de l`exil à l`errance: écriture et quête d`appartenance dans la
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de l`exil à l`errance: écriture et quête d`appartenance dans la
UNIVERSITÉ PARIS NORD PARIS XIII Véronique BONNET DE L'EXIL À L'ERRANCE: ÉCRITURE ET QUÊTE D'APPARTENANCE DANS LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE DES PETITES ANTILLES ANGLOPHONES ET FRANCOPHONES Thèse de DOCTORAT NOUVEAU RÉGIME LITTÉRATURE FRANÇAISE MENTION LITTÉRATURE D'EXPRESSION FRANÇAISE sous la direction de Messieurs Charles BONN et Jean-Louis JOUBERT 1997 À Jean-Luc, pour tout À ceux de la Baltique, des Amériques, de la Méditerranée et d'ailleurs, qui partagèrent années finlandaises mes Mes plus sincères remerciements à : Messieurs Charles Bonn et Jean-Louis Joubert qui ont accepté de diriger mes recherches Monsieur Jean-Louis Joubert pour son soutien, ses conseils et son immense amabilité Monsieur Neil Bissoondath qui a accepté de m'accorder un entretien Ma famille pour son aide morale et matérielle qui m'a accompagnée tout au long de mes études Mounira Chatti pour sa patiente lecture et son soutien Jacky et Fatou Bouju-Ouattara, Marie-Claude Clermont, Richard Eyraud, Marie Lahouati, Najet Marouani, pour leurs encouragements et leur aide “ à l'heure où les Boat People continuent d'aller d'île en île à la recherche de refuges de plus en plus improbables, il aurait pu sembler dérisoire, futile, ou sentimentalement complaisant de vouloir encore une fois évoquer ces histoires déjà anciennes mais nous avons eu, en le faisant, la certitude d'avoir fait résonner les deux mots qui furent au cœur même de cette longue aventure [...] et qui s'appellent l'errance et l'espoir. ” Georges Perec et Robert Bober : Récits d'Ellis Island. INTRODUCTION GÉNÉRALE La littérature des Antilles jouit aujourd'hui d'une large diffusion et d'une active réception. L'attribution du prix Nobel de littérature en 1992 à l'écrivain Derek Walcott, originaire de Sainte-Lucie, et la remise du prix Goncourt à l'écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau, la même année, ont contribué à renforcer sa présence sur la scène littéraire internationale. Dotée d'une forte vitalité, porteuse de multiples promesses, cette littérature suscite également de nombreux colloques et études critiques. Nous devons à Régis Antoine La littérature franco-antillaise - Haïti, Guadeloupe et Martinique 1, œuvre fondamentale qui, à partir de l'absence : “ Paroles perdues de l'Indien et du nègre marron ”, explore les temps forts de la constitution des champs littéraires franco-antillais, dévoile des figures marquantes, une anthropologie critique et une modernité. Les écrivains eux-mêmes, tels Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, ont eu à cœur d'élaborer leur propre anthologie, abordant de manière inédite l'itinéraire d'une littérature qu'ils nomment “ créole ” 2. Plus récemment, Penser la créolité 3 réunissait une vingtaine d'articles centrés autour d'un mouvement qui nourrit interrogations et réflexions, donne à (re)penser la rencontre des langues, des pays et des cultures. Toutefois, aucune analyse d'ensemble n'était consacrée à l'exil : réalité déterminante d'un point de vue anthropologique qui traverse la majorité des textes littéraires. Il nous semblait aussi que l'étude — difficile et nécessaire — des œuvres des Antilles francophones laissait parfois dans l'ombre la non moins utile relation entre les textes produits dans tout l'archipel caraïbe. Régis Antoine, La Littérature franco-antillaise - Haïti, Guadeloupe et Martinique, (2e édition augmentée et mise à jour), Paris, Éd. Khartala, 1992. 2- Patrick Chamoiseau, Lettres créoles - Tracées antillaises et continentales de la littérature 1635-1975, Paris, Hatier, coll. Brèves, 1991. 3- Penser la créolité, sous la direction de Maryse Condé et de Madeleine Cottenet-Hage, Actes du colloque de Maryland, 1993, Paris, Khartala, 1995. 1- Ces quelques réflexions nous ont amené à envisager, dans un premier temps, l'inscription de l'exil au sein de toute la littérature produite par les écrivains natifs des îles antillaises, résidant dans ces îles ou exilés. À la suite de certains créateurs — Édouard Glissant, Derek Walcott — nous pensons qu'il existe véritablement aujourd'hui une littérature antillaise : un vaste ensemble qui, par-delà son hétérogénéité, par-delà ses différentes appartenances — linguistiques, ethniques et nationales — fait acte d'une “ unitédiversité ”, possède assez de caractéristiques communes pour être désigné ainsi. Le “ Discours à Stockholm ”, prononcé par Derek Walcott, saluait en ces termes le foisonnement des lettres insulaires : “ [...] quel privilège de voir une littérature — une littérature unique en plusieurs langues impériales, française, anglaise, espagnole — éclore d'île en île à l'aube d'une culture ni timide ni imitative, pas plus que ne sont timides et imitatifs les durs pétales blancs de la fleur du frangipanier 4 ”. Il y avait là un risque à courir : confronter ces textes, tenter d'en ébaucher la mise en relation. Cette conviction nous enjoignait à convoquer au sein d'une même étude les œuvres antillaises traitant de l'exil, quelles que soient les langues dans lesquelles elles s'écrivent, quel que soit le lieu à partir duquel elles sont émises. Cependant, l'ampleur du domaine d'investigation — toutes les Antilles insulaires, tous les lieux de l'exil — se révéla très vite démesuré. Nous avons alors choisi de restreindre nos recherches aux Petites Antilles anglophones et francophones. À l'heure où se conceptualise l'unité du champ géo-culturel de la Caraïbe, cette position mérite d'être éclairée. Il existe en effet un espace que géographes et historiens nomment communément la Caraïbe. La définition de cet espace n'est pas chose aisée. Faut-il l'envisager comme une région géographique regroupant l'ensemble des Antilles et les terres bordant la mer des Antilles ou au contraire le concevoir comme une aire géographique et culturelle englobant également les régions littorales du nord-brésilien, les Guyanes, le Golfe du Mexique et la côte sud-est des États-Unis ? Faut-il distinguer insularité et continentalité ? 4- Derek Walcott, “ Discours à Stockholm ”, prononcé en décembre 1992, Lettre Internationale, n° 36, Paris, Printemps 93, pp.39-40. Des îles au continent, il existe une sphère culturelle née de la plantation. Cette civilisation est issue de la conquête, de l'extermination, — dans les îles —, ou de la marginalisation — sur les côtes continentales —, des populations amérindiennes, de la déportation massive d'Africains et de la venue de travailleurs indiens, asiatiques et moyen-orientaux, ces derniers étant surtout présents dans les îles. Toutefois, l'insularité a ceci de spécifique qu'elle dessine un micro-espace clos, cerné de toutes parts par les mers : mer caraïbe ou mer des Antilles, océan Atlantique; d'où la dialectique d'une fermeture / ouverture largement présente dans la littérature. Les Grandes et Petites Antilles 5 ne peuvent non plus être clairement séparées en deux ensembles distincts : Cuba, la Jamaïque, Haïti et la République dominicaine, Puerto Rico et les multiples petites îles possèdent, en partie, une histoire commune. Toutefois, le présent de l'archipel des Petites Antilles et ses inévitables résonances dans le texte littéraire se distinguent suffisamment de ceux des îles précédemment mentionnées pour autoriser une approche essentiellement focalisée sur cet archipel. Les îles dont la présence marque les textes que nous étudierons sont : la Martinique et la Guadeloupe, départements français d'outre-mer depuis 1946, Sainte-Lucie, Saint-Kitts et Nevis, Trinidad et Tobago, États indépendants associés au Commonwealth. Précisons donc que l'emploi du terme “ Petites Antilles ” ne vise pas à établir une taxinomie réductrice et parfaitement désuète, mais à localiser une problématique, laquelle trouve aussi d'incontestables échos en d'autres lieux. Dans ces “ poussières ” d'îles, dans cet “archipel inachevé ” 6, l'exil contemporain apparaît sous des formes moins extrêmes qu'à Haïti ou à Cuba 7; il est rarement dicté par des circonstances politiques, mais l'origine des populations, liée aux différentes diasporas, et 5- Les Petites Antilles, îles et îlots, sont les suivantes : Aruba, Curaçao, Bonaire, Îles Las Aves, Los Roques, La Orchila, La Blanquilla, La Tortuga, Margarita, Cubaga, Coche, Los Testigos, Trinidad, Tobago, Grenade, Les Grenadines, Saint-Vincent, La Barbade, Sainte-Lucie, La Martinique, La Dominique, Les Saintes, Marie-Galante, La Désirade, La Guadeloupe, Montserrat, Antigua-Barbade, Saint-Kitts Nevis, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Anguila, Sainte-Croix, Les Îles Vierges. 6- Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Éd. du Seuil, 1981. “ Entre l'Europe et l'Amérique, je ne vois que des poussières ”, citation figurant en épigraphe “ attribué[e] à Charles de Gaulle, à l'occasion d'un voyage en Martinique ” précise l'auteur (p.7). L'expression “ archipel inachevé ” est empruntée à l'ethnologue J. Benoist, elle figure dans le glossaire (p.495). 7- Avant la nuit, l'autobiographie du romancier cubain Reinaldo Arenas témoigne, jusqu'au paroxysme, de la tragédie de l'exil. Arenas est un ex-“marielito”; à l'issue d'une interminable fuite hors de soi et de l'île natale ponctuée par la maladie du Sida, il s'est donné la mort en décembre 1990. Paris, Julliard, 1992. l'émigration vers la métropole ne cessent de hanter l'écriture. Grâce à l'impulsion d'Édouard Glissant, une autre réalité, celle de l'errance, s'y manifeste aussi. Il importait d'en tenir compte. Ainsi, avons-nous intitulé l'étude que nous nous proposons de faire : “ De l'exil à l'errance : écriture et quête d'appartenance dans la littérature contemporaine des Petites Antilles anglophones et francophones ”. Cette recherche se veut l'analyse d'un itinéraire qui, partant de la notion d'exil, aboutit à celle d'errance. Notre trajectoire n'épouse pas le déroulement de l'histoire littéraire; elle répond plutôt à un désir de penser les notions d'exil et d'errance à l'intérieur d'une problématique de l'appartenance qui s'exprime dans et par l'écriture. Elle souhaite interroger la manière dont les auteurs écrivent l'histoire des exils de leur peuple et l'histoire de leur propre exil; elle vise à questionner le lien que ces derniers entretiennent avec les continents premiers — Afrique, Inde — et les pays occidentaux — essentiellement la France, l'Angleterre, le Canada et les États-Unis. “ Que veut dire le mot " exil " ? D'origine latine, exilium, il signifie littéralement : " hors d'ici ", " hors de ce lieu ". Il implique donc l'idée d'un lieu privilégié parmi tous, d'un lieu idéal et sans pareil ” écrit Vera Lihartová 8. Sous le vocable “ exil ” peuvent se recouper des réalités multiformes, tels que l'arrachement massif de plusieurs millions d'hommes à leur terre maternelle, l'émigration, l'exil volontaire. Ainsi, le terme court le risque de n'être qu'une “ étiquette commode que l'on attribue, de manière superficielle et sans distinction à tout un ensemble de situations et de comportements divers 9 ”. Néanmoins, si l'exil subi et l'exil volontaire génèrent deux appréhensions différentes du lieu de départ et du lieu d'arrivée, tous deux sont porteurs d'une réalité commune : “ pour qu'il y ait exil, il faut qu'il y ait déplacement, transfert dans un autre groupe social, et par conséquent, échange, confrontation 8- 10 ”. Plutôt que d'établir des sous-groupes et de les opposer, il convient de Vera Linhartová, “ Pour une ontologie de l'exil ”, L'Atelier du roman, Paris, Arléa, mai 1994, p.128. Ibidem, p.129. 10- Exil et littérature, ouvrage collectif présenté par Jacques Mounier, Grenoble, Éd. Ellug, 1986, Jean Sgard, “ Conclusions ”, p.293. 9- mettre l'accent sur ces notions de “ déplacement ” et de “ confrontation ”. Nous excluons donc de l'étude les catégories d'exil intérieur ou d'exil métaphorique qui n'impliquent pas nécessairement un itinéraire de l'ici vers l'ailleurs. À la suite de certains sociologues, nous qualifions d'exil la migration des Antillais des Antilles françaises vers la métropole 11. Le concept d'errance doit être également envisagé dans sa spécificité bien que, ainsi que le rappelle Jacqueline Arnaud : “ l'errance [soit] issue de l'exil ”. Des deux étymologies du verbe “ errer ” : “ iterare ” et “ itinerare ”, nous retiendrons la première qui a donné “ errare ” : “ errer au sens de voyager : le chevalier errant n'est pas perdu, mais part à l'aventure; l'erre est l'allure, la trace; les errements ne sont pas des erreurs, mais des procédés habituels 12 ”. Par “ errance ”, nous entendons aussi ce mouvement, cette façon d'être, de penser et d'écrire dont Édouard Glissant dit ceci : “ [...] c'est ce qui incline l'étant à abandonner les pensées de système pour les pensées, non pas d'exploration, parce que ce terme a une coloration colonialiste, mais d'investigation du réel, les pensées de déplacement qui sont aussi des pensées d'ambiguïté et de non-certitude qui nous préservent des pensées de système, de leur intolérance et de leur sectarisme. L'errance a des vertus [...] de totalité : c'est la volonté de connaître le " Tout-monde ", mais aussi des vertus de préservation dans le sens où on n'entend pas connaître le " Tout-monde " pour le dominer, pour lui donner un sens unique 13 ”. Perpétuant et poussant à son paroxysme le “ déplacement ”, l'errance l'appréhende différemment; elle récuse un des présupposés initiaux de l'exil : l'existence de deux lieux antagonistes : un “ ici ” et un “ là-bas ”. Elle implique une théorisation de 11- “ La notion d'exil aujourd'hui est plus communément utilisée pour qualifier ce déplacement au sein de l'espace administratif français ” écrit Jean Galap, “ Les Antillais, la citoyenneté et l'école ”, MigrantsFormation, n° 94, publication du Centre National de documentation pédagogique, sept. 1993, p.155. 12- Jacqueline Arnaud, “ Exil, errance, voyage dans L'Exil et le désarroi de Nabile Farès, Une Vie, un rêve, un peuple toujours errant de Khaïr-Eddine, Talismano d'Abdelwahab Meddeb ”, Exil et littérature, op. cit., p.59. 13- Édouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p.130. Cet ouvrage reprend des communications présentées par l'auteur aux Assises Internationales de la traduction, Arles, 1994; au Colloque sur les “ Sociétés et littératures antillaises ”, Université de Perpignan, 1994; aux journées antillaises des universités de Bologne et de Parme, 1994. Il intègre également des entretiens radiophoniques et recoupe, sensiblement, l'ouvrage Faulkner Mississippi, publié la même année. l'appartenance, une approche globale du monde ou de ce que Glissant nomme “ totalitémonde ”. Elle permet aussi de questionner avec plus d'acuité le fonctionnement de l'écriture. D'exil ou d'errance, la littérature antillaise se construit sur la perte des lieux de l'origine, elle s'arrime à une mémoire fragile et fragmentaire. Elle quête un double lieu : lieu pour vivre et lieu pour se dire. Elle questionne, inlassablement, une appartenance toujours conflictuelle, jamais offerte, sans cesse à (re)conquérir. Comment l'écriture se constitue-telle en lieu d'expression d'une mémoire hétérogène, brisée par les départs ? Comment s'expriment les détours de l'histoire collective et individuelle des Antillais, en quoi les traces s'inscrivent-elle dans l'écriture ? Comment se construit une cartographie à géométrie variable apte à intégrer et à définir une identité multiple ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous souhaiterions explorer un ample corpus littéraire placé lui aussi sous le signe de la diversité. Diversité en termes de taxinomie tout d'abord puisque nous nous référons aussi bien à des poèmes, à des romans, à des essais qu'à des textes dont le caractère est plus ambigu : autobiographies obliques, autofictions, domaine de l'écriture autoréférentielle que nous tenterons de sonder. En raison de la cohérence de l'œuvre glissantienne, il nous paraît pertinent de ne pas dissocier les essais des textes romanesques et poétiques, c'est pourquoi Soleil de la conscience 14, L'Intention poétique 15, Le Discours antillais et Poétique de la Relation 16 dont nous utiliserons bien sûr la dimension critique, figurent aussi dans le corpus principal. La distinction entre les genres, que Glissant a toujours récusée, serait en effet préjudiciable à la saisie de l'œuvre et de son intention. De même, lorsque l'étude le requiert, nous tenterons d'appréhender la poésie de Saint-John Perse, la biographie — rédigée par le poète lui-même — et les lettres figurant dans Les Œuvres complètes 14- 17 dans leur totalité signifiante. “ Le poète, [précise Mireille Édouard Glissant, Soleil de la conscience, Paris, Éd. du Seuil, 1956, Édouard Glissant, L'Intention poétique, Paris, Éd. du Seuil, coll. Pierres vives, 1969. 16- Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990. 17- Saint-John Perse, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986 (© Biblio. La Pléiade, 1972). Nous mentionnerons la date de la première édition des recueils. 15- Sacotte], se donna par rapport au réel toutes les libertés pour faire de l'édition de la Pléiade une œuvre globale dont chaque partie contribue à l'unité d'un tout, dont chaque fragment s'intègre à une signification générale 18 ”. La diversité s'exprime aussi en matière linguistique : les lettres anglophones et francophones sont nourries, parfois substantiellement, par la langue créole. Les textes relient les deux extrémités du vingtième siècle. L'écriture initiale des premiers poèmes de SaintJohn Perse, réunis et publiés en un même volume, Éloges, en 1911, est entreprise dès 1904, tandis que le dernier roman de Gisèle Pineau, L'Exil selon Julia 19, paru en 1996, relève de la toute dernière actualité littéraire. Pour l'essentiel, les textes que nous étudierons se situent toutefois dans la seconde moitié de ce siècle. Enfin, la disparité inhérente à cet ensemble nommé littérature antillaise, son identité incertaine, tiennent en grande partie à l'origine des écrivains : leur lieu de naissance, leur nationalité et leurs appartenances ethniques. Tous sont d'origine antillaise. Pour certains l'exil a considérablement complexifié leur situation. Alexis Leger — Saint-John Perse de son nom de plume — est né en Guadeloupe en 1887. Antillais exilé en France, Français exilé en Amérique, Français d'Amérique fragilement et tardivement ancré sur la presqu'île de Giens : ses réseaux d'appartenance sont enchevêtrés. L'émigration a aussi conduit à des changements de nationalité. Neil Bissoondath, né à Trinidad en 1955 dans une famille indienne, vit à Québec et se revendique fermement comme un écrivain canadien 20. L'affirmation de cette canadianité ne doit en rien masquer la teneur profondément — dramatiquement — antillaise de son premier roman : Retour à Casaquemada 21. Ces exemples prouvent qu'il est impossible d'assigner à résidence les écrivains et, a fortiori, les écrivains de l'exil et leur littérature. L'approche critique doit nécessairement être attentive à cette mouvance. 18- Mireille Sacotte, Saint-John Perse, Paris, Éd. Belfond, 1991, p.39. Gisèle Pineau, L'Exil selon Julia, Paris, Stock, 1996. 20- Neil Bissoondath ne souhaite pas s'inscrire dans la catégorie de la “ World Fiction ” ou dans celle des “ Écritures migrantes ”. “ S'il faut que j'accepte une étiquette [nous a-t-il dit], ce serait celle d'écrivain canadien parce que dans cette catégorie, il est possible de tout mettre : ce n'est pas limitatif ”. “ Le droit d'être offensant ”, Entretien avec Neil Bissoondath, Annexe, p. 21- Neil Bissoondath, Retour à Casaquemada, Paris, Phébus, 1992, (© A Casual Brutality, 1988) 19- L'appartenance étant patiente et obstinée requête, les écrivains des Petites Antilles sont très nombreux et écrivent beaucoup. Là encore, notre souci d'être exhaustif se heurtait à l'impossibilité de tout dire — voire de tout lire — et cela d'autant plus que la littérature anglophone nous était moins facilement accessible que sa voisine francophone. Quelques critères ont permis de sélectionner les textes principaux. Nous nous sommes fondés, en partie, sur l'institution littéraire, laquelle, en discernant prix et reconnaissances, favorise la diffusion et la réception des textes. En ce sens, l'attribution du prix Nobel à Derek Walcott aura permis, bien tardivement, que soient divulguées auprès du public français deux œuvres poétiques : The Star-Apple Kingdom et The Fortunate Traveller 22 traduites en français par Claire Malroux. Comme le prouvent certains articles parus en France et en Belgique au moment du prix Nobel, les maisons d'édition et, ipso facto, les lecteurs ne semblaient pas s'intéresser à cet auteur majeur 23. Omeros 24, son œuvre-maîtresse, n'est toujours pas accessible en français. Dans le domaine francophone, l'abondante production de la créolité, qui a su générer un horizon d'attente, tend parfois à éclipser des textes sans doute moins “ brillants ” mais qui témoignent de la double appartenance franco-antillaise : tel est le cas du 22- Derek Walcott, Le Royaume du fruit-étoile, Saulxures, Circé, 1992, édition bilingue anglais-français (© The Star-Apple Kingdom, Farrar Straus and Giroux, New York, 1979); Heureux le Voyageur, Saulxures, Circé, 1993, édition bilingue anglais-français, (© The Fortunate Traveller, Farrar Straus and Giroux, New York, 1982). 23- Le “ chapeau ” coiffant l'article de Maurice Nadeau paru dans La Quinzaine littéraire annonce, non sans humour : “ Combien, en France, savaient-ils qu'il existait ? Quand fut annoncé le Prix Nobel, à la radio, à la télé, dans les rédactions, ce fut la panique. Allô Gallimard ! Allô Le Seuil, Allô Grasset ! Aucune des grandes maisons d'édition française n'avait en chantier au moins l'un des dix recueils de ce poète anglophone des Caraïbes. Une petite maison d'édition de Strasbourg [sic], Circé, [...] sauve l'honneur. ” “ À la soudure de deux mondes ”, La Quinzaine littéraire, n° 612, 16-30 nov. 1992, p.5. Signalons toutefois que la version bilingue de The Star-Apple Kingdom est parue en octobre 1992, avant que ne soit décerné le prix Nobel. Alain Jouffroy déplore pour sa part le manque d'intérêt des écrivains pour la poésie écrite en d'autres langues que le français : “ comme si [elle] n'agissait pas dans le cœur créatif des écrivains français et ne les concernait que de loin, en général tardivement ”, “ Derek Walcott, vagabond des Antilles ”, Le Monde diplomatique, janv. 1993, p.26. Le Journal des poètes publié par la Maison Internationale de la Poésie parle “ [d]'Un poète des Amériques, quasi méconnu chez nous ”, “ Il apparaîtra pour beaucoup de nos lecteurs, comme une révélation ”, Bruxelles, Juin 1993, n° 4, p.10. 24- Derek Walcott, Omeros, Barcelone, Éd. Anagrama, 1994, édition bilingue anglais-espagnol (© Farrar Straus and Giroux, 1990) Maître-Pièce de Daniel Radford 25, écrivain et critique né en France en 1953, de parents martiniquais. Ainsi était-il nécessaire de se méfier de l'effet de mode en élaborant d'autres critères parmi lesquels l'apport particulier des œuvres à la littérature de l'exil et leur qualité littéraire ont retenu notre attention. Certes, ces critères, à la fois esthétiques et thématiques, sont parfois subjectifs. Nous avons nuancé cette subjectivité en intégrant à un corpus secondaire des textes qui devaient être mentionnés sans toutefois donner lieu à une étude approfondie. Dans la plupart des cas, les œuvres figurant dans ce deuxième ensemble n'ont pas pour thématique principale celle que nous étudions. Nous avons tenu à citer quelques passages de La Mulâtresse Solitude d'André Schwarz-Bart bien que cet écrivain ne soit pas antillais : l'œuvre est en effet le second volet d'une trilogie initiée par Un plat de porc aux bananes vertes 26, roman écrit en collaboration avec son épouse Simone Schwarz-Bart. Certains textes, en particulier ceux des écrivains de la créolité, ainsi que leurs discours critiques, Éloge de la créolité 27, Lettres créoles, seront fréquemment cités et partiellement analysés. Les mutations significatives de la littérature, ses remises en question, doivent être questionnées. Face à l'impossibilité de faire un véritable “ inventaire du réel [littéraire] 28 ”, il importait donc de cerner des textes-clés dans lesquels se reflétaient le plus pertinemment les questions de l'appartenance et de l'écriture qui sont les nôtres. Il importait aussi, en particulier pour les textes traitant de l'émigration — domaine inépuisable —, de sélectionner un groupe limité afin d'éviter le risque de construire un catalogue : nous avons privilégié les œuvres qui s'articulent autour d'un “Je ”, ce choix permettant de sonder l'expression de la mise en scène identitaire. 25- Daniel Radford, Le Maître-Pièce, Paris, Éd. du Rocher, 1993. Le journal Libération consacre quelques lignes à ce texte aux côtés d'un article de Gérard Meudal annonçant la parution de Tout-monde d'Édouard Glissant, 25 nov. 1993, p.22. 26- Simone et André Schwarz-Bart, Un Plat de porc aux bananes vertes, Paris, Éd. du Seuil, 1967. 27- Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989. 28- Citation de Franz Fanon, extraite de Peau noire, masques blancs, placée en exergue au Discours antillais : “ Une tâche colossale que l'inventaire du réel. Nous amassons des faits, nous les commentons, mais à chaque ligne écrite, à chaque proposition énoncée, nous ressentons une impression d'inachèvement ”, p.7. Il nous a paru nécessaire de revenir aux sources du réel, c'est pourquoi, précédant l'étude littéraire, figure une approche historique qui regroupe la trajectoire des découvreurs et l'extermination des natifs, l'écriture historiographique de la traite négrière, la diaspora indienne et l'émigration des Antillais vers le Nord. Ces rappels pourront aider à distinguer, chronologiquement, ethniquement et géographiquement, les différents flux migratoires. Ils visent également à ne pas mêler le point de vue historique et l'écriture littéraire. Il importe en effet de saisir la spécificité de la littérature, sa propension à modeler le réel, à le dire, voire à le contredire. Enfin, soucieux de préserver le rythme de la poésie de Walcott, de donner à lire son langage, nous avons choisi de citer cet auteur en langue originale. Nous nous référerons par contre à la traduction française, lorsqu'elle existe, pour les textes romanesques de V.S et Shiva Naipaul, Selvon, Bissoondath et Philipps, cela dans le but d'éviter les traductions infra-paginales et d'alléger la lecture. La première partie de l'étude, “ Mémoires d'exils ” analysera les œuvres de SaintJohn Perse 29, Aimé Césaire 30, Édouard Glissant 31, Derek Walcott, Caryl Philipps 32, Maryse Condé 33, Myriam Warner-Vieyra 34, V.S. Naipaul 35, Shiva Naipaul 36, Ernest Moutoussamy 37 et Neil Bissoondath ; textes publiés entre 1939 et 1993, où est problématisée la relation avec l'Afrique et l'Inde, où résonnent mémoire et quête 29- Saint-John Perse, Vents, Œuvres complètes. (© 1946, Gallimard) Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Éd. Présence africaine, 1983, (© août 1939, Revue Volontés n° 20, p.23 à 51; édition définitive, 1947, Bordas); Et les Chiens se taisaient in Les Armes miraculeuses, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1989, (© 1946); Ferrements, Paris, Éd. du Seuil, 1960. 31- Édouard Glissant, Les Indes, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, (© 1956, Les Indes : poème de l'une et l'autre terre, Éd. Falaize); Le Sel noir, Paris, Gallimard, 1983, coll. Poésie, (© 1960, Éd. du Seuil); Le Quatrième Siècle, Paris, Gallimard, coll. L'imaginaire, 1990, (© 1964, Éd. du Seuil); La Case du commandeur, Paris, Éd. du Seuil, 1981; Pays rêvé, pays réel, Paris, Éd. du Seuil, 1985. 32- Caryl Philipps, La Traversée du fleuve, Paris, Éd. de l'Olivier, 1995, (© 1993, Crossing the river) 33- Maryse Condé, En attendant le bonheur (Heremakhonon), Paris, Seghers, 1988, (© 1976, Heremakhonon); Une saison à Rihata, Paris, Éd. Laffont, 1981; Les Derniers Rois mages, Paris, Mercure de France, 1992. 34- Myriam Warner-Vieyra, Juletane, Paris, Éd. Présence africaine, 1982. 35- V.S. Naipaul, Les Hommes de paille, Paris, Éd. Bourgeois, 1991, (© The Mimic Men, 1967); L'Énigme de l'arrivée, Paris, Éd. Bourgeois, 1991 (© The Enigma of Arrival, 1987) 36- Shiva Naipaul, Lucioles, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1994, (© Fireflies,1970) 37- Ernest Moutoussamy, Aurore (roman antillais), Paris, L'Harmattan, 1995, (© 1987). 30- d'appartenance. Par “ mémoire ”, nous désignons, à la suite de Pierre Nora, “ un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un être-là qui vaut moins par ce qu'il est que par ce que l'on en fait 38 ”. Si la mémoire n'est en rien synonyme d'histoire, si elle entretient des liens parfois contradictoires avec cette discipline, laquelle tentant non de la ressusciter mais de l'ordonner au sein d'un discours où le rapport avec le référent se doit d'être solide et stable, la littérature témoigne également d'une relation précise, spécifique, avec, d'une part, l'objet-mémoire et, d'autre part, les objets de la mémoire. Plusieurs types de mémoires sont à distinguer. La mémoire collective “ oscille entre le silence, l'amnésie, la reconstitution imaginaire et le détail intensément revivifié 39 ”; son lieu d'énonciation privilégié est la littérature qui est mémoire culturelle. Cette dernière permet d'approcher les “ zones d'ombre de la mémoire officielle et de la mémoire collective 40 ”, zones d'ombre particulièrement amples pour les peuples issus d'une diaspora. La mémoire culturelle, à l'instar de la mémoire collective, n'est pas une mais plurielle. Dans la littérature antillaise, les mémoires prolifèrent, ce qui entraîne convergences et divergences, cheminements parallèles et obliques, rencontres et ruptures. Ainsi pouvons-nous lire les textes antillais comme le livre ouvert des mémoires, le lieu de leur construction et de leur dire. Nous étudierons la conquête de l'Amérique et la déportation des Africains : actes inauguraux de l'histoire antillaise. Vents de Saint-John Perse et Les Indes d'Édouard Glissant sont des poèmes épiques des Amériques placés sous le signe d'une poétique de la captation du “ nomadisme envahisseur 41 ”. La traite négrière est une brûlante cicatrice qui marque les textes de plusieurs écrivains antillais. L'écriture explore tout autant qu'elle forge des lieux de mémoire fragiles, elle tente de contourner la mutité, de faire jaillir le cri, de traverser l'océan de la déportation. Reconquérir cela même qui fut perdu, réhabiliter l'Afrique, continent matriciel des Nègres dépossédés de tout, telle est l'intention qui anime l'œuvre de Césaire. 38- Pierre Nora, (sous la direction de), Les Lieux de mémoire, tome I , La République, Paris, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 1984, “ Présentation ”, p.VIII. 39- Régine Robin, Le Roman mémoriel, Montréal, Le Préambule, coll. l'Univers des discours, 1989, p.55. 40- Ibidem, p.67. 41- Édouard Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p.24. Une des dimensions de la négritude césairienne à laquelle nous serons sensibles est la tentative obstinée de nouer les racines des Antillais à l'Afrique, ses mouvements et fluctuations qui, au fil des ans et des œuvres, se modifient. À l'Afrique rêvée par la négritude, répond l'Afrique que les écrivains antillais ont voulu faire leur, tentant d'arrimer leur mémoire orpheline à une chair concrète. Quête du passé qui rencontre le présent et s'indigne de la non-coïncidence entre le fantasme et la réalité dans Heremakhonon, Une Saison à Rihata et Juletane. Reste la trace, entre la mémoire et l'oubli : les traces africaines qui se glissent dans le paysage antillais. Nous tenterons d'approcher ces traces sur lesquelles Édouard Glissant et Maryse Condé ont construit un imaginaire fécond. L'imaginaire des descendants de la traite négrière croise enfin un autre imaginaire : celui des descendants de la “ coolie trade ” qu'expriment V.S. Naipaul, Shiva Naipaul, Ernest Moutoussamy et Neil Bissoondath. Existe-t-il une divergence des mémoires, une irréductibilité ou une complémentarité ? Nous envisagerons aussi l'inscription de l'Indien dans les textes produits par des auteurs non-indiens : s'agit-il d'une reconnaissance de l'altérité, d'une réhabilitation d'une figure longtemps oubliée ou d'une façon ambiguë de fabriquer l'autre ? La quête de la mémoire lointaine est plus aiguë dans la littérature des Petites Antilles françaises que dans celle des Petites Antilles anglophones, c'est la raison pour laquelle les textes qui seront analysés dans cette partie sont assez majoritairement des œuvres francophones. La seconde partie, “ Écritures migrantes ”, examinera les textes romanesques de Simone et André Schwarz-Bart, V.S. Naipaul, Samuel Selvon, Caryl Philipps, Daniel Radford, Neil Bissoondath et Gisèle Pineau. Un Plat de porc aux bananes vertes, Les Hommes de paille, L'Énigme de l'arrivée , L'Ascension de Moïse 42, A State of Independance 43, Retour à Casaquemada, Le Maître-Pièce, Un Papillon dans la cité 42- Samuel Selvon, L'Ascension de Moïse, Paris, Éd. caribéennes, 1987, (© 1975, Moses Ascending). Caryl Philipps, A State of Independance, Londres, Boston, Faber and Faber, 1989, (© 1986). 44- Gisèle Pineau, Un Papillon dans la cité, Paris, Éd. Sépia, 1992. 43- 44 et L'Exil selon Julia furent publiés entre 1967 et 1996 et réfèrent à une période allant de l'immédiat après-guerre aux années quatre-vingt. L'expression “ écriture migrante 45 ”, qui vient du Québec, est empruntée à Robert Berrouet-Oriol. Elle insiste “ sur le mouvement, la dérive, les croisements multiples que suscite l'expérience de l'exil 46 ”. Elle s'applique à des textes produits par des écrivains en situation d'entre-deux cultures. Écrire l'exil ne va pas de soi : nous nous interrogerons sur les stratégies du détour. Les textes, à l'exception de A State of Independance qui sera analysé dans le quatrième chapitre, se construisent autour d'un “ Je ” autodiégétique. Entre le “ Je ” de l'auteur et celui du narrateur, les pistes se recoupent et se brouillent, d'autant plus que dire l'exil signifie parfois l'écrire de l'intérieur, à l'intérieur : inscrire le complexe processus de la scripturalité au sein même de l'écriture. Les textes critiques de Gérard Genette 47, Philippe Lejeune 48 et Lucien Dallenbäch 49 nous permettront de mieux saisir les fonctionnements de cette écriture. L'“ espace littéraire émergent 50 ” construit également des “ espèces d'espaces 51 ” : ceux dans lesquels vivent les narrateurs, espaces précaires où il faut paradoxalement habiter. À moins de mettre terme à l'exil en retournant à l'île de l'enfance. Ulysse peut-il être antillais, peut-il être notre contemporain ? Pour l'écrivain, écrire le retour, est-ce construire le cauchemar de sa réalisation ou justifier le bien-fondé de son propre refus de rejoindre le “ home ” — maison et patrie — ? Coincé entre deux appartenances, l'exilé est-il dès lors condamné à la schizophrénie, supplice de la modernité ? Si l'appartenance semble “ impossible [à] penser 45- Robert Berrouet-Oriol, “ L'effet d'exil ”, Revue Vice versa, n° 17, Montréal, déc. 1986-janv. 1987, pp.2021, cité par Pierre Nepveu, L'écologie du réel - Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Boréal, 1988, p.234. 46- Pierre Nepveu, Ibidem, p.234. 47- Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Éd. du Seuil, 1975. 48- Gérard Genette, Figures III, Paris, Éd. du Seuil, 1972. 49- Lucien Dallenbäch, Le Récit spéculaire - Essai sur la mise en abyme, Paris, Éd. du Seuil, 1977. 50- Littératures des Immigrations, tome 1, Un espace littéraire émergent, Actes du colloque Littératures des Immigrations en Europe, Université Paris-Nord, 19-21 déc. 1994, sous la direction de Charles Bonn, Paris, L'Harmattan, 1995. 51- Georges Perec, Espèces d'espaces, Paris, Éd. Galilée, 1974. sur une seule carte 52 ”, il convient d'explorer les cartographies multiples que propose l'errance. La troisième partie de l'étude, “ L'errance au monde ”, sera essentiellement focalisée sur trois écrivains : Saint-John Perse, Édouard Glissant et Derek Walcott 53. Nous étudierons la poésie persienne, en particulier celle d'Éloges, et les écrits à caractère autoréférentiel présents dans Les Œuvres complètes. Nous réserverons une place centrale à Omeros et à Tout-monde 54 (le dernier roman de Glissant) : deux chefs-d'œuvre publiés à trois ans de distance (1990 et 1993), textes novateurs tant dans leur forme que dans leur contenu. À la suite de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, nous nous efforcerons de penser le concept de “ déterritorialisation ”. La poétique de l'errance s'origine dans l'antillanité, réalité que partagent les trois créateurs quoique sur des modes différents. Évoquer l'antillanité paradoxale de Saint-John Perse, son absence-présence, nous amènera à explorer les mers sur lesquelles se décline l'appartenance antillaise et à voyager dans les Amériques des trois poètes. Nous étudierons la structure de Tout-monde : œuvre fécondée par une libre interprétation de la théorie du chaos. Nous questionnerons la rencontre des genres, les entremêlements de l'ici et de l'ailleurs. Omeros propose aussi une nouvelle esthétique; Walcott puise la matière première de son œuvre dans les épopées homériques. Parvient-il pour autant à construire une épopée antillaise ? Fabriquer un imaginaire qui refuse l'enfermement, embrasse tous les héritages, c'est aussi — et tout particulièrement pour les auteurs francophones — se faire voleurs de mots. Dérober les mots des poèmes persiens, est-ce une façon de construire des réseaux d'appartenances ? La quête peut-elle se perpétuer 52- Geneviève Mouillaud-Fraisse, Les Fous cartographes - Littérature et appartenance, Paris, L'Harmattan, 1995, p.9. 53- Hormis les œuvres déjà mentionnées, nous étudierons aussi The Arkansas Testament, Londres, Boston, Faber and Faber, 1992 (© 1990) 54- Édouard Glissant, Tout-monde, Paris, Gallimard, 1993. Des allusions à Tout-monde figureront aussi dans la première partie de l'étude. en inscrivant l'empreinte d'une poésie dans d'autres écritures qui seraient, encore et toujours, traversées par l'exil, mues par l'errance ? Voyage dans le temps, dans l'histoire, dans l'espace et dans l'écriture, l'étude que nous souhaitons mener s'ouvre par l'évocation d'un voyage fondateur : celui de l'Amiral de la mer océane. I- La “ découverte ” de l'Amérique et l'extermination des natifs Découvertes et conquêtes inaugurent, à l'aube du XVe siècle, un nouveau rapport au monde. Sûre de ses valeurs, lasse de son exiguïté et avide de richesses, l'Europe a soif de terres nouvelles. Certains ont le courage ou la folie de tenter l'aventure. Christophe Colomb est l'un de ces navigateurs précurseurs du violent contact entre les peuples d'Amérique et les conquistadores; ses convictions et obstinations sont à l'origine de ce que les Européens nommèrent “ la découverte de l'Amérique ”. Persuadé que l'océan est franchissable, Colomb a la ferme certitude de pouvoir rallier l'Asie par l'ouest — continent devenu inaccessible aux Européens en raison de la conquête du Proche-Orient par l'empire Ottoman. Au sud de l'Asie, il espère trouver un continent inconnu auquel Le livre d'Esdras fait allusion et qui n'est autre que le paradis terrestre. Colomb essuie de nombreux refus avant d'obtenir, en 1492, l'appui de la Couronne d'Espagne. Les historiens se sont longtemps interrogés sur les raisons de son obstination : s'agit-il d'une réelle quête de terres nouvelles, d'une recherche plus matérialiste de fortune et de pouvoir ou encore de l'expression d'une profonde ferveur mystique ? Certains historiens, tel Jean Favier 55, accréditent la volonté de découverte tandis que Tzvetan Todorov 56 — qui se présente comme moraliste — s'applique à démontrer que le futur Amiral est mû par l'impétueuse nécessité de découvrir de l'or. Cette richesse offerte aux souverains espagnols pourrait leur permettre de financer une croisade pour reconquérir le Saint-Sépulcre. Il est probable qu'à des degrés divers ces différentes motivations ont toutes joué un rôle dans l'entreprise du navigateur. Lors de son premier voyage, en 1492, il explore les côtes nord de Cuba et d'Haïti puis accomplit un second voyage, l'année suivante, durant lequel il découvre la majorité des Petites Antilles : la Dominique, Marie-Galante, la Guadeloupe, Les Saintes, 5556- Jean Favier, Les Grandes découvertes, Paris, Fayard, 1991. Tzvetan Todorov, La Conquête de l'Amérique, Paris, Éd. du Seuil, 1982. Saint-Martin et Porto Rico. Il débarque à Trinidad lors de son troisième voyage, en 1498, et à la Martinique en 1502. Émerveillé par ce qu'il considère comme une approche du paradis terrestre — avant de le localiser, en 1498, lors de son troisième voyage, sur les côtes de l'actuel Vénézuela — Colomb prend possession des territoires découverts en les nommant. Il les intègre de ce fait à la Couronne espagnole dont il est l'émissaire. Lors du premier voyage, les contacts des premiers Européens avec les populations autochtones arawaks sont plutôt positifs. Paternalistes, les navigateurs échangent objets de pacotille contre des vivres et des promesses d'or. A contrario, grand est leur effroi face aux Caraïbes. Ces derniers pratiquent l'anthropophagie 57 : ils dévorent leurs captifs — les Arawaks — et gardent leurs femmes comme épouses et esclaves. Quant aux navigateurs, ils s'emparent eux aussi des femmes des Indiens et tentent de sonder les richesses potentielles de leurs îles, ce qui entraîne, dès les premiers contacts, de nombreuses altercations meurtrières. Cette première pénétration européenne dans les îles antillaises annonce et préfigure l'essentiel des relations entre Européens et indigènes jusqu'à l'extermination quasi totale de ces derniers par les premiers, ainsi Todorov écrit : Colomb “ a découvert l'Amérique et non les Américains 58 ”. Son approche du monde amérindien, culturellement et linguistiquement, est parfaitement ethnocentriste. Il applique à un monde autre les valeurs de sa propre civilisation. Il poursuit un triple projet : celui de découvrir de l'or, celui de propager le christianisme — bien qu'aucun prêtre n'accompagne la première expédition — et celui de jouir d'une nature paradisiaque sans s'inquiéter de l'existence des autres qui, bons sauvages ou cruels barbares, sont de peu de poids dans son entreprise. Dans le sillage de Colomb, le Portugais Cabral atteint le Brésil en 1500 alors que Hojada et Amerigo Vespucci, empruntant la même route que l'Amiral, gagnent le continent. 57- L' anthropophagie des Caraïbes est parfois controversée. Jean-Pierre Moreau signale que les Indiens la pratiquent selon des rites précis, vengeance des ancêtres en particulier, et non de façon systématique ainsi que les récits de Colomb le laisseraient entendre. Par ailleurs, le cannibalisme ne s'exerce pas à l'encontre des Blancs. Les Petites Antilles de Christophe Colomb à Richelieu, Paris, Khartala, 1992. p.97. 58- Tzvetan Todorov, op. cit., p.54. Vespucci, grâce à une habile supercherie, extorque à Colomb le privilège de la découverte de la terre ferme. Dias de Solis explore les côtes septentrionales et orientales de l'Amérique du Sud. En 1520, Magellan atteint le Rio de la Plata, puis la Terre de feu et l'Océan Pacifique. Aux grandes découvertes succède la conquête. Jusqu'au début du XVIIe siècle, les Espagnols constituent la population européenne majoritaire des Petites Antilles, ce qu'a récemment révélé l'ouvrage de Jean-Pierre Moreau, contredisant du Père Dutertre 59. Ils reçoivent de la Couronne d'Espagne l'autorisation de réduire les Caraïbes en esclavage. Face aux nombreuses tentatives d'installation, les Caraïbes effectuent des raids de résistance et de représailles. Dès la seconde moitié du XVIe siècle, Français et Anglais, qui jusqu'alors s'étaient contentés de faire aiguade dans les îles, essaient de s'y implanter durablement. L'Anglais Raleigh effectue en 1592 une vaine opération militaire sur l'île de Trinidad qui sera suivie par celle de Dudley. Toutes deux échouent. À la quasi illusoire quête de l'or qui fut à l'origine des voyages de Colomb succède, à la fin du siècle, une volonté plus pragmatique de cultiver le tabac dans les îles. Ces cultures sont en partie responsables de la colonisation. Au XVIIe siècle, alors que l'Espagne est affaiblie politiquement sur la scène internationale, une partie de l'archipel passe sous contrôle nord-européen. Anglais et Français entendent y installer des colonies de peuplement. En 1635, l'île de Saint-Christophe est habitée par des Français et des Anglais, la Guadeloupe et la Martinique sont colonisées par le lieutenant français d'Esnambuc, la Dominique reste territoire caraïbe de même que Sainte-Lucie mais la Barbade est colonisée par les Anglais. La pression coloniale se resserre autour des populations caraïbes et les relations plutôt pacifiques qu'elles entretenaient auparavant avec les Nord-Européens se dégradent considérablement. Elles maintiennent pourtant leur cohérence sociale en continuant d'affirmer une identité de peuple guerrier. 59- Jean Pierre Moreau, Les Petites Antilles de Christophe Colomb à Richelieu, op. cit. Avec la mise en place de la colonisation, le rapport de force entre Européens et populations autochtones est très nettement à la défaveur des secondes. Le développement du système des plantations leur enlève leurs territoires et dans le même temps les maladies microbiennes apportées par les colons causent leur mort. La traite négrière s'étend aux Petites Antilles. Les Indiens reconnaissent la souveraineté des Européens sur les îles, à l'exception des réserves de la Dominique et de Saint-Vincent, territoires neutres dans le traité de paix signé en 1660, mais octroyés aux Anglais en 1763. Leur lutte, quoique de plus en plus condamnée, se perpétue jusqu'au XVIIIe siècle mais ils perdent tous leurs territoires. Les derniers sont déportés sur la baie du Honduras et seule l'île de la Dominique compte aujourd'hui encore une réserve d'Indiens. Sur le continent, les Indiens de Guyane et du Vénézuela sont aussi exterminés ou réduits en esclavage alors que les conquistadores espagnols, au début du XVIe siècle, envahissent les territoires de la Méso-Amérique. L'empire aztèque, qui domine les autres peuples vivant sur les territoires du centre de l'actuel Mexique, est vaincu par Cortes en 1521. Moins de deux ans suffisent aux conquérants pour venir à bout d'un empire qui ne parvient à leur opposer qu'une résistance affaiblie. Tenochtilan, la capitale, est détruite et l'empereur Moctezuma est tué. Pizarro vient à bout de l'empire Inca en 1532. Contrairement aux Caraïbes, les Indiens d'Amérique latine ne sont pas entièrement décimés par la conquête, les survivants serviront de main-d'œuvre aux colons. À l'inverse des grandes civilisations de l'actuelle Amérique latine, les populations caraïbes des îles disparaissent en ne laissant quasiment aucun vestige historique. Les roches gravées, de la Guadeloupe à Saint-Vincent, portent pourtant la trace non élucidée de cette civilisation victime de ce qui apparaît aujourd'hui, par son ampleur, comme le premier génocide de l'histoire. Parallèlement à ce génocide, se développe et s'amplifie la traite négrière. II- L'écriture “ clinique ” de la traite négrière La traite négrière fut longtemps considérée comme un sujet tabou par les historiens. “ Fait historique occulté, sinon nié ”, selon l'expression de Charles Becker 60, ce drame sans précédents marquait de son absence l'historiographie des pays concernés. Jusqu'à une époque très récente, ces derniers étaient plutôt désireux de justifier leur entreprise coloniale en Afrique et aux Amériques que de s'interroger sur ses irréversibles et lourdes conséquences. En France, Gaston-Martin fut un des premiers à dévoiler le fonctionnement du commerce triangulaire; son œuvre : Nantes au XVIIIe siècle - L'ère des négriers (17141774) 61, publiée en 1931, inaugura une lente et patiente mise à jour de la réalité négrière. Elle fut suivie, en 1933, par une étude intitulée Négriers et bois d'ébène 62. En 1948, l'historien André Ducasse publiait Les négriers ou le trafic des esclaves 63. Dans le domaine anglophone, Philip Curtin 64 et Paul E. Lovejoy 65 consacrèrent deux recherches majeures à la délicate question du nombre d'Africains déportés. Les œuvres fondamentales de François Renaud et Serge Daget 66 et de Jean-Michel Deveau 67 constituèrent également une avancée considérable. Il faut enfin signaler l'important colloque consacré à la traite et à l'esclavage qui réunit à Nantes, en 1985, des chercheurs de toutes nationalités 68 ainsi qu'une exposition qui se tint dans la même ville de décembre 1992 à février 1994 et donna lieu à un ouvrage remarquable : Les Anneaux de la Mémoire 69. 60- Citation de Charles Becker in “ Introduction à la nouvelle édition de l'oeuvre de Gaston-Martin ”, L'Ère des négriers 1714-1774, Paris, Karthala, 1993, p.I. 61- Ibidem. 62- Gaston-Martin, Négriers et bois d'ébène, Paris, Arthaud, 1933. 63- André Ducasse, Les Négriers ou le trafic des esclaves, Paris, Hachette, 1948. 64- Philip Curtin, The Atlantic Slave Trade. A Census, Madison, publication de L'université du Wisconsin, 1969. 65- Paul E. Lovejoy, “ The Volume of Atlantic Slave Trade: a Synthesis ”, Journal of African History, n° 23, 1982, pp.473-503. 66- François Renault et Serge Daget, Les Traites négrières en Afrique, Paris, Karthala, 1985. pp.68-149. 67- Jean-Michel Deveau, La Traite rochelaise, Paris, Khartala, 1990. 68- Serge Daget, De la traite négrière à l'esclavage, Actes du Colloque international sur la traite des Noirs, Nantes 1985, Nantes-Paris, CRHMA-SFHOM, 1988. Tome I, Du Ve au XVIIIe siècle. 69- Les Anneaux de la Mémoire - Nantes-Europe. Afrique. Amériques, Catalogue de l'exposition du château des ducs de Bretagne, du 5 déc. 1992 au 4 fév. 1994, Nantes, C.I.M, Corderie royale, 1992. . Les historiens de la traite négrière se heurtèrent et se heurtent parfois encore à ce que François Renaud et Serge Daget qualifient de “ conspiration insolite ” : “ celle du mutisme qui lie le détenteur privé — disons français — de papiers négriers et le détenteur africain de traditions orales relatives à la traite 70 ”. Pourtant, les archives ne manquent pas; les anciennes nations négrières conservent d'énormes dossiers contenant des informations capitales sur ce trafic. Si les navires négriers n'embarquèrent pas de véritables historiens ou écrivains, les journaux de bord et surtout les déclarations de retour des capitaines, en général scrupuleusement tenus, fournissent des renseignements précieux à l'historien; informations qui concernent les lieux de départ et de destination des navires, la nature de la cargaison, les conditions de détention des captifs, le nombre de Noirs traités et le nombre de morts. Elles permirent de développer une littérature dite “ clinique ” ainsi décrite : “ Opérer en faisant le moins de mal possible, mais opérer. Méthode fidèle à la discipline historique, elle préserve la sympathie mais rejette le pathos 71 ”. Soucieuse de rétablir la vérité historique, cette approche “ prend la traite pour ce qu'elle a été, la somme d'opérations préparatoires à des tractations commerciales officielles ou privées, dans la dimension d'une activité économique régionale, interrégionale, partout inter-ethnique, finalement internationale et collective 72 ”. Faisant de la traite une “ histoire quelconque, au sens rhétorique et logique du terme 73 ”, la méthode clinique ne banalise pourtant pas l'horreur de cette histoire qui, appréhendée dans sa spécificité, fait de l'historien le légataire d'une immense dette à l'égard des millions de victimes de la traite. La traite s'étend sur quatre siècles : du milieu du XVe au milieu du XIXe. Au XVIIIe siècle, sous l'impulsion du mouvement des Lumières, elle est progressivement interdite, mais continue clandestinement pendant plus d'un demi siècle. Le Portugal et l'Espagne sont les 70- François Renaud et Serge Daget, Les Traites négrières en Afrique, op. cit., p.70. Expression de l'historien Roger Anstey, Ibidem, p.70. 72- Ibidem, p.70. 73- Ibidem, p.70. 71- premiers à la pratiquer, la France, puis l'Angleterre et la Hollande participent activement à ce commerce alors que le Danemark et la Suède l'exercent de manière beaucoup plus faible. Il fut pendant longtemps assez difficile pour les historiens de déterminer précisément le chiffre exact de la ponction négrière car, selon Renaud et Daget, les spécialistes “ ne calculent pas, n'estiment pas (ne ressentent pas) absolument de la même manière leurs vulnérables " données " 74 ”. L'ouvrage de référence en la matière, cité par la plupart des chercheurs, est celui de l'Américain Philip Curtin précédemment mentionné. Reprenant les chiffres avancés par Curtin grâce à une recension effectuée par ordinateur, Pierre Pluchon estime que 9 564 000 captifs auraient été vendus aux Amériques durant une période de quatre siècles, chiffre qu'il pense pouvoir être élevé à 15 000 000 et cela sans tenir compte, faute de données concrètes, des morts survenues pendant la traversée atlantique. Ainsi, le XVIe siècle compterait 274 000 déportés, le XVIIe, 1 341 000, alors que les XVIIIe et XIXe siècle — malgré l'abolition officielle de la traite — voient respectivement 6 051 000 et 1 898 000 Africains transplantés. Ces chiffres indiquent le nombre global des Africains qui ont subi la traite atlantique. Les Antilles anglaises reçoivent un total qui s'élève à 1 665 000 captifs alors que les Antilles françaises, pour leur part, importent 1 600 00 hommes 75. La question du total des pertes humaines, tenant compte du nombre de morts durant les razzias et sur mer reste ouverte. Il sera très probablement à jamais impossible de connaître le nombre exact des morts entraînées par ce commerce. La traite négrière atlantique est une gigantesque entreprise de commerce international régie par des règles propres à tout commerce. Elle met en relation trois partenaires économiques : les commerçants européens — les négriers —, certains dirigeants africains et les colons implantés dans les Amériques. La trajectoire qu'elle décrit relie trois pôles : l'Europe, l'Afrique et les Amériques nouvellement conquises. C'est le commerce triangulaire. Les navires négriers, chargés de biens qui seront échangés en Afrique contre les 74- Ibidem, p.76. Pierre Pluchon, La Route des esclaves. Négriers et bois d'ébène au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1980. p.13. 75- captifs, partent des principaux ports : Liverpool, Bristol, Londres, La Rochelle, Bordeaux, Nantes. La traite permet de développer considérablement le commerce extérieur. Du côté africain, elle aide les dirigeants à se procurer les biens matériels qui leur font défaut : textiles, armes, eau de vie, papier, tabac... Il ne s'agit pas, contrairement à l'idée faussement répandue, de rebuts dont l'Europe n'aurait que faire. Les acheteurs africains savent faire preuve d'une grande exigence; ils ne sont pas de grands enfants naïfs, ni des “ roitelets nègres ”, ainsi que l'imaginaire occidental aimait à se les représenter, mais bien plutôt des souverains rodés au commerce. La question de la collaboration des dirigeants locaux fut et demeure néanmoins sujet à controverse. S'il ne fait nul doute que les intermédiaires africains jouèrent un rôle déterminant dans la capture des futurs esclaves à l'intérieur des terres puisque jusqu'en 1795, c'est-à-dire presque jusqu'à la fin de la traite, les trafiquants blancs ne peuvent pratiquement pas pénétrer à l'intérieur du continent, peut-on pour autant parler d'Afrique négrière ? L'Afrique des siècles négriers dessine une mosaïque de royaumes qui traversent une crise profonde et se livrent à de nombreuses guerres fratricides dont profitent les Occidentaux. L'exemple du royaume du Dahomey est à cet égard significatif : le roi Agadja conquiert la région d'Ardres qui lui fournira un large réservoir d'esclaves ainsi que le monopole du commerce. La passivité ou la complicité se greffant sur des luttes intestines ont largement favorisé la mise à sac de l'Afrique, mais J. Devisse critique l'approche de certains historiens qui, selon lui, élaborent une “ explication spécieuse ” fondée sur “ le bienveillant concours des pouvoirs africains ”. Il préfère pour sa part souligner “ l'engrenage dans lequel ces pouvoirs se sont trouvés pris 76 ”. L'Afrique sut aussi opposer des îlots de résistance ainsi qu'en témoigne une analyse de Jean Boulègue qui nuance fortement la notion d'Afrique négrière 76- 77. L'Afrique subit pendant quatre siècles des ponctions démographiques qui Jean Devisse, “ L'exportation d'êtres humains hors d'Afrique: son influence sur l'évolution historique du continent ”, De la traite à l'esclavage, Tome I, op. cit., p.116. 77-Jean Boulègue, “ L'expression du refus de la traite négrière dans les sociétés sénégambiennes. ( XVIIeXVIIIe siècles) ”, Ibidem, pp.247-252. déstabilisent durablement son équilibre et sa vitalité et affectent une immense superficie de son territoire. Selon Renaud et Daget, “ [...] le problème est inscrit dans un triangle dont l'angle droit est formé par la jonction du 16e parallèle nord et du 16e méridien est, quelque part au coeur du Kanem. Une sinusoïde forme le troisième côté, reliant Saint-Louis du Sénégal au cap de Bonne-Espérance. Plus de 9 millions de km2; plus de 1300 lieux marines de côtes, environ 6000 kilomètres 78 ”. Aux points culminants de la traite des ponctions sont opérées sur les territoires du Mozambique à Zanzibar. Au XVIIIe siècle, les principaux foyers sont les actuels territoires du Sénégal, de la Guinée et du Congo. Sur la côte des esclaves, à Ouidah, Anglais, Portugais et Français ont également chacun un fort. Les captifs appartiennent à différentes ethnies, les plus représentées sont les Congos et Bambaras. Les négriers se procurent les captifs par l'intermédiaire des souverains qui leur vendent leurs prisonniers de guerre, mais aussi et surtout en organisant des raids dirigés par des équipes officielles ou privées contre des villages qui n'ont pas les moyens techniques de se défendre. Après leur capture, les futurs esclaves sont réunis et emmenés vers la côte où les attendent les navires négriers ou vers l'île de Gorée. Cette île est aujourd'hui l'enjeu d'une polémique. S'y trouve la Maison aux esclaves : mémorial de la traite négrière que Léopold Sedar Senghor a décidé d'instaurer dès l'indépendance du Sénégal. Son conservateur, Joseph Ndiaye, l'avait conçue comme un lieu de commémoration de l'horreur négrière, multipliant, si l'on en croit Edwy Plenel : “ [...] un déluge de mots, un florilège de pensées jetées sur des feuilles de papier et collées sur les murs au gré de ses indignations 79 ”. La Fondation Gorée-Fraternité, sous l'égide de Danielle Mitterand, a entrepris, en 1990, de restaurer cette maison. L'historien Joseph-Roger de Benoist, chercheur de l'Institut fondamental d'Afrique, écrit, dans l'ouvrage Les Anneaux de la Mémoire : “ [...] l'île de Gorée [...] peut légitimement être le symbole de la traite négrière transatlantique. Elle ne fut certes pas un entrepôt capable de rivaliser avec ceux de l'Angola, 7879- Renaud et Daget, Les Traites négrières, op. cit., p.96. Edwy Plenel, Voyage avec Colomb , Paris, Le Monde Éditions, 1991, p.68. du Congo ou du Bénin [...] Mais ses maisons [...] sont des édifices dans les caves desquelles des esclaves ont passé leurs derniers jours avant leur exil définitif. De tels bâtiments aux murs si chargés d'une histoire douloureuse se sont pas nombreux en Afrique 80 ”. Le journal Le Monde publiait très récemment un article aussi lapidaire que brutal, intitulé “ Le mythe de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité ” signé des initiales E. de R.. Ce billet précisait que selon les recherches effectuées par Abdoulaye Camara et Joseph Roger de Benoist, Gorée n'a non seulement jamais été un centre actif pour la traite : deux cents à cinq cents captifs y auraient séjourné chaque année et que la Maison des esclaves n'a pas servi à l'entassement des esclaves destinés à la traite mais à entreposer des marchandises. À la suite de cette publication, quelques lecteurs ont rappelé l'importance de Gorée au regard de la postérité 81. Nous reviendrons sur cette question lors de l'étude littéraire. Avant d'embarquer, les détenus sont marqués au fer rouge, enferrés aux pieds et aux mains tant que les côtes restent en vue pour pallier les risques de fuite et de suicide. Leur stockage à bord du navire est l'une des principales causes de mortalité. L'attente peut parfois durer plusieurs mois. Pendant cette période, certains choisissent parfois de se suicider. Le suicide est une véritable épidémie qui inquiète beaucoup les négriers. Le capitaine Proa conseille à ses matelots de lever l'ancre dès que la traite est finie car la vue de ce qu'il nomme la “ patrie ” rend les Africains fous de douleur 82. Les captifs sont projetés dans le double inconnu de la traversée maritime et de la cale négrière. La dépossession est totale et dépasse le simple arrachement à la terre maternelle. Elle affecte la cohérence identitaire dans son ensemble. Les prisonniers perdent leurs dieux et présences tutélaires; ils sont arrachés à leur système traditionnel de valeurs; ils sont séparés des leurs, morts et vivants; ils sont coupés de leurs réseaux de socialisation. Évoquant le sort de l'Africain déporté, Deveau écrit : “ On ne lui vole pas seulement sa liberté, on le supprime tout entier. Il est ontologiquement 80- Joseph-Roger de Benoist, “ Gorée, l'île mémoire ”, Les Anneaux de la Mémoire , op. cit., p.67. “ Le mythe de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité ”, Le Monde, 27 déc. 1996, p.23. 82- Jean Deveau, La Traite rochelaise, op. cit., p.261. 81- mort, et, raffinement dans le supplice, en prolongeant son existence biologique, on le laisse spectateur de son propre assassinat. 83 ” Sur le navire négrier s'effectue une totale immersion hors du réel. Peu d'Africains ont quitté leur terre, les fantasmes les plus délirants sur l'issue du voyage circulent parmi eux : le navire peut être perçu comme un ogre qui avale les déportés et ne se repaît jamais de la chair humaine. Certains marins entretiennent l'angoisse des Africains : “ Nous les emmenions pour les tuer et faire du vin avec leur sang 84 ”. Les écrits du négrier Bosman témoignent de cette crainte de l'anthropophagie qu'avaient les esclaves : “ [...] ces pauvres innocents s'imaginent que nous les achetons et transportons que pour les engraisser et ensuite en faire bonne chair 85 ”. Le navire négrier doit recevoir en son sein le plus grand nombre possible de captifs. L'espace vital se réduit à une largeur d'une quarantaine de centimètres et une hauteur d'un mètre soixante-dix, parfois divisée en deux. La gravure du négrier anglais Brooks illustre de façon éloquente le taux d'entassement auquel sont soumis les captifs qui, durant la nuit, sont enchaînés deux à deux. Pendant la journée, ils peuvent circuler sous le pont et la cale est “ parfumée ”, selon l'expression du père Labat, c'est-à-dire désinfectée au vinaigre. La traite est théoriquement abolie au début du XIXe siècle en Angleterre, aux ÉtatsUnis et au Danemark. En France, la Convention abolit l'esclavage en 1794 — et officieusement la traite — mais Bonaparte rétablit l'un et l'autre. En 1817, une ordonnance royale interdit la traite, la volonté de repression concrète n'apparaît qu'en 1826. En 1831, est signée une convention anglo-française sur le droit de visite réciproque des navires soupçonnés de se livrer au commerce négrier. Les raisons de ces abolitions sont multiples et ne relèvent pas seulement de l'humanisme. En Angleterre, dès 1789, est créée une société pour l'abolition de la traite; en France, les penseurs des Lumières dénoncent le commerce triangulaire et proclament que le Nègre est un homme, mais les causes profondes se situent 83- Ibidem, p.258. Ibidem, p.258. 85- Isabelle et Jean Louis Vissière, La traite des Noirs au Siècle des Lumières - (témoignages de négriers), Paris, Éd. A.M Métailié, 1982, p.39. 84- plutôt du côté de l'économie. Inadaptée au monde occidental qui est entré dans l'ère capitaliste, la traite ne permet pas de développer la consommation et freine même l'expansion du commerce international. Pour les capitalistes européens, le continent africain constitue un réservoir de richesses encore mal connues que la colonisation se chargera de piller. Dans les îles, à la suite de l'abolition de l'esclavage, les anciens esclaves, soucieux d'échapper à l'enfer des plantations, refusent massivement de continuer à y travailler. Déjà fortement en crise, l'économie sucrière est alors confrontée à un manque crucial de maind'œuvre. Les planteurs font appel à des travailleurs européens, asiatiques, africains et indiens. Seule l'immigration indienne constitue un afflux important de populations. Peut-on comparer cette nouvelle diaspora à la traite négrière ? Quels sont les paradigmes historiques, sociologiques, économiques et humains qui permettent d'établir, de nuancer ou de réfuter ce rapprochement ? III- La “ coolie trade ” À l'instar de la traite négrière, la migration des Indiens, que certains nomment “ coolie trade ” est particulièrement massive : de 1838 à 1917, plus de 500 000 Indiens du sous-continent émigrent dans la Caraïbe. Respectivement, Trinidad, la Guadeloupe et la Martinique reçoivent 145 000, 42 000 et 25 000 migrants originaires de l'Inde du Nord — régions montagneuses et plaines gangétiques —, de Madras en Inde du Sud dont les comptoirs français de Pondichéry et de Karikal fournissent plus de la moitié de la maind'œuvre en Guadeloupe et sa quasi totalité en Martinique. La diaspora indienne est organisée à la demande des colons en étroite collaboration avec l'administration coloniale de l'Inde et son administration locale. Des agents de recrutement fréquentant les endroits stratégiques (temples, marchés et lieux de passages) sont chargés de convaincre et de réunir les candidats à l'émigration qu'ils dirigent ensuite vers des dépôts avant de gagner le port d'embarquement. Singaravélou signale que “ les dépôts jouèrent un rôle capital dans la vie des immigrants indiens. Pour la plupart, c'était le premier contact avec la civilisation européenne ”, ce qui implique de “ nouvelles habitudes, des liens de famille disloqués, des contacts entre différentes castes 86 ”. La valeur de l'émigrant est entièrement liée à son potentiel de travail. Globalement évalué en des termes élogieux, l'Indien, selon l'appréhension du colon, appartient à une “ race bien faite et solidement constituée quoique fine et élégante, facile à acclimater, de mœurs douces et polies, d'un caractère doux et soumis, [...] surtout remarquable par sa scrupuleuse fidélité aux engagements pris 87 ”. Les recruteurs privilégient les classes moyennes mais les aspirants au départ parviennent cependant à détourner le rigide système des castes : membres des basses castes ou Brahmanes réussissent souvent à s'intégrer aux convois. La peur de quitter l'Inde et de franchir les océans entraîne toutefois de fortes résistances de la part des populations visées. Essentialisés par les qualités physiques et morales que leur allouent les futurs maîtres, enrôlés avec une habilité souvent perverse par les recruteurs, subissant la misère matérielle de leur pays, nombre d'Indiens sont contraints à l'émigration mais, à la différence des Africains déportés, ils ne sont ni razziés, ni réduits à l'état de bête. Avant d'embarquer, ils doivent signer et accepter un contrat d'engagement qui définit des devoirs, en particulier celui de s'engager pour une durée déterminée à l'avance : cinq ans pour Trinidad, soit 280 jours de travail par an à raison de neuf heures de travail par jour. En vertu de la convention franco-britannique signée en juillet 1861, les règlements des Antilles 86- Singaravélou, Les Indiens dans la Caraïbe, tome I, L'Établissement des Indiens dans la Caraïbe, Paris, L'Harmattan, 1987, p.100. 87- Ernest Moutoussamy, “ L'Indianité dans les Antilles " françaises " ”, Carbet, L'Inde en nous - Des Caraïbes aux Mascareignes, Fort-De-France, 1989, p.69. L'auteur cite, sans donner de références précises, les propos de colons blancs de la Guadeloupe. françaises et anglaises sont harmonisés, de fait les contrats des émigrants sont assez semblables quel que soit le lieu de destination. Le droit d'être rapatrié gratuitement en Inde après dix ans de travail à Trinidad, cinq ans aux Antilles françaises participe aussi du contrat. En réalité, il est rarement respecté. La seconde étape de cet engagement “ volontaire ” fortement ambigu est la traversée à bord des bateaux nommés “ coolies ships ”. Là encore, un rapprochement avec la traite négrière s'impose. Franz Quillien, dans son discours d'ouverture au colloque consacré à la “ Présence et situation des communautés indiennes en milieu caribéen ” (Saint-François, décembre 1990) constate que la traversée s'est effectuée “ dans des espaces réduits ressemblant étrangement aux chargements des négriers ”, il qualifie les nouveaux arrivants de “ survivants de l'infortune 88 ”. Jacques Weber, lors du même colloque, cite pour en contester la pertinence plusieurs écrits historiques, politiques et littéraires qui assimilent “ coolie ships ” et navires négriers. Il mentionne l'historien Panchanan Saha — Emigration of Indian Labour (1834-1900) — qui considère que “ dans les années 1830 et 1840 " la mortalité, l'hécatombe excédait de beaucoup celle de l'African Middle Passage " 89 ”. Il évoque également le quotidien du Parti communiste réunionnais qui affirme : “ Les engagés étaient traités comme de véritables esclaves... [L'immigration] s'est faite dans des conditions totalement scandaleuses... Il s'agissait d'une véritable traite... Les bateaux étaient surchargés, aucune règle sanitaire n'était respectée et surtout de nombreuses femmes ont été obligées d'abandonner sur place leurs enfants pour laisser la place libre à d'autres engagés 90 ”. Weber, Singaravélou et d'autres chercheurs abordent avec beaucoup plus de prudence le nécessaire mais périlleux rapprochement entre ces deux types de traversées. Assimiler ces 88- Franz Quillien, “ Discours d'ouverture ”, Les Indes antillaises - Présence et situation des communautés indiennes en milieu caribéen, Actes du colloque interculturel de Saint-François, Paris, L'Harmattan, 1994, p.12. 89- Jacques Weber, “ La vie quotidienne à bord des " coolie ships " à destination des Antilles. Traite des Noirs et " coolie trade " : la traversée ”, Les Indes antillaises, Ibidem, p.39. 90- Ibidem, p.33. Cette citation est extraite du quotidien Témoignage (27 juil. 1986). L'auteur de l'article ne fait probablement pas référence aux traversées reliant l'Inde aux Antilles, mais les conditions de vie à bord des navires à destination des îles de l'Océan Indien furent, mutatis mutandis, à peu près similaires à celles des traversées en direction des îles des Caraïbes. deux “ voyages ” procède souvent d'une volonté idéologique qui, s'appuyant sur l'horreur de la traite négrière aujourd'hui reconnue, serait censée permettre la reconnaissance de l'indéniable souffrance subie par la diaspora indienne. Or, rien n'est moins sûr : l'historien de la “ coolie trade ” est lui aussi investi d'une mission de vérité appuyée sur l'analyse des archives, non sur un amalgame hâtif. La traversée s'effectue à bord de navires transporteurs qui, jusqu'à la fin du XIXe siècle, sont des navires à voile. Elle dure quatre-vingt onze jours sur ces derniers, quaranteneuf sur les navires à vapeur. Les passagers dorment dans l'entrepont où la chaleur et la promiscuité sont toujours très grandes. Des habits et des couvertures leur sont fournis ainsi que des rations alimentaires qui respectent généralement un certain équilibre diététique. Les études effectuées par les chercheurs font toutefois apparaître d'immenses différences entre certains navires, tel le “ Thérésa ” reliant Pondichéry à la Guadeloupe en 1867, et d'autres, véritables enfers flottants, à l'instar de “ l'Auguste ” qui décrit la même trajectoire en 1854. L'analyse de l'état sanitaire du “ Thérésa ” indique que des distinctions alimentaires sont faites entre les membres des diverses castes, — ceux des castes supérieures refusant de partager les mêmes ustensiles que leurs inférieurs. Un médecin est présent ainsi que des médicaments 91. A contrario, l'entassement à bord de “ l'Auguste ” est cauchemardesque; des femmes sont violées par les membres de l'équipage, certaines en meurent, des hommes sont battus brutalement et jetés à la mer 92. En 1865, sur 3246 émigrants embarqués à bord de sept navires reliant Calcutta aux Antilles, 697 personnes meurent pendant le voyage et 224 dans les quinze jours qui suivent l'arrivée à destination. De manière générale, les conditions de vie s'améliorent au cours du XIXe siècle grâce à une réglementation assez stricte. 91- Gilbert Krishna Ponoman, “ État Sanitaire d'un Convoi d'Émigrants de l'Inde vers la Guadeloupe ”, Revue Carbet, op. cit., pp.59-67. 92- Jacques Weber, op. cit., p.40. Jacques Weber conclut son analyse en affirmant que l'examen des conditions de vie à bord des navires français “ interdisent toute comparaison avec la traite des Noirs 93 ”. Celles des Indiens des navires anglais sont également loin d'être aussi tragiques que les traversées du “ middle passage ”. Dans les premiers temps des “ coolies ship ”, la comparaison entre les deux diasporas par les sociétés philanthropiques (“ Aborigines Protection Society ”, “ British and Foreign Anti-Slavery Society ”) a sans doute permis que la tragédie négrière ne se reproduise pas en des termes identiques, que soit préservée l'humaine condition des engagés. Les conditions de travail sur les plantations de cannes à sucre constituent le dernier paradigme à partir duquel peut être fondée une comparaison entre les deux migrations. La plantation quadrille l'espace de vie des travailleurs engagés; ces derniers sont logés dans les anciennes cases à esclaves, ce qui revêt, concrètement et symboliquement, une importance capitale. L'écrivain Ernest Moutoussamy brosse un amer tableau de leur situation : “[...] L'Indien immigrant, véritable esclave, serf de la glèbe, n'appartenait qu'à l'habitation sucrière. Il changeait de maître en même temps que les têtes de bétail et les instruments aratoires, et ne connaissait qu'un devoir : servir le Capital 94 ”. Le terme “ esclave ” ne peut être accepté qu'en vertu d'un rapprochement métaphorique. Le statut juridique des Indiens ne saurait toutefois expliquer à lui seul leurs souffrances. Aux conditions de travail toujours harassantes et injustes, se superpose une situation de double altérité. La minorité indienne est confrontée aux deux grands groupes de populations qui dessinent le paysage humain des îles : les maîtres blancs et les esclaves noirs devenus libres et bien souvent privés de travail. Des premiers, ils subissent l'autorité abusive, le mépris racial et social; des seconds, pour lesquels ils ne sont qu'intrus acceptant docilement la tâche qu'ils abhorrent, ils essuient le rejet, l'ostracisme, voire le racisme ouvert. “ On poursuivait l'immigrant comme un vulgaire voyou ou chien à coups de pierres ou de bâtons. " Mashup de coolie man an ride he fortune 9394- Ibidem, p.53. Ernest Moutoussamy, “ L'Indianité dans les Antilles " françaises " ”, Revue Carbet, op. cit., p.69. " (donnez des coups de bâtons au couli et chassez-le pour de bon ! " 95 ”, telles sont les insultes adressées aux engagés à la fin du siècle dernier. Pourtant, les travailleurs choisissent majoritairement de rester aux Antilles. Leur réengagement est fortement influencé par les maîtres qui, ayant payé l'acheminement, ont tout intérêt à conserver leurs recrues. Selon les chiffres avancés par Ernest Moutoussamy, seuls 8000 parmi les 42 000 migrants indiens de Guadeloupe retournent en Inde. À Trinidad, à partir de 1851, les colons accordent une prime de cinquante dollars pour un réengagement d'une durée de cinq ans. À l'issue de cette période, les Indiens sont contraints de rester car ils ne peuvent plus bénéficier de ce pécule de rapatriement. Les marchés de dupes ponctuent les espoirs de retour. L'assimilation des Indiens se met alors progressivement en place : “ Cette sédentarisation et cet enracinement qui se concrétisent par l'acquisition de biens immobiliers reflétaient une lente mais irréversible évolution dans la mentalité de l'Indien qui, de migrateur nostalgique de la lointaine patrie, se transformait en patiente fourmi, décidée à améliorer son sort et celui des générations futures dans le pays définitivement adopté, de gré ou de force ” affirme Singaravélou 96. En matière d'intégration, des différences notoires opposent les petites communautés indiennes des îles françaises à celles des îles anglaises. Minoritaires, les premières conservent leur statut de paria au-delà de l'espace de l'habitation. Devenus citadins, les Indiens continuent à accomplir les plus basses besognes. Juridiquement, ils demeurent sujets de l'Empire britannique jusqu'en 1904 et accèderont à la citoyenneté française grâce au combat mené par Henri Sidan-Barom. Pour les Indiens des Antilles françaises comme pour ceux des îles anglaises, l'indépendance de l'Inde en 1947 aura pour conséquence une rupture définitive avec la terre matricielle. Le premier ministre Nehru demande aux Indiens de la diaspora de choisir entre leur pays d'adoption et la nationalité indienne, ces derniers choisissent encore une fois de demeurer aux Antilles. Selon V.S. 95- Singaravélou, Les Indiens dans la Caraïbe, Tome III , Tradition et modernité : contribution à la géographie de l'adaptation socio-culturelle, p.176. 96- Singaravélou, Les Indiens dans la Caraïbe, Tome I, op. cit., p.199. Naipaul, l'Indien des Antilles “ se lava les mains de l'Inde à partir de 1947 97 ”. L'Inde réelle n'est alors qu'une lointaine métropole, pauvre et peu attractive. Le poète mauricien Khal Torabully résume ainsi la différence entre la traite négrière et la “ coolie trade ” : “ Le voyage coolie a été un aller-retour virtuel. Celui de l'esclave un aller-simple sans équivoque 98 ”. Cette phrase peut s'appliquer sans conteste à l'espace caraïbe. Le lourd fardeau qu'eurent à porter les deux groupes issus de deux diasporas généra rancœurs et griefs mais qu'elles que soient les inimitiés entre Antillais de souche africaine et Antillais de souche indienne, les uns comme les autres perdent leur continent matriciel pour être immergés au sein de l'insularité antillaise. Nombreux sont ceux sont qui, pour faire face à la pauvreté ou par souci de connaître des pays qui leur furent suggérés dès l'enfance, se tournent vers d'autres espaces. Aux diasporas indiennes et nègres s'articule la migration en Occident. Elle s'inscrit au cœur du présent ou d'un passé extrêmement récent. Elle perpétue sur des modes complexes et différents les exodes primordiaux. IV- Historique des migrations antillaises et pays d'immigration L'émigration des “ îliens ” des Petites Antilles est dans un premier temps interaméricaine. Dès le XIXe siècle, des travailleurs privés d'emploi — en particulier dans les territoires anglais et hollandais — s'installent dans d'autres îles caraïbes, principalement à Cuba, ainsi qu'au Costa Rica, en Amérique centrale et aux États-Unis dont les frontières 9798- V.S Naipaul, La Traversée du milieu, Paris, Plon, 1994, p.95. (© The Middle Passage, 1962) Khal Torabully, “ Coolitude ”, Notre Librarie, n° 128, p.61. restent ouvertes jusqu'en 1924. Nombre d'entre eux participent aussi à la construction du canal de Panama en 1881 99. Parallèlement à cette émigration de caractère économique, les colons maintiennent des liens étroits avec l'Angleterre et la France. Les mulâtres, les Indiens appartenant à des “ castes ” supérieures et une petite minorité d'Antillais issus des couches populaires séjournent eux aussi en métropole. Le détour par l'Occident est la condition sine qua non à la constitution et à la formation d'une élite locale, ainsi qu'en témoigne l'itinéraire de l'immense majorité des écrivains et intellectuels antillais. L'émigration comme phénomène de masse commence véritablement à partir de la seconde guerre mondiale. Plusieurs milliers d'Antillais des îles anglaises sont recrutés pour servir dans les forces armées britanniques et pour travailler dans les usines d'armement. À la fin de la guerre, certains restent en Angleterre, d'autres tentent un retour. Confrontés à une situation économique difficile, au chômage et au surpeuplement insulaire, un grand nombre prend à nouveau le chemin de l'exil, accompagné par de nouveaux émigrants persuadés de trouver en Grande-Bretagne une meilleure qualité de vie. La nécessité de reconstruire le pays et l'expansion économique de l'après-guerre favorisent la demande de main-d'œuvre extérieure. Sujets de l'Empire britannique et, de ce fait, n'ayant pas besoin de passeport ou de permis de travail, les habitants des îles caraïbes anglaises sont ainsi encouragés à émigrer. En 1952, l'émigration en direction des États-Unis est largement compromise par une restriction draconienne des quotas d'immigration accordés à la population des Caraïbes. La Fédération des West Indies (1958-1961), destinée à renforcer les liens entre les différentes îles anglophones et à encourager un développement concerté, est éphémère et ne permet pas d'enrayer l'exode. Ipso facto, l'Angleterre devient la destination principale de la migration antillaise. Mais à partir des années cinquante, les gouvernements anglais s'appliquent à modifier la nature de l'immigration. 1962 est une date charnière : Trinidad et Tobago 99- Joseph Jos retrace leur parcours dans : Ces enfants perdus de Panama, Association Martinique-Panama, Fort-de-France, 1988. Le titre de l'ouvrage est inspiré d'une phrase prononcée par Aimé Césaire, à l'Hôtel de ville de Fort-de-France, pour saluer le retour au pays natal, après soixante ans d'exil, de quelques Martiniquais. p.134. accèdent à l'indépendance; le gouvernement conservateur de Macmillan, tout en continuant à financer des campagnes publicitaires visant à attirer les Antillais en Angleterre, fait voter une loi qui limite l'émigration. Toujours membres du Commonwealth — que l'on désigne aussi par le terme “ New Commonwealth ” —, les citoyens des îles caraïbes doivent dès lors obtenir un permis de séjour accordé en fonction de quotas. La main-d'œuvre antillaise, devenant juridiquement semblable à n'importe quelle main-d'œuvre étrangère, est ainsi plus facilement contrôlable. La migration des Antillais francophones vers la France est plus tardive. Les habitants des colonies françaises sont eux aussi recrutés par l'armée durant les premières et secondes guerres mondiales 100, mais, pour cette dernière, de façon moins massive qu'en Grande- Bretagne et surtout beaucoup plus brève : l'armistice signée par Pétain en 1940 et la collaboration qui lui fait suite mettent fin à l'engagement du gouvernement français dans la lutte contre l'Allemagne nazie. L'occupation des îles par les hommes de Pétain a au contraire pour conséquence d'isoler la Martinique et la Guadeloupe de la France métropolitaine. Toutefois, de nombreux Antillais continuent à lutter pour la France libre : certains entrent en dissidence et rejoignent l'île de la Dominique, d'autres, et notamment les résistants du bataillon de marche des Antilles, participent à la résistance en territoire français. L'émigration des Martiniquais et des Guadeloupéens commence à se développer à la fin des années quarante, la loi de départementalisation va jouer un rôle non négligeable dans ce processus. Sur proposition d'Aimé Césaire, l'Assemblée Nationale adopte cette loi qui est votée à l'unanimité par tous les représentants de la nation. La Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion, qui avaient jusqu'alors un statut de colonies, deviennent départements d'outre-mer. L'objectif fondamental de la loi consistait à mettre un terme à la discrimination coloniale, cet acte revêt une portée symbolique très forte tant pour la formation de la nation française que pour l'identité des nouveaux départements. À la différence des habitants des trois départements de l'ex-Algérie française, tous ceux des départements d'outre-mer 100- Signalons que 50 000 Antillais ont participé à la première guerre mondiale, 60 % y ont trouvé la mort. (D.O.M.) jouissent des mêmes droits que les citoyens de la métropole; cette citoyenneté avait déjà été établie près d'un siècle avant la réforme de 1946. La spécificité de la départementalisation et ses apports consistent à affirmer “ la continuité institutionnelle [...] désormais appelée à transcender la discontinuité spatiale 101 ”. Jusqu'au début des années soixante, les départs restent pourtant relativement faibles et concernent essentiellement les fonctionnaires et les ruraux. La création du BUMIDOM (bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d'outre-mer), en 1961, transforme radicalement le caractère individuel de l'exil en migration massive et organisée, destinée à une population sous-qualifiée. Selon Claude-Valentin Marie, le BUMIDOM fonctionne comme une “ société de placement de main-d'œuvre 102 ”. Planifiée, la migration antillaise tend à répondre à un double objectif. Le premier est le suivant : “ assurer la paix sociale aux Antilles, condition nécessaire pour une mutation économique et sociale, sauvegardant les intérêts de la Métropole 103 ”. La déclaration de Michel Debré, alors ministre de l'Intérieur, est sans équivoque : “ La conséquence directe de l'arrêt de l'émigration, c'est une situation révolutionnaire 104 ”. Il faut en effet rappeler que les émeutes martiniquaises de décembre 1959 ont attiré l'attention des autorités françaises sur la nécessité de contrôler efficacement ce peuple susceptible d'engager une lutte pour l'indépendance. Plus classique, le second objectif répond à l'impératif de la France de se procurer de la main-d'œuvre afin de satisfaire aux besoins de restructuration du système productif du pays. Parallèlement à la suspension, en 1974, de l'émigration de travailleurs étrangers, l'exode des Antillais est freiné par un désengagement progressif de l'État; le BUMIDOM ne prend plus en charge les candidats au départ. L'abandon total de cette politique est préconisé au début des années quatre-vingt. La communauté antillaise de France accomplit de fréquents allers-retours entre l'île et la métropole, lesquels sont liés à de multiples difficultés économiques et sociales, mais le retour 101- Lilien Legone, “ Naissance de la France du grand large ”, Le Monde, 17-18 mars 1996, p.10. Claude-Valentin Marie, “ Par de fréquents transbords ”, Migrants-formation, Les originaires d'outremer, questions d'identité, n° 94, Paris, Éd. du Centre National de Documentation Pédagogique, 1993, p.20. 