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HUGUES FACORAT EDITION
Il est interdit de reproduire intégralement ou
partiellement le présent ouvrage sans autorisation de
l’éditeur. Toute reproduction ou copie, par quelque
procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon et
serait passible des sanctions prévues par le code français
de la propriété intellectuelle et les conventions
internationales en vigueur sur la protection des droits
d’auteur.
© 2015, Hugues Facorat Edition
24 avenue Charles Rouxel
77340 Pontault-Combault
ISBN : 979-10-93198-11-8
Patricia Hass Nivoix
La mémoire endormie
Hugues Facorat Édition
Remerciements.
J’affectionne tout particulièrement ce roman parce que
j’ai eu la joie de travailler avec mon fils, Ludovic Nivoix
qui a réalisé la maquette et ma belle-fille, Inès Bartoli qui
a posé comme modèle. Je tiens à les remercier pour leur
collaboration, leur patience et leur soutien. Je suis
heureuse qu’ils fassent partie de cette nouvelle aventure.
CHAPITRE 1
Comme tous les matins de la semaine, l’alarme du
réveil retentit. Il est six heures trente. Instinctivement,
sans ouvrir les yeux, Christina tend mollement le bras à
tâtons et parvient à l’éteindre du bout de ses doigts fins.
Elle a beaucoup de mal à émerger de son sommeil. Rien
d’étonnant ! Elle s’est couchée à trois heures du matin.
La journée risque d’être éprouvante, car d’ordinaire, elle
a besoin d’au moins huit heures de sommeil pour être au
mieux de sa forme. Ses paupières semblent peser une
tonne et résistent à s’ouvrir. Un bâillement s’extirpe de
sa bouche, elle étire son corps encore somnolent et
engourdi de fatigue. Elle redresse son buste sans vigueur, passe la main dans ses cheveux. Elle scrute
furtivement d’un oeil entr’ouvert les chiffres rouges du
cadran qui, imperturbables, changent au fur et à mesure
qu’elle tente de sortir de l’état de léthargie dans lequel
elle se trouve. “ Déjà six heures quarante, il faut
vraiment que je me secoue,” murmure Christina. Elle se
frotte délicatement les yeux, sensibles aux rayons du
soleil qui percent à travers les persiennes. Elle se retourne vers Quim qui dort toujours profondément.
D’un revers de la main, elle repousse en douceur la
couette et saute du lit. Elle se dirige vers la baie vitrée,
tire sur la poignée pour ouvrir la porte coulissante. Elle
pousse les volets en bois bleu gitane. Le parfum enivrant
du jasmin en fleurs grimpant le long de la façade lui
chatouille les narines. Elle aime l’odeur agréable qu’il
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dégage ; un effluve de vanille mélangé de senteurs
d'agrumes. Elle s’accoude à la balustrade du balcon et
admire le jardin.
Dix années auparavant, Quim avait dessiné les plans de
la maison, une maison qui leur ressemblait. Il lui avait
laissé carte blanche pour l’aménagement intérieur et
extérieur de la villa. Elle avait créé un jardin familial où
les enfants pouvaient jouer en toute quiétude.
Elle avait imaginé un espace à vivre convivial doté
d'une grande piscine enterrée, entourée de haies de
bambou protégeant de cette façon leur intimité, des
regards indiscrets. Elle avait jeté son dévolu sur des
végétaux robustes tels que les yuccas et les oliviers qui
s'harmonisent parfaitement dans ce lieu provençal aux
senteurs de lavande, de thym, de romarin et de laurier.
Un véritable petit coin de paradis où il fait bon de se
prélasser. Christina lève les yeux vers le ciel. Il est d’un
bleu azur, parfait sans l’ombre d’un nuage. Le mistral ne
souffle plus. Elle entend le gazouillement des oiseaux
perchés dans l’olivier. Elle prend une bouffée d’air pur et
regagne la chambre.
Sans se soucier de Quim, elle se dirige vers la salle de
bain adjacente à la pièce. Elle laisse glisser le long de son
corps svelte sa nuisette de soie blanche et file sous la
douche. L’eau chaude presque brûlante coule sur sa peau
fine. Pour son hygiène quotidienne, elle utilise un savon
d'Alep, à base d'huile d'olive et de baies de laurier.
