. Cette vitalité débordante enchantait Clémence, bien qu’elle ne jugea pas utile de le lui montrer. S’offusquant pour la forme, elle s’exclamait : « Si Madame vous entendait… ! » Mademoiselle Pauline, satisfaite de l’effet produit et dans un jeu convenu d’avance, la dévisageait avec aplomb, secouant avec désinvolture ses cheveux longs mal peignés. Avec un sourire provocateur elle lui lançait : « Oui, mais vous n’êtes pas ma mère ! » Clémence faisait mine de lui infliger une humiliante fessée et Pauline s’échappait dans un éclat de rire. Pauline aimait à débouler l’escalier de l’immeuble, étroit et raide, ce qui rendait l’exercice plus captivant. Elle ne dédaignait pas la rampe, mais elle sautait les marches trois par trois. Un jour, 12 les choses tournèrent mal. Arrivée en fin de course, Pauline rata sa réception. Elle heurta la porte vitrée du hall d’entrée et sa tête vint cogner méchamment l’arête du mur. Elle se releva en titubant, sonnée, l’arcade sourcilière fendue. Elle n’en menait pas large, plus impressionnée par l’affolement de la concierge que par sa blessure. Le bruit de sa chute avait tiré Mme Scalbert de sa loge. À la vue de Pauline, les tics qui agitaient d’ordinaire ses sourcils adoptèrent un rythme dangereusement accéléré. Elle poussait des cris de lamentation. Tout en essuyant ses mains à la hâte sur un vaste tablier enserrant ses hanches étroites, elle répétait : « Bonne mère, comme elle pisse le sang ! » Elle saisit un mouchoir et l’ayant passé sous le robinet d’eau froide elle se mit à tamponner le sang. Loin d’être rassurée par cette initiative, Pauline réagit vivement : « Arrêtez, vous me faites mal ! » Mme Scalbert continuait avec conviction : « Mon Dieu, ma pauvre petite, comme vous êtes arrangée ! » Heureusement Clémence fut alertée par le remue-ménage et en l’absence de notre mère elle prit la situation en main. Pauline en fut quitte pour quelques points de suture et un sermon de notre père sur son inconscience. À la réflexion, ce fut là, peut-être, le moment le plus désagréable de cette aventure. L’affaire n’avait pu être tenue secrète, le visage de Pauline portant les stigmates de son exploit. Le soir même, elle avait été convoquée dans le bureau directorial. Elle fut invitée à s’asseoir en face de l’imposant bureau ministre qui la dominait. Elle s’enfonçait dans le fauteuil large et profond, tandis que montait en elle l’accablante sensation de sa vulnérabilité. Elle se sentit bien misérable, éprouvant le poids de la toute puissance paternelle. Elle écouta stoïquement le sermon, le regard droit soutenant celui du père. Mettant cette attitude franche plus sur le compte de l’insolence que sur le noble courage de celle qui assume ses actes, il lui intima l’ordre de baisser les yeux. En dépit de l’humiliation intentionnelle à laquelle recourait volontiers notre père, voyant là une méthode d’éduca13 tion salutaire, Pauline jugea plus prudent de s’exécuter. La journée avait été rude. L’incident fut clos mais elle s’en retourna l’âme ruminant de sombres rancœurs. Il y avait des occasions rares où l’unanimité faisait rage entre nous trois. Notre voisin du dessus, M. Boissieu, portait completveston et nœud papillon en toutes circonstances. Il marchait invariablement à pas mesurés, comme si tout dans sa vie était immuable. Son dos légèrement courbé, non par l’âge, mais sans doute par une cyphose naissante, n’éveillait pas la moindre ébauche de compassion dans nos jeunes cœurs impitoyables. Appliqué à rester digne, les manières affectées, le ton doucereux, le sourire parcimonieux, il nous inspirait moult moqueries. Lorsque nous le croisions, il nous saluait toujours en soulevant son chapeau. Ces égards, loin de nous flatter, suscitaient notre ironie. Nous déclarions à l’unisson à notre mère, d’un ton péremptoire : « M. Boissieu est vraiment ridicule ! » Elle ne l’appréciait guère, mais soucieuse du respect dû aux aînés, elle rectifiait : « Non, il est seulement Vieille France ! » Mesuré à outrance, il n’était curieusement nullement effrayé par l’exubérance de Pauline. Il parlait avec extase de ses fous rires tonitruants, s’intéressant à ce qui les avait motivés. Ces éclats de vie devaient revigorer son existence tristement étriquée. Sa femme enseignait les mathématiques. Grande, d’allure assez peu féminine, elle parlait d’une voix ferme et forte. Elle ne semblait pas lui vouer une grande considération. Leur fils, un grand garçon sérieux et solitaire, rasait les murs pour éviter notre trio. Cette entreprise était parfois ardue, car l’escalier étroit constituait un passage obligé pour voler vers son cinquième étage. Aucun ascenseur (son père s’était appliqué à faire sombrer le projet de son installation) n’offrait d’issue de secours à sa timidité. Lorsque le sort malin nous le faisait croiser dans ce fatal escalier, nous tirions une vraie délectation à le voir piquer du nez et bredouiller un bonjour à peine audible. Pauline qui n’y tenait plus se retournait, et perfide, demandait : « Vous disiez quelque chose ? » Sans répondre, 14 notre victime activait le pas, gravissant les marches de la honte. Solange, l’aînée, réussissait à lui trouver des excuses et d’un ton docte brandissait des explications psychanalytiques hasardeuses, déplorant son environnement, source de ses maux. M. Boissieu avait travaillé dans les assurances. Depuis la retraite, il assurait la fonction de syndic bénévole de notre immeuble, une maison en pierre de taille de style haussmannien située dans un quartier bourgeois de Paris. Il présidait ainsi des réunions où il employait son énergie à faire obstacle aux travaux de rénovation, invoquant toutes sortes d’arguments spécieux. Il ne supportait pas de devoir délier les cordons de sa bourse. Il en découlait des discussions interminables et improductives qui plongeaient l’assistance dans la consternation. Outre sa pingrerie, M. Boissieu cultivait également mauvaise foi et couardise. Il ne s’exposait jamais, préférant de loin louvoyer. Pour notre père, direct, rigoureux et entraîné à diriger, ces réunions étaient une épreuve. Il en revenait dans un état d’agitation déraisonnable. Nous l’entendions arpenter son bureau, fulminant, prenant notre mère à témoin. D’un accord tacite, nous nous repliions dans notre chambre, absorbées dans l’étude avec un zèle digne d’éloges. Une fois la tempête retombée, nous réapparaissions l’air de n’avoir rien remarqué, l’image rassurante de trois jeunes filles sages incarnant l’ordre et la stabilité familiale. Tous les quinze jours, Clémence venait déposer à la loge une pile de magazines qui avait déjà fait le tour de ses amies. Les nouvelles avaient du retard, mais les Scalbert n’étaient pas exigeants. Ils appréciaient le geste et l’économie. Tous deux étaient originaires de Bretagne. Âgés d’une soixantaine d’années, ils occupaient la loge exiguë et sans confort. Leur cadre de vie se résumait à une chambre à coucher dont l’essentiel de l’espace était dévoré par le vaste lit conjugal et une petite pièce faisant office de séjoursalle à manger, cuisine. Là, un poêle rudimentaire au charbon pour le chauffage, un évier en pierre, une table avec trois chaises et un 15