103- Ibidem. 104- Ibidem. 102- définitif reste très minoritaire 105. Le nombre des expatriés est considérable : 25% des Antillais vivent aujourd'hui en métropole, une personne sur quatre en région parisienne et l'exogamie se développe. Au cœur de la France métropolitaine se dessine une “ troisième île 106 ”. En dépit des facteurs qui différencient la migration antillaise française de sa voisine anglophone, de nombreuses similitudes apparaissent. Dans les deux cas, la demande de main-d'œuvre est encouragée lorsque la puissance (ou l'ex-puissance) coloniale a besoin de développer son économie et est stoppée lorsque le marché de l'emploi se réduit et que l'économie commence à stagner ou à régresser. On constate aussi des ressemblances sur le plan juridique. Les Antillais anglais qui émigrent en Angleterre jusqu'en 1962 et les Antillais français qui émigrent en France ne peuvent être considérés, d'un strict point de vue juridique, comme des travailleurs immigrés mais bien comme des citoyens. La citoyenneté ne “ recouvre pas toutes [les] appartenances. Mais ce n'est pourtant pas un prédicat superficiel ou superstructurel flottant à la surface de l'expérience ” affirme Jacques Derrida 107. Or, mise à l'épreuve de l'exil, la citoyenneté s'apparente parfois à un mirage. Le statut juridique des Antillais ne parvient pas à occulter et à endiguer deux données majeures qui tendent à les assimiler à la population immigrée : leur situation économique souvent précaire et leur appartenance à une minorité identifiable. C'est à partir de ces deux réalités concrètes que l'on peut réellement parler d'immigration antillaise et non de déplacement de la colonie vers l'Empire ou de département à département. Claude-Valentin Marie analyse en ces termes la situation française : “ [...] que la réalité des immigrés antillais en vienne sur ce point à rejoindre celle des populations issues de l'immigration ne résulte donc pas d'une histoire et encore moins d'une culture commune, mais des rapports qu'entretient la société française 105- Certains avantages sont accordés aux fonctionnaires antillais nés aux Antilles et résidant en France ainsi qu'aux “ assimilés-fonctionnaires ” : tous les trois ans, ils peuvent bénéficier d'un aller-retour gratuit; ils ont la possibilité de regrouper leurs congés annuels et d'obtenir une majoration de traitement de 40 %. Les Antillais d'origine nés en France métropolitaine peuvent éventuellement accéder à ces “ congés bonifiés ” s'ils prouvent qu'ils ont des ascendants résidant aux Antilles. 106- Alain Anselin, L'Émigration antillaise en France - la troisième île, Paris, Khartala, 1990. 107- Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l'autre, Paris, Éd. Galilée, 1996, p.33. avec les uns et les autres, par-delà les spécificités nationales et / ou les statuts juridiques 108 ”. L'accueil que la France et l'Angleterre réservent à la population antillaise s'inscrit dans la continuité d'une politique coloniale qui perdure bien au-delà de l'effondrement de l'empire britannique et des colonies françaises. Chacune des deux puissances reste en fait fidèle au credo de sa politique coloniale. À travers le New Commonwealth, l'Angleterre préserve, économiquement, politiquement et idéologiquement, certaines prérogatives de son empire sans pour autant accorder de droits juridiques aux populations concernées alors que la France continue, par sa politique d'assimilation théorique, à entretenir le “ mythe de la nation homogène 109 ” et à diluer, sinon à nier, la spécificité culturelle de la population antillaise. En Grande-Bretagne, depuis le vote de la “ Nationality Act ” (1981), les enfants d'immigrés, dont les parents étaient pour la plupart sujets de l'empire britannique, sont devenus des étrangers à part entière, ce que Salman Rushdie dénonce avec virulence : “ Pendant neuf siècles, tout enfant né sur le sol britannique était britannique. Automatiquement. De droit. Non pas par autorisation de l'État. La Nationality Act a aboli le jus soli.. Dorénavant la citoyenneté est un cadeau du gouvernement 110 ”. Édouard Glissant résume ainsi la réalité actuelle et future des enfants d'immigrés antillais en France : “ [...] l'émigration en France ne connaît jamais le caractère de contestation massive et de folklore agressif qui sont le fait des Antillais de Londres. C'est que la volonté d'assimilation du colonisateur est passée par là. Des mariages mixtes se sont multipliés : les enfants nés de tels mariages sont voués à disparaître dans le "corps français", laissant ils ne savent où une part d'eux-mêmes dont ils ne pourront jamais rendre compte. Ce ne serait certes pas un mal, et il y a même intérêt individuel à cette dilution, si elle ne laissait l'individu tout tremblant d'il ne sait quelle 108- Claude-Valentin Marie, op. cit. p. 23. Ibidem. 110- Salman Rushdie, Patries imaginaires, Paris, Bourgois, 1991, p.151. 109- exigence non satisfaite. Le sort de la deuxième génération d'Antillais en France est encore plus inconfortable. Visiblement étrangers, les enfants de cette génération sont définitivement assimilés à la réalité française. En aucun cas ils ne pourraient vivre en Martinique ou en Guadeloupe, où la situation leur deviendrait vite insupportable, pour la raison qu'elle révélerait leur " différence" d'avec un Français, sans les comprendre pourtant avec un Nous indifférencié. ” (D.A p.75.) La question cruciale des enfants de la “ seconde génération ” se traduit en termes d'échec scolaire 111 ou, en Angleterre, par des révoltes sporadiques, telles que celles des “ inner cities ”. Étrangers ou citoyens, les Antillais de France et d'Angleterre forment une minorité dont les appartenances juridiques, ethniques et sociales divergentes engendrent une identité problématique étroitement dépendante du passé colonial des pays d'accueil. La situation de la minorité originaire des Petites Antilles vivant au Canada est sensiblement différente. Très récente, l'émigration de populations venues majoritairement de Chine, d'Inde ou des Caraïbes est désignée sous le terme “ second migration ”. Elle commence à partir de 1962, date à laquelle le “ white Canada policy ” qui favorisait la seule migration blanche est aboli au profit d'une politique d'accueil non discriminatoire. La minorité antillaise anglophone qui réside essentiellement à Toronto où elle représente, dans 111- Michel Giraud, chercheur au CNRS, précise qu'il n'existe aucun véritable “ état des lieux ” de la scolarité des enfants de migrants originaires des D.O.M. Les enquêtes réalisées dans le cadre de mémoires universitaires ne s'appuient pas sur des échantillons représentatifs. “ L'Éducation nationale continue à ne pas livrer d'informations statistiques sur les élèves originaires des D.O.M. résidant en métropole [...] ” écrit-il. Justifiées par des raisons éthiques visant à ne pas établir de différences entre les citoyens français, ces refus interdisent une appréhension scientifique de la situation scolaire des enfants de migrants. Quelques recherches statistiques présentent toutefois des résultats non dénués d'intérêt : les enfants de migrants des D.O.M. sont, par rapport à la moyenne métropolitaine, sous-représentés dans les lycées d'enseignement général et technique et surreprésentés dans les lycées professionnels, situation similaire à celle des enfants étrangers. Il semblerait que le faible niveau social des migrants antillais allié à l'absence de prise en compte par les enseignants de leur spécificité linguistique — le créole langue maternelle — puisse expliquer l'insécurité linguistique des apprenants. Enfin, l'expérience migratoire semble transcender celle de la citoyenneté qui ne se présente pas comme un rempart à l'échec scolaire. “ Des élèves en quête de reconnaissance - Les jeunes originaires des DOM à l'école de la métropole ”, Migrants-formation, Les originaires d'outre-mer, op. cit., pp.116-140. les années quatre-vingt, 3 % de la population dont 75 000 Trinidadiens 112, n'a évidemment pas émigré pour des raisons liées à la colonisation. Le Canada n'est pas une puissance hégémonique. La complexité de la situation de la “ second migration ” est associée à d'autres données géopolitiques. Le pays forme lui-même, de par son histoire, une société issue de la migration de populations anglaises et françaises. La fragile cohérence nationale du Canada, pays partagé entre deux populations : la majorité anglophone et la minorité francophone, influe sur la situation des nouveaux arrivants; ces derniers doivent s'intégrer et se définir au sein d'un corps social lui-même composite. Afin d'apporter des solutions à la question québécoise, une commission d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme est nommée en 1963. Les autres minorités ethniques revendiquent alors la prise en compte de leur situation. Quatre rapports sont publiés, le quatrième volume étant consacré aux “ autres groupes ethniques ”. En 1971, sous l'impulsion de Pierre Trudeau, l'État définit une politique officielle de multiculturalisme dans le cadre de laquelle les cultures et langues d'origines des immigrés ou des néo-canadiens doivent être reconnues, préservées et mises en valeur. Dans les années quatre-vingt, la politique canadienne sur le multiculturalisme s'institutionnalise. En 1982, toujours grâce au président Trudeau, une “ Charte des droits et libertés de la personne ” voit le jour. Puis, en 1988, la loi sur le multiculturalisme est adoptée par la Chambre des Communes : “ La politique du gouvernement fédéral en matière de multiculturalisme consiste à reconnaître que le multiculturalisme reflète la diversité culturelle et raciale de la société canadienne et reconnaît la liberté de tous ses membres de maintenir, de favoriser et de partager leur patrimoine culturel, ainsi qu'à sensibiliser la population à ce fait 113 ”. Selon Fernand Harvey, 112- Cette population trinidadienne est constituée d'Indiens et de Noirs mais, ainsi que le souligne Cyril Dabybeen : “ It is not clear how many Indo-Caribbeans are in Canada, simply because Statistics in Canada label them (for now) as " Blacks ". I am refered to in the Canadian Encyclopedia (Hurtig) as a "Black" artist." ” , “ Intregation and exile in Indo-caribbean / canadian litterature ”, Les Indes antillaises, op. cit., p. 220. Traduction : “ Il n'est pas évident de savoir combien d'Indo-caribéens vivent au Canada, tout simplement parce que les statistiques canadiennes les étiquettent (jusqu'à présent) comme des “ Noirs ". Je suis présenté comme un artiste " noir " dans la Canadian Encyclopedia (Hurtig). ” 113- La Loi sur le multiculturalisme canadien, Guide à l'intention des Canadiens, Ottawa, 1990, p. 13, article 3. (1) pararagraphe a, cité par Neil Bissoondath, Le marché aux illusions, La méprise du multiculturalisme, Montréal, Éd. du Boréal - Liber, 1995, p.53. cette loi “ est venue systématiser le statut juridique du multiculturalisme au Canada et expliciter les quatre grandes orientations définies en 1971 114 ”. Outre ces aspects institutionnels, la politique multiculturelle se traduit par des manifestations concrètes : démonstrations culturelles ou folkloriques comme le carnaval antillais 115. Les Antillais de Toronto semblent bénéficier de conditions de vie plus avantageuses que ceux vivant en Europe; ils sont officiellement reconnus en tant que minorité et protégés à ce titre mais subissent toutefois des manifestations ouvertes ou larvées de racisme et de xénophobie. Depuis quelques années, la politique du multiculturalisme est très vivement critiquée, y compris par des étrangers ou des néo-canadiens. De nombreux intellectuels et chercheurs soulignent ses effets pervers. D'après le politicologue Gad Horowitz, le multiculturalisme traduit “ the masochistic celebration of nothingness 116 ”; l'écrivain Régine Robin dénonce quant à elle “ l'épinglage de l'identité 117 ”, tandis qu'Hédi Bouraoui y voit l'émergence d'une “ troisième solitude 118 ”, laquelle s'ajoute aux solitudes des Canadiens français et anglais. En 1994, suite à la demande de la maison d'édition Penguin Books, Neil Bissoondath a publié un essai : Selling Illusions, The Cult of Multiculturalism in Canada qui fit grand bruit et lui valut, semble-t-il, une “ vindicte d'État 119 ”. La “ solution ” canadienne ne semble pas résoudre la double question de l'intégration et du respect de l'altérité des minorités, elle 114- Fernand Harvey, “ Les communautés culturelles et le multiculturalisme : une comparaison des politiques québécoise et canadienne ”, Métamorphose d'une utopie, Paris, Presse de la Sorbonne Nouvelle, Éd. triptyque, 1992, p.162. 115- Incontestable manifestation d'une antillanité en exil, les carnavals antillais sont cependant traités différemment selon les pays. Le Canada officialise cette pratique et la pare des atours du multiculturalisme. Le “ Caribana ”, festival plutôt trinidadien, a lieu fin juillet. Il attire une foule immense, certaines personnes viennent des États-Unis. Le carnaval de Londres se déroule au cœur même des quartiers antillais tandis que celui de Paris se déploie en dehors des quartiers à forte densité antillaise. 116- Cité par Michel Tétu, “ L'opposition hybridité / métissage et patrie / nation dans le contexte pluriculturel du Canada ”, Métamorphoses d'une utopie, op. cit. pp.157-158. Traduction : “ La célébration masochiste du néant ”. 117- Régine Robin, “ Sortir de l'ethnicité ”, Ibidem, p.27. Dans La Québécoite, l'écrivain évoquait la ghettoïsation : “ DES GHETTOS / DES CLIVAGES / CHACUN SA LANGUE / SA COMMUNAUTÉ / CHACUN SON QUARTIER / SON DÉPUTÉ / SES GÂTEAUX, SON JOURNAL, SA RELIGION. / SON FOLFKLORE SES POMPONS. / CHACUN SON HISTOIRE. / SEULS / À PART / NOUS. EUX. VOUS. / ”. Le Roman mémoriel, op. cit., p.133. 118- Hédi Bouraoui, “ La troisième solitude ”, Métamorphoses d'une utopie, op. cit., p.175. 119- Selon les propos de Lise Bissonnette, Préface à l'édition française, Le Marché aux illusions, op. cit., p.11. essentialise l'identité et exacerbe les racines ethniques et culturelles. Valorisé mais non transmissible, le pays natal qui survit au cœur de chaque immigré ne parvient à s'inscrire harmonieusement au sein de la géographie mentale du pays d'accueil. L'émigration antillaise dans les trois pays occidentaux que nous venons d'évoquer a profondément modifié le paysage humain insulaire, cela est particulièrement vrai pour les Antilles françaises qui ont, au fil des ans, perdu une fraction importante de leur population. Les migrations ont aussi eu pour effet de maintenir ou de renforcer les liens entre l'ancienne métropole coloniale et les îles et, pour la migration antillaise au Canada, de créer de nouvelles relations avec l'extrême-nord américain, élargissant ainsi l'espace relationnel des Antillais. La migration en Occident relève d'une actualité toujours vive. Conquête, traite négrière et “ coolie trade ” s'inscrivent dans une mémoire collective dont la littérature fouille les traces, déchiffre les silences. Ces exils fondateurs investissent les territoires du roman et de la poésie, s'écrivent, entre la mémoire et l'oubli. PREMIÈRE PARTIE MÉMOIRES D'EXILS “ La mémoire n'est pas un héritage, mais une conquête ” Alix Emera INTRODUCTION La “ découverte ” de l'Amérique participe d'une mémoire lointaine dont l'inscription dans le présent, ravivée par sa commémoration, a parfois éraflé des cicatrices toujours vives. C'est en leur qualité de poète que Saint-John Perse et Glissant, loin de tout désir de commémoration ou de dénonciation et bien avant les fastes d'un épisode que la France a baptisé “ rencontre des deux mondes ”, ont évoqué cet épisode fondateur. Vents et Les Indes s'appellent et se répondent, dans un jeu d'échos parfois contradictoires. En quoi ces poétiques dessinent-elles l'image d'un rêve ? Quelles pulsions de départ traduisent-elles ? Peut-on toujours parler de poétique et d'esthétique lorsqu'une littérature tente de rassembler, chaotiquement et fragmentairement, les souffrances de ceux qui traversèrent la mer ? Aucune œuvre n'est intégralement consacrée à l'écriture de la traite négrière, c'est en cela que l'écriture apparaît fragmentaire. Aimé Césaire, Édouard Glissant, Caryl Philipps et Derek Walcott ont intégré cet épisode dans des textes qui évoquent d'autres pans de l'histoire antillaise, d'autres souffrances — notamment celles de l'esclavage. Il nous paraît toutefois légitime de questionner les modalités d'expression de cet innommable de la déportation, de cerner son effectuation littéraire. La littérature peut-elle, empruntant d'autres voies et modulant d'autres voix que celles des historiens, dévoiler la mémoire et l'oubli ? La perte liée à l'arrachement au continent africain se prolonge avec l'esclavage. À ces fardeaux de l'homme noir, Aimé Césaire répondra par un mot : la négritude, instrument de révolte et de libération. Faut-il, une fois encore, retracer le cheminement de la négritude césairienne à laquelle les critiques ont consacré tant d'ouvrages ? La lecture que nous nous proposons de faire, tentera, à la suite de Daniel Delas 120, de penser la dimension “ racinienne ” de la négritude, en particulier sa volonté de “ racinement ” à une matrice : l'Afrique. Nous prolongerons cette réflexion à travers, d'une part, l'évocation des liens concrets entre les écrivains antillais et le continent africain et, d'autre part, l'étude de trois romans féminins, publiés entre 1976 et 1982 : Heremakhonon, Une Saison à Rihata et Juletane. Les relations entre une jeune femme antillaise et un homme africain seront le fil directeur de notre analyse. La quête qui conduit à des séjours à valeur initiatique se poursuit aussi sur d'autres modes, plus directement liés à l'imaginaire et à la mémoire. C'est autour du concept de trace que nous appréhenderons les œuvres d'Édouard Glissant, essentiellement Le Sel noir, Le Quatrième siècle, Pays rêvé, pays réel et La Case du commandeur, d'André Schwarz-Bart : La Mulâtresse solitude 121, de Simone Schwarz-Bart : Ti-Jean L'horizon 122 et de Maryse Condé : Les Derniers Rois mages. La trace s'imprime dans une poétique, celle du texte-paysage glissantien; elle sillonne aussi sous les pas du Nègre-marron tandis qu'une figure historique, le roi Béhanzin, qui fut exilé en Martinique à la fin du XIXe siècle, devient icône d'un passé qui embrasse les deux pôles d'une relation : l'Afrique et les Antilles. Ces deux pôles sont essentiellement ceux de la littérature francophone. V.S. Naipaul, Shiva Naipaul et Neil Bissoondath se réfèrent quant à eux à un autre continent : celui de leurs ancêtres indiens. Le romancier Ernest Moutoussamy constitue à cet égard une exception dans le paysage littéraire francophone. De l'Inde réelle aux West-Indies, L'Inde se donne à lire à travers une mémoire partielle. Les écrivains indo-antillais remontent-ils eux aussi la trajectoire de l'arrachement ? Peut-on parler d'indianité ? Quelle est l'Inde dont ils gardent le souvenir ? À l'heure où “ L'Indien ” devient personnage de fiction dans les textes des Daniel Delas, “ Le pourrissement de la racine ou l'échec d'une poétique. Lecture de Moi, laminaire... d'Aimé Césaire ”, Convergences et divergences dans les littératures francophones, Paris, L'Harmattan, 1992, pp.121-133. 121- André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1983 (© 1972) 122- Simone Schwarz-Bart, Ti-Jean L'horizon, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1981, (© 1979) 120- romanciers martiniquais de la jeune génération — Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant —, il importera enfin de s'interroger sur ce qu'implique la représentation de l'autre. Si la littérature est destinée à laisser une mémoire à la postérité, quelle mémoire de “ L'Indien ” nous lèguent les fictions ? Les Antillais, quelles que soient leurs origines, sont fils de ceux qui traversèrent. Cette première partie de l'étude s'appliquera à penser ces traversées. CHAPITRE 1 TRAVERSÉES I- Poétiques du “ nomadisme envahisseur ” L'œuvre de Saint-John Perse, Vents, est publiée pour la première fois en 1946 alors que le poète vivait depuis six ans aux États-Unis. Quatre chants où se mêlent plusieurs époques et paysages composent le texte. Denis de Rougemont constate : “Vents me paraît bien plus américain qu'Anabase n'était asiatique. J'y verrais même la meilleure description de l'essor des États-Unis dans l'espace et dans le temps, si le sujet n'était plutôt le principe animique, ou lyrique, que l'aventure et l'invention du Nouveau Monde ont illustré d'accidents séculaires 123 ”. Le poème ne peut se réduire à la seule aventure de la colonisation du “ Nouveau Monde ”; il évoque aussi, en synchronie, différentes périodes de l'histoire américaine. Les Indes, publié en 1956 sous le titre : Les Indes : poèmes de l'une et l'autre terre, est formé de six chants. Le texte respecte la chronologie de l'histoire et les trois premiers chants : “ l'Appel ”, “ Le Voyage ”, “ La Conquête ” renvoient à la genèse des Amériques conquises. Outre ces différences structurelles, Vents et Les Indes illustrent aussi deux façons de lire et d'écrire cette histoire. Selon Jean-Louis Joubert, Glissant “ écrit ostensiblement pour rivaliser avec le Saint-John Perse deVents qui célébrait la glorieuse aventure des inventeurs d'Amériques 124 ”. Ces deux textes dévoilent une mémoire de la conquête, celle que Glissant, dans Poétique de la Relation, qualifie de “ nomadisme envahisseur ” et définit ainsi : “ [ il a ] pour but de conquérir des terres, par extermination de leurs occupants [...] il ne ménage pas ses effets, c'est une projection absolu vers l'avant : un nomadisme en flèche ” (p.24). 123- Denis de Rougemont, “ Saint-John Perse et l'Amérique ”, Honneur à Saint-John Perse, Paris, Gallimard, 1965, pp.126-130. 124- Jean-Louis Joubert, “ Missives, numéro spécial intitulé Afrique noire, Caraïbe, Océan Indien : littératures francophones, Paris, 1992, pp.71-74. Article cité par Alain Baudot, Bibliographie annotée d'Édouard Glissant, Toronto, Éd. du GREF, 1993, p.637. Dans l'œuvre de Saint-John Perse, à l'origine du départ est le vent. Figure récurrente du poème dont il constitue le principe dynamique, le vent emporte les hommes hors de leur territoire : “ C'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde, / De très grands vents en liesse par le monde, qui / n'avaient d'aire ni de gîte, [...] ” (O.C., p.179). “ Les vents sont forts ! Les vents sont forts ! ” proclame aussi le poète (p.193). Une impérieuse nécessité accompagne le chant. Toute sédentarité est interdite à l'homme qui doit tenter une aventure démesurée où l'orgueil et l'ubris seront ses seuls guides : “ Et qu'un mouvement très fort nous porte à nos limites, et au-delà de nos limites ! ” (p.193). L'homme d'action, l'homme vivant ne peut demeurer sur les territoires de l'Ancien Monde. La vraie science et la pure connaissance sont ailleurs. Une odeur de poussière et de mort s'exhale des bibliothèques qui ne contiennent que “ leurre ” et “ livres tristes, innombrables, sur leur tranche de craie pâle...” (p.186). Au savoir inutile des livres anciens doit se substituer celui, neuf et encore inexploré, de la terre nouvelle : “ Bible d'ombre et de fraîcheur dans le déroulement des plus beaux textes de ce monde ” (p.199). La mort guette le sédentaire : “ " Et si l'homme de talent préfère la roseraie et le jeu de clavecin, il sera dévoré par les chiens " ” (p.193). Si l'aventure coloniale préfigure un monde nouveau, elle s'adresse aussi à des hommes nouveaux qui ne doivent leur noblesse qu'à leur seul courage et non à leurs titres. Ceux que désigne le premier chant sont “ les hommes sans naissance et les cadets sans majorat, avec les filles de licence et les filles d'Église [...] ” (p.184). Figures altières, ils sont, au chant III, “ hommes de fortune menant, en pays neuf, leurs yeux fertiles comme des fleuves ” (p.219). Un mouvement ascendant accompagne leur progression : “ Les cavaliers [...] montaient ”, “ ils s'arrêtaient [...] sur les gradins de pierre ”, “ la montée des eaux ”, “ la tête haute ”, “ les plus hautes marches ”, “ ils émergeaient, la lèvre haute ” (chant III). Le doute et l'incertitude sont honnis : “ [...] les tentations du doute seraient promptes / Où vient défaillir le Vent... Mais la brûlure de l'âme est la plus forte, [...] ” (p.195). Glissant fait état de la faiblesse des hommes d'aventure. Ces derniers ont certes répondu à “ L'appel ”, titre du premier mouvement du poème, et entendu le son des “ lyres d'airain et de vent ”, la “ voix sur la plage [qui les] somme encore de partir ” (Indes, pp.69-70), mais ils n'en demeurent pas moins en proie au doute et à la peur. Ils ne sont pas des surhommes comme dans l'œuvre de Perse. Les marins dont Glissant se fait le héraut souffrent d'avoir brisé leur sédentarité, leur voyage est celui d'une interminable attente où “ les heures ne peuvent fuir ” (p.81), attente ponctuée parfois par la mort : “ L'on a couché, ce jour, un des nomades sur la planche oblique, quel est-il ? ” (p.86). Dans les deux poèmes, les grands conquérants ne sont presque pas nommés. Seul le nom de Colomb apparaît à deux reprises dans Vents. Il est aussi présent dans le prélude au “ Voyage ” et Glissant nomme également “ Pizarre ” et “ Cortez ” dans “ La Conquête ”, mais il parle surtout au nom de la masse des marins, au nom des anonymes qui prirent la mer; il les désigne par des substantifs génériques : “ marin ”, “ navigateur ”, “ mousse ”, “ errant ” ou “ nomade ”. Seul le dernier mouvement du poème, intitulé “ La relation ”, rendra hommage aux découvreurs : “Alors ! crions les Précurseurs et ceux qui prirent d'autres mers au sas de leurs folies Leurs noms furent omis, mais n'ont-ils pas ce droit de paraître à la fin, lorsque la ville hiberne, Eux qui les premiers firent sur la carte la marque de leurs gants ? ” (p.127) Pourtant, dès le prélude de “ L'Appel ”, Glissant bouscule la chronologie et évoque “ le père Labat ”, “ ce nègre prophète qu'il fit fouetter à sang ” et “ Toussaint Louverture ” (p.67). L'introduction anachronique de ces figures historiques, la mention de la torture imposée aux esclaves, interdisent toute idéalisation de la découverte, toute commémoration de sa mémoire officielle. Le premier voyage porte déjà en germe son lot de massacres, d'humiliations et de violences que les chants suivants se chargeront de révéler. Le poète de Vents mêle lui aussi plusieurs temps et son chant s'adresse à tous ceux qui firent le voyage vers l'ouest et, au-delà, à toutes catégories de conquérants, pionniers ou nomades. Saint-John Perse est fils de ces hommes de conquête, “ successeur de Colomb ” selon Claudel 125. Citant un fragment de Chronique (O.C., p. 394), Glissant dira que Saint- John Perse “ avoue sa tribu : " Prédateurs, certes ! nous le fûmes " ” (I. P., p.116). Vents s'inscrit en effet dans la tradition des poèmes de la conquête. Il fait écho à la Pérégrination de Fernão Mendes Pinto et plus encore aux Lusiades du poète Camoens. Dans sa quête de découverte, le poète rencontre aussi Pessoa et son hétéronyme Alvaro de Campos qui revendiquent leur appartenance à la race des navigateurs. À la différence de Pessoa, il appartient toutefois à un monde de nomades sans nation qui ne réclame aucune reconnaissance pour son action violente, qui ne rattache à aucun territoire le privilège de la conquête. Pessoa aura pris soin, dans Message (1934), d'affirmer la spécificité du nomadisme portugais, de revendiquer comme sienne “ cette Magie qui invoque les Lointains, les appelant à l'histoire 126 ”. Son œuvre porte trace de la supercherie d'Amerigo Vespucchi; elle désigne une histoire tronquée au regard de la mémoire portugaise. Saint-John Perse, s'élève, altier, au-dessus des querelles de pavillons. Ainsi, le chant III salue tous les conquérants : “ des hommes dans le temps ont eu cette façon de tenir face au vent ” (Vents, p.218). Suit une longue énumération de ces hommes d'Amérique, dans laquelle sont facilement identifiables certains personnages de l'histoire officielle : “ hommes d'échanges et de négoce ”, “ grands Réformateurs ”, “ grands Protestataires [...] ” mais ces derniers côtoient des personnages qui ont couleur de rêve, tels ces “ hommes sans dessein — de ceux-là qui conversent avec l'écureuil gris et la grenouille d'arbre, avec la bête et l'arbre sans usage ” (p.220) ou encore ces énigmatiques “ tatoueurs de reines en exil ” (p.225). Paul Claudel, “ Un poème de Saint-John Perse : Vents ”, (O.C., pp.1121-1130) Fernando Pessoa, Message, “ Colomb et les siens ”, Paris, Éd. Bourgeois, 1988, p.133. Pessoa (re)construit l'histoire des conquêtes portugaises, édifie une mémoire culturelle qui se veut fondement de la mémoire nationale. Rendons-lui grâce en citant l'intégralité du poème : “ D'autres viendront à posséder / Tout cela que nous devrons perdre. / D'autres pourront bien trouver / Tout cela qui, lors de nos découvertes / fut trouvé, ou ne fut pas trouvé, / Selon ce qui fut déterminé. / Mais ce qui leur demeure étranger / C'est cette Magie qui invoque les Lointains, les appelant à l'histoire. / Et c'est ainsi que leur gloire / Est la stricte auréole délivrée / Par une lumière d'emprunt. ” 125126- Pour les deux poètes, le rêve, l'imagination et le désir sont aussi à l'origine du départ et accompagnent la conquête. Saint-John Perse se plie à la toute-puissance du songe, il s'inscrit en cela dans la lignée de Colomb : “ Et comme celui qui a morigéné les Rois, j'écouterai monter en moi l'autorité du songe ” (p.185). Une dualité du songe et de l'action parcourt le poème, mais le songe doit être dépassé au profit de l'action. Quels que soient leurs cupides désirs de “ richesses et de titres ”, les conquérants du Nouveau Monde demeurent, au Chant III, “ grands Itinérants du songe et de l'action ” (p.217). Dans Les Indes, c'est plutôt le désir qui constitue un des principes dynamiques du poème. Ce désir commence par mettre la conscience en rapport avec l'absence et fonde l'aspiration à la terre nouvelle qui est pulsion jamais assouvie. L'aventure coloniale reste pure folie et la raison est vaine : “ Inde ! ce fut ainsi, par votre nom cloué sur la folie que commença la mer ” (p.72). Ni la mort ni l'attente ne parviennent à rompre l'enchantement qui lie l'homme à l'objet de son désir. Le désir guide aussi le conquérant dans le chant “ La Conquête ”. Celui-ci aspire à posséder la terre-femme, à lui ravir ses richesses, à la faire servante et amante des siens. Il la personnifie, s'adresse à elle en une longue supplication et tente de la convaincre de se livrer aux conquérants : “ Venez sur le rivage de votre âme ! Tendez vos trésors à vos conquistadores ! ” (p.92). Son désir de possession ne souffre aucun rival : “ Ces hommes, pour vous avoir, je les tuerai jusqu'au dernier ! C'est fait, voici leur sang ” (p.94). Ainsi meurt Atahualpa, dernier empereur Inca, dernier résistant à l'entreprise coloniale espagnole, étranglé sur ordre de Pizarro. Mais la terre-femme, murée dans son éternité, oppose une muette résistance. À travers cette allégorie de la conquête, Glissant renouvelle et renverse le mythe mexicain de la “ Chingada ” ou de la “ Malinche ” : femme violée par les conquérants et responsable, dans l'imaginaire populaire, de la vulnérabilité de l'identité mexicaine. La violence du nomadisme conquérant réduit la terre-femme à l'état d'objet mais ne dissout pas son opacité, pas plus qu'elle ne parvient à épuiser le désir fondateur de ce dernier. En effet, c'est moins la réalisation concrète du désir — la possession de l'objet convoité — qui est ici en jeu que la sauvegarde du rêve qu'il porte en lui. Ainsi, les Indes, au cœur du conquérant, demeurent Indes à l'horizon de ses rêves inassouvis et la terre conquise continue à coïncider avec le rêve initial : “ Et si les Indes ne sont pas de ce côté où tu te couches, que m'importe! / Inde je te dirai. Inde de l'Ouest : afin que je regagne mon rêve ” (p.97). Saint-John Perse n'évoque pas la relation aux natifs, sinon peut-être à travers cette allusion sibylline : “ Mais la chair étrangère hantait d'un goût d'oronge et d'amanite ces hommes nés, aux Chrétientés, de chair plus blonde que chair d'alberges et de pavies...” (Vents, p.218). Faut-il voir dans cette chair étrangère connotée négativement la chair des Indiens conquis, alors que la chair européenne, couleur de pêche et d'abricot, serait, elle, connotée positivement ? Quelle que soit la réponse, les conquérants de Vents ne se heurtent pas à d'autres hommes qui semblent ne pas même exister, mais à l'espace, à la terre américaine dans son déroulement infini. L'homme ne peut s'y mouvoir que comme conquérant, banni, exilé et étranger. C'est sans doute la raison pour laquelle l'homme du Nouveau Monde subit aussi l'épuisement du vent. Au seuil du Chant IV, les vents cessent et l'homme est condamné au retour : “ ... Nous reviendrons un soir d'Automne, avec ce goût de lierre sur nos lèvres; avec ce goût de mangles et d'herbages et de limon au large des estuaires ” (p.241). Le conquérant de Glissant ne revient pas mais fait souche en terre nouvelle. À la terre-femme qu'il a réussi à faire plier sans parvenir à la posséder, il formule cette menace prophétique : “ Je sais là-bas un peuple, dont je ferai commerce; que j'attellerai à ta mamelle ” (Indes, p.100). Alors que la poésie persienne loue la grandeur des conquérants et leur liberté nomade, celle de Glissant inscrit aussi la tragédie de la traite négrière au cœur de l'œuvre. Les conquérants offrent au monde européen un nouveau monde, leur “ nomadisme en flèche ” en brise l'harmonie et le dépeuple de ses habitants. La traite négrière s'inscrit dans la logique implacable de la conquête des Amériques : “ C'est un massacre ici (au réservoir de l'Afrique) afin de compenser le massacre là-bas ” écrit Glissant (p.101). La déportation, en laquelle plusieurs écrivains antillais voient l'origine de leur peuple, devait être écrite pour donner asile à la mémoire. II- La traite négrière : la mémoire et l'oubli. 1- Une littérature de la déportation ? Il est difficile de dater précisément les débuts d'une écriture de la traite négrière. Aimé Césaire fait souvent allusion à la traversée, mais pour le poète de la négritude cet épisode n'est pas perçu comme l'acte premier de l'histoire antillaise. Il n'a pas pour ambition d'articuler son projet poétique à partir de la traite, cette dernière est tout de même présente, son importance est pressentie. L'émergence d'une littérature produite par des écrivains qui, selon l'expression de Glissant, ont conscience d'être “ fils de ceux qui survécurent ” (Indes, p.110) est contemporaine de l'analyse du fait négrier. Sa reconnaissance en tant qu'événement inscrit dans une longue durée fut probablement une réalité non négligeable, toutefois Glissant estime que “ jusqu'à présent [en 1996], on n'a pas vraiment réalisé ce qu'était la traite des Nègres 127 ”. Écrire la traite négrière n'est pas seulement rendre hommage aux morts, ériger une légende des victimes qui sauve la mémoire brisée et occultée, c'est aussi exorciser les fantômes du passé et leur tenace inscription dans le 127- Fort intérieur avec Édouard Glissant, émission radiophonique réalisée par France-Culture, 29 sept. 1996. présent, se faire le témoin d'une tragédie que l'on a pas vécu directement. L'écriture doit tenter de dire un Événement qui, par son ampleur et son irréversibilité, est, selon l'expression du philosophe Paul Ricœur, “ uniquement unique 128 ”. Cet Événement est constitutif de l'identité de la communauté antillaise d'origine africaine dans ses dimensions ethniques, culturelles et sociales. Sa déflagration résonne dans le présent, hante l'inconscient des créateurs. Ces derniers doivent fouiller une mémoire meurtrie, s'interroger sur leur propre identité de peuple né de la traite et écrire aussi en leur propre nom : celui de descendants de déportés. Glissant semble être à l'origine d'une écriture de la traite négrière. À partir des Indes, toute son œuvre — poèmes, romans et essais — accordera une importance capitale à la traversée, s'appliquant à la dire et à penser les modalités de son expression; expression qui se heurte aux relations entre l'histoire et sa représentation, aux problèmes du silence et de l'amnésie. Pour Paul Ricœur, récits historiques et récits de fiction ont en commun une “ identité narrative ”. Ils ne sont pas une simple transcription de l'expérience ou de l'événement mais participent de la même “ opération ”, laquelle est soumise à la narrativité 129. C'est grâce à la médiation de la narration que la temporalité peut être dite. Questionnant la fictionnalisation de l'histoire, Ricœur soutient que c'est “ l'imaginaire qui empêche l'altérité de sombrer dans l'indicible ”. Par un phénomène de sympathie, l'historien est amené à se projeter dans le passé, à faire comme s'il avait vécu dans ce passé, à se “ figurer que...”; “ cet entrelacement de la fiction à l'histoire n'affaiblit pas le projet de représentance de cette dernière, mais contribue à l'accomplir 130 ”. L'écriture littéraire pose le problème, inverse mais corollaire, de l'historicisation de la fiction, laquelle s'appuie nécessairement sur l'histoire. “ Le récit de fiction imite d'une certaine façon le récit historique ” sans pour autant se confondre absolument avec l'histoire, sans se placer sur le même plan qu'elle mais 128- Paul Ricœur , Temps et récit 3 - Le Ttemps raconté, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1985, p.341. Ibidem, p.336. 130- Ibidem, p.346. 129- en pratiquant la “ vérissimilitude 131 ”. Le principe de la vérissimilitude implique de se référer à des faits. Quelle histoire convoquer ? Quels livres consulter ? Les Indes, Le Sel noir et Le Quatrième siècle refusent de puiser aux sources officielles que sont les livres de bord des navires négriers. L'oubli, placé au cœur même de la création, est la première urgence à questionner. L'Intention poétique résume ainsi la dialectique de la mémoire et de l'oubli : “ L'arrachement à la matrice, voilà donc où commence à suppurer l'oubli, non, la mémoire déracinée, l'être dessouché de ses vies, la mer blanche jour après jour impossible mais toujours là. Mer à traverser, entre le réel et le souvenir. Un peuple en proie au vertige d'oubli. [...] Or le réel n'est pas au-delà : il veille en l'imminence menacée de l'être. La mer est en toi. C'est à toi de rejoindre, par-dessus l'oubli. [...] Dévoilement. Durable, patiente, lourde pesée, quand l'être se projette par-delà lui-même, dans le passé raturé qui n'est que blancheur paralysante du présent. Pesée vaine, tant que solitaire : non armé du vœu de tous. Nécessaire, même si tu rames seul sur la mer à passer. Nous passâmes tous la mer, tous doivent se souvenir. ” (I.P., pp.188-189) Se souvenir, donc, seul, sans que la communauté ne relaie la parole et l'écriture, sans appuis mémoriels. Glissant congédie les chroniques coloniales et les listes qui taisent la souffrance des déportés, qui ne sont d'aucune utilité : “ Sur le bateau négrier le seul livre est du livre de compte qui porte sur la valeur d'échange de l'esclave ” écrit l'auteur de Poétique de la Relation (p.17). Il se refuse à ouvrir les registres de la déportation. Ces registres, en effet, occultent les épisodes les plus odieux. Ils ne sont souvent que paroles de bourreaux ordinaires, sinistres branchages de l'histoire officielle. A contrario, l'écrivain antillo-américain Caryl Philipps a choisi d'aborder la traite négrière en l'inscrivant dans la visée de la “ vérissimilude ”. Il consacre la troisième partie de 131- Ibidem, p.343. La Traversée du fleuve (1993) à la trajectoire effectuée par un bateau négrier parti de Liverpool pour rejoindre la côte africaine du Vent avant de gagner l'Amérique. Ce chapitre forme une longue analepse qui vient éclairer les origines des personnages principaux, descendants des captifs africains. L'auteur s'inspire du Journal of a Slave Trader du capitaine John Newton, écrit au XVIIIe siècle, dont il adopte le style et la structure pour créer le journal fictif du capitaine John Halmilton. D'un ton parfaitement neutre, dépouillé de toute implication personnelle, de toute aversion ou sympathie envers la cargaison, le jeune capitaine évoque sa difficile quête de “ marchandises ”. Les captifs sont décrits par leurs seules valeurs physiques — immédiatement transcrites en valeur marchande — et désignés par les numéros qui leur sont attribués. Cette écriture impersonnelle alterne subtilement avec des lettres d'amour pleines de lyrisme que le jeune homme adresse à son épouse qui l'attend à Liverpool. L'amoureux y révèle une âme pure, romantique et nostalgique. Relation épistolaire et livre de bord forment deux écritures de l'extrême, jettent mutuellement l'une sur l'autre une étrange lueur où se reflète et se renforce l'horreur de la traite négrière, l'absolu déni d'humanité infligé à des êtres humains par cette âme immaculée pour laquelle les valeurs humaines s'abolissent aux frontières de l'Europe. Le journal se clôt sur l'embarquement de trois captifs : “ Un homme tranquille s'est approché. Lui ai acheté deux grands et vigoureux garçons ainsi qu'une fille de fière allure. Je crois que mon négoce, pour ce voyage, est arrivé à son terme ”(p.149). Ces mêmes phrases figurent, en italiques, à l'incipit et à la clôture du roman dans deux passages où s'énonce, fragmentaire et brisée par la douleur, la mémoire du père qui a vendu ses enfants au négrier. Dans le passage final, les trois enfants portent les mêmes prénoms que les personnages principaux du roman qui, chacun à des époques différentes, poursuivent leur chemin dans le monde. Le père écoute, par-delà les siècles de séparation, par-delà le lancinement de la honte, la voix de ses enfants : “ Un chœur aux multiples voix continue à grossir. Et j'espère que parmi ces voix de survivants je pourrai de temps à autre entendre celle de mes enfants. De mon Nash. De ma Martha. De mon Travis. De ma fille Joyce. Tous. Blessés mais résolus. C'est seulement s'ils cèdent à la panique qu'ils se briseront les poignets et les chevilles contre les instruments du capitaine Halmilton. Un père coupable. Toujours à l'écoute. Il n'y a pas de chemins tracés dans l'eau. Pas de panneaux. Pas de retour. J'ai perdu la tête. Les récoltes n'avaient rien donné. J'ai vendu mes enfants bienaimés. Lui ai acheté deux grands et vigoureux garçons ainsi qu'une fille de fière allure. Mais ils sont parvenus sur la rive éloignée du fleuve, avec amour. ” (p.213) Ainsi, les fils de survivants deviennent-ils, grâce à cette superposition des différents pans historiques de l'histoire noire-américaine, eux-mêmes survivants de cette tragédie. En choisissant de dire la traite négrière par l'intermédiaire du journal du capitaine, Phillips contourne l'indicible de la déportation. La parole des captifs reste silencieuse mais le discours final du père les inscrit dans une histoire tissée de souffrances, d'amour et d'espoir. La parole poétique est infiniment plus complexe et ambiguë, tant dans son élaboration que dans sa réception. Frôlant l'indécence, elle est acculée aux risques de la nonréception. Qui voudrait entendre, alors que le monde n'a cessé de charrier son lot de déportations, massacres et génocides, une voix qui remonte d'aussi loin. C'est peut-être la raison pour laquelle l'écrivain barbadien Edward Brathwaite ne parvient pas véritablement à dire la déportation. The Arrivants, sous-titré A New World Trilogy, n'évoque pas directement la traversée, mais pointe douloureusement l'arrachement et l'oubli. Ses vers se font brefs, lapidaires. Une plainte s'en échappe : “ How long how long O Lord O devil O fire O flame have we walked have we journeyed to this place 132 ” C'est entre les lignes que se lit la brisure, c'est à travers les anaphores que se dit la souffrance. Au cœur de ses poèmes, Glissant apostrophe ses détracteurs, secoue la bonne conscience d'une humanité oublieuse de ses crimes. Il affirme brutalement : “ J'ai fait la liste, la strophe dure, de ceux qui furent sur l'océan de mort, et voici qu'on me dit : " Liste de rustre, sans mesure ! ... Histoire ancienne, sans levain ! Parole et chant sans profondeur ni ombre " ” (Indes, p.109). À ces paroles opiniâtres fait écho, dans Le Sel noir, une confrontation entre les négateurs de la tragédie négrière et le poète : “ Et ils m'ont dit : Ce chant n'est pas de poésie, / oyez / C'est parabole et chose d'alentour. — Ont-ils compté / Les strophes que la mort chante au-devant de / nous ? Ont-ils / Seigneurs sans glèbe, vu la face de ce feu, qui / palpitait ? / Ils m'ont dit c'est mensonge, et l'univers triste leur / ment ” (p.110). L'écriture est indissociable d'un questionnement éthique portant sur sa légitimité même. Dans quelle mesure l'écrivain — fût-il descendant de déportés — peut-il créer du “ Beau ” à partir de l'horreur ? “ Parole non garante. Un peuple ne souffre pas la géhenne de son transbord tout simplement pour que ta voix s'accorde ” dira encore Glissant (D.A., p.19). À ces écueils qui entravent la parole, s'ajoute la question de la responsabilité de l'Afrique qui se répercute, souvent douloureusement, dans les textes littéraires, lesquels oscillent entre la peinture d'une Afrique victime du viol européen et celle d'un continent vendant sa propre chair. Césaire développe la métaphore du viol : “ [...] L'Afrique / saigne, ma mère / L'Afrique s'ouvre fracassée à une rigole de vermines, / à l'envahissement des spermatozoïdes du viol. ” (Et les Chiens..., p.96). Glissant décrit pour sa part l'éclatement de la solidarité familiale et sociale laminée par la traite : “ Tout le pays a été dragué, les mères 132- The Arrivants, A New World Trilogy, Oxford University Press, 1988, p.9 ( © Rights of Passage, 1967). “ Combien de temps / combien de temps / Oh mon Dieu / Oh diable / Oh feu / Oh flamme / avons-nous voyagé / depuis ce lieu. ” ont vendu leurs enfants, les hommes leurs frères, les rois leur sujet, l'ami vend son ami, pour le rhum sans canne. Et ainsi ils achetaient la mort avec la monnaie de mort. Pour pouvoir rouler, oui, dans la mort de rhum. Ou simplement pour ne pas embarquer sur le bateau. Pour ne pas être obligé de faire le six-centième dans le parc ” (Siècle, p.33). Dans ces appréhensions de la responsabilité africaine se lisent deux postures face à l'Afrique sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement. La mise en scène de Caryl Phillips et le lancinant appel du père, sont sans doute la manière la plus sobre et la plus douloureuse de sonder les relations américano-africaines. Écrire la diaspora des origines est une entreprise bordée d'écueils. “ Comment dire la cale négrière ? Comment dire cette peur qui défait l'être, ce vertige sur l'inconnu à mesure que la rive s'éloigne et que seul s'élève à travers les suintements de la coque le murmure froid des profondeurs marines ? ” s'interrogent Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant 133. Comment faire entendre la voix captive qui, dans la cale négrière, ne fut pas émise ? Comment dire cette parole tue et tuée lorsque les captifs avalaient leur langue pour se suicider ? L'écriture, contournant la mutité du créateur et la surdité du récepteur, est attentive à une rumeur située dans une zone infra-langagière. Elle laisse éclater les cris de la cale qui vont se couler dans la voix et les voix déjà codifiées pour énoncer l'indicible. Elle profile une poétique du cri. 2- Le cri de la cale. Aimé Césaire, dans le Cahier d'un retour au pays natal, est le premier poète antillais qui, haranguant son peuple : “ cette foule criarde si étonnamment passée à côté de son cri ” (p.8), comprend l'ampleur du cri de la cale. Il lui permet de remonter vers le présent et laisse sa clameur en briser le silence et l'inertie : 133- Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., p.32. “ J'entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d'un qu'on jette à la mer... les abois d'une femme en gésine... des raclements d'ongle cherchant des gorges... des ricanements de fouets... des farfouillis de vermines parmi les lassitudes... ” (p. 39) Dire la cale négrière, c'est énumérer la cacophonie de chants lugubres, accomplir une lente et profonde anamnèse où le souvenir vacille, où la parole suspend son élan, ainsi qu'en témoigne la ponctuation. Le cri sourd pourtant, âpre et accusateur, pour fonder une parole de révolte, pour refuser l'hypocrisie de la surdité : “ Nous vomissure de négrier / Nous vénerie de Calebars / quoi ? Se boucher les oreilles ? Nous, soûlés à crever de roulis, de risées, de brume / humée ! [...] ” (p.39). Le Rebelle, qui s'identifie aux captifs, refuse aussi ses propres faiblesses et lâchetés : “ O mes membres de mur bousillé / vous n'éteindrez pas de fatigue et de froid, / mon cri fumant mon cri intact d'animal pris au piège. ” (Et les Chiens... p.121) Cette première expression du cri permettra que les hurlements de la cale s'intègrent à la poésie antillaise, dessinent une poétique. Dès L'Intention poétique, Édouard Glissant pressent l'importance d'une poétique fondée sur le cri, seul rempart contre le silence, seule garante de l'émergence d'une littérature. Questionnant l'impossibilité d'écrire liée à l'impossibilité de bâtir une nation, il perçoit que la stérilité de l'écrivain doit être combattue par la conquête d'une histoire et la constitution d'une mémoire collective dont le peuple antillais demeure privé. Retourner à la source de cette histoire perdue exige de revenir au cri collectif pour empêcher qu'il ne “ tombe en décri 134 ” : “ Des cris que nous avons poussés depuis plus de trois siècles, de ce charroi de matières vivantes qui semblent sans fin s'engouffrer dans une 134- Maurice Blanchot, L'Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p.86. bouche de néant, faire un tri systématique, afin de dégager peut-être ce qu'il a manqué au cri pour devenir parole. ” (I.P., p.192) Le Discours antillais persévère dans cette exploration. La septième introduction — “ À partir du cri ” — dit la nécessité de “ Quitter le cri, forger la parole ” (p.19). La quête du cri vise ainsi à construire une parole qui en constitue le dépassement. Poétique de la Relation s'ouvre aussi sur le rappel de la traite négrière. Le sens du navire négrier est relu et recomposé par l'auteur qui précise encore la poétique du cri qui s'en échappe : “ Le ventre de cette barque te dissout, te précipite dans un non-monde où tu cries. Cette barque est une matrice, le gouffre matrice. Génératrice de ta clameur ” (p.18). Les romans s'efforcent aussi aussi d'accomplir le “ cri de poésie ”. La Case du commandeur évoque la traite négrière dans son premier chapitre intitulé “ traces du temps d'avant ”. Les personnages du temps présent traquent la trace du premier cri. Un cri articulé en un mot mystérieux, “ Odono ”, désignant à la fois un personnage (celui du même nom qui serait débarqué en Martinique vers 1715) et l'indicible réalité de la déportation. Il erre dans le présent sans que son sens ne soit donné, il marque du sceau de la folie les personnages qui en sont les dépositaires et sa lancinante mémoire se ramifie en opacités non élucidées. Ce cri désigne et tisse une chaîne qui unit personnages du passé et personnages du présent. Le poète Derek Walcott, dans son oeuvre The Star-Apple Kingdom, suggère lui aussi une tentative de communication avortée entre ceux de la cale et leurs descendants. L'unique possibilité d'accéder à l'autre semble également être le cri : “ Next we pass slave ships. Flags of all nations, / our fathers below deck too deep, I suppose, / to hear us shouting. So we stop shouting [...] 135 ” (p.22). Le cri de la cale appelle la reconstitution poétique de l'antre duquel il s'échappe : “ Il me semble que notre projet littéraire se noue au ventre même de la bête : dans l'antre du 135- Traduction de C. Malroux : “ Après on passe les négriers. Pavillons de tous pays, / nos pères en bas, sans doute trop au fond / pour entendre nos cris. Alors on s'arrête de crier [...] ” bateau négrier. C'est de si loin qu'il faut venir ” dit Glissant 136. La cale du bateau négrier est pourtant peu décrite. Césaire suggère un accouchement violent et destructeur : “ [...] le négrier craque de toutes part... Son ventre se convulse et résonne... L'affreux ténia de sa cargaison ronge les boyaux fétides de l'étrange nourrisson des mers ! ” (Cahier, p.61). Il imagine que la “ négraille ” prend les commandes du négrier, se dresse face à ses oppresseurs, l'anaphore “ debout ” scande les étapes de la rébellion. Chez Glissant, les mots rencontrent l'amnésie et l'indicible : “ Cela se nomme d'un nom savant dont je ne puis me souvenir, mais dont les fonds marins depuis ce temps ont connaissance, sans nul doute ” (Indes, p.109). Le chant IV de ce recueil est entièrement consacré à la traite. Son rythme diffère de celui des chants précédents : le verset est remplacé par une prose beaucoup plus dense, une “ prose dure ” (p.104). Benoît Conort, dans un article intitulé “ Le Chant de mort ”, — titre du chant IV — constate qu'à “ la brisure du vers [est substituée] une seule coulée, comme si à l'insoutenable violence faite à l'homme le poète ne pouvait opposer que le rempart lisse d'un discours où rythme et syntaxe coïncident 137 ”. Contre les intolérables sévices subis par le captif, le poète dresse une forteresse de mots reliés par une grammaire “ mortuaire ” où la parole se fait aride. Les œuvres qui évoquent la cale négrière, cette coquille de mort fermée sur elle-même, arrachent à son univers concentrationnaire des fragments, des bribes et des morceaux d'un réel épars qu'elles recomposent chaotiquement. Elles suggèrent la fatigue extrême et la dégradation des corps par des images de putréfaction; elles nomment l'agonie atroce et les excréments : “ the shit, the moaning 138 ” (Kingdom, p.48). Elles désignent la mort infâme où s'abolit la dignité de l'homme. Dans cet espace réduit à un non-lieu, le temps chronologique est brisé; passé, présent et futur se figent en un même temps immobile, celui du néant et de la mort : “ Toute la nuit, par le hublot, il voit passer la lame, elle le conduit le jour d'après dans la ronce du jour d'avant [...] 136- “ Entretien du CARE avec Édouard Glissant ”, Revue CARE n° 10, Paris, Éd. Caribéennes, avr. 1983, p.17. 137- Benoît Conort, “ Le chant de mort ”, Horizons d'Édouard Glissant, Paris, J et D éditions, 1990, p.63. 138- Traduction de C. Malroux : “ La merde, les gémissements. ” ” écrit Glissant (Indes, p.106). Il parle au nom d'une masse anonyme dont l'identité est restée sur les rivages africains. Il individualise cependant les hommes à travers l'énonciation et la répétition de leurs tortures et agonies : “ Un d'eux, qui profitant d'une mégarde des chiourmes, tourne son âme vers la mer, il s'engloutit. Un autre abâtardi dont le corps est sans prairie, sans rivière, sans feu. Un qui meurt dans sa fiente consommée à la fétidité commune. Un qui sait sa femme enchaînée près de lui : il ne la voit pas mais il l'entend faiblir. Et Un qui sait sa femme nouée au bois là-bas d'un négrier : il ne la voit pas mais il l'entend partir ” (p.108). À défaut de donner un nom à chacun des déportés, entreprise impossible, dire les “ uns ” qui sont autant de “ Un ” — dont il faut noter la majuscule — permet de refuser la massification et la banalisation de l'horreur. Fondamentale pour l'historien, la question des chiffres ne traduit pas la souffrance. L'énumération de Glissant, sourde litanie des “ Un ”, rappelle à la postérité, ainsi que le faisait Elie Wiesel à propos de la Shoah, que plusieurs millions de déportés c'est Un plus Un plus Un... Derek Walcott évoque lui aussi la masse des captifs à laquelle le poète, écrivant la tragédie de la traite négrière, s'intègre : “ We were the colour of shadows when we came down / with tinkling leg-irons to join the chain of the sea, / the silver coins multiplying on the sold horizon, 139 ” (Omeros, p.206) . Les captifs pleurent leur humanité perdue qui réside dans les objets qui firent leur quotidien : la lance du chasseur, le panier du tisserand, la calebasse cassée... Dépositaires d'une mémoire raturée, les personnages des romans de Glissant et en particulier ceux du Quatrième siècle, de La Case du commandeur et de Tout Monde gardent la lancinante obsession de ce que, paradoxalement, ils n'ont jamais su, de ce qu'ils ne parviennent à comprendre ou du moins à élucider. À cet égard, Le Quatrième siècle ouvre la voie, non du cri, mais de la parole et surtout du dialogue. Un dialogue qui se noue entre Papa Longoué, descendant du premier Longoué, et Mathieu Béluse, descendant du premier 139- “ Nous étions la couleur des ombres quand nous sommes descendus / traînant des fers tintinnabulants pour nous lier avec les chaînes de la mer / en échange des monnaies d'argent qui se multipliaient sur le traître horizon [...] ” Béluse. Les deux ancêtres furent captifs à bord du navire Rose-Marie. L'histoire de la traite négrière, première étape de la souffrance nègre, s'énonce dans le ressassement de ses épisodes les plus marquants. Longoué dévoile, Mathieu questionne, parfois contredit. Il s'agit d'approcher le passé qui sans cesse se dérobe, de lui redonner forme par la parole, de construire une genèse à travers ces deux personnages d'ancêtres opposés tout autant que complémentaires. Précise et alerte, la parole du vieux Longoué transmet le passé mais se brise sur son irréductible opacité : “ Ouvre tes registres, bon, et tu épelles les dates, mais moi tout ce que je sais c'est le soleil qui descend en grand vent sur ma tête [...] avant hier est un soupir, hier est un éclair, aujourd'hui est si vif dans tes yeux que tu ne le vois pas. Car le passé est en haut bien groupé sur lui-même, et si loin, mais tu le provoques, il démarre comme un troupeau de taureaux, bientôt il tombe sur ta tête plus vite qu'un cayali touché à l'arbalète. ” (Siècle, p. 213). Anamnèse à travers laquelle s'articule la quête de tout un peuple dépossédé que poursuit inlassablement Glissant : “ nous revivons dans un remuement indistinct ces douleurs et cocasseries qui nous accassèrent dans notre transbord ” écrit-il dans La Case du commandeur (p.17). La mort des captifs durant la traversée est pour les personnages la mort primordiale, celle que l'on revit sans trêve. Elle est, telle une obsédante réminiscence, la première des quatre morts de Longoué dans Tout Monde : “ La présence de la cale était pour lui la plus forte, plus encore que l'invocation de ce qu'il appelait le Pays d'avant, parce que dans la cale avaient mélangé toutes les odeurs que sa mémoire amassait, avait amassées, amasserait encore par-delà ses quatre morts ” (p.91). L'écriture de la cale négrière transmet des fragments de douleur, des éclats de vérité. Elle effleure l'incompréhensible, l'irrecevable. Comment dès lors forger des lieux de mémoire ? Où commémorer la mémoire de la traite ? 3- De l'ex-île de la mémoire au cimetière marin. La Maison des esclaves de l'île de Gorée, que l'Unesco a intégrée comme élément du patrimoine de l'humanité, est-elle un faux lieu de mémoire ? Le fait que cette Maison n'était peut-être pas une esclaverie mais une “ banale ” demeure de maîtres où vivaient des esclaves abolit-il sa dimension mémorielle ? Le rétablissement de la vérité historique rencontre peutêtre ici une forme de spoliation : spoliation d'un site où s'imbriquent, en un étroit nœud gordien, passé africain et passé antillais. Au fil de toute son œuvre, Glissant n'aura eu cesse de rappeler à la postérité la valeur emblématique de l'île de Gorée, de pénétrer, en nous suggérant de le suivre, dans l'île de la mémoire. Un poème de Boises lui est entièrement dédié, le poète y désigne un captif anonyme : “ Il n'eut d'espace de héler dépassement, ayant drivé entre rive et haut bord, dans l'île d'amarrage où les rêves d'hier tuent au garrot les rêves de demain ” (Sel, p.149). Île où s'effacent le temps et l'espoir, mais île d'amarrage de la souffrance et de la mémoire. Gorée, perle noire dans l'archipel que dessine le recueil Fastes : “ Halez, frères, halez la plus haute tempête Jamais nous ne viendrons à la lucarne éblouie Nos corps ne lustreront jamais le sable noir Quand même nous rêvons deçà la barre d'écumes 140 ” Gorée ne survivra peut-être pas à la postérité. Elle préfigure toutefois, fantasmatiquement, la mer de la déportation. Elle participe du cri de naissance d'un peuple spolié qui se heurte sans répit au silence éternel de ceux qui n'ont pas gagné l'autre rive, de ceux dont la présence s'est effacée avec “ le sillon du bateau sur l'océan ” (Siècle, p.57) et qui furent engloutis dans les profondeurs sous-marines. La mer est indissociable de la traite. À la suite des premières conquêtes portugaises, un nouveau genre littéraire voit le jour, celui des récits de naufrages rassemblés au XVIIIe siècle sous le titre História trágico-marítima. Dans la littérature antillaise, nul monstre marin, 140- Édouard Glissant, “ Gorée ”, Fastes, Toronto, Éd. du GREF, Collection Quatre-Routes, 1991, p.18. ni récit de naufrage. Les monstres sont les négriers et la mort qui serait provoquée par le naufrage réel du bateau est moins effroyable que la tragédie de l'arrachement. Par son immensité et ses dimensions insoupçonnées, la mer s'oppose en apparence à la cale négrière. Cernant le navire, elle le transforme en univers concentrationnaire duquel il est impossible de s'échapper, ainsi parachève-t-elle l'enfermement du captif. Elle le sépare à tout jamais du pays premier; elle relie deux espaces qui ne soupçonnent pas encore leur présence réciproque. C'est la mer sans fin, la mer de la déportation et de l'oubli que Glissant évoque dans Le Sel noir : “ Voyez, la mer m'a déporté vers la journée fertile, / ô de si loin encore je progresse avec les flots vers / cette absence et cette face ” (p.76). Puissance maléfique, elle réclame son lot de sacrifices : “ J'ai vu la mer froide qui roule, attend, s'apaise / Elle prend dans sa chair le vieux dictame, la chair jeune / comme offrande, chose due, au sacrifice de l'autan ” (p.88-89). Elle est cimetière marin sans métaphore aucune, peuplée de requins, “ arène aux requins sourds ” prêts à dévorer le captif. Le Rebelle d'Aimé Césaire s'écrie : “ Oh, mes amis, il suffit : je ne suis plus que pâture; / des squales jouent dans mon sillage ” (Et les chiens... p.79). C'est aussi la mer du silence, “ docile ”, complice des crimes perpétrés sur ses eaux que dénonce l'ouverture du poème “ Carthage ” (Sel Noir, p.85). Pour croire aux crimes de l'histoire, il faut des traces tangibles : retourner la terre, exhumer les charniers et les corps des suppliciés. La mer semble interdire toute enquête, garantir l'éternelle impunité du crime, exclure toute possibilité de donner une mémoire à ceux que la déportation a tués. Pourtant, dans la poésie de Césaire, au cri de la cale répond la rumeur qui s'échappe des fonds marins : “ une rumeur de chaînes de carcans monte de la mer... un gargouillement de noyés de la panse verte de la mer... un claquement de feu un claquement de fouet, des cris d'assassinés... ... la mer brûle ou c'est l'étoupe de mon sang qui brûle ” (Et les chiens..., p.150) Chaînes et carcans échoués au fond des eaux témoignent de la présence d'une trace frêle mais tangible de la traite et de la déportation. Ils en sont les résidus impalpables autant qu'indestructibles. Ils attestent la mort occultée des captifs. Jetés par dessus bord lorsqu'ils meurent, ainsi que le prouvent les chroniques des négriers, les captifs, après l'interdiction officielle de la traite, sont massivement sacrifiés par les équipages qui continuent de pratiquer la traite clandestinement et préfèrent se délester de leur cargaison plutôt que de la céder aux autorités. La plupart des écrivains font tous allusion à ce pan obscur du réel. C'est à partir de l'exploration des fonds sous-marins que Walcott, dans son poème “ The Sea Is History ”, congédie l'amnésie, restitue aux déportés et à leurs fils la dimension historique qui leur était refusée, substitue aux monuments traditionnellement dédiés aux victimes une parole testamentaire : “ Where are your monuments, your battles, martyrs ? Where is your tribal memory ? Sirs, in that gray vault. The sea. The sea has locked them up. The sea is History [...] but where is your Renaissance ? Sir, it is locked in them sea sands out there past the reef's moiling shelf, where the men-o'-war floated down; 141 ” (Kingdom, pp.48-50) . Le poète devient le juge et l'accusateur des crimes sous-marins, de l'histoire engloutie dont il piste les signes. Avec la volonté de rompre l'aveuglement, il interpelle son lecteur, l'exhorte à plonger dans la mémoire meurtrie : “ strop on these goggles, I'll guide you there 141- Traduction de C. Malroux : “ Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ? / Où est votre mémoire tribale ? Messieurs, / dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer / les a enfermés. La mer est l'Histoire [...] / mais où est votre renaissance ? / Monsieur, elle est enfermée dans ces sables marins / là-bas au large du socle tourmenté du récif / où sombraient les vaisseaux [...] ” myself 142 ” (p.50). Il forge une mythologie des origines qui se présente comme une véritable cosmogonie; il se confond à la faune sous-marine, se mêle aux monstres fabuleux renvoyant aux débuts de l'humanité. Les morts engloutis sont arrachés à l'oubli, deviennent partie intégrante du paysage marin où sont inscrits à jamais les fondements de l'histoire antillaise et, au-delà, ceux de tous les peuples issus de la traite négrière. Glissant partage avec Walcott une même vision de cette histoire immergée. À partir de l'analyse de Brathwaite : “ The unity is sub-marine ”, il propose l'interprétation suivante : “ Je ne traduis, quant à moi, cette proposition, qu'en évoquant tant d'Africains lestés de boulets et jetés par-dessus bord chaque fois qu'un navire négrier se trouvait poursuivi par des ennemis et s'estimait trop faible pour soutenir le combat. Ils semèrent dans les fonds les boulets de l'invisible ” (D.A., p.134). Poétique de la Relation enrichit la lecture des “ boulets de l'invisible ” qui deviennent signes précurseurs de la Relation, éléments premiers d'une solidarité antillaise qui procède du drame de la traite et dont dépend l'avènement de l'histoire. “ Racines dérivées ”, les boulets ancrent les morts dans les profondeurs marines qui préfigurent une terre à venir. La mer de la souffrance est alors mer de la naissance d'un peuple; elle n'est gouffre d'oubli que pour ceux qui ne veulent pas voir. Écrire la traite négrière, bâtir une parole à partir d'une catastrophe historique dont nulle chronique ne saurait rendre compte, dévoiler ce que l'historien ne peut faire sentir, telle est sans doute une des tâches monumentales entreprises par ces écrivains. Face à l'anéantissement, le verbe est assigné à dire ce qu'aucune parole n'est apte à signifier. L'écriture antillaise sculpte une mémoire contre l'oubli, nouent mémoire et oubli, se fait ellemême lieu de mémoire, monument, dans son sens étymologique de perpétuation du souvenir. Elle répercute en échos démultipliés les cris des victimes. Ce faisant, elle investit aussi le lecteur d'une mission de réception, lui rappelle que le passé creuse une trace éternellement présente. Elle s'adresse à ceux qui ne savent pas, à ceux qui périrent et à ceux qui survécurent à l'enfer du navire négrier pour devenir esclaves. 142- Traduction de C. Malroux : “ mettez ces lunettes de plongée / je vous guiderai moi-même. ” 4- Brisures d'appartenance. La cale du bateau expulse un homme détruit qui, exhibé sur le marché de chair humaine, deviendra esclave. Aimé Césaire évoque le marché aux esclaves : “ Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes; que les pulsations de l'humanité s'arrêtent aux portes de la nègrerie; que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l'on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l'on nous vendait sur les places et l'aune de drap anglais et la viande salée d'Irlande coûtaient moins chers que nous [... ] ” (Cahier, pp.38-39) Pour la première fois dans l'histoire de la littérature antillaise, le Cahier assimile l'esclavage à la mise à mort de l'homme. Il en ponctue obstinément les étapes. En deçà des “ pulsations de l'humanité ”, l'esclave est aussi moins qu'un animal. Il n'est plus que matière fécale. Cette réalité qui obsède l'imaginaire de l'écrivain est reprise par Simone SchwarzBart. Man Cia, dans Pluie et vent sur Télumée miracle, se heurte aussi à l'incompréhensible de l'esclavage : “ [...] le temps où les boucauts de viande avariée avaient plus de valeur que nous autres, j'ai beau y réfléchir, je ne comprends pas...143 ” Le marché aux esclaves est également évoqué dans la poésie d'Édouard Glissant, en particulier dans Les Indes où est décrite l'arrivée du bateau négrier : 143- Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée miracle, Paris, Éd. du Seuil, coll. Point, 1980, p.190. “ Cet enfant monte au plus haut de la terre, il voit sur l'horizon grossir la cargaison [...] Allons! les crieurs paradent sur les tréteaux, ils débitent la vie; les marchands s'empressent; le doux enfant glisse au bas du sentier, abandonnant l'espace d'annonciation. Il ne sait, l'adolescent guetteur de futur, qu'il y aura d'autres criées pour le malheur des prophéties [...] (p.109) Aucun lyrisme dans ce passage qui scande les étapes de la vente des esclaves en décrivant la scène avec une sorte de recul, de hauteur, s'appliquant à cerner les mouvements des acheteurs sans même évoquer ceux des esclaves. La mise à mort ontologique de l'homme est ici évoquée par une simple phrase : “ ils débitent la vie ”. Nous retrouvons dans ce poème l'histoire des origines, le dévoilement d'un mythe fondateur à travers la terminologie religieuse : “ l'espace d'annonciation ”, “ le malheur des prophéties. ” Dans Le Quatrième Siècle, Glissant évoque brièvement le marché aux esclaves mais en focalisant très différemment son point de vue. Il décrit les impressions du futur Longoué qui échappera à l'esclavage en devenant un Nègre marron, le marché n'est pas ici épreuve initiatique mais simple formalité qui n'aura pas de résonances dans la vie du futur marron : “ Au marché, il avait donc suivi, dans une sorte de rêve, le mouvement. La pluie qui reprenait ses à-coups. Des femmes, blanches et rosies. Des hommes, importants. Les malins, les têtus, les avares. Un objet en or échangé contre un jeune garçon. Le crissement des robes traînées dans la boue. Les cris des marchands, les grands gestes, le tonnerre aigu des centaines de voix, la face vide, muette, de ceux qui le regardaient encore, attendant sa décision. Mais il était attaché en compagnie de deux hommes et de trois femmes; près de lui, l'autre semblait haler aussi deux femmes. Seuls attachés dans tout le lot et tenus à l'écart, neuf bêtes déjà marquées devant lesquelles la foule ne s'arrêtait pas, pressée d'arriver aux occasions, au marchandage, à l'acquisition. Il vit passer la foule. ” (p.56) “ Migrant nu ”, selon l'expression de Glissant, l'esclave est dans une situation d'étranger absolu. Il est contraint de travailler pour le profit du maître, les outils qu'il utilise ne lui appartiennent pas, le fruit de son travail lui échappe et ne lui permet pas de fonder un rapport signifiant avec la terre qu'il fait fructifier. Il est donc placé dans une situation d'aliénation qui résulte des opérations de dépersonnalisation qu'il a subies lors de la capture, pendant la traversée maritime et lors de sa vente. Meillassoux, dans son Anthropologie de l'esclavage, résume la situation de l'esclave au processus suivant : désocialisation, décivilisation et dépersonnalisation 144. Cette dépersonnalisation fonctionne aussi bien en aval qu'en amont puisque le rapport de filiation l'unissant à ses ancêtres a été rompu, ce qui empêchera tout rapport de filiation l'unissant à ses enfants qui seront eux aussi des déracinés et des étrangers. Le processus de reproduction naturel est brisé : les esclaves hommes jouant le rôle d'étalon. Le personnage de Béluse dans Le Quatrième Siècle tient son nom de la fonction qui lui a été dévolue : “ C'est pour le bel usage [...] ” (p.166). Il représente pour Marie-Nathalie, la femme du propriétaire de l'Habitation l'Acajou, l'étalon rêvé qui devrait lui permettre de peupler la plantation. Les femmes esclaves refuseront souvent d'enfanter afin de ne pas donner de nouveaux esclaves au maître. Dans ce contexte de perte totale d'identité, d'absence d'espoir dans le futur, la mort apparaît comme la seule issue pour de nombreux esclaves. “ Rappelons-nous que les premières générations d'esclaves traités cherchaient parfois la mort pour revenir en Afrique. L'au-delà se confondait avec le pays perdu ”, écrit Glissant (D.A., p.124). Ce lancinement d'Afrique gît dans la mémoire des descendants des déportés, perdure par-delà les siècles. La tragédie de la traite négrière a coupé physiquement les esclaves et leurs descendants de la terre d'origine. Elle a laminé de nombreux liens concrets les unissant à l'Afrique. D'un point de vue anthropologique, des coutumes africaines survivent, dans la musique — le tambour africain donnera naissance au tambour créole, le “ gros ka ” — dans les gestes quotidiens, dans l'oralité et l'art du conte. La blessure de la perte reste ouverte et 144- Claude Meillassoux, Anthropologie de l'esclavage, Paris, P.U.F. 1986, p.100. les racines coupées sont douloureuses. La négritude, dont Aimé Césaire fut un des initiateurs et un des plus fervents poètes, exprime une revendication de racines, une volonté de mettre fin à un exil séculaire qui est désir d'ancrer son appartenance dans un continent longtemps nié par la colonisation et reconquis par l'imaginaire poétique. CHAPITRE 2 LA NÉGRITUDE CÉSAIRIENNE ET LE “ RACINEMENT ” EN AFRIQUE I- Les fondations d'une appartenance nègre Le terme “ négritude ” apparaît en 1939 dans Le Cahier d'un retour au pays natal mais il est déjà présent, dès 1934, dans un article de la revue L'Étudiant noir créée par Aimé Césaire, Léon Gontran Damas et Léopold Sédar Senghor. Confrontés à une civilisation occidentale profondément raciste qui érige ses valeurs en valeurs absolues et nie le colonisé, ces étudiants entendent lutter contre l'aliénation et l'assimilation. La couleur de leur peau et leur situation de colonisé fonctionnent comme un puissant dénominateur commun qui transcende leurs diverses appartenances nationales au profit d'une même appartenance raciale dont ils revendiquent la dignité. Aimé Césaire affirme : “ [...] nous avons pris le mot nègre comme un mot-défi. [...] C'était un peu une réaction de jeune homme en colère. Puisqu'on avait honte du mot nègre, eh bien, nous avons repris le mot nègre. 145 ” Ils réhabilitent ainsi le terme ou, plus précisément, détournent l'insulte en inversant son sens. Mais la seule appartenance raciale ne permet pas de se définir, ni de fonder un discours politique ou poétique. Dans la France de l'entre-deux-guerres où la négritude voit le jour, le Noir n'est pas seulement méprisé en raison de la couleur de sa peau, ce sont aussi son histoire et sa culture avilies par la colonisation qui sont dépréciées et caricaturées. À ce propos, les descriptions des différents peuples “ nègres ” que l'on peut lire dans un ouvrage intitulé : Les Merveilles des races du monde, publié à la même époque et destiné à de futurs instituteurs français, sont édifiantes. L'avant-propos brosse un rapide tableau de la “ race Noire ” : “ [...] la plus proche de la nature, — brutale, solide dans sa taille bien prise, la face 145- René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, Paris, Seghers, 1980, (entretien avec Aimé Césaire), p.76. Les termes qui apparaissent en italiques dans le texte original sont présents en caractères gras lorsque nous utilisons nous-mêmes les italiques. et le crâne en bélier, le nez écrasé, l'œil bestial et la chevelure crépue, dispute à l'invasion blanche ses villages, ses chasses, ses libertés. 146 ” Les Dahoméens sont ainsi jugés : “ Ils mangent prodigieusement et dorment profondément, si bien qu'il faut parfois en venir à la violence pour les tirer de leur sommeil. Au point de vue moral, les Dahoméens sont les plus astucieux et les plus hypocrites des Nègres; mais ils sont malhabiles dans leurs mensonges. Ils révoltent par leur insensibilité et leur insouciance. 147 ” Face à cette bestialisation de l'homme noir que véhiculent les discours des voyageurs européens et qu'officialise la culture “ savante ”, les jeunes fondateurs de la négritude rattachent leur identité à un territoire — l'Afrique —, à une histoire, à une culture. Pour le fils de la culture sérère qu'est Léopold Sédar Senghor, cette appartenance dans ses différentes significations est moins problématique que pour l'Antillais Césaire. Ce dernier ne sait rien de l'Afrique qu'il découvre à Paris. En marge de ses études à l'École Normale Supérieure, il lit L'Histoire de la Civilisation Africaine de l'ethnologue allemand Frobénius, œuvre qui réhabilite la grandeur historique et culturelle du continent africain, contredit la théorie hégélienne qui considère l'Afrique comme Terra Incognita sans histoire, sans culture. L'influence de Léopold Sédar Senghor est déterminante pour le jeune Césaire : “ En la personne de ce jeune aristocrate sérère, affable et distingué, aux lunettes cerclées d'écailles, il découvre l'Afrique ”, écrivent Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore 148. Grâce à Senghor, Césaire aborde une Afrique plus concrète. Sa pensée, nourrie par des philosophes qui brisent la toute-puissance du rationalisme cartésien — Nietzsche, Bergson — et par les psychanalystes allemands — Jung, Freud — se forme également par la lecture d'écrivains français dont l'écriture bouleverse les normes établies et opère une révolution poétique : Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes. “ La philosophie et la poétique césairiennes de la négritude — car les deux sont ici difficilement dissociables — se 146- Les Merveilles des races du monde, Paris, Hachette, pp. I-II. La date de publication est manquante dans l'ouvrage que nous possédons mais les indications paratextuelles indiquent qu'elle se situe peu après la première guerre mondiale. 147- Ibidem, p.240. 148- Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire le Nègre inconsolé, Paris, Syros, 1993, p.34. nourrissent du courant moderniste de la pensée occidentale ” précise Daniel Delas 149. Si Césaire lit les auteurs noirs-américains — Mac Kay, Langston Hugues, Countee Cullen — et s'intéresse également au Jamaïcain Marcus Garvey, leur influence apparaît toutefois moins déterminante. Les rencontres d'intellectuels et, plus précisément, les “ vendredis de René Maran 150 ”, initiés par l'auteur de Batouala sur lequel nous reviendrons, ne retiennent pas la présence du jeune homme qui fuit les mondanités parisiennes pour se consacrer à l'écriture. Le Cahier d'un retour au pays natal, œuvre fondatrice de la négritude, est un texte d'appartenance; Césaire y revendique avant tout son appartenance à la caste des humiliés, toutes origines et couleurs confondues : “Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serai un homme-juif un homme-cafre un homme-hindou-de-Calcutta un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas ” (p.20) Chaque catégorie est rattachée, par le tiret qui la relie au mot “ homme ”, à l'humanité en général. Césaire exprime ici sa solidarité d'Antillais colonisé avec toutes les minorités en souffrance. Il a soin aussi de démarquer radicalement son peuple des peuples africains conquérants et drapés de splendeur : “ Non, nous n'avons jamais été amazones du roi du Dahomey, ni princes de Ghana avec huit cents chameaux, ni docteurs à Tombouctou Askia le Grand étant roi, ni architectes de Djenné, ni Madhis, ni guerriers. Nous ne sentons pas sous l'aisselle la démangeaison de ceux qui tinrent la lance ” (p.38). Une cascade de propositions négatives définit l'appartenance antillaise qui existe dans ce vide et ce non-être laissés par la traite négrière et l'esclavage. Ni l'Afrique des origines, ni l'Afrique réelle ne sont la matrice principale du poème. Certains chercheurs ont comparé le Cahier... à la grande 149150- Daniel Delas, Aimé Césaire, Paris, Hachette, 1991, p.23. Ibidem, p.19. tradition orale africaine, d'autres ont identifié et discuté la présence de mythes africains, tels les mythes dogons, dans cette œuvre. Dans le cadre de notre recherche, nous préférons appuyer notre analyse sur l'étude de la thématique du Cahier... et nous interroger tout d'abord sur son titre. Quel est le pays natal vers lequel le poète appelle à un retour ? Si l'on se fonde sur la biographie de l'auteur, la réponse est sans nulle doute la Martinique. En effet, Césaire est rentré en Martinique durant l'été 1936 or il rédige la première ébauche du Cahier... entre 1936 et 1938, laquelle semble contenir de nombreuses allusions personnelles 151. Elle est éditée par la revue Volontés, de la page 23 à la page 51, au mois d'août 1939; quelques jours plus tard Aimé Césaire et sa femme Suzanne retournent s'installer en Martinique 152. Dans cette optique, la première version serait née d'une prise de conscience effectuée lors du premier retour — constatation de l'extrême déliquescence de son pays — et préfigurant le retour définitif. Cette hypothèse s'appuie sur ce que M. a M. Ngal nomme le “ réalisme ” et le “ pittoresque ” 153 du Cahier... dans lesquels l'intention poétique rencontre la volonté de témoigner d'une négritude — le fait d'être nègre — avilie par le colonialisme. Or l'œuvre ne contient évidemment pas de “ pacte autobiographique ”, de plus “ la subjectivité d'Aimé Césaire, certes exprimée par le JE omniprésent, est en quelque sorte transcendée vers la figure générale du poète, du peuple martiniquais en même temps que de tous les "damnés de la terre", de sorte que le poème apparaît comme une fiction 154 ”. Par ailleurs, revenir au pays natal sous-entend forcément l'accomplissement d'une trajectoire qui relie deux pôles : le pays de l'exil et le pays de l'enfance. Dans la réalité, ces deux pôles sont la France et la Martinique. Dans le poème, Paris et la France sont absents. Les allusions à “ l'Europe peureuse qui se reprend et fière / se surestime ” (p.35), au 151- Toutefois, son entière rédaction a duré vingt ans. Daniel Delas précise qu'un fragment supplémentaire est publié dans la revue Tropiques en 1942. En 1947, le Cahier... bénéficie d'une double parution à New York chez Brentano's et à Paris chez Bordas. Ce n'est qu'en 1956 que paraît son édition définitive, à Présence Africaine. Daniel Delas, Aimé Césaire, op. cit., p.25. 152- Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, op. cit., p.69. 153- M. a M. Ngal, Aimé Césaire, un homme à la recherche d'une patrie, Dakar, Les Nouvelles Éditions africaines, 1975, p.36. 