LA PAGE BLANCHE - Editions Persée

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LA PAGE BLANCHE - Editions Persée
LA PAGE BLANCHE
Anne Bazille
La page blanche
Nouvelles
Éditions Persée
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements
sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence.
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© Éditions Persée, 2016
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« Laissez-moi fuir la menteuse et criminelle illusion du bonheur !
Donnez-moi du travail, de la fatigue, de la douleur
et de l’enthousiasme ! »
GEORGE SAND
« Si les hommes pouvaient acheter le bonheur,
ils le choisiraient certainement un numéro trop grand. »
PEARL S. BUCK
NOTE DE L’AUTEUR
L
a solitude est potentiellement présente en chacun de nous.
Dans notre société compétitive qui la fabrique, elle devient
une banalité. On la côtoie souvent sans la deviner, ou même en
l’ignorant délibérément. Au cours d’une vie, on a peu de chance
d’y échapper totalement.
La solitude, c’est de l’espace en trop, un temps démultiplié,
une absence prolongée à apprivoiser sous peine de basculer dans
une absence de soi définitive. On peut s’y perdre, mais si on ne
s’y noie pas, on peut s’y trouver. Il faut lui accorder un prix,
comme on accorde une valeur sentimentale à des objets dits « sans
valeur ». La solitude n’est pas forcément le vide, mais plutôt une
place à chercher. Elle peut se révéler un atout, à condition de jouer
sa carte. Elle peut présager une remise en question, initier à un
nouveau parcours.
Et lorsque le sentiment de solitude ne vous lâche plus, il ne
cesse de vous interroger. On cherche alors à remplir la page
blanche pour savoir pourquoi on est là, pour s’aboutir, pour un
jour former une totalité.
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UNE FAMILLE
À
dix-sept heures précises, chaque mardi, la sonnette retentissait. Je me précipitais, heureuse de cet intermède qui
suspendait le cours monotone de mon étude. Clémence se tenait
sur le seuil, petite et frêle, habillée de sombre. Je lui connus toujours la même coiffure. Quelle que fût son humeur ou sa mise, elle
tirait ses cheveux fins et déjà grisonnants en arrière, les retenant
en un petit chignon strict sur le bas de la nuque. Son allure était
plutôt terne. Les années n’eurent que peu de prise sur son visage
pâle et sans apprêt, presque insignifiant. Pourtant, en y prêtant un
peu plus d’attention, on ne pouvait ignorer ce petit quelque chose
de singulier : un drôle de petit nez en trompette qui lui donnait un
air toujours en éveil. Elle souriait assez peu – elle n’avait pas le
temps –, mais avec une bienveillance que l’on sentait naturelle.
Elle me saluait sans s’attarder, accrochait rapidement à une
patère un vêtement sans âge et sans style, enfilait une blouse trop
longue qu’elle tirait de son cabas et troquait ses chaussures lacées
à talons bas pour des pantoufles confortables qui la faisaient courir
d’une pièce à l’autre, prestement et sans bruit. Deux heures durant,
rien ne pouvait la distraire de sa besogne, pas même les espiègleries de ma jeune sœur Pauline, toujours en quête de distraction.
Clémence vivait à l’ombre d’un mari pour lequel elle n’existait que dans l’accomplissement des tâches domestiques indispen9
sables à son confort. On devinait à la regarder que la notion de
plaisir n’avait pas grande signification, mise à part les quelques
moments de liberté complice partagés avec sa fille. Ces moments
volés à des après-midi dominicaux sans couleur étaient gâchés en
partie, confia-t-elle un jour furtivement à ma mère, par un vague
sentiment de culpabilité. Le lourd carcan qui pesait sur ces deux
femmes était ressenti même en l’absence du maître.
La fille était une adolescente sans grâce, avec un visage aux
contours mous, la silhouette un peu pataude dénuée du plus petit
signe de coquetterie inhérent à cet âge où s’expriment les premières tentatives de séduction. Seul son regard sombre d’une
certaine intensité rachetait la fadeur de sa personne. Elle s’étiolait, comme une plante sans lumière, dominée par un père frustre
et despotique, affaiblie par une mère soumise lui prodiguant un
amour sans joie.