Reconnu pour ses propriétés nourrissantes et naturelles,
il préserve la tonicité et le velouté de son grain de peau si
fragile. Elle savonne son corps en douceur puis le rince
soigneusement. Elle termine sa toilette par un jet glacé.
L’eau froide tonifiante active son flux sanguin, cela lui
procure une sensation de bien-être. Rien de tel pour
commencer la journée. Une fois sortie de la douche, elle
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se sèche et s'enveloppe dans un immense peignoir, bien
trop grand pour elle. Elle enroule sa longue chevelure
mouillée dans une serviette, montée en turban.
Elle essuie d’une main le miroir encore embué. Elle fait
une petite moue devant son image qui lui renvoie, un
visage vanné. Les traits tirés et de vilaines poches sous
les yeux l’irritent. Elle passe le bout des doigts sur son
front, ses joues parsemées de taches de rousseur, son
cou long et fin, pour remonter doucement et s’attarder
sur les quelques ridules logées autour de ses grands yeux
en forme d’amande, d’un joli vert. Elle fait deux ou trois
mouvements de gymnastique faciale puis elle finit cette
petite séance de mimiques par une grimace flegmatique.
Elle détache la ceinture de son peignoir, dégage ses
épaules carrées et fixe sa poitrine. Elle arbore un petit
sourire de satisfaction.
En dépit des années, de ses deux grossesses, de l’allaitement, ses seins n’ont pas été abîmés. Quim se
complait à lui seriner qu'elle a toujours les “lolos” d'une
jeune fille, bien ronds, fermes, droits. Ils ne sont ni trop
gros ni trop petits. Ses tétons pointent. Elle effleure de
l’index celui de son sein droit, érigé, conquérant, digne,
attestant son éternelle jeunesse.
Aujourd’hui, Christina est réconciliée avec son corps.
À une certaine époque de sa vie, il la révulsait. Par
conséquent, elle ne l’a pas ménagé et lui en a fait voir de
toutes les couleurs. Elle l’a meurtri, amaigri, détesté,
puni, oublié…
Elle applique sa crème antirides sur son visage, son
cou et son décolleté. Puis elle retire la serviette qui
emprisonne ses cheveux. Sa crinière rousse tombe sur
ses épaules pour redescendre jusqu’à la chute de ses
reins. Elle illumine son visage, donne de l’éclat à son
teint de porcelaine. Sa rousseur flamboyante semblable à
la couleur des feuilles de l'automne, sied parfaitement
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avec son tempérament fougueux, passionné. Elle est un
atout indéniable de sa séduction. Aussi consciente de
cette carte maîtresse, elle en prend le plus grand soin.
Elle démêle ses cheveux à l'aide d'une brosse en poils de
sanglier. Les mouvements sont structurés, soignés. Faute
de temps, pour faire un brushing, elle les sèche à la
main, elle les portera en chignon pour une fois. Après
quoi, elle s'enduit le corps d’un lait pour peau sèche puis
réintègre la chambre. Elle jette un œil du côté du lit.
Quim n'a pas bougé une oreille. Comme à son habitude,
elle va être obligée de le réveiller. Elle fouille dans le
dressing à la recherche de sous-vêtements. Elle fait
glisser un à un les cintres sur la tringle. Elle hésite entre
plusieurs tenues et tout bien considéré, opte pour un
tailleur vert. Elle pose les dessous et le deux-pièces
choisis sur le fauteuil et s’approche du lit. Elle s’allonge
sur lui, ses mains se promènent le long de ce corps
masculin. Sa crinière d'amazone caresse son visage.
Il fait semblant de ne rien remarquer. Elle lui mordille le
lobe de l’oreille en effleurant son torse du bout des
doigts. Elle devine son excitation.
Le corps inanimé réagit, émoustillé au contact de sa
peau. Quim sort de sa torpeur lâchant des gémissements
de plaisir. C’est un appel à la chair, au désir sexuel.