154- Dominique Combe, Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Paris, P.U.F, coll. Études littéraires, 1993, p.46. “ monde blanc horriblement las de son effort immense ” (p.48), à “ l'Europe [qui] nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences ” (p.57), renvoient à la situation coloniale et non à la situation personnelle de Césaire. Il est “ déraciné, c'est-à-dire seul ” disent Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, “ mais heureux de l'être parce qu'enfin livré à lui-même, libre de courir une aventure intellectuelle. 155 ” Ces propos sont confirmés par le regard que l'écrivain porte, a posteriori, sur son exil parisien : “ Alors que la pensée de l'exil attristait la plupart de mes camarades de classe, elle me réjouissait : Paris, c'était une promesse d'épanouissement; en effet, je n'étais pas à l'aise dans le monde antillais, monde de l'insaveur, de l'inauthentique.156 ” Son œuvre, en effet, ne laisse filtrer nulle tristesse d'exilé, nulle trace de ce spleen qui traverse les pages de son prédécesseur dans l'exil, le poète Saint-John Perse. Dans le poème “ La Ville ” de ce dernier, le soir qui se couche “ sur les poubelles de l'hospice ”, “ sur la fontaine qui sanglote dans les cours de police ”, sur “ le mendiant dont les joues tremblent aux creux des mâchoires ” (O.C., p.13) traduit la pesanteur de la ville d'exil, et en contrepartie, les Antilles symboliseront la légèreté d'être. Rien de tel dans le Cahier.... La ville s'énonce, immobile et pesante mais c'est la ville de l'enfance : “ Au bout du petit matin, cette ville plate — étalée, trébuchée de son bon sens, inerte [...] ” (pp.8-9). Aucune nostalgie du paysage insulaire. Les fleurs des flamboyants sont “ fleurs de sang qui se fanent et s'éparpillent dans le vent inutile [...] ”; elles ne suggèrent que douleur, vacuité et absence de mémoire. Certes, la Martinique de Césaire ne saurait être identique à celle du poète d'Éloges en raison de leur appartenance à deux différentes “ ethnoclasses ” et le narrateur du Cahier... ne vante pas la beauté de son pays, ne ressent aucune nostalgie idéalisatrice parce qu'il n'y a rien à idéaliser, pourrait-on objecter. Selon Max Dorsinville, l'exilé que désigne le Cahier... doit seulement accomplir son retour qui n'est autre qu'une descente en enfer afin de réaliser la quête identitaire déclenchée par l'exil : “ arrivé aux racines de la condition de son peuple, 155156- Roger Toumson, Simonne Henri-Valmore, op. cit., p.39. M. a. M. Ngal, op. cit., p. 89. L'auteur cite des propos d'Aimé Césaire recueillis par Sieger. le colonisé se livre à l'irrationnel [...] une mémoire essentielle se libère, explose. Elle nomme, identifie, dénonce les agents destructeurs et se réconcilie avec les valeurs préservées de l'héritage ancestral. 157 ” Mais quelles sont les “ valeurs préservées ” de cet “ héritage ancestral ” ? Quelle est la terre qui en garde la mémoire ? Les Antilles décrites dans le Cahier... ne sont porteuses d'aucun héritage si ce n'est celui de la perte, de la souffrance et de la misère coloniale. L'exilé souhaite revenir vers “ la hideur désertée ” des “ plaies ” du pays natal (p.22), mais c'est en se tournant vers une autre terre que la terre antillaise qu'il espère peut-être les guérir. Existerait-il, par-delà des images qui renvoient à un lieu qui n'est pas une vraie patrie, une terre ferme cristallisant aspirations et désirs ? II- Le désir d'Afrique. L'Afrique est très peu présente mais au-delà du champ lexical renvoyant à la Martinique natale, l'on voit cependant apparaître, en un léger filigrane, l'Afrique des racines, la terre matricielle suggérée par des images fortes. À la question : “ Qui et quels sommes nous ? ”, le poète répond : “À force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et mes longs pieds d'arbre ont creusé dans le sol de larges sacs à venin de hautes villes d'ossements à force de penser au Congo je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves. ” (p.28) 157- Max Dorsinville, Le Pays natal, Dakar, Nouvelles éditions africaines, 1983, p.26. Quand s'élève le grand hymne de la négritude, c'est l'arbre africain que Césaire ovationne : “ Eia pour le Kaïlcédrat royal ! ” (p.47). La recherche des racines et la volonté d'enracinement fonctionnent comme une métaphore obsédante. Dans un entretien avec Lilyan Kesteloot, Césaire développe la métaphore de l'arbre : “ [...] je suis arbre, je veux être arbre, et je considère que le sommet de l'arbre, ça dépend de sa racine. Il faut commencer à l'enraciner d'abord. À ce moment-là il poussera des feuilles, des branches, il montera haut dans le ciel et large dans l'espace. 158 ” René Depestre commente ainsi cette image : “ Pour Césaire l'arbre est le contraire de l'esclave. L'arbre n'a pas traversé la mer avec des fers aux pieds... 159 ” L'arbre qu'aspire à être Césaire ne peut plonger ses racines dans la terre des Antilles agonisantes mais bien dans cette Afrique qui vient de lui être révélée par ses lectures et ses relations. Sans avoir une connaissance concrète de ce continent, sans s'y être personnellement rendu, il fait appel aux “ armes miraculeuses ” de l'imaginaire pour lui donner forme. S'opère une fusion entre le poète et l'Afrique, seconde mais primordiale terre de référence. Le poète en revendique la filiation directe : “ Je tiens maintenant le sens de l'ordalie : mon pays est la " lance de nuit " de mes ancêtres bambaras ” (p.58). Il rattache également son île perdue sur l'immensité maritime, “ ces quelques milliers de mortiférés qui tournent en rond dans la calebasse d'une île ” (p.24) à l'immense Afrique. Il souhaite que cesse l'exil ontologique et métaphysique du Nègre : l'Afrique est là pour donner un sens à la géographie éclatée du monde noir. Elle vient ponctuer la longue énumération des pays des Amériques où furent déportés les captifs. Les habitants du monde noir césairien, du continent aux territoires de la diaspora, souffrent la même passion. D'un point de vue politique, la négritude césairienne ne naît pourtant pas d'une volonté d'assimilation au continent africain; l'Afrique n'est pas non plus espace où les transbordés doivent retourner, à cet égard Césaire perçoit très rapidement les limites de la théorie de Garvey. Il déclare à Lilyan Kesteloot : “ [...] on ne va pas retourner en Afrique, 158- Lilyan Kesteloot, Bernard Kotchy, Aimé Césaire, l'homme et l'œuvre, Paris, Éd. Présence africaine, 1993, p.206. 159- René Depestre, op. cit., p.66. comme les Nègres américains sont retournés au Libéria... Non, l'histoire a passé par là, l'affaire est réglée depuis que nos pères ont été transportés hors d'Afrique, nous avons chacun nos pays et je suis maintenant un Antillais 160 ”. Aimé Césaire se défend donc d'avoir caressé le mirage d'un sionisme noir, indéniable vérité, mais paradoxalement, l'Afrique est pour lui la vraie patrie : “ Pour les hommes de ma génération, les Antilles ne définissent pas une patrie, il existe le sentiment d'un au-delà : l'Afrique, sentimentale, cordiale, le continent premier 161 ” dit-il. Son Afrique est lieu d'accomplissement que ne sauraient signifier les Antilles, lieu mythique vers lequel tout Antillais de sa génération doit se tourner pour accomplir une quête identitaire. Si dès le Cahier d'un retour au pays natal, l'Afrique est terre à laquelle aspire l'être antillais dépossédé, elle deviendra, dans les œuvres qui lui succèdent, terre de racinement. Cette quête s'illustre de façon manifeste dans le poème “ Corps perdu ”, un des plus beaux textes que Césaire a écrit sur l'exil. Il y affirme sa volonté de se “ perdre tomber / dans la vivante semoule d'une terre bien ouverte 162 ”. L'adjectif “ ouverte ” s'oppose à toutes les images d'enfermement, de claustration qui désignent les Antilles. Sans que l'Afrique apparaisse nominalement, il la suggère ainsi. Il formule le vœu d'une “ RENCONTRE BIEN TOTALE ” qui ne saurait être réalisée que dans l'embrasement de l'homme et de la terre : “ Choses écartez-vous faites place entre vous place à mon repos qui porte en vague Ma terrible crête de racines ancreuses Qui cherchent où se prendre Choses je sonde je sonde Moi le porte-faix je suis porte racines Et je pèse et je force et j'arcane 160- Lilyan Kesteloot, Bernard Kotchy, op. cit., p.201. France-Culture, “ À voix nue : Aimé Césaire s'entretient avec Édouard Maunick ”, 28 juin 1993, retransmission d'une émission diffusée pour la première fois en 1974. 162- Aimé Césaire, Cadastre, Paris, Éd. du Seuil, 1961, p.80. 161- j'omphale 163 ” À partir de cette image très proche de l'oxymore alliant la “ crête ”, force ascendante, et les “ racines ancreuses ” — néologisme formé sur le substantif ancrage — qui cherchent à plonger dans le sol, le poète évoque le coït qui le soude à sa terre. Homme dépossédé (“ porte-faix ”), il retrouve son identité en pénétrant cette terre. Quatre verbes suggèrent cette pénétration : sonder, peser, forcer, omphaler — néologisme construit à partir du grec “ omphalos ” (nombril) mais qui peut aussi renvoyer, par homophonie, au phallus — alors que le terme “ arcane ”, employé lui aussi sous une forme verbale, suggère le secret de la communion qui se joue. C'est de cette osmose avec l'Afrique, de ces racines-phallus qui s'enfoncent enfin dans le corps de l'Afrique-femme que les îles antillaises sortiront du néant, rompront leur immémorial exil : “ Et par le jet insolent de mon fût blessé et solennel / je commanderai aux îles d'exister ” (p.82). L'image de la racine sillonne dans toute l'œuvre césairienne. Esclave révolté contre l'ordre colonial, le Rebelle de la pièce Et les chiens se taisaient atteste et revendique son humanité en convoquant la figure de l'arbre : “ est-ce qu'ils croient m'avoir comme la laie et le marcassin ? / m'extirper comme une racine sans suite ? Vaincu, / Afrique, j'ai de la frénésie cachée sous les feuilles / à ma suffisance; [...] ” (p.149). La présence de l'Afrique se concrétise avec l'intensification des supplices du Rebelle annonçant sa mort prochaine. Il devient victime expiatoire grâce à laquelle son peuple retrouve les souvenirs de l'Afrique perdue ; il succombe à cause de son peuple et pour lui. En mourant, il ne lui rend pas sa dignité bafouée mais entend lui restituer son identité africaine perdue qui perce sous la couche d'aliénation la recouvrant : “ Pas de pardon / j'ai remonté avec mon cœur l'antique silex, le vieil amadou déposé par l'Afrique au fond de moi-même ” (p.120). La mise en scène de la pièce témoigne également de l'irruption de l'Afrique au sein d'une action dont l'espace, jusqu'au moment de la mort, était celui de l'île antillaise. Une 163- Ibidem, p.81. didascalie indique que le jour de l'épreuve “ [...] un cortège du moyen âge africain envahit la scène : magnifique reconstruction des anciennes civilisations du Bénin ” (p.125). L'Afrique refoulée est ainsi réhabilitée; elle est présence intérieure qui, du tréfonds de l'inconscient, accède à la pleine conscience du Rebelle; elle est aussi présence extérieure, qui se superpose à l'espace antillais pour en abolir la laideur, signifiant la reconnaissance de la splendeur de la civilisation africaine. III- L'Afrique des indépendances Le recueil Ferrements, publié en 1960, et constitué de pièces écrites de 1950 à 1960, marque une profonde évolution dans la poésie césairienne. Ses poèmes, en particulier : “ Salut à la Guinée ”, “ Le temps de la liberté ”, “ Afrique ”, “ Hors des jours étrangers ”, “ Pour saluer le Tiers-Monde ” accompagnent et saluent la décolonisation de certains pays africains, notamment de la Guinée 164. Ils désignent une Afrique du présent qui progresse vers l'indépendance et signifie l'espoir du futur. En effet, entre 1955 et 1965, les mouvements anticolonialistes africains commencent à se radicaliser et conduiront à l'indépendance des pays sous tutelle coloniale. “ Le texte poétique est désormais un instrument pédagogique au service d'un projet ”, constatent Toumson et Valmore 165. La négritude césairienne et la négritude en général deviennent beaucoup plus politiques. En 1958, dans un contexte de lutte pour la décolonisation, le Général de Gaulle propose un référendum sur la réforme de la constitution et l'appartenance à la Communauté française des pays colonisés. Le vote des Guinéens est négatif. Le pays accède à l'indépendance et 164- Il faut néanmoins signaler que dans le recueil Soleil cou coupé, publié en 1948 et intégré à Cadastre en 1961, Césaire évoque la Guinée : “ Ode à la Guinée ”, et l'Afrique en général : “ À l'Afrique ”, qui est un hommage au paysan africain. 165- Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, op. cit., p.186. Sékou Touré, leader du Rassemblement Démocratique Africain, devient chef de l'État. En 1961, invité par ce dernier, Césaire se rend en Guinée, ce qui est sans doute son premier voyage en Afrique. Directement irrigué aux sources du réel, le poème “ Afrique ” rappelle les exactions commises par les Occidentaux sur ce continent et se mue en chant d'espoir, hymne de libération : “Afrique ne tremble pas le combat est nouveau le flot vif de ton sang élabore sans faillir [...] Afrique les jours oubliés qui cheminent toujours aux coquilles recourbées dans les doutes du regard jailliront à la face publique parmi d'heureuses ruines ” (Ferrements, p.80) “ Pour saluer le Tiers-Monde ”, dédié à Léopold Sédar Senghor, loue lui aussi le temps des indépendances africaines et de la résurrection du continent noir. Sa structure est beaucoup plus simple que celle des poèmes des recueils précédents; il est avant tout chant partisan, poésie engagée destinée à capter l'audience d'un vaste public : “ Et voici de tous les points du péril l'histoire qui me fait le signe que j'attendais, Je vois pousser des nations. Vertes et rouges, je vous salue bannières, gorges du vent ancien Mali, Guinée, Ghana ” (p.83) La plupart des thèmes de la poésie césairienne associés à l'Afrique sont condensés dans cette pièce. La terre-mère y est magnifiée, le contact charnel avec la terreau végétal est directement suggéré par une allusion au poète s'enduisant de terre africaine, symbole de l'exilé qui retrouve sa patrie. Avec insistance et enthousiasme, Césaire affirme l'entière solidarité de son île avec le continent premier : “ Écoutez : / de mon île lointaine / de mon île veilleuse / je vous dis Hoo ! / Et vos voix me répondent ” (p.83). Fondé sur un système d'échos et de répétitions, le poème se clôt sur l'image de la rencontre entre l'Afrique et l'humanité souffrante. Il résume en l'intensifiant la négritude politique de Césaire : celle d'un monde noir solidaire avec pour point de mire l'Afrique. Libérée de la domination coloniale, l'Afrique devient, dans le poème “ Beau sang giclé ” du même recueil, force centripète qui réclame justice à ceux qui déportèrent les esclaves : “ L'oiseau aux plumes jadis plus belles que le passé / exige des comptes de ses plumes dispersées ” (p.45). “ Dit d'errance ” traduit l'irrésistible et violente attirance du transbordé pour le continent matriciel : “Ainsi toute une nuit des côtes d'Assinie aux côtes d'Assinie le courant ramène sommaire toujours et très violent ” “ Ifé qui fut Ouphas [...] Vers une Ophir sans Albuquerque Tendrons-nous toujours les bras ” (p.90) Les références à l'Afrique sont encore présentes dans La Tragédie du roi Christophe (1963) 166. À l'instar du Rebelle, Christophe invoque l'Afrique au moment de sa mort mais, ancrés dans une histoire et dans une île dont l'auteur a une connaissance directe, les personnages s'y révèlent plus dynamiques, plus attachants que ceux d'Une Saison au Congo, pièce publiée en 1966 167. Césaire y exploite l'immédiate actualité africaine, situant cette fois la problématique du pouvoir dans l'affrontement entre Lumumba et les valets de l'ordre colonial, parmi lesquels le sinistre et féroce Mokutu, parodie limpide du président du Zaïre : Mobutu Sese Soko. 166167- Aimé Césaire, La Tragédie du roi Christophe, Paris, Éd. Présence africaine, coll. Points, 1970 (©1963) Aimé Césaire, Une Saison au Congo, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, (© 1966) C'est de cette unique Afrique que Césaire espère le signe tant attendu de l'histoire : l'apothéose d'un monde noir enfin libéré de l'oppression coloniale. Attentive aux seuls réveils des nationalismes d'Afrique noire, la poésie de Césaire n'évoque pas la guerre de libération nationale algérienne ni la répression française qui ensanglante l'Algérie française à la même époque. Césaire, qui a pourtant su montrer dans son Discours sur le colonialisme la souffrance partagée par les peuples meurtris, n'établit pas de liens concrets entre décolonisation africaine et décolonisation algérienne; l'Afrique semble se réduire pour lui à l'Afrique noire. Contrairement à Kateb Yacine, il ne sera pas un “ écrivain-passeur 168 ” : le cri du peuple algérien ne rencontrera pas, dans sa parole poétique, le cri des peuples africains. Faut-il seulement y voir un effet de génération, Kateb a seize ans de moins que Césaire ou le signe d'une vision du monde distincte ? Insensible au drame algérien, l'œuvre césairienne tait également les violentes et meurtrières émeutes qui eurent lieu à Fort-deFrance en 1959, lesquelles opposèrent le peuple martiniquais aux forces de l'ordre françaises 169. La tenace référence à l'Afrique tend, au fil des œuvres, à devenir présence aveuglante. Plus qu'ils ne fondent une écriture de l'urgence, la poésie et le théâtre de Césaire explorent un manque, cherchent une patrie, disent l'impossibilité de construire l'espace symbolique de cette patrie mentale. L'ultime œuvre, Moi, laminaire..., publiée en 1982, consacre la disparition quasi-totale du continent des origines. Le poème “ Algues ” dit que la “ relance ici se fait / par le vent qui d'Afrique vient [...] 170 ” mais le vent semble être faible plainte. D'autres éléments imprègnent l'écriture. Une rupture semble être consommée. 168- Tahar Bekri, “ Les écrivains-passeurs, lettre à Pius Ngandu Nkashama ”, Notre Librairie, n° 119, octnov-déc. 1994, pp. 28-31. L'auteur cite Kateb Yacine, Tahar Djaout, Franz Fanon, Taïeb Saleh, entre autres “ passeurs ”. 169- Les romanciers de la jeune génération : Raphaël Confiant et dans une moindre mesure Patrick Chamoiseau inscriront cet épisode tragique devenu mémoire meurtrie au cœur de leurs textes. Le premier, dans L'Allée des soupirs qui peut être lu comme la chronique d'une rébellion avortée, le second en évoquant dans son autobiographie “ un Noël de cendres, de sang, de feu ”. Raphaël Confiant, L'Allée des soupirs, Paris, Grasset, 1994; Patrick Chamoiseau, Antan d'enfance, Paris, Gallimard, 1993 p. 63. 170- Aimé Césaire, Moi, laminaire..., Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1982, p.41. IV- La “ condition mangrove ” Quête d'identité et quête d'appartenance se dissolvent en un impitoyable constat d'échec qui ouvre le texte : “ j'habite une blessure sacrée j'habite des ancêtres imaginaires j'habite un vouloir obscur j'habite un long silence [...] je m'accommode de mon mieux de cet avatar d'une version du paradis absurdement ratée — c'est bien pire qu'un enfer — 171 ” Deux poèmes, “ mangrove ” et “ la condition mangrove ”, multiplient les références à l'univers putride et nauséeux de la mangrove érigé en symbole négatif des Antilles 172. Le poète avoue son enlisement : “ il n'est pas toujours bon de barboter dans le premier marigot venu 173 ”. Il porte un regard las sur la terre antillaise. Tout racinement est désormais impensable : “ Et c'est dans cette terre de Martinique qu'il faudrait prendre racine ! Impossible ! L'impossibilité d'une poétique de l'enracinement semble éclater. Le temps a sapé les fondations de la poétique du cri accoucheur ” commente Daniel Delas 174. Le dernier poème déclare toutefois qu'“ il n'est pas possible de livrer le monde aux assassins de l'aube ” et tente de susciter un ultime espoir en évoquant “ une nouvelle bonté 171- Ibidem, p.11. Motif récurrent dans la littérature antillaise francophone, la mangrove prend une toute autre signification dans les oœuvres de Glissant et de Chamoiseau où elle est réhabilitée. Nous développons cette comparaison dans l'article suivant : “ Les paysages référentiels dans les poétiques de la négritude et de la créolité ”, Bulletin francophone de Finlande n° 6, Publication de l'Université de Jyväskylä (Finlande), 1995, pp.56-66. 173- Aimé Césaire, Moi, laminaire..., op. cit., p.25. 174- Daniel Delas, “ Le pourrissement de la racine ou l'échec d'une poétique. Lecture de Moi, laminaire... d'Aimé Césaire ”, op. cit., pp.129-130. 172- [qui] ne cesse de croître à l'horizon 175 ”. Comparés à la ferveur du Cahier..., au militantisme des poèmes de Ferrements, la force du verbe se meut en soupir. L'espoir s'évanouit dans la poignante éclipse d'un horizon possible. Cette relation passionnelle et inquiète à l'Afrique qui s'inscrit dans la quasi-totalité des textes césairiens a généré des phénomènes de réception distincts en fonction des pays et des périodes. L'œuvre de Césaire a fortement marqué ses lecteurs africains. À l'époque des luttes pour la décolonisation, les intellectuels ont été sensibles à l'actualité directe que véhiculaient poèmes et pièces de théâtre. Pierre angulaire de la création césairienne, le Cahier... a généré de nombreux débats. Pour les jeunes lecteurs, il occupe toujours une place de choix dans leur éducation 176. Aux Antilles, le plus grand admirateur d'Aimé Césaire est sans doute René Depestre dont la ferveur ne paralyse cependant pas l'esprit critique. L'attitude d'Édouard Glissant est infiniment plus complexe. L'auteur de L'Intention poétique salue en ces mots le Cahier... : “ [c'] est un " moment " : la retournée flamboyante d'une conscience, l'élévation vers tous de la volonté neuve de quelques-uns. C'est aussi un cri : plongée aux noires volutes de la terre. C'est une organisation : le poème suit une course qui n'est sacrifiée à l'ardeur du dire et qui ne tyrannise la parole. Pour arriver à la pleine découverte de soi, l'homme commence ici par découvrir son pays, terre de floraison, de bonhomie et de misères, dans ses petitesses comme dans l'éclat de son soleil ” (pp.143-144). Glissant définit la négritude comme “ un moment, un combat total et par conséquent bref et flamboyant ” (p.148). Ce moment de la prise de conscience doit nécessairement être dépassé par l'antillanité qui s'épanouira dans Le Discours antillais, et est déjà présent, en substance, à travers cette analyse de la négritude césairienne. Glissant critique l'essence même de la poétique de Césaire : “ l'enracinement totalisant ” qui procède d'un universalisme abstrait, mime de la pensée occidentale. Le discours glissantien accordera dès lors une place assez 175176- Aimé Césaire, Moi, laminaire..., op. cit., p.94. Daniel Delas, Aimé Césaire, op. cit., p.155. minime à Césaire, refusera la polémique mais se construira en opposition à la poétique césairienne, érigeant la figure / concept du “ rhizome ” en contre-racine. Plus récemment, les écrivains de la créolité ont prolongé, sous une forme nettement plus polémique, les perspectives glissantiennes. Leur réflexion se situe dans le cadre d'une double relation : relation conflictuelle à Césaire — à son œuvre et à sa personne d'homme politique martiniquais —, relation de filiation directe par rapport au discours glissantien. Toutefois, et ceci est primordial surtout dans le texte de Confiant, Aimé Césaire - Une traversée paradoxale du siècle, aucune dissociation n'est faite entre l'homme et l'œuvre, l'un et l'autre étant perçus comme des miroirs réciproques d'un paradoxe. Glissant désavoue cette démarche, refusant de mêler et de confondre poétique et politique. Césaire apparaîtra donc comme personnage des romans créoles, à la fois poète et député-maire. Allégeance est faite à son œuvre dans Texaco. Le personnage de Marie-Sophie Laborieux se rend chez le maire de Fort-de-France pour lui demander justice et dignité : “ [...] je me souviens de la phrase du Cahier que Ti-Cirique m'avait lue plusieurs fois auparavant et que j'avais relue seule; alors je la lui récitai à haute voix, avec toute l'énergie du monde : — ... et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre, éclairant la parcelle qu'a fixée notre volonté propre et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limites... Je le vis se radoucir [...]. À l'instant du départ, il me retint en hésitant : — Dites-moi, madame Laborieux, vous avez lu le Cahier ou c'est juste une citation que... — Je l'ai lu, monsieur Césaire... Il ne dut pas me croire. 177 ” Le Cahier d'un retour au pays natal devient parole sacrée grâce à laquelle la porteparole des habitants du bidonville introduit son propre cahier de doléances. Elle a lu le 177- Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p.403. Cahier..., tout comme Patrick Chamoiseau l'a lu. Cette scène nous semble hautement emblématique de la relation entre les écrivains de la créolité et le père de la négritude : expression d'un désarroi, quête éperdue de reconnaissance jamais acquise... En une phrase désormais célèbre, Bernabé, Chamoiseau et Confiant déclaraient pourtant “ Nous sommes à jamais fils d'Aimé Césaire 178 ”. Vint Aimé Césaire - Une traversée paradoxale du siècle, dont la postface est rédigée par Jean Bernabé et la quatrième de couverture par Patrick Chamoiseau, la part du diable revenant au plus offensif : Raphaël Confiant. Réquisitoire violent et passionné, autre cahier de doléances, non plus celui d'une humble citadine mais celui d'un intellectuel de la jeune génération fermement décidé à solder ses comptes avec Césaire, à explorer toutes les dimensions de son œuvre, à sonder l'intégralité de son parcours politique. Deux pôles de ce texte retiendront ici notre attention : l'Afrique et la Martinique, cette dernière étant métaphorisée — métonymisée peut-être — par la mangrove. “ [...] on constate que l'idéologie césairienne a développé chez l'Antillais une sorte de complexe de " non-africanité ". Nous voulons dire par là qu'elle pose l'Antillais comme étant un faux Nègre, un " mal-noirci ", (figure inversée du " mal-blanchi " imposée par l'Europe), un être inauthentique présentant un manque, un déficit d'africanité qu'il se doit impérativement de combler. Le vrai Nègre, le Nègre authentique se trouve en Afrique et l'Antillais doit respectueusement, presque filialement, se mettre à son école afin de retrouver le droit chemin (de sa race et de sa culture) 179 ” affirme Confiant. Jugement excessif sans doute, passionné et passionnel, qui ne tient pas compte du fait que nombre d'intellectuels africains ou de simples lycéens se sont aussi mis à l'école du Cahier, découvrant ainsi la Martinique et le “ cri nègre ” qui la nommait, jugement qui ignore ainsi les relations antilloafricaines que Césaire a contribué à affermir, sinon à établir ; jugement pertinent toutefois ainsi que l'illustreront les séjours en Afrique de la romancière Maryse Condé et surtout ceux de ses héroïnes. À l'impossible enracinement dans la terre africaine répond l'exhortation de 178- Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989, p.18. 179- Raphaël Confiant, Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle., op. cit., p.134. Confiant : accepter la “ condition mangrove ”. “ Méditations sur une mangrove qui se meurt ” est une conclusion lyrique, non dénuée de grandiloquence, qui fait l'éloge de la mangrove, inverse les attributs négatifs dont elle se leste dans les poèmes césairiens pour en faire le véritable symbole de l'homme antillais. “ Marronnons, Césaire, marronnons dans la mangrove créole ! ” supplie Confiant 180. Cette phrase est une claire parodie de l'interrogation adressée par Césaire à René Depestre : “ Marronnerons-nous Depestre marronnerons-nous ? 181 ” Les réponses au texte de Confiant n'auront pas manqué. Aimé Césaire accorde peu de crédit aux écrits des auteurs de la jeune génération. Il privilégie le silence à la polémique. Il avoue toutefois qu'il perçoit dans la créolité le retour d'un vieux complexe antillais et l'accuse de réductionnisme : “ Je leur apporte un monde : l'Afrique. Ils m'apportent un monde : la Caraïbe. Vous trouvez que ce sont les mêmes proportions ? Eh bien non, non, non, ce n'est pas la même chose. C'est ça qui est réducteur, encore une fois. C'est pourquoi je dis : la créolité, fort bien, mais ce n'est qu'un département de la négritude 182 ”. Certaines ripostes, rédigées sous l'effet d'une colère soigneusement mise en scène — Annie Le Brun, Pour Aimé Césaire 183 —, s'attacheront à réhabiliter la poésie césairienne qui est pourtant apte à se défendre par elle-même. D'autres, plus distanciées dans le temps, affirmeront leur entière allégeance à cette poésie, refusant de “ "décésairiser" les mémoires ”, proposant de “ relire Césaire qui a choisi de s'identifier dangereusement 184 ”. L'appréhension de ces mouvements doit nécessairement s'accompagner d'une étude des différentes visions du monde qu'elles proposent, lesquelles sont enracinés dans l'espace mais aussi dans le temps. Plusieurs dimensions des textes des écrivains de la créolité référant à Césaire mériteraient d'être abordées avec moins de passion, tant il est vrai qu'elles témoignent d'une quête fébrile 180- Ibidem, p.304. Extrait du poème “ Le verbe marronner ” publié dans Présence Africaine, avr.-juin 1955, cité par Daniel Delas, Aimé Césaire, op. cit., p.128. 182- “ Un entretien avec Aimé Césaire ”, Le Monde, 12 avr. 1995, p.2, propos recueillis par Frédéric Bobin. 183- Annie Le Brun, Pour Aimé Césaire, Paris, Éd. Jean-Michel Place, 1994. 184- Sylvie Kandé, “ Les " Créolistes " : des post-césairiens ou des anti-césairiens ? ”, Notre Librairie, n°127, juil-sept 1996, pp.72 et 82. 181- qui, au niveau scriptural, passe parfois par un intéressant travail intertextuel. Cette quête, ainsi que l'a noté Bernard Magnier, dans un article très distancié bien que publié immédiatement après la parution de l'ouvrage de Confiant , “ ne refuse pas la dette mais l'accompagne d'une grande douleur 185 ”. Restent l'Afrique et son héritage, intertexte mémoriel, palimpseste de la littérature antillaise : “ part maudite 186 ” que Césaire a choisi de privilégier. Cette Afrique qui a nourri l'imaginaire poétique césairien sans que le poète y ait beaucoup séjourné a également été lieu de “ retour ”, de pèlerinage aux sources d'une lointaine identité pour nombre d'écrivains antillais. Leurs œuvres y font écho, s'y trame l'itinéraire d'une quête d'appartenance. 185186- Bernard Magnier, “ Cahier d'un meurtre au pays natal ”, La Quinzaine littéraire, Paris, déc. 1993, p.6. Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, op. cit., p.230. CHAPITRE 3 LA QUÊTE DE L'AFRIQUE PERDUE I- Les précurseurs La question du retour en Afrique s'est posée, de manière plus ou moins cruciale, à toutes les minorités noires issues de la traite négrière. En 1787, la Société anti-esclavagiste anglaise achète le territoire côtier qui deviendra la Sierra Leone. Des Noirs affranchis s'y installeront. La “ Société américaine de colonisation des gens de couleur libres des ÉtatsUnis ”, fondée à Washington en 1816, est à l'origine de la fondation du Libéria. Créé en 1847, alors que l'esclavage n'est pas encore aboli aux États-Unis, cette société doit permettre un “ retour au pays ” des Noirs qui acceptent de partir en échange d'un affranchissement. L'émigration n'est pas encouragée par les leaders noirs-américains et jouit d'un faible succès, au milieu du dix-neuvième siècle seulement huit mille personnes acceptent d'émigrer. Les émigrants se transforment rapidement en colons et exploitent les indigènes comme toute puissance coloniale. À la suite de cet échec, aucun projet collectif cohérent et concret ne verra le jour bien que les écrits de Marcus Garvey ou de Claude Mc Kay désignent l'Afrique comme terre maternelle des Noirs de la diaspora. Le mouvement de retour en Afrique, inspiré par Garvey durant les années vingt, “ devait rester l'expression d'un nationalisme idéologique et mythique plus que l'amorce d'un exode réel ” précise Hélène Devaux 187. Ne concernant pas les Antilles, le Libéria a peu marqué les écrivains antillais. Seul Caryl Philipps a choisi, dans La Traversée du fleuve, de consacrer un chapitre de son roman à la vie d'un ancien esclave : Nash Williams. Ce dernier est “ fils ” naturel de l'Africain qui a vendu ses enfants au négrier que nous avons déjà évoqué et fils adoptif d'un maître américain. Ce dernier l'expédie au Libéria pour rester fidèle à ses convictions chrétiennes et à l'image d'un homme progressiste qu'il nourrit de lui-même. Si ce très beau récit, comprenant plusieurs lettres adressées par Nash à son maître, explore surtout la dialectique maître / esclave qui perdure par-delà l'éloignement et l'émancipation de l'esclave, il pose un regard 187- Hélène Devaux, “ Afrique-Amérique : aller-retour ? ”, Notre Librairie, n° 77, p.12. inédit sur l'expérience noire-américaine au Libéria. Muni des doubles sacrements de son maître et de L'Évangile, Nash aborde la “ Côte païenne ” avec la ferme intention de christianiser les indigènes, de leur inculquer les credo de la civilisation blanche qui l'a formé. Au fil de ses lettres, l'opinion de Nash se modifie pourtant sensiblement. Dans sa première missive, il se félicite de la libéralité du pays, de l'absence de préjugés raciaux mais déplore l'extrême déliquescence de ses frères de couleur. Meurtri par le silence de son maître, son “ cher père ” dont il se sent abandonné et auquel il ne cesse de réclamer en vain une aide financière, Nash s'acclimate aux moeurs “ païennes ” dont il tire peu à peu de nombreuses instructions. Subrepticement et presque à son insu, le colon s'intègre aux autochtones, il épouse une indigène, puis prend deux autres épouses. L'ultime lettre qu'il adresse à son “ père ” signe la fin de son attachement aux valeurs blanches-américaines, il y loue le dévouement de ses femmes et porte un regard implacable sur l'aliénation subie : “ Loin de corrompre mon âme, cet État du Libéria m'a donné la possibilité d'ouvrir les yeux et de jeter la défroque de l'ignorance qui m'avait trop confortablement enveloppé tout au long de ma vie. [...] L'école n'existe plus et n'occupera plus jamais une position dominante dans les colonies dont je fais partie. Cette entreprise de missionnaire, ce travail de persuasion est futile parmi ces gens, car ils n'adressent jamais vraiment leurs prières au Dieu des Chrétiens. Ce sont leurs propres dieux qu'ils prient sous le couvert du christianisme, car le Dieu des Américains ne leur ressemble même pas dans leurs traits les plus fondamentaux. [...] Que ma foi en vous soit brisée est une évidence. Vous, mon père, vous avez planté la graine, et elle a poussé avec vigueur, mais voici beaucoup d'années que nulle ne s'en occupe plus, et, pour avoir été abandonnée, elle s'est desséchée et elle est morte. Votre œuvre est achevée ” (pp.78-79-80). Terre d'asile, le Libéria permettra à Nash de conquérir sa dignité d'homme libre, de répudier la fausse filiation qui le liait à son maître, non pas de retrouver ses racines ancestrales mais d'établir une nouvelle lignée dans cette terre d'exil qui devient sienne. Cette exploration, sur le mode romanesque, du retour en Afrique propose une image pacifiée des relations noires-américaines avec l'Afrique. Infiniment plus délicats et conflictuels furent les séjours des écrivains antillais en Afrique. À l'échelle des Antilles françaises, l'installation en Afrique reste minoritaire et individuelle. À partir des années vingt, quelques écrivains émigrent sur le continent pour des raisons personnelles essentiellement liées à leur situation professionnelle : leur appartenance à l'administration coloniale française. Sans nous livrer à une étude exhaustive qui a déjà été réalisée par Sunday Okpanachy 188, nous retracerons brièvement l'histoire de ces “ retours ” et leur inscription dans le texte littéraire. L'écrivain guyanais René Maran, né en mer à proximité de la Martinique en 1887, représente, selon Michel Fabre “ le maillon le plus solide qui unit les négritudes américaine, antillaise et africaine 189 ”. Fonctionnaire français en Afrique, Maran publie en 1921 son roman Batouala 190 qui obtint le prix Goncourt. Il souligne les excès du colonialisme français au nom de l'humanisme dont il se réclame. Cette dénonciation n'aboutit pas à la revendication de l'indépendance des pays africains — en raison de la fidélité que son auteur voue à la mère patrie — mais elle est une pierre jetée dans la bonne conscience du colonialisme. Léopold Sédar Senghor perçoit d'ailleurs en René Maran un précurseur de la négritude. D'autres romans de Maran s'inscrivent dans la même veine de dévoilement des méthodes et abus de la colonisation française, en particulier Djouma, chien de brousse 191, publié en 1927. Maran insistera sur la nécessité d'établir des relations plus humaines entre Blancs et Noirs. Sa propre situation de Guyanais en Afrique trouve une certaine résonance dans Un Homme pareil aux autres 192, roman qui s'érige avec force contre les préjugés raciaux. Amoureux d'une Blanche qui est elle aussi amoureuse de lui, le “ Nègre ” Jean 188- Sunday Okpanachy, La Rencontre des romanciers antillo-guyanais avec l'Afrique, thèse de doctorat nouveau régime rédigée sous la direction de Jack Corzany, Bordeaux, 1984. 189- Cité par Alain Baudot, “ Les écrivains antillais et l'Afrique ”, Notre librairie, n° 73, janv.-mars 1984, p.35. 190- René Maran, Batouala, (véritable roman nègre), Paris, Albin Michel, 1921, édition définitive, 1938. 191- René Maran, Djouma, chien de brousse, Paris, Albin Michel, 1927. 192- René Maran, Un Homme pareil aux autres, Paris, Éd. Arc-en-ciel, 1947. Veneuse refuse de se marier avec elle; ne voulant imposer à leur couple la souffrance d'une double exclusion — exclusion de la communauté européenne et de la communauté noire — , il fuit en Afrique où il retrouve son poste de fonctionnaire colonial. Ironie et dérision côtoient une douloureuse lucidité : “ Être nègre, a-t-on en effet idée d'être nègre ? Voilà qui est déjà singulier, à une époque où les blancs ont déjà envahi toutes les parties du monde. Mais être nègre, et fonctionnaire colonial par-dessus le marché, voilà qui est prodigieux, renversant, miraculeux ! 193 ” L'amour impossible finira par trouver sa voie, grâce aux encouragements bienveillants de ses amis blancs qui le considèrent digne de l'amour d'une Blanche et Jean Veneuse quittera “ le pays de ses ancêtres ” pour rejoindre sa “ patrie adoptive ” où l'attend sa bien-aimée. Le personnage est-il, comme l'écrit Franz Fanon, “ l'homme à abattre ” et Un Homme pareil aux autres “ une imposture, un essai de faire dépendre le contact entre deux races d'une morbidité constitutionnelle ? 194 ” L'œuvre se prête volontiers à cette analyse qui fustige la pathologie du personnage — introversion, symptômes “ abandonniques ”, déni de soi —, mais le personnage littéraire, “ être de papier ” se référant sans cesse aux autres êtres de papier que sont les personnages de l'abondante bibliographie française qu'il se plaît à citer, disparaît derrière ce (trop) beau cas pathologique. Le texte peut aussi être lu comme un témoignage romancé sur le racisme dont la seconde guerre mondiale, qui vient à peine de se terminer, à démontré les horreurs. Un Homme pareil aux autres dévoile l'absurdité du colonialisme, mascarade infâme où les êtres perdent leur âme. Avec plus de force que son confrère guyanais, l'écrivain guadeloupéen Albert Béville (1917-1962), plus connu sous le nom de Paul Niger, explorera la problématique des difficiles relations antillo-africaines. Haut fonctionnaire français, il est nommé en 1944 au Dahomey. Il inscrit le colonialisme au cœur de son œuvre, son engagement est manifeste et parfois grinçant. Le poème “ Je n'aime pas l'Afrique ”, publié en 1948 dans la revue Présence 193194- Ibidem, p.62. Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1982, p.52 et p.64. Africaine, constitue un véritable pamphlet contre l'Afrique coloniale, cette Afrique avilie “ des yesmen et des beni-oui-oui ”, “ des négresses servant l'alcool d'oubli sur le plateau de leurs lèvres 195 ”. Il écrit aussi deux romans ayant pour cadre l'Afrique : Les Puissants 196 et Les Grenouilles du mont Kimbo 197 (roman posthume). À travers un personnage de son premier roman, il aborde l'exil antillais en Afrique. Obsédé par la quête des ancêtres africains, cet homme exilé meurt dans la solitude et le dénuement. Disparu dans la catastrophe aérienne de Deshays le 22 juin 1962, Paul Niger reste une figure marquante pour les écrivains antillais francophones 198. Lors de sa mort, il venait d'être suspendu de ses fonctions d'administrateur en chef pour avoir participé au Front Antilles-Guyane. Édouard Glissant lui dédie Le Quatrième siècle et lui rend un amical hommage dans Tout-monde, saluant le caractère exceptionnel de son action en Afrique : “ [...] il savait, et je le savais moi-même, le difficile travail qu'il avait pu accomplir là, avant que les peuples de ces pays d'Afrique n'aient assuré leur relève, et qu'ils avaient été quelques-uns à n'avoir pas suivi le chemin des sous-ordres mimétisés venus des Îles [...] ” (p.426). De la même génération que Paul Niger, le poète marie-galantais Guy Tirolien séjourne également durant de longues années en Afrique. À l'instar de ses prédécesseurs, il est lui aussi haut fonctionnaire du gouvernement français et est nommé à Conakry. Dans un entretien avec Maryse Condé, il résume ainsi son arrivée en Afrique : “ On peut dire qu'avec quelques autres, Lisette, Béville, j'ai abordé l'Afrique avec des yeux, non d'Antillais, mais d'authentique fils de l'Afrique [...] Des fils de l'Afrique découvrant le continent originel sous 195- Paul Niger, “ Je n'aime pas l'Afrique ”, Présence Africaine n°3, Paris, premier trimestre 1948, p.432. Paul Niger, Les Puissants, Paris, Éd. du Scorpion, 1958. 197- Paul Niger, Les Grenouilles du mont Kimbo, Paris, Éd. Présence Africaine - Maspero, 1964. 198- Plusieurs écrivains ont participé à un hommage : Hommage des Antillais et Guyanais à Albert Béville, Justin Catayé, Roger Tropos, Bordeaux, imprimerie Saint Hubert, 1963. Daniel Maximin salue la mémoire de Paul Niger dans L'Isolé soleil : “ En vérité, tels les fruits du sablier qui éclatent comme une grenade à leur maturité, ton père est mort dans l'accident d'avion : 22 juin 62, en compagnie de deux combattants de notre autonomie : Niger et Catayé. ” Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1981, p.16. 196- un uniforme d'administrateur des colonies ! D'où la singularité de notre cas et ses contradictions, ce qui peut expliquer le caractère assez spécial de notre négritude 199 ” Tout en restant fidèle à l'administration française, Guy Tirolien noue de nombreux contacts avec les leaders des indépendances africaines. Son œuvre poétique Feuilles vivantes au matin 200 évoque l'itinéraire d'un Antillais qui, après s'être installé en Afrique et avoir épousé une Africaine, trouve la mort. Les séjours des écrivains antillais en Afrique sont placés sous le signe d'une douloureuse ambiguïté : c'est en tant que Français et représentant de la France qu'ils émigrent en Afrique, c'est en tant que “ Nègre ” qu'ils sont perçus par leurs supérieurs et collègues blancs, c'est en tant que fils de la diaspora que certains réagissent. Le rapport antillo-africain est dès lors entravé par la figure envahissante de la France, le réseau des appartenances se brouille et s'enchevêtre. L'Afrique est perçue comme un continent qui tient ses enfants perdus à distance. C'est cette mise à distance, cette rencontre manquée avec l'Afrique que vivent les héroïnes des romans que nous nous proposons maintenant d'analyser. Paroles de femmes, Heremakhonon, Une saison à Rihata et Juletane traduisent une quête existentielle, laquelle est en partie inspirée par l'expérience de leurs auteurs. II- Quête identitaire et quête amoureuse Maryse Condé rencontre à Paris celui qui deviendra son mari : Mamadou Condé, un Guinéen. En 1960, elle part pour la Côte-d'Ivoire où elle enseigne le français, puis elle 199- Maryse Condé, “ Afrique mon beau mythe ”, entretien avec Guy Tirolien, Notre Librairie, n°74, avr.juin 84, pp.26-27. 200- Guy Tirolien, Feuilles vivantes au matin, Paris, Éd. Présence Africaine, 1977. rejoint son mari. Sa rencontre avec la Guinée est un véritable coup de foudre : “ En Guinée, c'est d'abord la beauté des gens qui m'a frappée. Il y avait les descendants, le souvenir de l'empire du Mali que je découvrais. Il y avait tout ce monde mandingue que je ne connaissais pas. Il y avait le livre de Niane, Soundjata ou l'épopée mandingue, qui venait de paraître 201 ”. Très vite, la Guinée grandiose qu'elle découvre à son arrivée cède la place à un pays beaucoup plus pragmatique : celui dirigé par Sékou Touré qui vient d'accéder à la présidence de la République. La grève des étudiants en 1962 marque un tournant dans la prise de conscience de la jeune enseignante. Sans prendre part aux événements, elle observe et est frappée par les méthodes dictatoriales du gouvernement de Touré; ses étudiants subissent la répression policière, voire la torture. Parallèlement, son couple se désagrège. Elle quitte alors définitivement la Guinée. Quelques années plus tard, elle s'installe au Sénégal. La romancière Myriam Warner-Vieyra vit également au Sénégal au moment où elle publie son roman Juletane. Ce récit est en fait le cahier que l'héroïne Juletane a tenu du 22 août 1961 au 8 septembre 1961. Il est lu, une nuit durant, par une femme médecin dont on peut supposer qu'elle est antillaise et qu'elle vit en Afrique 202. Juletane y consigne, fidèlement, le cauchemar de sa quête. Les trois romans ont pour personnages principaux trois femmes guadeloupéennes : Véronica, Marie-Hélène et Juletane. Toutes ont quitté leur île pour la France, pays à partir duquel elles partent pour l'Afrique. Leur itinéraire personnel se caractérise par la perte du pays natal. L'identité antillaise problématique de Véronica est à l'origine de la quête de racines qu'elle accomplit en Afrique. À la question : “ Pourquoi êtes-vous venue en Afrique ? ”, elle répond : “ Tu comprends, je voulais fuir mon milieu familial, le marabout mandingue, ma mère, la négro bourgeoisie qui m'a faite, avec, à la bouche, ses discours glorificateurs de la Race et, au cœur, sa conviction terrifiée de son infériorité ” (Here., p.86). L'Afrique qu'elle recherche est celle de la splendeur, de la noblesse, celle d'avant la 201- Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, Paris, Karthala, 1993, p.20. La jeune femme est noire, elle se nomme Hélène Parpin, elle entend les appels à la prière diffusés par la mosquée. 202- catastrophe négrière et l'intrusion des Blancs : “ Je suis venue chercher une terre non plus peuplée de nègres — même spirituels, ah, surtout pas spirituels —, mais de Noirs. C'est-àdire, en clair, que je suis à la recherche de ce qui peut rester du passé. Le présent ne m'intéresse pas. Par-delà lui, je vise le palais des Obabs, les ciselures et leurs masques et les chants de leurs griots ” (p.89). Juletane et Marie-Hélène s'installent en Afrique après avoir épousé un Africain à Paris. Cette rencontre se situe dans un cadre historique et idéologique : celui de la période précédant l'accès à l'indépendance des pays africains sous tutelle coloniale française. Étudiante en seconde année de sciences politiques, Marie-Hélène se passionne pour le devenir du continent africain et fait preuve d'un certain engagement politique. Juletane s'initie aux discours militants auprès des amis de son mari : “ Les conversations tournaient toujours autour du même sujet, primordial : l'avenir de l'Afrique, l'indépendance [...] Tout ceci était bien théorique pour moi qui ne connaissais pas l'Afrique et très peu mon pays d'origine... ” (Juletane, p.26). L'Afrique appartient à leur mémoire d'Antillaises mais sous des formes différentes. Elle est, pour Véronica, lieu mythique où ancrer ses racines errantes alors qu'elle représente pour Marie-Hélène une terre qui se substitue à la terre maternelle : “ L'île et la mère étaient la même chose, utérus clos dans lequel blottir sa souffrance ”, mais la mort de la mère rend impossible tout retour à la Guadeloupe : “ à présent stérile, matrice désertée qui n'envelopperait plus de fœtus. Restait l'Afrique, mère aussi, proche par l'espoir et par l'imaginaire ” (Saison, p.77). Orpheline, Juletane espère y trouver une famille et fonder la sienne; Marie-Hélène, séduite par les théories de la négritude, perçoit l'Afrique comme le continent-phare de la libération du monde noir. Véronica espère y renaître et y résoudre ses problèmes identitaires. C'est à travers la relation amoureuse qu'elles tissent avec un Africain que se joue leur relation avec l'Afrique. Leur conception de l'amour — qu'elle soit ou non théorisée — et sa réalisation concrète révèlent la complexité de leur itinéraire africain. En pleine crise d'identité, Véronica rencontre, dès son arrivée, Ibrahima Sory. Elle est fascinée par ce jeune ministre qui appartient à la noblesse africaine. Elle voit en lui son “ nègre avec aïeux ”, phrase qui s'impose comme un leitmotiv dans tout le roman. L'acte d'amour est vécu comme un rituel d'initiation par lequel elle tente de se laver de la souillure originelle de la traite et de l'esclavage héritée de ses ancêtres : “ Cet homme-là qui va me posséder ne sait pas qu'à ma manière je suis vierge. Bien sûr, le pagne ne sera pas tâché de sang. C'est d'un autre sang qu'il s'agit. Plus lourd et plus épais [...] je sais lucidement pourquoi ce nègre me fascine. Il n'a pas reçu d'étampes. ” (Here, p.65) Bien qu'augmentent le rejet et le dégoût que lui inspire Ibrahima Sory à mesure que progresse sa découverte des exactions dont il est responsable, Véronica aspire à une fusion totale avec lui. L'amour qu'elle lui porte est avant tout volonté narcissique de contempler sa propre image purifiée. L'amoureux, ainsi que le constate Kristeva, paraphrasant Freud, n'est autre qu'un narcissique qui a un objet : “ Il est essentiel pour l'amoureux de maintenir l'existence de cet autre idéal et de pouvoir s'imaginer semblable à lui, fusionnant avec lui, voire indistinct de lui 203 ”. La volonté d'identification de Véronica est aussi quête d'une fusion amoureuse, d'un transfert que la communication devrait rendre possible : “ [...] je suis venue pour me guérir d'un mal : Ibrahima Sory sera, je le sais, le gri gri du marabout. Nous échangerons nos enfances et nos passés. Par lui j'accéderai enfin à la fierté d'être moi-même. ” (p.71) Ibrahima est le double inversé de son père qu'elle nomme, par dérision et antiphrase, “ le marabout mandingue ”; un père aliéné, falot, qui ne transmet aucune mémoire, aucune généalogie stable, aucune fierté d'être noire, seulement une parodie de “ négritude ”. 203- Julia Kristeva, Histoires d'amour, Paris, Denoël, 1983, “ Freud et l'amour : le malaise dans la cure ”, p.47. Ibrahima Sory refuse le transfert œdipien auquel aspire la jeune femme. Il ne se prête pas à son jeu, non seulement par machisme, mais surtout parce qu'il appartient à une culture où l'individu est lié à la collectivité et n'a pas le loisir de se livrer à de perpétuels introspections et questionnements identitaires. Elle poursuit seule un long et pénible monologue, se reconnaît une “ rage de psychanalyse ” (p.119) Le véritable drame du roman est celui de la parole : parole de femme antillaise qui s'énonce sous le mode du soliloque stérile, parole qui se heurte au silence de la réception masculine et africaine, parole supplantée et finalement niée par l'acte sexuel. Une des raisons pour lesquelles le roman de Maryse Condé a tant heurté certains critiques lors de sa parution — question sur laquelle nous reviendrons — tient peut-être à la spécificité de la quête qui passe par la sexualité et la volonté d'être aimée. Véronica est à la recherche de son identité de femme et de Noire : les deux termes ne peuvent être dissociés. Toute velléité d'aimer l'autre librement lui a été interdite dès l'adolescence. “ La blessure est d'amour, mais aussi d'amour-propre 204 ” constate Alain Baudot et cette blessure narcissique se répète, comme une fatalité, tout au long de sa vie amoureuse. L'itinéraire sentimental de Véronica coïncide avec ses trajectoires géographiques : la clé de son désir d'enracinement n'est autre que l'échec de ses relations amoureuses. Les deux autres héroïnes partagent elles aussi l'expérience de la déconvenue amoureuse. Élevées en France ou dans un milieu très largement occidentalisé — celui de la bourgeoisie antillaise —, ces jeunes femmes, tout en nourrissant un idéal amoureux qui leur est propre, sont tributaires d'une conception occidentale de l'amour qui, en Afrique, se heurte à des valeurs différentes. Marie-Hélène, l'héroïne d'Une saison à Rihata, ne se satisfait pas de la vie conjugale qu'elle partage avec son mari. Sa conception de l'amour relève du mythe et l'on sait, depuis Tristan et Yseut, la place prédominante qu'occupe l'adultère dans le mythe. L'amour de Marie-Hélène prend pour objet des hommes inaccessibles car, à l'instar 204- Alain Baudot, “ Maryse Condé ou la parole du refus ”, Recherche, pédagogie et culture, n°56, 1982, p.33. de l'amour courtois dont il procède, il ne peut exister qu'à travers un faisceau d'obstacles qui doivent être franchis. L'héroïne choisit pour amant Madou, le frère de son mari; son premier amant, un Haïtien rencontré à Paris, était l'amant de sa sœur. Telle l'héroïne de la famille des Atrides, Marie-Hélène semble porter en elle la fatalité de son sang qui la pousse à violer le tabou de l'inceste : “ Dans la tradition africaine, [écrit Pius Ngandu Nkashama] elle est, ni plus ni moins, une véritable sorcière. Celle qui mange une sœur, un membre proche afin de satisfaire aux exigences de ses propres monstres intérieurs. [...] Celle qui, comme une somnambule, transgresse les lois et les interdits, brave les totems, et amène la mort autour d'elle [...] 205 ”. La liaison de Marie-Hélène avec Madou rompt un rapport de confiance intrinsèque à la tradition africaine qui considère que le frère du mari est un “ petit mari ” pour l'épouse et peut rester à ses côtés en toute liberté. C'est de cet écart entre la morale dominante, les codes de conduites de la société d'accueil et la réalisation de l'amour adultère — qui pour Marie-Hélène est seule expression de la passion amoureuse — que naît l'étrangeté de sa situation en Afrique et, partant, son exil. La relation que Véronica entretient avec le ministre se heurte elle aussi à l'ostracisme des autres. Son ami Saliou, un opposant à la dictature d'Ibrahima Sory, lui reproche d'aimer un homme abject et lui conseille de choisir un camarade révolutionnaire. Ses élèves inscrivent sur le tableau de sa salle de cours le qualificatif de “ putain ”. Les amours interdites des deux héroïnes de Maryse Condé se révèlent amours impossibles et sont vaincues par la morale dominante. Il en est de même pour l'amour de Juletane envers Mamadou bien que ce dernier s'inscrive dans le cadre de la liaison conjugale. Jeune fille pure et peu cultivée, Juletane rêve d'un bonheur simple que devrait lui apporter le mariage qu'elle conçoit comme une union sacrée dont l'intimité et la fidélité sont les pierres angulaires. À travers le rêve qu'elle consigne à la fin de son cahier, alors que sa vie a définitivement basculé dans la folie, s'exprime l'essentiel de son idéal : “ Je porte une jolie robe toute blanche. [...] Mamadou me prend la main gauche, avec beaucoup de gentillesse. Lentement, 205- Pius Nkashama Ngandu, “ L'Afrique en pointillé ”, Notre Librairie, n° 74, 1984, p.32. il glisse à l'un de mes doigts un anneau d'or (symbole d'union, gage d'amour, promesse de fidélité, assurance de bonheur , puis m'embrasse. [...] C'est le plus beau jour de ma vie, le prélude qu'une symphonie d'amour sans fin ” (Juletane, pp.129-130). Or, ce rêve se brise avant même qu'elle ne foule le sol africain puisqu'elle apprend sur le bateau que Mamadou est déjà marié. Le drame de Juletane se réduit à un seul mot : la polygamie. Elle est néanmoins consciente des valeurs de la société africaine et de l'impossibilité de les faire concorder avec ses rêves : “ C'est vrai que nous aurions pu fonder une belle et grande famille. Pour cela, il aurait fallu que je sois également née dans un petit village de brousse, élevée dans une famille polygame, dans l'esprit du partage de mon mari avec d'autres femmes. Bien au contraire, je ne suis de nulle part et mon prince charmant, je l'avais rêvé unique et fidèle ” (p.115). La réalité lamine les rêves des héroïnes qui, progressivement et irrémédiablement, vivent un cauchemar absolu. III- Le triple échec L'échec amoureux n'implique pas seulement le naufrage de la relation des héroïnes avec l'homme qu'elles aiment, il affecte aussi leur identité de femmes antillaises et plus encore soulève le problème crucial des relations antillo-africaines. En choisissant d'aimer un Africain, ces femmes échappent en apparence au rapport d'aliénation qui détermine, selon l'analyse de Fanon, les relations entre la femme noire et l'homme blanc. Soucieux d'examiner l'exemple de Mayotte Capécia, une Antillaise aliénée par son amour inauthentique pour un Blanc, Fanon dit ceci : “ Il s'agit pour nous, dans ce chapitre consacré aux rapports de la femme de couleur et de l'Européen, de déterminer dans quelle mesure l'amour authentique demeurera impossible tant que ne seront pas expulsés ce sentiment d'infériorité ou cette exaltation adlérienne, cette surcompensation qui semblent être l'indicatif de la Weltanschauung noire 206- 206 ”. Si, selon Fanon, l'amour d'une femme noire pour un Blanc Franz Fanon, Peaux noires, masques blancs, op. cit., pp.33-34. risque d'être frappé d'inauthenticité, force est de constater que l'amour de Véronica pour Ibrahima Sory est lui aussi parfaitement soumis aux conflits inconscients de l'héroïne. De manière générale, la faillite des trois relations amoureuses anéantit l'idée même d'une identité définie en terme de négritude. Sous le regard des Africains, les héroïnes antillaises se découvrent une peau blanche. Marie-Hélène se heurte ainsi à l'hostilité du père de son mari : “ Pourquoi as-tu fais cela ? Pourquoi as-tu épousé une blanche ? — Mais ce n'est pas une blanche. C'est une Antillaise. Ses ancêtres étaient des nôtres... Et il s'était lancé dans une longue explication de la traite, de l'implantation des Noirs aux Amériques. ” (Saison, p.23) Véronica est fascinée par l'Afrique dont le peuple, qui lui paraît vierge de toute impureté et de tout métissage, représente l'antithèse du peuple antillais. L'obsession de la généalogie qu'elle manifeste, — semblable en cela à la plupart des autres personnages des romans de Maryse Condé —, désigne le manque qu'elle veut combler : l'absence d'ancêtres identifiables et de mémoire. Elle refuse à la fois son identité de métisse : “ J'aurais pu m'appeler Mariama ou Salamata [...] au lieu de cela, j'ai dans mon arbre généalogique du sperme de Blanc égaré dans des vagins de négresse ” (Here, p.38) et la condescendance du président Mwalimwana. Elle rappelle à ce dernier la complicité des rois nègres dans la traite négrière : “ Vendue, Mwalimwana. Pas perdue. Tegbessou se faisait quatre cents livres à chaque navire. ” (p.58). Juletane est elle aussi rejetée sur le rivage de l'étrangeté. La troisième co-épouse de Mamadou la traite de “ toubabesse ”. Le déni d'identité représente une blessure très vive : “ Elle m'enlevait même mon identité nègre. Mes pères avaient durement payé mon droit à être noire, fertilisant les terres d'Amérique de leur sang versé et de leur sueur dans des révoltes désespérées pour que je naisse libre et fière d'être noire ” (Juletane, pp.79-80). L'invocation de cette métaphorique couleur blanche par ceux qui refusent la différence culturelle et ne parviennent à penser le métissage frappe l'Antillaise d'un déficit de pureté de couleur et, de fait, d'un déficit d'africanité. La communauté de couleur sur laquelle se fonde une partie du discours théorique de la négritude trouve ici ses limites. C'est l'unité même du monde noir qui est remise en question : la suprématie du fait social et culturel sur l'aspect racial transforme l'espoir d'une harmonie du monde noir en chimère. L'échec des couples antillo-africains symbolise dans ces romans l'impasse des relations antillo-africaines, l'impossibilité de remonter le temps, d'effacer les traces de la traite et les modifications à la fois physiques et culturelles dont elle inaugure le mécanisme. Juletane analyse de façon implacable le processus d'exil et de dépossession et la folie qui en découle. En butte à l'exclusion, l'héroïne se construit une identité négative 207. Inapte à procréer dans une société où la valeur de la femme est largement déterminée par les enfants qu'elle met au monde, sa vie n'a aucune justification. Elle nie son corps en ne lui portant aucun soin, en refusant toute sexualité. Elle est l'aliénée — la folle et l'étrangère — celle qui, parce qu'elle ne s'est pas adaptée aux normes du pays, apporte le malheur et la mort avec elle. Ainsi l'Afrique tout entière apparaît à travers le prisme déformant de l'échec relationnel des trois personnages. Le fantasme africain, qui fondait le lit de leur inconscient, cède la place à une image tour à tour floue, grotesque ou sinistre. Le pays natal revient alors avec sa charge émotionnelle. Dans Heremakhonon, les Antilles — territoire de l'enfance perdue — se superposent à l'Afrique — terre de l'hypothétique guérison de cette enfance. Les analepses qui renvoient à l'enfance sont extrêmement fréquentes. Ce sont, selon la distinction de Genette, des analepses externes puisque leur amplitude reste extérieure au récit premier, celui du séjour de Véronica en Afrique que nous nommerons récit I 208. Elles se greffent à ce dernier et parfois tendent même à l'occulter complètement. Ces analepses transportent le lecteur non seulement dans un temps différent (définition même de l'analepse) mais aussi dans un autre espace : celui des Antilles. C'est grâce à des éléments du récit I, qui 207- Hanna Malewska-Peyre définit ainsi l'identité négative: “ [...] sentiment de mal-être, d'impuissance, d'être mal considéré par les autres, d'avoir de mauvaises représentations de ses activités et de soi. ” “ Le processus de dévalorisation de l'identité et les stratégies identitaires ”, Stratégies identitaires, Paris, PUF, 1990, p.113. 208- Gérard Genette , Figures III, op.cit., p.90. font figures de prétextes ou d'embrayeurs, que se manifeste le souvenir. Ainsi, dès le début du roman, à partir du regard que la narratrice porte sur Oumou Awa et de la constatation qu'elle en tire : “ Rien à dire, ils savent traiter les femmes ici. Enceinte et à un mois tout au plus de son accouchement et elle pile ” (Here, p.32), Véronica développe une comparaison avec sa propre mère. Cette comparaison s'ouvrira sur une assez longue réminiscence de l'enfance, ponctuée de dialogues entre les personnages de sa famille, qui éclipsera le récit I. Le discours de Saliou, qui continue parallèlement aux pensées de Véronica, la ramène finalement à la réalité : “ De quoi me parles-tu Saliou ? J'ai toujours eu ce défaut de très mal écouter les autres ” (p.33). Parfois récit I et analepses se mêlent tant qu'il est difficile de les séparer : “ Jean Lefèvre et Adama possèdent une bicoque dans l'île de Kariba [...] On y accède par des bateaux poussifs pareil à ceux des Saintes. L'eau de la mer bleue comme un dessin d'enfant. Le ciel aussi est bleu. Le marinier a des yeux bleus, souvenir de son aïeul breton. Est-ce le présent ou le passé ? Le présent, le passé ” (p.180). L'enfance antillaise dans sa temporalité et son espace se substitue à l'Afrique jusqu'à en faire parfois une toile de fond sans incidences sur les pensées et la vie de la narratrice. La réalité politique et sociale de l'Afrique, quel que soit son poids de sang et de violence, reste une donnée abstraite qu'elle refuse de prendre en compte et qui fait de brèves irruptions à sa conscience lorsque ses proches connaissances sont touchées. À la fin du roman seulement, alors que la violence politique subie par son ami Saliou devient insoutenable, dans son ultime liaison avec Ibrahima Sory, résonne la fureur du présent : “ Aux moments les plus inattendus, les portes du camp s'ouvraient, Saliou apparaissait, boitant misérablement le long d'une interminable route pour se perdre à un détour. ” (p.221). L'histoire de Véronica et de l'Afrique s'avère un immense malentendu : alors qu'elle entreprend un voyage dans l'Afrique du passé à la recherche de ses racines afin d'exorciser les fantômes de son enfance, elle se heurte à l'Afrique du présent, engluée dans une dictature post-coloniale. Au terme de son aventure, confrontée aux violences de la dictature, elle avoue s'être trompée d'aïeux et avoir cherché son salut “ parmi les assassins ”. L'avion dans lequel elle s'embarque ne la ramène pourtant pas vers l'aéroport du Raizet et vers sa famille mais à Paris. La trajectoire de Véronica décrit un cercle qui la reconduit au point de départ. L'Afrique de Juletane et de Marie-Hélène est tout aussi angoissante. Dans le roman de Warner-Vieyra, l'espace national est une scène sans importance dans la tragédie familiale qui se joue. Le pays n'est pas nommé mais il s'agit sans doute du Sénégal, pays où vit l'auteur. Nous apprenons qu'il accède à l'indépendance après l'arrivée de Juletane mais aucun détail n'est donné puisque tout est vu à travers le regard du personnage entièrement attaché à (d)écrire son drame personnel et incapable d'analyser la situation politique du pays. Elle écrit pour ne pas perdre la mémoire. Dans Une saison à Rihata, la politique et la situation de l'Afrique post-indépendante pèsent de tout leur poids. La structure de ce roman présente des similitudes frappantes avec celle de Heremakhonon. La plupart des événements et des personnages ont leur double dans chacun des romans, en particulier Toumany, le président, dont le corollaire est Mwalimwana dans Heremakhonon et Madou, l'amant ministre qui peut être comparé à Ibrahima Sory. L'indépendance y apparaît comme un rêve avorté, MarieHélène et son mari en ont douloureusement conscience : “ Commençait-il comme elle d'être écœuré par la corruption, le népotisme, la gabegie ? Sentait-il comme elle que rien n'avait changé et que ce socialisme à l'africaine n'était qu'un leurre permettant à une poignée d'hommes d'usurper le pouvoir ? ” (Saison, p.32). À la fin du roman, comme dans Heremakhonon, la dictature écrase l'espoir démocratique qui s'était manifesté. Métonymie du pays, l'espace familial au sein duquel évoluent les deux personnages est un espace clos. L'adultère de Marie-Hélène oblige sa famille à quitter la capitale pour une ville de province étouffante et mesquine : Rihata. L'exil à Rihata apparaît comme le châtiment de l'adultère. L'espace de Juletane est celui de la maison traditionnelle africaine construite autour d'une cour. Les maisons où vivent chacune des héroïnes sont délabrées. La petite chambre qui a été cédée à Juletane est son unique refuge, le lieu où elle peut écrire son journal et préserver son intimité. La maison familiale deviendra espace de la catastrophe, théâtre d'une tragédie dont le dénouement sera marqué par la mort de la plupart des membres de la famille. L'impasse du séjour africain — séjour définitif pour Juletane et Marie-Hélène — dessine une géographie de la nostalgie. Véronica reconnaît que son île est le seul lieu où elle puisse résoudre ses conflits identitaires alors que Juletane idéalise le paysage perdu de l'enfance et, du fond de sa folie, entend un appel : “ Reviens dans ton île ”. Impitoyables dans leur analyse des relations antillo-africaines, les trois romans dressent un constat d'échec auquel la réception critique fut particulièrement sensible. Heremakhonon eut lors de sa parution une réception très négative et l'auteur fut sévèrement blâmé. IV- Une réception ambiguë En raison des similitudes entre la trajectoire personnelle de Maryse Condé et l'itinéraire romanesque de Véronica, l'œuvre fut souvent rangée dans le genre autobiographique, voire dans le cadre de l'autobiographie déguisée. L'auteur fut accusée d'être “ aliénée ”, d'avoir “ pactisé avec les réactionnaires 209 ”. La sexualité du personnage de Véronica fut aussi prise pour cible : “ Un article du Naïf, signé de quelqu'un que je ne nommerai pas, m'a traitée de " voyeur et de prostituée " ajoutant qu'on " respirait une odeur de sperme " dans ce livre et pour finir, me comparant à Mayotte Capétia ” précise Maryse Condé 210. Moins offensif, mais sensiblement sur le même registre, Sunday Okpanachy évoque dans sa thèse de doctorat “ Véronica, la malade [qui] n'est toujours pas guérie malgré des nuits folles avec le nègre avec aïeux 211 ”. Plus récemment, Lilyan Kesteloot 209- Francoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, op.cit., p.63. Nous citons les premières réactions au roman d'après Maryse Condé elle-même. 210- Ibidem, p.72. 211- Sunday Okpanachi, op. cit., pp.361-362. percevait Marie-Hélène comme “ [le] nouveau porte-parole ” de Maryse Condé 212. Dans Lettres créoles, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant reprochent à l'auteur ce que l'on pourrait nommer un déficit de créolité; ils condamnent, à travers le personnage de Véronica, le choix existentiel et littéraire de sa créatrice. Recoupant les trajectoires de Maryse Condé et celles de Véronica, ils font une lecture très personnelle et ironique d'Heremakhonon : “ Véronica expérimentera déceptions politiques, souffrances existentielles et trahison amoureuse avant de s'en revenir pour toujours, d'abord à Paris (à la fin du roman, elle respire avec joie l'odeur des grands arbres de la capitale française) puis dans son île natale, la Guadeloupe. Pourra-t-elle y demeurer ? S'est-elle réconciliée avec elle-même ? A-t-elle réussi à assumer son identité créole ? 213 ” Or Véronica a seulement évoqué le printemps sur Paris et son hypothétique retour n'appartient qu'à l'horizon du roman, au hors-texte, contrairement à l'itinéraire réel de son auteur. Maryse Condé, alias Véronica, alias Marie-Hélène, se vit sommée de justifier à la fois l'image qu'elle donnait de l'Afrique contemporaine — essentiellement perçue à travers un épisode sanglant de son histoire —, son éloignement du pays natal et l'ambiguïté de son personnage. La ligne de démarcation séparant roman et autobiographie étant franchie, s'abolit l'essence même de la morale du roman qui, selon la définition de Milan Kundera, est “ suspension du jugement moral 214 ”. Face à ces accusations, les explications de l'auteur sont fréquentes et redondantes; lors de la réédition de Heremakhonon, en 1988, elle rédige un avant-propos où elle défend son premier roman et explique la psychologie qu'elle prête à Véronica. Dans ses entretiens avec Françoise Pfaff, elle écrit : “ Ce n'était pas du tout une autobiographie romancée. C'était un roman du refus 215 ”. 212- Lilyan Kesteloot, “ Une certaine négritude " outsider " ”, Notre Librairie, n° 118, juil.-sept. 1994, pp.6768. 213- Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., pp.150-151. 214- Milan Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p.16. 215- Françoise Pfaff, op. cit., p. 63. “ Maryse Condé ou la parole du refus ” est le titre d'un article d'Alain Baudot précédemment cité dans lequel l'auteur évoque brièvement la réception négative du roman et insiste sur la nécessité de prendre en compte l'écriture ironique de la romancière. Cette ironie “ refuge du désespoir ” permet de comprendre certaines allusions a priori choquantes. La réception négative de ce roman relève d'un principe idéologiquement correct. Sa lecture fut trop souvent une lecture idéologique facilitée par l'absence d'opacité du texte, ses multiples auto-commentaires qui renforcent le “ message ” pourtant (trop) clairement énoncé. Lors de sa première parution, en 1976, la décolonisation était encore d'une brûlante actualité. Nombre d'intellectuels et d'écrivains d'Occident et du Tiers- Monde apportèrent leur soutien au gouvernement de Sékou Touré. Dénoncer les méthodes utilisées par le gouvernement et son président — y compris sous une forme romanesque — pouvait alors être considéré comme une remise en cause du processus de décolonisation et de désaliénation de l'Afrique. À ce propos, il n'est certes pas inutile de rappeler qu'en 1965, Cheikh Hamidou Kane présenta à Aimé Césaire le manuscrit d'un livre qui devait seulement paraître en 1995 sous le titre Les Gardiens du temple 216. Le diagnostic de Césaire opéra alors une autocensure dont témoigne l'auteur : “ D'après lui, mon roman risquait d'être une machine de guerre contre le Sénégal. La critique des régimes africains pouvait apparaître comme un appel aux militaires. Et ces gens qui prennent le pouvoir par la force ne sont guère près ensuite à le restituer 217 ”. Refusant à deux reprises de faire éditer son œuvre, Hamidou Kane a choisi de mettre en pratique le conseil de Césaire. Un conseil qui n'aura cependant pas empêché la dictature militaire de fonctionner, mais qui aura privé le monde des lettres d'un roman où s'exprime la tension entre modernité et tradition, où, sans compromis, l'auteur interroge l'histoire post-coloniale de l'Afrique. Maryse Condé a choisi la morale romanesque qui se heurte souvent à la logique politique et à la bonne conscience. Car si l'on examine les critiques à l'endroit du personnage de Véronica, elles rappellent étrangement le réquisitoire dressé par un certain Ernest Pinard, avocat impérial, à propos de Madame Bovary. Cet homme de loi blâme le livre non tant à cause de l'adultère d'Emma mais surtout parce qu'“ il n'y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête ”, “ pas 216217- Cheikh Hamidou Kane, Les Gardiens du temple, Paris, Stock, 1995. Éric Fotino, “ Hamidou Kane, la " torche noire ” ”, Le Monde, 9 fév. 1996, p.VII. une idée, une ligne en vertu de laquelle l'adultère soit flétri 218 ”. Maryse Condé, pas plus que Flaubert, ne condamne son personnage. À l'instar de la femme de Charles Bovary, qui meurt sans s'être repentie, Véronica échappe à son enfer africain sans renier ses amours, sans avoir eu le courage de manifester ouvertement son opposition, sans s'être engagée pour la libération du monde noir. Dans les trois romans se brise de façon inexorable le miroir de l'Afrique, l'espoir d'un racinement antillais dans la terre d'avant. L'échec s'inscrit à plusieurs niveaux. C'est un échec politique — l'Afrique indépendante n'est pas apte à rassembler les diasporas noires —, un échec de l'imaginaire et de la mémoire — l'Afrique moderne n'est pas l'Afrique perdue que les Antillais idéalisent ; un échec relationnel — l'amour est inapte à réunir Antillais et Africains. Cette peinture hautement pessimiste n'est probablement pas sans dangers pour l'image même de l'Afrique : “ Le risque est là peut-être de substituer à l'arsenal ancien de clichés un répertoire tout aussi attristant. L'Afrique des monts et merveilles est morte, vive l'Afrique maudite ! Mais sans doute est-ce ainsi que les hommes rêvent lorsqu'ils s'aperçoivent qu'il n'y a ici-bas ni terre promise, ni guerre sacrée ” écrit Alain Baudot 219. Récemment, Denis Boucoulon, un jeune romancier antillo-africain a consacré un roman à l'Afrique : Le Chien qui fume 220. Il y explore, à travers un personnage de dictateur, la tyrannie qui sévit dans un pays africain anonyme. La quatrième de couverture “ attire ” ainsi le lecteur : “ L'Afrique livrée à la barbarie, prise aux entraves de l'Histoire, hier comme aujourd'hui ”. Le continent africain continue à être un objet d'écriture sans doute trop facile. En explorant une mémoire complexe, les romanciers antillais ou d'origine antillaise, perpétuent aussi des visions marquées par l'idéologie coloniale, ce qui ne fait exister ni l'Afrique ni les Antilles. 218- Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1972, réquisitoire de l'avocat impérial Ernest Pinard, p.488. 219- Alain Baudot, “ Les écrivains antillais et l'Afrique ”, op. cit., p.45. 220- Denis Boucoulon, Le Chien qui fume, Paris, Éd. J.C. Lattès, 1994. Loin de la terre promise, le désir d'Afrique s'insère aussi au cœur du paysage antillais. Il y perdure sous forme de lancinement parfois douloureux, de mémoire lointaine, d'invisible mais pérenne présence, de trace opaque à recomposer, inlassablement. Il s'enchevêtre dans le présent, leste les mots de son poids de rêve, perpétue et invente une mémoire d'exil. CHAPITRE 4 TRACES AFRICAINES DANS L'IMAGINAIRE ANTILLAIS “ Aller à la découverte de la trace c'est, peut-être, continuer à écrire, tourner autour de l'introuvable trace. ” Edmond Jabès, Le Livre des marges I- Le concept de trace Au cours de notre étude, nous avons déjà évoqué à deux reprises la question de la trace : traces du substrat autochtone dont les roches gravées témoignent et traces de la traite négrière inscrites dans les fonds sous-marins. La quête d'appartenance passe par la reconstitution de ce passé détruit, englouti ou nié. La recherche des traces africaines participe de cette démarche qui manifeste de nombreuses similitudes avec une approche méthodologique pratiquée dans d'autres disciplines, en particulier l'histoire, l'histoire de l'art et la psychanalyse. Dans un article intitulé “ Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice 221 ”, Carlo Ginsburg analyse la méthode de l'historien de l'art Morelli. Pour ce dernier, ce sont les caractères les plus ténus, les moins évidemment perceptibles et non les plus manifestes qui permettent de distinguer les œuvres de maîtres de leurs copies. Selon Ginsburg, cette approche a influencé Freud. À la lecture de Morelli, Freud constate : “ Je crois sa méthode apparentée de très près à la technique médicale de la psychanalyse. Elle aussi a coutume de deviner par des traits dédaignés ou inobservés, par le rebut ("refuse") de l'observation, les choses secrètes ou cachées [...] 222 ”. Quelle que soit l'opacité de la réalité, il demeure des points privilégiés qui permettent de l'approcher. Pour Paul Ricœur, le travail 221- Carlo Ginsburg, “ Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice ”, Le Débat, n°6, Gallimard, 1980, pp.3-44. Carlo Ginsburg est, avec Giovanni Levi, fondateur de la micro-histoire italienne. 222- Sigmund Freud, Le Moïse de Michel-Ange, (1914) cité par Ginsburg, Ibidem, p.9. de l'historien s'appuie, par définition, sur la recherche de la trace qui, par-delà sa fragilité, “ oriente la chasse, l'enquête, la quête, la recherche 223 ”. L'historien aura pour tâche de donner “ signifiance ” à un passé révolu, ce qui n'implique pas cependant de faire renaître et revivre ce passé qui demeure passé mais d'approcher l'irréductibilité même de la “ signifiance ”, le fait qu'elle “ échappe à l'alternative du dévoilement et de la dissimulation, à la dialectique du montré et du caché, parce que la trace signifie sans faire apparaître ” affirme Ricœur, citant et méditant les propos de Lévinas 224. Par définition insaisissable et irréductible, la trace rompt le tranquille ordonnancement des choses, elle interdit l'oubli, elle est signe de l'expression du “ dérangement ”. La trace est un des mots clés des textes glissantiens. Concept opératoire, elle constitue un des titres des “ Introductions ” du Discours antillais : “ À partir des traces d'hier et d'aujourd'hui mêlées ” (D.A., p.18). Elle sera à l'origine d'une pensée de la trace, partie intégrante de la Poétique de la Relation : “ [...] la trace est ce qui est resté dans la tête dans le corps après la Traite sur les Eaux Immenses, [...] la trace court entre les bois de la mémoire et les boucans du pays nouveau [...] ” (Tout-monde, p.236). Glissant ne dévoile pas l'origine de ce concept mais il est possible qu'il soit inspiré, non des historiens et philosophes précédemment cités, mais de l'œuvre de Michel Foucault, L'archéologie du savoir, dont on connaît l'importance qu'elle put avoir dans la pensée de l'auteur. Si Foucault ne conceptualise pas la notion de trace, il développe longuement celle d' “ archive ”, non descriptible et incontournable, qui se “ donne par fragments, régions et niveaux, d'autant mieux sans doute et avec d'autant plus de netteté que le temps nous en sépare [...] 225 ”. Dans le texte littéraire de Glissant, la trace permettra de remonter jusqu'aux zones les plus obscures de la mémoire, de nommer le passé oublié, de l'inscrire dans un texte-paysage. 223- Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, op. cit., pp.218-219. Ibidem, p.226. Ricœur réfère à Émmanuel Lévinas, Humanisme de l'autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972, pp.62-70. 225- Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.171. 