Si à la maison Clémence subissait son mari, sa vie, la vraie, se
déroulait ailleurs. Cette petite femme ordinaire et dévouée s’animait dès qu’elle franchissait la porte de « ses patrons ». Là, elle se
sentait chez elle. Connaissant sur le bout des doigts chaque intérieur, elle veillait avec efficacité au bien-être de chacun, leur épargnant les tracasseries quotidiennes, les vénérant pour la confiance
qu’ils lui accordaient, les appelant avec respect « Monsieur »,
« Madame », sans jamais se permettre aucune familiarité, excepté
une certaine complicité : celle qu’autorise une longue habitude à
côtoyer les êtres dans l’apparente banalité des petits faits journaliers ; ceux-là mêmes qui nous façonnent et dévoilent notre nature
profonde. Ses patrons, ils lui appartenaient presque. Clémence
avait conscience qu’à leur insu elle était devenue un élément
indispensable à leur stabilité. Allant et venant avec la régularité
du temps, elle s’était inscrite dans la toile de fond de chaque existence. Elle rythmait les jours des uns contraints à apprivoiser la
solitude, et son passage marquait de son empreinte l’intimité des
autres.
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Sa tâche accomplie, il lui arrivait d’accepter avec simplicité
une tasse de café : un moment privilégié qu’elle savait apprécier.
Le plus souvent elle demeurait debout, les jambes légèrement
écartées, sécurisée par cette posture où elle trouvait son équilibre.
Parfois elle allait jusqu’à s’asseoir, bien que d’une façon générale
elle considérait que ce n’était pas conciliable avec sa fonction.
Elle se devait une certaine réserve. Mais avec Mme Delmotte,
c’était un peu différent. Elle était entrée à son service depuis si
longtemps. Quelque chose comme une entente secrète les liait audelà de leur différence.
Mme Delmotte servait le café sur la table de trictrac dont
Clémence astiquait soigneusement le plateau à damiers. Clémence
se posait inconfortablement au bord de la bergère Louis XV, droite
et digne. Elle était habituée à évoluer dans ce décor pour le servir,
non pour en jouir. Elle échangeait alors quelques menus potins du
quartier ou quelques nouvelles appartenant à la vie de ses autres
« maisons », tout en sauvegardant l’indispensable discrétion. Elle
savait s’inquiéter de la santé déclinante de ses protégés, compatissait aux revers des uns, déplorait les dissensions familiales, dissertait avec sagesse sur le cours des choses. Il arrivait qu’on sollicita
son sentiment sur une affaire délicate, bien que sans gravité. Elle
se faisait prier, puis se soumettait délicieusement flattée. Certains
l’auraient presque remerciée de sa compréhension, ou la regardaient, vaguement impressionnés par sa clairvoyance. La douce et
vaillante Clémence se sentait subitement grandie, utile. Elle ressortait de ces courtes conversations pleine d’entrain.
Lorsque Pauline, la benjamine, faisait irruption de retour du
lycée, elle remettait brutalement en cause la tranquillité des lieux.
Son apparition me remplissait d’aise. Une bourrasque de vie
traversait la maisonnée, la secouant de sa léthargie, bousculant
l’activité besogneuse de Clémence. En revanche, si par malheur
une contrariété était venue gâter le cours de l’après-midi, Pauline
rejoignait sa chambre à grand bruit, heurtant sans ménagement
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tout ce qui entravait ses mouvements, jetant son cartable sans
égard, traînant les pieds, bougonnant, ne souffrant aucune opposition. Mieux valait alors l’éviter et ne point lui témoigner trop de
sollicitude. Cela l’irritait davantage. Les moments de turbulence
étaient fréquents, mais par chance, de courte durée, car elle était
dotée d’une nature heureuse. Elle trouvait spontanément un dérivatif à ses déplaisirs. Plutôt grande pour ses treize ans, sa constitution la poussait à s’extérioriser. Elle avait besoin d’espace. Il faisait cruellement défaut puisque nous cohabitions à trois dans une
même chambre. Son énergie créative encouragée par notre mère
l’aidait à supporter un environnement spatial limité et l’éducation
coercitive paternelle.