Christina n’est pas dupe, mais l'heure tourne, elle n’a pas
le temps de répondre à ses attentes. Elle se dérobe et
commence à s’habiller. Elle passe un string blanc en
dentelle et enferme ses seins dans un soutien-gorge du
même coloris. Elle s’assoit au bord du lit pour enfiler sa
paire de bas. Elle se cambre en avant, se jette en arrière
pour la faire glisser le long de ses cuisses. Elle sent le
regard de Quim posé sur elle. Elle devine qu’à ce
moment précis, il la dévore des yeux, qu’il a envie d’elle.
Elle s’en amuse. Flairant ses pensées érotiques, ses
pulsions matinales, elle se retourne vers lui et lui adresse
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un sourire coquin. Elle survole l’oeil gourmand,
l’anatomie de son beau ténébreux, qu’elle connait par
coeur. Il reconnait immédiatement, l’air affamé de sa
belle. Il ne lui en faut pas plus pour se jeter sur elle,
feindre de la prendre là, en urgence, comme si c’était
une question de vie ou de mort. Elle essaie de se
dégager, mais il l’en empêche en lui maintenant les
mains. Elle est à sa merci. Le corps athlétique étendu sur
elle l’immobilise complètement. Il lui susurre à l'oreille :
— J'ai envie de toi. Tu m'as ouvert l'appétit.
— Nous n'avons plus le temps de batifoler.
Nous ne sommes pas en avance, tu devrais déjà être
sous la douche.
— Au diable, le boulot, tu ne vois pas dans quel
état je suis. C’est trop tard maintenant, tu ne peux pas
m'échapper, ma beauté.
Elle ne tente plus de lui résister. Elle se sent bien dans
ses bras : apaisée, épanouie, protégée. Elle attrape sa
tignasse noire entre les mains. Il caresse sa peau blanche,
fine, délicatement parfumée. Il passe sa langue dans son
cou, tripote ses tétons dressés. Elle sent des frissons
parcourir tout son être. Impatient, Quim passe une main
dans son string, l’effleure et lui retire en douceur.
Il approche sa bouche chaude de celle de Christina,
l'entr'ouvre pour y mettre goulument la langue. Leurs
deux corps se frôlent, s'entrelacent, s'emboitent pour
faire plus qu'un. D'un regard, il demande son
approbation pour la posséder. Elle aime la petite
étincelle qui brille dans ses yeux lorsqu’il la convoite,
lorsqu'il veut lui faire l'amour. Ses yeux de braise,
braqués sur elle, la rendent unique, incroyablement
désirable. Elle s'abandonne, l’autorisant à la transporter
de plaisir. Christina avait rencontré Quim une vingtaine
d’années auparavant, lors d’un séjour à Porto, au Portugal. C’était la période estivale, il travaillait comme guide
pour financer ses études d’architecte.
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Le beau Portugais à la peau mate, aux yeux noirs, pourvu
d’une chevelure bouclée et dense dégageait une impression de force, de charisme, qui avaient immédiatement
subjugué la jeune femme. À compter de ce jour, ils ne se
sont plus quittés et depuis vivent en parfaite harmonie.
Néanmoins avec le temps, le couple change inéluctablement, il n'échappe pas à cette évolution.
La routine s’installe, les qualités exceptionnelles se
transforment peu à peu en défauts insupportables.
À croire que Quim et Christina ont trouvé l’authentique
recette de la vie à deux. En dépit des aléas de la vie, du
quotidien, du stress, des enfants, ils ont réussi à
sauvegarder leur entente amoureuse et sexuelle. Au cours
de ces vingt dernières années, leur libido n’a jamais
connu de baisse de régime. Ils n'ont jamais cessé de faire
l'amour, d’avoir envie l’un de l’autre. Quim ne s'est
jamais rassasié du corps de Christina, de sa peau sur sa
peau, de son sexe dans son corps. Quant à elle, en
devenant mère, elle a su préserver sa place de maîtresse
auprès de son mari. Elle a fait en sorte qu’il voit en elle la
mère de ses enfants, mais aussi une femme, celle qu'il a
choisie pour être son amante, sa confidente, son amie.
Tous deux ont compris que rien n’est jamais acquis.