224- II- Paysage-palimpseste Toute l'œuvre de Glissant — poésie, romans ou essais — dit l'absence quasi totale de traces africaines concrètes et palpables, celles-là furent gommées par la tragédie de la déportation. Les déportés eux-mêmes, dont Papa Longoué et Mathieu Béluse évoquent le trajet dans Le Quatrième Siècle, ont perdu tout espoir de retourner en Afrique. Encore impalpable, le pays nouveau efface les traces du “ pays d'Avant ”. L'Afrique ne persiste qu'à travers une opposition, un violent contraste de paysages que le captif du bateau négrier — celui qui deviendra Longoué — perçoit du premier regard : “ [...] il avait déjà, lui, mesuré la différence entre ces deux côtes (l'une infime, l'autre ramassée dans ses courbes) [...] il avait déjà sondé la masse d'océan tassée entre leurs terres ” (Siècle, p.55). Mathieu Béluse reprend plus loin cette comparaison : “ Oui, comme ces deux paysages, dis-tu. L'un tout plat à l'infini, peut-être déjà perdu dans la mémoire, si grand, si plat, c'est la plaine du passé que l'on retraverse sans fin, bon, disons, la terre perdue. Et si l'autre, celle-ci, est ramassée, en boucles, en détours, si minuscule, si vite épuisée, c'est parce que le travail et le malheur sont là ” (p.73). Le poème “ Afrique ” du recueil Le Sel noir est entièrement consacré à l'Afrique. Pour Glissant, contrairement à ce qui est le credo du poète de Ferrements, il n'appartient pas à l'écrivain antillais de faire l'éloge du continent perdu. Il assume alors le risque de créer une poésie du refus : “ Ni ponctuer l'éclat de tes cimes n'est mon propos / Ni toucher aux senteurs qui font de toi un lourd cortège ” (Sel, p.110). Âpre, écartelée, son écriture congédie toute mélancolie. Il a désappris le langage de la terre première, ce qu'il avoue sans honte, ni nostalgie : “ Au corps, je n'ai plus cette senteur de tes bois marquée / Ni dans mes yeux ton sel si ce n'est sel que j'ai rêvé ” (p.110). Grande est la portée symbolique du mot “ sel ”, lequel renvoie à la condition antillaise. Le sel est le sel marin de l'océan de la déportation et la substance de la terre future. Il peut aussi suggérer, par association avec l'histoire de Carthage perçue comme un épisode prémonitoire à celui de la destruction des villages africains par les razzias et évoquée dans le poème “ Carthage ”, la coutume romaine qui consistait à disperser du sel sur les territoires conquis afin de stériliser la terre. Le sel serait alors ce qui parachève la destruction en effaçant toute trace de vie. Gabelle dans le poème du même nom — “ Gabelles ” —, le sel est ration extorquée : “ sel noir ” volé à l'Afrique. Il est aussi espoir de dire l'effacement pour le combattre. Dans le recueil Pays rêvé, pays réel, l'Antillais a aussi oublié les gestes essentiels : “ [...] Nous rions / De ne pas savoir nouer l'à-tous-maux et l'épais maïs / Quand la terre d'hier débrosse en nous rocs et prurits ” (Pays, p.17). Pythagore, personnage de La Case du commandeur, tente de combattre l'amnésie en cherchant à identifier l'Afrique dans les manuels scolaires de sa fille, il se heurte à la seule carte de France. Il essaie, sans plus de succès, d'imaginer le continent à partir de son propre paysage. L'oubli n'est pas seulement culturel et géographique. Il affecte aussi l'onomastique. Le narrateur de Tout-monde ne parvient pas à nommer la flore africaine : “Une fleur blanche, une seule, dans une pierraille infiniment morte. Je ne connais plus son nom. Ces noms des roches, des fleurs, des bêtes-longues se sont eux aussi en allés. On a déporté les noms sur les Eaux Immenses. ” (p.426) L'amnésie due à la perte de toutes traces concrètes crée un douloureux lancinement, une mutilation, une blessure inscrite au cœur de l'identité antillaise qui désigne l'Afrique par défaut. C'est ce manque, cette absence qui signe l'existence de la trace africaine dans l'œuvre de Glissant. La trace y est bien, conformément à l'analyse de Lévinas, “ signe d'un dérangement ”, mais la poétique de la trace qui s'inscrit dans son œuvre ne renvoie pas, contrairement à la méthode pratiquée par Morelli, au “ Même ”. Si Morelli entend prouver le vrai grâce à l'identification de caractères attestant une indéniable authenticité du tableau, Glissant s'efforce de pister une trace africaine renvoyant à une altérité. Cette altérité désigne un “ autre ” intérieur que, dans L'Intention poétique, l'auteur qualifiait de “ l'Autre du Nous que je suis aussi ” (p.158). Il est entièrement réhabilité dans le recueil Pays rêvé, pays réel qui désigne à la fois la terre africaine et la terre antillaise. La tension, la dialectique des deux terres inscrites dans le recueil appelle une analyse du titre. Faut-il considérer, ainsi que le fait Évelyne Caduc-Derey, que l'adjectif rêvé renvoie clairement à l'Afrique alors que le terme “ réel ” désignerait tout aussi explicitement les Antilles 226 ? La poésie de Glissant semble plus complexe; elle n'opère pas de distinction aussi nette entre les deux pays / paysages. Elle forge plutôt une véritable alchimie où les Antilles deviennent palimpseste de l'Afrique, où la trace du paysage africain perdure dans son irréductible opacité sous le paysage insulaire de la mangrove : “ Nous fêlons le pays d'avant dans l'entrave du pays-ci Nous l'amarrons à cette mangle qui feint mémoire ” (Pays, p.17) “ L'anse du morne ici recomposée nous donne L'émail et l'ocre des savanes d'avant temps ” (p.98) Ainsi, la poésie parvient à résoudre l'impossible (re)quête du pays perdu que poursuivait Pythagore qui “ ne pouvait concevoir que ce pays-ci fût peut-être l'image remodelée du pays d'avant ” (Case., p.33). Elle parvient aussi à désigner l'Afrique grâce à une onomastique qui renvoie à des personnages de légende : Ata-Eli, Ichneumon, les Enofis, et à inscrire ces noms dans le vaste ensemble des personnages antillais présents dans toute la production de Glissant : Thaël, Mathieu, Mycéa... Ultime reconnaissance de l'Afrique, elle 226- Évelyne Caduc-Deurey, “ Pays rêvé, pays réel, le texte paysage chez Saint-John Perse et Édouard Glissant ”, Horizons d'Édouard Glissant, op. cit., p.485. est aussi nommée : “ Je t'ai nommée, Terre blessée, dont la fêlure n'est gouvernable, et t'ai vêtue de mélopées dessouchées des recoins d'hier ” (Pays, p.83) Réhabiliter l'Afrique au cœur du texte-paysage antillais, faire de l'œuvre un espace de rencontre entre l'histoire, les légendes et mythes africains et l'imaginaire antillais, tel est sans doute la vertu des textes glissantiens. Papa Longoué avouait à Mathieu Béluse que le pays au-delà des eaux était “ le témoin irréfutable de l'antan, la source d'un passé suscité, la part qui niée, à son tour niait la terre nouvelle, son peuplement et son travail ” (Siècle, p.45). À cette dangereuse négation, Glissant n'a eu cesse d'opposer la présence, de sonder la trace. Dépositaires de la mémoire et arpenteur de la trace, tels sont aussi les personnages de Nègres marrons. III- Le marron : légataire et arpenteur de la trace L'histoire du marronnage, à son origine, est celle d'un double silence : silence de l'écriture, silence de la parole; silence des archives historiques, silence du marron lui-même. Quelques documents d'époque témoignent toutefois de l'élan de ceux qui, lors de leur arrivée sur la terre d'esclavage ou à partir de l'Habitation, choisissent de fuir leur condition servile. Des avis divers, des petites affiches ou des gazettes, comme celle de Saint-Domingue datée du 9 février 1791, signalent l'existence de fugitifs mais les “ registres de marronnage font défaut 227 ”. Quelle est la géographie du marronnage ? Que sait-on du marron dans sa dimension historique ? Les pays qui lui sont les plus propices sont le Surinam, la Guyane, les grandes îles comme la Jamaïque et Saint-Domingue — laquelle compte le marron le plus célèbre : 227- Yvan Debbasch, Le Marronnage - Essai sur la désertion de l'esclave antillais, L'Année sociologique, 3° série, Paris, PUF, 1962, p.7. Mackandal. Bénéficiant d'un large arrière pays, elles offrent de multiples refuges aux déserteurs de la canne. A contrario, la géographie des Petites Antilles est plutôt hostile au marronnage, l'exiguïté de l'espace joue en faveur du maître qui, aidé de ses chiens et de ses serviteurs, débusque rapidement les déserteurs. Toutefois, jusqu'à la fin du XVIIe, les îles françaises sont parfois sensibles au marronnage par bandes ainsi qu'en attestent les quelques centaines de fugitifs qui, en Martinique, obéissent à Francisque Fabulé. Yvan Debbash distingue deux catégories de marrons : ceux qui pratiquent le “ parasitisme ”, se nourrissant de vols et de rapines effectués sur les plantations et ceux qui forment des communautés et établissent un régime quasiment autarcique. Au regard de la vérité historique, seules les bandes marronnes organisées, placées sous la direction d'un chef, peuvent subsister des années durant, le solitaire a peu de chances de survivre à son épreuve. Généralement réprouvé par ces ex-condisciples, le marron jouit d'une mauvaise réputation transmise par le colon pour lequel “ le nègre marron est en effet un barbare parce qu'en brisant les normes sociales de la colonisation, il régresse 228 ”. Hormis en Haïti, où le gouvernement a élevé un Monument au Marron, l'histoire contemporaine l'a laissé à son anonymat. La littérature antillaise va s'emparer de cette figure pour l'ériger au rang de mythe fondateur. Édouard Glissant affirme : “ [...] le Nègre marron est le seul vrai héros populaire des Antilles, dont les effroyables supplices qui marquaient sa capture donnent la mesure de sa détermination. Il y a là un exemple incontestable d'opposition systématique, de refus total ” (D.A., p.104). L'écriture littéraire transgresse à la fois la mémoire officielle — celle des planteurs — et l'image tour à tour diabolique et naïve qu'en donna la littérature hexagonale ou békée 229. Dans Le Quatrième Siècle et dans les textes d'André et de Simone SchwarzBart : La Mûlatresse Solitude et Ti-Jean L'horizon, le marron apparaît comme l'homme de la mémoire et / ou l'arpenteur du paysage insulaire. Il est celui qui trame la trace du nouveau 228- Régis Antoine, La littérature franco-antillaise, op. cit., p.25. Régis Antoine cite Saint Lambert (Ziméo, 1745) , Victor Hugo (Bug Jargal) et mentionne, pour les productions créoles, Moreau de Saint-Méry ( Description de la Partie française de l'île de Saint-Domingue, 1797), Poirié de Saint-Aurèle (Veillées du Tropique, 1850), Levilloux (Les Créoles, 1835), Ibidem, pp. 2526. 229- pays que Chamoiseau et Confiant définissent ainsi : “ à côté des routes coloniales dont l'intention se projette tout droit, à quelque unité prédatrice, se déploient d'infinies petites sentes que l'on appelle tracées. Élaborées par les nègres marrons, les esclaves, les créoles, à travers les bois et les mornes du pays, ces tracées disent autre chose. Elles témoignent d'une spirale collective que le plan colonial n'avait pas prévue. 230 ” Tous les textes opposent les marrons aux esclaves des Habitations; cette dualité se traduit directement par les expressions qui servent à désigner les uns et les autres. D'une part : “ Ceux qui refusèrent ” (Siècle), “ les Nègres d'eau salée ” (Mulâtresse), “ les gens d'Enhaut ” (Ti-Jean), d'autre part : “ Ceux qui acceptèrent ”, “ les Nègres d'eau douce ”, “ les gens d'En-bas ”, lignages distincts autant qu'inconciliables. Métaphore du refus, l'expression “ Nègres d'eau salée ” renvoie aussi à la pureté africaine qui a échappé à la marque infamante concomitante à la traite et à l'esclavage, à la soumission sexuelle et morale. À la dichotomie des noms fait écho la séparation spatiale : l'espace des marrons est celui des mornes, celui des autres est l'Habitation ou les lieux où elle se tint. Dans Le Quatrième Siècle et Ti-Jean l'horizon, l'identité de la plupart des marrons n'a pas été laminée par la tragédie de la déportation. De fait, ils ne sont pas seulement dépositaires de la trace — cette ténue et têtue antidote à l'amnésie — mais figures inviolées par l'espace et le temps de l'esclavage. À cet égard, le futur Longoué, “ marron du premier jour ”, “ marron de la première heure ” (Siècle, p.45) échappe par son geste et par sa geste à la malédiction de l'esclavage. Il se soustrait à la trace du fer rouge dont le maître tatoue le corps de l'esclave et à la nomination servile. N'ayant pas été nommé par le maître, il échappe à l'innommable de l'esclavage. Le talisman de sa victoire semble être le signe qu'il trace dans l'air depuis sa claustration sur le navire négrier. Ce signe de malédiction est tout d'abord dirigé contre son ennemi intime — le futur Béluse —; expression de la haine, il témoigne de la survivance de son humanité : le captif n'a pas oublié la raison qui le pousse à haïr “ l'autre ”, ainsi demeure-t-il un humain. Le signe sera ensuite, “ d'un geste rapide et semi rituel ” 230- Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., p.12. (p.27), adressé à La Roche, acheteur de l'esclave. Puis, ainsi que le dévoile le planteur Senglis à sa femme Marie-Nathalie, ce même geste mime, parodie et, partant, annihile, les vaines tentatives baptismales de l'abbé. De toutes les figures de marrons, Longoué en est la plus pure : l'archétype. Les marrons de Ti-Jean L'horizon sont les descendants des esclaves révoltés, leur chef — Wademba — est un “ immortel ”. Dans ce roman où le temps semble suspendu, l'esclavage n'a eu aucune prise sur “ les gens d'En-haut ”. Les fugitifs de La Mulâtresse Solitude sont des marrons de la deuxième heure. Bayangumay, la petite Diola, deviendra Man Bobette. Son marronnage est réponse à l'insoutenable de l'esclavage, sur son corps sont inscrites en lettres indélébiles les marques des Blancs : ce corps a porté un enfant du viol, il est lacéré de coups de fouets et autres traces de torture, il témoigne des initiales de la servitude. Nègre bossale ou esclave révolté, le marron emprunte la trace de la liberté qu'il arpente tout autant qu'il forge. Son ascension vers le morne protecteur est chemin de croix. Une figure se dessine : celle du Christ de la liberté, double inversé du marron diabolique que retient la mémoire des plantations. L'enfant de Man Bobette — celle qui deviendra Solitude — imagine ainsi la fuite de sa mère et de son amant : “ Sans doute étaient-ils déjà à mi-pente de la montagne, Man Bobette et le vieux nègre à pilon, et grimpant, glissant ensemble, tombant et se relevant, s'accrochant à tout ce qui dépasse, avec pour seule pensée d'arriver au plus haut avant que ne retentissent les premiers appels des chiens 231 ”. Dans les romans de Glissant, la première ascension du “ marron primordial ” inaugure une série de montées vers les mornes qui dessine non seulement l'espace du pays nouveau mais suggère une trame narrative qui se réitère, se modifie, s'enrichit au fil des différents épisodes de l'histoire martiniquaise et de la fresque glissantienne. Le futur Longoué, qui a fait son deuil du pays d'avant, porte en lui la prescience du pays nouveau, il sait, tout comme La Roche et Senglis, qu'il atteindra le morne les Acacias : 231- André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude, op. cit., p.58. “ Oui. Là le fugitif avait su qu'en atteignant le morne il serait sauvé. Il écouta les chiens sans arrêter de courir [...] Il ne pouvait pas être sûr de son calcul, la seule certitude étaient que les chiens gagnaient du terrain. L'air était trop libre, la nuit trop claire. Pas assez d'eau. Les traces. Les hautes herbes, meilleur que le sentier. Couper à travers [...] mais il savait déjà qu'à la disposition des arbres et du terrain, qu'il était vainqueur contre les chiens. Il ne fallait plus que monter toute la nuit dans cette forêt. [...] Et toute la nuit, la première, il allait monter, flamber à partir de ce corps déchiré, avant de retomber brusquement sur la plaine pour recommencer son ascension et sa victoire et à nouveau s'étaler jusqu'au bas de la pente. (Neuf heures. Devant la muraille noire, hommes et chiens en cercle. Il n'y avait rien à faire. À croire que ce marron avait couru depuis toujours le morne aux Acacias, qu'il avait pu reconnaître le seul endroit où jamais les bêtes ne sauraient le dépister. ” (Siècle, pp. 43-45) La fuite du marron sur le morne ouvre la trace tout autant qu'elle imprime la trace de ses pieds sur le paysage, ainsi le futur Longoué, peu après avoir gagné son refuge, pourra-til redescendre vers l'habitation afin d'y libérer de la torture celle-là même qui l'avait délivré de ses fers : Louise, l'esclave dont La Roche a fait sa maîtresse : “ [...] il rejoignait une dernière fois, cherchant la guerrière dans ses vêtements éclatants, le monde des animaux soumis et des maîtres trop transparents, il suivait à rebours la piste que les chiens avait courue sur ses traces [...] ” (p.83). Au contraire des fugitifs traditionnels, qui prennent garde à ne pas laisser d'indices, Longoué est “ indifférent aux traces qu'il pouvait laisser derrière lui ” (p.88). Il en sera de même pour tous les marrons de Glissant qui devront modeler le paysage nouveau, se l'approprier, proclamer leur passage, ainsi les poursuivants qui se lancent à la recherche de l'enfant Gani dans Mahagony “ [...] retrouvaient les traces laissées à dessein par le poursuivi [...] 232 ”. La trace est manière de proclamer son existence, de défier la loi des planteurs. 232- Édouard Glissant, Mahagony, Paris, Éd. du Seuil, p.79. Si la poétique de la trace est essentiellement glissantienne, l'espace des hauts qu'investissent et balisent le marron et la communauté marronne est sensiblement différent en fonction des textes envisagés. Il présente un dense réseau de signifiés souvent contradictoires : métaphore de l'Afrique dans La Mulâtresse Solitude et Ti-Jean l'horizon, il est micro-espace typiquement antillais dans les œuvres de Glissant où il devient, dans Mahagony, ébauche du “ Tout-monde ”. Un marron repenti de La Mulâtresse Solitude, dévoile, entre deux séances de torture, la vie des insoumis. Son discours insiste sur l'africanité des marrons, la couleur “ noire ”, présence hyperbolique associée à la majesté et à la pureté : “ un grand nègre Arada ”, “ un enfant aussi noir et joli qu'une graine d'icaque 233 ”. Le campement que découvre Solitude, lorsqu'elle décide à son tour de marronner est inscrit dans une “ forêt sans âge ” peuplée de paillotes; il reconstruit un imaginaire africain : celui du village de brousse. Les coutumes africaines, les vêtements — des pagnes — et les postures témoignent clairement de cette africanité. Au sein de ce microcosme, toutes les ethnies sont présentes et les femmes, qui sont autant de joyaux d'un continent en exil, affirment la supériorité de leur appartenance ethnique, dévoilent la poésie du paysage africain, nomment les plaines, les savanes, les îles. L'espace du marronnage se modifie considérablement lorsque Solitude prend la tête d'un petit groupe de rescapés — ceux qui ont survécu au massacre de leur camp — pour s'établir sur les hauteurs de la Soufrière. Le paysage antillais — ses volcans, ses sources chaudes, sa rare végétation — fait alors irruption, seul perdure “ un morceau d'Afrique qu'il [Maïmouni] transportait en lui et qui lui masquait le reste du monde 234 ”. L'acte marron s'enracine dans l'espace et dans le temps — nous sommes en 1798 — sous l'impulsion d'une femme qui porte la marque indélébile de l'esclavage et du métissage. La contextualisation historique est également présente dans L'Isolé soleil de Daniel Maximin. Jonathan décide de partir en marronnage à la suite de l'attaque de l'Habitation Les Flamboyants par un groupe 233234- André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude, op. cit., p.71. Ibidem, p.116. de colons ivres de rage qui tuent et violent ses habitants. Il participera à l'insurrection de Delgrès qui atteint son paroxysme le 28 mai 1802 au fort Matouba. Le texte de Maximin, tout en évoquant la “ Petite Guinée ” située sur les hauteurs de Sainte-Rose, en Guadeloupe, ne cède pas aux représentations caricaturales de l' “ aristocratie de la liberté 235 ”. Ti-Jean l'horizon, d'un bout à l'autre du texte, témoigne de la suprématie marronne. Dépositaires d'une mémoire inviolée parce que protégée de la contamination de ceux du bas, les marrons transmettent son souvenir pérenne : “ Tous les soirs, les farouches s'asseyaient en bordure du plateau, face aux lumières tremblantes de la vallée, et racontaient à leurs enfants des histoires d'animaux d'Afrique, histoires de lièvres et de tortues, d'araignées qui agissaient et pensaient comme les hommes et mieux qu'eux, à l'occasion 236 ”. L'Afrique est cependant, ainsi que le signale Fanta Toureh, “ un continent inventé de toute pièce, fantasme de l'opprimé [...] condamné à reproduire un archétype idéal : il ouvre donc sur le passé et non sur l'avenir 237 ”. C'est en effet sous l'entreprise taraudante de cette Afrique fantôme et mythique que Ti-Jean, descendant de l'immortel Wademba, entreprendra un voyage de retour au pays des ancêtres. La petite Afrique des marrons apparaît ainsi comme un prétexte à un “ retour ” en Afrique sur le mode de l'onirique. Curieusement, Simone Schwarz-Bart s'inspire d'un conte antillais et de son personnage principal — Ti-Jean — qui s'oppose par sa ruse à la force des békés pour explorer une toute autre mémoire 238. Ce mythe de l'Afrique guetté par le fantasme du retour n'a bien évidemment aucune prise dans les œuvres de Glissant. Le rapport que Longoué tisse avec le “ pays d'avant ” apparaît nimbé d'oubli, un oubli renforcé par le fait que la mémoire marronne s'énonce à travers la voix de Papa Longoué, le quimboiseur, et par l'entremise du dialogue qu'il 235- Yvan Debbash, op. cit., p.38. Simone Schwarz-Bart, Ti-Jean l'horizon, op. cit., p.14. 237- Fanta Toureh, L'imaginaire dans l'œuvre de Simone Schwarz-Bart, Paris, L'Harmattan, 1986, p.151. 238- Jean Laplaine écrit à ce sujet : “ [...] la romancière prend des libertés notables : elle transforme le statut et la fonction des personnages, le négrillon est grandi au point de devenir l'emblème du retour de l'Ancêtre primordial [...] ”. Il poursuit : “ L'histoire qui donnera du poids à l'existence de l'Antillais n'est pas le produit de contrebande de quelque Odyssée solitaire relatée sur le mode impavide et boursouflé de S. Schwarz-Bart, mais la furieuse patience du couple Papa Longoué Mathieu Béluse explorant avec humilité le cadastre de l'île dérisoire. ”, “ Fantômes et fantasmagories de la négrité ”, Revue CARE, n° 5, pp.151-155. 236- entretient avec le jeune Mathieu Béluse. Le premier Longoué ne parle jamais de l'Afrique avec sa femme Louise, il ne transmet rien de ce qui ne lui appartient plus. Papa Longoué et Mathieu Béluse tentent d'approcher non le pays perdu mais le manque, la mutilation qui s'enchevêtre au réseau du passé, des passés : “ Et voilà peut-être ce qu'il faut chercher dans l'entassement : cette partie de toi où la brûlure sillonne comme un éclair, et qui pourtant est restée loin de toi dans les bois ou sur la mer ou dans le pays là-bas : la moitié droite du cerveau ” (p.174), phrase à laquelle fait écho la réflexion de Mathieu : “ La misère vient avec, mais c'est d'abord la moitié du cerveau, le bras coupé, la jambe qui nous manque depuis si longtemps. Et c'est enterré si loin dans la terre, papa ” (p.268). L'Antillais souffre de mutilations multiples parmi lesquelles toutes les strates de l'histoire antillaise laissent leur trace : enfants de la diaspora, membres du corps mutilé de l'Afrique, corps démembré de l'esclave sous la torture, cerveau mutilé de l'homme sous la dépossession et, plus tard, la francisation... litanie d'un manque auquel on ne saurait donner un nom unique. Le mythe de l'origine que représente le marron glissantien est bien celui de l'origine d'un pays et d'un peuple : “ La vie du "marron primordial" est moins exemplaire que fondatrice. Son geste est comme la création du monde. L'échappée de l'insoumis n'est que le premier temps du mythe d'origine. Plus essentielle est la rencontre du Marron et du morne étrangement familier qui l'accueille et le protège dans sa fuite ”, écrit Jacques André qui constate également que le marron reproduit le mythe rousseauiste de l'homme vivant à l'état de nature 239. Le morne que Jacques André qualifie de “ topos fondamental 240 ” est le lieu rêvé où se reflètent la géographie et l'histoire antillaises. Il ne reste pas figé dans son isolement justement parce que ceux du bas y montent pour y retrouver Longoué. La première qui accomplit l'ascension est, nous l'avons dit, Louise par laquelle Longoué est nommé. La Roche, à son tour, va retrouver son marron de la première heure et un étrange monologue à deux voix, à propos duquel Régis Antoine a montré combien chaque homme 239240- Jacques André, op. cit., p.118. Ibidem, p.121. reste figé dans sa langue, aura lieu : Longoué s'exprimant dans ses mots africains rescapés de la déportation, La Roche dans son créole de planteur 241. Drame de la communication ou, plutôt, désir de signifier l'irréductibilité de chaque homme : le maître et celui qui jamais ne fut esclave. La Roche respecte son fugitif dont l'espace délimite et balise celui de la plantation. Il respectera aussi son fils, Melchior Longoué, auquel il permettra d'échapper à la fureur des planteurs et, plus symboliquement, au marquage au fer rouge. Plus tard, bien plus tard, sur le plan de la diégèse, c'est le jeune Mathieu, figure de l'historien, qui monte vers le dernier des Longoué, ultime descendant du premier marron. L'adolescent Mathieu — en lequel l'auteur se reflète — refuse tout d'abord d'aller solliciter l'aide du quimboiseur. Il pressent que “[...] l'absence ronronnante, la crève paisible qui les faisait survivre à l'ombre de la Croix-Mission [...] ” vont être brisées (Siècle, p.252). La relation entre Mathieu et le dernier des Longoué permet à l'indicible de l'histoire d'être énoncé dans la synthèse entre les deux composantes du peuple martiniquais : ceux qui refusèrent et ceux qui endurèrent, dans la communion de deux visions du monde : celle du quimboiseur, touffue à l'image de son morne, celle de l'adolescent issu de l'Habitation, nourrie de la science de l'école coloniale. Ainsi le mythe du marron s'énonce-t-il en même temps qu'il est mis en question car ceux qui acceptèrent, par force, l'univers du planteur ont protégé l'espace de la liberté marrone. Marrons et esclaves forment ainsi le corps remembré d'une possible nation. C'est également la même volonté de synchrétiser deux attitudes qui est exprimée par Maximin, à travers une lettre que Georges, le frère jumeau du marron Jonathan, adresse à ce dernier : “ Considère notre histoire et tu verras que nous avons toujours été victimes ou rebelles, que nous avons plié ou que nous sommes morts, mais qu'il manquaient une issue à nos suicides et la durée à nos révoltes. Je te livre ces pensées éparses, et je pense que les Nègres-marrons devront s'unir aux Nègres affranchis pour défendre notre liberté, car le 241- Régis Antoine, La littérature franco-antillaise, op. cit., p.28. marronnage est notre seule expérience de liberté conquise par la fraternité 242 ” À l'opposition se substitue la figure révélatrice de la gémellité. Au fil des textes, l'image du marron se modifie, se multiplie et, peut-être, s'érode. Mahagony, en créant trois figures de marrons, l'enfant Gani, le géreur Maho et le délinquant Mani complexifie le thème et dilue le mythe. L'espace du marronnage se restreint spatialement et s'ouvre symboliquement. Il s'organise textuellement autour de la figure centrale du Mahogany. Gani amorce dans l'étroitesse de la terre l'image du “ Tout-monde ” qui trouvera sa pleine expression dans le roman du même nom, il dessine l'Afrique, l'Inde... Tout en reprenant, sans doute avec moins de splendeur, l'archétype du marron, Mahagony interroge avec angoisse sa possible disparition. Le marron historique est mort à l'abolition de l'esclavage, rappelle, en effet, Jacques André 243. Les avatars du marronnage continuent à hanter le texte littéraire où marronner signifie toujours refuser la loi de l'autre. Le verbe tend à supplanter le substantif : Glissant comme les auteurs de la créolité marronnent les mots et la syntaxe de la langue française, créant ainsi une esthétique. Césaire, nous l'avons vu, appelait lui aussi René Depestre au marronnage. Cette évolution sémantique accompagne la mutation de la littérature antillaise, souligne, chez les auteurs de Lettres créoles, une volonté de s'inscrire en faux contre l'histoire littéraire écrite par ceux nommés les “ docteurs ” : “ Aujourd'hui encore, ils persistent et mutilent les pompes de ce chaos. Marronne-les 244 ”. Persistance d'une forme de transgression, disparition d'un mythe dans l'intransigeance de sa pureté car marronner signifie accepter le métissage. En ce sens, le conteur — anti-marron — prend le pas sur son rival, enracinant le mythe de la parole antillaise dans l'espace de l'Habitation. Le questionnement identitaire dans ses relations à l'Afrique est-il pour autant clos ? Rien n'est 242- Daniel Maximin, L'Isolé soleil, op. cit., p.43. Jacques André, op. cit., p.136. 244- Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., p.13. 243- moins sûr. Sillonnant sur les traces d'un ailleurs fugitivement inscrit dans l'île, les œuvres d'Édouard Glissant et de Maryse Condé découvrent une autre figure, icône de la mémoire brouillée : celle du roi Béhanzin. IV- Béhanzin Béhanzin est le dernier roi du royaume du Dahomey, il est le garant d'une légitimité qu'il doit à son appartenance à la dynastie des “ Fons ”. À l'heure de son règne, le Dahomey traverse une période de transition entre une économie fondée sur la razzia et le commerce des esclaves — qui lui a assuré jusqu'alors puissance et richesse — et une économie moderne liée au commerce de l'huile de palme. Après l'abolition de la traite négrière, le pays a continué une traite illicite dont, économiquement, il ne pouvait se passer. N'ayant pas été invité à la Conférence de Bruxelles, en 1890, qui entérinait l'abolition de la traite et l'interdiction de vendre des spiritueux, Béhanzin considère que ces mesures ne le concernent pas. La France poursuit, quant à elle, des projets impérialistes au sein desquels la traite a cédé la place à la nécessité de conquérir rapidement le Dahomey, lieu stratégique, afin d'assurer sa présence en Afrique de l'Ouest. Fermement décidé à repousser la présence française, Béhanzin s'engage dans une lutte au service de laquelle guerriers et Amazones mettront toutes leurs forces. Le 17 novembre 1894, l'expédition menée par le colonel Dodds parvient à vaincre la résistance; Abomey est en flammes et appartient désormais aux Français. Béhanzin est déchu de son trône et envoyé en exil en Martinique. Il y vivra avec sa famille du 30 mars 1894 au 14 février 1906, date à laquelle il est à nouveau exilé, cette fois à Blidah en Algérie, où il mourra. Ses cendres seront rapatriées en 1928 grâce à l'action de son fils Ouanilo. Sur la figure de Béhanzin se construisent trois mémoires divergentes : la mémoire coloniale française qui élabore, par l'intermédiaire de campagnes de presse, le mythe d'un roi sanguinaire, coupable d'anthropophagie 245; la mémoire collective africaine qui érige le souverain en symbole de la résistance, en héros à l'origine de nombreuses épopées; la mémoire collective antillaise, trame complexe oscillant entre les deux mémoires précédentes, entre déni et reconnaissance. L'exil politique de Béhanzin en Martinique marque, en effet, l'irruption de l'Afrique dans l'espace antillais, mais d'une Afrique vaincue par la colonisation. Les premières réactions des Antillais face à ce roi sont méprisantes ou hostiles. La francisation est déjà largement commencée, les Antillais, soumis au modèle français, ne peuvent se reconnaître dans ce souverain d'une Afrique niée. La présence de Béhanzin marque les Martiniquais, s'insinue dans leur inconscient collectif où elle survit sous forme de trace refoulée, de “ refuse ”, selon l'expression de Freud. Mémoire culturelle, le texte littéraire va explorer cette trace. Glissant lui consacre un poème et l'évoque dans le Discours antillais : “ Il brûle, astre déchu de ce plus fond soleil; au miroir de nos chaux, de lui ses femmes s'égaillèrent Ni un ô vent ne le connut. Ni le raillâmes, à louer vilenie et rire gras sur sa kora. Dans nos têtes ferrées, le roi recommencé rit nos démences, crie notre nuit, meurt nos dénis ” ( Boises in Sel., p.151) “ [Béhanzin] roi d'Afrique, miroir des exilés, sur qui nous nous reniâmes. Il erre dans nos semblants ” 245- La mémoire coloniale et la mémoire “ savante ” s'entremêlent parfois; dans Les Merveilles des races humaines, le roi Gléglé, prédécesseur de Béhanzin, est ainsi dépeint : “ Le type connu du roitelet nègre, affublé d'oripeaux disparates et d'ustensiles européens, trouve sa plus forte expression dans les anciens rois du Dahomey. Un voyageur anglais, R. Burton, qui visita Abomey en 1864, décrit comme suit le fameux Gléglé [...] : " Haut de plus de 1 m. 80, il est souple, agile, point bedonnant, pourvu de larges épaules [...] et malheureusement d'un menton en forme de galoche. [...]. Le nez est résolument retroussé, anti-aquilin, fait de telle sorte qu'on dirait que toutes les lignes en ont été tracées à contre-sens [...] " Voilà pour le portrait physique et l'accoutrement; quant à la cruauté, les Dahoméens se sont rendus fameux par l'importance de leurs sacrifices humains; fréquents aux XVIIIe et XIXe siècles, ils ont eu peine à disparaître avec la conquête française ”, op. cit., p.243. (D.A., p.18) “ Ce fut une curiosité. Je crois qu'il rôde encore dans nos inconscients ” (Ibidem, p.496) Mémoire errante et spectre pérenne dans ces deux textes comme dans La Case du commandeur, Béhanzin cristallise l'essentiel de l'intrigue romanesque des Derniers Rois mages. Maryse Condé fonde ainsi un imaginaire littéraire sur la base d'un épisode historique survivant sous forme de mémoire non consciente. Elle prend soin d'écrire son roman sous le signe d'une “ protestation de fictivité ” précisant que “ le roi dont il est question n'eut de descendance ni à la Guadeloupe, ni à la Martinique ” (Rois, p.6). En effet, dans le roman le roi qui se nomme “ Panthère 246 ” a une liaison avec une jeune fille antillaise et conçoit avec elle un enfant : Djéré. Les personnages des Derniers rois mages sont descendants directs du roi exilé dont la présence fantomatique, par l'alliance entre Spéro, son arrière petit-fils, et Debbie, une Américaine, germera sur le continent nord-américain. De génération en génération, des Antilles aux Amériques continentales, se perpétue la mémoire du roi qui est commémorée à partir d'un faisceau de dates officielles dont la date maîtresse est le 10 décembre, jour de la mort de l'ancêtre. Pythagore, le personnage de La Case du commandeur que nous avons déjà évoqué, pressent quant à lui l'existence de Béhanzin qui lui est révélée au hasard d'une conversation : “ Et Pythagore à ce moment avait compris de quel inimaginable personnage il s'agissait dans ce conte. Il fut pris d'un vertige de connaissance [...] Les deux importants ne devinaient pas qu'ils ancraient là plus qu'un rêve, l'échouage en pleine mer d'un pèlerinage sans nom. [...] Et Pythagore fut comme ébranlé d'un coup de roulis dans les reins en même temps qu'éclatait dans sa tête le Nom ” (Case., pp.36-37) 246- Les emblèmes du (vrai) roi Béhanzin sont le requin et un œuf. Ses sentences sont les suivantes : “ Le requin furieux trouble la mer ”, “ L'univers tient l'œuf que la terre désire ”, Rachida de Souza-Ayari, “ L'histoire d'Abomey : des signes et des mots ”, Les Anneaux de la Mémoire, op. cit., p.133. Pythagore, comme les descendants de Panthère, entreprend une quête du roi mythique. Elle se manifeste à travers la recherche obstinée de traces écrites, traces concrètes du séjour martiniquais du roi pour Pythagore, traces de la vie de l'ancêtre et de sa filiation pour les descendants de Panthère. Tour à tour, les personnages de Maryse Condé hantent les bibliothèques, glanant de maigres informations. Romulus, l'homme que la maîtresse de Panthère a épousé après le départ de ce dernier, apprend, dans “ l'Écho des colonies ”, la mort du vieillard durant son exil à Blidah. Nulle mention d'une descendance locale n'est faite dans les journaux de l'époque. Spéro, le dernier descendant masculin de la lignée, consulte lors de son séjour en France, un historien auteur du livre : “ Les Rois-Dieux au Bénin ”, lequel accorde aucun crédit à l'histoire familiale de Spéro. Pour Pythagore, qui n'est pas parvenu à décrypter la carte africaine sous le paysage colonial du livre d'école, le séjour de Béhanzin en Martinique constitue la preuve d'une présence réelle de l'Afrique. Il lui faut réhabiliter la mémoire de ce roi, “ dépister ” le manque, “ suivre à la trace ce seul Arrivant [...] ”, “ Il n'aurait plus besoin de livres, ni de Marie Celat, sa fille; il ouvrirait le livre tracé sur la terre par cet homme qui avait tourné dans l'espace de l'île comme un taureau terraqué dans l'enclos où on le parqua ” (Case.,p.39). Abandonnant les livres d'une histoire coloniale mensongère, il quête donc une trace documentaire concrète. Dans le bureau d'Informations, il se heurte lui aussi à l'incompréhension des employés : “ " Béhanzin, quel Béhanzin, pour qui nous prenez-vous, nous ne sommes pas une gazette municipale." [...] Il n'y avait rien à faire. Il remonta dans sa case, laissant une fois de plus, (la dernière) derrière lui ce vague émoi des gens de la ville dérangés de leur sieste ou de leur sorbet, qui s'inquiétaient de ce qu'un Nègre des champs, un coupeur de cannes, eût la prétention de faire des recherches, pourquoi pas de se déclarer archiviste ou paléographe, et à quel propos ? À propos d'un Africain prisonnier qui avait passé dans le pays quelque trente ans auparavant et avait laissé le souvenir (non, le vague relent si vite évanoui) d'un pantin en robe, encanaillé de combien de femmes qu'il avait eu l'audace d'appeler ses épouses ”. (pp.40-41) Les documents officiels démentent l'histoire familiale dans les Derniers Rois mages ou ne portent pas témoignage du passage du roi dans La Case du commandeur. Les personnages échouent très vite dans leur ambition de devenir les historiens de leur propre passé. Les archives de l'histoire officielle contredisent leur rôle même de document défini ainsi par Ricœur : “ Dans la notion de document, l'accent n'est plus mis aujourd'hui sur la notion d'enseignement [...] mais sur celle d'appui, de garant, apporté à une histoire, un récit, un débat. Ce rôle de garant constitue la preuve matérielle [...] de la relation qui est faite d'un cours d'événements. Si l'histoire est un récit vrai, les documents constituent son ultime moyen de preuve; celle-ci nourrit la prétention de l'histoire à être basée sur des faits 247 ”. L'histoire antillaise problématisée par la fiction relève alors de ce que Glissant nomme une “ non-histoire ” caractérisée par le raturage de la mémoire collective. Pythagore se résout à accepter cette non-histoire et sombre dans une folie sans fin alors que les personnages des Derniers Rois mages tentent à tout prix d'élucider la trace primordiale et continuent, malgré leur échec, à chercher des preuves concrètes, à se proclamer les descendants de Panthère. Dans leur quête obstinée, l'imaginaire intervient pour combler le manque, attester l'existence d'un lien entre l'ancêtre et eux et fonder la légitimé du mythe. Il s'exprime à travers les “ cahiers de Djéré ” rédigés par le fils de Panthère. Ces cahiers sont au nombre de dix et trois d'entre eux, les cahiers numéro un, trois et sept intitulés : “ Les origines ”, “ Totem et tabou ”, “ l'Incendie d'Abomey ”, s'intègrent à l'économie générale du roman et sont autant de récits dans le récit. Découverts par le petit-fils de Panthère, ils s'imposent comme une sorte de pierre angulaire à partir de laquelle se sédimente la mémoire de la lignée. Ils dévoilent un mythe fondateur des origines dont le contenu coïncide avec la définition du mythe que donne Mircéa Éliade : “ Le mythe raconte une histoire sacrée; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des 247- Paul Ricoeur, Temps et récit, tome 2, Paris, Éd. du Seuil, coll. Point , 1985, pp.213-214. commencements [...] c'est donc toujours le récit d'une "création" : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être 248 ”. Selon Édouard Glissant, le mythe a trois dimensions : “ une création du monde ”, “ une filiation avec légitimité (un Dénombrement) ”, “ la légitimité de la possession de ce territoire 249 ”. “ Les cahiers de Djéré ” relatent ainsi la genèse de la civilisation du Dahomey : “ Un jour la forêt a écarté ses cuisses. Et une à une, une à une, les cases rondes avec leurs toits de paille sont tombées de son ventre et les hommes ont brandi leurs sagaies pour aller chasser l'éléphant ou l'okapi tandis que les femmes allumaient le feu entre trois pierres et donnaient aux enfants le lait de leurs seins . ” (Rois., p.88) Cette forêt est la forêt primordiale qui sécrète la chaleur primitive, elle est une des composantes principales du désiré historique, dernier argument du mythe : “ La forêt ! Tout commence par là ! Tout finit par là ! ” (p.224). “ Les cahiers ” évoquent aussi la naissance de l'enfant Panthère, fruit de l'accouplement entre une panthère et une jeune fille : Posu Adewene. Ils fondent la légitimité de la possession du territoire, un territoire qui est la forêt des origines et que possède la lignée de la panthère jusqu'à l'irruption de la conquête occidentale. Ce mythe renvoie à l'histoire africaine. Il vient combler l'absence de mythe fondateur antillais et, partant, le vide de la non-histoire antillaise. Par l'intermédiaire de son scripteur, il relie la glorieuse lignée africaine à sa ramification antillaise : “ Sur la première page, Djéré avait dessiné un arbre généalogique qui se terminait par ce mot orgueilleux : MOI ” (p.56). Pour élaborer son mythe, Djéré se réfère aux mythes traditionnels africains, ses derniers sont liés à “ une mystique de la parole et de la connaissance ”, ils sont aussi le 248- Cité par Pierre Brunel, Préface au Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Éd. du Rocher, 1988, pp.8- 9. 249- Édouard Glissant, “ Le chaos-monde, l'oral et l'écrit ”, Écrire la “ parole de nuit ” - La nouvelle littérature antillaise, textes rassemblés et introduits par Ralph Ludwig, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1994, p.119. fruit d'un symbolisme qui “ définit en outre tout un système de correspondances entre les différents règnes de la création et l'homme est vu comme un microcosme dont l'existence obéit aux lois qui régissent l'univers entier 250 ”. Si les mythes africains de fondations de peuples, sous l'égide d'une personnalité héroïque, sont très nombreux, s'ils répondent à la nécessité d'honorer les Ancêtres, le mythe reconstruit par Djéré se situe pour sa part au confluent de deux cultures : la culture africaine qu'il il tente de reconstituer, la culture occidentale qui lui fournit son cadre d'expression. Djéré élabore son écriture à partir des récits que Panthère lui a racontés lorsqu'il était petit. Ces récits permettent qu'un pont soit jeté “ entre passé historique et mémoire ” puisque, selon Ricœur, “ le récit ancestral opère comme un relais de la mémoire en direction du passé historique, conçu comme un temps des morts et un temps d'avant ma naissance 251 ”. Cette relation est entravée par tout un faisceau de contradictions : ces récits oraux relèvent de la tradition orale africaine et leur réception s'accomplit à travers le prisme de la culture occidentale; l'arbre généalogique à l'ombre duquel Djéré situe son écriture fonctionne comme un dénombrement biblique dans lequel Djéré prend soin d'affirmer son identité : “ MOI ”, une identité individuelle qui n'existe ni dans la tradition orale africaine où la mémoire culturelle orale se réfère à une “ société au sein de laquelle l'individu — au sens moderne du terme — n'existe pas 252 ”, ni dans la tradition du conte créole puisque, ainsi que le rappelle Glissant, “ le conteur antillais ne dit jamais Moi ” (D.A. p.117). Cette individualité, très éloignée de l'idée d'un homme “ microcosme ” de l'univers, s'affirme avec force à travers les indications intertextuelles et paratextuelles; elle renvoie en particulier à la psychanalyse : l'un des sous-titres des “ cahiers ” est “ Totem et tabou ”, clin d'œil direct à Freud. L'imaginaire créatif de Djéré, habilement mis en scène par Maryse Condé, construit un récit dont le contenu aspire à atteindre la trace africaine mais cette trace se perd dans les méandres d'une quête d'identité qui passe par des outils occidentaux. Quelques siècles d'histoire et deux espaces différents 250- Nicole Goisbeault, “ Les mythes africains ”, Dictionnaire des mythes, op. cit., pp.43-44. Paul Ricoeur, Temps et récit, tome 3, op. cit., p.208. 252- Ralph Ludwig, Écrire “ la parole de nuit ”, op. cit., p.16. 251- séparent la mythique genèse du Dahomey du “ MOI ” de l'Antillais qui ne parvient pas à asseoir sa légitimité dans une histoire qui n'est plus la sienne. L'obsession véhiculée par Les Derniers Rois mages est emblématique de l'obsession antillaise et noire-américaine de légitimité; une légitimité artificiellement fabriquée en dehors de sa propre réalité historique qu'elle nie et crispée sur une prétendue pureté ethnique. La trace africaine reste vaine, impuissante à fonder toute appartenance réelle. Le paysage réel est nié, la Guadeloupe terre “ tracassière ” et “ mesquine ”, “ le mot " Antilles " [qui] veut dire aussi médiocrité ” (Rois., p.234) ou “ les plaies que l'Amérique inflige à sa minorité noire ” ne peuvent satisfaire les aspirations des personnages. Certains personnages refusent alors le poids de cet héritage qui ne cesse de rejouer, sur le mode carnavalesque, la longue quête d'identité en Afrique. Spéro interroge le sens de cette quête familiale qui conduit son unique enfant à partir pour le Bénin : “ Est-ce que l'on ne pourrait jamais vivre le temps de l'existence dans le présent ? Et s'il le fallait supporter la hideur de ses plaies ? Le passé doit être mis à mort. Sinon c'est lui qui tue. [...] Est-ce que ce n'était pas ce qui faisait le malheur de trop de noirs autour d'eux, tellement occupés à se bâtir d'imaginaires généalogies qu'ils n'avaient plus la force de conquérir à leur tour leur Amérique ? Qu'espérait-elle ? Qu'attendait-elle de ce voyage jusqu'aux sources de l'antan ? ” (p.124). L'allusion à “ la hideur ” des “ plaies ” renvoie sans nulle doute au Cahier d'un retour au pays natal. Spéro congédie toute négritude, préconisant d'assumer et de construire l'américanité. Maryse Condé, dans ses entretiens avec Françoise Pfaff, reprend en écho les paroles de ses personnages qui tentent, selon elle et comme elle, d'en finir avec la quête africaine : “ Oui, je me moque de moi-même. Ma quête est finie. Elle a pris fin avec Ségou. Il y a longtemps que j'ai fini, alors qu'eux ils sont toujours en train de la faire. Il faut comprendre un jour que la quête doit s'arrêter et qu'on doit vivre dans le présent. 253 ” Édouard Glissant, dans son dernier roman, revient de façon plus offensive sur les figures mythiques des derniers empereurs africains qui furent aussi grands conquérants et 253- Françoise Pfaff, op. cit., p.145. pourvoyeurs des négriers. S'emparant du personnage historique d'Askia le Grand, il décontextualise l'empereur de la période historique durant laquelle il régna pour condenser en lui d'autre pans de l'histoire africaine et l'élever au rang d'emblème. L'Askia dont Glissant évoque la tragédie renvoie sans conteste à l'Askia Mohammed qui régna de 1493 à 1529 sur le royaume du Songhaï, mais Tout-monde ne fait aucune allusion à ces données historiques. Le personnage glissantien est un des derniers grands souverains africains qui succombe à la conquête coloniale et sa bien-aimée, Oriamé, est déportée par les négriers. Glissant continue ainsi à explorer la trace africaine et ses sinueuses rencontres avec les Antilles. Aux empereurs déchus, il oppose le peuple africain, les Afriques que les Antillais n'ont jamais véritablement reconnues dans l'authenticité de leur vécu : “ Comment avons-nous découvert ces Afriques où se tenait pour chacun de nous la terremère et dont les cinéastes nous content aujourd'hui le roman ? Avons-nous vu le jour-après-jour de ceux qui ne voyaient pas dans l'avenir, qui s'entêtaient tout simplement, mêlaient la boue, tressaient la paille, battaient le fer, raclaient les peaux, puis un peu plus tard, après tout ce tourment, battent le ciment, mêlent le moteurs, raclent les farines de froment, détressent les inabordables tickets d'avion pour Paris ou Bordeaux ou Londres ou Lisbonne ? Non. Nous avons d'abord vu les grands seigneurs qui regardaient dans l'avenir et qui devinaient les désastres marcher, Askia, Chaka, Béhanzin, tous acharnés à leur conquête, tous engoncés dans ce repli de temps où un continent rencontre un continent, (" trop tard, trop tard pour vous, mon seigneur, voyez déjà la colonne armée de fusils qui avance dans la savane, ") et c'est à travers leur tragédie de conquérants conquis, de visionnaires inutiles - que nous avons vu. ” (Tout-monde, p. 429). Béhanzin, ultime trace de l'Afrique grandiose au cœur de l'imaginaire antillais, est peut-être aussi un des ultimes avatars d'une interminable quête d'identité en Afrique que la littérature antillaise n'a cessé de poursuivre. Lieu de divergences entre la mémoire officielle nationale française qui le réhabilitera tardivement par l'intermédiaire de la mémoire savante, la mémoire collective africaine et la mémoire collective antillaise, Béhanzin cristallise aujourd'hui des divergences de mémoires à l'intérieur même du champ culturel francoantillais 254. Dans un court récit, Simonne Henry-Valmore s'applique à reconstituer la trame historique du combat et de l'exil de Béhanzin. Elle invoque ses qualités de “ rebelle ” et de “ grand résistant ”, elle en fait le symbole d'une Afrique prestigieuse qui est aussi “ une Afrique esclavagiste, une Afrique pratiquant couramment les sacrifices humains ”, contreimage de la représentation occidentale de l'Afrique contemporaine “ fantôme, famélique, vaincue quémandant pour sa survie un bol de riz 255 ”. Aucune allusion n'est faite aux textes de Glissant, Condé et au film de Chamoiseau dont on peut toutefois ne pas douter qu'elle en ait connaissance. Les dernières lignes évoquent la mémoire antillaise irriguée aux sources de la mémoire africaine : “ Et que signifie sa présence dans notre mémoire à nous, Antillais ? Le roi Requin, le dernier grand roi hante nos nuits d'insomnie. À travers lui et son fantôme, ne serait-ce pas tout simplement l'Afrique, cette part maudite de nous-mêmes, qui vient réclamer son dû, sa place, sa juste place dans notre histoire ? 256 ” Béhanzin ou comment penser l'identité antillaise ? Béhanzin et la trace mémorielle africaine : mémoire à réhabiliter pour Simonne Henry-Valmore, mémoire à reconnaître mais à exorciser pour Glissant et surtout pour Maryse Condé qui, à travers la descendance orpheline de Panthère, désigne la diaspora noire-africaine orpheline d'une Afrique fantôme. Aux chemins de la mémoire, il n'y a pas de bout, telle est sans doute la caractéristique de tous les peuples “ diasporés ”, pour reprendre le néologisme d'Émile Ollivier 257. Parallèlement à l'écriture noire-antillaise qui remonte l'océan de la déportation, enracine son cri au sein de l'enfer négrier, explore l'Afrique de ses rêves et de ses 254- Signalons que Patrick Chamoiseau a écrit le scénario d'un film consacré à Béhanzin, film que nous n'avons malheureusement pas eu la possibilité de voir. 255- Simonne Henry-Valmore, “ Martinique, terre d'exil ”, Portulan, Négritude, antillanité, créolité, Fort-deFrance, fév. 1996, pp.152-154. 256- Ibidem, p.154. 257- Émile Ollivier, Les Urnes scellées, Paris, Albin Michel, 1995. cauchemars, retourne à un pays prénatal, se construit une écriture qui explore une autre mémoire : celle des Indiens des Antilles. Le romancier V.S. Naipaul a souvent reproché aux écrivains noirs-américains de ne pas prêter attention à la mémoire indienne, remarque également valable pour les écrivains antillais. Occupés à fouiller leur propre mémoire, à dessiner leurs propres traces, ces derniers n'ont guère été sensibles à l'imaginaire de l'autre. De l'Inde réelle aux West Indies, Indes rêvées devenues Indes de souffrances pour les premiers travailleurs engagés, se perpétue la mémoire d'un continent, se trame l'itinéraire d'une nouvelle diaspora qui prolonge l'imaginaire de l'exil antillais, provoquant aussi divergences et convergences de mémoires. II- L'Inde aux Antilles 1- L'Inde des origines : mémoire partiale, mémoire partielle V.S. Naipaul, Shiva Naipaul, Samuel Selvon, Neil Bissoondath et Ernest Moutoussamy sont tous fils de la diaspora indienne. Les trois premiers appartiennent à la troisième génération de migrants installés à Trinidad. Neil Bissoondath, neveu des frères Naipaul, représente la quatrième génération tout comme Ernest Moutoussamy dont les ancêtres ont, eux, émigré en Guadeloupe. Ces écrivains assument différemment la mémoire de la diaspora indienne et l'héritage ancestral qui leur fut transmis. Les œuvres de Samuel Selvon, essentiellement centrées sur la migration en Angleterre et le monde antillais, accorde une faible place à la migration indienne; Moïse, son personnage principal, est un noirantillais. L'indianité s'inscrit, selon plusieurs registres, au centre de la création des frères Naipaul, de Neil Bissoondath et d'Ernest Moutoussamy. Le concept d'indianité, que l'on doit évidemment rapprocher de ceux de négritude, antillanité et créolité, est apparu assez récemment. Il n'a jamais, jusqu'à ce jour, suscité un véritable mouvement littéraire. Les fictions et les essais de V.S. Naipaul, Shiva Naipaul et Neil Bissoondath sont avant tout des œuvres soucieuses d'échapper à toutes écoles littéraires, voire à toutes affiliations idéologiquement connotées. L'importance numérique de la population trinidadienne d'origine indienne qui représentait, en 1970, 36,5 % de la population globale ne semble avoir aucun impact sur la constitution du concept d'indianité qui implique la revendication collective des valeurs indiennes dans la fiction. L'exil en Angleterre ou au Canada de ces quatre grands écrivains les a probablement détournés d'une quête communautaire. A contrario, Ernest Moutoussamy, qui appartient à une population minoritaire mais qui réside en Guadeloupe où il assume des responsabilités politiques, postule, dans ses discours et dans ses textes, l'existence d'une indianité qu'il définit ainsi : “ L'Indianité n'est ni une doctrine, ni une idéologie. Elle est l'expression d'un certain attachement à l'Inde, à ses valeurs, à sa culture et la reconnaissance de tout ce qui caractérise le mode de vie aux Antilles. Elle est le souffle historique, une racine culturelle, une feuille du feuillage des hommes dans le défilé des souffrances, des réalités et des espérances. Elle transcende toutes les frontières pour se mettre au service de l'humanité et se jeter à la rencontre de la lointaine aurore des jours couleurs oranges. 258 ” L'indianité consacrée par Moutoussamy, dans cette allocution d'ouverture au colloque interculturel dédié aux “ Indes antillaises ”, inscrit la culture d'origine au sein de plusieurs cadres : le microcosme guadeloupéen défini par ses composantes ethniques et culturelles et l'humanité dans sa dimension universelle. Elle participe d'une volonté de dépassement dialectique des catégories étroites des appartenances pour contribuer à l'avènement d'un monde où l'oppression n'aurait plus court. Ainsi, bien que l'auteur se défende de rattacher son indianité à une quelconque idéologie, elle s'inscrit dans le courant de la pensée marxiste et nourrit une écriture clairement engagée. Son roman Aurore, soustitré “ (roman antillais) ”, est dédié à ses proches et à ses “ aïeux ”; il est “ bâti sur des événements historiques ” ainsi que l'affirme la quatrième de couverture. L'histoire commence à Pondichéry, à la fin du XIXe siècle. Râma, le personnage principal, appartient à la caste des Brahmanes. Promis à Aurore, une jeune fille de son rang, il s'éprend de Sarah, une Intouchable. Renié par sa mère, Râma choisit l'exil. La première épreuve subie par les jeunes gens est la traversée maritime, très explicitement présentée comme un redoublement de la traite négrière : “ Chacun ayant broyé rapidement ses vitamines d'oxygène et son coin de ciel bleu, tous étaient déjà penchés avec un regard déjà absent sur l'avenir, quand la sirène déchira le silence, non pas pour saluer un autre navire, mais pour dire adieu à l'Afrique — continent orphelin de millions 258- Ernest Moutoussamy , “ Allocution d'ouverture ”, Les Indes antillaises, op. cit., p.9. d'hommes qui pendant des siècles avait livré ses fils aux négriers et au colonialisme dans des cales encore plus sinistres. Ces corps d'ébène qui dans le nouveau monde avaient enrichi l'Europe, fécondé la terre stérile, créé des siècles de printemps pour des fortunes insolentes, gravé leur souffrance sur les rives de fleuves et au flanc des montagnes, parlèrent brusquement aux quelques brahmanes de l'Aurélie. Des livres d'histoire aux pages ensanglantées s'ouvrirent aux souvenirs scolaires. Les Antilles, les Amériques, inscrites au registre de la conscience universelle comme étant la plus vaste tombe des fils de l'Afrique, se couvrirent soudain du vol des vautours blancs. Les eaux bariolées de rivières de larmes, l'écho des voix déchirant le flanc de l'océan, ébranlèrent les évadés de l'Inde, qui se rendirent compte qu'ils refaisaient la route de la traite négrière en obéissant aux mêmes puissances qui déportèrent jadis tant de millions d'hommes noirs sur l'autre rive de l'Atlantique. Avec la même croix, ils moisissaient de la même façon dans les cales, en errant dans les sillages de ceux qui ne revirent jamais leur terre natale. Pourtant l'écho des fers de l'esclavage tombant sous le cri de Schœlcher et des nègres marron résonnaient encore sous tous les cieux. ” (p.93) Avec un ample lyrisme, appuyé sur de nombreuses métaphores, Moutoussamy élabore ici les fondements d'un rapprochement entre souffrance indienne et souffrance nègre. Pour ce faire, l'auteur mêle à la “ représentance 259 ” du passé une large part d'utopie toujours appuyée sur un effet de vraisemblance. Ainsi, la résurgence de la traite négrière s'accomplit-elle par l'intermédiaire des Brahmanes : leurs “ souvenirs scolaires ” les autorisent non seulement à convoquer la mémoire de la traite sur les lieux mêmes où en perdure la trace, mais aussi à englober en une même entité — celles des puissances du mal — déportation nègre et diaspora indienne. Contre ce spectre du mal, Indiens et Nègres devront unir leur efforts pour reconquérir leur commune dignité d'homme. En luttant contre la ségrégation imposée par les colons et passivement acceptée par les deux ethnies, Râma 259- Paul Ricœur, Temps et récit 3 - Le temps raconté, op. cit., p.335. n'aura cesse, une fois débarqué en Guadeloupe, de construire une fraternité de classe : “ Il y avait donc nécessité de briser le carcan imposé par le colon, de contourner les ruses et stratagèmes des fossoyeurs de la fraternité pour se faire reconnaître mutuellement. Terrible mission pour Râma et les plus conscients ! 260 ”. Souvent didactique, ponctuée par une chronologie très précise, Aurore est un roman à thèse qui repose sur un sytème de redondances entre les actions du personnage principal et le commentaire du narrateur omniscient et entre le discours du narrateur et celui de Râma 261. La fiction explicite l'indianité rêvée par Moutoussamy. Celle-là outrepasse la nostalgie de la terre maternelle, ancre dans une nouvelle terre une culture millénaire dont les valeurs aident les engagés à combattre l'oppression. Cette mémoire de la diaspora apparaît à bien des égards comme une mémoire partiale, non parce qu'elle ne respecte pas la réalité historique, ce qui est l'inviolable privilège de la fiction, mais parce qu'elle reconstruit le passé en l'orientant vers l'aurore — terme clé du roman — d'un futur régi par un prisme idéologique, faisant souvent basculer la fiction “ hors de l'histoire du roman 262 ”. La mémoire de l'Inde ancestrale s'énonce sous des formes distinctes dans les œuvres de V.S. Naipaul. Une Maison pour Monsieur Biswas (1961) et L'Énigme de l'arrivée (1987) évoquent brièvement le déracinement de la première génération d'Indiens, la perte et la nostalgie lancinante de la patrie perdue : “ Ils ne parlaient pas anglais, la terre où ils vivaient ne présentait à leurs yeux aucun intérêt; c'était un lieu où ils étaient venus pour n'y rester que très peu de temps, et où ils s'étaient attardés plus longtemps que prévu. Il parlaient sans cesse de retourner en Inde, mais lorsque l'occasion s'en présenta beaucoup refusèrent, effrayés qu'ils étaient d'abandonner ce provisoire auquel ils étaient habitués. Et tous les soirs les voyaient 260- Ernest Moutoussamy, Aurore, op. cit., p.119. Régine Robin, Le Roman mémoriel, op. cit., p.120. L'auteur cite Suzanne Suleiman, Le Roman à thèse. 262- Milan Kundera, Les Testaments trahis, op. cit., p.28. 261- revenir sous l'arcade de la substantielle et amicale demeure, y fumer, se raconter des histoires et parler de retourner en Inde. 263 ” “ Les membres les plus âgés de notre communauté indienne à Trinidad — surtout les plus pauvres qui n'avaient jamais pu se débrouiller en anglais ni s'habituer aux langues étrangères — avaient la nostalgie d'une Inde dont l'image apparaissait de plus en plus dorée dans leur mémoire. Ils vivaient à Trinidad et allaient y mourir; mais à leurs yeux ce n'était pas leur place. ” (Énigme, p.169) En suspens entre deux terres, exilés spatialement, culturellement et linguistiquement, les vieux Indiens ressentent ce que Glissant nomme “ la pulsion du retour ” qui est réponse à l'angoisse de perdre “ l'ancien ordre des valeurs ” (D.A., p. 30). Ils subliment cet impossible retour en cultivant le regret d'une Inde révolue. Cette fragile mémoire que Naipaul effleure dans ses œuvres est la mémoire même qui ne lui fut pas transmise ou qui lui fut seulement suggérée, de façon lacunaire et partielle, par les récits oraux des membres de sa famille auxquels il fait allusion dans “ Prélude à une autobiographie ”. Ces trous dans la mémoire familiale et collective brisent la continuité entre l'Inde du passé et l'Inde réelle : “ Au-delà de la mémoire des gens (parfois même au plus secret de leur mémoire) il y avait le temps sans date, la nuit historique. Nous étions tous venus de cette nuit (et cela s'appliquait à l'espace comme au temps). L'Inde où agissaient Nehru et Gandhi et les autres était historique et réelle. L'Inde d'où nous étions venus était là-bas, à des distances infinies, presque aussi imaginaire que la terre du Ramayana notre épopée hindoue 264 ”. Dans ses fictions, Naipaul choisit de ne pas violer la “ nuit historique ”. À l'instar de Glissant, ses indications chronologiques sont dispensées avec parcimonie, comme pour respecter 263- V.S. Naipaul , Une Maison pour Monsieur Biswas, Paris, Gallimard, coll. L'Imaginaire, 1985, ( © 1961, A House for Mr Biswas) 264- V.S. Naipaul , “ Prologue à une autobiographie ”, Sacrifices, Paris, Éd. Bourgeois, coll. 10/18, pp.60-61 (© 1984, Finding the Centre) l'épaisseur du temps, sa non-linéarité. Il mentionne seulement les épisodes de la diaspora indienne qui lui furent légués par la parole, or, la traversée, le travail sur les plantations s'inscrivent dans une douloureuse préhistoire dont la famille de Brahmanes a voulu gommer l'ignominie. Cependant, l'identité, l'inconceptualisable indianité — Naipaul emploie rarement ce terme et lorsqu'il le fait c'est en général en se référant à l'Inde contemporaine — ne cesse de tarauder sa propre mémoire. Elle donne son titre à son dernier roman : L'Énigme de l'arrivée où l'auteur, évoque les “ failles particulières à l'enfant indien, petit-fils d'immigrés, dont le passé s'était soudain rompu, perdu, dans l'abîme entre les Antilles et l'Inde ” (p.202). Le roman ne cherche pas à répondre clairement à la question implicitement posée par le titre : le “ pourquoi ” de l'arrivée, la raison du premier départ vers l'ailleurs. Naipaul privilégie l'opacité, une opacité qui perdure également dans son ultime recueil de nouvelles : Un chemin dans le monde. Elle invite à dévoiler l'origine sur le mode de l'incertain : “ [...] il n'est pas vraiment en mon pouvoir d'expliquer le mystère de l'héritage de Leonard Side. La plupart d'entre nous connaissent les parents ou les grands-parents dont ils sont issus. Mais nos origines sont plus lointaines, nous remontons à l'infini; tous, nous remontons jusqu'au début de la race; dans notre sang, nos os, notre cerveau, nous charrions la mémoire de milliers d'êtres [...] Il nous est impossible de comprendre tous les traits dont nous avons hérité. Parfois, nous pouvons être étrangers à nous-mêmes 265 ”. Est-ce pour pallier le manque, approcher cette altérité à soi-même que V.S. Naipaul s'est rendu, sur les traces de son grand-père maternel, dans un petit village indien que l'ancêtre percevait comme “ l'unique endroit où il était vraiment chez lui ? 266 ” Un lieu mythique que le grand-père ne revit jamais, la mort l'ayant surpris dans le train de Calcutta. Le continent d'origine n'est pas terra incognita pour l'écrivain qui y a accompli plusieurs séjours et lui a consacré plusieurs essais, notamment L'Illusion des ténébres (An Area of Darkness, 1964), L'Inde brisée (India : A Wounded Civilization,1977) et L'Inde - Un million de révoltes (1992). Lors de son 265266- V.S. Naipaul, Un Chemin dans le monde, Paris, Plon, 1995, p.16. (© 1994, A Way in the World) V.S. Naipaul, “ Prologue à une autobiographie ”, op. cit., p.62. premier séjour, en 1962, il avoue ne pas avoir abordé l'Inde en touriste mais s'être trouvé prisonnier du double écueil de la trop grande proximité et du trop grand éloignement. S'il fait allusion à la disparition chez lui des points de repères religieux, il reconnaît être porteur de ce que l'on pourrait nommer une Inde intérieure : présence obstinée et pérenne d'une culture séculaire que la communauté de Trinidad a su préserver jusqu'à son enfance. Cette présence indienne rencontre le sens spirituel qui la sous-tend : “ En Inde, je sais que je suis un étranger; mais je comprends de mieux en mieux que mes souvenirs indiens, les souvenirs de cette Inde qui a survécu jusque dans mon enfance à Trinidad, sont comme des trappes dans un passé insondable 267 ”. Le dernier essai se distingue assez nettement du premier. En 1962, Naipaul séjourne dans un pays qu'il souhaite situer sur sa cartographie personnelle. Il est sensible à l'extrême misère de la population, il cherche à justifier le choix de ses grandsparents d'avoir fui le continent. Trente ans plus tard, il cherche à comprendre l'Inde contemporaine, ses révoltes et son système politique. Bien qu'il appartienne, par la famille de sa mère, à la lignée des Naipaul et qu'il reconnaisse l'influence que l'œuvre de son oncle a exercé sur son écriture 268, Neil Bissoondath entretient un tout autre rapport à l'Inde de ses aïeux. Son refus de la quête du passé et sa stigmatisation de toute nostalgie idéalisante relèvent d'un choix individuel mais aussi du fait qu'une génération supplémentaire le sépare des premiers migrants. Il affirme : “ Considérer le pays de ses ancêtres comme sa vraie patrie, c'est risquer une étourdissante absurdité : cela signifierait que ma patrie est l'Inde, un pays que je n'ai jamais visité et que je ne visiterai jamais 269 ”. L'écrivain canadien a choisi, sans équivoque et visiblement sans états d'âme, d'oublier l'Inde ancestrale, de laisser la mémoire du passé dormir sur la terre du passé. V.S. Naipaul a pour sa part réussi, grâce à ses nombreux voyages en Inde, grâce à l'écriture de ses voyages, à jeter un pont reliant plusieurs Indes, berceaux de son imaginaire : l'Inde contemporaine, l'Inde des ancêtres, l'Inde de Trinidad, devenue Inde intérieure. 267- V.S. Naipaul, L'Inde brisée, Paris, Bourgeois, collection 10 / 18, 1989, p.11. ( © 1977 ) “ Le droit d'être " offensant " ”, entretien avec Neil Bissoondath, " Annexe ", p. 269- Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions - La méprise du multiculturalisme, p.132. 268- 2- L'Inde intérieure L'Inde intérieure s'intègre à l'architecture d'ensemble du paysage géographique et humain des îles antillaises tout en s'en distinguant nettement. La concentration des populations indiennes sur les plantations et, plus tard, leur maintien en milieu rural alors que les descendants d'esclaves se dirigent vers les villes freinent le processus d'acculturation à l'œuvre chez toute population déplacée. “ Culture émigrée dans un splendide isolement ”, ainsi que la qualifient les auteurs d'Éloge de la créolité 270, la culture indienne se dissocie clairement de la culture de l'Inde ancestrale largement ébranlée par le type de recrutement et la traversée. Si ses fondements les plus rigoureux, notamment le système des castes, ont disparu, des pans entiers résistent pourtant. Ernest Moutoussamy rappelle dans Aurore que la religion hindouiste dont la pratique est interdite et réprimée sur les plantations où travaillent les engagés a pu être préservée grâce aux efforts des officiants. Certains travailleurs, anciens Brahmanes, sont les dépositaires de la parole religieuse. Gopi, “ rescapé du premier voyage de mille huit cent cinquante-quatre ” (p.124) et Râma organisent les rituels funéraires et de longues veillées où est ressuscitée la langue perdue, la parole confisquée : “ Face à l'obligation d'apprendre et de parler la langue créole francisée, Râma défendit avec obstination le tamoul. Chaque nuit, à partir de neuf heures du soir, sous le vêpêlè, de la terre au ciel, l'on chevaucha la langue maternelle pour raffermir les consciences et apprendre son histoire ” (p.16). “ Parole de nuit ”, la langue tamoule, rythmée par le son des tambours et des cymbales, joue un rôle semblable à celui de la parole du conteur créole qui nourrit l'imaginaire des esclaves noirs. Moutoussamy l'intègre à son roman sous forme de bribes, de mots dont le sens est révélé au lecteur dans un glossaire final. Cette Inde dont l'auteur d'Aurore a voulu souligner la 270- Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit., p.30. pérennité, constitue un dénominateur commun autour duquel se rassemble la communauté des parias de la canne. Seuls quelques Indiens sont passés dans le camp des maîtres; sur la plantation la souffrance génère la solidarité, une solidarité ethnico-religieuse qui perdure bien après que les Indiens eurent cessés d'être des engagés. Les frères Naipaul et plus encore Neil Bissoondath explorent les failles de ce mode de vie communautaire, dévoilent les tensions qui se nouent au sein du même clan familial. Une maison pour monsieur Biswas de V.S. Naipaul évoque le drame d'un homme solitaire qui s'oppose à la majorité familiale soudée autour des valeurs religieuses et culturelles. L'ancien système des castes est mimé, sous une forme dégradée, au sein de l'entité clanique dans laquelle Monsieur Biswas s'affronte à l'omnipotence de sa belle-mère — “ la grande reine ” — et de ses jeunes beaux-frères — “ les petits dieux ” —. Le Clézio résume ainsi la réalité de l'Inde trinidadienne de Naipaul : “ C'était recommencer l'Inde, mais une Inde compliquée à l'extrême, étouffante, réduite à la taille d'une île. Les nouveaux colons [sic] avaient transporté avec eux leurs obsessions et leurs mythes, et l'île les avait gardés 271 ”. Probablement influencé par le roman de son frère aîné, Shiva Naipaul, dessine, quelques années plus tard, dans Lucioles, une saga indo-antillaise qui couvre presque un quart de siècle — des années cinquante jusqu'à la fin des années soixante — où se révèle toute la complexité des rituels hindouistes jalousement préservés de la modernité et du métissage. Chaque année, la demeure de Govind Khoja, le fils, est le siège du “ cattha ”, fête religieuse durant laquelle le clan se retrouve pour célébrer conjointement sa dévotion aux dieux védiques et sa fierté d'appartenir à une famille d'origine brahmanique unanimement respectée par la population trinidadienne. La plume incisive du romancier explore sans complaisance les mesquines subtilités de cette réunion où chaque membre doit tenir implacablement son rang, où la vertu des femmes se mesure à l'aune des corrections corporelles qu'elles administrent à leurs enfants. La modernité, terme vague désignant toutes formes d'assimilation à d'autres valeurs culturelles, est combattue à coups de baguette. 271- J. M. G. Le Clézio, préface à l'édition française d'Une Maison pour Monsieur Biswas, op. cit., p.III Saraswatee, une jeune femme soucieuse d'asseoir sa respectabilité auprès de ses sœurs, châtie cruellement sa fille pour avoir coupé ses nattes. Elle est encouragée par l'apostrophe du patriarche : “ " Tu avais honte de tes tresses ou quoi ? demande M. Khoja. Ça doit être tes camarades de classe chic qui mettent ce genre d'idées dans ta pauvre tête. " Il éleva la voix. " Je sais que nous sommes trop rétrogrades pour des gens comme toi et tes amis et tu as honte de nous. Au train où vont les choses, je m'étonne que tu ne te sois pas encore fait baptiser " ” (p.87). C'est ce spectre de la trahison que les Khoja tentent d'enrayer en commémorant leur culture. Dans ce roman, les mots de la langue hindoue renvoient non seulement au champ lexical de la religiosité et de la culture mais désignent aussi le système de la parenté et les formules de politesse. Généralement démarqués par l'usage des guillemets, ces mots : “ mousie ” (tante), “ mamee ” (avec une nuance de respect), “ mamoo ” (oncle), “ nanee ” (grand-mère) et “ pranam ” (bonjour) prennent une importance capitale lors du “ cattha ”. Ils sont le signe d'une appartenance inviolable au microcosme indo-antillais : “ " Dites pranam à votre mamoo, les enfants. " M. Khoja penche la tête de côté, attendant le mot magique. Les garçons s'exécutèrent. " Quand vous serez allés à Oxford et à Cambridge, vous pourrez me saluer de la manière que vous voudrez ", dit-il. ” (pp.76-77) Générant une réelle ségrégation ethnique — les Noirs contemplent, de l'extérieur, les opulents repas alors que les Blancs aisés sont reçus avec tous les égards dus à leur rang — ces cérémonies sont aussi le lieu où se creuse une lézarde qui deviendra gouffre : la rupture entre les différentes générations. Pour les plus jeunes, la culture ancestrale se vide de sa substance, se folklorise irrémédiablement : “ Ce qui avait troublé Mme Lutchman lors du dernier cattha chez les Khoja avait été le sentiment que quelque chose se terminait. Elle se rappelait les yeux des enfants quand ils les avaient regardés danser : leur expression n'avait pas été très différente de celle qu'ils auraient eu devant un animal étrange, au zoo ” (p.138). Progressivement, la culture indienne se métisse et la fête de Noël, célébrée à l'intérieur de la famille nucléaire, consacre la mort de la grande famille et celle de son symbole suprême : le “ cattha ”. La présence des cérémonies religieuses dans le roman indo-antillais, en particulier chez les frères Naipaul et Bissoondath, signale à la fois la pérennité d'une culture et sa lente érosion. Le narrateur de L'Énigme de l'arrivée se remémore la cérémonie qui fut organisée, dans les années quarante, lors de son départ pour l'Angleterre. Il souligne l'aspect profondément désuet de ces adieux “ qui appartenaient à un autre temps, un autre continent, un autre genre de voyage, d'où le voyageur risquait en effet de ne jamais revenir ”. Selon lui, les gens y participent “ pour être présents lors d'une grande solennité clanique, pour réaffirmer leur appartenance au clan [...] ” (p.139). Les grands rituels religieux sont essentiellement convoqués dans des situations extrêmes : départ ou funérailles. Deux scènes de funérailles sont minutieusement décrites dans L'Énigme de l'arrivée et Retour à Casaquemada. Ces obsèques traditionnelles, avec crémation sous la direction du pandit, respectent les impératifs de l'hindouisme, mais le regard que les narrateurs portent sur elles est fortement distant, voire critique : “ Sati n'était pas pratiquante, pas plus que mon père, elle n'était sensible aux rituels. Mais à sa mort, la famille voulut que tous les rites hindous fussent accomplis pour elle, sans rien omettre. Le pandit, un gros homme, arriva en retard à la cérémonie. Il avait été en retard pour la crémation également, m'avait-on raconté [...] Un petit autel en terre avait été aménagé sur une planche, sur le sol de mosaïque de la galerie de la maison de Sati. La célébration du rituel dans ce cadre — la maison et le jardin de banlieue, la rue de banlieue — était quelque chose de nouveau et d'étrange pour moi. Mes souvenirs étaient anciens; j'associais ce type de rituels à des images de la campagne. ” (Énigme, pp.435-436) Le narrateur de Retour à Casaquemada, à l'instar de Shiva Naipaul pour lequel la mort et la crémation de son père furent une “ blessure intime ”, manifeste un profond sentiment de dégoût et d'horreur lorsqu'il assiste à la crémation de son fils et de sa femme. Sa description de la scène jette une lumière à la fois tragique et grotesque sur cette coutume séculaire. Il doit enduire les corps de beurre afin qu'ils puissent s'enflammer et est tenu d'allumer lui-même le bûcher, autant d'actes qui lui apparaissent comme une torture. Le respect des rituels hindouistes auxquels Raj ne croit plus révèle ici du non-sens. La cérémonie devient un acte barbare d'une violence inouïe reconstruite à travers un champ lexical qui est celui de la profanation des corps. C'est en Occidental que ce petit-fils d'immigrés réagit lors de cette terrible épreuve. V.S. Naipaul analyse la situation des Indiens de Trinidad dans les années quatrevingt. Écartelée entre des traditions qui lui sont devenues étrangères mais qu'elle ne peut transgresser, de peur d'être coupée de son passé, de la terre sacrée, des dieux et une modernité au sein de laquelle elle n'a pas encore sa place, la communauté indo-antillaise est condamnée à assumer sa nouvelle appartenance et son existence sur cette nouvelle terre. Tout en constatant la disparition du monde sacré de son enfance, V.S. Naipaul reconnaît qu'il peut et doit être ressuscité lorsque les hommes ressentent la nécessité “ d'honorer et de [se] souvenir ” (Énigme, p. 445). Mais le souvenir sauvegardé au sein de cette Inde insulaire est tout aussi fragile, et parfois tout aussi étouffant, que la mémoire de l'Inde du passé. Dans Retour à Casaquemada, la double médiation du temps et de l'espace — l'émigration de Raj pour le Canada —, effrite les origines, les recouvre d'un voile d'oubli. Les mots de la langue hindie deviennent lettre morte pour Raj qui revendique cette perte comme une délivrance. “ Une Question de sécurité ”, nouvelle qui s'intègre au recueil À l'Aube des lendemains précaires, publié en 1990, explore conjointement la fracture qui divise deux générations et la douleur de l'immigré nostalgique de sa culture. Pour échapper à la violence qui ravage son île, une famille trinidadienne d'origine indienne émigre au Canada. Alors que les enfants se sont totalement émancipés de leur double culture antillaise et indienne, M. Ramgoolam, le père, se rattache farouchement à ses coutumes religieuses ancestrales : “ Il avait insisté pour célébrer le Divali en respectant le plus possible la tradition. Il était resté indifférent aux grognements infidèles de son plus jeune fils, aux suppliques lasses de sa femme, aux mises en garde de son aîné. [...] Il s'était rendu au supermarché où il avait acheté deux douzaines de moules à muffins en aluminium. (Impossible dans ce monde païen, de dénicher des diyas, ces petites lampes à huile en terre qui projettent une ambiance tremblotante et mystérieuse sur l'autel.) 272 ” Bissoondath utilise, pour évoquer la scène, les armes tranchantes de l'ironie qui voisinent avec le portrait tragique du personnage. L'aspect dérisoire du cérémonial que tente de mettre en place le vieil Indien est souligné par le contraste entre les objets sacrés, fabriqués à partir de matériaux peu orthodoxes — moules à muffins, caisses de lait figurant l'autel — et la présence perpétuelle d'une animatrice d'émission télévisuelle qui débite sur le petit écran les boniments du “ tele-shoping ”. Deux mondes se côtoient et s'imbriquent absurdement. Plus profondément, Bissoondath pénètre une réalité, celle de l'émigré qui renforce ses croyances ancestrales, les mâtinant de superstitions, pour opposer à la misère morale, aux humiliations, aux difficultés matérielles, un rempart de présences protectrices : “ [...] il savait seulement qu'ici, dans ce pays étranger, loin de tout ce qui l'avait créé, loin de tout ce qu'il avait créé lui-même, elles étaient vitales 273 ”. Terrassé par la maladie, M. Ramgoolam meurt, seul. Son trépas est illuminé par la lumière de la télévision, les lueurs tremblotantes des “ diyas ” se sont éteintes. Les représentations de la mémoire indienne et de ses survivances dans les îles antillaises renvoient à des visions du monde distinctes qui nourrissent des projets littéraires différents et complémentaires. Les trois romanciers d'origine trinidadienne créent une écriture qui parcourt, sans complaisance, avec ironie et tendresse, un microcosme indoantillais qui fut le berceau de leur éducation. Cette écriture évoque l'indianité plus qu'elle ne la désigne, plus qu'elle ne la défend. Elle effleure sans les déflorer les silences de l'histoire de 272273- Neil Bissoondath, “ Une Question de sécurité ”, À l'Aube des lendemains précaires, pp.110-111 Ibidem, p.124. la diaspora indienne. Littérature indo-antillaise et noire-antillaise évoluent parallèlement mais ont pour champ d'investigation leur propre histoire et leur propre mémoire qui souvent taisent la mémoire de l'autre. Pour les descendants des “ coolies ship ”, comme pour ceux des navires négriers, la représentation et l'intégration de l'autre dans la fiction n'est pas chose aisée. Discrètement, Shiva Naipaul introduit dans son texte un personnage de servante noire : “ Son grand-père était esclave, vous savez ” murmure la maîtresse de maison à ses invités (p.69). Réciproquement, l'écriture des auteurs noirs-antillais cherche ses mots pour nommer les Indiens. Un itinéraire se dessine : de l'absence à la présence ou la tentative de représenter son proche voisin. III- La représentation de l'Indien Jusqu'aux années quatre-vingt, les Indiens ne sont guère présents dans l'écriture — littérature et discours — des auteurs antillais d'origine africaine. Aimé Césaire, dans le Cahier d'un retour au pays natal, ne fait aucune allusion aux Indiens des Antilles. Si le poète identifie avec ferveur sa souffrance à celle d'“ un homme-hindou-de-Calcutta ” (p.20), le milieu tamoul dans lequel baigna son enfance ne pénètre pas son œuvre. Sous le titre “ Le paradoxe tamoul ”, Raphaël Confiant analyse les relations qu'entretient le poète et député avec la communauté indienne de Guadeloupe. L'enfant Césaire, dont le père fut économe sur l'Habitation Emma proche de celle où officiait Zwazo 274, eut toujours une attitude infiniment respectueuse envers le vieil Indien; il fut également éduqué par une “ da ” (nourrice) d'origine indienne. “ En réalité, c'est, à n'en pas douter, toute la prime enfance de 274- Zwazo est considéré par l'anthropologue Gerry L'Étang comme “ le dépositaire de la mémoire hindoue de la Martinique ”, cité par Raphaël Confiant, Aimé Césaire - Une traversée paradoxale du siècle, op. cit., p.65. Césaire, qui fut marquée par la culture et la religiosité tamoules ” affirme Confiant qui s'interroge sur ce qui lui paraît être un “ véritable gommage [...] une occultation de cette culture “ coolie ” chez Césaire [...] 275 ” et invoque, comme réponse, les tendances essentialisantes de la négritude, la négation du métissage. Richard Burton résume ainsi le refus de la reconnaissance de l'indianité dans le discours de la négritude : “ Puisque la négritude est une pensée fixiste dans la mesure où elle tend, elle tendait, à privilégier le biologique sur l'histoire, l'essence sur l'existence, bref la nature sur la culture, elle pouvait difficilement penser cette entité nomadique, l'Indianité, qui ne pouvait que bouleverser sa conception binaire de la réalité antillaise. Incapable de la théoriser, incapable, peut-être, de la voir, elle l'occultait tout simplement 276 ”. L'absence d'Indiens antillais dans la poésie césairienne n'est pourtant pas, nous semble-t-il, l'expression d'un mépris du poète vis-à-vis de cette population. Césaire parle au nom d'un homme universel et non au nom des différentes composantes de l'insularité martiniquaise. Il est difficile d'imaginer — bien que ce soit justement ce manque que reproche Confiant — une myriade de petits personnages indiens déployant leur us et coutumes dans les poèmes césairiens. La méfiance à l'égard du métissage n'est peut-être pas une raison pertinente pour expliquer cette absence car SaintJohn Perse, peu suspect de sympathie envers le mélange ethnique, évoque volontiers les servantes indiennes des habitations familiales. Parmi les “ grandes filles luisantes ” de “ Pour fêter une enfance ”, (O.C., p.24) dont la sensualité éveille les désirs de l'enfant béké, une jeune Indienne semble avoir eu un rôle tout particulier. Elle est à l'origine de la fascination du poète pour “ toutes ruptures d'équilibre tendant à renouveler l'élan vital du grand mouvement en cours par le monde ” ainsi qu'en témoigne sans ambiguïté une lettre adressée à Madame Saint-Leger Leger : “ (Il ne fallait pas, Mère très chrétienne, confier mon enfance antillaise aux mains païennes d'une trop belle servante hindoue, disciple secrète du dieu Çiva) 275- Ibidem, p.71. Richard Burton, “ Penser l'Indianité : la présence indienne dans la réflexion martiniquaise contemporaine ”, op. cit., pp.180-181. Il est à noter toutefois qu'aussi bien Éloge de la créolité que Lettres créoles sont postérieurs aux premiers romans de Chamoiseau et Confiant. Le projet littéraire vient entériner des tendances déjà présentes dans l'écriture romanesque. 276- ” (O.C., Lettres d'Asie, p.859). Détenteur d'une autre mémoire que celle du descendant d'esclaves qu'est Césaire, Saint-John Perse reconnaît la diversité martiniquaise avec plus d'aisance que ce dernier. L'affectueux “ reproche ” qu'il fait à sa mère est en fait un éloge de l'éducation qu'il reçut. Les Indiens font une timide apparition dans Le Discours antillais qui, sur les cinq cents pages qui le composent, leur accorde moins de vingt lignes. Cependant, et paradoxalement, cette absence ouvre le propos même de l'auteur lorsque la mention du terme “ coolies ” dans le glossaire lui inspire cette réflexion : “ J. Ivor Case reproche aux écrivains antillais de langue française de ne pas s'être penchés sur la question des Hindous transbordés à partir de 1850. Ces derniers gardent leurs coutumes; ils ont pendant longtemps subi le racisme des Noirs. L'appellation est souvent considérée comme injurieuse. La présence hindoue pose problème, par rivalité avec le groupe des Africains (ou inversement) dans beaucoup des Antilles anglophones. Les Hindous sont appelés Malabars en Guadeloupe ” (p.497). Si Glissant n'apporte aucune réponse à la critique forte pertinent faite par Ivor Case, il incorpore cependant les Indiens au paysage martiniquais (p.21) et évoque brièvement une différence fondamentale opposant descendants de déportés et descendants d'engagés : “ Les Martiniquais d'origine hindoue sont pour la plupart arrivés ici avec leur familles. On prétend que leur sens de la solidarité de groupe est plus grand que chez les descendants d'Africains (“ Épars ”, p.450). En dépit de ces minimes allusions à la situation indienne, les modalités d'analyse que met en place Le Discours antillais peuvent-elles s'appliquer à la saisie du discours des Antillais d'origine indienne ? La réponse sera négative si l'on considère que la traite négrière est le fondement même de l'écriture antillaise. Elle sera affirmative si l'on accepte, dans le sillage de l'auteur, que la “ Relation ” est le principe même de l'identité antillaise et que l'émigration indienne intervint “ comme pour parfaire la totalité de la Relation ” (p.21). Pour la nouvelle génération d'écrivains martiniquais et guadeloupéens, l'indianité revêt au contraire une importance non négligeable que Richard Burton attribue à L'Éloge de la créolité “ dont le mérite insigne [...] est de théoriser, en prenant pour base, paradigme et principe explicateur le fait de la créolophonie, l'apport de chaque groupe ethnique — africain, européen, indien, libanais, chinois, caraïbe — à l'élaboration d'une commune créolité qui réunirait tous les Martiniquais quelle que soit leur appartenance ethnique et quels que soient par ailleurs les conflits individuels qui n'arrêteraient pas de les opposer les uns aux autres 277 ”. Il n'est sans doute pas excessif d'affirmer que L'Éloge... et Lettres créoles réhabilitent l'Indien au sein de la pensée antillaise et de l'histoire littéraire des Antilles francophones, brisant ainsi son statut de paria. Chamoiseau et Confiant construisent, dans Lettres créoles, une parole collective des émigrations indiennes, chinoises et procheorientales qui vient s'insérer à la suite de l'analyse du système de la plantation . Sous le titre “ Fils de la déesse Mariemen, fils de l'Empire du Milieu et fils du Levant (1853) ” s'énoncent les voix de peuples qui n'ont pas ou peu produit de littérature écrite. La voix indienne est celle des Intouchables, elle égrène sa litanie d'humiliations : “ Nous ne savions plus où aller. / Nous étions la lie de la terre. / Nous étions les Intouchables 278 ”. Ce petit texte qui a valeur de parabole atteste une reconnaissance mutuelle entre populations noires et indiennes, sans pour autant gommer les inimitiés toujours vives, sans propos lénifiants. Dans la lignée des deux auteurs créoles, Ernest Pépin explique l'évolution de son écriture, sa progression en direction de la créolité en ayant recours à une petite anecdote révélatrice : “ J'ai été enseignant notamment dans une ville de la Guadeloupe qui s'appelle Capesterre Belle-eau. Une grande partie de la population y était d'origine indienne. J'étais alors un jeune professeur pétri, nourri de négritude. Pour mes cours, en tous cas celui de littérature antillaise, on ne parlait que de négritude. Et j'ai éprouvé un certain malaise, parce que, dans la classe en face de moi, je voyais des gens qui étaient d'origine hindoue. J'ai découvert mon ignorance totale de la culture hindoue et son application à la culture guadeloupéenne 279 ”. À l'instar d'Ernest Pépin avec lequel elle ne partage cependant ni la 277- Ibidem, p.184. Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., p.43. 279- Ernest Pépin, “ Itinéraire d'un écrivain guadeloupéen ”, Penser la créolité, op. cit., p.208 278- même vision du monde, ni la même conception de l'esthétique, Simonne Henry Valmore s'interroge sur l'occultation de l'Inde dans l'inconscient antillais : “ Et nous autres Antillais si éloignés de l'Europe, quelle place avons-nous fait au grand creuset magique ? Quelle place avons-nous donné à l'Inde tard venue dans notre histoire ? Autant qu'il m'en souvienne, notre imaginaire n'était pas indien. Nous avions d'autres bords à visiter, d'autres ailleurs à squatter 280 ”. “ La part faite à la culture indienne était une part maudite 281 ” poursuit-elle, employant les mêmes termes que ceux désignant la présence et la revendication de l'Afrique matricielle dans la poésie césairienne et la mémoire transmise par Béhanzin 282. Sans avoir recours au voyage de retour dans l'Inde matricielle, les auteurs de la créolité reconnaissent la composante indienne de leur peuple en rappelant l'émigration des engagés et en la situant dans son contexte historique. Le narrateur de Chronique des sept misères reconstitue ainsi l'ascendance d'Anastase : “ Son père et son grand-père venaient de l'Inde. Chassés de Pondichéry par la famine, ils s'étaient engagés par contrat à travailler pour un béké d'ici, demandeur de main-d'œuvre pour les cannes : depuis l'abolition de l'esclavage ces salauds de nègres fuyaient le travail en général, et les champs en particulier. Le grandpère avait voyagé en cale et débarqué sur la grand-place de Saint-Pierre devant les services de l'immigration où, assis entre les flaques de la dernière pluie, il avait attendu la régularisation de ses papiers avant de s'embarquer dans la charrette du béké. Ce dernier l'avait choisi et, comme pour cinq ou six autres, lui avait fait signer d'une croix son entrée en enfer 283 ”. Dans Texaco, l'arrivée des premiers engagés indiens est perçue à travers le regard de Ninon, la mère de Marie-Sophie Laborieux : “ Elle vit débarquer les koulis à peau noire, et ceux de Calcutta, d'un rouge-caco plus clair. Ils portaient une raie bleue descendant jusqu'au nez. Ceux-là se lamentaient au moment des naissances et explosaient des joies aux 280- Simonne Henry-Valmore, “ Mother India. La psychanalyse peut- elle être indienne ? ”, Les Indes antillaises, op. cit., p.167. 281- Ibidem, p.168. 282- Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le Nègre inconsolé, op. cit., p.230, Simonne Henry-Valmore, “ Martinique, terre d'exil ”, op. cit. C.F. supra ( chapitre II et III ). 283- Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1988, pp.100-101. (© 1982) heures de la mort froide. Drapés de haut en bas, ils vivaient regroupés comme des touffes de pigeons et mangeaient de l'étrange 284 ”. La même réalité historique est présentée sous deux formes différentes : dans le premier extrait le narrateur adopte un ton neutre, brisé toutefois par l'irruption du discours indirect libre qui renvoie à la parole békée — “ ces salauds de nègres ” —; dans le second extrait, les Indiens sont saisis par le regard créole de Ninon qui les décrit à l'aune de ses propres référents culturels, soulignant leur altérité, manifestant son étonnement. Une double tendance se dessine dont les effets sont parfois en contradiction : d'une part la volonté de considérer les Indiens comme membres à part entière du monde créole, d'autre part leur maintien — voire leur fixation — dans une situation exogène par rapport à l'endogénéité créole. Le caractère exogène des Indiens apparaît à de nombreuses reprises, et notamment sous la plume de Raphaël Confiant. Son roman Eau de café consacre un chapitre, “ La dérive de René Couli ”, à ce personnage et aux traditions dont il est porteur. Le narrateur, sans intervenir directement dans la diégèse, parle au nom d'un “ Nous ” censé renvoyer à l'ensemble de la communauté antillaise, mode d'énonciation fréquent chez les écrivains de la créolité. Pourtant, René Couli n'appartient pas à ce “ Nous ” créole : “ Les Indiens [...] ne se hasardaient dans nos rues que le dimanche ”, “ [...] en dépit de la dénonciation par nos prêtres de ces pratiques [...] ” 285 commente le narrateur qui mentionne également les attributs indiens en ayant recours au pronom possessif “ leur ” : “ [...] comme ils disent dans leur langage couli 286 ”. Ce mode d'énonciation introduit une ligne de démarcation entre “ Nous et les autres ” pour reprendre le titre de l'ouvrage de Todorov qui analyse “ la relation entre " nous " (mon groupe culturel et social) et " les autres " (ceux qui n'en font pas partie) 287 ”. La nomination renforce ce partage, les personnages d'Indiens dans Eau de café comme dans Chronique des sept misères sont désignés par le terme générique “ Couli ” ou “ Kouli ” que l'on peut considérer comme un 284- Patrick Chamoiseau, Texaco, op. cit., p.156. Raphaël Confiant, Eau de café, Paris, Grasset, 1991, pp.117-118. C'est nous qui soulignons. 286- Ibidem, p.118. 287- Tzvetan Todorov, Nous et les autres - La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Éd. du Seuil, 1989, p.11. 285- “ ethnonyme 288 ”. Le père d'Anastase est “ appelé Kouli, car nul ne savait son nom 289 ”; le terme “ Couli ” dans l'expression “ René-Couli ” n'a pas fonction d'adjectif mais, comme l'indique la majuscule, est un nom propre; le tiret reliant prénom et nom renforce l'identification entre le personnage et le nom qui le désigne : “ Couli ” est plus qu'un nom de famille, c'est l'identité même du personnage, son essence. L'usage de ce nom n'est pas en soi une marque de racisme car, depuis la négritude, le terme “ Nègre ” est également utilisé pour désigner les Noirs ou les métisses mais il est à noter que les personnages noirs ou blancs n'ont pas pour nom propre “ Nègre ” ou “ Blanc ” et que le mot “ Nègre ” n'a pas forcément la même portée, ni la même valeur s'il est énoncé par un Noir ou par un Blanc. L'onomastique désignant les Indiens est, de fait, essentialisante, voire stigmatisante. Elle témoigne du regard non-indien sur l'Indien qui atteint son apogée dans le roman de Confiant. Eau de café présente les Indiens comme les boucs émissaires de la société créole, intègre, grâce au discours direct, les insultes adressées, en français et en créole, à ces derniers par les autres personnages : Man Léonce : “ Les coulis ne sont à l'aise que dans la malpropreté. Le jour où vous entrez dans une de leurs cases, vous avez intérêt à vous boucher les trous du nez . 290 ” Des enfants : “ René-Couli ! Cou-li-li-li ! Cou-li-li-li ! Couli, mangeur de chiens ! 291 ” Le Major : “ Couli mendiant ! Couli puant le pissat, disparais devant les grains de mes yeux, foutre! J'ai vu assez de coulis pour aujourd'hui 292 ” Un gardien : “ " Tout kouli ni an kout dalo pou fè nan lavi yo " (Tous les Indiens tombent un jour ou l'autre dans un caniveau) 293 ” Une prostituée : “ J'accepte les nègres-Congo aussi noirs qu'eux, donc ce n'est pas une question de couleur. Mais qu'est-ce qu'ils savent faire ces 288- Guy Achard-Bayle, “ La désignation des personnages de fiction - Les problèmes du nom dans François le Champi ”, Poétique, n° 107, sept. 1996, p.343. Terme emprunté à C. Bromberger. 289- Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, op. cit., p.101. 290- Raphaël Confiant, Eau de café, op. cit., p.117. 291- Ibidem, p.119. 292- Ibidem, p.122. 293- Ibidem, p.123. coulis-là, hein ? À ce qu'il paraît, ils ont le kiki en tire-bouchon et en plus, ils puent une odeur de poisson frais. Très peu pour moi ! 294 ” Le discours dénigrant l'Indien va crescendo, culminant dans la dernière tirade où sont associées sexualité et puanteur. Bien évidemment, nous ne prétendons pas que Confiant reprend à son compte la litanie d'insultes, mais la surenchère verbale, l'entassement d'invectives condensées en quelques pages finissent par créer une impression de malaise. L'Allée des soupirs, tout en reprenant les mêmes schèmes définitoires pour désigner l'Indien, est toutefois plus subtil. Autour du personnage de Ziguinote, se cristallisent mépris et parfois hostilité mais le narrateur prend soin, à plusieurs reprises, de souligner qu'il ne partage pas le jugement de ses personnages et que l'ostracisme appartient au passé : “ Les coulis étaient, en ce temps heureusement révolu, la plus infâme des races après les chiensfer. 295 ” Tout en soulignant le statut de paria de l'Indien, Patrick Chamoiseau se garde pour sa part de multiplier les allusions directes à l'horreur qu'il peut susciter chez les autres personnages. La répulsion / fascination pour l'Indien reste cependant au centre des fictions. Il doit, littéralement, dans l'œuvre de Chamoiseau, symboliquement, dans celle de Confiant, faire ses armes, prouver sa virilité et son statut d'homme. Kouli se mesure à un grand maître du laghia — danse de combat. Victorieux de cette lutte qui apparaît comme un véritable rituel d'initiation et d'intégration dans la société créole, il gagne le respect de la communauté et le droit de séduire les femmes. D'une de ses brèves unions avec une “ câpresse silencieuse, foudroyée par l'amour, qu'il koka toute la nuit avec une rage mystérieuse Anastase. René-Couli, pour sa part, est boucher — “ égorgeur de bœufs 297 296 ”, naîtra ”. Malgré le mépris que lui vouent ses concitoyens, certains font appel à lui pour qu'il convoque ses dieux ancestraux. Man Léonce lui demande de guérir son fils atteint d'une maladie mentale 294- Ibidem, p.126. Raphaël Confiant, L'Allée des soupirs, op. cit., p.254. 296- Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, op. cit., p.107. 297- Raphaël Confiant, Eau de café, op. cit., p.119. 295- et d'alcoolisme. Ayant rompu la règle d'abstinence en couchant avec une prostituée — “ L'Indien qui n'avait jamais goûté à une mulâtresse se jeta sur elle et n'en fit qu'une bouchée parmi les abats gluants et les carcasses d'animaux qui encombraient les lieux 298 ” — l'homme ne parvient à accomplir le rituel, abandonné par ses dieux tutélaires. Dans L'Allée des soupirs, Ziguinote sortira victorieux parce qu'il parvient à vaincre la répulsion que sa “ race ” inspire à une jeune prostituée et à gagner son amour. En employant de semblables procédés — la nomination, le rituel initiatique — les scènes que brossent Chamoiseau et Confiant donnent finalement de l'Indien, des Indiens, une vision assez différente. La caricature chez Chamoiseau apparaît comme étant le fruit du regard des personnages et l'union de Kouli avec la “ Chabine ” aura pour fruit un enfant métis; a contrario, les associations systématiques de la saleté, du sang, de la sexualité et de la religion qui se cristallisent autour de la figure de René-Couli génèrent un embarras tenace. “ Nous faisons corps avec notre monde. Nous voulons, en vraie créolité, y nommer chaque chose et dire qu'elle est belle [...] 299 ” tel est le credo de l'écriture de la créolité. Faire corps avec la part indienne de la population créole, dire qu'elle est belle, en percevoir la grandeur humaine, aller au-delà des clichés, des stigmates souvent malsains véhiculés par la population créole sur les Indiens, telle pourrait aussi être une des tâches importantes de la nouvelle littérature antillaise, car il est vrai, ainsi que l'affirme Daniel Delas, que “ la répétitivité des procédés de ce marronage thématique lasse : trop de femmes " coquées contre un flamboyant! " 300 ”, trop de clichés accumulés sur un même personnage de “ couli ”, sommes-nous tentés d'ajouter. Cela paraît d'autant plus préjudiciable que la mention de l'Indien semble être un passage obligé de tout roman de la créolité. À l'intérieur d'une énumération plutôt élogieuse des différents brassages ethniques que perçoit avec émerveillement une petite Antillaise de retour au pays natal, Gisèle Pineau intègre une petite 298- Ibidem, p.128. Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit., p.40. 300- Daniel Delas, “ Être ou ne pas être un écrivain créole aux Antilles aujourd'hui ”, Notre Librairie, n°127, juil.-sept. 1996, p.67. 299- phrase égratignant les Indiens : “ Indiens malabars sombres, ombres de coolies, nez tranchants, cheveux d'huile noirs, rasant les vitrines des magasins [...] ” (Julia,p.252). Sans être adepte d'une critique “ idéologiquement correcte ”, l'on peut toutefois se demander pourquoi ces Indiens parachutés dans le texte apparaissent avec un “ nez tranchant ” et pourquoi ils “ ras[sent] les murs ”. La question de l'anthropologue C. Bromberger : “ pourquoi les sobriquets collectifs conférés par les groupes voisins [sont-ils] si généralement dépréciatifs ? 301 ” se pose ici avec acuité. Indéniablement influencée par le mouvement de la créolité, bien qu'elle s'en défende, Maryse Condé intègre également à son roman Traversée de la mangrove la minorité indienne. La famille Ramsaran appartient à la communauté villageoise de Rivière-au-sel, située en Guadeloupe, sur la Basse-Terre. Elle respecte les traditions indiennes ancestrales qui voisinent avec le catholicisme. L'Inde des aïeux est citée, parfois dépeinte sous une forme éthérée, comme si la romancière éprouvait la nécessité de recréer un imaginaire indien sans véritablement en maîtriser les matériaux, construisant pour ses personnages une Inde rêvée, terre-mère nimbée de mystère et de douce nostalgie : “ Ils prendraient l'avion à Roissy-Charles-de-Gaulle et après avoir survolé la moitié du toit du monde, ils atterriraient sur une terre sans limite, là fauve et pelée, là verte et bruissante de cris d'oiseaux, accueillante comme une mère, rebelle comme une jeune épousée. Dans la cité de Jaipur, le vent gémit par les milles fenêtres du palais 302 ”, tels sont les fantasmes avortés de Sylvestre Ramsaran. Calquée sur le fantasme de l'Afrique maternelle et maternante que nourrirent les héroïnes de ses romans africains, l'Inde murmure à ses enfants de la diaspora des paroles consolatrices, leur inspire des rêves et des désirs 303. “ Je voudrais être mon aïeule indienne pour le suivre au bûcher funéraire. Je me jetterais dans les flammes qui l'auraient consumé et 301- Cité par Guy Achard-Bayle, op. cit., p.343. Maryse Condé, Traversée de la mangrove, Paris, Mercure de France, p.142. 303- “ Beaucoup d'Indiens vont en vacances en Inde. C'est un retour un peu mythique vers l'Inde comme celui des Noirs en Afrique ” dit Maryse Condé (Entretiens avec Françoise Pfaff, op. cit., p.110) Est-bien le même type de retour ? N'y aurait-il pas une différence entre des vacances et le désir de vivre et travailler en Afrique ? 302- nos cendres seraient mêlées, comme nos âmes n'ont pas su l'être 304 ” pense Vilma Ramsaran lors de la cérémonie mortuaire de Francis Sancher et ce vœu accompagne, en un léger leitmotiv, tout le récit de la jeune fille. Bien que soit perceptible le fait que Maryse Condé s'aventure dans un imaginaire qu'elle a peu fréquenté jusqu'alors, une des grandes qualités de son roman repose sur l'absence de stigmatisation de cette famille indienne qui participe avec ses différences et son identité propre à la vie de Rivière-au-sel. À l'instar des romanciers indo-antillais, la romancière guadeloupéenne met l'accent sur le lent effritement des valeurs indiennes traditionnelles : effrayé par le sang des cabris promis au sacrifice, le jeune Sylvestre urine; plus tard et malgré son respect des traditions religieuses, il envisagera de marier sa fille à un Chabin. Hommes et femmes, semblables à tous les personnages de Maryse Condé, ne parviennent à communiquer les uns avec les autres. Les femmes subissent la loi des hommes, les hommes la loi des pères. Indiens, Mulâtres, Nègres et Békés souffrent du même mal : le manque d'amour. Francis Sancher, “ l'étranger ” poursuivi par le cauchemar de l'histoire, hanté par la tragédie des peuples de la Caraïbe, accueille Vilma, la petite Indienne. C'est autour du cadavre de Francis que les femmes et les hommes, les filles et les mères, les Indiens et les Noirs évoquent, parfois, l'espoir d'une réconciliation... Dans ce roman, et peut-être pour la première fois dans l'histoire de la littérature antillaise francophone, les Indiens et les autres, les Indiens perçus par un regard autre, participent de la même humanité. Ce regard où sourd une réelle tendresse est également celui qui éclaire magnifiquement l'intégralité du “ Discours à Stockholm ” prononcé par Derek Walcott. Le discours du poète saint-lucien s'ouvre sur l'évocation d'un petit village de Trinidad, Felicity, et sur la description des préparatifs de la représentation du Ramleela, adaptation scénique du Ramayana, la grande épopée hindoue. Avec subtilité et intégrité, Walcott analyse l'évolution du regard qu'il porte sur ces préparatifs. Percevant tout d'abord les acteurs comme de simples interprètes d'une représentation théâtrale dont le sens profond lui échappe : “ Un champ, des enfants du village jouant les guerriers, les princes et les 304- Ibidem, p.195. dieux 305 ”, il pressent ensuite que ces derniers vivent cette épopée plus qu'ils ne la jouent . Nul “ paradoxe du comédien ” dans la ferveur qu'ils manifestent : “ Ils croyaient à leur jeu, au caractère sacré du texte, à la validité de l'Inde tandis que moi, par habitude d'écrivain, je cherchais sur les visages heureux de ces guerriers adolescents, sur les profils héraldiques de ces princes villageois, une expression élégiaque, de deuil, voire une espèce d'imitation bâtarde. Je troublais ces moments par mon doute et mon admiration condescendante. Je me méprenais sur cette manifestation où je voyais un écho de l'Histoire — les cannes à sucre, la main-d'œuvre immigrée, l'évocation d'armées, de temples et d'éléphants barrissants disparus —, alors qu'autour de moi régnaient tout au contraire l'exaltation, la joie suscitée par les cris des garçons [...] 306 ” “ Le Discours à Stockholm ” met en scène l'ambiguïté et la fausseté ethnocentrique du regard extérieur qui réduit la culture de l'autre à sa seule dimension folklorique, la vidant de cette substance qui, par-delà l'exil, par-delà le temps, continue à nourrir la ferveur, à sécréter la pure poésie. Il égratigne le regard colonial et sa récupération, sous des modes tout aussi néfastes, par les ex-colonisés. Cette expression de la foi transmise par l'Inde ancestrale ne s'accompagne d'aucune nostalgie. Le Ramleela célèbre une “ présence réelle ” qui, affirme Walcott, ne renvoie à nulle chimère parce que l'Inde n'est ni un paradis perdu, ni une mémoire vaine. C'est au cœur même de cette continuité que se situe le poète qui accepte comme siens tous les fragments d'héritages recomposés dans la corbeille insulaire auquel l'art, mémoire du passé, mémoire pour le futur, donne forme et sens. Nouée aux lointaines racines de la souffrance, la mémoire antillaise, son histoire, se reconstruisent à travers les textes littéraires. La quête est au centre des textes que nous avons analysés : quête du souvenir, quête des continents matriciels, quête des traces, quête 305306- Derek Walcott ,“ Discours à Stockholm ”, Lettre Internationale, op. cit., p.37. Ibidem, pp.37-38. de l'autre. L'écriture de la traite négrière contraste violemment avec celle de la conquête. À la poétique du “ nomadisme envahisseur ” se substitue une écriture de la douleur. Les écrivains antillais qui évoquent cette tragédie n'ont pas pour ambition de rivaliser avec les historiens de la traite négrière. Le Cahier d'un retour au pays natal fut écrit alors que les premiers travaux de l'historien Gaston-Martin ne bénéficiaient que d'une audience restreinte. Les premiers “ Anneaux de la Mémoire ” furent, peut-être, inscrits dans le verbe poétique. Les deux visées distinctes de l'histoire et de la littérature se complètent plus qu'elles ne s'opposent. Tout en reconnaissant que la vraie histoire “ renvoie d'abord à l'expérience de souffrance et de mort vécue par les esclaves eux-mêmes 307 ”, la “ littérature clinique ” n'a pas pour unique finalité de nommer la souffrance des déportés, ni de mesurer les échos de ce supplice dans le présent de leurs descendants. C'est bien l'écriture littéraire et elle seule qui a alors valeur d'exorcisme. Toutefois, les débats concernant la responsabilité de l'Afrique dans la traite négrière concernent aussi la littérature, laquelle se détermine en fonction de la sensibilité poétique et politique des écrivains. Césaire a privilégié une certaine Afrique, largement dépendante d'un imaginaire aujourd'hui désuet ou, pour le moins, contesté. À l'égard des terres des origines, la fiction romanesque est probablement plus acerbe que la poésie, laquelle parvient à concilier les pôles d'appartenances, à englober différentes influences, ainsi l'Afrique affleure dans Le Cahier d'un retour au pays natal, se glisse dans les recueils poétiques de Glissant, bien que divergent les intentions poétiques. Le roman possède quant à lui l'apanage de la parodie, de l'ironie parfois grinçante : “ Le cœur serré je pense au jour où Panurge ne fera plus rire 308 ” écrit Milan Kundera. La parodie de la quête des origines qui culmine aussi bien dans l'œuvre de Maryse Condé que dans celle de Neil Bissoondath est peut-être une forme d'avatar de cette quête. La quête de l'autre, telle qu'elle se manifeste dans les textes à travers lesquels nous avons tenté de saisir l'image de l'Indien, amenait à questionner une certaine esthétique car l'écriture créole qui dit l'Indien s'appuie sur 307308- Charles Becker, op. cit., p.VII. Milan Kundera, Les Testaments trahis, op. cit., p.46. une forme d'énonciation, le “ Nous ”, constamment battue en brèche par l'exogénéité de la figure construite. À l'île Maurice, le poète Khal, se reconnaît pourtant en étroite connivence avec les écrits de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Il a forgé le terme “ coolitude ”, en lequel résonnent seulement les sonorités de la négritude, tandis que l'intention dont procède la notion rejoint la créolité : “ [...] la coolitude est l'alter ego indien de la créolité, [...] la coolitude est à l'indianité ce que la créolité est à la négritude. La Coolitude n'a rien d'un cri ethnique. Elle prolonge la créolité en Inde insulaire.309 ” Le poète se veut attentif à une identité plurielle, laquelle s'exprime dans les îles où demeurent les fils de la diaspora indienne, mais aussi en terre d'exil. Il mentionne Salman Rushdie et V.S. Naipaul : écrivains d'origine indienne qui manifestent le désir de forger une “ parole esthétique ”. Plusieurs écrivains des Antilles anglophones et francophones élaborent une parole d'exil, dessinant des écritures migrantes, pénétrant les saisons d'une migration vers le Nord 310. Ils ont le sentiment de poursuivre ainsi un exil commencé par leurs ancêtres. Ce sont ces saisons de l'écriture et de l'appartenance que nous souhaiterions maintenant explorer. 309- Khal Torabully, “ Coolitude ”, Notre Librarie, n° 128, op. cit., p.71. Saison de la migration vers le Nord est le titre d'une œuvre de l'écrivain soudanais Tayeb Salih qui relate l'expérience migratoire d'une personnage et son retour au pays natal, Paris, Sindbad, coll. La bibliothèque arabe, 1972 ( © 1969) 310- DEUXIÈME PARTIE ÉCRITURES MIGRANTES INTRODUCTION “ L'hiver a ses séductions redoutables, dont il faut parfois se garder... Venu de la Martinique (qui est une île de la ceinture caraïbe) et vivant à Paris, me voici depuis huit ans engagé à une solution française : je veux dire que je ne le suis plus seulement parce qu'il en est ainsi décidé sur la première page d'un passeport, ni parce qu'on m'enseigna cette culture, mais encore parce que j'éprouve de plus en plus nécessaire une réalité dont je ne peux m'abstenir. Cas très individuel dont nul ne saurait à des fins diverses, faire un usage d'orientation plus général ”, ainsi s'ouvre Soleil de la conscience (p.11). Cette situation dont Glissant tient à rappeler la spécificité, est toutefois celle-là même que partagèrent et partagent nombre d'écrivains antillais francophones et anglophones. La migration trouve pourtant des résonances distinctes dans les deux espaces littéraires étudiés. Il n'est pas inutile de s'interroger sur ce qui, dans la production francophone, apparaît, sinon comme un manque, du moins comme une absence. Pourtant, il existe des écritures migrantes si l'on entend ce terme non seulement comme le témoignage direct d'une migration personnelle qui affecte uniquement l'auteur, mais aussi comme le mode d'expression, inscrit à l'intérieur de l'œuvre, de l'exil d'un personnage romanesque : tel est le cas de Mariotte, l'héroïne d'Un Plat de porc aux bananes vertes. V.S. Naipaul, Samuel Selvon et Neil Bissoondath font endosser à leurs narrateurs une large partie de leur biographie, il en est de même pour Daniel Radford et Gisèle Pineau. La romancière affirme : “ Contrairement aux écrivains créoles de ma génération, je n'ai pas vécu une enfance antillaise sous les tropiques. J'ai connu la cité, ses alignements d'immeubles gris, la froidure des hivers en France, la neige, les manteaux de laine et d'indicible sentiment d'être exclue, inadaptée, déplacée dans cet environnement blanc-carré-policé. 311 ” 311- Gisèle Pineau, “ Écrire en tant que Noire ”, Penser la créolité, op. cit., p.289. Dans les œuvres de ces écrivains s'immisce l'expérience d'un exil ponctué par un retour à l'île natale — pour la romancière guadeloupéenne — ou éternellement perpétué. Tous n'appartiennent pas à la même génération : Selvon et V.S. Naipaul gagnèrent Londres après la seconde guerre mondiale, Bissoondath est parti à Toronto dans les années soixantedix, Daniel Radford est né en France en 1954, il y vit encore. Tous manifestent, à leur manière, une quête d'appartenance toujours sinueuse. Le “ Je ” autour duquel s'articule leur écriture ne se dit pas directement, sans pudeur et sans fards. Il doit être questionné. “ Le " Je est un autre " de Rimbaud n'était pas seulement l'aveu du fantôme psychotique qui hante la poésie. Le mot annonçait l'exil, la possibilité ou la nécessité d'être étranger et de vivre à l'étranger, préfigurant ainsi l'art de vivre d'une ère moderne, le cosmopolitisme des écorchés 312 ” écrit Julia Kristeva. Pourquoi ne pas emprunter le chemin, bien balisé, de l'autobiographie ? Pourquoi parler de soi d'une manière voilée ? Pourquoi créer des êtres qui sont tellement semblables à leurs auteurs sans se confondre tout à fait avec eux ou des personnages, tellement différents de leurs créateurs mais dépositaires d'une large part de leurs fantasmes, de leur vécu ? Questions banales, certes, qui ne concernent pas seulement les œuvres que nous étudierons, mais qui, dans le cadre du texte migrant, prennent une dimension propre. Pourquoi recourir, si fréquemment, à la mise en abyme de l'écriture, laquelle a pour “ fonction de mettre en évidence la construction mutuelle de l'écrivain et de l'écrit 313 ” ? Cerner l'effectuation d'un dire en suspens entre deux lieux, qui répète et intègre un large héritage littéraire, puise aux sources d'une oralité antillaise — via le créole —, telles seront les pistes que nous suivrons. 312313- Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1991, p.25. Lucien Dallenbäch, Le Récit spéculaire, op. cit., p.25. Nous envisagerons ensuite l'élaboration de l'espace migrant en faisant apparaître ses lieux emblématiques, lesquels sont saturés de sens, porteurs d'un signifié de l'exil. Enserrés dans un territoire particulier, les migrants appartiennent-ils à un groupe homogène ? “ Alors, il ne resterait aux étrangers qu'à s'unir entre eux ? Étrangers de tous pays, unissez-vous ? Pas si simple ” constate Julia Kristeva 314. Il existe peut-être une autre forme de regard, infiniment plus complexe : regards posés sur ces entités floues que sont les groupes artificiellement forgés par l'immigration, regards sur le discours de l'autre, mise en évidence du discours d'exclusion, et frôlement d'une altérité absolue. Édouard Glissant évoquait pour sa part “ le regard du fils et la vision de l'Étranger ” pour caractériser sa situation de double culture (Soleil, p.11). Les catégories de “ fils ” et “ d'Étranger ” échangent leur propriété avec le retour à l'île natale. C'est sous le signe d'Ulysse qu'il nous semble pertinent d'aborder l'expérience du retour qui marque les textes de V.S. Naipaul, Bissoondath et de Philipps afin de mesurer l'écart, d'interroger les avatars d'une figure littéraire, et de tenter de mettre en évidence l' “intentio auctoris 315 ” qui anime les textes. 314315- Julia Kristeva, op. cit., p.38. Umberto Eco, Les Limites de l'interprétation, Paris, Le Livre de poche, 1994, p.29. CHAPITRE 1 MIGRATION ET CRÉATION LITTÉRAIRE I- Une expérience commune de l'exil Les écrivains antillais anglophones et leurs confrères francophones entretiennent des relations très différentes avec leur métropole de référence et leurs œuvres ne sont pas affectées au même titre par l'exil. Ces deux littératures partagent pourtant une même réalité éditoriale : l'immense majorité des textes littéraires ou critiques antillais sont édités en Europe ou en Amérique du Nord et non aux Antilles. De ce fait, le lien entre la littérature antillaise et l'Occident est incontestable. La littérature antillaise est délocalisée en termes d'édition, de diffusion et, souvent, de lectorat, réalité certes matérielle dont l'importance est cependant capitale. Les différences entre les deux littératures antillaises sont d'un autre ordre : elles concernent le lien que les auteurs entretiennent avec la métropole et l'inscription de ce lien dans leurs textes. L'expérience personnelle de la migration, pour les anglophones, joue un rôle majeur comme source d'inspiration littéraire. Samuel Selvon consacre une large part de son œuvre aux émigrés antillais à Londres, en particulier The Lonely Londoners (1956), Moses Ascending (1975) et Moses Migrating (1983) 316. La migration détermine conjointement la vie et l'œuvre de cet auteur qui, à la fin des années soixante-dix, a quitté l'Angleterre pour s'installer au Canada. “ I think that Moses Ascending was good as a sort of finale to the London scene 317 ” écrit Selvon qui se considérait lui-même comme un immigré : “ Let me begin by saying that I went to England as an ordinary immigrant... I just wanted to get out of Trinidad and when I did land up in London, I did go around and do several odd jobs before I did my first novel. My impressions then, were like I have written about. I had the same amazement at the bignezz of the city because of I came from a small 316- Moses Ascending est le seul roman de Samuel Selvon traduit en français ( L'Ascension de Moïse). Cité par Agnès Luc-Cayol, Le comportement des Antillais dans leur milieu d'origine et à Londres à travers quatre romans de Samuel Selvon : A Brighter sun, Turn again Tiger, The Lonely Londoners et Moses Ascending, thèse de doctorat, Dijon, 1986, p.23. “ Je pense que Moses Ascending constitue une sorte d'adieu à la scène londonienne. ” 317- island. This was the first time in my life I was in a place like that, and I went through a great deal of similar experience like the characters in my work. 318 ” Selvon a ensuite émigré au Canada. Il est mort en avril 1993, à l'âge de 71 ans, pendant un séjour à Trinidad. Le Barbadien George Lamming auquel Selvon se réfère dans L'Ascension de Moïse, a lui aussi émigré volontairement à Londres. Le premier roman de V.S. Naipaul, Les Hommes de paille, s'inspire très largement de la première expérience anglaise de son auteur; L'Énigme de l'arrivée, publié vingt ans plus tard, se livre à une analyse minutieuse des relations que l'auteur entretient avec l'Angleterre, pays où il a choisi de vivre. Tandis que certains textes de V.S. Naipaul et Selvon ont aussi pour cadre principal l'espace caraïbe, l'œuvre de Neil Bissoondath est, quant à elle, entièrement marquée par l'exil. Seul Retour à Casaquemada inscrit l'espace caraïbe insulaire au cœur du récit. Ce premier roman, dont le titre français est trompeur, préfigure cependant l'adieu définitif à l'île natale 319. L'Innocence de l'âge, À l'aube des lendemains précaires qui lui font suite auront pour unique cadre spatial la ville de Toronto. Exil et émigration fournissent une thématique de prédilection à de nombreux romans antillais anglophones d'une incontestable qualité littéraire. Cette littérature interroge la complexité de la mise en relation que la migration produit. À la migration de l'écrivain fait écho la migration des personnages; l'espace de l'exil fournit très souvent un modèle à partir duquel est créé l'espace inscrit dans l'œuvre littéraire. La littérature antillaise francophone développe quant à elle un autre imaginaire spatial et témoigne d'un autre type de relation avec la France continentale. 318- Doyle Marshall, “ Interview with Samuel Selvon ”, Writer, août 81, cité par Agnès Luc-Cayol, Ibidem, p.280. “ Laissez-moi commencer en disant que je suis venu en Angleterre comme un immigré ordinaire... Je voulais seulement partir de Trinidad et lorsque je me suis retrouvé à Londres j'ai erré et j'ai fait plusieurs boulots bizarres avant d'écrire mon premier roman. De fait, mes impressions étaient semblables à celles que j'ai écrites. Je ressentais la même stupeur face à l'immensité de la ville parce que je venais d'une petite île. C'était la première fois dans ma vie que je me trouvais dans un lieu comme celui-là et j'ai éprouvé très fortement le même type d'expérience que les personnages de mon œuvre. ” 319- Le titre original de l'oeuvre est A Casual Brutality. Il exprime de manière infiniment plus pertinente le contenu de l'oeuvre. Concrètement pourtant, les écrivains antillais francophones ont tous séjourné en France. Pour la plupart d'entre eux, ce séjour figure un simple détour à l'issu duquel ils regagnent le pays natal ou poursuivent leur route vers d'autres lieux. L'exemple de Maryse Condé, que nous avons déjà évoqué, est à cet égard significatif : son premier séjour en France apparaît comme un “ tremplin ” vers l'Afrique (Côte d'Ivoire, Guinée, Ghana, Sénégal) alors que son second séjour, qui fait suite aux expériences africaines et dure environ dix ans, se solde par un départ vers les États-Unis. Elle partage aujourd'hui sa vie entre l'État de Maryland et la Guadeloupe. Édouard Glissant a vécu en France entre 1946 et 1965, tout en effectuant de nombreux séjours en Martinique. De 1951 à 1953, lorsqu'il était dirigeant du Front antillo-guyanais, il fut assigné à résidence en métropole. Schwarz-Bart a elle aussi longtemps habité à Paris. Chamoiseau, Confiant et Simone y ont également séjourné. Ernest Pépin a étudié à Bordeaux 320. L'expérience de ces écrivains antillais francophones en France métropolitaine pèse pourtant de peu de poids dans leurs œuvres littéraires, à l'exception du premier essai de Glissant qui se réfère explicitement au séjour parisien de son auteur et définit, dès la première page, une situation de double culture. Chez les autres auteurs antillais francophones, la faible représentation de l'Hexagone dans sa dimension de terre d'émigration ou de terre d'exil n'est pas le fruit du hasard mais résulte au contraire d'un choix esthétique qui semble délibéré et étroitement dépendant des relations qu'ils entretiennent avec la France. Le rappel des “ discours ” qui accompagnent l'émergence de la littérature antillaise francophone peut permettre de faire apparaître les termes de cette relation. II- “ Discours du refus ” 320- Il a écrit un recueil de poèmes — Salve et salive — qui réfère, dans la première partie, à son expérience bordelaise. Ce n'est qu'à partir de L'Homme au bâton, (1992), clairement situé dans la littérature de la créolité que l'écrivain atteint une certaine notoriété. Ernest Pépin, “ Itinéraire d'un écrivain guadeloupéen ”, Penser la créolité, op. cit., pp.205-210. Dès son origine, la littérature des Antilles françaises élabore “ un discours du refus ” : “ le refus a été sans doute la première forme de constitution du discours antillais en tant que discours "autonome" et le point de ralliement de l'ensemble des projets littéraires antillais. Le refus d'une assimilation complète de la littérature des Antillais aux termes de la pratique littéraire occidentale; le refus de la pratique d'une littérature "doudouiste" [...] 321 ”. Ce discours du refus, qui s'exprime dans La Revue du monde noir, Légitime défense et Tropiques coïncide à ses débuts avec la défense de la race nègre. L'écrivain antillais doit se définir et définir sa littérature à travers un mouvement complémentaire de référence et d'opposition au monde blanc; la France, puissance coloniale dont les Antilles dépendent, incarne ce monde blanc. En ce sens, la France — en tant que superstructure, au sens marxiste du terme —, loin d'être absente des réflexions théoriques, est au contraire au cœur de la problématique de définition de l'Être antillais. Nous avons déjà pu voir, dans la partie précédente, que la négritude vise à définir l'Antillais par ce qu'il est : c'est-à-dire un “ Nègre ” et ce qu'il ne doit pas être : un “ Nègre ” aliéné au Blanc. “ Discours de la différence ”, pour reprendre l'expression de Romuald Fonkoua, Le Discours antillais dénonce la dépossession dont souffre le peuple antillais : dépossession économique, historique, linguistique et spatiale. Pour la combattre, il importe de reconquérir le paysage antillais. Glissant s'applique à le réhabiliter, à le nommer en le faisant accéder à une pleine conscience politique et poétique. Il s'agit aussi de rompre l'isolement de l'île — en l'occurrence la Martinique —, de briser la dépendance qui l'aliène à la seule métropole en la recontextualisant au sein de l'espace caraïbe et, plus largement encore, au sein de l'espace des Amériques, c'est-à-dire dans le “ contexte médian ” qui lui est spécifique. Défini par Milan Kundera comme la “ marche intermédiaire entre une nation et le monde 322 ” le 321- Romuald Fonkoua, “ Discours du refus, discours de la différence, discours en "situation" de francophonie interne : le cas des écrivains antillais ”, Convergences et divergences dans les littératures francophones, op. cit. p.58. 322- Milan Kundera, “ Beau comme une recontre multiple ” L'Infini, n°34, été 1991, p.57. contexte médian des Antilles et des Amériques permet aux petites îles d'échapper, du moins partiellement, à l'aliénation métropolitaine. La créolité, qui apparaît comme le prolongement des théories glissantiennes, s'élève aussi contre la dépossession : “ Nous sommes fondamentalement frappés d'extériorité [...] Nous avons vu le monde à travers le filtre des valeurs occidentales, et notre fondement s'est trouvé "exotisé" par la vision française que nous avons dû adopter ” écrivent les auteurs d'Éloge de la créolité 323. Refusant conjointement l'assimilation à la France et à l'Afrique, la créolité tisse d'autres espaces de référence en ajoutant à la solidarité d'ordre géopolitique dont procède l'antillanité, une cohésion de nature anthropologique, une “ solidarité créole avec tous les peuples africains, mascarins, asiatiques et polynésiens 324 ”. Ces textes théoriques avancent de concert avec les œuvres littéraires de leurs auteurs; ils tendent à ébaucher un “ modèle ” de littérature antillaise, ce qui amène Maryse Condé à affirmer : “ La littérature antillaise s'est toujours voulue l'expression d'une communauté [...] Écrire se veut un acte collectif. Même quand il dit "Je", l'écrivain antillais est censé penser un "Nous" 325 ”. C'est à travers ce que l'on pourrait nommer la production d'un “ discours du Nous ” que se situe sans doute une des différences majeures entre la littérature des Antilles françaises et sa consœur anglophone. Les écrivains de la Caraïbe anglophone n'ont pas, à notre connaissance, produit de tels “ discours ”, hormis sans doute Derek Walcott dans son “ Discours à Stockholm ” 326. Le lien avec la métropole de référence est envisagé à l'échelle d'une production individuelle et non pensé dans le cadre d'un manifeste ou d'un discours, en ce sens les remarques que nous avons faites à propos de la relation à l'indianité peuvent être étendues à la relation à l'Occident. Par ailleurs, ce lien, pour V.S. Naipaul et Bissoondath, n'est pas perçu comme une marque d'aliénation mais au contraire comme une délivrance de l'exiguïté insulaire. 323- Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit. p.14. Ibidem, p.33. 325- Maryse Condé, “ Chercher nos vérités ”, Penser la créolité, op. cit., p.309. 326- “ C'est une bénédiction que nous célébrons, une langue neuve et un peuple neuf, et c'est une tâche redoutable qui nous attend. Je suis ici au nom de tous ces gens [...] ”, op. cit., p.44. 324- Dans l'ensemble, la littérature des Antilles française élabore une cartographie qui tente de définir une appartenance antillaise hors de la relation aliénante centre / périphéries, Hexagone / “ poussières d'îles ”, cela ne signifie pas que les superstructures de la France en soient absentes. Inscrites au cœur de nombreux textes, les superstructures françaises — école, services sociaux etc.... — y sont parfois célébrées, en particulier dans La Rue CasesNègres de Joseph Zobel 327 où l'école publique apparaît comme un instrument de libération. Elles sont fréquemment dénoncées dans les productions les plus récentes, de même que sont tournés en dérision les outils de la francisation. Les romans de Chamoiseau multiplient les figures ironiques de personnages venus de France et incarnant la francisation imposée : l'étudiante révolutionnaire et l'assistante sociale de Chronique... ou le psychologue scolaire auvergnat dans Solibo Magnifique 328 en sont les exemples les plus parfaits. Ce sont les personnages français qui sont immergés dans un contexte antillais au sein duquel ils s'égarent. Mais l'affirmation de la négritude, de l'antillanité et de la créolité, pour salvatrice qu'elle soit, ne prend pas vraiment acte de l'incontournable réalité de l'émigration et de l'exil. “ Nous en avons fini, du combat contre l'exil. Nos tâches sont aujourd'hui d'insertion ” écrit Glissant (D.A., p.265) ; pourtant l'exil demeure le lot d'un quart des Antillais... Le monde créole que mettent en scène les auteurs de l'Éloge... n'est plus celui des exilés en métropole. Maryse Condé déplore que l'actuelle production antillaise francophone se détourne, souvent de façon méprisante, des Antillais d'outre-Atlantique : “ La littérature de notre fin de XXe siècle ne tient aucun compte de ces bouleversements, de ces mutations et de ces redéfinitions d'identité. Il est vrai que l'on n'entend guère que la voix d'écrivains en résidence au pays. Il est savoureux de constater que tous ont été des "négropolitains" ou des 327328- Joseph Zobel, La Rue Cases-Nègres, Paris, Éd. Présence africaine, 1974. Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1991 (© 1988) "nég'zagonaux" pendant une période plus ou moins longue de leur vie ” 329 Les écrivains implicitement désignés sont Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant et cette réflexion s'inscrit dans le cadre d'une polémique qui oppose Maryse Condé aux écrivains de la créolité. La nouvelle “ créolité ” que Maryse Condé tente de définir serait donc, contrairement à celle des auteurs de l'Éloge..., attentive à la réalité de l'émigration antillaise. Hypothèse séduisante qui appelle vérification. Si l'on examine l'œuvre de Maryse Condé, l'on constate en effet une représentation de la migration antillaise en Amérique (dans Les Derniers rois mages et La Colonie du nouveau monde 330 en particulier) mais seuls Heremakhonon et La Vie scélérate 331 évoquent la trajectoire et le séjour de quelques personnages à Paris. En réponse à Françoise Pfaff qui constate que ses descriptions de Paris sont toujours “ très négatives ”, l'écrivain dit : “ Je ne vois pas bien dans quel livre j'ai décrit Paris. J'en ai peut-être vaguement parlé dans Hérémakhonon parce qu'il y avait le balayeur que l'héroïne rencontre dans les rues. Mais le lieu où ils se rencontrent n'est pas tellement important 332 ”. Dans les textes francophones parmi les plus célèbres de ces vingt-cinq dernières années, la migration existe comme présence secondaire, elle est souvent perçue de l'extérieur, c'est-à-dire à partir des Antilles. Pluie et vent sur Télumée Miracle, Chronique des sept misères, Texaco, La Vie scélérate et Traversée de la mangrove 333 offrent quelques scènes éparses de départ vers la France. III- L'émigration antillaise en France vue des Antilles 329- Maryse Condé, “ Chercher nos vérités ”, op. cit. p.308. Maryse Condé, La Colonie du nouveau monde, Paris, Éd. Robert Laffont, 1993. 331- Maryse Condé, La Vie scélérate, Paris, Éd. Seghers, 1987. 332- Entretiens avec Maryse Condé, op. cit. p.17. 333- Il s'agit d'un échantillon qui nous paraît représentatif de l'actuelle littérature antillaise. Tous ont reçu un accueil positif de la critique, Texaco a été couronné par le prix Goncourt en 1992. 330- Pluie et vent sur Télumée Miracle, qui fut écrit après Un plat de porc aux bananes vertes, évoque le séjour en France d'Amboise, le second compagnon de l'héroïne Télumée. Amboise quitte son île bien avant que l'émigration des Antillais ne se généralise : “ [...] il avait fini par avoir le souffle coupé devant la "noirceur" de son âme et s'était demandé ce qu'il pourrait bien faire pour la laver, afin que Dieu le regarde un jour, sans dégoût. Et c'est ainsi [...] qu'il eut envie de venir en France où il vécut sept ans 334 ”. Sa vie à Paris est misérable; triste et solitaire, il est hanté par la “ peur de disparaître à tout moment sans qu'on s'en aperçoive 335 ” ; sa situation et celle de ses semblables est un long voyage au bout de l'isolement et de l'humiliation. De retour en Guadeloupe, il refoule entièrement son séjour en métropole : “ Il n'aimait pas non plus parler de la France, craignant que certains mots, certaines descriptions n'aspirent l'âme des gens, ne l'empoisonnent 336 ”. À son incapacité de parler de l'exil fait écho l'impossibilité d'être entendu : “ Ici, quand il parlait de la France, les gens le regardaient comme une brebis égarée, qui en a tant et tant vue que devenue folle. Alors Amboise se taisait, restait de longs jours sans ouvrir la bouche, en manière de protestation muette 337 ”. Le vécu du Nègre en France apparaît dans cette œuvre comme littéralement indicible, incommunicable et intransmissible. Dans Chronique des sept misères, la désintégration de l'économie locale, symbolisée par la lente agonie du marché de Fort-de-France, s'accompagne d'une migration vers l'Hexagone avec l'aide du BUMIDON. Les djobeurs eux-mêmes, qui sont l'âme du marché et lui confèrent son dynamisme, rêvent aussi d'égarer leur misère dans “ un exil définitif vers la France ” et envient “ les jeunes marchandes envolées vers Paris en allers simples 338 ”. Le roman se clôt sur cette phrase équivoque : “ [...] le gardien municipal a livré nos brouettes au camion de la voirie, amer peut-être de nous imaginer dans cette belle vie de France où 334- Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée Miracle, op. cit. p.215. Ibidem, p.216 336- Ibidem, p.217. 337- Ibidem, pp.217-218. 338- Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, op. cit. p.136. 335- alluvionnent les disparus, et — messieurs et dames bonsoir — il nous est très agréable de ne pas le détromper 339 ”. À l'horizon du texte, se profile le spectre d'une émigration vécue comme une fatalité inexorable, mais seul le départ est évoqué, les personnages d'émigrants s'estompent. Le texte semble effacer d'une “ gomme invisible ” ceux qui ont quitté l'île. La trace du départ s'insinue aussi dans Texaco où Nelta, l'amant de Marie-Sophie nourrit des rêves de fuite : “ Mais le rêve de Nelta c'était de baille-partir. Partir, c'était son mot français. [...] Son salaire devait financer son envol vers la totalité du monde. D'abord vers la France qui (comme pour nous tous) lui habitait la tête. Il rêvait du paquebot Colombie, s'imaginait maintes fois débarquant à Marseille. 340 ” Pour sa part, Maryse Condé met en scène de vieilles personnes qui assistent, impuissantes, au déclin de leur terre, signe de leur propre agonie. L'une d'elle évoque, avant de mourir d'une apoplexie, “ la bête du bureau des Migrations 341 ” qui dévore les hommes en âge de travailler; une autre accuse la “ Guadeloupe marâtre 342 ” de ne plus nourrir ses enfants. Contrairement aux vieux, les adultes et les jeunes gens rêvent de quitter l'île; la seule destination accessible semble être la France. Un Haïtien émigré aux États-Unis écrit à son ami réfugié en Guadeloupe : “ Cette Guadeloupe est un pays comme les autres. On ne peut pas en sortir pour aller uniquement en France, renseigne-toi ”, ce à quoi l'ami de Guadeloupe répond : “ Non, ce pays-là n'était pas un pays comme tous les autres. Les avions n'effectuaient que des allers-retours La Pointe-Paris ! Les gens ne voyageaient qu'en métropole 343 ”. Sarcasmes et dérision servent à dénoncer l'émigration. 339- Ibidem, p.240. Patrick Chamoiseau, Texaco, op. cit. p.295. 341- Maryse Condé, La Vie scélérate, p.235. 342- Maryse Condé, Traversée de la mangrove, op. cit., p.38. 343- Ibidem, p.211. 340- Il est également intéressant de constater qu'un chapitre du roman de Confiant : Le Nègre et l'Amiral évoque le séjour du personnage Amédée Mauville à Paris, dans les années trente. Ce dernier fréquente le salon littéraire de Paulette Nardal. Après avoir découvert le tableau “ Le Nègre ” de Géricault, il décide de quitter précipitamment la capitale : “ Je n'ai pas envie de devenir le nègre de Guéricault, ni de Marcel, ni d'Antoine, ni d'aucun de ces traîne-savates coloniaux qui hantent la capitale française de leur foulée légère d'hommes sans racines 344. ” Brièvement esquissé, l'exil provisoire d'un jeune intellectuel cherchant désespérément à devenir écrivain s'intègre à la vision satirique et négative des autres romans. Le fantôme de l'exode vient troubler le paysage antillais. Les personnages d'émigrants sont souvent des personnages secondaires, ils n'ont pas véritablement la parole, ceux qui n'ont pas connu l'exil parlent à leur place. Eux semblent condamnés au silence. Constatant la faible représentation des migrants dans la littérature réunionnaise, Jean-Claude Marimoutou dit ceci : “ Occupé à arpenter l'espace réel et imaginaire de l'île, acharné à fouiller (jusqu'à l'obsession parfois) la problématique identitaire, le texte réunionnais, qu'il soit énoncé et / ou produit dans l'île ou en France, n'a guère mis en scène la figure du migrantt [...] La place faite au migrant ou à l'émigré [...], son lieu dit ou à dire (sinon son non-lieu), son effectuation littéraire de même que sa parole sont pour le moins problématiques, comme si le Réunionnais en France était, sinon difficile à penser, du moins difficile à dire, à articuler avec la question générale de l'identité et de la recherche du lieu propre 345 ”. La situation du migrant dans la littérature antillaise nous semble témoigner d'un malaise semblable. Pour toutes ces raisons, les œuvres du corpus francophone que nous avons choisi d'analyser paraissent assez atypiques à l'échelle de cette littérature 346. En dépit des nombreuses différences entre les deux espaces littéraires, une analyse comparée s'impose. Nous nous appliquerons, dans le chapitre suivant, à envisager les manifestations 344- Raphaël Confiant, Le Nègre et l'Amiral, Paris, Grasset, 1988, p.200. Jean-Claude Marimoutou, “ Trois regards créoles sur la France : Leblond, Kristian, Lorraine ”, Littératures des immigrations, tome 1 : Un espace littéraire émergent, op. cit., p.103. 346- Nous évoquerons aussi Quand la neige aura fondu de Joseph Zobel, fiction qui réfère à l'expérience personnelle de son auteur, sans que le narrateur ne dise " Je ”. Paris, Éd. Caribéennes, 1979. 345- d'une littérature de l'exil construite à partir d'un narrateur qui tente de formuler une parole et une écriture migrantes. CHAPITRE 2 DÉTOURS D'ÉCRITURE I- Le “ Je ” de l'exilé : entre autobiographie et fiction Les œuvres qui forment notre corpus principal sont des récits de vie assumés par un narrateur qui dit “ Je ”. Ce narrateur est autodiégétique et intradiégétique : il raconte sa propre histoire dont il est le personnage principal et le héros et “ ne cède pour ainsi dire jamais à quiconque [...] le privilège de la fonction narrative 347 ”. Parmi ces “ Je ”, certains désignent un personnage qui est nommé : Ralph Singh, narrateur des Hommes de paille, Mariotte, narratrice d'Un Plat de porc aux bananes vertes, Moïse, narrateur de L'Ascension de Moïse, Raj Ramsingh, celui de Retour à Casaquemada et Félicie, narratrice d'Un Papillon dans la cité; d'autres : ceux de L'Énigme de l'arrivée, du Maître-Pièce et de L'exil selon Julia renvoient implicitement à l'auteur de l'œuvre. La présence du narrateur autodiégétique garantit a priori l'authenticité du récit, l'unicité du point de vue et abolit l'opposition sujetobjet puisque le sujet est l'objet de sa narration. Deux ensembles se dessinent toutefois : le premier, territoire de la fiction; le second, espace du récit supposé autoréférentiel car “ le récit à la première personne est le fruit d'un choix esthétique conscient, et non le signe de la confidence directe, de la confession, de l'autobiographie 348 ”. Il importe pourtant de s'interroger sur les liens éventuels entre le “ Je ” autodiégétique et le “ Je ” de l'auteur et de mesurer la portée référentielle de ces textes. L'autobiographie est, selon Lejeune, le texte référentiel par définition, il la caractérise ainsi : “ [c'est un] récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier l'histoire de sa personnalité 349 ”. L'identité de l'auteur, du narrateur et du personnage principal est le point nodal de l'autobiographie qui doit les confondre en un même “ Je ”, lequel renvoyant, au- 347- Gérard Genette, Figures III, op. cit. p.254. Ibidem, p.255, Genette cite Germaine Brée, Du temps perdu au temps retrouvé, Paris, Les Belles Lettres, 1969. 349- Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p.14. 348- delà de la première personne du singulier avec laquelle il ne coïncide pas toujours, au même individu “ dont l'existence est attestée par l'état civil et vérifiable 350 ”. Cela détermine un “ pacte autobiographique ”. Toujours selon Lejeune, parmi les textes littéraires, seuls les textes non-fictifs — biographie et autobiographie — seraient des textes référentiels : “ [...] exactement comme le discours scientifique ou historique, ils prétendent apporter une information sur une “ réalité ” extérieure au texte, et donc se soumettre à une épreuve de vérification. Leur but n'est pas la simple vraisemblance mais la ressemblance au vrai. Non "l'effet de réel", mais l'image du réel. 351 ” Hormis “ Prélude à une autobiographie ” de V.S. Naipaul, les œuvres que nous étudions ne relèvent pas, stricto sensu, du genre autobiographique défini ci-dessus. Certaines, telles L'Énigme de l'arrivée, Le Maître-Pièce et L'Exil selon Julia, se situent à la croisée de l'autobiographie, des mémoires et de la fiction. Récit rétrospectif que le narrateur fait de sa propre vie, L'Énigme de l'arrivée se consacre surtout à décrire et à analyser longuement le séjour de ce dernier dans le Wiltshire, mais il intègre aussi de nombreuses tranches de vie précédant ce séjour, retraçant en particulier l'itinéraire de l'adolescent originaire de Trinidad parti étudier à Londres. La confrontation de ce texte avec “ Prélude à une autobiographie ”, publié trois ans plus tôt, permet de saisir son indéniable portée autobiographique; les mêmes éléments figurent dans les deux œuvres : notamment le récit du départ de Trinidad, le désir de devenir écrivain et l'importance capitale du père dans ces deux décisions. Le narrateur de L'Énigme... peut être directement identifié à V.S. Naipaul, non seulement parce qu'il est écrivain mais aussi parce qu'il a écrit les mêmes œuvres que ce dernier, en particulier La Traversée du milieu et L'Inde brisée, récits que le lecteur reconnaîtra sans difficultés grâce à la description qui en est faite : “ Lorsque, en 1960 [...], j'entrepris mon premier livre de voyage, ce fut ma petite île coloniale qui me servit de point de départ, psychologique et 350351- Ibidem, p.23. Ibidem, p.36. physique. Le livre était une sorte de commande : je devais voyager à travers les colonies, les fragments d'empire survivant en Amérique du Sud, dans les Caraïbes et les Guyanes. [...] Peu après avoir terminé ce premier livre de voyage, j'allai en Inde, pour en faire un autre. ” (Énigme, pp.197-198 ) Tous ces éléments garantissent apparemment le statut autobiographique du texte. Salman Rushdie écrit d'ailleurs en ce sens : “ [...] quand la force d'écrire de la fiction manque à l'écrivain, il ne lui reste que son autobiographie 352 ”. Pourtant, l'auteur ne semble pas souhaiter que son texte soit directement identifié comme tel : son nom n'apparaît pas dans le cadre du récit, les nombreuses œuvres auxquelles il fait référence et qui renvoient sans conteste à sa propre bibliographie ne sont pas désignées par leurs titres. L'œuvre pourrait s'inscrire au cœur de ce que Lejeune appelle “ espace autobiographique ” et qu'il définit comme un territoire où le cloisonnement entre fiction et non-fiction n'est plus opératoire mais où roman et autobiographie, envisagés “ l'un par rapport à l'autres ” sont créateurs d'un “ effet de relief ” 353. Les Hommes de paille, La Traversée du milieu, “ Prélude à une autobiographie ” et L'Énigme de l'arrivée forment un espace autobiographique qui permet d'éclairer les œuvres les unes par rapport aux autres. Le Maître-Pièce présente lui aussi de semblables problèmes de définition. Le paratexte (première et quatrième de couverture) identifie l'œuvre comme un “ roman baroque de l'exil ” et comme un “ chant poétique de l'enfance ” alors que le prière d'insérer évoque un “ journal ”, expression reprise dans le corps du texte (p. 67, p.75). Roman, journal ou autobiographie ? Aucune des trois catégories ne permet de caractériser avec pertinence ce texte. L'identité avérée entre auteur, narrateur et personnage principal l'écarte de la catégorie romanesque. Doit-on alors accréditer l'hypothèse d'un “ journal ”, selon le vœu de l'auteur ? Le récit fait référence à des événements du passé et ne laisse filtrer aucune indication concrète de dates d'écriture. Il ne saurait non plus s'agir d'une autobiographie au 352353- Salman Rushdie, Patries imaginaires, op. cit. p.166. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographie, op. cit. p.42. sens strict car le cadre du récit dépasse très largement celui du personnage principal. En raison de toutes ces ambivalences et ambiguïtés, le texte relève lui aussi d'une catégorie mixte : celle de l'autofiction. Ce terme fut créé par Serge Dubrovsky “ pour désigner un roman dont le narrateur-protagoniste présente bien l'identité nominale de l'auteur 354 ”. Récemment, Marie Darrieussecq en proposait la définition suivante : “ L'autofiction est un récit à la première personne se donnant pour fictif (souvent on trouvera la mention roman sur la couverture), mais où l'auteur apparaît homodiégétiquement sous son nom propre, et où la vraisemblance est un enjeu maintenu par de multiples " effets de vie " [...] 355 ”. L'Exil selon Julia s'intègre parfaitement à cette catégorie : présenté comme un “ récit ” — terme nimbé d'ambiguïté — sur la couverture, le texte est ainsi commenté : “ [...] Gisèle va naître dans ce pays où la couleur de sa peau est objet de dérision ou pire, de compassion ” (quatrième de couverture). L'identité entre la narratrice et l'auteur est irrécusable, toutefois, à la différence de l'autofiction de Radford, l'enfant Gisèle n'est jamais nommée dans le texte, y compris lorsque la mère ou la grand-mère énumèrent les autres enfants de la fratrie, comme si l'auteur protégeait de cette façon son identité nominale. L'épigraphe figurant en exergue signe fermement l'adhésion à un “ pacte autofictif ” : “ Hasards de la mémoire, inventions ? Tout est vrai et faux, émotions. Ici, l'essentiel voisine les souvenirs adventices ” L'auteur assume “ cette impossible sincérité ou objectivité, et intègre la part de brouillage et de fiction due en particulier à l'inconscient. L'autofiction jouera ainsi sciemment sur la ressemblance entre l'autobiographie et le roman à la première personne [...] 354- 356 ”. Jacques Lecarme, “ Éclat du vrai ou illusion vériste ? ”, Universalia 1994, complément annuel à l'Encycloædia Universalis, La politique, les connaissances, la culture en 1993, p.400. 355- Marie Darrieussecq, “ L'autofiction, un genre pas sérieux ”, Poétique, n° 107, Éd. du Seuil, sept. 1996, pp.369-370. L'auteur précise : “ Par " effet de vie ", j'entends les " effets de réel " qui tendent à faire croire au lecteur que c'est bien la vie de l'auteur qu'il est en train de lire. ” 356- Ibidem, p.377. Gisèle Pineau, à l'instar de nombreux auteurs contemporains, reconnaît l'extrême complexité d'une écriture du “ Moi ” et tout particulièrement du récit d'enfance qui flotte à égale distance entre le vrai et le faux, le désir d'authenticité et le désir d'invention 357. Dès lors, un retour sur ce que nous avions nommé, à la suite de Lejeune, “ espace autobiographique ” s'impose. L'Énigme de l'arrivée tout comme L'Exil selon Julia s'inscrivent dans le sillage de textes incontestablement romanesques : Les Hommes de paille et Un Papillon dans la cité. Vingt ans séparent la publication des deux textes de Naipaul tandis que quatre années se sont écoulées entre les deux œuvres de Pineau. Dans l'un et l'autre cas, une même quête identitaire, un même exil, voire une même écriture. Un Papillon dans la cité invente un personnage de petite fille antillaise exilée en France, Félicie, qui témoigne d'un parcours semblable à celui de son auteur et partage avec elle une grand-mère du même nom : Man Ya. À propos de son enfance francilienne, l'auteur écrit : “ Seule avec les miens à m'inventer des mondes dans la lumière des histoires que narrait ma grand-mère Man Ya, vieille négresse de Routhiers, Capesterre de Guadeloupe. Vieille grosse négresse illettrée, qui pleurait et dépérissait parce qu'on l'avait charroyée dans ce pays français chargé de malédiction, si loin de sa Guadeloupe 358 ”. Le premier texte reconstruit uniquement l'histoire de cette enfance arrachée à la Guadeloupe sur le mode de la fiction pour adolescents; Man Ya reste en Guadeloupe où elle attend sa petite fille tandis que la même grand-mère, dans L'Exil selon Julia, est, conformément à la réalité, exilée en France. Félicie et Ralph, le narrateur des Hommes de paille, préfigurent les narrateurs-auteurs des seconds textes. Entre la fiction et l'autofiction, V.S. Naipaul aura tenté l'écriture directement autobiographique, du moins son ébauche. L'autofiction vient suppléer sa réalisation partielle : le travail entrepris dans “ Prélude à une autobiographie ” se confirme et s'achève avec L'Énigme de l'arrivée. 357- Jacques Lecarme et Marie Darrieussecq citent de nombreux écrivains parmi lesquels Roland Barthes, Serge Dubrovky, Georges Perec... 358- Gisèle Pineau, “ Écrire en tant que Noire ”, Penser la créolité, op. cit. p.290. La fiction précède aussi l'autofiction, frayant un chemin en direction d'une écriture de plus en plus autoréférentielle, de plus en plus impliquée dans le réel. Une lecture naïve — qui parfois peut se révéler utile — amènerait cette constatation : Naipaul et Pineau parlent déjà d'eux-mêmes dans leurs romans donc ces romans ne sont plus seulement des romans mais des préfaces à l'autofiction, d'où, peut-être, l'émergence d'une autre catégorie : “ l'espace autofictif ”, vaste ensemble susceptible de s'élargir, de se modifier, de se contredire au fil des œuvres, territoire certes flou mais fécond, aimanté par le pôle autobiographique. Cet espace qui permet de transcender les catégories assez rigides élaborées par Lejeune 359 ne doit cependant pas être un “ fourre-tout ” dans lequel les textes se mélangent et les frontières de genres se noient. On peut légitimement s'interroger, à l'instar de Marie Darrieussecq, sur la validité d'une autofiction qui désignerait “ " la fictionnalisation de l'expérience vécue ", sans critère diégétique strict, le système onomastique auteur / narrateur / personnage étant élargi à diverses stratégies identitaires 360 ”. Toute littérature pourrait alors n'être qu'autofiction, ce qui impliquerait alors le deuil du roman. C'est la raison pour laquelle, en dépit des multiples passerelles qui existent entre la vie, voire l'avis, de Neil Bissoondath (du moins tels que les dépeint l'auteur de l'essai Le Marché aux illusions) et la fiction Retour à Casaquemada, nous considérons ce texte comme relevant de la seule catégorie romanesque. Nous aurons toutefois l'occasion de mettre en évidence les liens entre les deux livres. Ces textes mettent en place des stratégies d'écriture qui apparaissent comme des tactiques de détour : détours d'écritures permettant d'énoncer non pas un récit de vie pris dans son unicité, mais plusieurs récits tissant des liens les uns avec les autres. Est-ce un hasard ou bien le détour, l'oblique sont-ils, pour l'exilé, une des seules possibilités d'accéder à la parole ? Dans certains cas, il est “ impossible [...] de prendre la grande route des récits 359- Lejeune a rectifié certaines affirmations contenues dans Le Pacte autobiographique, en questionnant en particulier les “ cases aveugles ”, Moi aussi, Paris, Éd. du Seuil, 1986, p.23. 360- Marie Darrieussecq, op. cit., p.369. L'auteur se réfère à la thèse de Vincent Colonna, L'Autofiction. Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, EHESS, sous la direction de Gérard Genette, 1989. classiques, de commencer par un rassurant "Je suis né " 361 ”. Le détour peut alors ouvrir la voie de la mémoire et de son dire. Une rapide comparaison d'Un Papillon dans la cité et de L'exil selon Julia révèle la nature de cela même qui est péniblement dicible : la grand-mère échoue en France à la suite de la décision de son fils de la soustraire à la violence conjugale du “ bourreau ”. La brutalité dont sont victimes les femmes antillaises est un fait récurrent dans tous les textes de Gisèle Pineau, elle a pour source l'histoire familiale. Un Papillon dans la cité occulte entièrement le personnage du “ bourreau ”, le roman pour adolescents autorise et (re)commande tout à la fois ce gommage. Le “ bourreau ” et le double calvaire de la grand-mère — chemins de croix de l'exil et de la case guadeloupéenne — surgissent avec force dans l'autofiction. Il n'est pas exclu que la première œuvre, en énonçant l'exil familial mais en taisant l'exil de la grand-mère, ait noué les premiers fils qui forment la trame de la seconde. Ce détour est aussi présent dans L'Ascension de Moïse et Un Plat de porc aux bananes vertes. Moïse apparaît comme le double inversé de son auteur. Mariotte ne partage aucune caractéristique de la vie de ses auteurs mais elle condense les fantasmes de l'un et de l'autre; fantasmes inscrits au cœur même du vécu de leurs peuples respectifs : le peuple antillais pour Simone Schwarz-Bart, le peuple juif pour André Schwarz-Bart. Isolé dans un asile gériatrique et frappé d'ostracisme, le personnage assume concrètement les souffrances du peuple antillais et subit symboliquement les souffrances séculaires du peuple juif. Le lecteur est alors amené à lire l'œuvre à la lumière d'un “ pacte fantasmatique 362 ”, forme indirecte du pacte autobiographique. La notion de “ texte référentiel ” investit ainsi le territoire de l'autofiction et de la fiction 363. Ces écritures se placent sous le signe d'un travail d'écriture qui est travail de deuil et mémoire de l'exil. 361- Philippe Lejeune, La Mémoire et l'oblique - Georges Perec autobiographe. Paris, Éd. P.O.L, 1991, citation extraite de la quatrième de couverture. 362- Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit. p.42. 363- Signalons aussi le texte de Vincent Placoly : La Vie et la mort de Marcel Gonstran qui construit, entre autres, la “ Biographie succinte du personnage ” et “ l'autobiographie de Marcel Gonstran ” dans laquelle le personnage, de retour dans son île, se rémémore sa vie et ses années d'exil en France. Paris, Denoël, 1971. II- Une écriture du deuil ou le deuil de l'exilé. Plusieurs textes entretiennent, à des degrés divers, des liens étroits avec la mort et tout particulièrement la mort d'êtres proches qui semble être à l'origine de l'écriture. Le Maître-Pièce, Un Papillon dans la cité et L'Exil selon Julia se construisent autour d'une figure emblématique : Papa Roro, le grand-père de Daniel; Man Ya la grand-mère de Gisèle Pineau et de Félicie. Papa Roro nourrissait une relation malheureuse mais réelle avec l'écriture : “ Papa Roro repose en paix dans le caveau de la famille à Pointe-à-Pitre; il a adressé un clin d'œil à son petit-fils. " J'ai écrit mon journal pour toi ". Lui qui ne savait pas écrire m'en dicta des passages. Avant sa mort, une de mes tantes le détruisit. Il me reste à dicter la mémoire de nos morts ” (Maître-Pièce, pp.127-128). Après la mort de son grandpère, le narrateur décide de reconstituer la mémoire familiale, tentant d'ordonner les souvenirs personnels et familiaux qui s'y rapportent, interrogeant conjointement cette mort qui anticipe la sienne et la vie du disparu qui fut, peut-être, à l'origine de l'exil familial. Gisèle Pineau écrit également après la mort de Man Ya, une mort qui est évoquée à la clôture du texte et dans le même temps refusée : “ Je n'ai jamais pleuré la mort de Man Ya. Elle n'est jamais partie, jamais sortie de mon cœur. Elle peut aller et virer à n'importe quel moment dans mon esprit. [...] Elle ne rondit plus son dos au fouet du Bourreau. Elle est assise sur un nuage. Elle rit et mange des mangos roses ” (Julia,pp.305-306). L'écriture du deuil est suppléée par l'écriture de la vie de celle qui est morte, façon détournée de réaliser, malgré tout, le travail de deuil pour faire triompher la vie. C'est au contraire la mort partout diffuse qui s'immisce dans L'Énigme de l'arrivée. L'ultime chapitre, “ La cérémonie d'adieu ”, est consacré aux funérailles de la sœur du narrateur, décédée quinze jours avant la crémation d'Indira Gandhi qui fut assassinée le 31 octobre 1984. Ces funérailles rappellent une autre cérémonie : celle de la crémation du père, en 1953. La mort de la sœur est présentée comme un embrayeur du récit que nous venons de lire ainsi qu'en témoignent ses dernières lignes : “ Et ce fut alors que, confronté à une vraie mort, et saisi de cette nouvelle interrogation sur les hommes, je remisai mes brouillons et mes hésitations pour me mettre à écrire très vite à propos de Jack et de son jardin ” (p.455). Jack lui-même, un paysan du Wiltshire, est mort durant le séjour du narrateur dans cette région. Face à toutes ces morts nommées, se dresse, immobile et absente du corps du texte, la mort de Shiva Naipaul, frère de l'auteur, seulement mentionnée dans la dédicace : “ À la mémoire de mon frère bien-aimé SHIVA NAIPAUL 25 février 1945, Port of Spain 13 août 1985, Londres ” La fin de la rédaction de l'œuvre, si l'on s'en tient aux indications suivantes : “ Octobre 1984 — avril 1986 ” inscrites à la clôture du livre, est antérieure à la mort de Shiva. Il semblerait donc que le texte porte la trace muette d'un autre deuil, deuil récent et particulièrement douloureux qui a accompagné l'achèvement de sa rédaction et qui ouvre sa lecture. Shiva Naipaul est peut-être le véritable inspirateur de l'écriture, le responsable de cette clôture structurale et ontologique : “ " Pour Untel " comporte [...] une part de " Par Untel ". Le dédicataire est toujours de quelque manière responsable de l'œuvre qui lui est dédiée, et à laquelle il apporte, volens nolens, un peu de son soutien, et donc de sa participation. Ce n'est pas rien : faut-il encore rappeler que le garant, en latin, se disait auctor ? 364 ” Dédicataire de l'œuvre, Shiva Naipaul est aussi le double fraternel de V.S. Naipaul : sa mort projette une lumière testamentaire sur L'Énigme de l'Arrivée qui apparaît comme la nécrologie anticipée d'un écrivain qui attend sa propre mort en exil. 364- Gérard Genette, Seuils, Éd du Seuil, Paris, 1987, p.127. Si l'on peut écrire à partir d'une mort et pour les morts, peut-on écrire à la place des morts ? Daniel Radford semble répondre affirmativement en prétendant réaliser le journal non-écrit de Papa Roro, Gisèle Pineau ne se substitue pas à Man Ya et regrette même d'avoir essayé de lui apprendre à écrire son nom. Elle relate une scène emblématique où les enfants, fiers de leur savoir, s'appliquent à enseigner les lettres de l'alphabet à Julia. Pour cette dernière, l'écriture est à jamais objet de rejet parce qu'elle est associée au “ Bourreau ” qui lui envoyait des lettres d'amour mensongères durant son séjour en France lors de la première guerre mondiale : “ Les mots d'amour ne sortirent jamais de la bouche du triste sire, seulement de son esprit, de ses doigts. Toutes les paroles menteuses du papier avaient jadis molli l'âme de Man Ya pour mieux la déchirer. Elle en gardait une défiance instinctive à l'égard des écrits. Un bord de sa mémoire refusait de receler cette comédie de signes. Monsieur Astrubal était un homme instruit mais ça ne l'empêchait pas d'être un féroce ” (Julia, p.136). L'auteur écrit pour mettre la parole de Man Ya à l'abri de l'oubli et de la mort, pour graver, lettres noires sur papier blanc, les souvenirs d'enfance qu'elle lui associe. Mariotte écrit quant à elle ni pour les vivants ni pour les morts mais au milieu des morts et des morts-vivants : les vieillards de l'hospice dont les décès rythment ses “ Cahiers ”, les proches enterrés au pays natal et ceux disparus dans la tourmente du siècle, la “ Unetelle ”, “ le cher Moritz Lévy ”, personnage du Dernier des justes d'André Schwarz-Bart. L'œuvre tout entière s'écrit sous le signe de la mort et de l'exil, de la mort en exil : Mariotte meurt en écrivant son cahier, laissant la dernière phrase en suspens. Intertexte mémoriel, la mort hante l'écriture. Cette inscription de l'écriture se trouve renforcée par la présence d'une figure d'écrivain ou de scripteur envisagée dans son activité scripturale. III- La représentation de l'écrivain et de l'écriture Dans L'Énigme de l'arrivée et Le Maître-Pièce, l'écrivain est présent sous la forme d'une “ figure auctoriale 365 ” : l'auteur en train d'écrire ou de commenter le texte que nous lisons. Les textes de fiction sont des récits de vie assumés, partiellement ou entièrement, par des narrateurs-scripteurs qui redoublent, à travers leur entreprise d'écriture fictive, celle de l'auteur. Nous entendons par le terme “ scripteur ” celui qui écrit un texte manuscrit. Ces narrateurs sont les “ instances productrices ” du texte. Les auteurs construisent ainsi des figures auctoriales qu'ils font endosser à un personnage; il s'agit d'un cas particulier de mise en abyme : celle de l'énonciation qui s'effectue à partir de trois modalités : 1) “ la " présentification " diégétique du producteur ou du récepteur du récit, 2) la mise en évidence de la production ou de la réception comme telles, 3) “ la manifestation du contexte (qui a conditionné) cette productionréception. 366 ” Trois “ figures auctoriales ” se détachent avec force : celle de Moïse, de Ralph et de Mariotte. Elles ne revêtent pas le statut d'un véritable écrivain ou d'un écrivain confirmé, mais plutôt celui d'un scripteur qui forge une écriture du “ Moi ”. Moïse et Ralph écrivent leurs mémoires tandis que Mariotte rédige son journal. Moïse aspire à être publié et à trouver un public. Il se revendique non seulement comme l'écrivain du récit que nous lisons sous le titre L'Ascension de Moïse, mais, sans le nommer, il s'attribue aussi la paternité du précédent roman de Samuel Selvon : The Lonely Londoners qui relate l'épisode de l'arrivée de Galaad, personnage également présent dans ses “ Mémoires ” et auquel il fait référence : 365366- Lucien Dallenbäch, Le Récit spéculaire - Essai sur la mise en abyme, op.cit., p.101. Ibidem, p.100. “ Certains se souviendront que si je n'avais pas été là, Galaad se serait royalement cassé la gueule en Angleterre. [...] J'ai fait la chronique de ces jours pittoresques dans un précédent volume [...] ” (Moïse, p.64) Ainsi que le précise Mervyn Morris, le statut du “ Je ” exprimé dans cette citation est ambigu : “ " I ", who ? Moses [...] is neither narrator nor author of The Lonely Londoners. But at the end of the novel it is as though we have been reading the very book of Moses [...] Moses and the omniscient author / narrator seem to merge. In Moses Ascending, which takes the form of first-personn narration by Moses, much of the comedy requires that we glimpse [...] the author Selvon though the Moses mask 367 ”. Selvon écrit sous le masque de Moïse et, réciproquement, Moïse essaie d'usurper le rôle de son auteur, de se substituer à lui en prétendant être l'auteur d'une œuvre qui existe, mais qui n'avait pas été présentée au lecteur comme relevant de la création personnelle d'un personnage. Il tente de ce fait d'élever son rôle de narrateur-scripteur au rang de “ narrateur-auteur 368 ”. Mariotte et Ralph ne prétendent pas avoir d'antécédents scripturaux sanctionnés par une édition. Le texte qu'ils tissent est inédit aux deux sens du terme. Il s'élabore sur les ruines de projets avortés qui se situent dans un hypothétique avant-texte auquel ils font référence. Mariotte explique qu'elle a, dans sa jeunesse, nourri le dessein d'écrire un récit autobiographique, mais le journal intime qu'elle écrit sur ses cahiers d'écolier n'est en rien semblable au projet initial. Ralph commence à écrire son récit à Londres, après être revenu d'Isabella où il avait tenté de s'installer et de vivre. Durant son séjour insulaire, ses projets d'écritures étaient ambitieux; il souhaitait évoquer les empires, la déstabilisation du monde, 367- Moses Ascending, Londres, Éd. Heineman, 1984, introduction de Mervyn Morris, p.VII. “ Qui est "Je" ? Moïse [...] n'est ni le narrateur ni l'auteur de The Lonely Londoners. Mais à la fin du roman, c'est comme si nous avions lu le véritable livre de Moïse. [...] Moïse et l'auteur / narrateur omniscient semblent fusionner. Dans L'Ascension de Moïse, qui prend la forme d'une narration à la première personne entreprise par Moïse, l'essentiel de la comédie nous oblige à apercevoir [...] l'auteur Selvon derrière le masque de Moïse. ” 368- Gérard Genette, Figures III, op. cit. p.239. l'arrivée des indépendances. Englouti par la réalité même qui devait être l'objet de sa création, il ne parvient à réaliser son vœu mais réussit néanmoins à écrire : “ Ce ne sont pas ici les mémoires historiques qu'à certaines périodes de ma vie politique, je voulais écrire au soir de mon existence. Davantage qu'une autobiographie, la mise à nu du malaise de notre époque, éclairé par l'expérience personnelle de la connaissance du possible qui ne peut naître que de la proximité du pouvoir. À présent, il ne s'agit guère de ce genre d'ouvrage. ” (Hommes, p.10) La présentification du producteur du récit et la mise en évidence de la production de ce même récit concourent ici, sans ambiguïté, à fixer un pacte autobiographique fictif entre producteur et récepteur. Le lecteur apprend peu à peu que le narrateur écrit un texte qui fusionne — sur le plan de la fiction — avec le texte qu'il lit. Le territoire dans lequel se met en place ce pacte n'est pas celui de la similitude, mais celui de la “ vérissimilitude ”. En d'autres termes, le lecteur accepte de croire que le récit qu'il lit est écrit par un narrateurscripteur, il se laisse abuser par ce pacte parce que les stratégies mises en place par l'auteur sont crédibles et appuyées sur des indices. Un Plat de porc... introduit dans le paratexte un indice graphique : la première page intérieure s'ouvre sur une vieille femme, dessinée au crayon sur une page de cahier à gros carreaux. Mariotte est présentée comme l'auteur de ce dessin. La description qui suit correspond en effet au dessin : “ [...] sur la première page de ce cahier, je dessinais avec application ma silhouette avec filet de nuit et simili lunettes. Je me trouvais très ressemblante ainsi. ” (p.56). La mise en relief du récepteur n'est pas immédiatement perceptible. Les mémoires de Ralph n'envisagent pas de récepteur potentiel même si, grâce à certaines formules renvoyant à des épisodes que Ralph a déjà racontés — “ je l'ai dit déjà ”, “ je l'ai dit ” (Hommes, p.43, p.46), il est possible de déceler la trace d'un lecteur futur en direction duquel le récit est orienté. L'Ascension de Moïse et Un Plat de porc aux Bananes vertes construisent chacun deux figures de récepteurs : les premiers, à l'instar du personnage- scripteur, sont inscrits dans le texte; les seconds se situent dans le hors-texte et se confondent avec le lecteur de l'œuvre. Moïse et Mariotte se méfient et se protègent du premier. Mariotte avoue : “ Et je les vois les autres rôdant autour de mon cahier, venant s'asseoir à mes côtés, dans le seul but de surprendre les signes que je trace; dans le seul but de me chiner par leur présence, comme si les humiliait toute affirmation, aussi menue qu'elle soit, patte de mouche... de mon intimité ” (Plat de porc, p.182). Les deux personnages élaborent différentes stratégies pour que leurs écritures intimes soient soustraites à la curiosité malsaine de leurs proches. Moïse enferme son manuscrit dans un placard et conserve précieusement la clé avec lui, Mariotte découvre une “ seule et unique solution ” : “ répartir [son] travail d'écriture en pavés de six heures; les mettre sous enveloppe; les envoyer au diable ” (p.184). En dépit de toutes ces précautions, les “ Mémoires ” de Moïse seront lus et violemment critiqués par Brenda, jeune militante du Black Power, ce qui bouleverse l'auteur qui écrit pour un lecteur idéal, lequel aurait connaissance non du manuscrit mais de l'œuvre publiée. Il est fréquemment convoqué : Moïse le nomme son “ cher lecteur ”; il essaie de le captiver, de l'émouvoir et le prend à parti : “ Je ne sais pas si c'est pareil pour vous, mais pour un Noir, c'est terrifiant d'être ramassé par la police ” (Moïse, p.52). Il prend soin de renforcer le pacte autobiographique : “ Rien n'est fiction dans ce récit : que je meure si je mens ” répète-t-il à deux reprises (p.111, p.119). Les stratégies utilisées par Selvon pour faire endosser à son personnage le rôle de narrateur-auteur ont évidemment un effet inverse à celui que le narrateur fictif prétend leur attribuer. Elles contribuent à créer une écriture parodique. Mariotte envisage également un lecteur potentiel extérieur à l'asile. Elle l'informe de la spécificité de son écriture : “ Je ne puis employer d'autre langage que celui des vivants; mais j'avertis le lecteur du cahier que tous les mots concernant un hospice doivent être vidés de leur sang jusqu'à la dernière goutte ” (Plat de porc, p.11). Dans ses deux textes, Gisèle Pineau met en place une spécularité partielle en ayant recours à l'écriture épistolaire. Un Papillon dans la cité peut être considéré comme un “ roman de correspondances [qui] dément constamment son merveilleux incipit : " le facteur n'apporte jamais rien à ma grand-mère " 369 ”. Les lettres sont des marques de retrouvailles et de séparation. À l'issue de la première missive envoyée par la mère de Félicie en Guadeloupe, la petite fille part retrouver sa mère en France et se sépare alors de Man Ya. L'Exil selon Julia accomplit l'écriture des lettres mentionnées dans Un Papillon mais non présentes : celles que la petite exilée envoie à Man Ya en Guadeloupe. Ces “ Lettres d'en France ” occupent un chapitre entier. Gisèle Pineau s'applique à forger un style à la fois simple et émouvant, accumulant les détails de la vie de l'adolescente. Cette forme épistolaire à voix unique nous oblige à “ reconstituer la part manquante 370 ”, et cette part est d'autant plus incertaine que la destinataire est analphabète, qu'elle ne peut de ce fait ni lire les lettres, ni y répondre. Au silence de la grand-mère, répondent des mots : ceux de la petite fille que fut Gisèle Pineau, ceux de l'écrivain qu'elle est devenue, mots qui présentifient un destinataire. Sans être directement consacré à l'exil en métropole, L'Isolé soleil introduit aussi une relation épistolaire entre Marie-Gabriel, qui réside en Guadeloupe et son ami Adrien, parti pour la France, qu'elle nomme “ l'exilé soleil ”. Cet échange de lettres entre les deux personnages parvient à abolir l'opposition spatiale entre l'île antillaise et la France métropolitaine à l'instar de ce qui prévaut dans les textes de Gisèle Pineau. La spécularité de l'écriture appelle la mise en place de plusieurs indices afin que puisse fonctionner un pacte autobiographique fictif entre producteur et récepteur. Dans les quatre textes principaux que nous avons analysés, la “ vérissimilitude ” s'appuie sur des indices forts. Peut-on déduire une éventuelle mise en abyme de l'écriture à partir d'indices plus ténus ? L'indice de l'écriture se manifeste parfois sous une forme partielle et équivoque. Au chapitre 1 du roman de Bissoondath, Raj est à l'aéroport de Casaquemada, en attente de 369- Serge Martin, Gisèle Pineau, Un papillon dans la cité, Notre Librairie, n° 119, Oct. Nov. Déc. 1994, p.201. 