Vers seize heures trente, Pauline s’installait en toute détente à la
table de la cuisine, prenait ses aises, s’organisait un solide goûter,
tout en écoutant son feuilleton à la radio : « Hélène et son destin »,
une histoire sentimentale à multiples rebondissements traitée sur
un mode humoristique. De temps en temps, on entendait Pauline
s’esclaffer. Elle avait un don pour s’amuser toute seule. Puis,
pour se mettre en train et repousser d’autant le moment fatidique
des devoirs, elle venait titiller Clémence. Elle l’attaquait de ses
taquineries avec une spontanéité presque effrontée. Cette vitalité
débordante enchantait Clémence, bien qu’elle ne jugea pas utile
de le lui montrer. S’offusquant pour la forme, elle s’exclamait :
« Si Madame vous entendait… ! »
Mademoiselle Pauline, satisfaite de l’effet produit et dans un
jeu convenu d’avance, la dévisageait avec aplomb, secouant avec
désinvolture ses cheveux longs mal peignés. Avec un sourire provocateur elle lui lançait : « Oui, mais vous n’êtes pas ma mère ! »
Clémence faisait mine de lui infliger une humiliante fessée et
Pauline s’échappait dans un éclat de rire.
Pauline aimait à débouler l’escalier de l’immeuble, étroit et
raide, ce qui rendait l’exercice plus captivant. Elle ne dédaignait
pas la rampe, mais elle sautait les marches trois par trois. Un jour,
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les choses tournèrent mal. Arrivée en fin de course, Pauline rata
sa réception. Elle heurta la porte vitrée du hall d’entrée et sa tête
vint cogner méchamment l’arête du mur. Elle se releva en titubant,
sonnée, l’arcade sourcilière fendue. Elle n’en menait pas large,
plus impressionnée par l’affolement de la concierge que par sa
blessure. Le bruit de sa chute avait tiré Mme Scalbert de sa loge.
À la vue de Pauline, les tics qui agitaient d’ordinaire ses sourcils
adoptèrent un rythme dangereusement accéléré. Elle poussait des
cris de lamentation. Tout en essuyant ses mains à la hâte sur un
vaste tablier enserrant ses hanches étroites, elle répétait : « Bonne
mère, comme elle pisse le sang ! » Elle saisit un mouchoir et
l’ayant passé sous le robinet d’eau froide elle se mit à tamponner le sang. Loin d’être rassurée par cette initiative, Pauline réagit
vivement : « Arrêtez, vous me faites mal ! » Mme Scalbert continuait avec conviction : « Mon Dieu, ma pauvre petite, comme
vous êtes arrangée ! »
Heureusement Clémence fut alertée par le remue-ménage et en
l’absence de notre mère elle prit la situation en main. Pauline en
fut quitte pour quelques points de suture et un sermon de notre
père sur son inconscience. À la réflexion, ce fut là, peut-être, le
moment le plus désagréable de cette aventure. L’affaire n’avait
pu être tenue secrète, le visage de Pauline portant les stigmates
de son exploit. Le soir même, elle avait été convoquée dans le
bureau directorial. Elle fut invitée à s’asseoir en face de l’imposant bureau ministre qui la dominait. Elle s’enfonçait dans le fauteuil large et profond, tandis que montait en elle l’accablante sensation de sa vulnérabilité. Elle se sentit bien misérable, éprouvant
le poids de la toute puissance paternelle. Elle écouta stoïquement
le sermon, le regard droit soutenant celui du père. Mettant cette
attitude franche plus sur le compte de l’insolence que sur le noble
courage de celle qui assume ses actes, il lui intima l’ordre de baisser les yeux. En dépit de l’humiliation intentionnelle à laquelle
recourait volontiers notre père, voyant là une méthode d’éduca13
tion salutaire, Pauline jugea plus prudent de s’exécuter. La journée
avait été rude. L’incident fut clos mais elle s’en retourna l’âme
ruminant de sombres rancœurs.
Il y avait des occasions rares où l’unanimité faisait rage entre
nous trois. Notre voisin du dessus, M. Boissieu, portait completveston et nœud papillon en toutes circonstances. Il marchait invariablement à pas mesurés, comme si tout dans sa vie était immuable.