L’amour s’entretient tous les jours. Il implique une
complicité, des compromissions, un partage, des besoins
de l’autre, une écoute mutuelle. Ils ont mis à profit cette
philosophie durant leurs années de vie commune.
Lorsque Quim se dégage de Christina, il constate que
ses yeux sont humides. Gênée, elle se lève rapidement,
mais il la retient par le bras.
— Pourquoi ces larmes ? questionne-t-il, en la
regardant, l’air surpris.
— Je ne sais pas, je n’ai pas pu les retenir. Ne t’inquiète
pas, ce sont des larmes d’émotion. Tu me connais, je suis
trop sensible. J’aimerais arrêter le temps, pour que tu
m’aimes toujours ainsi.
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— Mais je t’aimerais toujours ainsi Christina, répond
Quim d’une voix douce. Je n’imagine pas ma vie sans toi
et je ne me souviens pas d’elle, avant toi.
Elle sourit, touchée, par ces belles paroles et sèche ses
larmes du bout des doigts. Il se lève et se dirige, nu
comme un ver, en direction de la salle de bain. Elle se
retourne vers lui et le suit du regard.
— Comment peux-tu le savoir ? Qui peut dire ce que
l’avenir nous réserve ? La vie peut basculer d’un jour à
l’autre. Qui sait ? Un jour, tu me quitteras peut-être pour
une jeunette.
Il se retourne vers elle d’humeur taquine et ironise :
— Mieux, imagine que je deviens gay ou curé.
— Je suis sérieuse, chéri. Arrête de te moquer de moi !
— Mais je n’ai pas envie de t’entendre polémiquer sur
l’avenir à une heure si matinale. Tu remets tout en cause.
Je n’en ai rien à foutre d’une jeunette, d’une blonde,
d’une brune... Arrête de flipper comme cela. Ce n’est pas
parce qu’Hervé a tout plaqué et s’est tiré avec une jeune
que je vais faire la même chose. Sais-tu au moins quel
jour nous sommes ? Évidemment, tu le sais. Tous les
ans, le jour J, c’est la même chose. Je comprends mieux
maintenant toutes tes interrogations…
Il fait un geste de la main en guise d’exaspération et
entre dans la salle de bain. Christina conçoit qu’il est
contrarié. Chaque fois, c’est la même rengaine. Elle se
recroqueville dans le lit. Elle déteste quand il la rabroue
comme cela. Mais elle ne veut pas en rester là.
— Oh ! Par pitié, ne me le rappelle pas. J'essaie à tout
prix de me le sortir de la tête, clame-t-elle.
En disant ces derniers mots, elle sent une chair de
poule parcourir ses bras. Elle frissonne, son sang se
glace dans les veines.
Il passe la tête dans l’encadrement de la porte. Il ne
remarque pas le trouble qui vient d’envahir sa femme. Il
dirige les yeux sur les aiguilles du réveil pour s’assurer
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qu’ils ne sont pas en retard. Sans lui prêter attention, il
lui lance :
— Quelquefois, tu es vraiment puérile. Ta réaction est
excessive, j’ai du mal à te comprendre. Fais un effort,
nom d’un chien.
Les paroles de Quim sont blessantes. Il se ravise
aussitôt, regrettant ces sarcasmes, ce n’est pas le jour.
Toujours pelotonnée sur le lit, Christina tripote nerveusement le bout de la couette. Elle prend un air de chien
battu.
— Désolée, je sais que je te saoule avec cela.
Il s’avance vers elle, lui tend la main pour l’aider à se
relever. Elle se blottit contre lui. Il sent son corps fébrile
sous ses mains.
— Je sais que tu as raison, admet Christina. Mais ne
m’en veux pas. Je n'y peux rien, ne me demande pas
pourquoi, c’est comme cela. Je n’ai qu’une seule envie :
d’être à demain.
— Que tu le veuilles ou non, c’est un jour important.
Bon anniversaire, ma chérie.
Christina capitule. Elle sait qu’elle n’aura pas le dernier
mot, cette fois. Elle lève les yeux vers lui et il l’embrasse
tendrement. Puis elle se met à la recherche de son string
jeté lors de leur étreinte.