370- Jean Rousset, Narcisse romancier - essai sur la première personne dans le roman, Paris, José Corti, 1972, p.116. l'avion qui doit le ramener à Toronto. Son oncle lui offre un carnet et un stylo. Dans l'avion, le narrateur tente de mettre de l'ordre à ses pensées. Il se heurte à sa propre mémoire incertaine et vacillante : “ La mémoire : voilà le problème. Le seuil entre le souvenir et l'oubli n'est qu'une membrane éphémère. Le passé était. Le présent est — mais une seconde seulement ” (Casaquemada, p.31). Sans autre transition, ni explication, il se saisit ensuite de son stylo : “ Je décapuchonne le stylo de Grappler, j'ouvre le carnet sur la tablette [...] Je me dis affûte ta plume ” (pp.31-32). À partir du chapitre 2 et jusqu'à la fin du chapitre 17, le récit est entièrement rétrospectif. Le chapitre 18, qui boucle le roman, rejoint le chapitre 1 : l'avion se prépare à atterrir à Toronto. L'indice du stylo et de l'écriture donné au chapitre 1, ne réapparaît ni dans le récit rétrospectif, ni dans le chapitre conclusif. Contrairement aux autres personnages, Raj n'est pas présenté comme étant le scripteur de son propre récit; narrateur total, il en est le scripteur partiel ou présumé. L'indice constitue toutefois un embrayeur du récit, un moyen pour permettre le long travail d'anamnèse qui traverse le récit. Hormis les lettres que nous avons mentionnées, d'autres signes plus fragiles apparaissent dans Un Papillon dans la cité et L'Exil selon Julia sous forme d'aveux. À la fin du roman, Félicie dit à son ami Mohamed qu'elle écrit : “ J'écris. J'écris tout ce qui m'arrive... j'ai un cahier pour ça. / — Tu parles de moi ? / — Ouais ! / ” (Papillon, p. 124). L'histoire qui vient d'être contée accorde en effet une large place à Mohamed, l'ami de la cité. La narratrice des lettres du second roman mentionne également à plusieurs reprises qu'elle écrit son journal sur le modèle de celui d'Anne Franck. Elle écrit pour briser son exil, pour témoigner de son humanité, pour parler de Man Ya : “ [...] je deviens écriveuse d'après-midi, gribouilleuse de minuit, scribe du petit matin. Écrire pour s'inventer des existences. Porte-plume voyageur, encre magique, lettres sorcières qui ramènent chaque jour dans un pays rêvé ” (Julia, p.195). Ces indices viennent authentifier le style. Les journaux intimes sont à la fois avant-textes et intertextes des œuvres. L'Énigme de l'arrivée a recours à une autre forme de mise en abyme, plus classique, qui consiste à donner le même nom à l'œuvre enchâssée et à l'œuvre enchâssante. À partir d'un tableau du peintre Chirico, intitulé “ L'Énigme de l'arrivée ”, le narrateur conçoit d'écrire une nouvelle dont le canevas serait le suivant : “ Mon histoire se situerait à l'époque classique, en Méditerranée. Mon narrateur [...] arriverait — pour une raison qu'il me restait à trouver — dans ce port classique aux murs et aux portes semblables à des découpages. Il passerait devant cette silhouette emmitouflée sur le quai. Il tournerait le dos à ce silence, cette désolation, ce vide pour franchir une porte. [...] La mission qui l'aurait amenée là — affaires familiales, études, initiation religieuse — lui procurerait des rencontres et des aventures. Il pénétrerait à l'intérieur de temples, de maisons. Il serait peu à peu gagné par l'impression de ne pas progresser; il perdrait le sens de sa mission; de plus en plus, il saurait seulement qu'il serait perdu. [...] Il voudrait s'échapper, retourner sur le quai et remonter à bord du navire. [...] À l'instant critique, il découvrirait une porte, l'ouvrirait et se retrouverait sur le quai de l'arrivée. Il est sauvé; le monde est tel qu'il se le rappellerait. Il n'y manque à présent qu'une chose. Au-dessus des murs et édifices en découpages, on n'aperçoit plus de mât ni de voile. Le voyageur est au bout de sa vie. ” (pp.128-129) Cette ébauche est suivie d'un commentaire attestant la mise en abyme rétrospective de la vie du narrateur au sein de cette forme. Le dernier chapitre précise que l'écrivain a abandonné le projet d'écrire une nouvelle. “ L'Énigme de l'arrivée ”, conformément à sa première intuition, recouvre maintenant l'intégralité de son propre parcours dans le monde. Le motif du navire rencontre, à de multiples reprises, l'idée de naufrage. Structures signifiantes, les miniatures — nouvelles et tableau — anticipent et réfléchissent la diégèse. Leur présence dans le texte a pour fonction de “ narrer la fable de son engendrement ”, d'ouvrir une question qui traverse toute l'œuvre : “ Comment se fait-il [que l'œuvre] existe et qu'elle existe sous cette forme ? Quelle est son "arrière-histoire" ? Ce passé qui mène jusqu'à elle n'est-il pas sien et à ce titre digne d'être remémoré 371 ? ” La spécularité sature le texte d'informations sur sa genèse mais l'intelligence critique du lecteur n'est que faiblement mobilisée. Les commentaires de l'auteur anticipent et bloquent toute possibilité d'interprétation, introduisant un effet de piétinement, de déjà vu. À l'instar de Salman Rushdie, on souhaiterait que la nouvelle eût été écrite 372. Que l'acte scriptural repose sur plusieurs indications ou soit suggéré par un léger indice, il est mis en abyme, de ce fait le lien entre écriture et exil se trouve souligné et renforcé : “ le travail d'écriture devient le seul recours, l'urgence certaine afin de préserver le lieu du soi 373 ”. Grâce à la spécularité, apparaît une écriture spécifique et originale : ses supports sont souvent modestes, elle pratique le détour, se tisse parfois dans la peur; son contexte d'énonciation est un espace clos. En considérant l'ensemble des œuvres qui interrogent l'écriture, nous souhaiterions maintenant nous demander sur quelles bases s'élabore une éventuelle écriture antillaise de l'exil. IV- Une écriture antillaise de l'exil ? 1- Modèles de références et intertextes Les “ contextes médians ” des écrivains délimitent des aires linguistiques et culturelles au sein desquelles ces derniers trouvent leurs modèles de référence. Nous nous intéresserons uniquement aux modèles qui sont revendiqués comme tels, c'est-à-dire aux 371- Lucien Dallenbäch, op. cit., p.119. Salman Rushdie, Patries imaginaires, op. cit., p.166. 373- Najeh Jegham, “ L'affirmation du je et l'élaboration de l'écriture dans trois romans en français et en arabe ”, Littératures des immigrations, 2 : Exil croisés, op. cit., p.108. 372- écrivains nommés et à ceux dont les œuvres constituent, grâce à la présence d'un intertexte, un soubassement à l'écriture. Alors que le narrateur-scripteur des Hommes de paille ne se prévaut d'aucun modèle, dans L'Énigme de l'arrivée, V.S. Naipaul dévoile ceux du jeune écrivain qu'il aspirait à devenir lors de son départ de Trinidad. Ce dernier, nourri de culture anglaise, se réfère uniquement à des auteurs anglais, des “ classiques ” dont la notoriété est incontestable : “ [...] le J.R. Ackerley de Hindoo Holiday, peut-être, qui prenait des notes sous la table du dîner en Inde; Somerset Maugham, partout distant, jamais surpris, infiniment averti; Aldous Huxley, plein de toutes sortes de savoirs, y compris le savoir sexuel; Evelyn Waugh, à l'élégance naturelle ” (pp.176-175). Il est également influencé par le style et les idées du groupe de Bloomsbury, mouvement littéraire et intellectuel qui se développa au début du vingtième siècle jusqu'aux années trente et dont les membres les plus célèbres furent Huxley, Eliot, Forster et Keynes. Ces modèles, selon Naipaul, se révèlent très vite encombrants et inutiles pour le jeune écrivain d'alors. Ses écrits, dans lesquels il tente de projeter un “ Moi ” inauthentique et tronqué, taisent l'essentiel de son vécu, ne parviennent pas à dépasser le stade du mimétisme : “ J'écrivis donc mon journal. Mais il passait sous silence bien des choses qui auraient mérité d'être relevées [...] Le journal que j'écrivis dans l'avion ne disait rien des grands adieux familiaux à l'aéroport de Trinidad [...] Pour commencer, la scène me paraissait trop mal assortie au décor dans lequel j'écrivais, ce décor de magie et de prodiges. Ensuite, ces adieux cérémonieux, avec de petits groupes de gens raides, plantés autour des bâtiments de bois près de la piste, ne correspondaient pas à l'idée que je me faisais du journal de l'écrivain, ni du vécu de l'écrivain que je m'apprêtais à devenir. ” (pp.139-140) L'apprenti écrivain entreprend d'écrire une nouvelle qu'il intitule pompeusement “ Soirée de gala ”, laquelle relate une traversée de l'Atlantique à bord d'un paquebot de luxe, diamétralement opposée à la propre expérience de son auteur lors de son voyage de Port-of- Spain à Southampton : “Soirée de gala... cela aurait pu être écrit par quelqu'un qui aurait assisté à quantité de soirées de gala ” (p.157). Naipaul est un des rares écrivains antillais qui revendique comme modèles des écrivains enracinés dans la tradition littéraire occidentale. Certes, le novice dont il retrace les débuts ne peut se référer à une littérature antillaise anglophone qui n'existe pas encore véritablement; le Naipaul que nous lisons dans L'Énigme de l'arrivée n'écrit plus comme le jeune homme dont cette œuvre relate les mésaventures scripturales, mais il s'agit toutefois de la même personne envisagée à deux moments de sa trajectoire d'écrivain. L'auteur a réussi à créer une œuvre originale mais sa personnalité littéraire reste proche des modèles qui furent jadis les siens, en particulier en ce qui concerne Somerset Maugham. L'itinéraire de cet écrivain, né à Paris en 1847, auteur de romans réalistes évoquant la vie londonienne et de textes autobiographiques (Servitude humaine, Le Bilan, Le Carnet d'un écrivain) n'est pas sans évoquer la propre trajectoire de Naipaul, le scepticisme qui imprègne son œuvre préfigure le ton des romans de l'écrivain antillais 374. Simone et André Schwarz-Bart, Gisèle Pineau, Samuel Selvon et Daniel Radford ont eux pour modèles des écrivains appartenant à d'autres “ contextes médians ”. Césaire est à la fois l'auteur de référence de la narratrice d'Un Plat de porc et des auteurs. L'œuvre est dédiée conjointement à Aimé Césaire et à Elie Wiesel. Césaire apparaît comme le véritable inspirateur de l'écriture, l'épigraphe est extraite du Cahier d'un retour au pays natal 375. Mariotte écrit sous le signe du père de la négritude, elle mêle son texte à sa propre écriture : “ S.O.S poétique : Saint-Césaire aidez-moi, votre humble paroissienne; car femme suis et povrette et ancienne. Dites-moi la Parole; frappez sur le tambour usé de ma mémoire!... Regardez-moi ho je suis toute nue j'ai tout jeté ma généalogie mes compagnons!... Chantez chantez pour moi 374- “ [...] Maugham, le voyageur, le dramaturge cynique, le professeur sentimental, l'homme qui ne craint pas ce que peuvent faire les êtres humains. Lorsque j'ai commencé à écrire, j'ai rapidement ressenti le besoin d'identifier qui était l'écrivain, qui faisait son voyage dans le monde, qui faisaient les observations sur Londres ou n'importe où ailleurs. J'ai ensuite commis des erreurs; j'ai jeté de bons matériaux ”, dit Naipaul, “ Délivrer la vérité ”, Entretien avec V.S. Naipaul, propos recueillis par Aamer Hussein, La République Internationale des Lettres, avr. 1996, p.2. 375- “ Et voici l'homme à terre / Et son âme est comme nue ” le Blues de Aguacélo ?... pas ?... près défaite ?... et la pluie... frère Grand-nègre chantez !... Aguacélo ?... beau ... musicien ?... au pied d'un arbre...dévêtu, n'est-ce de nos mémoires défaites ?... parmi nos mains de des peuples de force étrange ?... oh oui de force étrange nous laissions pendre nos yeux et dénouant la longe d'une douleur nous pleurions... Ha! ” (Plat de porc, p.157) Dans les notes finales, André et Simone Schwarz-Bart prennent soin de préciser la nature et la source des emprunts : Mariotte cite — “ souvenir tronqué et déformé ” — le poème “ Aux écluses du vide ” du recueil Cadastre; elle fait également une “ évocation mutilée ” du poème “ Blues de la pluie ” du même recueil 376. La vieille femme évoque aussi un fragment du Cahier d'un retour au pays natal : “ dans un cul de basse fosse d'elle-même ” (p.208). L'important intertexte césairien atteste à lui seul l'omniprésence du poète dans le processus d'écriture de Mariotte. Ses “ cahiers ” apparaissent, dans leur ensemble, comme une réécriture du Cahier d'un retour au pays natal, une immense “ allusion ” : “ énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d'un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telles ou telles de ses inflexions autrement non recevables 377 ”. La poésie de Césaire guide la plume de la vieille Antillaise, laquelle s'approprie son œuvre dans un double mouvement de reconnaissance du poète et de déni d'elle-même. Le Cahier... est également convoqué par Gisèle Pineau lorsqu'elle évoque la disgrâce qui frappa Sylvette Cabrisseau, première présentatrice noire à la télévision française dans les années soixante. Pour les enfants et leur grand-mère, Sylvette incarne l'espoir, la reconnaissance de leur négritude au sein de la blanche uniformité des programmes télévisuels. Sa disgrâce sonne le glas de l'espérance : 376- Les citations exactes sont les suivantes : “ Je suis tout nu. J'ai tout jeté. Ma généalogie. Ma veuve. Mes compagnons ”, “ Aux écluses du vide ”, “ Soleil cou coupé ”, Cadastre, op. cit. p.47. Le poème “ Blues de la pluie ”, qui est presque intégralement cité, est le suivant : “ Aguacero / beau musicien / au pied d'un arbre dévêtu / parmi les harmonies perdues / près de nos mémoires défaites / parmi nos mains de défaite / et des peuples de force étrange / nous laissions pendre nos yeux / et natale / dénouant la longe d'une douleur / nous pleurions. ” Ibidem, p.18. 377- Gérard Genette, Palimpsestes - La littérature au second degré, Paris, Éd. du Seuil, 1992, p.8. “ Tu as disparu du petit écran, passée à la trappe, avec nos illusions en chapelet autour du cou. Et nous t'avons perdue, à jamais... Tu étais notre gloire, un phare dans la nuit de France... Ta bouche, la bouche des malheureux qui n'avaient point de bouche, ta voix, la liberté de celles qui s'affaissaient au cachot du désespoir ” (Julia, p.143) 378. La situation de Moïse rappelle à la fois celle de Mariotte et celle de l'auteur de “ Soirée de gala ”. Moïse ne maîtrise avec précision aucune “ culture savante ”; il possède seulement de vagues réminiscences de la culture classique — mythologie grecque et latine, fragments de Shakespeare — qu'il exhibe ostensiblement et maladroitement en les commentant. Assistant au sacrifice rituel du mouton lors de l'Aïd El Khebir, il constate : “ Ensuite, Farouk sectionne la tête et l'enveloppe, à la façon du héros grec qui emballe une tête de femme, j'oublie dans quelle histoire pour le moment, mais vous la connaissez, celle où le type aux talons ailés décapite la femme — elle était tellement moche qu'il a dû faire ça en la regardant dans un miroir, sinon elle le transformerait en pierre —, vous vous rappelez ? ” (p.77). Plus loin, considérant la peau du mouton avec laquelle il souhaite se confectionner une descente de lit, il ajoute : “ [...] je me souvenais d'un autre Grec qui, avec une bande d'Argonautes, était allé voler une toison dans le jardin d'un roi — vous voyez de qui je veux parler ? ” (p.78). Le scripteur croit en sa seule inspiration personnelle. Il revendique le droit de forger une écriture du “ Moi ” : “ Les Mémoires sont personnels et intimes ils n'ont pas besoin de traiter d'un thème ou d'un problème social ” (p.61). Ses compagnons d'immigration, militants du Black Power, se chargent de lui rappeler que l'écriture n'est pas un acte individuel mais collectif et qu'il existe de vrais écrivains noirs : “ Tu crois que l'écriture c'est simple comme bonjour ? Tu devrais laisser ça à des types comme Lamming ou Salkey. [...] Tu ne sais même pas que nous avons créé une littérature 378- La citation du Cahier du retour au pays natal (p.22) subit de légères transformations : “ malheurs ”est remplacé par “ malheureux ” et les verbes passent du présent à l'imparfait. noire, et qu'on a des écrivains qui écrivent des livres tellement forts que le reste du monde connaît notre existence et notre combat ” (p.61). Son sous-sol, investi par ces mêmes militants, est rempli de livres de l'écrivain barbadien Lamming, du Jamaïcain Salkey et de Baldwin. L'œuvre de ce dernier : La Prochaine foi le feu 379 lui est présentée comme modèle de référence. Cette référence, loin d'être innocente, entre en résonance avec les activités militantes du Black Power, elle établit un lien entre la branche anglaise de ce mouvement et sa branche américaine. Moïse finit par accepter de se placer sous le signe des grands écrivains noirs. Il tente, à sa manière, de produire une œuvre militante digne d'élever le statut de son peuple : “ pour montrer aux Blancs que nous aussi on sait écrire des livres. ” (p.137). Toutefois, il n'hésite pas à donner un coup de pied à l'œuvre de Lamming qu'il intitule “ Water for berries ”, ( “ De l'eau pour les fruits rouge ”), déformation parodique du texte Water With Berries 380. À travers son personnage, Selvon remet en question l'écriture militante, porte un regard narquois sur la parole communautaire et le Black Power. Ce sont indubitablement Gisèle Pineau et Daniel Radford qui pratiquent le plus ostensiblement l'intertextualité, exhibant une vaste bibliothèque qui puise à de multiples sources. L'Exil selon Julia mêle modèles de référence et modèles de contre-référence, culture savante et culture populaire. D'une part, la culture populaire française, essentiellement orale, incarnée par des chanteurs métis ou des vedettes médiatiques chantant les Antilles : Joséphine Baker, Henri Salvador, Claude François et ses Claudettes noires dont un extrait de la chanson “ À Trinidad vivait une famille... ” figure dans le texte. Culture tronquée, folklore bêtifiant et lénifiant aux yeux de l'enfant qui grandit, et, partant, de l'auteur, mais culture toutefois, intertexte qui atteste les origines sociales de la famille et permet, subtilement, de situer le temps de la diégèse. D'autre part, la culture avec un grand C : “ À sept ans, je lis des pages de La Princesse de Clèves, des Fleurs du Mal, des Liaisons 379- James Baldwin, La Prochaine fois le feu, Paris, Gallimard, 1996, (première édition, The Fire next time, 1962) 380- George Lamming, Water With Berries, Londres, Longman, 1971. dangereuses, des Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe, des Lettres de mon moulin... et quantité d'autres titres qui ont laissé leur encrage dans ma mémoire ” (Julia, p.84). L'auteur avoue ses dettes, reconnaît son allégeance à la littérature française, non sans souligner au passage l'extrême précocité de l'enfant noire méprisée par ses professeurs. Aucun des deux modèles n'inspire véritablement son écriture, ni celle du journal de l'adolescente. Les vrais modèles, fruits d'une grande révélation, sont Les Contes et légendes des Antilles, cités assez longuement, qui viennent corroborer la parole de la grand-mère, susciter et ressusciter la Guadeloupe, son passé esclavagiste, ses merveilles et ses terreurs et Le Journal d'Anne Franck. Ce texte trouve ici une résonance particulière. Plus qu'une simple présence, il inspire l'écriture de l'adolescente parce que “ porter une étoile jaune sur son manteau. Porter sa peau noire matin, midi et soir sous le regard des Blancs ” (p.210) sont deux souffrances que l'adolescente mêle et assimile. Ainsi écrit-elle à Man Ya : “ Je suis une copieuse. J'imite Anne Franck et j'écris un cahier. Toi, tu remplaces Kitty, sauf que tu existes vraiment ” (p.215). Le journal d'Anne Franck : intertexte douloureux, intertexte révélateur, s'oppose, non sans ironie, aux Mémoires du Général de Gaulle. C'est à cause de l'engagement de son père dans l'armée française que la narratrice vit en exil en France. Elle rend le Général responsable de cet exil. Fidèle au sauveur de la France libre, le père ne supporte pas le “ non ” des Français au référendum de février 1969. Il envisage alors de retourner s'installer aux Antilles. L'adolescente écrit à Man Ya : “ La France s'est déshonorée. Il ne peut pas rester dans un pays sans honneur. Il a honte pour la France. Il pense tout haut au Général [...] Loin des regards, dans sa maison de Colombey-les-Deux-Églises, j'imagine le Général. Il marche à grandes enjambées, s'assied, écrit ses mémoires et jette un coup d'œil par la fenêtre. Il ne sait pas qu'il existe une Man Ya à Routhiers Capesterre, son regard ne porte pas si loin. Il n'en parlera pas dans ses mémoires [...] Peut-être qu'un jour, dans un autre monde, on dira au Général qu'il a existé des vieilles négresses noires dans les campagnes de Guadeloupe, des femmes qui ne savent ni écrire ni parler deux mots collés de bon français, des femmes qui ont chaviré les temps de France et rétréci des longueurs d'océans ” (p.225). La mémoire de Gisèle Pineau est farouchement dédiée à celle de sa grand-mère, sans doute est-ce la raison pour laquelle la parole biblique alliée à des fragments de prières laisse son sillon dans le texte : Man Ya croyait en Dieu, en la Vierge. Elle révérait, pieusement, la parole sacrée qu'elle ne pouvait pas lire. L'intertexte du Maître-Pièce est tout aussi prolixe mais ne génère pas le même effet de réception. Un des modèles les plus marquants pour Radford est sans doute Édouard Glissant auquel il a consacré un ouvrage 381. Il cite Glissant : “ Édouard Glissant, dans Le Discours antillais, écrit : " Nous sommes les ethnologues de nous-mêmes " ” (p.74) et tente lui aussi de se faire l'ethnologue de sa propre famille et de son peuple en exil. L'autofiction se présente souvent comme la mise en scène du Discours antillais. Radford s'applique à fouiller les traces d'une histoire amnésique, il tente de sonder les silences du passé, d'analyser la dépossession dont souffre son peuple et accorde une large place au paysage antillais. Pour ce faire, il mêle les données anthropologiques, sociologiques et historiques à la prose. Certaines expressions dont l'origine n'est pas précisée, telle cette mention de la “ saison unique et chaude ” (p.76) qui renvoie sans conteste au chapitre du Discours antillais intitulé “ La saison unique ” (p.437), sont directement extraites de l'œuvre de Glissant. Radford cite aussi de nombreux autres écrivains, penseurs et poètes des Antilles et d'Amérique : Césaire, Fanon, Baldwin, Saint-John Perse. Les citations constituent un abondant intertexte de l'antillanité, du déplacement et de l'exil au sein duquel figure également un extrait de Claudel mis en exergue au début de l'œuvre. Le Judaïsme est aussi omniprésent grâce à de nombreuses allusions au Talmud et à une citation d'André Néher extraite de Moïse et la vocation juive (p.99). Cet intertexte juif est intimement lié à l'identité religieuse du narrateur. Radford revendique une lointaine filiation juive : son grand-père est fils d'une “ fille d'une 381- Daniel Radford, Édouard Glissant, Paris, Seghers, coll. Poètes d'aujourd'hui, 1982. fille de Sion, échouée là [en Martinique] avec l'émigration arabe venue de Mésopotamie ” (p.177), mais son judaïsme est avant tout le fruit d'une conversion nourrie par l'étude de la Torah et des textes talmudiques. La dernière partie, intitulée “ Le Golem ”, exploite ce mythe biblique qui est, plus spécifiquement, élément de la mystique juive et de la culture hébraïque ashkénaze. Le Golem est présent dans le Livre des Psaumes, psaume 139, vers 16 : “ On interprète généralement ce psaume comme les paroles de l'homme qui remercie Dieu de l'avoir créé et qui se remémore les différentes phases de la création 382 ”. Le Golem désigne une masse de terre informe, une créature modelée dans de l'argile et privée de l'usage de la parole. Le mythe se déploie à travers la répétition du mot “ glèbe ”. Il renvoie à la genèse du Maître-Pièce, à son origine incertaine : “ D'où es-tu, livre qui sort de sa glèbe ? ” (p.295). Il désigne aussi l'impossible appartenance : “ J'erre à travers le monde à la recherche de la glèbe mienne ” et la Guadeloupe natale, sa négritude dont le narrateur ne parvient à se détacher : “ car la seule glèbe mienne au bout du compte, c'est leurs chairs et leurs couleurs ” (p.302). Grâce à la présence hautement signifiante de cet intertexte judaïque, l'exil du narrateur se trouve redéfini en même temps qu'est abolie sa dimension spatiale au profit d'une dimension ontologique. Sans doute trop abondants, ces intertextes tendent à parasiter l'écriture de Radford, mais ils témoignent activement, fébrilement, d'une intense quête d'appartenance, d'un manque que l'affirmation d'une foi juive tente de combler, voire de transcender. Fortement hétérogènes, les références et modèles littéraires des écrivains mobilisent plusieurs contextes. Ceux de la négritude et de l'antillanité prédominent. À travers les auteurs cités par Moïse et de Mariotte, scripteurs qui “ bricolent ” tous deux une écriture en situation de dépossession culturelle, on constate un clivage de nature linguistique : tous deux se réfèrent à la littérature noire mais chacun se revendique d'un ou de plusieurs auteurs écrivant dans la même langue que lui. Rien ne permet a priori d'affirmer que ces différents 382- Catherine Mathière, “ Golem ”, Dictionnaire des Mythe Littéraires, op. cit. p.645. modèles soient spécifiques à une écriture antillaise de l'exil : nombreux sont les écrivains des Antilles qui se réclament de Césaire, Glissant, Lamming ou Baldwin. Pourtant la question des sources et des modèles de référence s'affirme de manière aiguë, comme si l'exil de l'écrivain ou du scripteur renforçait le besoin de se référer à des modèles stables et incontestables, comme si l'existence d'une spécularité de l'écriture de l'exil ne pouvait se tisser qu'à partir d'autres écritures souvent déchirantes. Le “ S.O.S. poétique ” de Mariotte, cette démunie parmi les démunis, en est l'intense témoignage; Le Journal d'Anne Franck trouve dans le texte de Pineau une réception particulière, résonne avec force. Cela est aussi vrai pour Selvon hanté par l'écriture de Baldwin et pour Radford qui puise dans le judaïsme la force d'exister. L'analyse de cette intertextualité semblerait donc prouver qu'il existe, pardelà les différences de modèles littéraires, une écriture de l'exil. Le langage et le style des œuvres sont-ils eux aussi travaillés par l'exil ? 2- Langage de l'exil : paroles créoles ? Les questions linguistiques traversent toute l'histoire de la littérature antillaise. Sans être physiquement exilés, la plupart des écrivains antillais sont confrontés, dans leur acte d'écriture, à la diglossie. La langue dans laquelle ils écrivent — le français ou l'anglais — n'est pas la langue de leurs ancêtres, ni de leur peuple, parfois elle n'est pas même leur langue maternelle. Le problème du créole, qui occupe aujourd'hui une large place dans le débat autour de la littérature des Antilles françaises, fut très longtemps occulté. Langue essentiellement affectée à un usage oral, souvent considérée comme un patois, elle fut écartée de la création littéraire écrite; seule la langue “ noble ” — celle héritée de la colonisation — était susceptible d'être écrite. Rappelons qu'Aimé Césaire, en qui André Breton saluait un “ Noir qui manie la langue française comme il n'est pas aujourd'hui un Blanc pour la manier 383 ”, concevait le créole comme “ incapable d'exprimer des idées abstraites 384 ”. Certes, bien avant que ne fût élaboré un système codifié d'écriture du créole existaient déjà des textes dans cette langue. Marie-Christine Hazaël-Massieux signale “ que les témoignages écrits ne manquent pas en ce qui concerne le créole : depuis la fin du XVIIe siècle, c'est-à-dire depuis les débuts de la colonisation, on dispose de textes écrits en créole 385 ”. Parmi les textes littéraires, il convient d'évoquer “ Lisette quitté la plaine ” de Duvivier de Mahautière, publié en 1754 et Atipa, écrit par le Guyanais Alfred Parépou, en 1875, pour ne citer que les plus célèbres. Au regard de l'histoire littéraire, ce phénomène reste cependant mineur. S'il existe aussi des créoles dans les Petites Antilles anglophones autrefois colonisées par les Français 386, les questions de langue y sont moins marquées : “ C'est peutêtre dû au fait que les Antilles anglophones ont eu plus de liberté d'élaborer un langage qui intègre des souvenirs d'autres moments linguistiques, d'autres périodes linguistiques de l'île. Il n'y a jamais eu cette espèce d'exclusion, terriblement française, de la langue qui n'est pas la langue standard ” dit Maryse Condé 387. En effet, l'action coloniale de la France s'est toujours appuyée sur une politique linguistique visant à laminer les langues régionales et à établir, comme seule langue de culture, la langue française, d'où l'existence d'une francophonie souvent contrainte 388. À l'échelle de nos textes, l'inscription du créole dans l'œuvre littéraire est présente dans les textes francophones. La diglossie concerne à la fois l'auteur et les personnages dont 383- André Breton, “ Un grand poète noir ”, préface à l'édition de 1947 du Cahier d'un retour au pays natal, op. cit. p.80. 384 - Cité par Milan Kundera, “ Beau comme une rencontre multiple ”, L'Infini, op. cit. p.58. 385- Marie-Christine Hazaël-Massieux, Écrire en créole. Oralité et écriture aux Antilles, Paris, L'Harmattan, 1993, p.13. 386- Il n'existe aucun créole dérivé de la langue anglaise ou de la langue espagnole, “ ces langues ne concédè[rent] là que des pidgins ou des dialectes dérivés ” écrit Glissant dans Poétique de la Relation (p.111). 387- Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, op. cit. pp.157-158. 388- Cette politique linguistique n'est pas spécifique à la colonisation mais témoigne, depuis la Révolution de 1789, d'un très fort centralisme républicain. L'école joue un rôle majeur dans cette politique de monolinguisme ainsi que le rappelle Jean Borreil : “ [...] l'école laïque et obligatoire viendra effectivement traquer, à coup de "signal" ou de "symbole", de "Soyez propre, parlez français" et autres "Il est interdit de cracher par terre et de parler breton", tout ce qui n'est pas bel et bon français chez tous les enfants. ”, La Raison nomade, Paris, Éd. Payot et Rivages, 1993, p.147. le langage ou l'écriture s'élaborent en exil. Les auteurs représentent la réalité linguistique de l'immigration en tentant d'intégrer l'oralité créole au sein de la scripturalité. Radford, qui se veut lui-même le “ Maître-Pièce ”, c'est-à-dire “ le maître de la pièce ” ou “ l'acteur principal ” emprunte cette expression au français régional des Antilles 389. Il a pour mission d'écrire un récit à partir des témoignages oraux qu'il a recueillis des membres de sa famille, des questions qu'il pose à ces derniers. Les quatre œuvres francophones manifestent une transmission féminine des récits oraux. C'est souvent la grand-mère, — figure d'envergure se substituant à la mère —, qui transmet à l'enfant la culture créole 390. Man Louise, la grandmère de Mariotte, Man Ya, celle de Félicie et de Gisèle Pineau, ne parlent pas français. L'Exil selon Julia accorde une place centrale au créole de Man Ya : Gisèle Pineau s'inscrit dans le sillage des auteurs de L'Éloge de la créolité, le créole participe de son esthétique et la nourrit. La dichotomie entre culture masculine et culture féminine est partout clairement affirmée. Grâce aux femmes, le créole franchit la mer et survit au cœur même de l'exil. Les pères et grands-pères sont les farouches gardiens de la langue française. Conformément à de nombreux parents de la classe moyenne ou de la bourgeoisie antillaise, le père de Daniel mène une véritable lutte contre l'usage du créole. Le grand-père, malgré son absence de culture littéraire, incarne cependant la culture livresque puisque l'auteur retient de Papa Roro son appartenance au peuple du Livre. La créolophonie de Man Ya et son analphabétisme s'opposent au français du “ Bourreau ”, à ses lettres de noblesse : “ Grades, Honneurs, Mérite, Reconnaissance de la France à son fils de Guadeloupe ” glanés lors des guerres (Julia, pp.136-137). Elle est garante de sincérité. À cette dualité masculin / féminin fait écho l'opposition entre la culture savante française et la culture populaire antillaise, la langue de prestige et la langue de l'esclavage, des mauvaises manières. Le créole est dangereux pour les jeunes filles, Daisy, la mère de “ 389- Raphaël Confiant traduit “ acteur principal ” par “ maître-pièce ”, L'Allée des soupirs, op. cit., p.116. De semblables expressions sont aussi présentes dans l'oeuvre de Chamoiseau : “ maîtresse-femme ” (Texaco), “ maître-pièce ” (Antan d'enfance). 390- M'man Tine, la grand-mère de La Rue Cases-Nègres et Reine sans nom, celle de Pluie et vent sur Télumée Miracle sont également des personnages essentiels dans l'éducation des enfants de ces romans. Gisèle ”, résume ainsi la diglossie antillaise : “ Un homme qui te parle en français est un bougre civilisé... Un bougre qui te crie en créole est un vieux nègre de la race malélevée [...] coqueur roi de poulailler, capon à grands jarrets, Juda Iscariote, Belzébuth en caleçon, esprit de vin de haine... Ah ! mais un monsieur qui cause dans un bon français de France est un chef-d'œuvre immaculé, un prophète en cravate sanctifiée, un espoir de grand marier ” (Julia, p.292). C'est dans une langue truffée de créolismes que s'effectue la dénonciation du créole; nous retrouvons ici un discours récurrent dans les textes de la créolité. Méprisé, le créole demeure toutefois la langue secrète des émigrés antillais, incompréhensible et opaque pour les Français métropolitains. Multiples, les références au créole appellent une étude de la présence concrète de cette langue dans le corps des textes. Pour donner à leur écriture une “ couleur ” créole, les auteurs intègrent des phrases du corpus maternel au sein du texte français. Cette présence est essentiellement marquée dans les dialogues. Un Plat de porc aux bananes vertes, Un Papillon dans la cité et L'Exil selon Julia utilisent cette langue dans les passages ayant trait à la communication avec la grand-mère : Mariotte : “ Aïe mémé chè, aïe toute-douce an moin,... ne m'appelez donc plus madame, s'il vous plaît !... ” (Plat de porc p.44) “ — Seulement ces mots que j'attendais de toi, grand-mère; seulement ces mots : Alors Mariotte coumen ou yé chère ? Comment ou yé chère ?... chère ? ” (p. 49) Man Ya (à Félicie) : “ — Félicie !!! Où es-tu, ma fi ?... Féfé !!! C'est après le déjeuner qu'elle m'a demandé d'aller lui chercher la lettre. — Ouvè-y ! Ne nous cachons plus. Sa ki la pou-w, larivyè pa ka chayèy... — Oui, Man Ya. — Lis d'abord tout ce qui est marqué sur l'enveloppe et ne t'avise pas de profiter de mon ignorance...391 ” (Papillon, p.8) La narratrice de Julia : “ Je pleure jusqu'à ce que Man Ya entre dans mon cirque, me secoue pour me tirer de là et dise : " Pa pléré ti moun ! Ou ké sové ! Pas pléré ! " ” (Julia, p.76) Man Ya et son petit-fils en route pour le Sacré-Cœur : “ " Man Ya, retournons ! — Pa pè nou ké rivé... — Man Ya, retournons ! — An di-w nou ké rivé ! — Man Ya ! Man Ya ! Retournons à la maison ! — Pa pè ti moun, lègliz-la tou pwé ! " ” (p.121) Dans le texte de Radford, où le discours direct est incorporé à la narration de l'auteur, les phrases en créole apparaissent aussi dans le discours du peuple : Scène d'adieu au Havre : 391- Les phrases en créole sont traduites comme suit : “ Ouvre-là ”, “ Ce qui t'est destiné, la rivière ne l'emporte pas. Nul n'échappe à son destin. ” “ [...] le créole se prêtait idéalement à ces propos hâtifs : " Bo pèyi-la pou mwen [...] ” (p.40) Une femme de la campagne : “ Elle en était encore à dérouler le premier objet que ma grand-mère la héla : “ Ka ou fé. ” Elle tira sur son papier jusqu'au bout et, en réponse à ma grand-mère, leva ses deux mains au ciel et s'exclama en se tapant fortement sur la cuisse : " Wi, blan-la volé, tann papyé pou embalé on ti moso kon sa ! 392" (p.190) D'un point de vue formel, on notera tout d'abord les différents modes d'écriture dus au fait que l'orthographe de la langue n'est pas encore stabilisée 393. Le créole d'Un Plat de porc... (1967) apparaît souvent comme une variante dégradée du français auquel il emprunte, sans changement aucun, de nombreuses unités lexicales. Les extraits des trois autres textes, lesquels sont écrits dans les années quatre-vingt dix, attestent une écriture plus conforme aux propositions des linguistes, il est toutefois difficile de définir exactement le système auquel se réfèrent les écrivains 394. Il ne s'agit pas d'une transcription quelque peu fantaisiste d'un discours oral, ni d'un simple calque du français, mais bien d'une écriture. Cet aspect scriptural n'est pas d'une importance capitale pour la compréhension dans la mesure où les passages en créole occupent, quantitativement, une faible place. Ils sont clairement 392- Radford traduit ainsi : “ Embrasse le pays pour moi ”, “ Oui, le Blanc est un voleur, autant de papier pour emballer un petit morceau comme ça. ” 393- M.C. Hazaël-Massieux développe cette question dans le premier et le troisième chapitres de son livre, Écrire en créole, op. cit. 394- Le système plus ou moins officiel d'écriture du créole est celui du GEREC ( Groupe d'Études et de Recherches en Espace Créolophone ). “ Le GEREC, à la suite de J. Bernabé, a posé le concept de " déviance maximale " comme fondamental. Ceci tend à faire du " vrai créole " tout ce qui est éloigné du français ” précise M.C. Hazaël Massieux (Ibidem, p.52). Elle propose un autre système d'écriture qui, en établissant une graphie — et non une simple transcription — , unifierait les multiples formes du créole des Petites Antilles sans s'éloigner systématiquement du français lorsque le rapprochement créole / français permet une meilleure lisibilité. séparés du reste du discours ou de la narration. Un Plat de porc... et L'Exil selon Julia utilise des italiques, les autres textes proposent une traduction en français dans une note disposée en regard du segment concerné (au bas de la page). Les répliques des deux premiers corpus de citations sont enserrées dans un discours en français standard, — voire même en français assez soutenu compte tenu qu'il s'agit d'un registre oral —, caractérisé par la négation, l'inversion du sujet. Dans les citations du Maître-Pièce, le créole apparaît comme langue du discours, à l'exclusion de tout autre registre linguistique lorsque l'auteur souhaite présenter certains traits anecdotiques dans leur contexte d'énonciation. Sa présence est souvent liée à une situation où prédominent émotion et affectivité : arrivée d'une lettre venant de France, séparation, retrouvailles... Un même personnage passe du français standard au créole comme si le trouble qu'il ressentait ne lui permettait plus de s'exprimer autrement que dans sa langue maternelle, c'est du moins “ l'impression ” ressentie puisque, dans le discours, les personnages s'expriment à la fois en français et en créole, y compris ceux présentés comme étant créolophones unilingues. Les conseils, prodigués parfois sous forme de proverbes, sont également donnés en créole. Une évolution très nette caractérise le dernier texte de Pineau qui, à la manière de Chamoiseau et de Confiant, joue sur l'alternance entre créole et français standard pour créer un effet d'humour, voire d'ironie. Il s'agit de camper le personnage de la grand-mère dans sa langue créole. Envers et contre tous, elle continue à parler cette langue dont l'usage à l'extérieur de la maison lui est interdit par ses enfants. Deux tentatives de dialogue — l'une avec la police, l'autre avec des religieuses —, en soulignant l'incommunicabilité entre les locuteurs, génère un comique de situation impliquant la dénonciation de l'intolérance des Blancs 395. Au sein du texte narratif, l'utilisation du créole concerne principalement le lexique. Son champ lexical est affecté au domaine des coutumes et de la cuisine antillaises, à la faune 395- Marie-Christine Hazaël-Massieux constate, non sans une certaine sévérité : “ G. Pineau, et quelques autres, vont reprendre des procédés qui semblent faire leurs preuves puisque Chamoiseau a obtenu le Goncourt pour Texaco en 1992 ”, “ Les avatars de la littérature en créole ”, Notre Librairie n° 127, juil.-sept 1996, p.25. et à la flore. Sans faire une étude exhaustive, nous nous attacherons aux mots les plus significatifs. Le terme “ gros ka ” — “ gwo ka ” en créole — apparaît dans trois textes : “ Et soudain, ça a été, dans ma tête, une brève et souffreteuse sonorité de ti-bois chantant sur le fuseau allongé du tambour N'goka. ” (Plat de porc, p.83) “ Papa Roro avait tout simplement pris la direction des opération, et ses ordres scandaient le travail comme un gros " ka" ” (Maître-Pièce p.116) “ On dit qu'après le coucher du soleil, ceux-ci dansent et chantent au son d'un zouk endiablé qui fait concurrence aux ka d'antan.” (Papillon p.13) Le terme est partout traduit, mais les modalités explicatives diffèrent. S. et A. Schwarz-Bart donnent son étymologie et son origine africaine, cela leur permet de justifier l'orthographe qu'ils emploient. Gisèle Pineau traduit seulement le terme par “ tambour ” alors que Radford fournit, en note, une longue explication. Le champ lexical de la cuisine antillaise est très présent. Un Plat de porc aux bananes vertes, qui, ainsi que l'indique son titre, accorde une large place à la gastronomie insulaire, a recours au français ou au français régional pour nommer les mets : “ soupe à congo ”, “ boudin aux aromates ”, “ accras morue ”, “ pois des bois ” (p.217), à l'exception du terme “ Blaff ” cité en créole. A contrario, Les plats sont majoritairement désignés en créole dans Un Papillon... : “ doukoum ” (p.56), “ kalalou ”, “ matété ”, “ dombré ” (p.119). Ces mots sont traduits comme suit : “ gros gâteau à pâte non levée ”, “ plante dont les feuilles sont potagères ”, “ riz et crabe blanc ”, “ pâte composée de farine et cuite à l'eau ”. D'une manière générale, le lexique créole est employé dans un contexte où le locuteur se remémore, seul ou avec d'autres locuteurs natifs, des moments de son enfance antillaise. Dans Le Maître-Pièce, alors que les expressions et phrases en créole traversent toutes les petites anecdotes antillaises, nul dialogue en créole n'est présent au sein d'un passage ayant trait aux vacances de la famille en Provence; l'auteur affirmant cependant : “ [...] ma mère et moi , depuis plus d'une heure, ventilions le silence de notre créole [...] ” (p.213). Félicie fait néanmoins appel au lexique créole pour désigner des situations françaises : “ Ceux qui parlaient de la France disaient que là-bas, les gens vivaient dans des kaloj à poules ” (Papillon, p.32). L'enfant compare aussi le trafic routier de Paris à un élément de la faune antillaise : “ [les voitures] allaient à Paris, lâchant une fumée noire comme une encre de chatou ” (p.98). Le créole est la langue intime ou, plus précisément, le “ patois ” de Mariotte et des siens 396. L'héroïne préserve sa langue contre toute tentative de dénigrement. Un pensionnaire de l'hospice, nostalgique de la colonisation et de ses aventures sexuelles avec des Antillaises, essaie de lui arracher des phrases. Elle résiste en lui opposant ce qu'elle nomme elle-même du “ petit nègre ” : “ Comme d'habitude, il a feint de ne pas me comprendre quand je lui ai adressé la parole en français de France. Mais aussitôt que je me fus moi-même traduite en petit nègre, il a dit d'une mine réjouie : " Y a bon, y a bon, le Sportif apporter missié Moreau " [...] ” (Plat de porc, p.31) L'utilisation du lexique créole dans la narration ou du dialogue en créole dans le discours opère une distinction entre les deux univers des personnages : l'île natale et la France de l'exil. Le statut du créole demeure mineur : les notes explicatives ou le marquage typographique — italiques — établissent une très nette coupure entre les quelques éléments exogènes et l'ensemble du texte français. Les traductions proposées sont destinées à guider le lecteur dans sa lecture, à résoudre toute éventuelle incompréhension, à dissoudre toute 396- Le terme “ patois ” est utilisé par le personnage et les auteurs : “ [elle] saluerait toutes les personnes en patois ” (p. 212), “ Martiniquais et Guadeloupéens parlent le même patois créole [...] ” (p.223). opacité. Le Maître-Pièce, pour un lecteur non créolophone mais cependant familier de la littérature antillaise, se révèle souvent lourdement didactique. Le parti pris de S. et A. Schwarz-Bart d'éviter les traductions n'implique cependant pas une créolisation du français mais témoigne d'une volonté de mêler, de manière plus ou moins heureuse, plusieurs registres linguistiques (français soutenu, standard, oral ou régional) au sein desquels le créole apparaît souvent comme un saupoudrage quelque peu exotique. Nous souscrivons à l'analyse de Fanta Toureh selon laquelle “ l'emploi du créole révèle deux tendances de la part des écrivains: d'une part parer le texte d'un exotisme assez facile, avec ses liaisons, ses répétitions, son emphase qui imite celle des contes populaires; d'autre part, remanier la structure du français à partir du créole, cette dernière tendance étant à peine ébauchée dans le roman. Le défi lancé au français par la narratrice apparaît au bout du compte bien timoré 397 ”. Seul L'Exil selon Julia, en se dispensant des traductions et en opérant une véritable créolisation du français, tente de donner à la langue maternelle un véritable statut littéraire et de mettre en péril, de l'intérieur, la norme française, ainsi qu'en témoigne l'usage des verbes “ terboliser ”, “ propreter ” et des substantifs “ amicalité ”, “ détestation ”, fréquemment employés par le groupe de la créolité. Un écart important se creuse entre le discours des personnages ou de l'auteur soucieux de créer une écriture antillaise propre à signifier la réalité linguistique de l'exil, l'attachement au créole langue maternelle et sa réalisation concrète. Il n'y a pas de véritable travail d'écriture à partir de la langue des immigrés antillais en France, opération qui aurait pourtant pu se révéler féconde 398. À cet égard, L'Ascension de Moïse, que nous avons choisi d'analyser séparément pour d'évidentes raisons linguistiques, présente un vrai projet littéraire et fait preuve d'une exploitation plus fine et plus pertinente des différents registres de langue 399. La langage de Selvon fonctionne comme un ensemble très cohérent, sans 397- Fanta Toureh, op. cit. p.33. Le traitement “ infligé ” au créole se retrouve aussi dans la manière dont Gisèle Pineau présente la langue parlée par les immigrés arabes. La grand-mère de Mohamed, l'ami de Félicie, élide les pronoms, transforme les “ e ” muets en “ i ”. Son langage se trouve de ce fait caricaturé. 399- Nous nous référons ici au texte original. 398- marquages particuliers, sans opposition anglais / créole, sans ruptures de style. Cette cohérence ne signifie pourtant pas uniformité. L'écriture relève d'un authentique métissage que souligne Mervyn Morris : “ The characteristic effects of Moses Ascending (as of Moses Migrating) derive from the surprising combination of styles : archaic and modern; formal, often stitled, Standard English and casual Trinidad slang, academic phraseology and nonStandard grammar; pseudo-literary affectations, clichés, foreign expressions, all tumbled together with splendid indecorum [...] ” 400. Le narrateur-scripteur écrit à partir de son propre capital culturel : celui d'un Antillais qui a reçu une éducation très sommaire, celui d'un travailleur immigré. La langue de Moïse est souvent marquée par le sceau de l'oralité : ajout ou omission des “ s ” aux formes verbales de la première du singulier et de la troisième, suppression d'auxiliaires, emploi de pronoms sujets à la place des pronoms compléments. Cependant, Moïse considère que l'acte d'écriture nécessite l'emploi d'un registre soutenu et se veut fidèle à ce credo, mais bien souvent il ne parvient à orthographier correctement le vocabulaire savant : “ plinth ” (archaïsme signifiant “ plinther ”, le substantif “ paradoxal ” se transforme en “ parabox ” “ socle ”) devient 401. Son emploi sans cesse déviant du lexique l'amène également à forger des néologismes, à changer la classe grammaticale des mots : sur l'adverbe “ grudgingly ” (à contrecœur) est créé le terme “ grudgedity ”, l'adjectif “ circumspect ” est utilisé comme substantif : “ [...] it was good to rub shoulders with My People, who had all behaved with the greatest circumspect 402 ”. Ces déformations engendrent évidemment un effet comique mais elles ne stigmatisent pas un registre particulier de langue, ni une catégorie sociale spécifique; elles attestent seulement le délire verbal ou la créativité de Moïse. Selvon fait subir des transformations aux mots anglais, portant ainsi symboliquement atteinte à “ la langue de la Reine ” selon l'expression Moses Ascending, introduction, p.XI., op. cit., “ Les effets caractéristiques de L'Ascension de Moïse (tout comme de Moses Migration) sont dus à l'étonnante combinaison de styles : archaïque et moderne, formel, souvent guindé, anglais standard et argot désinvolte de Trinidad, phraséologie érudite et grammaire non-standard; affectations pseudo-littéraires, clichés, expressions étrangères, le tout mêlé dans un splendide chaos [...] ” 401- Ibidem, p.36 et p.60. 402- Ibidem p.125. Traduction littérale : “ [...] ça m'avait fait du bien de me frotter aux gens de Mon Peuple qui s'étaient tous conduits avec la plus grande " circonspect ". ” 400- de Moïse (p.142); il se garde d'orner son texte d'un lexique antillais susceptible d'une interprétation exotique. Le texte peut être lu à plusieurs niveaux en fonction des compétences linguistiques et des connaissances culturelles des lecteurs. La traduction française de l'œuvre tend pourtant à introduire des éléments exotiques, signe peut-être d'une recherche tenace de couleur locale chez les lecteurs français. Dès la première page, Galahad gratifie Moïse d'un salut typiquement créole : “ Sa ou fè Moïse ”, or le texte original emploie une banale formule de salutation commune au monde angloaméricain : “ Hello ” 403. Dans le même sens, la traduction des termes et expressions fautives accentue l'effet caricatural ou comique de l'erreur : “ plinther ” est traduit par “ la piédestale ” (p.52) — le néologisme inventé par Moïse se trouve ainsi réduit à une simple faute de genre —, “ parabox ” par “ paradorsal ” (p.83), “ circumspect ” par “ circonspiction ” (p.168). Le Moïse traduit en français est manifestement plus inculte — parfois jusqu'à la caricature — que celui de Samuel Selvon qui parvient, sous la plume avisée de son créateur, à élaborer un langage original et savoureux coïncidant parfaitement avec la réalité qu'il décrit. La présence de quelques phrases en créole et le recours à différents registres mimant l'oralité antillaise n'est pas un gage d'authenticité. Les problèmes d'inscription dans le langage du réel de l'exil antillais rejoignent ceux qui se posent à tous les auteurs antillais. “ Écrire en créole sous domination silencieuse ne fait pas exister par l'écriture mais par la posture que confère l'utilisation d'une langue dominée — perçue indigne, sans avenir — dans un projet littéraire ” affirme Chamoiseau 404. 403- À ce propos, la justification de la traductrice semble particulièrement étonnante : “ Moïse n'est pas allé à l'école, sa grammaire et son orthographe s'en ressentent. Il écrit comme il parle. Il truffe son récit d'expressions ou de tournures créoles. C'est ainsi que le lecteur européen découvrira que le " Noir " désigne ses congénères par le mot solex..., " quelque chose " devient un bitin (dérivé de butin), " Salut " se transforme en Sa ou fè..." ” (Moïse, p.II). Une note précise que ces “ expressions [sont] empruntées au créole des Antilles. Dans l'édition anglaise de Moses Ascending à laquelle nous nous référons, aucun des termes précédemment cités par la traductrice n'est présent en créole. Quant au terme traduit par “ solex ”, il s'agit tout simplement de “ darkies ” qui l'on pourrait traduire plus pertinemment par “ négros ”. 404- Patrick Chamoiseau, “ Écrire en pays dominé ”, La Nouvelle Revue Française, n° 516, janv. 1996, p.68. Ce défi auquel est aujourd'hui confrontée la littérature antillaise est probablement encore plus difficile à relever pour les romanciers antillais de l'exil ou ceux écrivant des romans sur l'exil. Il reste un espace à capter, un espace symbolique de l'écriture à investir, à habiter, à construire, lequel rencontre la construction d'un autre espace lui aussi fortement dépendant du réel qui le sous-tend : les territoires des exilés. Les migrants forgent-ils leurs propres manières d'habiter ou sont-ils condamnés à hanter l' “ inhabitable 405 ” ? Sous quelles formes se manifeste cet “ inhabitable ” ? 405- Georges Perec, Espèces d'espaces, op. cit., p.120. CHAPITRE 3 DES “ESPÈCES D'ESPACE ” I- Les lieux de l'exilé 1- Une géométrie de l'exclusion La diversité géographique et culturelle des pays de l'exil — Angleterre, France et Canada — est peu présente dans les textes. Ces nations sont essentiellement désignées comme des entités homogènes qui, y compris dans les œuvres francophones, sont des antithèses du pays natal. Dans Le Maître-Pièce, la métropole est représentée par une carte. Avec son “ nez crochu, la Bretagne, et [sa] bouche édentée, l'estuaire de la Gironde ”, elle symbolise pour l'enfant Daniel la sorcière France qui a ravi son grand-père à sa famille (Maître-Pièce, p.160). Pour Selvon, V.S. Naipaul et Bissoondath, l'exiguïté insulaire s'oppose à l'espace de la migration. Ce dernier fait référence à sa propre appréhension de la différence spatiale : “ J'avais grandi sur une petite île, et il s'est écoulé un certain temps avant que je puisse avoir une représentation adéquate de la seule étendue de ce pays. C'est avec lenteur que l'esprit s'approprie l'idée d'une telle immensité [...] La superficie du pays suffisait à donner une impression de richesse 406 ”, mais son roman ne fait quasiment aucune allusion au vaste espace canadien et à ses régions. Raj évoque simplement le Québec que Madame Perroquet, sa logeuse, a dû quitter, échangeant sa “ langue contre un boulot ”, pour venir gagner sa vie à Toronto (Casaquemada, p.187). De même, dans L'Ascension de Moïse, l'ouest des Midlands, (“le pays noir ”), est la région dont est originaire Bob, le valet de Moïse. Ralph voyage en Angleterre et en Europe mais la nature, la destination et la durée de ces voyages ne sont pas spécifiées. Daniel, Félicie et l'auteur de L'Exil selon Julia font l'expérience d'une France régionale — d'une France “ profonde ” — au cours de vacances familiales dans la Drôme et dans la Sarthe. Seule L'Énigme de l'arrivée explore véritablement une région rurale de l'Angleterre : le Wiltshire. Les régions sont éclipsées au profit d'un autre espace qui prédomine dans les textes et leur confère leur véritable cadre spatial : la 406- Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit., p.34. capitale — Londres, Toronto ou Paris —, mégalopole dans laquelle vivent les migrants. Cette dernière apparaît comme une synecdoque de la nation, elle désigne et signifie le pays de la migration auquel elle se substitue. Au sein de cet espace urbain, se dessinent des territoires, des enclaves propres aux exilés, lesquels présentent des caractéristiques communes quels que soient le texte envisagé et la période historique qu'il reflète. Les narrateurs des Hommes de paille, d'une partie de L'Énigme de l'arrivée et de Retour à Casaquemada occupent une chambre d'étudiant dans une modeste pension de famille. Ralph et V.S. Naipaul partagent des conditions de vie similaires. L'un résidant à Kensington Street, l'autre à Earl Court. La chambre de Raj, lors de son arrivée à Toronto, a pour décor “ un terrain à l'abandon où traînaient des vieux jouets, où rouillaient des meubles de jardin ” (Casaquemada, p.186). Elle n'est pas précisément localisée, contrairement au second lieu où le personnage déménage : une autre pension située “ non loin de Bloor Street et de Bathurst ” (p.265), dans un quartier populaire de Toronto. Les difficultés à se loger que rencontre José, le personnage principal de Quand la neige aura fondu de Joseph Zobel 407, reflètent assez fidèlement les conditions de vie des étudiants antillais dans le Paris de l'après-guerre. Après avoir désespérément cherché une chambre dans la capitale où règnent encore pénurie et restrictions alimentaires, il échoue dans une maison close désaffectée que le Ministère des colonies à réquisitionné comme foyer pour les étudiants des colonies. Seul le Moïse de L'Ascension est propriétaire d'une maison individuelle à Shepherd's Bush, un quartier pauvre de Londres. Mariotte est cloîtrée dans un asile pour vieillards, rue d'Arvaz, à proximité de l'église Notre-Dame-Des-Champs. L'enfant Daniel habite dans l'appartement familial de la rue Primatice, Félicie et la narratrice de L'Exil selon Julia demeurent dans un logement d'une cité de la banlieue parisienne. La logique de l'organisation de l'espace des migrants relève de l'emboîtement et de l'opposition horizontalité / verticalité. L'emboîtement, répondant au modèle des poupées russes, est 407- Joseph Zobel, Quand la neige aura fondu, Paris, Éd. Caribéennes, 1979. ostensiblement affiché et caricaturé dans Un Papillon dans la cité. À son arrivée en France, dans les années quatre-vingt, la petite fille découvre son nouvel univers : “ Il [le beau-père] s'est garé face à un grand bâtiment gris, frère jumeau d'une ribambelle au garde-à-vous devant une longue route et des parkings. — C'est le nôtre, le 3. Mets ce chiffre dans ta tête, Félicie. 3.3.3. Escalier B.B.B. C'est facile, hein ! Bâtiment 3, escalier B... ” (pp.31-32) Tous les personnages de “ La cité ” vivent eux aussi “ dans ” des numéros : la gardienne du petit frère habite “ bâtiment 4, escalier E, porte 3005 ” et son ami Mohamed, “ bâtiment 5, escalier H, porte 8002 ” (pp.53-54). La caractérisation de l'espace et sa définition se veulent conformes à la réalité sociologique des grands ensembles des banlieues parisiennes. Une géométrie de la peur et de la dégradation s'immisce au creux de cet espace : les boîtes à lettres sont défoncées, certains bâtiments sont le repère de la drogue, de la déliquescence et de la misère. Le collège lui-même, nommé “ le caveau ”, n'échappe pas à la dramatisation. Quatre lieux, à la fois spécifiques à l'exil et emblématiques, retiendront notre attention : l'asile de Mariotte, la maison de Moïse, le Wiltshire du narrateur de L'Énigme et le paquebot “ Colombie ”, lieu flottant entre la Martinique et la France. 2- L'asile : locus terribilis de la réclusion À la différence des espaces des autres œuvres, l'asile dans lequel Mariotte finit ses jours n'est pas en lui-même un lieu d'émigration, cependant la narratrice emploie le mot “ exil ” pour désigner sa situation (Plat de porc, p.43) et l'hospice incarne pour elle l'espace absolu de cet exil. Elle le définit comme “ son domicile légal [...] une espèce de lieu où la communauté des hommes achève les vieillards en excédent ” (p.208). La représentation réelle et symbolique de l'asile est tragiquement signifiée par le nom qui sert à le désigner : “ le trou ”, métonymie de la tombe : “ Je leur ai tout révélé, aux chères ombres de mon village [...]: comment les Blancs d'ici jetaient leurs parents tout vifs dans la mort [...] Comment ils s'y prenaient, leur coupant un à un tous les ponts, jusqu'à l'hospice [...] Il faut sauter ! ... Même si l'on constate, au dernier moment, qu'il n'y a pas d'eau pour vous recevoir, simplement un trou creusé en terre !....” (p.139). À l'intérieur du “ trou ”, le territoire des femmes est distinct de celui des hommes et se dessine l'espace de la “ morgue ” : l'infirmerie où séjournent les pensionnaires les plus atteints et dont ils ne reviennent jamais. Les auteurs précisent que leur œuvre “ s'efforce à un certain réalisme ” et qu'ils ont consulté “ une presse abondante, ces dernières années, sur la condition des vieux ” (“ Notes ”, p.223). En effet, la peinture de la claustration en milieu gériatrique est fidèle à la triste réalité, en particulier à celle des années soixante. Toutefois, la composition de l'espace obéit aussi à d'autres modèles. Prison, mouroir, l'asile est un lieu concentrationnaire. Il est coupé du monde extérieur. Les hommes de la rue, qui feignent de méconnaître sa présence, y voient “ une caserne de pompiers ou quelque chose d'approchant; et pour ceux qui savaient, pour les bonnes gens du voisinage, n'était l'hospice qu'une tumeur poussée à la frontière de leurs avenues brillantes de santé [...] ” (p.158). Pour ceux du “ trou ”, les murs d'enceinte tracent une tangible ligne de démarcation entre intérieur et extérieur, cauchemar et réalité. Ils annihilent toute autre forme de vie. Le signifié concentrationnaire de l'asile n'est pas dû au seul fait de son isolement, il est aussi suggéré par la présence constante de violences réelles et symboliques : agression nocturne du verre d'eau qui asperge Mariotte, agression diurne de la lumière réveillant les pensionnaires. L'intimité de l'être se trouve mise à nu, dévoilée sans pudeur. Les corps exposent leurs déformations, la sexualité y est vécue sur un mode sordide. Le règne des viscères impose sa puanteur. Les êtres égarent leur identité, ils sont désignés par des numéros : Mariotte devient “ la quatorze ”, elle se nommera elle-même “ la quelconque ” à la fin de ses “ Cahiers ”. Elle perd aussi sa couleur qui, au sens propre, se déteint et, au sens figuré, symbolise l'effacement de sa négritude. Signe d'une ultime résistance de l'humanité, une économie de survie se met en place entre les pensionnaires : échange de menues denrées (friandises, mégots, verres de vin) ou d'aides et de services mutuels. Le “ trou ” est le territoire d'une agonie collective et infinie qui n'est comparable à aucune autre agonie. Celle du Christ, dont la croix se dresse sur les murs de cet asile catholique, n'est que la “ modeste aventure de Jésus [qui] prête à commentaires attendris ” (p.57). Derrière cette peinture d'une humanité souffrante, absurdement souffrante, dont les terribles épreuves, contrairement à la passion du Christ, ne servent à rien, ne rachètent rien, se profile l'écho d'autres souffrances : souffrances mêlés du peuple juif et du peuple antillais 408. Dans un article intitulé “ André Schwarz-Bart, peintre de la négritude ”, L. Van Delf écrit : “ S'il est vrai que plus d'un grand créateur recèle, au tréfonds de sa sensibilité et de sa mémoire, une image archétypique, une blessure première, que l'art seul a le pouvoir d'exorciser, de transformer en ferment de beauté, le camp, l'univers concentrationnaire, voilà à coup sûr le fantasme personnel, le noyau générateur de l'œuvre de Schwarz-Bart. Ses livres parlent encore des Juifs, quand ils paraissent parler des Noirs 409 ”. Pour étayer ses propos, l'auteur cite André Schwarz-Bart. Ce dernier avoue que “ depuis 1945 [...] la plus grande part de [sa] vie intellectuelle se déroule sous le signe du monde concentrationnaire [mais qu'il n'en a] jamais dit un mot 410 ”. L'hospice, dans cette optique, serait l'écriture contournée, détournée, de l'espace concentrationnaire, l'expression d'une blessure autrement indicible. La souffrance juive serait l'emblème de la souffrance humaine. Le double exil de la vieille antillaise en France et dans un asile parisien serait le prétexte inconscient pour accéder 408- On notera quelques références directes à la Shoah : allusions aux camps de concentration à travers le discours révisionniste d'une pensionnaire : “ [...] leurs crématoires, c'étaient des couveuses ? ” (p. 78); “ [ les ] bonnes âmes tueuses de Juifs ” (p.165); “ le cher Moritz Levy ” (p.187), personnage du Dernier des Justes d'André Schwarz-Bart. 409- Louis Van Delf, “ André Schwarz-Bart, peintre de la négritude ”, Négritude africaine, négritude caraïbe, Centre d'Études Francophones de l'Université Paris-Nord, Éd. de la francité, 1973, p.134. 410- Ibidem, citation extraite d'Histoire d'un livre. à cet indicible de la tragédie juive. Pour pertinente qu'elle soit, cette hypothèse se heurte à ce qu'Umberto Eco nomme “ les limites de l'interprétation ”. En effet, “ l'intentio operis 411 ” — ce que dit le texte indépendamment des intentions de son auteur — ne peut, dans cette œuvre écrite à deux mains, être réduit à la seule présence du “ fantasme personnel ” d'André Schwarz-Bart. La secrète alchimie que génère le processus de double écriture ne permet pas de départager nettement les intentions — conscientes ou inconscientes — de chacun des auteurs. La construction et la description de l'espace asilaire outrepassent indéniablement le réel de l'exil et celui de l'hospice, lieu conçu comme l'ultime parachèvement de l'exil. Elle s'inspire à la fois de la réalité sous-jacente de l'espace concentrationnaire qui, en permanence, affleure à la surface du texte, mais elle s'inspire aussi de la déportation des Africains vers les Antilles. En effet, des parallèles très nets se tissent entre la description de l'hospice et celle de la cale négrière que nous avons analysée dans la première partie de notre étude. Pour toutes ces raisons, l'hospice n'est pas seulement une prison mais un véritable lieu d'exil, sans doute l'un des plus tragiques loci terribilis qu'ait créé la littérature antillaise. Il peut seulement être comparé à un autre asile : celui où échoue Antoinette Cosway, personnage de La Prisonnière des Sargasses de la romancière Jean Rhys 412. Semblable à Mariotte, la jeune femme perd la maîtrise du temps et de l'espace. Sombrant dans la folie, elle refuse même de croire qu'elle vit réellement en Angleterre : “ Cette maison de carton-pâte où je me promène la nuit n'est pas l'Angleterre ” dit-elle 413. Moins hostile, l'Angleterre de Selvon se réduit pour Moïse à une bien curieuse maison. 3- L'expulsion du “ chez-soi ” 411- Umberto Eco, Les Limites de l'interprétation, op. cit. p.29. Jean Rhys, La Prisonnière des Sargasses, Gallimard, Paris, 1996 (première édition, Wide Sargasso Sea, Londres, 1966). 413- Ibidem, p.227. 412- Sur un mode carnavalesque, inspiré du roman picaresque, Selvon élabore un lieu symbole, un microcosme de l'immigration : la maison de Moïse qui est le pivot du roman, l'axe métaphorique d'une situation sociale, historique et politique. Cette baraque décrépite vouée à une proche démolition est conçue par son propriétaire comme une retraite, un espace privé où il entend écrire sereinement ses mémoires. Dès le début du roman, ce projet est contrarié par l'irruption de Galaad qui installe dans le sous-sol de la maison des membres du Black Power et leur infrastructure militante. Par ailleurs, Moïse entreprend de louer les chambres de sa propriété : “ Toutes les questions de gérance étaient réglées par mon fidèle Vendredi, un immigrant des Midlands, répondant au nom de Bob, qui était venu chercher fortune à Londres ” (Moïse, p.11). La maison se remplit progressivement, à la fois verticalement et horizontalement. Moïse et le Black Power occupent les deux extrémités du bâtiment, les autres locataires se partagent les chambres des étages intermédiaires. L'organisation spatiale de la maison épouse étroitement l'ordre social officiel. Le titre de l'œuvre se doit d'être lu littéralement : il signifie concrètement l'accès, à partir de la cave dans laquelle vivait le Moïse de The Lonely Londoners, aux étages supérieurs de la bourgeoisie. Cet ordre spatial et social se fissure rapidement. Faizull, un immigré pakistanais, transforme la maison en foyer d'hébergement pour immigrés clandestins et associe autoritairement Moïse à son entreprise. L'espace vital du propriétaire commence alors à se réduire : la chambre de Bob est laissée aux immigrés, le serviteur s'installe avec Moïse. Lors de la dernière arrivée de clandestins, Moïse et Bob sont contraints de céder l'intégralité de l'appartement et de se réfugier dans la chambre de Galaad. L'expulsion de Moïse est parachevée à la fin du roman. Bob prend femme, s'arroge l'appartement de son maître, puis Brenda, la jeune militante du Black Power, s'octroie la nouvelle chambre de Moïse en échange de son galetas dans le sous-sol. Cette dégringolade, dont les étapes sont clairement scandées, génère un comique de situation derrière lequel se cache la réalité du migrant : l'impossibilité de construire un espace intime et privé. Toujours précaire, carnavalesque ou tragique dans ses représentations extrêmes, le foyer des migrants n'est jamais un espace heureux. Il s'oppose radicalement à l'espace matriciel de la théorie bachelardienne, celui d'une maison qui “ évince des contingences [...] multiplie ses conseils de continuités [...] maintient l'homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie 414 ”. L'enracinement au creux du lieu domestique est une chimère inaccessible pour l'exilé. Cependant, si selon la formule de Heidegger, “ Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c'est-à-dire : Habiter 415 ”, quelle est la possibilité d'habiter qui est laissée au migrant ? Faut-il créer et reconstruire, par les voies de l'imaginaire, la terre d'accueil ainsi que tente de le faire le narrateur de L'Énigme de l'arrivée ? 4- Une migration à la campagne “ De façon significative et contrairement à la plupart de ses compagnons d'immigration, V.S. Naipaul a choisi d'habiter une Angleterre pastorale, une Angleterre de manoirs et de rivières ” écrit Salman Rushdie chronotope 417 416. La campagne du Wiltshire constitue le du texte, chronotope majeur et englobant qui donne au récit son cadre spatio-temporel. Le séjour de V.S. Naipaul dans le Wiltshire est présenté à la fois comme une parenthèse et une “ seconde enfance ”. Le narrateur y accomplit une longue et lente promenade, un déplacement presque immobile grâce auquel il s'applique à reconstituer les différentes étapes du temps historique. Ainsi le paysage révèle-t-il une infinité de strates que l'imagination du promeneur fouille et détecte. Amesbury, la ville la plus proche, renvoie le 414- Gaston Bachelard, Poétique de l'espace, Paris, P.U.F, 1984, p.26. Martin Heidegger, “ Bâtir habiter penser ”, Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958, p.173. 416- Salman Rushdie, Patries imaginaires, op. cit. p.165. 417- “ Nous appelerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par "espace-temps" : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels telle qu'elle a été assimilée par la littérature [...] Ce qui compte pour nous, c'est qu'il exprime l'indissolubilité de l'espace et du temps (celui-ci comme quatrième dimension de l'espace). ”, Mikhaïl Baktine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1987 p.237. 415- narrateur à l'époque médiévale : “ [...] il y avait une abbaye et peut-être aussi les vestiges du couvent où s'était réfugiée Guenièvre en venant de Winchester-Camaalot après la dispersion de la Table ronde du roi Arthur ” (Énigme, p.253). De même, les oies de Jack ne sont pas seulement l'incarnation de la pérennité des coutumes paysannes mais réfléchissent le trajet des oies antiques qui cheminaient “ depuis la province de Gaule jusqu'à Rome ” (p.28). La rêverie du promeneur se plaît aussi à envisager des époques encore plus lointaines, suit le lit d'un ancien fleuve “ qui appartenait presque à une autre ère géologique ” (p.39). L'antiquité du paysage rural coïncide avec le fantasme d'enracinement qui caractérise V.S. Naipaul. Ce dernier s'attache à décrire tout ce que l'exil lui interdit d'être. C'est pourquoi la figure de Jack, son double inversé, s'impose comme un symbole obsédant de la stabilité et de la force tranquille. Jack fait corps avec son paysage, “ sa vie m'apparaissait authentique, enracinée, adaptée ” dit-il (p.24). Indissociable du personnage, le jardin est un chronotope interne à celui de la campagne du Wiltshire. Jack cultive sa terre et se satisfait de sa condition. Version antillaise du Candide de Voltaire, le narrateur souhaiterait lui aussi cultiver son jardin mais c'est justement sa qualité — son fardeau — d'étranger qui le lui interdit. Il ne cesse d'insister, de façon significative mais terriblement répétitive, sur son étrangeté qui génère un malaise, “ une sensibilité à vif ” (p.28), et une profonde incongruité: “ [...] j'étais aussi embarrassé d'être ce que j'étais, un intrus, non pas d'un autre village ou d'un autre comté, mais d'un autre hémisphère ” (p.400). Un lien étroit s'établit entre le changement, la dégradation, voire la dévastation du paysage, termes leitmotive du récit, et sa présence dans la région. Le paysage bucolique de l'Angleterre pastorale, érigé au rang de locus amœnus ne saurait échapper aux dégâts de la modernisation. Jack meurt, son jardin demeure en friche, sa maison est détruite. Les pensées du narrateur, dans la troisième et la quatrième parties du récit, s'attachent alors à d'autres personnages, eux aussi apparemment immuables : le jardinier Pitton, le propriétaire du manoir. Mais cette seconde écriture du séjour dans le Wiltshire, lourde d'intertextualité interne et qui trame une réécriture de la première partie du texte, est résolument marquée par le deuil. Paysage mental et paysage rural coïncident étroitement, l'un et l'autre se révélant mutuellement. Au jardin de Jack, emblème de la stabilité, se substitue un autre lieu : le “ rebut ” de Pitton (“ refuse ” en anglais) qui est aussi un “refuge ”. “ Pitton baptisait " refuge du jardin " ce cimetière végétal, cette décharge, et il mettait une certaine ingéniosité à trouver ou créer ces " refuges " cachés mais inaccessibles. Ainsi Pitton employait-il ce mot; je crois qu'il avait deux ou trois de ces refuges à différents endroits. Rebut, refuge : ces mots n'avaient aucun rapport. Mais l'emploi que faisait Pitton de " refuge " recouvrait étonnamment bien les deux à la fois. Son " refuge " ne désignait pas seulement les "rebuts ", il contenait en plus l'idée d'association, pas du tout aberrante, à un abri, un asile, une cachette des choses qu'il est plus convenable de repousser à l'écart de la vue et de la pensée. ” (p.255) La mise en vente du manoir signe la fin du séjour du narrateur dans le Wiltshire. La tentative d'ancrer son exil sur le territoire de l'autre échoue. Ce séjour rural n'aura été qu'une parenthèse, de même qu'il constitue un exemple atypique dans la littérature antillaise de l'exil. “ [...] la campagne n'existe pas, c'est une illusion 418 ” écrivait Georges Perec, lui aussi profondément marqué par le sentiment d'exil. Les lieux de l'exilé sont souvent des “ nonlieux ”, ce sont la mémoire individuelle et la mémoire collective qui leur confèrent leur statut emblématique, les intègrent à une géométrie mentale spécifique. Ainsi en est-il du paquebot “ Colombie ”, monde reliant deux mondes. 5- Le “ Colombie ” : lieu flottant de la mémoire migrante 418- Georges Perec, Espèces d'espaces, op. cit. p.83. Le paquebot “ Colombie ”, qui relia jusqu'aux années soixante-dix Fort-de-France au Havre, est un lieu symbolique. Il apparaît dans Quand la neige aura fondu, Le Maître-Pièce, Tout-monde et L'Exil selon Julia. A priori, ce paquebot pourrait correspondre à la définition du “ non-lieu ” donnée par Marc Augé : “ [...] par " non-lieu " nous désignons deux réalités complémentaires mais distinctes : des espaces constitués en rapport à certaines fins (transport, transit, commerce, loisir) et le rapport que les individus entretiennent avec ces espaces 419 ”. Le non-lieu, selon le sociologue, est produit par ce qu'il nomme la “ surmodernité ”, il génère solitude et similitude. Bien que destiné au transit, le “ Colombie ”, en lequel on peut voir une métonymie du paquebot transatlantique, est toutefois un lieu intense de contacts entre les différents passagers et, surtout, entre les jeunes Antillais voyageant dans les plus basses classes. Sa grande époque est celle de l'après-guerre, période durant laquelle José, le personnage principal de Quand la neige aura fondu et Raphaël Targin, personnage de Tout-monde partent étudier en métropole. L'un et l'autre sont les récepteurs de la mémoire personnelle de leur auteur, c'est sans doute la raison pour laquelle le “ Colombie ” occupe également une place importante dans l'espace textuel : le roman de Zobel s'ouvre et se clôt sur un départ, celui de Glissant intitule “ Colombie ” un de ses chapitres. Le voyage dans la cale du bateau rappelle à Raphaël Targin un autre voyage, celui de ses ancêtres déportés vers les Antilles. Radford — qui évoque également “ Le Flandre ” — et Gisèle Pineau font référence à des trajets effectués dans les années soixante : ceux des deux grands-mères des narrateurs et de la famille de l'enfant Daniel. Alors que l'auteur de L'Exil selon Julia ne décrit aucunement la traversée, insistant uniquement sur l'arrivée tragique de Man Ya qui “ fait un signe de croix, met un genou à terre, et puis pleure à tomber ” (Julia, p.48), Radford fait des paquebots des lieux de la mémoire des Antillais de l'immigration : “ N'est-il pas naturel que ces paquebots, carrefours mouvants de populations en transit, faisceaux de courants migratoires, relèvent d'abord d'une mémoire collective ? 419- Marc Augé, Non-lieux - Introduction à une anthropologie structurale de la surmodernité, Paris, Éd. du Seuil, 1992, p.118. Une mémoire dont je suis le dépositaire obligé, ces îles flottantes étant, à l'époque, les seuls traits d'union entre le rivage d'ici et celui de là-bas ” (Maître-Pièce, p.20). Glissant mentionne, avec une certaine nostalgie la disparition du “ Colombie ”, remplacé par l'avion : “ [...] le vieux Colombie comme un éléphant d'Afrique était allé mourir tranquille dans un cimetière de bateaux, portant ses ancres peintes comme autant de défenses d'ivoire verdi [...] ” (Tout-monde, p.389). L'enterrement du “ Colombie ” marque la fin d'une époque. Dès lors, le transatlantique devient lieu de mémoire. Dans le même temps, s'abolit le “ non-lieu ” de son arrivée — Le Havre — et émerge d'autres “ non-lieux ” de l'exil : la salle d'embarquement, l'avion. La ville du Havre, contrairement à la traversée maritime, correspond bien à la définition du “ non-lieu ” donnée par Marc Augé. Ville de transit, lieu de passage obligé pour l'Antillais qui y prend le train pour Paris, elle est, dans Tout-monde “ un énorme ramas de rails, où il avait fallu reconnaître le bon, celui qui menait à la gare Saint-Lazare ” (p.153). Elle condense le pathos de l'exil chez Radford : “ Ville haïssable [...] aujourd'hui encore j'ai peine à croire que le mot " hâvre " puisse être symbole de repos, quiétude de retour ” (p.19). Dans la littérature antillaise la plus récente se précisent ces “ non-lieux ” de l'émigration et de la “ surmodernité ” : “ Boeing 747 où on vous traitait presque comme un bétail ou une cargaison ” (Tout-monde, p.274), l'aéroport d'Orly “ aujourd'hui un centre banal de triage pour voyageurs convoyés sans ménagement vers leurs destinations sinon leurs destinées ” (p.390). Il n'est pas certain que l'écriture littéraire puisse faire accéder ces “ non-lieux ” au statut de lieux de mémoire, bien que l'aéroport, ainsi qu'en témoigne Retour à Casaquemada soit un espace emblématique de l'exil. Ces “ espèces d'espaces ” de la migration témoignent du fait que le migrant est condamné à cristalliser son être et sa mémoire dans des espaces privés de leurs sources essentielles que sont le pays natal, le berceau familial, le grenier des souvenirs qu'évoque Perec. Il habite un espace solitaire : celui de la perte, un lieu artificiellement solidaire tissé de plusieurs migrances où l'altérité est questionnement permanent. II- Figures de l'altérité 1- Regards antillais sur le pluralisme ethnico-culturel 420 La rencontre avec d'autres migrants est présente dans presque tous les textes. Les relations qui unissent les narrateurs de V.S. Naipaul aux autres migrants, en majorité issus des pays du Commonwealth et de l'Europe du Sud, sont assez cordiales. Lieni, la Maltaise des Hommes de paille et son double, Angela, une Italienne du sud, dans la seconde œuvre, sont des confidentes 421. Ralph, à son arrivée à Londres, souhaite vivre pleinement son rêve de liberté. Il multiplie ses aventures féminines avec des étrangères françaises ou nordiques mais se méfie de tous les particularismes culturels, de toutes les images du pays natal dont 420- Par souci d'éviter tout anachronisme, nous n'utiliserons pas le terme “ multiculturalisme ” pour désigner des situations antérieures à l'apparition de ce terme — 1971. Cependant, nous ne réduirons pas le champ opératoire du terme à son seul pays d'origine. 421- Angela, personne réelle, a très probablement inspiré la création du personnage de Lieni dans Les Hommes de paille. Chronologiquement, dans l'oeuvre littéraire, Lieni apparaît cependant avant Angela. ses conquêtes tentent de lui infliger le récit : “ Je n'avais aucune envie, même en imagination, de jamais pénétrer dans leur ferme normande, ni leur appartement à Nassjo, prononcé Neshway, ni leur maison plantée sur les rochers du fjord sorti du manuel de géographie. Je n'avais aucune envie d'entendre parler du lien qui les unissait à ces lieux [...] ” (Hommes, p.33). Le narrateur-auteur de L'Énigme, lui aussi soucieux de préserver son autonomie, défend une position beaucoup plus tranchée qui ne relève pas uniquement du simple individualisme. La présence des immigrés dans le Londres de l'immédiat après-guerre marque la fin d'une période et modifie sa conception toute coloniale de la grandeur de l'Angleterre : une nation blanche, fière de sa civilisation et de sa suprématie, fleuron de l'Empire. Il avoue : “ J'avais l'impression que la maison n'était plus habitée de la manière prévue par le constructeur ou le premier propriétaire [...] j'avais l'impression que son statut dans le monde avait baissé ” (p.168). Ce changement engendre une déception qui traverse toute l'œuvre : “ Les villes comme Londres allaient changer. Elles allaient cesser d'être des villes à caractère plus ou moins national [...] Elles allaient accueillir tous les peuples barbares de la terre, les gens de la forêt et du désert, Arabes, Africains, Malais, en quête de savoir, de manières, de produits prestigieux et de liberté. ” (p.183-184) Fortement empreinte d'ethnocentrisme, cette assertion traduit assez fidèlement la vision du monde de V.S. Naipaul, sa peur du changement, son mépris parfois flagrant pour les peuples jugés “ barbares ”. George Lamming, dans The Pleasures of exile, l'avait accusé de chercher refuge dans la satire 422. Il est difficile de savoir si les prises de position de l'auteur s'effectuent au premier ou au second degré. 