Son dos légèrement courbé, non par l’âge, mais sans doute par une
cyphose naissante, n’éveillait pas la moindre ébauche de compassion dans nos jeunes cœurs impitoyables. Appliqué à rester digne,
les manières affectées, le ton doucereux, le sourire parcimonieux, il
nous inspirait moult moqueries. Lorsque nous le croisions, il nous
saluait toujours en soulevant son chapeau. Ces égards, loin de nous
flatter, suscitaient notre ironie. Nous déclarions à l’unisson à notre
mère, d’un ton péremptoire : « M. Boissieu est vraiment ridicule ! »
Elle ne l’appréciait guère, mais soucieuse du respect dû aux aînés,
elle rectifiait : « Non, il est seulement Vieille France ! »
Mesuré à outrance, il n’était curieusement nullement effrayé
par l’exubérance de Pauline. Il parlait avec extase de ses fous rires
tonitruants, s’intéressant à ce qui les avait motivés. Ces éclats
de vie devaient revigorer son existence tristement étriquée. Sa
femme enseignait les mathématiques. Grande, d’allure assez peu
féminine, elle parlait d’une voix ferme et forte. Elle ne semblait
pas lui vouer une grande considération. Leur fils, un grand garçon
sérieux et solitaire, rasait les murs pour éviter notre trio. Cette
entreprise était parfois ardue, car l’escalier étroit constituait un
passage obligé pour voler vers son cinquième étage. Aucun ascenseur (son père s’était appliqué à faire sombrer le projet de son installation) n’offrait d’issue de secours à sa timidité. Lorsque le sort
malin nous le faisait croiser dans ce fatal escalier, nous tirions une
vraie délectation à le voir piquer du nez et bredouiller un bonjour
à peine audible. Pauline qui n’y tenait plus se retournait, et perfide, demandait : « Vous disiez quelque chose ? » Sans répondre,
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notre victime activait le pas, gravissant les marches de la honte.
Solange, l’aînée, réussissait à lui trouver des excuses et d’un ton
docte brandissait des explications psychanalytiques hasardeuses,
déplorant son environnement, source de ses maux.
M. Boissieu avait travaillé dans les assurances. Depuis la retraite,
il assurait la fonction de syndic bénévole de notre immeuble, une
maison en pierre de taille de style haussmannien située dans un
quartier bourgeois de Paris. Il présidait ainsi des réunions où il
employait son énergie à faire obstacle aux travaux de rénovation,
invoquant toutes sortes d’arguments spécieux. Il ne supportait pas
de devoir délier les cordons de sa bourse. Il en découlait des discussions interminables et improductives qui plongeaient l’assistance dans la consternation. Outre sa pingrerie, M. Boissieu cultivait également mauvaise foi et couardise. Il ne s’exposait jamais,
préférant de loin louvoyer. Pour notre père, direct, rigoureux et
entraîné à diriger, ces réunions étaient une épreuve. Il en revenait
dans un état d’agitation déraisonnable. Nous l’entendions arpenter
son bureau, fulminant, prenant notre mère à témoin. D’un accord
tacite, nous nous repliions dans notre chambre, absorbées dans
l’étude avec un zèle digne d’éloges. Une fois la tempête retombée,
nous réapparaissions l’air de n’avoir rien remarqué, l’image rassurante de trois jeunes filles sages incarnant l’ordre et la stabilité
familiale.
Tous les quinze jours, Clémence venait déposer à la loge une
pile de magazines qui avait déjà fait le tour de ses amies. Les nouvelles avaient du retard, mais les Scalbert n’étaient pas exigeants.
Ils appréciaient le geste et l’économie. Tous deux étaient originaires de Bretagne. Âgés d’une soixantaine d’années, ils occupaient la loge exiguë et sans confort. Leur cadre de vie se résumait
à une chambre à coucher dont l’essentiel de l’espace était dévoré
par le vaste lit conjugal et une petite pièce faisant office de séjoursalle à manger, cuisine. Là, un poêle rudimentaire au charbon pour
le chauffage, un évier en pierre, une table avec trois chaises et un
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