— Au fait, j’espère que tu n’as pas organisé quelque
chose à l’extérieur ce soir. Je n’ai vraiment pas envie de
sortir deux soirs de suite, précise-t-elle sur un ton
suppliant.
— Non, ne t’inquiète pas. C’est vrai que le pot de
départ à la retraite de Martin est assez mal tombé. Mais
je ne me voyais pas refuser d’y aller sous prétexte
qu’aujourd’hui, on fête ton anniversaire. N’oublie pas
que lorsque j’ai débuté dans le cabinet d’architecture,
c’est le premier de la boîte qui s’est intéressé à mes
projets. Il m’a soutenu dès le début de ma carrière.
— C’est vrai, je me le rappelle. C’est un chic type. Je
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l’aime beaucoup. Il va certainement beaucoup te
manquer. Comme le temps passe, quand on songe qu’il
part déjà à la retraite. Mon Dieu, cela ne nous rajeunit
pas. J’ai l’impression que c’était hier que tu as été engagé
dans cette entreprise.
— Oui, mais n’essaie pas de détourner la conversation.
Reparlons de ton anniversaire. Ce soir, nous allons
passer une bonne soirée en famille. Je me suis occupé de
tout avec les enfants. J’ai commandé chez le traiteur.
Fais-moi plaisir, souris un peu. Que tu prennes un an de
plus n’altère en rien ta beauté, tu es toujours aussi
irrésistible à mes yeux. Et sache que je t’aimerais même
lorsque tu seras une vieille femme avec de la moustache.
— Oh ! Quim, tu te crois drôle.
— J’essaie simplement de te faire comprendre que cela
ne m’effraie pas de te voir vieillir. C’est une étape
normale de la vie. OK, je concède que c’est peut-être
plus angoissant de vieillir pour une femme que pour un
homme. Mais c’est dans l’ordre des choses. Il faut
l’accepter et relativiser la chose. Il ne faut pas que cela
devienne une obsession. Et puis cela a du bon, il faut
voir le bon côté des choses. Lorsque nous serons à la
retraite, nous pourrons faire l’amour toute la journée
sans nous préoccuper d’avoir peur d’arriver en retard au
boulot.
Christina éclate de rire. Il a enfin réussi à la détendre.
Elle pointe son index dans sa direction et lui jette un
oreiller.
— Tu es vraiment insupportable, tu ne peux pas être
sérieux deux minutes.
— Mais je ne plaisante pas, je suis rationnel, c’est un
fait. J’aime faire l’amour avec toi ! proclame-t-il. Tous les
couples ne peuvent pas en dire autant, après vingt ans de
vie commune. Nous sommes des petits veinards, croismoi.
Christina le fouille du regard et hoche la tête, les
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sourcils froncés.
— J’adore quand tu me jettes ce regard. Tu es
craquante. Je sais, je sais... Je vais essayer de surveiller
mon langage. Comme tu me le répètes si souvent, je dois
donner le bon exemple aux enfants, pas de gros mots
dans les murs de cette maison.
Elle acquiesce de la tête et poursuit sa recherche pour
trouver son sous-vêtement.
— Craquante, peut-être, mais terriblement en retard si
je continue à discuter avec toi. Je ne suis pas encore
habillée. Dépêche-toi de filer sous la douche.
— À vos ordres, Madame !
— Au fait maintenant que j’y pense, m’as-tu acheté un
cadeau d’anniversaire ?
— Ah ! Petite coquine, tu ne veux pas entendre parler
de ton anniversaire, mais tu veux un cadeau. Tu devras
patienter jusqu’à ce soir.
As-tu des maisons à faire visiter ?
— Oui, j’ai deux rendez-vous à l’extérieur. Je ne serais
pas de retour avant dix-neuf heures, dix-neuf heures
trente, ce soir.
— C’est parfait. Cela me laisse du temps pour…
— Pour quoi ?
— Tu verras...
D’un léger revers de tête, il lui désigne le string, tombé
sous le fauteuil, et regagne la salle de bain. Christina
l’entend siffler sous la douche. Elle enfile sa jupe en lin
et son bustier de soie vert pâle, un ton plus clair que son
tailleur. Elle s’avance devant le miroir rectangulaire sur
pied pour refaire son chignon. Elle s’y reprend à
plusieurs fois sans parvenir à se coiffer comme elle le
souhaite.
— Zut, alors ! graille-t-elle, un brin exaspéré.
Elle s’énerve et jette le pique-fleur sur la table de
chevet. Une boule dans la poitrine l’oppresse.
Elle manque d’air. Elle va sur le balcon et inspire
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profondément. Des larmes pointent à ses yeux. Elle se
contrôle pour les refouler. Elle se pince les lèvres et
étouffe un sanglot. Reprends-toi Christina, tu ne vas pas
flancher. Cette journée va vite passer, songe-t-elle. Elle
rentre, tape les oreillers, tire la couette sur le drap. Elle
ramasse sa pince. Moins tendue, elle fait une dernière
tentative pour remonter ses cheveux en chignon. Essai
réussi. Elle sort de la chambre et tambourine à la porte
de Manon puis à celle de Ugo. Ensuite, elle descend
préparer le petit déjeuner pour toute la famille.
Dix minutes plus tard, comme chaque matin de la
semaine sauf le week-end, c’est le branle-bas de combat
à l'étage.
Manon s’est enfermée dans la salle de bain et son frère
martèle à la porte comme un damné pour la faire sortir.
— Sors ! J’ai envie de faire pipi, hurle Ugo à pleins
poumons.
— Lâche-moi un peu, tu veux ! Va voir ailleurs si j’y
suis.
Devant la porte fermée, il commande à Manon de
s’activer. La petite fille qui voulait épouser son papa a
bien grandi. Elle est devenue une jolie jeune fille de
quinze ans. Elle a troqué sa baguette de princesse contre
un téléphone portable et un MP4, greffé sur les oreilles.
Ce chahut incessant est habituel, Quim intervient. Mais
rien n’y fait. L’adolescente a pris d’assaut les lieux et ne
compte pas déposer les armes. Ugo se résout à
descendre suivi de son père, tous deux séduits par
l’odeur des toasts grillés émanant de la cuisine. Christina
aime ses chamailleries matinales. Même si les voir
grandir, évoluer n'est pas aisé à gérer, sa famille est son
oxygène, sa raison de vivre. Ugo déboule dans la pièce,
de mauvais poil. Il est excédé de ne pas avoir trouvé son
tee-shirt de football.
— Tu en fais une tête, mon grand, tu t’es levé du
mauvais pied ? interroge Christina.
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— Je ne trouve pas mon tee-shirt de foot.
— S’il n’est pas dans ton placard, il ne peut être que
dans le panier de linge sale. Je n’ai pas eu le temps de
faire toutes les machines, répond-elle.
— Mais tu sais que je le mets pour aller à l’entrainement aujourd’hui, braille-t-il.
— Tu en mettras un autre. Ce n’est pas grave si pour
une fois tu ne portes pas celui-là.
Ugo va répliquer quand Quim le rappelle à l’ordre:
— Baisse d’un ton mon bonhomme. Va le chercher, je
vais le mettre en machine. Il va faire beau, je le
suspendrai dehors, il aura le temps de sécher d’ici à ce
que tu ailles au sport.
— Merci Pa !
— Ne t'emballe pas, c'est donnant donnant. Ce weekend, tu ranges ta chambre. Au fait, n’as-tu pas oublié de
faire quelque chose ?
Quim lance un oeil dans la direction de Christina qui
leur tourne le dos, accaparée à faire des sandwichs. Ugo
porte la main à la bouche, confus de son oubli. Comme
si Christina pressent quelque chose, elle se retourne vers
lui, l’air enjoué. Le jeune garçon s’avance vers elle, se
hisse sur la pointe des pieds et l'embrasse tendrement.
— Bon anniversaire, maman !
— Merci, mon chéri. Tu vois Quim, j'aime lorsque
mon anniversaire est considéré comme un jour comme
les autres sans tra la la...
Ugo vole un toast sur la table et file chercher son teeshirt. Il croise Manon dans les escaliers, qui ne peut
s’empêcher de le rembarrer gentiment comme à son
accoutumée.
— Ça y est, il a fait son pipi le petit à sa maman, cingle
l’adolescente.
— Et toi, tu t'es peint les yeux avec une boite de
cirage ? contre-attaque le garçonnet, de plus en plus
arrogant.
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Et vlan, elle l'a bien mérité celle-là, pense-t-il en
montant les marches quatre à quatre. Lorsque Manon
pénètre dans la cuisine, son téléphone portable à la
main, Quim soupire, exaspéré. D’un ton persifleur, elle
annonce directement la couleur.
— Papa, ce n'est pas la peine de me rappeler quel jour
nous sommes. Depuis des années, maman veut zapper le
jour où elle vieillit d’un an donc je la soutiens à 100 %.
C’est vrai qu’après trente ans, il n’y a rien de fun à fêter
son anniversaire.
Assis à table, Quim se beurre un toast. Il lève les yeux
vers elle, abasourdi par l’aplomb, l’audace de sa fille, qui
ne mâche pas ses mots. Christina vient embrasser
Manon en signe d’approbation. Mais il ne se laisse pas
déstabiliser par son insolence. Il ne va pas en rester là et
ne s'avoue pas vaincu de la connivence entre la mère et
la fille. Il rebondit aussitôt.
— Ma parole, vous êtes de mèche toutes les deux. Par
conséquent, je présume que tu ne lui as pas acheté un
cadeau d’anniversaire pour ne pas la contrarier.
— Exactement, je respecte son choix, riposte Manon
d’une voix désinvolte.
— De plus, cela ferait un trou dans ton budget du
mois.
— Déjà que je n'aie pas grand-chose, rétorque la jeune
fille.
— Et ça y est, elle va remettre cela sur le tapis. Je suis
la seule… et patati et patata... C’est le même topo toutes
les semaines. Tu sais que tu es en âge de faire du babysitting, ma grande. Je connais deux ou trois collègues qui
pourraient être intéressés. Veux-tu que je me renseigne ?
Manon prend place à table. Elle le fixe l’air farouche.
Sans répondre à sa question, elle se sert un verre de jus
d’orange et des céréales dans un bol. Elle sent le regard
insistant de son père, braqué sur elle. Un brin irrité par
son attitude impertinente, il finit par lui lâcher :
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— C'est quoi ce maquillage ? Christina, tu as vu ta
fille ?
— C’est du mascara papa, toutes les filles en mettent.
Et encore, je ne suis presque pas maquillée, comparée
aux autres.
Quim simule de s’étouffer en buvant son café.
L’adolescente ne bouge pas d’un pouce sentant le
stratagème à plein nez. Il continue de la tarabuster.
Et c’est comme cela tous les matins, c’est à celui qui aura
le dernier mot.
— Et alors, il faut que tu fasses comme les autres.
Le voisin vient de s’acheter une Porsche, ce n’est pas
pour autant que je vais en acheter une.
— Ah, ah ! Très drôle. De toute façon, tu n’as pas les
moyens.
Fier de sa boutade, il fait un clin d’oeil à Christina qui
lève les yeux au ciel en hochant la tête. Manon et lui
aiment s’asticoter : c’est leur façon de communiquer.
— Les enfants, il faut vraiment que je file. Désolée de
ne pouvoir faire l'arbitre, le match promet d'être
palpitant, mais je n'ai plus le temps, s’exclame Christina
tout en fouillant dans son sac. Zut, il faut que je
remonte. J’ai oublié mon rouge à lèvres dans la salle de
bain.
Ses talons claquent sur le carrelage du couloir. Elle
remonte les escaliers et croise Ugo qui redescend avec
son tee-shirt de foot dans une main et son sac de classe
dans l’autre. Elle ébouriffe ses cheveux bouclés, d’un
geste affectueux et, lui envoie un baiser de la main. Trois
minutes plus tard, elle est sur le départ.
— À ce soir Chérie, passe une bonne journée, lâche
Quim. J'essaie de t'appeler dans la matinée.
— Appelle sur le portable, j'ai un rendez-vous à
l'extérieur à dix heures. Presse-toi un peu Manon, crie-telle en claquant la porte derrière elle.
Doté d’une situation financière confortable, le couple
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