422- George Lamming, The Pleasure of exile, Londres, Éd. Michael Joseph, 1960, (ouvrage épuisé), cité Robert D. Hammer, Critical Perspectives on V.S. Naipaul, Londres, Éd. Heineman, 1979, p.292. Pour Selvon, les migrants sont a contrario l'élément central de la création romanesque. Il utilise la caricature humoristique pour traduire les nombreux et épineux problèmes de cohabitation qui surgissent au cœur du réseau de Pakistanais clandestins. La question alimentaire, aléa non négligeable de la diversité religieuse des Indiens, est pour son personnage une véritable quadrature du cercle : “ Il y en a qui sont végétariens. Il y en a qui mangent pas de viande. Il y en a qui mangent de la viande mais pas de cochon. Certains mangent du cochon mais pas de boeuf. Et les plats doivent être séparés ” (Moïse, p.115). Moïse découvre aussi avec stupeur les us et coutumes des Indiens : “ Trois d'entre eux, tournés vers l'est et La Mecque, faisaient des salamalecs. Un autre était contre le mur opposé, comme s'il s'était mal tenu en classe et que le maître l'ait puni. Un autre, recroquevillé, avait les deux mains jointes et serrées comme s'il jouait de l'harmonica, mais en y regardant de près, on voyait qu'il fumait; il mettait la cigarette à son nez et expirait par la bouche. Un autre debout sur la tête, avait du monde une vision de ver de terre. ” (p.117) À l'instar des descriptions des Français réalisées par le Persan de Montesquieu, le portrait des Pakistanais que Moïse élabore atteint son but en feignant la naïveté et l'ignorance. Les pratiques religieuses sont suggérées par des comparaisons avec des situations triviales garantes d'un effet comique. C'est avec la même candeur apparente que Moïse décrit le salut des membres du Black Power : “ Quand j'ouvre ma porte, voilà que Galaad lève la main droite en l'air le poing serré, comme s'il allait me flanquer une beigne, et que paradoxalement il dit : — Paix, mon frère. Le Noir est beau ” (p.19) 423. Antillais d'origine indienne, Selvon traite avec un humour décapant deux revendications identitaires auxquelles il pourrait être assimilé mais qu'il ne partage pas : la religiosité indienne et le 423- Le texte original dit : “ [...] Galahad raise his right hand up in the air making a fist of his fingers as if he going to bust a cuff in my arse ”, littéralement : “ me flanquer un coup dans le cul ” militantisme noir, mais les immigrés de Selvon ne sont perçus qu'à l'aune du regard de Moïse et non à celle de son auteur. La représentation du pluralisme ethnique et culturel dans le texte de Bissoondath est plus complexe. Elle renvoie à une brûlante actualité : celle du multiculturalisme canadien que nous avons déjà mentionnée dans notre approche historique. Un jeu d'échos se tisse entre la fiction et Le Marché aux illusions, publié six ans plus tard. Selon ses propres termes, Bissoondath avait pour mission d'écrire un essai “ très personnel 424 ”. Fermement hostile au multiculturalisme tel qu'il est défini et pratiqué, il l'accuse de créer des ghettos ethniques et culturels, de favoriser le repliement identitaire, et d'empêcher toute intégration des nouveaux arrivants à la nation canadienne. L'idéal incarné par cette politique est “ un mode de vie transporté en entier, un petit bastion d'exotisme préservé et protégé 425 ” or “ l'ethnie ne garantit ni la communauté des sentiments ni la convergence des intérêts. En fait, elle n'est garante de rien 426 ” affirme-t-il. Répondant aux questions d'une journaliste de France Culture, Bissoondath relate sa propre expérience lors de son arrivée à Toronto en 1973 : “ À l'université York, je me suis spécialisé en français, c'est là que j'ai découvert cette politique de multiculturalisme, juste à mon arrivée. Il y avait des gens de Trinidad, des Antillais de la Jamaïque, de toutes les îles. Ils m'ont vu, ils m'ont invité. On m'a expliqué, dès le début, cette politique de multiculturalisme. On insistait que mon devoir, comme quelqu'un né à Trinidad, était de promouvoir la culture trinidadienne à Toronto, c'était d'ajouter ma culture à cette nouvelle culture canadienne, ça m'a rendu très mal à l'aise parce que ce n'était pas ce que je cherchais. Pourquoi est-ce qu'on quitterait un pays pour trouver une vie dans un autre pays si on veut continuer à vivre comme dans le pays d'origine? [...] ” 427 424- “ Le droit d'être offensant ”, Entretien avec Neil Bissoondath, Annexe, p. Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit., p.123. 426- Ibidem, p.143. 427- “ Toronto, métropole du troisième millénaire ”, “ L'Échappée belle ”, France-Culture, 29 déc. 1995. 425- Raj émigre à Toronto dans les années soixante-dix. Il est contraint de partager les territoires des exilés, immigrés et étrangers, mais il refuse tout contact avec eux. Le discours qu'il développe préfigure clairement celui que son créateur officialisera dans son essai : “ Je considérais leur comportement comme une forme de racisme, non un racisme qui excluait mais un racisme qui annexait. Leur vision d'autrui fondée sur la couleur de peau n'était que l'envers de la violence raciste. C'étaient les minorités identifiables qui me donnaient le plus le sentiment d'appartenir à une minorité identifiable, c'étaient elles qui me semblaient dresser les barrières les plus infranchissables. ” (Casaquemada, p.190) C'est à partir d'un lieu emblématique du multiculturalisme : Kensington Market, chronotope qui traverse le roman, espace-temps de la réalité de la migration, que se fonde la radicale remise en question de cette politique. Kayso, l'ami trinidadien qui est venu accueillir Raj à l'aéroport de Toronto, lui vante l'authenticité de ce lieu, ses “ odeurs ” et sa “ crasse ” qui lui rappellent le marché de Salmonella, à Casaquemada. Le chapitre 11 s'ouvre, in media res, sur une description de ce marché. Raj a été contraint de s'y rendre car Kayso, de retour à Casaquemada, lui a demandé de le photographier. Dans le tableau brossé par le narrateur, les “ odeurs ” et la “ crasse ” promises par Kayso se déploient en un vaste champ lexical : les “ fientes acides ” des pigeons, l' “odeur de vieux et de lait caillé ”, les fruits et légumes qui “ suppur[ent] [...] comme des tas de composts miniatures ”, “ le lourd parfum caractéristique du sang en train de coaguler ”. Une cacophonie de bruits discordants : “ gloussements désordonnés ”, “ radios [qui] hurl[ent] ”, complètent cette scène dans laquelle les panneaux en langue étrangère — portugais, hindi, italien — voisinent avec la nourriture française, jamaïcaine et juive (p.250). Ce chaos babélien synthétise l'idée de multiculturalisme dont il offre un condensé négatif. L'accumulation des différences souligne leur profonde incompatibilité, leur incongruité au sein de la ville occidentale. L'unique dénominateur commun de ces réalités disparates est la crasse. À travers les approches divergentes que Raj et Kayso ont du marché, se lisent deux visions du monde, deux regards portés sur l'expression du multiculturalisme canadien. Kayso incarne la figure de l'exilé nostalgique d'une réalité sans objets définis, sinon ceux créés par ses fantasmes. Personnage tragiquement romantique, nostalgique amoureux de sa nostalgie, il valorise la seule quête du souvenir. Au Canada, il retrouve dans le marché cosmopolite le reflet magnifié de fragments olfactifs et visuels de son île. Le retour à l'île natale ne guérit ni n'atténue ce manque mais, tout au contraire, l'intensifie. Miroir de la nostalgie casaquémadaine, Kensington Market devient, à Casaquemada, prisme d'une nostalgie de la nostalgie de l'exil canadien, construction en abyme de la mémoire. Cette dernière, selon la belle définition de Jankélévitch, réduit le passé à “ un simple souvenir; vestige et symbole idéal du présent, image fantomale et vaporeuse inscrite en surimpression sur le réel perçu [...] 428 ”. La projection du marché dans l'univers insulaire confirme l'importance de ce chronotope de l'exil, lieu où se révèlent et s'écartèlent le passé et le présent, le Canada et l'île natale, et souligne son tragique signifié qui dévoile une mémoire vaine. Après sa mort à Casaquemada, Kayso est découvert dans une chambre dont les murs “ étaient couverts de photos agrandies représentant un marché; un marché identifié, non sans mal, comme Kensington Market à Toronto.” (p.390) Bissoondath attaque la nostalgie du pays natal alimentée par une politique nationale officielle, celle d'une nation qui, en ultime instance, dispose des étrangers à son gré, mais il laisse s'exprimer cette nostalgie qui n'est pas uniquement prétexte à interprétation négative à travers le discours d'Harbans, un immigré guyanais : “ Il faut que tu te souviennes que c'est de vies entières qu'il s'agit [...] Il faut que ce soit mieux chez nous, il le faut, un point c'est tout ” dit-il à Raj (pp.267-268). Harbans, sans autre forme de procès, sera expulsé en Guyane : “ Service immigration venu. Ce matin. Eux l'ont emmené. Lui pas revenir. Faux papiers. Visa pas bon... ” explique la logeuse (p. 276). Dans cette vision à la fois implacable et lucide de la réalité de l'immigration, réside sans doute toute la différence 428- Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie, op. cit., p.26. d'approche entre Bissoondath et V.S. Naipaul. Le narrateur de Retour à Casaquemada, contrairement à ceux des Hommes de paille et de L'Énigme... écoute les souffrances des émigrés. Bissoondath se dit lui-même capable de ressentir la souffrance des gens, de “ se mettre dans la peau des personnes 429 ”. Raj et son auteur ne rêvent pas d'un Canada blanc mais d'un pays où le culte de la différence, dont ils dénoncent l'hypocrisie et la bonne conscience béate, ne masque pas la misère et la douleur. Bissoondath s'attribue le droit d'offenser. Il faut comprendre cette expression comme la revendication de la pleine liberté du créateur qui est indissociable de la possibilité de transgresser les tabous d'une société donnée. Il cite Rushdie : “ Les écrivains occidentaux ont toujours eu la liberté d'être éclectiques dans le choix d'un thème, d'un cadre ou d'une forme [...] Je suis sûr que nous pouvons nous permettre une liberté égale 430 ”. Mais cette liberté de l'écriture n'est ni viol, ni profanation. L'œuvre romanesque de Bissoondath est probablement plus généreuse, plus attentive à la réalité du migrant que son essai ou que ses paroles qui tendent à assimiler un peu trop naïvement et rapidement l'immigration à un seul choix personnel 431. La tendance qui se profile dans le premier roman se confirme dans les œuvres littéraires ultérieures : L'Innocence de l'âge, qui évoque le calvaire d'une jeune immigrée clandestine violée par son propriétaire, mais surtout À l'aube des lendemains précaires où les personnages des nouvelles — Canadiens, étrangers, réfugiés ou simplement exclus — ne parviennent pas à trouver leur place au sein de la mégalopole tentaculaire. À l'inverse des trois auteurs anglophones, Zobel vante les mérites de la rencontre entre différents exilés. Le contexte historique et politique du roman est déterminant : nous sommes au lendemain de la seconde guerre mondiale, à l'avant-veille des décolonisations. José croit en la négritude, vénère l'Afrique, continent matriciel qui, comme pour le jeune Césaire, lui est révélé à Paris. Il quête la chaleur de visages frères : “ [...] tout visage nègre, 429- “ Le droit d'être offensant ”, op. cit., Annexe, p. Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit., p.157. La citation est extraite de Patries imaginaires, op. cit., p.27. 431- “ Le droit d'être offensant ”, op. cit., Annexe, p. 430- tout regard, tout sourire d'un nègre avait pour lui quelque chose de rassurant, d'enrichissant et de réconfortant dans ce cauchemar de visages indifférents [...] 432 ”. Hébergé par un couple franco-algérien, il rencontre de nombreux étrangers : des Indochinois, des Africains, une jeune Roumaine et une Française ancienne résistante. Son amie Anca appelle à la solidarité des peuples colonisés, à une négritude militante : “ Ce que je ne comprends pas, [dit Anca], c'est l'absence d'une véritable conscience raciale, qui entraîne que les nègres de la Guadeloupe pourraient apprendre avec la plus totale indifférence que l'armée coloniale a ouvert le feu sur les nationalistes camerounais ou que les nègres de la Côte d'Ivoire ne se sentent pas concernés par les problèmes raciaux aux États-Unis 433 ”. Quand la neige aura fondu se veut le reflet fidèle d'une époque : celle de l'émergence de la conscience anticolonialiste et anti-impérialiste; l'œuvre mentionne également la départementalisation des anciennes colonies d'outre-mer, non sans une certaine amertume due au sentiment que le colonialisme poursuit par d'autres voies son action. Évoquant une période située trente ans après l'action de l'œuvre de Zobel, Un Papillon dans la cité aborde les questions politiques de manière plus voilée puisqu'elles sont perçues à travers le regard de la petite fille et que le roman s'adresse essentiellement à des adolescents. Dans le Paris de la fin des années quatre-vingt, les immigrés — Antillais et Maghrébins — unissent non pas leurs espoirs mais leurs enfants. Ce texte donne une image foncièrement positive de la rencontre des migrants. Grâce à Mohamed, son ami d'origine marocaine, Félicie découvre “ kouka ” et “ narguilé ” et accède à un autre espace domestique composé de “ plateaux de cuir ” et de “ grands tapis ” (Papillon,pp.59-60). Elle pénètre aussi un autre imaginaire : celui des ancêtres de Mohamed, Touaregs du Hoggart, dignes et infatigables cavaliers. Elle goûte aux merveilles de grand-mère Fathia, version marocaine de Man Ya, qui lui offre loukoums et makroutes. L'image de la femme arabe est ici conforme à celle véhiculée par le roman “ beur ” qu'analyse Ana Maria Mangia : Madame 432433- Joseph Zobel, Quand la neige aura fondu, op. cit., p.37. Ibidem, p.84. Fathia “ se charge de tenir vive la tradition et l'attachement aux valeurs ancestrales et au pays d'origine ”. Elle est “ une vestale de la tradition 434 ”. Cette peinture idyllique de l'amitié antillo-maghrébine contraste avec l'environnement hostile de la cité. Elle se veut une description — une perception — de l'intérieur des relations ethnico-culturelles, une rencontre qui s'effectue par la seule force de l'amitié, sans que le pouvoir français s'en mêle. En effet, l'existence même du “ ghetto ” n'est pas le fait des immigrés mais de ceux qui sont responsables de la ségrégation spatiale, culturelle et raciale, telle cette maîtresse d'école pour laquelle “ le niveau est trop bas ici, à cause des étrangers ” et qui dénonce la “ racaille ” (p.41). Le seul lieu où les habitants de “ la cité ” vont faire leurs emplettes — hormis le libre-service “ Chez l'Arabe ” — est le magasin Tati de Barbès-Rochechouard : “ Est-ce que nous, les gens de couleur trop éloignée du blanc, avions le droit d'aller acheter ailleurs qu'à Barbès-Rochechouard, dans ces magasins TATI aux enseignes gigantesques? Dès que maman revenait de faire ses courses à Paris, elle ne déposait sur la table de la cuisine, que des sacs où les grosses lettres bleues TATI s'étalaient sur fond rose et blanc. Rien que ces sacs-là... TATI [...] ” (p.44) Si le magasin Tati, comme le marché Kensington de Toronto, semblent réservés aux étrangers, on mesure cependant la différence de perception des deux narrateurs. Le point de vue de Félicie rejoint la conception de la ségrégation socioculturelle telle qu'elle se manifeste dans le roman de la seconde génération de migrants maghrébins. Curieusement, L'Exil selon Julia exclut toute représentation des autres immigrés, l'espace se resserre autour de la seule famille antillaise vivant difficilement ses relations avec les Blancs, la dénonciation du racisme s'y effectue avec virulence. 434- Ana Maria Mangia ,“ Les rôles féminins dans le roman beur ”, Littérature des immigrations, tome 1, op. cit. p.53. 2- La représentation du racisme. L'expression du racisme des Blancs envers les Antillais constitue un mode d'insulte et d'infériorisation qui stigmatise et dégrade l'origine ethnique du personnage sans que cette origine soit clairement désignée. Métis ou d'ascendance indienne, les Antillais sont assimilés à un même groupe ethnique, voire à une sous-humanité. Mariotte est appelée “ Miam-Miam ” par les autres pensionnaires lorsqu'ils sont “ à bout d'arguments ” (Plat de porc, p.52); tous les Antillais de L'Ascension de Moïse sont des “ Blackies ”. Le fils de Madame Perroquet, la logeuse de Raj “ n'aime que les Blancs ”, selon l'euphémisme de sa mère (Casaquemada, p.189); il qualifie quant à lui Raj de “ negro 435 ” (p.198). Le discours raciste est sans nuances et globalisant. Présence plus ou moins insistante selon les œuvres, son expression ne varie guère quels que soient la date d'écriture du texte, la période envisagée dans la diégèse et le contexte référentiel. L'Exil selon Julia constitue cependant une exception. L'autofiction s'ouvre sur ces paroles rapportées puis commentées : “ Négro Négresse à plateau Blanche-Neige Bamboula Charbon et compagnie... Ces noms-là nous pistent en tous lieux. Échos éternels, diables bondissants, ils nous éclaboussent d'une eau sale. ” (Julia, p.11) Dès l'incipit, la phraséologie du mépris, écho d'un racisme ordinaire, dessine un refrain maudit qui va s'immiscer dans l'écriture à plusieurs reprises. Sous le signe de ces 435- “ Where's ya nigger ? ” dit le texte original, A Casual Brutality, Toronto, Penguin Books, 1989, p.169. mêmes insultes s'ouvre le chapitre “ Adieu Bamboula ” qui décrit le retour au pays natal. À cette violence verbale ouvertement exprimée, s'ajoute, dans tous les textes, l'impossibilité de faire comprendre aux Occidentaux que les Antillais — qu'ils soient français ou anglais — ont la même nationalité que celle des citoyens de leur pays d'exil, d'où, dans The Lonely Londoners de Selvon, l'amertume ressentie par le personnage face à la précarité des droits des siens : “ Go there and see if they will serve you. And you known the hurtfull part of it ? The Pole who have the restaurant, he ain't have no more right in the country that we. In fact, we is Bristish and he is only a foreigner, we have more right than any people from the damn continent to live and work and the country 436 ”. L'Ascension de Moïse décrit également des scènes de violences policières lors de manifestations du Black Power. Le racisme y est plus clairement contextualisé. La situation des émigrés de Selvon durant cette période qui précède l'indépendance de Trinidad se retrouve, sur un mode semblable, dans les œuvres francophones. L'étrangeté, le malaise ressenti par l'Antillais réside dans la non-coïncidence entre l'identité officielle — celle des papiers d'identité — et l'identité ethnique créée par le regard raciste ou racialisant. Ces “ écarts d'identité 437 ” sont parfois vécus comme des offenses, des humiliations. À cet égard, Le Maître-Pièce, en évoquant la situation des Antillais pendant la guerre d'Algérie, confirme l'analyse ébauchée par Glissant dans Le Discours antillais. Radford écrit : “ Les Antillais étaient à cause de leur physique, enveloppés dans le même sentiment de haine que les Algériens [...] Il fallait dire tout haut que nous étions Français — mais Français d'où ? Notre couleur de peau établissait la frontière [...] Voulait-on nous obliger à reconnaître que nous n'étions pas Français ? ” (Maître-Pièce, pp.30-31). Le racisme qu'affrontent les Antillais est non seulement révélateur de la perception que les Français racistes ont de cette minorité ethnique mais aussi de l'idée qu'ils se forgent d'eux-mêmes par rapport aux Arabes. 436- Samuel Selvon, The Lonely Londoners, op. cit., p. 40. “ Vas-y et tu verras s'ils vont te servir. Et tu sais le plus choquant là-dedans ? Le Polonais qui a le restaurant, il n'a pas plus de droits dans ce pays que nous. En fait, on est des sujets anglais et il est juste un étranger, on a plus le droit que les autres gens du maudit continent de vivre et de travailler dans ce pays. ” 437- Azouz Begag, Abdellatif Chaouite, Écarts d'identité, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points Virgule, 1990. Il semble en effet, si l'on s'en tient à l'assertion du Maître-Pièce, que l'injustice ne soit pas tant le racisme en général mais la confusion entre “ vrais ” et “ faux ” Français. Glissant revient sur cette confusion : “ Ils avaient souffert, pendant la guerre d'Algérie, d'être parfois poursuivis, eux si calmes et sérieux, comme s'ils avaient été des Algériens, la police n'avait pas le temps d'établir des différences ni de faire des manières ” (Tout-monde, p.272). Les multiples appartenances des Antillais, l'entremêlement des facteurs ethniques, géographiques et historiques qui déterminent leur identité échappent résolument aux Occidentaux. Bissoondath met en scène cette situation de malentendus dans un dialogue entre Raj et Jan, sa future femme qui est canadienne. Jan tente tout d'abord de comprendre l'origine du nom de Raj : “ — Mais c'est quoi comme nom, au fait ? — C'est indien. — Indien d'Amérique ou d'Inde ? — Des Antilles. — Comprends pas — Je suis de Casaquemada — C'est au Mexique ? Tu parles drôlement bien anglais. — Les Antilles. Tu sais ? Les Caraïbes. — Tu es de la Jamaïque ? — Non. De Casaquemada. C'est une autre île. — Mais t'es pas noir. — Il y a des Indiens aux Antilles. ” (Casaquemada, p.314). L'ironie qui caractérise l'écriture de Bissoondath se retrouve, sur un mode nettement plus offensif, dans L'Exil selon Julia, texte qui, plus encore qu'Un Papillon dans la cité, tente de solder des souvenirs d'enfance douloureux. Relatant des faits qui eurent lieu dans les années soixante, l'autofiction désigne aussi, nous semble-t-il, l'expression raciste telle qu'elle se manifeste dans la France des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Gisèle Pineau écrit : “ Certains Blancs sont ainsi. Voir trop de noir à la fois les effraie... Aussitôt, ils imaginent l'Afrique dans son entier débarquée à Paris [...] Montrez-leur un parent de trop ! Leur intelligence déballe au même moment des troupeaux de frères polygames, sœurs et femmes en pagnes colorés portant sur le dos une marmaille braillarde, colonie d'oncles marabouts, revendeurs de grisgris, marchands de magie noire, tantes excisées ou bien infibulées, cousins percussionnistes, petites cousines scarifiées... Tout ce beau monde les uns sur les autres, avec boucs, moutons et cabris, dans un malheureux appartement pour une Famille Française Type ” (Julia, p.108). Le racisme est le fait de tous les Blancs du texte, y compris des enseignantes qui multiplient les humiliations. Un Papillon dans la cité inventait un personnage de gentil professeur, blonde poupée “ Barbie ” grâce à laquelle la petite Félicie pouvait retrouver Man Ya lors des vacances scolaires; L'Exil selon Julia évoque seulement de sinistres sorcières, telle cette Madame Baron qui oblige l'adolescente à se terrer sous son bureau, entre ses jambes, pendant les cours de français. Ainsi que l'indique le texte, c'est bien un monde en “ Noir et blanc ” — titre de la première partie de l'œuvre — que dépeint l'auteur, peinture qui ne va pas sans un certain manichéisme. D'une part, les mauvais Blancs, d'autre part les bons immigrés, aucune relation humaine entre les uns et les autres ne semble possible. Pour faire front à l'adversité, la mère de Félicie affirme que sa fille est elle aussi une étrangère, celle de Gisèle, qui a appris les insultes adressées à l'enfant, propose une unique solution : “ être la première de la classe ” (Julia, p.83). Si l'opposition blanc / noir sur laquelle se fonde le discours raciste rappelle sans cesse à l'immigré qu'il est différent, lui-même peut s'appliquer à penser la différence et l'altérité, à sonder le monde blanc. La perception de la neige, élément qui constitue un motif récurrent de l'œuvre antillaise de l'exil, pourrait être une manière de dire le lien qui unit le migrant à son pays d'exil. 3- “ Les neiges de l'exil ” À la “ saison unique ” des îles caraïbes, s'opposent les quatre saisons du pays de l'exil. L'hiver est la saison la plus marquante. Toute l'histoire de Mariotte se déroule pendant la période hivernale, les œuvres de V.S. Naipaul évoquent longuement cette saison sur laquelle s'ouvre les deux récits. Pour Raj, le contraste entre le climat antillais et le rude hiver canadien est encore plus net que pour les exilés en Europe. La nécessité de se protéger du froid constitue une étape dans le processus d'adaptation et d'acculturation du personnage. L'hiver européen ou canadien est cependant plus qu'une réalité météorologique. Il s'incarne, se donne à voir, à sentir et à palper, à travers la neige, sa métonymie. Avant même qu'elle ne lui dévoile sa froide altérité, l'Antillais possède une connaissance intuitive et fantasmatique de la neige, elle s'inscrit au cœur de sa météorologie mentale. Selon Glissant, cette connaissance préexiste à l'exil : “ Longtemps, là-bas, je la devinais, beauté menaçante. Et la première fois qu'à mes yeux elle offrit son écume, ce fut juste comme une pluie ” (Soleil, p.18). C'est également l'impression que ressent José, personnage d'un roman qui inscrit le mot neige au sein même de son titre : “ Cette première vision de la neige ne produisit en lui aucune commotion. Il la cherchait depuis si longtemps, qu'il s'y attendait peut-être. 438 ” Dans les foyers insulaires, enfermée dans une boule de verre, elle fait “ pleuvoir [ses] flocons ” sur “ la Sainte Vierge ou la tour Eiffel ” écrit Radford (Maître-Pièce, p.15); pour signifier la douceur de la France, le fils de Man Ya agite devant la vieille femme une cloche de verre “ et des neiges éternelles tombent sur une tour Eiffel ” (Julia, p.46). Expression d'un cliché de l'exil, la neige, lorsqu'elle devient expérience concrète, se charge de connotations négatives ou positives, toutes révélatrices de la relation que le personnage entretient avec son pays d'adoption 439. 438- Joseph Zobel, Quand la neige aura fondu, op. cit., p.53. Cette représentation de la neige traverse aussi les œuvres des écrivains maghrébins de l'exil. Elle est présente dans la trilogie nordique de Mohamed Dibb et dans l'oeuvre de Tahar Djaout, L'Invention du désert. Le narrateur y confronte ses rêves d'enfant nourris d'une littérature qui évoque “ des paysages de neige épaisses ” et “ un campement de lapons [...] endroit idéal pour vivre ” à la réalité de l'exil dans les villes froides du Nord. L'Invention du désert, Paris, Éd. du Seuil, 1987, p.166. 439- Elle génère un signifié souvent négatif, déploie le pathos de l'exil : neige “ sale ” et “ repoussante ” pour José 440, “ [...] gadoue grisâtre et pénétrante, s'insinuant partout comme une horde de rats ” pour le narrateur du Maître-Pièce, (p.153). La “ neige fondue ” entrave la progression de Mariotte dans les rues de Paris, elle annihile toute possibilité de trouver des mégots et enveloppe la vieille femme dans une tristesse infinie. Associée aux termes “ nuit ” et “ brouillard ”, elle renvoie encore au fantasme de la déportation. Ces neiges de l'exil qui ne cessent de creuser la douleur de l'éloignement du pays natal étaient déjà celles du poète Saint-John Perse durant son exil aux États-Unis. Sous le signe des “ premières neiges de l'absence ”, s'ouvre le poème “ Neiges ”. Évoquées par de suaves sonorités, les neiges persiennes recouvrent êtres et choses. “ Neiges cruelles au cœur des femmes où s'épuise l'attente ” (O.C., p.160), linceul de douceur et d'amnésie, elles font disparaître les traces, partagent le monde et séparent le poète exilé de sa mère à laquelle le poème est dédié. On mesure toutefois la différence de représentation entre poésie et prose. La perception antillaise de la neige trame un nouvel exotisme, une vision de l'altérité qui désigne tout ce qui est “ en dehors ” et ne correspond pas à la “ totalité mentale coutumière 441 ”. La blancheur réelle et métaphorique de la neige peut être en elle-même dangereuse pour l'Antillais, ce que révèle le jeu d'opposition “ noir comme du cirage / blanc comme neige ” évoqué par Moïse (p.28). L'authentique représentation symbolique de la neige relève alors d'un “ exotisme polaire ” selon l'expression segalénienne 442, ou d'un “ exotisme à rebours ” suggéré dans Soleil de la conscience (p.12) . Cet exotisme est apte à renverser l'ordre occidental des choses et, en particulier, la perception prétendument universelle d'un Noël nécessairement blanc et neigeux 443. Il s'applique à décoloniser l'imaginaire des peuples en détachant l'image de la neige de la fête de la Nativité. Mariotte réhabilite ainsi les coutumes antillaises “ estimant, non sans dérision, que [leur] façon de 440- Joseph Zobel, Quand la neige aura fondu, op. cit., p.59. Victor Segalen, Essai sur l'exotisme - Une esthétique du Divers, Paris, Fata Morgana, 1978, p.20. 442- “ L'exotisme est volontiers "tropical". Cocotiers et ciels torrides. Peu d'exotisme polaire. ” Ibidem, p.13 443- Édouard Maunick, autre écrivain insulaire de l'exil, fait figurer la neige dans la liste des réalités occidentales inculquées au peuple mauricien. Anthologie personnelle, Arles, Actes Sud, 1989, p.8. 441- fêter la Noël était plus fidèle que celle des Européens, qui voyaient de la neige, des truffes et de grands sapins en Palestine [...] ” (Plat de porc, p.159). Toujours sur le mode de la dérision, Raj tente de convaincre sa logeuse québécoise que dans son pays la neige est “ dans le frigo ” et qu'il fait chaud “ même à Noël ” (Casaquemada, p.193). Pour Raj et Ralph, la neige est aussi expérience initiatique. Raj contemple sa première neige après avoir entendu les propos racistes du fils de Madame Perroquet, elle est alors “ pluie magique surgie de la nuit ” (p.199) . Le narrateur des Hommes de paille, qui fait de sa première neige une scène clé de son processus d'écriture, associe cet élément à la lumière. La neige transforme la ville, la purifie, réconcilie le personnage avec son pays d'exil. Pour Félicie, elle forme “ une longue nappe immaculée ” qui recouvre la laideur des rues de la cité et en abolit la laideur (Papillon. p.93). Bissoondath reprend le cliché de la neige associé au pathos de l'exil pour le renverser : “ Rien n'est plus triste, peut-être, qu'un homme à la peau sombre sous la neige ”, écrit-il, mais il ajoute aussitôt : “ Ma propre histoire est différente 444 ”. Réalité concrète et prétexte à l'imagination, topos largement utilisé, la neige synthétise et fonde une vision qui est perception plurielle de l'exil. Pour ceux qui ont connu les “ neiges de l'exil ”, le retour à l'île natale est-il possible ? Peut-on conjurer l'altérité née de la rencontre avec l'espace de la migration ? Vers quel passé retourne le personnage qui a choisi d'accomplir en sens inverse le chemin qui l'a conduit à une migration vers le Nord ? 444- Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit. p. 32. Le magazine québécois L'Actualité reprend cette phrase et ajoute : “ Neil Bissoondath, sous la neige ou sous le soleil, ressemble à ce qu'il est : un Canadien heureux ”, Montréal, janv. 1996, pp.26-27. CHAPITRE 4 DES ANTI-HÉROS DU RETOUR OU LA MÉTAMORPHOSE D'UNE FIGURE LITTÉRAIRE “ Trahir, c'est faire pousser des racines dans la terre des autres. Dans la terre d'origine, l'exil est perçu comme une honte, une souillure devant être justifiée et que la réussite seule justifie.” Safa Fathi, “ Exil ”, Pour Rushdie I- Ulysse : exemplum virtutis Tout exil hors du lieu de naissance suppose et appelle un retour en ce même lieu : c'est du moins la leçon transmise par L'Odyssée. “ L'antiquité a inventé le paradigme de l'exilé souffrant loin de sa terre ” écrit Hélène Monsacré 445. Elle nous a aussi légué une figure littéraire : celle du héros du retour qui, par-delà ses errements, revient auprès des siens pour y accomplir ses devoirs d'époux, de père et de roi. Épousant une seconde fois maison et patrie, Ulysse reconstruit une appartenance que l'exil a fortement mise en péril sans parvenir cependant à la détruire. Il abolit ainsi les trompeurs miroitements du “ Divers ”, s'ancre dans le territoire du “ Même ”. La richesse de la postérité littéraire du mythe d'Ulysse, — qui n'est plus à démontrer —, s'appuie en grande partie sur le caractère du personnage, son “ statut d'une personne à laquelle il devient possible de s'identifier 446 ”. Il est également tentant d'identifier, ou pour le moins de comparer, tout retour à l'île natale au retour tel qu'il est défini dans L'Odyssée. Le mythe fondateur autorise cette démarche en engendrant un paradigme du “ nostos ” auquel sont associées des valeurs apparemment immuables : la fidélité au passé et à la mémoire, la responsabilité, la nécessité d'exécuter une mission, autant d'éléments générant un exemplum 445- Hélène Monsacré, “ Deux Odyssées ”, Magazine littéraire, n° 221, La littérature et l'exil. juil.-août 1985, p.16. 446- Denis Kohler, “ Ulysse ”, Dictionnaire des mythes littéraires, op. cit. p.1349. virtutis. De l'exil de L'Odyssée à l'exil antillais en Occident, ces valeurs se sont modifiées, érodées ou transformées mais elles constituent pourtant une grille de lecture qui peut permettre d'appréhender les textes d'exil. Dans un essai intitulé Le Pays natal, que nous avons déjà eu l'occasion de citer, Max Dorsinville examine plusieurs œuvres d'auteurs antillais, africains et latino-américains dont les héros rejoignent le pays de leur naissance 447. Il souligne que la décision du héros est liée à la prise de conscience d'une identité de colonisé qui s'est effectuée en exil où est né “ le sentiment d'appartenance à une culture commune reléguée au tréfonds d'une conscience voulue oublieuse 448 ”. À l'issue de cette révélation, le personnage ne peut rester en Occident, son départ est la voie de son salut duquel dépend aussi le salut de son peuple. Il aura pour mission le combat et l'éradication des “ prétendants ” : libérer son pays — voire le Tiers-Monde — de la tutelle coloniale. Sa lutte en faveur des siens le conduit parfois à la mort, — ainsi que l'illustre le roman de Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée 449 — mais elle a un indéniable pouvoir cathartique : “ [...] l'engagement du héros transcende la personnalité de l'individu, son sacrifice à valeur d'exemple : il convie à un acte propitiatoire 450 ”. Le héros de cette littérature n'est pas un héros individuel mais collectif. Sa volonté et son destin sont étroitement confondus avec ceux de son auteur. Cette analyse conduit Dorsinville à blâmer l'attitude de Naipaul : “ Certains écrivains du Tiers-Monde (comme Naipaul par exemple) échouent dans leur quête, étant incapables de se départir d'un système de valeurs aliénant. Ils n'arrivent pas à témoigner de l'humanité de la condition de leurs personnages parce qu'ils n'ont pas procédé à l'interrogation de valeurs dérivatives de la Réforme, qui nous paraissent fondamentalement antithétiques à ce que le Tiers-Monde 447- Max Dorsinville, Le Pays natal, op. cit., Les textes évoqués sont les suivants : Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire, No Longer at Ease de Chinua Achebe, This Earth my Brother de Kofi Awoonor, Souvenirs de sous-développement d'Edmundo Desnoes, La Mort d'Artemio Cruz de Carlos Fuentes, The Mimic Men (Les hommes de paille) de V.S. Naipaul. 448- Ibidem, p.68. 449- Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, Paris, Éd. Messidor, 1989. 450- Max Dorsinville, op. cit., p.24. apporte au monde 451 ”. Ainsi, pour Dorsinville, qui assigne une responsabilité politique à la littérature dite “ du Tiers-Monde ”, le héros romanesque se doit d'être un héraut du retour. Il sera fidèle et courageux comme l'Ulysse d'Homère ou forgera sa propre perte, entraînant le discrédit de son créateur. Cette analyse, fortement empreinte de critères idéologiques liés aux mouvements de décolonisation de l'Afrique, apparaît aujourd'hui désuète et réductrice. Elle n'a cependant pas entièrement disparu du discours critique. Les œuvres de Naipaul et de Bissoondath traitant du retour à l'île natale subissent ainsi de fréquentes attaques. Bissoondath évoque un entretien qu'il eut avec un journaliste canadien : “ [...] il s'est dit d'accord avec ce que j'avais écrit. Cependant, il estimait qu'il était préférable de ne pas le dire ici au Canada. [...] Pourquoi donc écrire sur la corruption alors qu'il y a tant de belles plages de sable fin à décrire ? Pourquoi traiter le problème du racisme, puisque le carnaval est si coloré ? J'avais, selon lui, laissé tomber " mon peuple" 452 ”. L'essayiste cite également deux articles s'attaquant avec une virulence insultante à Digging up the moutain (recueil de nouvelles) et Retour à Casaquemada : “ Naipaul Legacies : Continuing the Colonizer's Dirty Work ” et “ Immoral fiction ” 453. Leur auteur, une Canadienne engagée dans la défense des “ minorités visibles ”, accuse Bissoondath de postuler “ un révisionnisme total, absolu et délibéré de l'histoire ” et voit en lui “ un écrivain qui chie [sic] sur son pays d'origine ” 454. Sur un mode heureusement plus élégant, Raphaël Confiant se déclare satisfait que le prix Nobel ait été attribué à Walcott plutôt qu'à Naipaul. Il fonde son propos non sur une comparaison de la qualité littéraire des œuvres mais sur la personnalité de Naipaul : “ écrivain brillant, mais qui a complètement renié la société antillaise et vénère l'Angleterre. 451- Ibidem, pp.27-28. Les valeurs de la Réforme sont celles de l'ascétisme, de l'individualisme, de la froideur. Elles sont “ infligées au colonisé ” dont l'oppression est une “ condition absolue de la rédemption du colonisateur. ” (p.23) 452- Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit. p.165. 453- Ibidem, p.165. L'édition française traduit ainsi le premier titre : “ Le legs de Naipaul : comment on achève la sale besogne du colonisateur. ” 454- Ibidem, p.166. Il s'agit d'un article de M. Nourbese Philip in Frontiers, Startford, The Mercury Press, 1992, p.190. (cité en note par Bissoondath). Naipaul n'est pas un universaliste comme il veut le croire, mais un cosmopolite 455 ”. Ces critiques posent clairement le problème du lien entre l'écrivain exilé et son pays natal. Naipaul et Bissoondath, nous l'avons dit, ont choisi de ne pas retourner vivre à Trinidad. L'un est Anglais, l'autre a opté pour la nationalité canadienne. Paradoxalement — mais le paradoxe n'est qu'apparence trompeuse — leur première œuvre romanesque est un roman du retour. La situation de Caryl Philipps est plus complexe : né à St Kitts, il a grandi en Angleterre et enseigne aux États-Unis. Son roman A State of Independance fut écrit aux Antilles — “ St Kitts, 20 june 1985 ” — précise la dernière page. Quoi qu'il en soit, il n'est pas inutile de rappeler que Les Hommes de paille, Retour à Casaquemada et A State of Independance ne sont pas des témoignages. Le retour qu'ils évoquent est doublement fictif : tout d'abord parce qu'il concerne un personnage, ensuite parce qu'il permet peut-être aux auteurs d'envisager, par le biais de la création littéraire, un retour impensable ou difficile sur le plan de leur histoire personnelle, de sonder et de dire le nœud ambigu qui continue, pardelà l'exil consenti, à les attacher à leur île. Cette mise en scène du retour s'emploie à reconstruire l'île natale grâce à l'usage de la dérision. II- Une onomastique de la dérision Très précisément localisées sur le plan géographique, les îles s'inscrivent dans l'archipel des Petites Antilles. Elles sont cependant désignées par des noms fictifs : Isabella, Casaquemada. Quel est le sens de ces noms inventés ? Masquent-ils l'île de Trinidad ? Si “ lire c'est pouvoir fixer son attention et sa mémoire sur des points stables du texte, les noms propres 455- 456 ”, à quoi renvoient ces points sur lesquels s'appuie notre lecture ? Les Hommes Raphaël Confiant, “ La bicyclette créole ou la voiture française ”, Le Monde, 6 nov. 1992. Philippe Hamon, Le Personnel du roman, Paris, Éd. Droz, 1983, p.107. Hamon étudie le système onomatistique des personnages, mais les outils qu'il forge sont également opératoires pour l'étude des noms de lieux. 456- de paille n'apporte aucune réponse à ces questions mais la dénomination ironique de l'île s'impose d'elle-même. Isabella condense au moins deux signifiés. Le premier renvoie à la reine de Castille qui permit à Colomb d'entreprendre son voyage, de découvrir et de nommer les îles; le second, plus trivial, suggère un univers paradisiaque; Isabella peut ainsi se comprendre comme “ isla bella ” — la belle île. Comparé à la réalité romanesque de l'île, ce nom relève de l'antiphrase. L'adjectif “ bella ” se retrouve aussi, sous une forme redondante, dans le nom de l'entreprise de la famille du narrateur : les usines “ Bella Bella Bottling Works ” qui se chargent de la mise en bouteille du coca-cola. Ralph désigne également Isabella par une périphrase — l'île aux esclaves —, absolue antithèse du signifié premier de l'île dont elle souligne plus encore le caractère ironique. Retour à Casaquemada accorde une très grande importance au nom octroyé à l'île, prend soin d'édifier un pacte fictionnel et de savamment brouiller les pistes de l'effet de “ représentance 457 ” du réel. Casaquemada est la voisine de Trinidad ainsi que l'affirme une Trinidadienne que Raj rencontre à Toronto (p.274). Mais sa genèse, l'histoire de sa découverte et de sa nomination, est fort distincte : “ Christophe Colomb, lors de sa quatrième traversée [...] n'avait pas daigné s'y arrêter ni même l'honorer d'un nom. Ce nom s'était fait attendre plusieurs dizaines d'années [...] ” (p.53). L'île fut nommée par un capitaine de bateau qui, ayant abandonné un mutin sur un îlot désert, constate, lors d'une escale sur ce même lieu, que l'homme s'est donné la mort par le feu. Il écrit sur son carnet de bord : “ Casa quemada ”, “ Lopez Muerto ” 458. “ C'est à ces simples mots d'une concision brutale [...] que l'île doit son nom et son embryon de mythe. Quelle différence avec Trinidad, pensais-je, découverte par Colomb lors de la même traversée et qui doit son nom aux trois sommets méridionaux qu'avait remarqués le marin : le Père, le Fils, et le Saint-Esprit : la Trinidad, la Trinité ” commente le narrateur (p.53) 459. Casaquemada désignerait-elle alors 457- Paul Ricœur, Temps et récit, tome III, op. cit., p.335. “ Maison brûlée ”, “ Lopez Mort ” 459- Christophe Colomb n'a pas découvert Trinidad lors de son quatrième voyage mais lors du troisième, élément que Bissoondath ne saurait ignorer. Le quatrième voyage est celui de l'humiliation et de la défaite d'un Colomb “ vieux, malade, myope, sentant que le temps lui était compté et que la bienveillance de 458- l'île de Tobago, sa petite voisine qui, en effet, ne fut pas découverte par Colomb ? Ce dernier, selon Jean-Pierre Moreau, “ aperçut par un temps clair une île qui aurait pu être Tobago mais qui était probablement un promontoire au nord de Trinidad 460 ”. Cette hypothèse se trouve conjointement confirmée et infléchie par plusieurs éléments qui contribuent à troubler le référent historique. L'île du narrateur est de petite taille et sa forme qui dessine “ une larme à l'envers ” ou “ un spermatozoïde bien dodu ” suggère celle de Tobago, mais elle est riche en pétrole, ce qui est le cas de Trinidad. Son destin est également mêlé à l'idée de Trinité : “ Le jour de la mort de Marilyn Monroe et de l'arrestation de Nelson Mandela, Casaquemada accéda à l'indépendance. Ces événements n'avaient en commun que leur date [...] mais ils restèrent associés dans mon esprit comme la Trinité fatale de l'île ” (pp.357-358). La date qui est sous-entendue grâce à des références historiques extérieures est 1962 : année de l'indépendance de Trinidad et Tobago. Casaquemada condense ainsi des caractéristiques communes aux deux îles sœurs. Mieux, elle est construite à partir de leurs fardeaux conjoints : anonymat initial de Tobago, exiguïté extrême; richesse soudaine et déstructurante de Trinidad. Le nom de l'île fonctionne comme un “ signal anaphorique 461 ” : il porte en lui le traumatisme originel de sa naissance. Il entre aussi en redondance aussi avec le signifié de l'île. Casaquemada, c'est l'île cauchemar, le décor idéal pour cette “ brutalité ordinaire ” qu'évoque le titre original. Bissoondath précise qu'il s'est également inspiré de la Guyane, de la Jamaïque et de la Grenade pour créer l'île 462. Lourde de sens, cette onomastique explore toutes les formes de la dérision et de la dégradation. Elle se précise également à travers les noms des lieux : Lopez-City, la capitale, porte le patronyme du mutin brûlé vif; Salmonella, la ville natale de Raj, renvoie à la bactérie du même nom; Raleigh Street, la rue principale de la capitale, rappelle les actions du sinistre aventurier. l'Empire espagnol prenait fin ” ainsi que le dépeint Bissoondath (Casaquemada, p. 52). La confusion entre le troisième et le quatrième voyage renforce sans doute le caractère tragique de ces îles. 460- Jean-Pierre Moreau, Les Petites Antilles de Christophe Colomb à Richelieu, op. cit. p.22. 461- Philippe Hamon, op. cit., p.108. 462- “ Le droit d'être offensant ”, Entretien avec Neil Bissoondath, Annexe, p. Le narrateur des Hommes de paille baptise Kripalville le lotissement qu'il édifie, ce nom — qui contient un prénom indien — est déformé en “ Crippleville ”, littéralement : la ville de l'infirme. Bissoondath désigne aussi grâce à l'utilisation d'un surnom une importante figure politique de Trinidad : le premier ministre Éric Williams. Ce dernier, dont l'identité réelle ne sera jamais dévoilée, est appelé “ le Vieux ”. Deux autres personnages portent également des noms qui coïncident avec leur identité ou leur caractère : Brown dans Les Hommes de paille et Madera dans Retour à Casaquemada. Brown signifie “ brun ” ou “ noir ” en anglais 463 et Madera signifie “ bois ” en espagnol. Ce nom renvoie à la dureté morale du personnage, à son absence de scrupules. Caryl Philipps tait le nom de l'île dans le texte alors que le paratexte initial multiplie les références à St Kitts. Il baptise la capitale de l'île “ Independance-ville ”, procédé de mise en abyme du titre et du thème de l'œuvre. Émile Ollivier, exilé au Canada, utilise des méthodes similaires : dans son dernier roman, Haïti est désignée par une périphrase: “ l'île de la main du diable 464 ”. Ce système onomatisque qui dénigre le lieu natal et voile son identité réelle contraste avec les noms des lieux de l'exil qui, ainsi que nous l'avons vu dans le précédent chapitre, sont fidèles à la réalité. Innommables ou seulement dicibles par les méandres du détour, l'île natale, ses lieux et ses personnages se recomposent dans un vocabulaire fantaisiste qui se fait l'écho d'une relation ambiguë et conflictuelle, à l'image même du retour. III- Un retour équivoque ou l'équivoque d'un retour Le retour se détermine différemment selon la situation politique de l'île au moment où le narrateur décide de s'y installer à nouveau. Isabella est encore sous domination 463- “ Brown ” peut signifier “ noir ” comme dans l'expression “ brown as a berry ” (noir comme un pruneau). 464- Émile Ollivier, Les Urnes scellées, Paris, Albin Michel, 1995. anglaise. Ralph y retourne parce qu'il a appris l'assassinat de son père — scène qui est relatée à deux reprises : au chapitre deux de la première partie et au chapitre sept de la seconde. Le narrateur de L'Énigme... retourne à Trinidad en 1956 pour un séjour de courte durée qui se solde par un nouveau départ pour Londres : “ [...] il y avait des dettes; il y avait des responsabilités familiales. Mais je n'avais pas les moyens d'aider qui que ce fût; c'était à peine si je pouvais subvenir à mes propres besoins [...] la seule chose que je pouvais faire, la seule manière de pourvoir à ma subsistance, c'était de retourner vivre en Angleterre [...] ” (p.194). Bertram, le héros de A State of Independance, rejoint son île immédiatement après l'indépendance, ce qui est aussi le cas du héros de Lamming dans Âge et innocence 465, lequel retourne aussi à St Kitts. Raj part à Casaquemada dans les années quatre-vingt. Chaque retour est motivé par des raisons différentes. L'esprit missionnaire caractérisant la démarche du héros se trouve stigmatisé — voire caricaturé — dans les romans de Bissoondath et de Philipps. Bertram avoue : “ I know that twenty years is a long time to be away, but I feel that the time is right and I must seize the opportunity to help the new nation 466 ” (Independance, p.50). Il souhaite investir l'argent qu'il a économisé en Angleterre et fonder une entreprise entièrement indépendante des Blancs. Ainsi allie-t-il deux velléités contradictoires : éradiquer le colonialisme et construire sa propre richesse. Le roman de Bissoondath, grâce aux personnages antithétiques de Raj et de Kayso, illustre deux attitudes différentes face au pays natal. Kayso est le prototype de l'intellectuel engagé persuadé d'avoir à accomplir une mission salvatrice. Son retour au pays coïncide, à quelques jours près, avec l'arrivée de Raj à Toronto. C'est lui qui, le premier, l'arrache à son exil consenti en lui suggérant qu'il a une dette vis-à-vis de l'île : “ J'enviai ce ton d'homme content de la vie et de lui-même; l'idée me visita tout à coup que moi, je me laissais aller, 465- George Lamming, Âge et innocence, Paris, Éd. caribéennes, 1986, ( © 1958). “ Je sais que vingt ans à l'extérieur c'est une longue durée, mais il me semble que le moment est propice et je dois saisir cette opportunité pour aider la nouvelle nation. ” 466- que je vivais sans but ” dit Raj (Casaquemada, p.367). Ce dernier reçoit ensuite trois lettres l'exhortant à rentrer. Celle de son cousin évoque la récente opulence économique de l'île et le retour des immigrés : “ Il avait l'impression que tous ceux qui avaient quitté l'île étaient en train de revenir. Tous les jours, les avions déversaient des Casaquémadains bizarrement habillés qui parlaient avec des accents américains, anglais ou canadiens : tous rentraient pour avoir leur part de gâteau au lime - oui, à ce fruit, expliquait-il, vert et doux comme l'étaient les dollars américains qui les faisaient revenir [...] Avec tout ça, avec tout cet argent qui ne demandait qu'à être ramassé, il voulait savoir pourquoi je ne m'étais pas encore joint aux rapatriés. ” (pp.371-372) Ces retours dénués d'héroïsme et de tout esprit de mission sont inspirés par la réalité. L'essayiste les évoque avec ironie : “ Au milieu des années soixante-dix, à la suite des politiques adoptées par l'OPEP, les réserves de pétrole de Trinidad (qui n'était pas membre de l'organisation) ont permis à l'île de passer du statut d'État endetté à celui d'État prêteur. Le rêve de richesse se réalisait soudain grâce aux efforts déployés par d'autres. Plusieurs personnes ont eu alors l'envie irrésistible de rentrer " chez elles" — toujours avec les meilleures des intentions : pour faire leur part, pour aider leur peuple, pour contribuer au développement de leur pays (un patriotisme tout à fait inexistant avant les milliards du pétrole). C'était l'occasion de faire du bien et de s'enrichir du même coup. 467 ” Il s'inspire également de la réalité canadienne pour décrire le changement de nationalité que Raj effectue avant de quitter le pays. Le personnage obtient un nouveau passeport qui est vierge de toutes mentions, hormis celles, paradoxales, qui l'autorisent à “ 467- Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit., p.144. entrer à Casaquemada ” et lui accordent “ le droit de résider dans l'île ” (Casaquemada, p.343). Le caractère équivoque de ces retours préfigure les problèmes auxquels le personnage se heurtera. À l'instar d'Ulysse, le héros antillais est confronté à une série d'épreuves. Ces épreuves ne précèdent pas le retour, elles lui sont inhérentes. Elles tracent un chemin de Damas — ou un chemin de croix — dont les embûches parsèment l'itinéraire du personnage. IV- L'épreuve du temps Rien n'interdit à l'exilé consentant de revenir sur le lieu de sa naissance. Docile, l'espace qui sépare les deux pôles du personnage se laisse parcourir, et cela d'autant plus aisément que les moyens de transport modernes autorisent une grande rapidité de mouvement. L'espace est réversible, mais le temps ne l'est pas : “ le temps est littéralement irréversible, c'est-à-dire qu'il est absolument impossible de le renverser; impossible et non pas seulement difficile, ou incommode ou dangereux. Cet impossible nous laisse radicalement impuissants ” affirme Jankélévitch 468. L'aller et le retour dans l'espace amoindrit la “ disjonction des lieux 469 ” , mais n'annule pas la distance temporelle qui, elle, ne cesse de se creuser. L'irréversibilité du temps — cette “ identité essentielle de la temporalité 470 ” — est un drame imperceptible, annihilé par la possibilité de retour dans l'espace qui occulte l'invisibilité du temps par la visibilité du trajet. Spatialité et temporalité 468- Vladimir Jankélévitch, op. cit., p.15. Ibidem, p.27. 470- Ibidem, p.33. 469- se contredisent mutuellement, ce qui fonde la tragédie du retour : “ topographiquement, le retour annule l'aller, mais chronologiquement, il le prolonge et en prend la suite 471 ”. L'épreuve du temps, en raison de cette irréversibilité immanente du temps, est une épreuve marquante et cruelle qui s'impose au revenant. Dans les œuvres de Naipaul et de Bissoondath, elle est considérablement affaiblie par le fait que les personnages ne sont pas atteints par la maladie du retour : la nostalgie idéalisatrice du temps passé. Mais si le corollaire de l'irréversible est la nostalgie, l'irréversible existe indépendamment de la nostalgie. Disparu, le temps de l'enfance insulaire laisse sa marque, trahit l'évolution des lieux, leur inexorable dégradation. Raj contemple le jardin de son grand-père : “ Des années que je ne l'avais pas vu. Je ne l'avais jamais vraiment regardé, et ce fut pour moi une surprise de ne pas y trouver des rangées impeccables de tomates, de laitues, de concombres et de pousses de manioc. Était-ce simplement l'effet du temps ? Celui de l'âge et de l'infirmité ? Dans le jardin de mon grand-père, dans ce coin de terre où il s'était épuisé si longtemps et avec tant de passion, pas la moindre trace de ses efforts ” (Casaquemada, p.139). Il retrouve aussi le magasin de ses grands-parents qui fut l'emblème de leur réussite sociale : “ À mon retour à Casaquemada, je découvris que le magasin, autrefois attirant et plein de vie, était devenu un endroit triste, sans lumière. La vie l'avait déserté, il n'avait pas d'avenir, à peine un présent. Le passé seul restait, serré dans les coins, suintant des murs. Le magasin avait été dépassé ” (p.149). Le narrateur de L'Énigme est lui aussi hanté par la dégradation du paysage de son enfance, une dégradation qu'il juge à la fois physique et morale : “ Quand j'étais petit, les hauteurs de la Northern Range [...] étaient désertes, encore revêtues de forêt primaire, par endroits. À présent, jusqu'à mi-hauteur, elles étaient couvertes de cabanes et cahutes d'immigrés illégaux venus des autres îles [...] les immigrés [...] avaient altéré nos paysages, notre population, notre état d'esprit ” (p. 442). Comme souvent chez Naipaul, la peur du changement engendre la peur de l'autre et développe un discours d'exclusion. 471- Ibidem. Bertram découvre un environnement qui, selon lui, a peu changé depuis son départ : “ [...] the same houses were there, and Bertram imagined that the same people were doing the same things inside them 472 ” (Independance, p.54). Il mesure le passage du temps, qui pour lui signifie essentiellement l'indépendance, à la présence d'un nouveau drapeau ou d'une bière fabriquée localement. Cet aveuglement le transforme en fantôme divaguant sur les traces de son passé dans une île où personne ne l'attend. L'épreuve du temps se confond avec l'épreuve de la mort. Temps et mort relèvent de la même fatalité, la mort est irrévocable comme le temps est irréversible. Sans doute n'est-ce pas un pur hasard si les personnages sont confrontés au décès d'un ou de plusieurs des leurs lors de leur retour. Bertram apprend la mort de son frère cadet. Cette mort a un effet terriblement culpabilisant pour le personnage car sa mère l'en rend responsable : “ [...] your brother missed you [...] I don't want to talk about Dominic. The boy did his best to nurse whatever difficulties he had in his heart; but he was never the same once you did desert him. Eventually he just took up with a wrong set of people, but you could have helped him prevent that 473 ” (pp. 82-83). À la mort du frère, fait écho une autre mort : celle du père exilé aux États-Unis et revenu dans son pays pour y rendre l'âme. Les œuvres de Naipaul associent aussi le retour à la mort : mort du père du narrateur dans Les Hommes de paille, mort de la sœur de Naipaul dans L'Énigme de l'arrivée. L'exilé consentant retournerait-il dans son pays seulement pour honorer la mémoire des morts et porter leur deuil ? Cependant, la mort du père n'entraîne-t-elle pas la mort de l'idée de patrie, le terme signifiant ici, conformément à son étymologie latine, l'espace occupé symboliquement et réellement par le père ? Le retour serait alors l'histoire d'un travail de deuil, la prise de conscience irréversible — comme le temps qui conduit à la mort — et irrévocable — comme la mort qui l'a motivé — que le pays est seulement natal, c'est-à-dire rien d'autre qu'un terrain vague 472- “ [...] Les mêmes maisons étaient là-bas, et Bertram imaginait que les mêmes gens étaient en train de faire les mêmes choses à l'intérieur. ” 473- “ Tu as manqué à ton frère. [...] Je ne veux pas parler de Dominic. Le garçon fit de son mieux pour grandir quels que soient les problèmes qu'il avait dans son cœur, mais il n'a plus jamais été le même depuis que tu l'as quitté. Finalement, il a seulement eu de mauvaises fréquentations, mais tu aurais pu l'en dissuader. ” empli de souvenirs, le lieu d'un passé éteint. Pourtant, rationnellement, l'exilé n'est pas responsable de la mort de ses proches, mais cette mort s'est inscrite dans un espace d'où il était absent, ce que la mère de Bertram lui reproche, et dans un temps marqué par la discontinuité. La discontinuité du temps de l'exilé conduit la plupart des œuvres à reconstituer le temps de l'enfance insulaire qui, interrompu par la période de l'exil, resurgit dans la mémoire du personnage pour témoigner d'un lien entre enfance et retour au pays natal. D'un point de vue narratologique, le temps de l'enfance s'inscrit dans le récit sous forme d'analepses. Dans Les Hommes de paille, l'analepse forme un bloc compact qui s'étend du premier chapitre de la seconde partie de l'œuvre jusqu'au chapitre 6 et se clôt par le départ du narrateur pour Londres. Retour à Casaquemada organise les souvenirs du narrateur de façon fragmentée et intermittente. Le récit de l'enfance s'intègre à celui du retour à partir du chapitre 3. Ce récit II alterne avec le récit I dans les chapitres 3, 6, 7, 8 et 9; le chapitre 5 lui est entièrement consacré. A State of Independance met également en place une inscription morcelée du temps de l'enfance. Les analepses complètent l'histoire du narrateur et éclairent le lecteur sur ses antécédents biographiques. Dans les trois romans, elles évoquent la scolarité du personnage et, en particulier, sa relation avec ses camarades de classe. Parmi ces camarades, l'un d'eux se détache clairement : Brown, Madera, Jackson (Independance); lesquels sont aussi des figures centrales du récit principal. L'origine sociale et l'appartenance ethnique de Brown et de Madera les opposent au personnage principal. Brown est un intrus à l'Isabella Imperial College. Il y est toléré à titre d'exception car “ à condition d'avoir une bonne conduite et de bien travailler, un garçon pauvre pouvait obtenir une bourse ” (Hommes,p.196). Madera, véritable pierre angulaire du roman, apparaît dans le récit I avant que ne soit évoqué le temps de l'enfance. Le portrait que brosse le narrateur de l'adolescent Madera vient confirmer le tempérament de l'adulte. Sa violence, son agressivité et son appétit de pouvoir le caractérisent. Il humilie les plus faibles. Dénué de compétences intellectuelles, il s'impose par la force. Jackson est lui aussi un élève peu doué pour les études. Les relations entre les personnages principaux et leurs camarades se dégradent avant le départ des premiers pour l'étranger. Les adieux se font sous le signe d'une humiliation imposée par ceux qui partent à ceux qui restent. Ralph fait irruption chez Brown. Il découvre une famille noire et pauvre, une maison dont les murs exhibent des portraits charismatiques mêlant négritude et prophétisme : Joe Louis, Jesse Owens, Haïlé Sélassié et Jésus. “ Nous ne pardonnons jamais à ceux qui nous surprennent en posture humiliante ” commente le narrateur (p.199). L'humiliation ressentie par Madera est occultée dans l'analepse de l'enfance. Le narrateur se souvient que Madera lui avait proposé de lui offrir à boire mais il ne souhaite pas se souvenir de cette scène d'adieu. Jackson ressent comme une offense le fait que Bertram ne lui ait pas rendu visite : “ We never did talk each over before you left [...] 474 ” (Independance, p.135) La réapparition de ces personnages lors du retour au pays natal est signe du pouvoir maléfique du temps qui les place au centre des enjeux politiques insulaires dans les rets desquels le revenant se trouve englué. V- L'épreuve du pouvoir et de la violence L'engagement de Brown, de Jackson et de Madera incarne des moments et des formes différentes du pouvoir politique insulaire. Leur statut est révélateur du statut de l'île et de sa situation pré ou post-indépendante. Brown est journaliste à “ L'Inquirer ”. Il revendique sa négritude et la “ détresse de sa race ”. Son séjour à Londres, contrairement à celui de Ralph, a renforcé sa spécificité ethnique. De retour à Isabella, il aspire à fonder une maison d'édition “ nationaliste ” afin de lutter pour la souveraineté de l'île. Jackson est 474- “ Nous nous ne sommes jamais parlés avant ton départ. ” premier ministre du premier gouvernement indépendant. Madera est policier, il n'a pas de réels pouvoirs politiques mais possède celui de la force qui, à Casaquemada, prime sur toute autre forme de pouvoir. Ces personnages sont fortement et exclusivement territorialisés dans leur île. Cette territorialisation univoque constitue leur “ axe préférentiel 475 ”. Ils représentent la figure de l'autochtone, un axe qui se modalise dans leur rôle d'actant. Le revenant se trouve impliqué dans cette action ou rejeté sur ses marges, deux situations qui auront le même aboutissement. La représentation de cette implication et / ou exclusion permet aux romanciers d'élaborer une satire — voire une sévère critique — du fonctionnement politique de leur pays d'origine. Le roman de Naipaul scande et caricature rigoureusement toutes les étapes du processus de décolonisation bien que le narrateur-scripteur se défende d'en faire une satire 476. Brown associe Ralph au journal qu'il a fondé. Très vite, ils créent un parti politique et multiplient les interventions publiques. Le succès du mouvement réside essentiellement dans cette alliance insolite mais efficace du pauvre noir et de l'opulent “ Asiatique ”, du dandy — ainsi que Ralph se nomme lui-même — issu d'une riche et influente famille. Les deux alliés se méprisent mutuellement et méprisent plus encore le peuple pour lequel ils entendent lutter : “ Dans cette odeur de sueur surchauffée, que je fuyais jadis, je m'efforçais de reconnaître la vertu, la vertu du pauvre, de l'homme de peine, de l'opprimé [...] Le privilège revenait à Brown d'être moins sentimental. " Ce vieux bouquet d'Afrique 477 ", marmonnait- il. Et parfois, quand nous étions parvenus sur l'estrade : " tu as eu ta bouffée du bouquet " ” (Hommes, p.256). Le parti nationaliste gagne les élections, mais est impuissant à résoudre les problèmes du peuple. Les efforts des nouveaux dirigeants apparaissent comme une vaste 475- Philippe Hamon, op. cit., p.187. La parole du narrateur apparaît ici dans toute son ambiguïté. Ce dernier fait exactement le contraire de ce qu'il prétend éviter. La notion de “ narrateur non digne de confiance ” élaborée par Ricoeur à partir de celle de Booth (unreliable narrator) permet de caractériser la parole de Ralph. Temps et Récit, Tome III, op. cit. p.293. 477- L'oeuvre précise en note : “ en français dans le texte ” 476- mascarade. Ces derniers ne parviennent pas à s'émanciper de la tutelle anglaise et des “ expatriés ” dont ils partagent le même mode de vie. L'exploitation des mines de bauxite reste aux mains des Anglais. Ralph entreprend un voyage à Londres — qui préfigure son départ définitif — mais la nationalisation des terres que réclame le peuple, et notamment sa composante indienne la plus misérable, est refusée. À son retour, il est unanimement désavoué et trahi par Brown. La violence raciale s'empare de l'île et les Indiens en sont les premières victimes. Certains d'entre eux vont à Crippleville pour “ dire la détresse des Asiatiques, les femmes et les enfants agressés, les massacres à la machette, les familles brûlées vives dans les maisons en bois ” (p.321). Face à cette violence, l'impuissance de Ralph est manifeste. Il choisit de fuir à Londres. La peinture de cette tentative avortée de donner à l'île et à son peuple un semblant de dignité est empreinte d'une volonté de réalisme. Derrière les personnages de Ralph et de Brown, férus de belles lettres et de culture savante, transparaissent les leaders de l'indépendance trinidadienne : C.L.R. James, Alfredo Mendes, Éric Williams, tous écrivains et universitaires. Ces derniers remportèrent les élections de 1946, date qui correspond à la période évoquée — mais non précisément datée — dans l'œuvre. Le parti politique fondé par les deux personnages serait alors la préfiguration du P.N.M. (People's National Movement) dirigé par Éric William, parti qui assuma le pouvoir de 1956 à 1986. La situation de Bertram par rapport à son île natale et au pouvoir directement assumé par Jackson est sensiblement différente. Bertram attend de Jackson qu'il l'aide à fonder son entreprise et qu'il l'associe à la construction de l'indépendance. Ses entrevues avec lui se révèlent catastrophiques. Bertram est très clairement perçu par ce dernier comme un prétendant qui souhaite profiter d'une situation à laquelle il n'a pas contribuée. À l'ironie des premières paroles du ministre : “ I was sure this independance would wash up all kinds of offshore troublemakers, but Bertram Francis. I swear to God I never did think I would see you again 478 ” (Independance, p.65), succède un rejet drastique. Ayant un rendez-vous officiel avec son ancien ami, Bertram tente d'accéder au bureau du ministre, il se heurte aux méandres bureaucratiques. Jackson parodie le discours de Bertram et lui signifie qu'il le considère comme un Anglais revenant dans un pays où il n'a aucun droit et aucune revendication légitimes à formuler. L'indépendance telle qu'il la conçoit consiste à substituer l'ancienne domination coloniale de l'Angleterre à la puissance économique des États-Unis. Bertram ne maîtrise pas les nouveaux enjeux du pouvoir. L'indépendance est pour lui une simple utopie raciale : se débarrasser des Blancs. À cette utopie s'oppose le pragmatisme cynique de Jackson : “ Well, what you must realise is that we living State-side now. We living under the eagle and maybe you don't think that is good but your England never do us a damn thing except take, take, take. [...] You barely back here and you wanting to invest in the place you remember, not the place that is. Take a walk around, see what you think you could live here, then come back and talk to me .479 ” (p.112) La violence reste essentiellement verbale, elle remet pourtant en question le sens même du retour de Bertram et signe son exclusion. Jackson représente l'agent de cette exclusion, de même qu'il incarne une forme de pouvoir absolu au sein de l'île, un pouvoir totalement inféodé à la puissance nord-américaine. Le contexte politique de Retour à Casaquemada, nous l'avons dit, est postérieur à celui des autres romans. Les dates sont soigneusement passées sous silence. Le lecteur doit 478- “ J'étais certain que cette indépendance allait ramener sur nos rives toutes sortes de trublions, hormis Bertram Francis. Je jure devant Dieu que je n'avais jamais pensé te revoir un jour. ” 479- “ Eh Bien, il faut que tu te rendes compte que nous vivons à côté des États-Unis maintenant. Nous sommes sous l'aigle, peut-être que ça ne te plaît pas, mais ton Angleterre n'a pas fait la moindre chose pour nous, excepté prendre, prendre, prendre. [...] Tu viens à peine de revenir ici et tu veux investir dans le lieu dont tu te souviens et non tel qu'il est. Va faire un tour, demande-toi si tu pourrais vivre ici, ensuite reviens me parler. ” reconstituer la datation à partir d'indices éparpillés dans le texte. Dans le premier chapitre de l'œuvre, le narrateur avoue avoir trente-cinq ans, puis à la page 343, est révélée sa date de naissance: “ 1953-06-06 ”, ce qui signifie que l'action se situe à la fin des années quatrevingt. La datation n'est pas d'une importance capitale. Seule la période évoquée — celle qui succède à l'opulence due aux richesses pétrolières — donne un cadre temporel déterminant inspiré de la réalité trinidadienne. L'apparition de Madera, sinistre actant du pouvoir dictatorial, constitue l'événement à partir duquel le narrateur reconstruit les différentes étapes de son cauchemar insulaire. La première scène que dessine la mémoire du narrateur se situe dans son cabinet médical à Lopez-City. Elle signe l'irruption initiale de la violence et met en place un premier indice qui, tout au long du texte, sera associé à la violence policière. Madera apporte à Raj un homme qu'il vient de lyncher : “ L'homme poussa un gémissement et se laissa tomber. [...] Reprenant mon équilibre et levant les yeux, je découvris un béret bleu marine posé sur une tête, et auquel était épinglé un petit éclair en argent ” (Casaquemada,p.41). L'éclair en argent, perçu avant que ne soit établie l'identité de Madera, constitue un indice qui traverse toute l'écriture. Madera réapparaît au chapitre 12. Il se rend chez Raj et lui expose sa conception du pouvoir et les différentes manières d'éliminer les indésirables : “ Les Argentins les jetaient du haut des hélicoptères, dit-il. Les Chiliens les brûlaient. Les Guatémaltèques leur coupaient la tête. Et les Vénézuéliens! Des experts, c'est moi qui te le dis, des experts. Ils ont compris que tout ça c'est une question de couilles. C'est celui qui en a le plus qui gagne. Alors ils ont trouvé une façon unique de résoudre leur problème, dans les années soixante et au début des années soixante-dix. La flamme ou la lame. T'en as entendu parler ? ” (p.281). Face au discours menaçant de Madera qui est accompagné d'une progression de la violence — incendies, émeutes raciales —, Raj prend la décision de quitter l'île. Cette décision fait suite aux nombreuses exhortations de sa femme qui souhaite retourner au Canada depuis son arrivée à Casaquemada. La déclaration de l'état d'urgence retarde le départ. La catastrophe qui se noue dans le récit I est parallèlement anticipée et mise en abyme à travers deux cauchemars : l'un fait par Raj, l'autre par Asha, une amie de la famille. Le premier succède, dans l'ordre du récit, à l'épisode de la rencontre avec Madera puisqu'il est relaté au chapitre 13, mais il est très largement antérieur, d'un point de vue diégétique, à la réapparition de Madera. Il intervient pendant le séjour canadien du narrateur, avant que ce dernier ne rencontre celle qui deviendra sa femme. Le second rêve est à la fois postérieur au premier et à la seconde irruption de Madera. Dans son cauchemar, Raj voit une voiture accidentée et des corps déchiquetés : “ deux silhouettes écrasées sur les sièges avant, fantômes gris, immobiles comme des cadavres ” (pp. 306-307). Le second cauchemar est relaté par Asha, il s'agit de “ visions ”. Asha est certaine que Jan ne restera pas longtemps à Casaquemada. Elle voit une voiture dans laquelle Jan est contrainte de monter tout en ayant le sentiment qu'elle ne lui est pas destinée. Ces deux cauchemars sont, d'un point de vue formel, des “ énoncés réflexifs métadiégétiques 480 ”. Ils suspendent la diégèse et présentent un type spécifique de mise en abyme qui fonctionne comme une prolepse non identifiable. Ils sont la prémonition de l'assassinat de Jan et de l'enfant Rohan et tissent un réseau d'indices qui s'associe à l'indice récurrent de l'éclair repris par Asha à travers une mise en garde : “ Attention aux éclairs, Raj ” (p.78). La dispersion de ces indices dans plusieurs chapitres du roman génère une inquiétante étrangeté. Elle impose au lecteur une gymnastique mentale, le somme de recomposer le chaos de la diégèse. Dans leur fragile intersection, se lit le sens d'une H/histoire marquée par l'imminence de la catastrophe. Porteurs de “ signifiés implicites 481 ”, ces indices impliquent une activité de déchiffrement de la part du lecteur. Ce déchiffrement est différé jusqu'au chapitre 16 qui annonce le dénouement de l'histoire. Le gouvernement quitte l'île. Jan et Rohan sont assassinés alors que Raj était absent de la maison. Commentant cet assassinat, Asha avoue : “ [...] ils avaient des revolvers, Raj, les types avec les éclairs sur la tête, j'ai essayé de t'avertir. Je t'avais dit de te méfier des éclairs ” 480- Dallenbäch, Le Récit spéculaire, op. cit., p.71. Roland Barthes, “ Introduction à l'analyse structurale du récit ”, L'analyse structurale du récit, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1981, p.16. 481- (p. 410). L'indice des éclairs brille une dernière fois alors que les cauchemars prémonitoires se réalisent. Madera n'est pas nommé. Aucun assassin n'est présumé. Mais dans ce drame personnel à travers lequel est donné à lire la tragédie de l'île, l'œuvre maléfique de Madera pèse de tout son poids. Le policier tortionnaire apparaît comme l'un des responsables du coup d'état militaire qui remplace la dictature du “ Vieux ” par une dictature plus sanglante, avant que n'interviennent les “ hommes en vert ”, personnages eux aussi anonymes, métonymie de la puissance militaire d'une grande puissance voisine. D'autres personnages proches de Raj sont également associés à la tragédie du pouvoir. Kayso qui luttait contre la corruption gouvernementale est assassiné. Grappler, l'oncle de Raj, est un membre du gouvernement du “ Vieux ”. Il représente l'aile libérale du parti mais n'a aucune influence directe. Son discours dévoile le contexte précis de la faillite économique de Casaquemada. Il fait allusion à l'enrichissement rapide de l'île grâce au pétrole. Il dénonce l'incapacité des dirigeants à gérer cette soudaine richesse : “ Malgré tous les experts en développement qu'il y a ici ou à l'étranger, nous nous sommes comportés comme une nation de nouveaux riches. C'était l'économie conçue comme une fièvre d'achats. Notre argent n'a servi qu'à aggraver nos maux ” (p.235). Il est convaincu de l'inexorable fatalité de la violence, une violence historique et coloniale, fruit de la double colonisation espagnole et anglaise que le pouvoir post-colonial n'a fait que raviver sans parvenir à créer une autre identité : “ Casaquémadains : on n'a pas encore bien trouvé ce que ça veut dire, en dehors des publicités ridicules pour touristes sur les gens qui se la coulent douce au soleil. Mais j'ai l'impression qu'on y vient, qu'on commence à se définir comme de vrais membres de ce qui reste de l'Empire espagnol. Comme des payols. [...] Si nous sommes des payols, avec des problèmes à la payol , alors nous avons besoin de solutions à la payol. [...] Comme en Argentine. Comme au Chili. Au Guatemala. Au Salvador. ” (pp.244-245) Retour à Casaquemada brosse la peinture la plus implacable de la réalité insulaire. L'auteur utilise tous les moyens qu'offre la fiction pour dépeindre le cauchemar historique; les références précises au contexte socio-historique succédant au boom pétrolier de Trinidad sont alliées à des techniques de représentation voilée de la dictature : des réseaux d'indices qui maintiennent l'attention du lecteur en éveil et le somme de reconstruire le drame personnel d'un homme, l'aboutissement infernal de l'utopie du retour. La clé de l'échec est peut-être tout simplement inscrite dans le nom même de l'île : comment revenir vivre dans une “ maison brûlée ” ? Casaquemada décline la situation de toutes les dictatures, latinoaméricaines et autres. Bissoondath précise qu'un jeune Éthiopien lui a avoué que son texte “ lui avait rappelé son pays d'origine 482 ”. Raj et Ralph retournent en exil alors que Bertram continue à s'interroger sur le sens de son retour et sur la relation qui l'unit à cette île. Le trouble s'installe : “ [...] he was unsure about his relationship to his island he still insisted on calling his home 483 ” (Independance, p.119) Le retour à l'île natale, à l'instar de la quête africaine des héroïnes de Maryse Condé et de Myriam Warner-Vieyra analysée dans la première partie de l'étude, relève de l'échec le plus flagrant. Faut-il considérer les œuvres de Naipaul, Bissoondath et Philipps comme des textes où les auteurs règlent leur compte avec le lieu de leur naissance et soldent une relation conflictuelle ? Indéniablement, et surtout dans le cas de Bissoondath, cet aspect de l'œuvre est prédominant : “ Dans ce roman, il est possible que j'explore le cauchemar du retour que je n'ai pas vécu 484 ” nous disait l'auteur. Mais les œuvres traduisent aussi la vision du monde de chaque auteur, leur sensibilité politique, voire leur engagement. Naipaul condamne le processus d'indépendance dans son ensemble et étend cette condamnation à l'ensemble des pays décolonisés ou en voie de décolonisation : “ ça s'est passé comme ça 482- “ Le droit d'être offensant ”, op. cit., Annexe, p. “ Il n'était pas certain de la relation qu'il entretenait avec son île qu'il persistait à nommer sa patrie. ” 484- “ Le droit d'être offensant ”, op. cit., Annexe, p. 483- dans une bonne vingtaine de pays ” scande le narrateur. Philipps insiste sur l'impérialisme nord-américain et sur le mirage d'une décolonisation qui consiste seulement à changer de drapeau et de maîtres. Le roman de Bissoondath est, d'un point de vue romanesque, l'adieu définitif à l'île natale. Pour conclure, une rapide comparaison de ces mises en scène avec le retour tel qu'il s'exprime dans L'Exil selon Julia s'impose. De tous les textes francophones que nous avons étudiés, ce dernier est le seul qui envisage des retours définitifs. À l'envol de Man Ya pour la Guadeloupe, succède le rapatriement de toute la famille. Au “ Noir et blanc ” de l'exil s'opposent les “ Couleurs ” des îles antillaises — titres de la première et de l'ultime parties de l'autofiction. Les retrouvailles avec le microcosme insulaire, longtemps attendues, vibrent d'une joie intense. Elles signent la fin du racisme et consacrent toute la polychromie antillaise. Renaissance et épanouissement d'une adolescente dans son île, épousailles d'une romancière et d'un pays, éloge de la créolité... Naipaul est anglais, récemment ennobli par la Reine, Bissoondath est canadien, Philipps vit entre St Kitts et et les États-Unis, Gisèle Pineau est créole. Le retour au pays natal, genre prolixe dans les lettres antillaises d'hier et d'aujourd'hui, pourrait bien être le mode privilégié pour décliner son identité. Il atteste sans nul doute l'évolution, la diversité et la complexité de ces identités. Le “ Je ” du migrant est en équilibre instable entre l'autobiographie et la fiction tout comme sa cartographie référentielle qui oscille entre pays d'accueil et pays natal, sans que les deux pôles ne parviennent à s'harmoniser. Quelles que soient les positions des auteurs ou de leurs narrateurs, la double appartenance se relève souvent irréalisable. “ Ma double appartenance ne produit qu'un résultat : à mes yeux mêmes, elle frappe d'inauthenticité chacun de mes deux discours, puisque chacun ne peut correspondre à la moitié de mon être; or je suis bien double 485 ” disait Tzvetan Todorov à propos de sa situation paradoxale de franco-bulgare revenant, après vingt ans d'absence, en Bulgarie. L'exil brouille les catégories de “ l'ici ” et du “ là-bas ” : “ ici ” n'est pas l'espace de l'exil, ce n'est pas non plus le lieu natal. Le lieu migrant est toujours celui d'un “ là-bas ” insaisissable qui ne peut exister que dans l'écriture, mais l'écriture ne dénoue pas la schizophrénie, tout au plus peut-elle la désigner. Frappés de suspicion, “ Ici ” et “ Là-bas ” demandent à être sondés à nouveau : “ Et à chaque fois que tu entendras quelqu'un te dire : ici, n'oublie pas de lui répondre : où ? ” affirme à Jacques Hassoun, à la clôture de son œuvre Alexandries 486. Sortir de la schizophrénie pourrait être possible à la seule condition d'abolir le face-à-face entre deux pôles antagonistes, c'est-à-dire en accomplissant et en acceptant l'errance. Cette errance dont nous souhaiterions à présent questionner les manifestations s'inscrit au sein même d'itinéraires de vies et d'écritures. Nous la nommons “ l'errance au monde 487 ” : errance à son monde, celui qui, archipel, mers ou continent, entre en connivence avec les petites îles — la Guadeloupe, la Martinique et Sainte-Lucie — où trois poètes naquirent : Saint-John Perse, Glissant et Walcott; errance produite par la mouvance dans le monde des sciences, de la philosophie, des épopées, de la poésie; déterritorialisation d'une écriture qui vise à inventer les lieux de son dire. 485- Tzvetan Todorov, “ Bilinguisme, dialogisme et schzophrénie ”, Du Bilinguisme, Paris, Éd. Denoël, 1985, p.22. 486- Jacques Hassoun, Alexandries, Paris, Éd. de la Découverte, 1985, p.143. 487- Cette expression est conjointement inspirée d'un chapitre de Poétique de la Relation intitulé : “ Une errance enracinée ” dédié à Saint-John Perse et d'un chapitre de Lettres créoles : “ L'errance au monde enracinée ” consacré lui aussi à Saint-John Perse ainsi qu'à Salvat Étchard et à Lafcadio Hearn. TROISIÈME PARTIE L'ERRANCE AU MONDE “ Nous connaissons l'histoire de ce Conquérant Mongol, ravisseur d'un oiseau sur son nid, et du nid sur son arbre, qui ramenait avec l'oiseau, et son nid et son chant, tout l'arbre natal lui-même, pris à son lieu, avec son peuple de racines, sa motte de terre et sa marge de terroir, tout son lambeau de "territoire" foncier évocateur de friche, de province, de contrée et d'empire... ” Saint-John Perse, Oiseaux INTRODUCTION La notion de “ déterritorialisation ”, depuis sa création par Deleuze et Guattari, est largement tombée dans le domaine de la critique. Flexible, elle se prête à de nombreuses interprétations. La pensée des deux philosophes, telle qu'elle s'exprime dans Mille Plateaux, s'applique à cerner le concept de territoire, duquel découlent territorialisation et déterritorialisation. Une brève étude sémantique fait apparaître que le latin “ territorium ” a donné “ terretoire ” puis “ territoire ”, mais également “ terratorium ” duquel dérivent “ tieroer ” et “ terroir ”. Jusqu'au début du XVIIe, “ terroir ” signifie aussi “ territoire ”. La confusion entre les deux termes associe donc le territoire à un lieu concret, précisément délimité, enraciné, se confondant avec la terre végétale qui le sous-tend. L'approche de Mille Plateaux étend la notion de territoire, à partir d'une attention particulière portée à sa quatrième acception : “ zone qu'un animal se réserve et dont il interdit l'accès à ses congénères 488 ”. “ Le territoire est en fait un acte, qui affecte les milieux et les rythmes, qui les " territorialise " [...] Un territoire emprunte à tous les milieux, il mord sur eux, il les 488- Dictionnaire Robert I. prend à bras le corps, (bien qu'il reste fragile aux intrusions ). 489 ” Tout élément propre à un territoire précis peut être extrait de son milieu d'origine, ce qui implique d'autres agencements. Deleuze et Guattari prennent pour exemple les ritournelles. Ils distinguent “ les ritournelles territoriales, qui cherchent, marquent, agencent un territoire ”, des ritournelles déterritorialisées mais reterritorialisées qu'ils opposent enfin aux ritournelles qui “ ramassent et rassemblent les forces ” 490. La sortie hors du lieu natal procède d'une ligne de fuite, Gilles Deleuze a explicité, en termes plus fluides, les différentes lignes de fuite qui amènent la littérature anglaise-américaine à tendre sans cesse vers un “ devenir autre ” 491. L'idéal de la déterritorialisation, selon les philosophes, serait de ne jamais reterritorialiser l'objet, afin de ne pas barrer et annihiler la ligne de fuite et de perpétuer, à l'infini, le “ horslieu ”. “ N'importe quoi peut faire office de reterritorialisation, c'est-à-dire " valoir pour " le territoire perdu; on peut en effet se reterritorialiser sur un être, sur un objet, sur un livre, sur un appareil ou système...492 ” Les limites de ce vœu de non-reterritorialisation sont toutefois très vite atteintes et se profilent à la fois la destruction du lieu de départ, qu'il soit spatial ou métaphorique — le livre lui-même — et l'utopie, aux deux sens du termes, du lieu d'arrivée, lequel risquant alors de se confondre avec le non-lieu tel que le définit Marc Augé, espace de la surmodernité, d'une vacuité de sens. L'errance permet, nous semble-t-il, d'éviter l'abstraction du lieu sans toutefois élire un espace d'appartenance restreint et destructeur. L'errance à l'œuvre dans les trajectoires personnelles et littéraires de Saint-John Perse, Édouard Glissant et Derek Walcott se construit autour de leur(s) antillanité(s) respective(s). Le mouvement complémentaire et non exclusif de déterritorialisation et de reterritorialisations partielles, toujours renouvelées, ne fige pas l'appartenance mais l'élargit, la modifie par cercles : de l'île aux mers référentielles, de l'île au continent américain. 489- Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p.386. Ibidem, pp.402-403. 491- Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1996, “De la supériorité de la littérature anglaise-américaine ”, pp.47-63. 492- Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p.634. 490- L'errance n'est pas seulement déplacement dans l'espace, elle travaille aussi l'écriture : elle est circulation à l'intérieur des textes. Elle propose un “ devenir autre ” qui s'exprime selon des modes différents mais complémentaires dans la littérature antillaise la plus contemporaine. Ce devenir, selon Deleuze et Guattari, serait l'essence même de l'écriture, son processus d'accomplissement et de renouvellement : “ Devenir, ce n'est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. [...] Les devenirs ne sont pas des phénomènes d'imitation, ni d'assimilations, mais de double capture, d'évolution non parallèle, de noces entre deux règnes. 493 ” Nous étudierons les formes de devenir mises en place par Tout-monde d'Édouard Glissant : devenir de la théorie du “ chaos ”, devenir de la philosophie de Mille Plateaux, devenir du roman, devenir de l'ensemble de l'œuvre glissantienne elle-même. Derek Walcott revendique de manière plus affirmée l'acception des influences : “ I don't know why people are astonished at the idea of learning from masters ” dit-il 494. Situé sous le signe d'Homère, son héros / héraut éponyme, Omeros suggère de multiples interrogations. S'agit-il d'une épopée, quels sont les critères constitutifs du genre épique ? Des épopées fondatrices que sont L'Iliade et L'Odyssée au poème walcottien, quel est le chemin parcouru ? Comment les personnages homériques sont-ils extraits de leur texte d'origine pour être reterritorialisés dans le texte d'accueil ? Quel est le sens de l'onomastique et des langages, en quoi traduisent-ils les drames de l'histoire antillaise mais aussi sa propension à l'hybridité ? Enfin, nous nous intéresserons à l'intensification d'un phénomène, initié par Édouard Glissant : la présence de fragments de la poésie de Saint-John Perse dans des œuvres antillaises critiques et romanesques. Le rapport au texte persien et à la figure d'Alexis Leger / Saint-John Perse est l'objet d'un enjeu dont il importe de cerner l'ampleur et de détecter l'intention. En distinguant intertextualité et métatextualité — “ la relation [...] de " 493- Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p.8. “ Derek Walcott interviewed by Shaun McCarthy ”, Outposts, Poetry Quatery, n° 171, Londres, Été 1991, p.8. 494- commentaire " qui unit un texte à un autre dont il parle 495 ” —, nous retracerons l'itinéraire de cette présence. Pour ce faire, nous interrogerons l'ensemble de l'œuvre glissantienne — depuis L'Intention poétique jusqu'à Faulkner, Mississippi 496—, les Lettres créoles de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant ainsi qu'un corpus romanesque incluant les textes de Daniel Maximin : L'Isolé Soleil (1981), L'Île et une nuit 497 (1995), Maryse Condé : La Vie scélérate (1987), Traversée de la mangrove (1989), Patrick Chamoiseau : Antan d'enfance (1990), Raphaël Confiant : Eau de café (1991), Ravine du devant-jour 498 (1993), L'Allée des soupirs (1993) et Émile Ollivier : Les Urnes scellées (1995). L'œuvre d'Émile Ollivier, que nous avons déjà eu l'occasion de citer, s'inscrit dans l'espace littéraire québéco-haïtien. En raison de la thématique de l'exil qui est sienne et de l'important intertexte persien qui la féconde, il nous a semblé légitime de l'intégrer à notre étude : pour ne pas enraciner dans les seules îles des Petites Antilles le poète du “ grand pas souverrain de l'âme sans tanière ” (Chronique,p.404). Pour tenter de cerner, au plus près, les paroles et la musique de ces “ ritournelles ” d'errance. 495- Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p.11. Édouard Glissant, Faulkner, Mississippi, Paris, Stock, 1996. 497- Daniel Maximin, L'Île et une nuit, Paris, Éd. du Seuil, 1995. 498- Raphaël Confiant, Ravines du Devant-jour, Paris, Gallimard, coll. Haute enfance, 1993. 496- CHAPITRE 1 L'ANTILLANITÉ : SOURCE D'UNE POÉTIQUE DE L'ERRANCE I - Origine de l'antillanité : une antillanité des origines La définition de l'antillanité proposée par Édouard Glissant insiste sur la “ convergence des réenracinements dans notre lieu vrai ” (D.A., p.182). Elle est largement ancrée dans un vœu politique : celui de réunir les îles de l'archipel antillais au sein d'une éventuelle confédération antillaise. En cela, et conformément à ce qu'ont noté les auteurs de L'Éloge de la créolité, l'antillanité est un concept géopolitique 499. Mais elle s'ouvre aussi sur un vœu poétique : ériger la Caraïbe en archipel d'appartenance non entièrement dépendant des réalités politiques et linguistiques imposées. Cette seconde tendance, sous-jacente dans l'intégralité du Discours antillais, permet également d'élargir le sens de l'antillanité. On pourrait ainsi l'appréhender plus prosaïquement comme “ le sentiment d'appartenance antillaise ”. Régis Antoine indique qu'il emploie ce terme “ par commodité, sans lui donner le sens précis qu'il a chez Glissant 500 ”. Cette antillanité implique principalement la relation que les écrivains entretiennent avec l'île natale et son environnement. Elle procède chez Saint-John Perse, Glissant et Walcott d'une naissance et d'une éducation antillaise. Rappelons qu'Alexis Leger est né à la Guadeloupe en 1887, Édouard Glissant à la Martinique en 1928 et Derek Walcott à Sainte-Lucie en 1930. L'univers de l'Habitation imprègne l'enfance des deux écrivains francophones. Alexis Leger, jusqu'à l'âge de douze ans, a vécu au rythme des deux Habitations familiales : La Joséphine (caféière) et Le Bois-Debout (exploitation sucrière). Glissant passait ses vacances dans la petite plantation, située sur le morne Bezaudin, dont son père était économe et géreur. Une génération sépare ces deux enfances : celle d'Alexis Leger s'inscrit dans la période qui succède à la récente abolition de l'esclavage, celle de Glissant résonne d'échos serviles plus lointains mais la structure de l'habitation demeure. Les deux poètes ne participent pas non plus de la même ethno-classe, réalité décisive qui marquera leur appréhension du monde 499500- Éloge de la créolité, op. cit., p.32. Régis Antoine, La Littérature franco-antillaise - Haïti, Guadeloupe, Martinique, op. cit., p.293. antillais. Walcott n'appartient pas au microcosme hérité de l'esclavage. Ses parents ne sont pas de typiques Saints-Luciens; ils parlent anglais et sont protestants contrairement à la majorité de la population qui s'exprime en créole et est de confession catholique. Le poète résume ainsi la situation linguistique qui fut celle de son enfance : “ [...] people spoke english. But they also spoke French Creole [...], the rural language and langage of poor people was largely patois [...] so you grew up with two languages 501 ”. Glissant et Walcott, en dépit de leur appartenance à des sphères linguistiques différentes, sont tous deux porteurs d'une antillanité directe. Ethniquement, ils sont les fruits du métissage antillais, sentimentalement et culturellement, leur identité d'homme et d'écrivain est liée à l'archipel caraïbe dont tous deux se réclament. “ Walcott meditates on Carribean history at Rampanalgas, an isolated beach in Northern Trinidad. Glissant looks South from Diamant ” constate J. Michael Dash 502. L'île d'amarrage, pour Glissant, demeure la Martinique natale. À l'âge de vingt ans, Walcott fut étudiant de l'University College of West Indies en Jamaïque, quelques années plus tard, il a fondé à Trinidad The Little Carib Theatre qui devient The Trinidad Theatre Workshop. Trinidad dont la présence illumine l'intégralité du “ Discours à Stockholm ”, s'allie à Sainte-Lucie. En vertu de leur proximité géographique et des multiples réalités que partagent les deux îles, le poète ne s'éloigne pas véritablement du lieu d'origine; il jette un pont, dans sa vie comme dans son œuvre, entre les deux îles de la Caraïbe anglophone. La Martinique, Trinidad et Sainte-Lucie deviennent pour les deux écrivains des lieux privilégiés pour penser et écrire le monde. L'antillanité de Glissant et de Walcott repose ainsi sur une fidélité jamais démentie au lieu natal, par-delà les exils, par-delà les séparations. L'un et l'autre se connaissent et se reconnaissent comme étant issus d'un même creuset antillais. La théorisation de la créolisation du langage, pour 501- “ Derek Walcott interviewed by Shaun McCarthy ”, op. cit., p.4. “ [...] les gens parlaient anglais. Mais ils parlaient aussi le créole français [...] la langue rurale et la langue des pauvres étaient majoritairement le patois [...] ainsi vous grandissiez avec deux langues. ” 502- J. Michael Dash : “ Drunken Boats on a Sea of Stories ”, Journal of West Indian Literature, publié par les “ Departments of English, the University of the West Indies ”, vol. V, n° 1-2, août 1992, pp.121-122, cité par Alain Baudot, Bibliographie annotée d'Édouard Glissant, op. cit., p. 633. “ Walcott médite sur l'histoire caraïbe à Rampanalgas, une plage isolée au nord de Trinidad. Glissant regarde le sud à partir du Diamant. ” importante qu'elle soit dans le projet de Glissant, ne fait pas obstacle à son approche de la production walcottienne; il avait même, semble-t-il, pour projet de traduire sa poésie 503. Adams Kwateh, qui relate la rencontre entre les deux écrivains en janvier 1993, perçoit chez eux une réelle complicité, ils “ ont en commun la même conception de l'homme caribéen qui serait à l'origine de leur engagement par la littérature 504 ”. Pour toutes ces raisons, leur antillanité n'est pas véritablement problématique. A contrario, le sentiment d'appartenance antillaise d'Alexis Leger pose à la critique un réel défi. La famille Leger a quitté la Guadeloupe pour Bordeaux alors que le futur SaintJohn Perse avait douze ans. Le poète, nous le savons de façon quasiment certaine, n'est jamais retourné sur les lieux de son enfance même s'il en a vraisemblablement nourri le projet 505. Depuis les années soixante-dix, de nombreux chercheurs ont questionné les Œuvres complètes afin de cerner les contours fluctuants d'une possible antillanité persienne 506. Tous ont souligné la difficulté d'assigner à résidence un homme dont la vie fut traversée d'incessants déplacements, de figer un poète dont l'œuvre se situe sous l'étoile du nomadisme. “ Comment enclore dans un lieu — qu'il soit antillais ou autre — celui qui écrivait : " Tu ne te tairas point, clameur ! que je n'ai dépouillé sur les sables toute allégeance humaine (Qui sait encore le lieu de ma naissance ?) " ” s'interroge Priska Degras 507. C'est sous le signe du paradoxe qu'il nous paraît pertinent d'aborder l'antillanité persienne. 503- Daniel Delas, Entrevue avec Édouard Glissant, Le français aujourd'hui, n° 75, sept. 1985, pp.118-123 cité par Alain Baudot, Ibidem, p.148. 504- Kwateh Adams, “ Glissant et Walcott : deux consciences ouvertes ”, France-Antilles Magazine, 16-22 janv. 1993, pp.38-39, cité par Alain Baudot, Ibidem, p.650. 505- Pascal Bergerault fait figurer à la suite de son article “ Saint-John Perse : le retour impossible ” une lettre d'Alexis Leger adressée à Paul Dormoy dans laquelle le poète écrit : “ J'espère reprendre, l'hiver prochain, mon projet de voyage à la Guadeloupe. ” Cette indication, bien que ténue, permettrait de modérer l'affirmation selon laquelle Alexis Leger se serait obstinément refusé toute possibilité de retour. Saint-John Perse : antillanité et universalité, op. cit., pp.47- 67. 506- En 1987, un colloque international se tenait à Pointe-à-Pitre afin de célébrer le centenaire de la naissance du poète. Certaines communications de ce colloque sont parues dans Saint-John Perse : antillanité et universalité, Ibidem, d'autres dans Saint-John Perse : Antillais universel, Paris, Minard, 1991. 507- Priska Degras, “ Saint-John Perse : les Antilles absentes ? ”, Saint-John Perse : Antillais universel, op. cit., p.313. II- Saint-John Perse ou l'antillanité paradoxale 1- Antillanité et francité Premier paradoxe duquel dépendent nombre d'ambiguïtés, la biographie qui ouvre l'édition de la Pléiade est, contrairement à la loi du genre, établie par les soins de l'auteur quelques années avant sa mort. Les lettres qui figurent dans cette même publication sont également minutieusement sélectionnées, certaines sont réécrites, d'autres pourraient avoir été inventées 508. Les textes à caractère autoréférentiel “ longtemps pris pour parole d'Évangile [sont] le chef-d'œuvre d'un faussaire 509 ”. Ainsi donc, le maître-d'œuvre aura pris toute liberté pour composer son identité offrant l'image sublimée d'un Alexis Leger-SaintJohn Perse destinée à la postérité. Tomber dans le “ piège ” tendu par le metteur en scène pourrait toutefois se révéler utile car s'y manifeste une complexe dialectique des origines : l'antillanité s'inscrivant au cœur d'une francité farouchement proclamée, illustrée et défendue. Le nom “ Antillais ” ne rebute cependant pas l'auteur qui se qualifie de “ jeune Antillais ”, d' “ Antillais né ” et lui adjoint parfois l'adjectif “ français ” : “ Antillais français ”. Cette identité antillaise procède donc d'un lieu — les Antilles — et non d'une appartenance raciale ou d'une caste sociale, en cela Alexis Leger est antillais à l'instar de ceux que l'on appellera plus tard les “ pieds-noirs ” ou les Français d'Algérie se désignaient eux-mêmes, avant l'indépendance de l'Algérie, comme des Algériens. Mais l'antillanité persienne dérive aussi et surtout d'une francité de l'exil affirmée grâce à la consciencieuse élaboration d'un “ authentique ” arbre généalogique. 508- Mireille Sacotte signale que des lettres adressées à Mina Curtiss ont sans doute été rédigées en vue de l'établissement des œuvres complètes : “ Cette dame [Mina Curtiss], à la vue des " Lettres à Mrs Henry Tomlinson Curtiss " [...] aurait eu ce commentaire malicieux : " elles sont très belles, surtout celles que je n'ai pas reçues ". ” Saint-John Perse, op. cit., p.46. 509- Mireille Sacotte, “ Le rire de Saint-John Perse ”, Europe, n° 799-800, nov.-déc. 1995, p.137. Le poète sait d'où il vient et tient à le faire savoir. La mention de sa naissance est accompagnée de précisions ayant trait aux origines directes de ses géniteurs : “ Son père, Amédée Saint-Leger Leger, avocat aux Antilles, est le descendant d'un cadet de Bourgogne parti de France à la fin du XVIIe siècle. Sa mère, née Françoise-Renée Dormoy, appartient à une famille de planteurs et d'officiers de marine établie aux Îles depuis le XVIIIe ” (O.C. p.IX). Le signalement des décès touchant des membres de la famille — grand-père paternel, grands-mères maternelle et paternelle — donne lieu (ou sert de prétexte) à de longues reconstitutions généalogiques. Une parenthèse de trente et une lignes accompagne la seule mention de la mort de la grand-mère paternelle. La francité des familles Leger, Dormoy et de Caille trouve sa pleine expression dans l'usage du champ lexical de la racine : le mot “ souche ”, répété de nombreuses fois, voisine avec le terme “ branche ”, lui aussi récurrent, auquel répond le mot “ rameau ”. Racines et tronc originels demeurent dans la vieille terre de France où les domaines, châteaux et lettres de noblesses témoignent de la grandeur de ces surgeons replantés dans l'île antillaise sans avoir subi de douloureux transbords. Plus encore, à la souche primordiale répond l'enracinement antillais d'ancêtres “ fondant souche hors de France ” (p.X). Cette emphatique francité est renforcée par un profond attachement à la légitimité de la présence française dans les Caraïbes : ainsi est salué le courage d'un lointain parent par alliance qui “ s'était si fort battu en mer contre les Anglais et contre les Portugais ” ou l'ardeur du bisaïeul, “ en lutte toujours contre l'Anglais ” (p.X). Une lettre adressée à Archibald MacLeish, datée du 23 décembre 1941, fait écho à la biographie. Au cœur de son exil américain, Alexis Leger affirme ardemment la suprématie de sa francité personnelle : “ De la France, rien à dire : elle est moi-même et tout moi-même. Elle est pour moi l'espèce sainte, et la seule, sous laquelle je puisse concevoir de communier avec rien d'essentiel en ce monde. Même si je n'étais pas un animal essentiellement français [...], la langue française serait encore pour moi la seule patrie imaginable, l'asile et l'antre par excellence, l'armure et l'arme par excellence, le seul "lieu géométrique" où je puisse me tenir en ce monde pour y rien comprendre, y rien vouloir ou renoncer. [...] Je ne vous parle pas non plus des Antilles, qui, pour avoir profondément mêlé mon enfance à la vie animale et végétale des Tropiques, n'en demeurent pas moins de l'essence française, et la plus vieille. ” (pp.550- 551) Francité hyperbolique et antillanité paradoxale sont à replacer dans un plus large contexte : celui de la situation personnelle ou collective des Français nés hors de l'Hexagone et dont le discours identitaire s'exprime en d'autres lieux que l'ailleurs natal. Comme beaucoup d'autres, Saint-John Perse porte en lui un hiatus douloureux entre trois composantes de l'appartenance : l'aspect juridique, l'aspect linguistique et le lieu natal. Ces trois composantes ne peuvent coexister sur une même carte. Né dans l'ailleurs, il est, bien avant le régime de Vichy, un Français parfois illégitime au regard de la métropole : un descendant de “ ces messieurs d'Atlantique ” (p.XLI), “ le mulâtre du Quai d'Orsay ” selon l'expression malveillante de l'un de ses ennemis. La privation de la citoyenneté française durant l'Occupation ne fera que renforcer ce défaut d'appartenance qui se transmuera en affirmation hyperbolique d'une fidélité à une France sanctifiée, devenue objet mythique, circonscrite dans une langue et non pas dans une géométrie hexagonale qui ne fut jamais véritablement sienne 510. Saint-John Perse a ainsi choisi d'inscrire son antillanité natale dans une francité qui est toujours d'exil : exil des ascendants ou exil personnel, ce qui a conjointement pour effet de la minimiser et de la transcender dans un concept plus universel, mais non de la nier. 510- À cet égard, l'hyperbole pourrait bien être la réponse directe à un manque ou du moins à une opacité identitaire. Dans Le Monolinguisme de l'autre, Jacques Derrida témoigne également de son goût pour l'hyperbole : “ [...] je l'ai aussi contracté à l'école, ce goût hyperbolique pour la pureté de la langue. Et partant pour l'hyperbole en général. Une hyperbolite incurable. ” op. cit., p.81. Derrida exprime une revendication — elle aussi paradoxale — pour la pureté absolue d'une langue qui lui fut interdite, notamment lors de la privation de la citoyenneté française des Juifs d'Algérie durant le régime vichyste. Saint-John Perse revendique pour sa part une identité française une et absolue au moment même où le même régime vient de la lui retirer. Il s'agit sans doute là, par-delà toutes les différences entre les deux auteurs, d'une manière désespérée de lutter contre la dépossession. Cette francité de l'exil implique aussi une créolité qui est à appréhender dans son sens dérivé de la première acceptation du terme “ créole 511 ”. Le poète utilise l'adjectif “ créole ” pour se désigner et qualifier ses proches ainsi que l'attestent une lettre à Gabriel Frizeau (p.729) et une lettre à sa “ Mère créole ” (p.831). Sa créolité nous paraît être partie intégrante de son antillanité paradoxale. En ce sens, nous nous éloignons des positions de certains critiques, notamment de Mary Gallagher pour laquelle “ autant l'emprise de la créolité est capitale, autant la part d'antillanité est secondaire 512 ” car il nous paraît impossible de dissocier la créolité (le sentiment d'appartenance créole) de l'antillanité. Dans la biographie et plus encore dans les poèmes sur l'enfance, antillanité et créolité se manifestent essentiellement par la revendication d'une micro-appartenance à l'Habitation et à ses composantes humaines et naturelles. La Joséphine qui inspire au poète l'épigraphe de “ Pour fêter une enfance ”, — “ King Light's Settlements ”— est le lieu d'une harmonieuse croissance dont la plénitude a été interrompue par le départ définitif de la famille pour la France. Dans un même mouvement, les poèmes présentifient une absence — le microcosme de l'enfance — et mettent à distance la présence des souvenirs antillais dont l'écriture tend à se détacher. 2- La présentification d'une absence ou la mise à distance de l'antillanité Tous les poèmes réunis sous le titre générique Éloges furent écrits en France au tout début du siècle : “ Images à Crusoé (1904), “ Pour fêter une enfance ”, “ Éloges ” (1907) et “ Écrit sur la porte ” (1908). Publiés ensemble en 1911, ils seront ensuite revus, corrigés 511- On peut distinguer deux types de créolité : la première dérivée du nom “ créole ” (personne de race blanche née dans les îles tropicales), la seconde, qui renvoie au concept élaboré par les auteurs de L'Éloge de la créolité, dérivée du terme “ créole ” signifiant la langue et le milieu anthropologique. Il reste cependant que ce double sens du terme “ créolité ” peut être lourd d'ambiguïtés. Peut-être faudrait-il forger un autre terme pour désigner le fait d'être un Blanc créole et d'assumer ou de revendiquer cette identité. 512- Mary Gallagher , “ Saint-John Perse et la nouvelle créolité ”, Souffle de Perse, n° 4, Aix-en-Provence, janv. 1992, p.76. ou réécrits par l'auteur, notamment à son retour de Chine, et leur disposition au sein du recueil sera elle aussi modifiée. L'édition de La Pléiade répartit les pièces comme suit : “ Écrit sur la porte ”, “ Images à Crusoé ”, “ Pour fêter une enfance ” et “ Éloges ”. Ces poèmes portent donc la marque d'une double écriture : la première est étroitement liée à l'exil en métropole dont elle est dépendante, les secondes sont le fruit d'une réévaluation à la lumière d'autres expériences de l'éloignement et d'une maturité littéraire déjà bien établie. Lors de la première rédaction, le sentiment d'appartenance du poète à l'île natale est encore vif. Le cordon ombilical qui le reliait au pays de naissance a été brutalement coupé par le départ. Le jeune Alexis Leger ressent sans doute le besoin de témoigner de son déracinement, d'inscrire dans le verbe poétique les traces nostalgiques d'une antillanité qui survit à l'exil. Cependant, il éprouve déjà certaines réticences à céder à la tentation d'une poésie lyrique signe d'une trop ardente subjectivité. Son rapport à l'île et à l'enfance, les deux substrats de son sentiment d'appartenance antillaise, est mis en scène par le biais d'une distanciation qui affecte l'ensemble de l'écriture, à commencer par les jeux de l'énonciation. Dans “ Images à Crusoé ”, le premier poème dont Alexis Leger accepta la publication, le poète s'adresse à Crusoé sur le mode du tutoiement amical. Le “ Je ” est quasiment absent, sinon dans le premier fragment, “ tu pleurais, j'imagine ” où le locuteur, par le biais du verbe modalisateur, laisse percer une présence ténue. Une “ subjectivité impersonnelle ” se développe, laquelle bride et transforme les signes de l'émoi : “ Le recul que prend le locuteur par rapport à son émotion est donc double, par le tu, et, par les imparfaits d'ouverture et de clôture, qui, outre leur rôle dans la composition du recueil, lui permettent de se détacher de sentiments qu'il aurait été sans doute trop douloureux d'affronter directement ” constate Joëlle Gardes-Tamine 513. Les marques d'un investissement personnel de l'auteur dans ce poème, d'une subjectivité atténuée mais réelle, Joëlle Gardes-Tamine, “ La subjectivité dans Images à Crusoé ”, Saint-John Perse ou la stratégie de la seiche, Publications de l'Université de Provence, 1996, p.47. 513- se situent plutôt dans la ponctuation : multiplication des exclamations, abondance de tirets enchâssant l'affluence ou l'influence des souvenirs. “ Pour fêter une enfance ” réhabilite l'emploi du “ Je ” mais ce dernier n'existe que dans une confrontation avec un “ Tu ”. “ Je ” et “ Tu ” ne sont cependant pas deux pronoms interchangeables pour désigner l'enfant : l'un renvoie au poète, l'autre à l'enfant qu'il fut et auquel il s'adresse tout comme il s'adressait à Crusoé, personnage fictif. Cette poésie dialogique permet de rendre tangibles les distances temporelles et spatiales qui séparent l'adulte de l'enfant, la terre de l'exil de la terre de naissance. Elle englobe également le jeune créole dans une autre entité, celle de l'enfance antillaise sollicitée par de nombreuses propositions interrogatives, convoquée et personnifiée : “ Sinon l'enfance, qu'y avait-il alors de plus ? ” “ Sinon l'enfance, qu'y avait-il alors qu'il n'y a plus ? ” (“ Pour fêter une enfance ”, p.25) “ Enfance, mon amour, n'était-ce que cela ” (“ Éloges ”, p.37) Dans “ Éloges ”, le “ Je ” est omniprésent mais il renvoie toujours au poète, l'enfant étant parfois désigné par la troisième personne du singulier, pronom de l'absence : “ Et l'enfant qui revient de l'école des Pères, affectueux / longeant l'affection des Murs qui sentent le pain chaud, voit au bout de la rue où il tourne [...] ” (p.46). “ Écrits sur la porte ” substitue à la forme dialogique le seul “ Je ” qui désigne non plus le poète adulte mais le maître de l'habitation en lequel se trouvent condensés certains traits du père d'Alexis Leger. Un doute subsiste cependant à propos de l'identification du pronom personnel et des adjectifs possessifs à la première personne qui apparaissent à la fin du poème : “ J'aime encore mes chiens, l'appel de mon plus fin cheval, et voir au bout de l'allée droite mon chat sortir de la maison en compagnie de la guenon... ” (p.8) Qui est le locuteur ? S'agit-il du colon qui conclut l'éloge de sa vie par une récapitulation des choses aimées qui lui appartiennent, interprétation qui s'inscrirait dans la logique de l'énonciation et du discours : l'homme hiérarchisant les objets de son attachement et faisant apparaître, en fin d'énumération, après l'évocation de sa fille, les animaux familiers ? Y-aurait-il au contraire changement de locuteur, glissement d'un “ Je ” désignant le colon à un autre “ Je ” autobiographique, hypothèse que pourrait confirmer l'affection pérenne que le poète voue au cheval. Bien qu'anodine, cette ambiguïté fait du monde d'Éloges un microcosme où les personnages manifestent tour à tour présence et distance. La création des personnages procède en effet d'une même volonté de distanciation. Crusoé est certes le frère d'infortune du poète mais, “ vieil homme aux mains nus ”, “ homme taciturne ” (p.11, p.15), il figure un lointain double que séparent de son créateur second des années de vieillesse et de malheur. Si l'univers enfantin se trouve d'emblée convoqué par la référence au personnage si propice aux rêveries des enfants, Crusoé, délesté de son trop réputé prénom, incarne la figure de l'exilé essentiel, celui dont l'identité se situe sur d'autres rives. L'intertexte Robinson Crusoé est subtilement détourné de son contexte afin de mieux s'appliquer aux sentiments du poète. Par ailleurs, les lieux de Saint-John Perse — La Guadeloupe et Bordeaux — ne coïncident pas avec ceux de Crusoé : une île et une ville anonymes. Reste la cohorte des personnages des trois autres poèmes, tous très concrets, tous très Antillais. Certains appartiennent indéniablement à la généalogie du poète : la mère, le père, coiffé du chapeau des maîtres d'Habitation, “ l'aïeule jaunissante ” ou encore la “ très petite sœur ” dont la mort est mentionnée. Les amis de la famille : “ [...] des hommes sains, vêtus de belle toile et casqués de sureau (comme mon père, qui fut noble et décent) ” (p.29) s'inscrivent également dans le réseau des relations que la famille Leger entretient avec d'autres familles békées. Ils sont désignés par leurs attributs vestimentaires, signe de leur appartenance à la caste des colons. La masse des domestiques, trop nombreux pour que le souvenir du poète retienne tous leurs noms, toutes leurs présences, constitue sans nul doute le peuple des serviteurs dont chaque Habitation peut se prévaloir. Les plus proches sont identifiés mais peu décrits à la différence de certaines figures de la ville coloniale qui frappèrent l'imagination de l'enfant et auxquels le poète restitue leurs attributs : “ un nègre dont le poil est de la laine de mouton noir / grandit comme un prophète qui va crier dans une conque [...] ” (p.44), “ et des nègres porteurs de bêtes écorchées s'agenouillent aux faïences des Boucheries Modèles, déchargeant un faix d'os et d'ahan ” (p.46). Le “ Conteur [qui] s'élance dans la veille ” (p.49) s'origine lui aussi au cœur de l'Habitation. Aux côtés de ces figures que le poète convoque pour recréer le monde de son enfance en les marquant du sceau d'une appartenance antillaise voisinent d'autres personnages qui traverseront toute l'œuvre poétique : les filles et les gendres, les fantômes énigmatiques et atopiques comme les “ Anges dépeignés ” le “ Songeur ”, le “ négociant ”, le “ maître du navire ”... Les personnages suggèrent donc l'univers antillais sans toutefois le lester d'une présence trop forte. Leur territorialisation est incontestable mais fragile parce que filtrée par les brumes du souvenir qu'effleure la création poétique, restituant ça et là des éclairs de la réalité antillaise qui fut celle de l'enfant Leger. Ce réel parvient-il cependant à traduire autre chose que le souvenir nostalgique ? Est-il antillais par les tournures, les expressions et la langue qui le nomment ? La prise en compte par la critique de la dimension linguistique de la poésie de SaintJohn Perse doit beaucoup aux travaux d'Émile Yoyo. Sous le titre Saint-John Perse et le conteur, ce dernier fait paraître une analyse de l'inscription du créole dans l'œuvre persienne. Il s'appuie sur le présupposé suivant : “ Saint-John Perse n'est pas un " homme de nulle part ", il est profondément enraciné dans son pays natal. En effet, on ne naît pas impunément dans une terre 514- 514 ”. Il rappelle que le poète parle créole et que, dans son enfance, il fut à Émile Yoyo, Saint-John Perse et le conteur, Paris, Bordas, coll. Études, 1991, p.16 l'écoute de la voix du conteur. Son analyse de la présence des mots et expressions créoles dans la poésie persienne est cependant assez décevante. Il élucide certains traits, comme l'expression “ Pour moi, j'ai retiré mes pieds ” (O.C., p.46) : “ en créole, retirer ses pieds, signifie s'en aller, partir. Le poète se contente de traduire, de réciter l'énoncé tel qu'il est structuré dans et par le créole 515 ”, mais ne se livre pas véritablement à un examen exhaustif de la structure de la langue persienne. Le présupposé initial a, tout au long de l'analyse, valeur de vérité absolue. Cette approche, nonobstant sa portée annexionniste qui tend à recontextualiser Perse dans le seul univers antillais en niant sa francité, a permis de cerner le lexique et certains traits syntaxiques antillais auparavant occultés. Ces derniers n'appartiennent pas exclusivement à la langue créole mais à un français régional, à une langue participant conjointement du créole et du français. Ainsi trouve-t-on des syntagmes à deux éléments fréquents dans la langue créole : “ très-belle ”, “ très-blanc ”, “ case-à-eau ” (p.7), “ pommes-roses ” (p.26). On relève aussi des syntagmes nominaux à quatre éléments : “ l'eau-de-feuilles-vertes ” (p.23), “ l'herbe-à-Madame Lalie ” (p.48). Chaque mot est relié au suivant par un tiret, ce qui indique sans doute le souhait que soit pris en compte le rythme créole de ces syntagmes. On notera également la présence d'un vocabulaire très concret mais jamais situé dans un contexte exotique, au sens commun du terme : “ kako ” (cacao), “ coco ” , “ l'oiseau Annaô ” (pp.7, 25, 47). À propos de cet oiseau, le poète fournira à Roger Caillois des précisions étymologiques : “ son nom d'" Annaô ", dans une évocation d'enfance tropicale, lui est venu pour moi d'une chanson de gardiens de troupeaux — chanson qui m'a toujours paru s'adresser à leur oiseau familier, bien que je n'en aie jamais connu le sens littéral. (Ce n'était pas du patois noir antillais, accessible aux enfants blancs, mais du résidu d'ancien bambara, me disait-on — à moins que ce ne fût du congolais ?)” (p.966). Quoique probablement fantaisiste, cette explication est précieuse : elle confirme le 515- Ibidem, p.25. Cette expression que citent également Glissant, Chamoiseau et Confiant a assurément valeur d'emblème. fait que l'enfant Leger entendait le créole et que le poète réfléchissant à l'alchimie de son œuvre intègre la dimension africaine de l'antillanité dont il accepte l'inscription dans son texte. L'univers créole est aussi signifié par la présence d'une petite comptine placée entre guillemets dont le refrain “ Ne tirez pas ainsi sur mes cheveux ” (p.51) est répété. Il serait fécond de questionner à nouveau les liens entre Saint-John Perse et le conteur ou le conte créole, liens qui, selon Édouard Glissant, se perpétuent au-delà des poèmes sur l'enfance. “ Saint-John Perse, dans beaucoup de ses grands poèmes, exerce une pratique que l'on a très peu soulignée dans son rapport avec le conteur créole : c'est la pratique des listes, les listes des métiers dans les poèmes d'Exil et d'Anabase [...] c'est un procédé d'accumulation qui est directement emprunté du conteur créole. Le conteur liste, c'est la tentative de donner le réel non pas par profondeurs, mais par étendues, par accumulation d'étendues 516 ”. Glissant a également souligné l'art de la parenthèse, procédé également utilisé par le conteur créole. Il mesure toutefois l'écart qui sépare Saint-John Perse du conteur : “ [...] il n'y a pas autour de lui un cercle qui résume la nuit. Il n'y a pas de flambeaux à l'entour de cette parole; seulement la main tendue vers l'horizon qui monte, houle ou haut plateau. C'est l'infini toujours possible ” (P.R., p. 51). D'autre part, cette rythmique et cette syntaxe qui semblent provenir du conteur créole sont sans doute aussi intrinsèques à toute forme poétique, notamment en ce qui concerne l'accumulation qui peut être appréhendée comme une forme de répétition, base élémentaire de la poésie 517. Si les poèmes sont indéniablement pénétrés d'une réalité anthropologique antillaise qui s'exprime quelquefois par la langue créole et par le français régional, Mireille Sacotte et Renée Ventresque ont constaté que leur réécriture, notamment celle d' “ Écrits sur la porte ” et d' “ Images à Crusoé ”, s'est efforcée d'alléger les textes de leur vocabulaire créole : “ la 516- Le Bon plaisir d'Édouard Glissant, document radiophonique, France-Culture, 12 mai 1994. Jean Molino, Joëlle Gardes-Tamine, Introduction à l'analyse de la poésie, tome I - Vers et figures, Paris, P.U.F, 1982, " Répétitions et parallélismes ", pp.192-234. 517- version définitive a gommé tout l'aspect trop daté, trop situé, en somme trop sensible pour le poète à la relecture 518 ”. La mise à distance qui s'accomplit par l'intermédiaire du jeu d'énonciation trouve son écho dans la minimisation du vocabulaire des origines antillaises. La langue créole apparaît ainsi en palimpseste du texte, présence réelle mais fugace, comme si l'exilé ne voulait — ou ne pouvait — conserver vives des marques antillaises trop pesantes, comme si seul importait de dire une antillanité en exil, d'en figer la présence au sein d'un ordre colonial à jamais disparu. L'ordre est toujours synonyme d'harmonie et se manifeste par une répartition des rôles et des gens à la fois sexuelle, sociale et ethnique. À la virilité des colons répond la douceur de leurs femmes et filles : “ Un homme est sûr, sa fille est douce ” (p.7). Dans cette expression, le parallélisme de construction met en valeur le contraste entre les sexes, leur nécessaire complémentarité qui contribue à la mesure d'une société appuyée sur un régime patriarcal. Encore plus marqués, les couples maîtres / serviteurs, ou plus généralement maîtresses / servantes forment le soubassement de la société coloniale. La louange de l'autorité des femmes sur leurs servantes va de pair avec l'exaltation de leur féminité par le maître de céans : “ Mon orgueil est que ma fille soit très-belle quand elle commande aux femmes noires ” (p.7). La distribution des rôles correspond à l'appartenance ethnique mentionnée par les couleurs. La gamme chromatique se déploie; la couleur blanche étant toujours étroitement associée à la noblesse et à la supériorité. La blancheur des femmes, de leur peau — le “ bras très-blanc ” —, ou de leurs parures — “ [...] je dirai qu'on est belle, quand on a des bas blancs [...] ” (p.26) — se reflète aussi sur l'Habitation : la “ maison blanche ”, le “ blanc royaume ” et les fréquentations familiales : “ de grandes figures blanches ”. Le blanc n'est pas ici couleur neutre mais revêt au contraire des connotations fortement positives 519. Il apparaît toujours comme adjectif mélioratif. Face à l'unicité, à la 518- Mireille Sacotte, Saint-John Perse, op. cit., p.55. La couleur blanche est récurrente dans l'œuvre persienne, elle est déjà prédominante dans “ Cohorte ”, texte dont Saint-John Perse avait refusé la publication et à propos duquel Régis Antoine écrit : “ L'écrivain a 519- pureté symbolique de ce blanc des dominants, les “ serviteurs de différentes races, d'origine caraïbe, africaine ou asiatique (Malabarais, Chinois, Annamites et Japonais) ” mentionnés dans la biographie (p.IX) dessinent en apparence un arc-en-ciel bigarré symbole de diversité, une palette fantasmatique puisqu'il est fort peu probable que l'Habitation ait pu s'enorgueillir de serviteurs caraïbes, ces derniers ayant été décimés par la conquête. La diversité se trouve elle aussi régie par la précision de la dénomination : “ la nourrice jaune ” , le “ sorcier noir ” ou la “ bonne métisse ” qui apparaissent également dans “ Pour fêter une enfance ” comme “ des faces insonores, couleur de papaye et d'ennui [...] 520 ” (p.27). Ordonnancement et opposition des couleurs caractérisent donc le petit monde d'Éloges. Les travaux et les jours de l'Habitation sont également régis par un parfait règlement; à chaque chose correspond un lieu soigneusement respecté et mis en valeur par la construction formelle, par l'utilisation de déictiques placés à l'initial du vers : “ [...] À droite on rentrait le café, à gauche le manioc [...] Et par ici étaient les chevaux bien marqués, les mulets au poil ras, et par là les boeufs; ici les fouets, et là le cri de l'oiseau Annaô — et là encore la blessure des cannes au moulin. ” (p.25) aussi recours à des signes d'excellence, comme, prioritaire, la couleur blanche des centres de commandement colonial : " Les femmes blanches, les prélats, les animaux en toile blanche, le factionnaire casqué et blanc, les domestiques en surah blanc " (Cohorte, O.C. 688) ”, “ La poésie insulaire de Saint-John Perse ”, Penser la créolité, op. cit., p.266. 520- La taxinomie qui réfère aux différentes couleurs est véritablement mise en place après l'abolition de l'esclavage. Un système très strict de dénomination des différents types de métissage est dès lors établi. Joan Dayan recense dix dénominations fabriquées par Moreau de Saint-Méry afin de distinguer les métissages de l'île de Saint-Domingue. “ Codes of law and bodies of color ”, Penser la créolité, op. cit., p.62. Dans son appréhension de la réalité ethnique de la Guadeloupe, Saint-John Perse subit indéniablement les effets de ce compartimentage. Sa vision racialisante sera renforcée ultérieurement par les lectures de Hegel et de Gobineau. Rien n'échappe à ce strict règlement, pas même “ le cri de l'oiseau Annaô ” qui semble vouloir contribuer à l'apologie de cette rigoureuse administration relevant d'une “ fiction sociale 521 ”. Nul doute en effet, ainsi que le constate Régis Antoine, que le poète était parfaitement informé des conflits sociaux et raciaux qui sévissaient en Guadeloupe alors qu'il écrivait son texte 522. Mais le monde d'Éloges est celui d'un cadre disparu, d'une présence devenue absence, d'une appartenance révolue à la caste des Blancs créoles. La louange de cet ordre archaïque supplée à la disparition, rassure le poète sur la nature de ses origines : celle d'un Blanc des Antilles, celle d'un Antillais paradoxal. Les poèmes de l'enfance antillaise oscillent entre territorialisation et déterritorialisation, mouvement continuel qui dérive d'une double volonté de dire les Antilles, territoire du souvenir et de l'enfance et de s'en détacher. Le poète se déprend d'une antillanité enclose dans le microcosme de l'Habitation coloniale. Pour ce faire, il ordonne ses émotions et ses souvenirs au sein d'un recueil remanié pour mieux faire apparaître “ les étapes de la sortie de l'enfance 523 ”. À la différence du colon du premier poème qui vante ses possessions “ toutes choses suffisantes pour n'envier pas les voiles des voiliers / [qu'il] aperçoi[t] à la hauteur du toit de tôle sur la mer comme un ciel ” (p.8), le narrateur des dernières pièces avoue : “ Pour moi j'ai retiré mes pieds ”. S'il peut s'en aller, c'est aussi parce qu'il est né aux Antilles. Mais, pérenne, survit une présence-absence, peut-être ce “ même leurre essentiel d'une présence dans l'absence et d'une absence dans le présent 524 ” perçu plus tard lors des pluies torrentielles baignant le paysage américain. Régis Antoine a montré comment le poète avait réussi à “ faire germer et à déployer dans l'universel une série de thèmes-images de source strictement créole 521- 525 ”, la plupart des recueils garderont le Renée Ventresque, Les Antilles de Saint-John Perse, op. cit., p.72. Régis Antoine, Les Écrivains français et les Antilles - des premiers pères blancs aux surréalistes, Paris, Éd. G.P. Maisonneuve et Larose, p.334. 523- Renée Ventresque, op. cit., p.47. 524- Charlton Ogburn, “ Comment fut écrit " Pluies " ”, (O.C., p.1119) 525- Régis Antoine, “ La poésie insulaire de Saint-John Perse ”, Penser la créolité, op.cit., p.270. 522- signe antillais. En contrepartie, l'insulaire laisse aux Antilles “ son empreinte délébile, son vestige, étymologiquement, la trace du pied 526 ”. Et la trace persienne qui affleure dans la petite île se propage d'île en île, agrandit l'espace de l'antillanité des origines, dessinant une identité en devenir participant d'une poétique de l'ouverture à un vaste entour antillais laquelle rejoint, par-delà les différences, les itinéraires de Glissant et Walcott. III - Une appartenance ouverte Pour Saint-John Perse, Glissant et Walcott, l'insularité n'est jamais synonyme d'exiguïté, ni de claustration contrairement à ce qui prévaut dans la vision de Naipaul, Bissoondath, Condé et nombre d'autres romanciers antillais. Souvent honnie par la prose, l'insularité est vantée par la poésie. Elle suggère toutes sortes de métaphores. Elle est cercle protecteur : la rotondité bienheureuse de l'île qui enveloppe le petit roi d'Éloges est en retour vantée grâce à la répétition du “ Ô ” laudatif. Un même procédé de style est employé par Walcott dans Omeros : le “ O ” d'Omeros délimite les contours de l'île natale des personnages. Si l'île des Petites Antilles échappe au repliement mortifère, ce n'est pas seulement en vertu de sa forme propice aux rêveries d'une poétique de l'espace insulaire, c'est sans doute aussi et surtout parce qu'elle est poussière de terre ceinte de mer ainsi que l'affirme Édouard Glissant : “ On prononce ordinairement l'insularité comme un mode de l'isolement, comme une névrose d'espace. Dans la Caraïbe pourtant, chaque île est une ouverture. La dialectique Dehors-Dedans rejoint l'assaut Terre-Mer. C'est seulement pour ceux qui sont amarrés au continent Europe que l'insularité constitue notre prison. ” (D.A., p.249) 526- Mark W. Andrews, “ " Aux Syrtes de l'exil " : Saint-John Perse et les territoires de l'autre ”, Saint-John Perse : Antillais universel, op. cit., p.303. Le couple île / mer est un topos de toute littérature insulaire. Il est aussi présent chez les poètes mauriciens Édouard Maunick et Jean Fanchette ou encore, bien que différemment problématisé, chez le romancier cubain Reinaldo Arenas. Ce qui fonde cependant la spécificité de l'approche des trois écrivains antillais est l'idée d'une mer qui tisse la relation entre les petites îles et le monde, relation envisagée à l'aune des valeurs, de l'imaginaire et de l'intention poétique de chaque créateur. 1- Antillanité et appartenance maritime La mer ne renvoie pas au seul archipel antillais. Souvent plurielle, parfois magnifiée par une majuscule, elle est figure emblématique des œuvres, en particulier chez Saint-John Perse qui lui consacre et dédie Amers et avoue son allégeance dans Chronique : “ [...] la mer est partout — mer d'outre-mer et d'outre-songe et nourrice d'eaux mères : celle-là même que nous fûmes, et de naissance, en toutes conques marines... ” (p.398). Avant d'accéder à cette dimension universelle dans l'écriture de Perse et de Walcott ou de nourrir la poétique d'une totalité-monde pour Glissant, la mer est d'abord pensée en lien avec l'espace originel. Dans ce contexte, deux mers se disputent l'imaginaire littéraire antillais : l'Atlantique et la mer des Antilles ou mer Caraïbe. Saint-John Perse s'affirme résolument comme un homme d'Atlantique : “ Si importante et décisive fut l'influence du fait atlantique dans la formation humaine des premiers Antillais français, que leurs fils des Îles, tenant géographiquement l'Atlantique pour un " continent " plus que comme une " mer ", y virent plus un " habitat " qu'un environnement. À la question : " D'où êtes-vous, de quel pays ? " ils n'eussent point répondu : " De telle ou telle île ", mais : " D'Atlantique". Un Saint-Leger Leger naissait d'Atlantique comme on naît d'Europe ou d'Amérique. Il y reconnaîtrait toujours le masque de son destin. " Nous qui sommes d'Atlantique " fut longtemps l'expression courante dans les plus vieilles familles des Îles. ” (p.XL). L'atlanticité familiale, réelle ou mythique mais assurément emphatique, est une manière d'éviter la définition d'une identité trop étroite, figée en un seul lieu. Elle permet de ce fait d'échapper à l'exiguïté insulaire tout comme à la clôture hexagonale. Dans son approche du “ fait atlantique ”, le biographe substitue à la mer la forme rêvée d'un possible continent, transforme cette mer en un lieu d'une condition humaine. L'Atlantique est aussi le lien entre deux espaces distincts — les Antilles et la France —, entre deux temps : celui de l'enfance et celui de la jeunesse puis plus tard, avec l'exil américain, le présent d'un exilé et son passé de Français. Elle est le lieu métaphorique où il est possible de penser et de rassembler une identité, d'accomplir l'acceptation de l'exil parce que, toujours librement traversée, elle abolit aussi toute territorialisation définitive. L'Atlantique s'inscrit chez Perse dans une cartographie bien différente de celles de fils et filles de transbordés d'origine africaine ou indienne. Océan de la déportation chez les écrivains noirs-antillais, condensée dans le “ middle passage ” qui en est sa métonymie chez les Anglophones ainsi que nous l'avons vu dans le premier chapitre de l'étude, elle est “ Terre sainte ” pour le descendant de colons (O.C.,p.XLI). Aux arpenteurs d'Amériques, elle offre sa bénédiction souveraine : “ De la naissance à la mort, toute grande demeure antillaise tenait une baie ouverte sur l'Atlantique, et ceux des Îles qui périssaient en mer, au temps de la marine à voile, furent toujours considérés comme des " mis en terre " auxquels s'étendait le culte des morts ” (p.XLI). Le jeu d'analogies fondé sur des allitérations entre terre et mer se prolonge avec l'association mer / mort. À ce couple est alliée la même idée de sainteté, de religieuse mémoire dans le discours prononcé en Vendée et intitulé “ Pour l'inauguration d'un mémorial aux marins morts en mer ” (p.543). Le poète y évoque les “ noces saintes de la Mer et des Morts de la mer ”, invoque une religion — du verbe latin “ religare ” — qui unit hommes et mers, terres d'ici et terres d'ailleurs dans le même fait atlantique, puissance supérieure et essence première. À la différence de Saint-John Perse, Glissant se réfère à l'Atlantique souvent sous sa forme générique “ l'océan ” comme espace où fut tranché le cordon ombilical unissant les déportés à l'Afrique. Certes, il ne laisse pas aux seuls poètes de la conquête le privilège de l'appartenance océane : “ Car pour la souffrance elle appartient à tous : chacun a, entre les dents, le sable vigoureux ” (Indes, p.35). Mais la représentation de l'Atlantique issue de la mémoire de la traite négrière résonne dans le présent des Antillais qui lui tournent le dos pour lui préférer la Caraïbe, tentant ainsi d'exorciser leur naissance indigne : “ Comme si nous avions décidé d'ignorer l'Atlantique, si dangereuse. Comme si cette autre mer, la Caraïbe, qui s'aboute au Golfe du Mexique et qui calèche jusqu'en Colombie, était en réalité une terre où tant d'îles faisaient lacs. ” (Tout-monde pp.489-490) Les attributs que Glissant associe à la mer Caraïbe, son ensemble de définitions et les potentialités qu'il lui reconnaît, sont cependant assez proches de l'Atlantique persienne. Le biographe des Œuvres complètes écrit en effet : “ Et aussi bien l'Atlantique, mer ouverte, ne fut-elle jamais le berceau d'aucune civilisation particulière, mais simple "lieu" de formation humaine. De l'homme, incirconscrit, elle fut le site le moins clos ” (p.XLI). Il n'est pas exclu que cette approche ait influencé la perception glissantienne de la mer Caraïbe, que l'écrivain martiniquais s'en soit inspiré pour fonder sa propre élaboration du fait caraïbe. Chaque auteur élirait ainsi une mer de prédilection; les deux mers se rejoindraient dans un même acte d'ouverture participant d'une identité en devenir. Dans les textes glissantiens — et tout spécialement dans les essais —, la mer Caraïbe va peu à peu acquérir une fonction capitale jusqu'à être un des points d'orgue de la “ poétique de la Relation ”. Comme souvent chez Glissant, l'appréhension du réel antillais semble émerger tout d'abord sous forme d'intuition, de pressentiment inscrit au sein d'une plus ample réflexion. “ [...] je vois Sainte-Lucie au sud, la Dominique au nord : j'imagine la suite. Chaque île contribue à l'unité de cette mer ” peut-on lire dans L'Intention poétique (p.190). Le déterminant démonstratif “ cette ” n'a pas ici fonction anaphorique : dans les phrases qui précèdent aucune mer n'a été explicitement désignée. Dans un contexte d'évocation des Antilles, il a une référence exotérique : “ cette mer ”, c'est la mer que, littéralement, Glissant porte en lui et qu'il nous montre : la mer des Antilles. Une mer en apparence fermée mais qui s'ouvre sur l'espace des Antilles insulaires. Dans “ la poétique de la Relation ” dont Glissant fonde les prémisses dans Le Discours antillais, la mer Caraïbe fait figure de matrice de cette relation pensée dans un premier temps à partir de l'intrication entre entour maritime et insularité : “ Qu'est-ce que les Antilles en effet ? Une multi-relation. Nous le ressentons tous, nous l'exprimons sous toutes sortes de formes occultées ou caricaturales, ou nous le nions farouchement. Mais nous éprouvons bien que cette mer est là en nous avec sa charge d'îles enfin découvertes ” ( D.A., p.249 ). La découverte des îles, leur mise en relation en synchronie et en diachronie, tel est sans doute le terrain d'entente sur lequel se retrouvent, sur des modes différents et complémentaires, les trois écrivains. Car pour atlantique — voire même atlantiste — qu'il fût, Saint-John Perse n'en a pas moins navigué sur la mer Caraïbe. Une sensualité hardie, personnalisée par des métaphores maritimes qui renvoient à la Caraïbe sans qu'elle ne soit cependant désignée, est effleurée dans Éloges : “ La mer, entre les îles, est rose de luxure; son plaisir est matière à débattre, on l'a eu pour un lot de bracelets de cuivre ” (p.49). Sa poésie vogue sur les mers du globe, l'homme est lui aussi un navigateur de toutes maritimités; la mer des Antilles focalise aussi sa quête identitaire. Ainsi, à l'îlot chéri, berceau fantasmatique de la naissance et fief de sa famille, répondent une constellation d'îles où il séjourne régulièrement sa vie durant. Ses voyages sont marqués par une préférence très nette pour les îles de la Caraïbe anglophone : Tobago, Trinidad, la Grenade, la Barbade, Nevis, les Îles Vierges, les Bahamas... En arpentant les Antilles anglaises, le voyageur ressuscite les émotions de son lointain passé : “ [...] je me suis retrouvé si étonnamment familier avec toutes les choses de mon enfance : flore, faune, senteurs, atmosphère, et toutes autres associations d'idées qui tissent en moi de si mystérieux liens. Seul le langage des Noirs différait dans ces îles américaines, longtemps danoises; mais combien peu leur façon d'être 527 ”. Le voyage insulaire favorise l'anamnèse mais maintient, grâce aux différences mentionnées — essentiellement de nature linguistique —, un voile protecteur qu'un retour en Guadeloupe aurait déchiré. Le détour par les îles anglophones permet de pister les traces d'une généalogie : Saint-John Perse s'intéresse de très près à l'île de Caille, située à proximité de la Grenade, qui porte le nom d'un ascendant de sa famille paternelle. Ces traces familiales glanées ça et là témoignent également d'une disposition authentiquement créole, fruit d'une solidarité de classe, à essaimer dans les îles de l'archipel caraïbe : “ Dès le XVIIIe siècle, quand les fils de famille étaient devenus trop nombreux sur les vieilles plantations de la Martinique et de la Guadeloupe, ou quand il s'agissait de parer éventuellement aux risques de guerre et de révolution, beaucoup de cadets aventureux cherchaient à s'assurer dans d'autres îles quelque terre exploitable ou quelque point de refuge sur les routes d'exil ” note le biographe (p.XXXVII). La Caraïbe persienne n'est pas seulement un appendice de l'Atlantique, elle est mer d'un héritage à recomposer. “ À chacun son histoire, aussi : c'est une caractéristique de chaque écrivain créole, surtout s'il campe sur des positions antiimpérialistes, que de se choisir sa, ses séquences historiques [...] ” constate Régis Antoine 528. Walcott et Glissant se rejoignent pour leur part dans une commune perception des mers de l'histoire antillaise. “ The Sea Is History ”, le titre d'un des chants de The Star-Apple Kingdom est placé en exergue à Poétique de la Relation. Réciproquement, la composition du poème de Walcott autorise une lecture à la lumière de la poétique glissantienne. Le “ Shooner Flight ” est en effet l'errance de Shabine (Chabin), un marin trinidadien, sur la 527- Lettre à Paul Dormoy citée par Pascal Bergerault, “ Saint-John Perse : le retour impossible ”, Antillanité et universalité, op. cit., p.66. 528- Régis Antoine, “ La poésie insulaire de Saint-John Perse , op. cit., p.268. mer Caraïbe. Ce voyage découvre, une à une, nombre d'îles des Petites Antilles. Shabine s'embarque sur le “ shooner ” pour échapper à un amour malheureux et pour s'extraire de la matérialité d'une existence stérile : “ But they had started to poison my soul with their big house, big car, big-time bohbohl coolie, nigger, Syrian, and French Creole so I leave it for them and their carnival — I taking a sea bath, I gone down the road. 529 ” (Kingdom, p.11) Son voyage établit un lien entre les îles, les égrène comme autant de perles d'un rosaire : Trinidad, La Barbade, Sainte-Lucie, la Dominique. Il noue le présent aux racines du passé : un passé lointain, celui de la traite négrière ou du massacre des Caraïbes dont l'ultime présence est rappelée aux abords de la Dominique. Shabine s'identifie avec leur malheur, mine la panique de leur fuite : “ I ran like a Carib through Dominica, / my nose holes chocked with memory of smoke; / I heard the scream of my burning children [...] 530 ” (p.28). Un passé plus récent incarné par des amiraux qui jouèrent le destin des Antilles dont les voix trouent le tumulte maritime. Un passé personnel aussi que Walcott fait endosser à son narrateur en rappelant, à proximité de Castries, les souvenirs d'une enfance pieuse : “ [...] and that was the faith that had fade from a child in the Methodist chapel in Chisel Street, Castries, when the whale-bell sang service and, in hard pews ribbed like the whale, proud with despair, we sang how our race 529- Traduction de C. Malroux : “ Mais ils avaient commencé à m'empoisonner l'âme / avec leur grosse maison, grosse bagnole et bohbohl, / couli, négro, Syrien et Français créole, / alors je les laisse, à eux et leur carnaval — / je fais un plongeon dans la mer, et puis en route. ” 530- Traduction de C. Malroux : “ Je courus comme un Caraïbe à travers la Dominique, / le souvenir de la fumée obstruait mes narines; / j'entendais le cri de mes enfants dans les flammes, [...] ” survive the sea's maw, our history, our peril [...] (p.34) 531 ” Curieusement, l'itinéraire de ce vaisseau que Michael J. Dash nomme judicieusement “ drunken boat(s) on a Sea of Stories ” ignore les Antilles françaises. Cette absence est certainement la marque tenace d'un défaut de communication entre espaces anglophones et francophones; elle peut aussi être le signe du dédain profond que Walcott voue à la société coloniale et post-coloniale française. À cet égard, The Arkansas Testament, qui oppose deux sections : “ Here ” et “ Elsewhere ”, situe la Martinique dans la seconde. Sous le titre “ French Colonial " Vers de Société " 532 ”, le poète avoue : “ I memorize the atmosphere in Martinique / as comfortable colonial - tobacco, awnings / Peugeots, pink / gendarmes, / their pride in a language that I dared not speak / as casually as the gesticulating palms / before Algeria and Dien Bien Phu — 533 ” (p.75). Glissant ne désavouerait sans doute pas cette vision anti-impérialiste, d'autant plus que le paysage maritime et insulaire de Walcott abolit toute frontière artificielle. Nulle ligne de démarcation ne sépare mer et îles. Dans la végétation insulaire se reflètent l'histoire de la mer et les tragédies des marins. Des comparaisons établissent cette correspondance : “ Those casuarinas bend / like cypresses, their hair hangs down in rain / like sailors's wives 534 ” (Kingdom, p.24). Les îles sont autant de fruits de mer, imprégnées du sel du bocal caraïbe ainsi que le souligne cette éloquente image : “ Green islands, like mangoes pickled in brine 535 ” (p.28). 531- Traduction de C. Malroux : “ [...] et c'était la foi / qu'avait jadis l'enfant dans l'église méthodiste / de Chisel Street à Castries, quand la cloche baleinière / sonnait pour l'office et que sur les bancs durs comme fanons, / dans l'orgueil du désespoir, on chantait notre race sauvée / du ventre de la mer, notre histoire, nos périls ” 532- En français dans le texte. 533- “ Je me souviens de l'ambiance en Martinique / opulente colonie — tabac, auvents, Peugeots, / gendarmes roses, / leur fierté dans un langage aussi hasardeux que les palmiers gesticulant / que je n'osais parler / avant l'Algérie et Dien Bien Phu — Dans son entretien avec Shaun Mc Carthy, Walcott dénonce le post-colonialisme français — la départementalisation —, et l'omniprésence des gendarmes, op. cit., p. 14. 534- Traduction de C. Malroux : “ ces casuarinas / ploient comme des cyprès, sous la pluie leurs cheveux pendent / comme ceux des veuves de marins. ” 535- Traduction de C. Malroux : “ Des îles vertes comme des mangues en saumure. ” Le voyage de Shabine outrepasse les Petites Antilles pour venir aboutir à d'autres poussières d'îles. Les Bahamas sont perçues comme la limite de l'espace insulaire, la frontière éclatée d'une identité archipélagique : “ Though my Flight never pass the incoming tide of this inland sea beyong the loud reefs of the final Bahamas, I am satisfied if my hand gave voice to one people's grief. Open the map. More islands there, man, than peas on a tin plate, all different size, one thousand in the Bahamas alone [...] 536 ” (p.36) Tout-monde fait aussi vœu d'énonciation des îles et des îlets, amassant en une même phrase la totalité éclatée et diffractée des petites Antilles : “ Je vous dis, il n'y a plus ni Ici ni Là-bas, et même, ces îlets éparpillés autour des petites îles, on commence de les rassembler dans la maille sans aucune différence, Marie-Galante avec Saint-Vincent, Saint-Kitts avec Sainte-Croix, Basse-Terre avec Saint-Pierre, et la Soufrière avec la Pelée, et le rocher du Diamant dans sa marge de mer avec le bourg du même nom sur son rivage en face dans le sud de la Martinique [...] ” (p.479). L'identité maritime, concomitante de l'antillanité, se décline sur deux mers : l'Atlantique et la Caraïbe, océan des héritages contradictoires et mer d'une identité en devenir. Ces mers se trouvent également confrontées à une autre matrice civilisationnelle : la Méditerranée, fruit d'un héritage transmis ou imposé. Traduction de C. Malroux : “ Mon Flight ne franchirait-il jamais le flux / de cette mer intérieure audelà des sonores récifs / des extrêmes Bahamas, je serai content / si ma main a donné voix à la douleur d'un peuple. / Déplie la carte. Il y a plus d'îles en ce lieu que de pois dans un plat d'étain, de toutes tailles, / un millier, ami, rien que des Bahamas [...] ” 536- 2- Mare suus, mare nostrum ? La part antillaise qui marque le legs de Saint-John Perse et de Glissant coexiste, de façon conflictuelle ou pacifiée, avec la part française et latine. Ils ont tous deux éprouvé la nécessité de définir leur identité d'homme et leur identité poétique en rapport avec l'héritage gréco-latin et judéo-chrétien. Dans cette quête d'appartenance, dans ce signalement d'identité, il semble que la Méditerranée constitue un enjeu important. Elle est objet de méfiance, mare nostrum qui n'est pas leur et c'est pourquoi ils la frappent du sceau de l'extériorité. Les relations de Saint-John Perse avec la Méditerranée relèvent en grande partie d'une libre — et souvent fantaisiste — mise en scène identitaire. C'est en 1957, à la faveur d'un don amical, qu'il s'installe en Provence maritime, sur la presqu'île de Giens. Contrairement à ce que prétend la biographie, Mireille Sacotte souligne que cette domiciliation méditerranéenne relève au contraire d'un “ choix délibéré ” et précise : “ cette conduite, illogique pour un Celte, ce désir d'ancrage sur la rive méditerranéenne, sera donc mis en scène comme un hasard presque pénible, une " ironie du sort " suivie d'une adaptation progressive, puis d'une véritable conversion à l'amour de cette nouvelle terre favorisée par la ressemblance inespérée avec certains traits antillais [...] 537 ”. Lettres et biographie élaborent un tableau très concerté et tout empreint de lyrisme de cette conversion. Dans un premier temps, le poète refuse instinctivement de s'acclimater à cette nouvelle rive. Chagrin, il avoue à Mina Curtiss : “ À cette pointe extrême d'une France d'Oc, sans frontière autre vers le Sud que cette ligne très fictive de partage entre le ciel et l'eau, je dois faire face à cette mer latine qui n'est point celle de mon enfance, ni d'aucun de mes ascendants : je n'en perçois que mieux le Celte en moi, à cette rumeur lointaine qui me descend toujours du Nord par l'oreille interne ” (O.C., pp.1058-1059). Il mentionne toutefois l'existence d'un “ vieux puits perdu ”, égaré dans l'immensité du jardin provençal, 537- Mireille Sacotte, Saint-John Perse, op. cit., p.40 qu'il s'efforce de retrouver. Autant d'étapes qui préparent la conversion. Celle-ci revêt deux formes distinctes dans lesquelles domine le mysticisme. Dans une autre lettre adressée à Mina Curtiss, datée du 9 septembre 1959, Saint-John Perse reprend à l'incipit le motif du puits : “ Et j'ai trouvé le second puits : c'est mon anneau d'alliance ” (p.1063) 538. En milieu méditerranéen, signale Predrag Matvejevitch, “ la croyance populaire veut que le fond des puits recèle la vérité tout entière 539 ”. Les épousailles mystiques s'accomplissent sous le signe de l'eau douce du puits vers laquelle “ un doigt magique [...] comme une baguette de sourcier ” a guidé l'amie qui a choisi pour lui la résidence des Vigneaux. Dans la biographie, elles prennent forme d'une véritable révélation bénie, cette fois, par l'eau marine d'une “ tempête farouche en pleine lumière méditerranéenne, et dont l'étrangeté est telle, parmi tant de clarté et de pureté, comme au foyer même de la flamme, qu'elle réconcilie Saint-John Perse avec cette mer d'azur ignorante de l'ombre ” (p.XXXVI ). Inimitié, réconciliation : élaboration patiente d'un mythe personnel où la Méditerranée fonctionne comme un prisme révélateur d'une identité qui se veut à jamais atlantique. Ce n'est évidemment pas sous une forme aussi personnelle que Glissant envisage son rapport à la Méditerranée, mais les mentions de l'histoire méditerranéenne jalonnent, comme autant de petites pierres de touche, tous ses essais; seul Soleil de la conscience n'y fait aucune allusion. L'Intention poétique convoque une citation d'Alejo Carpentier, extraite du Partage des eaux, pour opposer l'unicité latine à l'hybridité caraïbe : “ Ici, en réalité, ne s'étaient pas déversés des peuples consanguins, comme ceux que l'histoire avait malaxés à certains carrefours de la mer d'Ulysse, mais les grandes races du monde, les plus différentes, celles qui, pendant des millénaires, s'étaient ignorées mutuellement sur la planète ” (p.141). Le Discours antillais reprend cet antagonisme de façon lapidaire dans une parenthèse hautement significative : “ (où la mer Caraïbe diffracte, là par exemple on estimera qu'une mer elle aussi civilisatrice, avait d'abord puissance d'attraction et de concentration) ” 538539- Nous mentionnons ici deux lettres qui ont peut-être été écrites en vue de l'édition de La Pléiade. Predrag Matvejevitch, Bréviaire méditerranéen, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1995, p.44. (p.422). Poétique de la Relation réitère la comparaison en l'étayant : “ Cette région [la Caraïbe] a toujours été un endroit de rencontre, de connivence, en même temps que de passage vers le continent américain. Je la définirais, par comparaison avec la Méditerranée, qui est une mer intérieure, entourée de terres, une mer qui concentre (qui, dans l'Antiquité grecque, hébraïque ou latine, et plus tard dans l'émergence islamique, a imposé la pensée de l'Un), comme au contraire une mer qui éclate les terres éparpillées en arc. Une mer qui diffracte ” (p.46). La Méditerranée, dans les discours glissantiens, apparaît ainsi toujours comme contre-référence; s'ils la convoquent ce n'est que pour mieux tenter de définir, par opposition, ce qu'est ou ce que devrait être la Caraïbe. Cette image est bien évidemment foncièrement différente de celle de Fernand Braudel 540 ou de Predrag Matvejevitch. Elle se distingue aussi de l'analyse d'Alexandre Humbolt, reprise par Oruno Lara, qui évoque une “ Méditerranée américaine ” : complexe de mers comprenant la mer des Caraïbes et le Golfe du Mexique. Il est capital de mesurer combien, pour Glissant, la mer antique s'affirme comme l'antithèse du paysage antillais et de l'entour caraïbe, c'est-à-dire comme partie intégrante d'un “ discours du refus ”. “ [...] Quel que soit le mode d'expression du paysage, la géographie, on le sait depuis les travaux d'Yves Lacoste, a été inventée pour faire la guerre ” affirme Romuald Fonkoua commentant la poétique du paysage glissantien 541. En l'occurrence, il s'agit ici de faire la guerre à une mer en combattant sa vocation — réelle ou présumée — à l'universalisation pour mieux affirmer, au contraire, le potentiel de diversité dont est porteuse la Caraïbe. Démarche qui, d'un point de vue méthodologique, est sans doute contestable car Glissant fait l'impasse sur toutes les relations qui se sont jouées en Méditerranée, sur tous les enjeux actuels et futurs qui s'y nouent. Il faudra attendre Toutmonde, œuvre de rassemblement qui tente d'éluder, d'élucider les antagonismes au profit 540- Fernand Braudel (sous la direction de): La Méditerranée - L'espace et l'histoire, Paris, Flammarion, 1985. 541- Romuald Fonkoua, “ Discours du refus, discours de la différence, discours en " situation " de francophonie interne ”, Convergences et divergences dans les littératures francophones, op. cit., p.71. d'un vœu de totalité plénière, pour voir s'infléchir le discours glissantien. Dans la conversation qui se noue entre Mathieu Béluse et le vieux Rocamarron, la mer latine entre alors en relation avec d'autres lieux, s'intégrant enfin à la totalité-monde : “ Ils parlaient du Pacifique et de ces constellations de terres, de la Scandinavie et de ces glaces qui descendent vers l'Équateur, de la Méditerranée et de ces trames qu'on y découvre à nouveau malgré tant de haines et de vents contraires qui s'y sont affrontés ” (p. 473). Sur des modes différents mais tout aussi affirmés, Saint-John Perse et Glissant ont choisi de définir leur identité maritime par opposition avec la mer latine. Derek Walcott réagit autrement. Il parvient à intégrer une part de l'imaginaire méditerranéen le plus archétypique au sein de sa poésie, à remythifier l'espace caraïbe par la référence aux épopées homériques. Cette démarche est probablement favorisée par le fait que Walcott n'a pas à se situer en regard de la puissance assimilatrice d'une francité latine, contrairement aux deux poètes francophones. Il n'inscrira pas la Méditerranée dans le territoire d'une contre-culture. Latent dans toute son œuvre, l'imaginaire méditerranéen s'affirme magistralement dans Omeros. La mer ou les mers que traverse le bateau de Walcott, allégorie de son poème, puisent en grande partie dans l'idée même de la mer qui prévaut dans les textes homériques et en particulier dans L'Odyssée. Une mer qui, pour être profondément liée à des espaces, majoritairement continentaux dans L'Iliade, insulaires dans L'Odyssée, n'en est pas moins, en partie, indéterminée. N'est-elle pas en effet une seule et même immensité, l'unique mer que les personnages des épopées — et les Grecs d'alors — pouvaient parcourir ? Par-delà les territoires qu'elle cerne, réels ou fabuleux, (nombre de chercheurs ont essayé en vain de vouloir faire coïncider à tout prix l'espace du poème et celui du réel), elle est gigantesque lancinement qui parcourt l'épopée, lieu de naufrages et de tempêtes, obstacle toujours dressé entre l'homme et la terre, puissance tutélaire. La mer d'Homère est une Méditerranée mythique et la puissance du mythe fondateur autorise le processus de déterritorialisation qui est à l'œuvre dans le poème de Walcott. En ce sens, et contrairement au biographe des Œuvres complètes et à Glissant, Walcott ne se pose pas le problème de la confrontation Atlantique / Méditerranée ou Caraïbe / Méditerranée parce que la Méditerranée n'appartient pas pour lui à un imaginaire unique. Elle n'est pas liée à une volonté d'impérialisme économique ou idéologique mais à un imaginaire universel, transmis par des textes que tout lettré d'Europe, du Maghreb ou des Amériques peut s'approprier pour le ressourcer aux richesses de sa propre culture. Détourné de son jaillissement premier, cet imaginaire permet de renverser la symbolique de l'Atlantique — mer de la perte, mer des traces enfouies —, de bâtir un mythe des origines et de montrer que la genèse des peuples des Caraïbes est au moins aussi digne de louange que celle des héros homériques. Antonio Ortega constate : “ Muchas de las transposiciones clasicas, y especialmente de temas homéricos, son quizas la manera que Walcott tiene de enlazar su mundo antillano con una idea de origen, donde sus personajes tienen sus equivalentes heroicos, aunque la realidad de la vida moderna del Caribe no puede ser mostrada por medio de los imagenes del antiguo Mediterraneo [...] 542 ”. En effet, le monde que reflète l'œuvre s'est considérablement élargi par rapport à celui des poèmes homériques. La mer d'Omeros s'est agrandie à l'échelle de la planète, elle s'est enrichie de toutes les mers du globe que les hommes ont traversées, découvertes et sur lesquelles ils ont souffert. Sans perdre de sa substance, toujours désignée par le terme “ the sea ”, elle porte en elle une multiplicité inscrite dans le nom même d'un des personnages : “ Seven Sea ”. Cette universalité de la mer se retrouve également chez Saint-John Perse. Seuls ses textes à caractère autoréférentiel tendent à amarrer son identité à la seule Atlantique, Amers se place sous le signe d'une invocation des mers : “ Et vous, Mers... ” (O.C., p. 257). L'appartenance des trois créateurs est en phase avec une “ maritimité ” qui inclut l'antillanité pour Glissant et Walcott, l'outrepasse pour Saint-John Perse. Les mers de 542- Antonio Ortega, “ Derek Walcott : la épica de los nombres ”, El Urogallo, Madrid, déc. 1994, pp.70-71. “ De nombreuses transpositions classiques, et particulièrement de thèmes homériques, sont peutêtre la manière utilisée par Walcott pour relier son monde antillais à une idée de l'origine, dans laquelle ses personnages trouvent leurs équivalents héroïques, bien que la réalité de la vie moderne de la Caraïbe ne puisse être dévoilée par l'intermédiaire des images de la Méditerranée antique. ” l'appartenance antillaise conduisent aussi au continent américain avec lequel les trois créateurs entretiennent un rapport non moins passionnel. 3- Regards croisés sur l'américanité. D'un point de vue biographique tout d'abord, Alexis Leger, Walcott et Glissant ont vécu ou vivent encore aux États-Unis. Le premier arrive à New York en 1940 et établit sa résidence principale à Washington en 1941, commençant ainsi par un exil forcé puis consenti qui se perpétue jusqu'en 1957, date à laquelle il retourne pour la première fois en France. En octobre 1940, le diplomate est en effet privé de ses droits civiques par le gouvernement de Vichy 543. Walcott élit domicile aux États-Unis de façon plus ou moins permanente à partir de 1976. Depuis 1981, il est professeur de “ creative writting ” à l'université de Boston. Glissant a lui aussi choisi de vivre sur le continent nord-américain. Après avoir vécu plusieurs années en Louisiane où il fut professeur à l'université de Baton rouge, il enseigne maintenant à New York. Ces domiciliations américaines n'impliquent évidemment pas, en elles-mêmes, une américanité; l'américanité pouvant être définie comme le sentiment d'appartenance au continent américain. Quels liens l'américanité entretient-elle avec l'antillanité ? L'antillanité est-elle “ une province de l'Américanité à l'instar de la Canadianité ou de l'Argentinité 544 ” ainsi que l'écrivent Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant ou, en d'autres termes, l'américanité englobe-t-elle a priori l'antillanité : est-on forcément américain dès lors que l'on est antillais ? Quelle place occupent les États-Unis dans l'américanité ? Ces questions sont au cœur de la relation que les trois écrivains nouent avec le continent américain. 543- Joëlle Gardes-Tamine précise : “ [...] c'est au nom de la vraie France que son arrivée à New York semble se faire, puisqu'il la datera dans la biographie de la Pléiade du 14 juillet 1940. Ce faisant, il modifie légèrement la réalité pour donner une portée historique à l'événement par la mention de ce jour symbolique : il s'inscrit ainsi dans la lignée des grands exilés que sont Chateaubriand, Victor Hugo et Dante. ”, “ Les correspondances de l'exil ”, Saint-John Perse ou la stratégie de la seiche, op. cit., p.31 544- Éloge de la créolité, op. cit., p.32. Saint-John Perse lorsqu'il s'exile aux États-Unis est, ainsi que nous l'avons déjà noté, un homme foncièrement attaché à une identité française dont il souhaite sauvegarder l'intégrité hors de la France occupée. En 1941, il écrit “ Exil ”, puis plus tard “ Poème à l'étrangère ”, “ Pluies ” et “ Neiges ”. Ces poèmes sont publiés dans des revues nordaméricaines et argentines pour les deux derniers et réunis ensuite sous le titre générique Exil. “ Il n'y a pas le moindre souci d'actualité politique ni d'incidence personnelle, pas plus dans le poème : Exil (qui traite seulement de l'exil humain, de l'exil terrestre sous toutes ses formes), que dans le poème Pluies [...] ” écrit-il dans une lettre à Adrienne Monnier (O.C., p.553). Ces textes ne témoignent que très faiblement de son sentiment d'appartenance nationale et spatiale. Le poète avoue cependant : “ Me voici restitué à ma rive natale... Il n'est d'histoire que de l'âme, il n'est d'aisance que de l'âme ” (“ Exil ” p.130). Dans l'affirmation liminaire, le retour à la “ rive natale ”, au lieu matriciel, semble abolir le premier exil, celui qui l'a séparé de l'île antillaise. Peut-on alors postuler l'existence d'une américanité en disjonction avec la francité du citoyen Leger mais en harmonie avec l'antillanité héritée de l'enfance insulaire ? Cette américanité existe surtout dans la vie d'Alexis Leger. Elle ne sera jamais consacrée par le choix de la nationalité nord-américaine : l'ancien diplomate retrouve à la Libération ses droits de Français et reçoit un statut de résident permanent aux ÉtatsUnis en 1949. Elle existe plutôt sur un mode d'affinités sélectives (son mariage avec l'Américaine Dorothy Russell), de partage et de choix de certaines valeurs américaines et d'une haute idée de la mission que les États-Unis doivent incarner dans le concert des Nations. Alexis Leger sera toute sa vie un fervent défenseur du Pacte de l'Atlantique Nord. Dès 1943, dans une lettre adressée au président Roosevelt, il affirme la nécessité de maintenir et de consolider les liens politiques entre la France et les États-Unis (p.617). À la mort du président Kennedy, il publie dans le journal Le Monde un hommage à la mémoire de cet homme d'État où l'on perçoit un secret désir de jouer un rôle similaire à celui du poète Walt Whitman dans son éloge du président Lincoln (p.640). Cet américanisme participe de l'américanité du poète. Cette dernière s'affirme essentiellement dans l'active découverte du paysage américain. Outre les nombreux voyages dans les îles antillaises que nous avons précédemment évoqués, Saint-John Perse accomplit aussi plusieurs séjours sur le continent et les îles ou îlots proches des États-Unis. Ces visites ont valeur mémorielle. Sur les plantations de Georgie ou de Louisiane, le voyageur cherche encore les rares résidus significatifs de sa trame familiale, il se rend ainsi sur la plantation où vécut un de ses parents, “ la sépulture du maître avait été, depuis longtemps arrachée par la mer ” constate l'écrivain américain Charlton Ogburn qui accompagne le poète (O.C.,p.1116). Bien avant qu'Édouard Glissant ne relève le lien serré qui unit, à partir du lieu focal qu'est la plantation, les îles américaines et le continent, Saint-John Perse perçoit ce lien à partir de sa propre histoire. Au-delà de la quête personnelle, il arpente inlassablement les Amériques avec une prédilection marquée pour les États du Sud (Caroline, Georgie, Texas, Floride...) et ceux du Nord-Est (Maine, Massachusetts), l'insularité, les grandes étendues, les terres frontalières et les extrêmes. La biographie mentionne plus de trente voyages, accomplis entre 1942 et 1963. L'auteur les décrit minutieusement, leur consacre une large part des huit pages couvrant cette période, leur accordant toujours plus d'importance qu'aux rencontres solennelles, éclipsant même dans l'abondance des détails le cheminement de sa production poétique. L'américanité du poète, sur le plan biographique, réside dans cette vaste saisie de l'espace américain. Alexis Leger navigue et marche, s'intéresse aux espèces animales et végétales, découvre les paysages et s'en émerveille. Charlton Ogburn note : “ Pendant tout le trajet, Saint-Leger Leger [...] suivait attentivement des yeux le déroulement de la haute sylve américaine en marche vers le Sud, reconnaissant au passage maintes espèces qui lui étaient déjà familières. ” (p.1115). La première version du poème “ Pluies ” est rédigée durant cette expédition et s'inspire des premières pluies d'automne s'abattant sur les paysages du Sud. Alexis Leger sait faire corps avec l'immensité du continent. Son itinéraire n'est jamais celui d'un touriste; il est souvent l'hôte privilégié d'Américains de renom, séjourne régulièrement chez Francis et Katherine Biddle à Long Beach Island, chez la critique littéraire Minna Curtiss dans le Massachusetts, est accueilli en Argentine par Victoria Ocampo à laquelle il consacre un vibrant hommage 545. Sa biographie et ses lettres font état d'un faible intérêt pour l'histoire américaine qui, bien souvent, ne mobilise son attention que dans la mesure où elle coïncide avec celle des siens. Le paysage semble se substituer à l'histoire. Précédant Glissant, le poète en perçoit la dimension monumentale, toujours hautement significative et quasitestamentaire. En Victoria Ocampo, il discerne les méandres du fleuve argentin : “ Victoria Ocampo aura mené l'œuvre en cours de sa vie comme un grand arbre de chez elle; ou mieux — car les arbres sont serfs de leur enracinement — comme cet impérieux Rio de la Plata [...] dont elle porte à jamais en elle la sourde pulsation : aussi fidèle à son afflux de grand fleuve nourricier qu'à ses noces océanes et à l'alliance, au loin, des beaux courants marins qui la relaient vers d'autres rives ” (p.504). C'est bien l'ouverture du paysage américain, ce que Glissant nommera “ l'irrué ”, qui fascine le poète. C'est aussi la propension de ce continent — essentiellement des États-Unis — à progresser vers le futur. Bon connaisseur de la littérature nord-américaine, Saint-John Perse constate en elle “ [...] une libre et forte évolution créatrice qui tend à dégager, comme la ruée d'un fleuve s'ouvrant lui-même son lit, un cours imprévisible de valeurs nouvelles ” (p.555). En des termes similaires, il salue la vitalité de la langue américaine, son évolution par rapport à la langue anglaise et son large potentiel d'évolution. En contrepartie, des amis et critiques inscrivent résolument sa poésie dans une lignée américaine. Katherine Biddle, sous le titre “ St-John Perse : an american view ”, constate : “ Le terme " américanisme " appliqué parfois à Alexis Leger embrasse en réalité l'hémisphère occidental tout entier [...] à la différence pour nous des Français, il tourne spontanément le dos à tout ce qui est révolu pour faire librement face au futur; il ne soumet pas la vie aux règles étroites de la logique ” (O.C., pp.1247-1249). Le poète et critique Kenneth White salue également l'ouverture de la poésie persienne : “ [...] dans le domaine français, une poésie de l'espace où circulent des vents, des flux, des oiseaux et de “ 545- “ Pour Victoria Ocampo - " Dame de San Isidro et du Rio de la Plata " ” , (O.C., p.503) grandes filles ” n'est pas si fréquente [...] En ce sens, elle est plus américaine que française (proche, par exemple, de celle d'Archibald MacLeish ou de Wallace Stevens, sans parler de Walt Whitman). 546 ” Ce que l'on nomme l'exil américain de Saint-John Perse aura en fait été tout autre chose qu'un exil. En terre américaine, le poète perpétue l'histoire héritée des siens : celle d'un Français des Amériques, celle d'un homme farouchement attaché à une certaine idée de l'Occident qui est peut-être “ sa vraie demeure ” ainsi que le souligne Glissant (I.P., p.120). Cette demeure occidentale est au contraire violemment refusée par Derek Walcott. Son regard sur les États-Unis se présente à de nombreux égards comme l'exact contraire du regard persien. En dépit de la proximité géographique de ses îles de référence avec l'Amérique du Nord et bien que sa langue maternelle — l'anglais de Sainte-Lucie — le rapproche linguistiquement des États-Unis, Walcott est le moins américain des trois écrivains. Dans les deux recueils qui accordent une place importante à l'Amérique du Nord : The Arkansas Testament et The Fortunate Traveller, cette dernière apparaît toujours comme terre d'exil, lieu d'une immense et désespérée solitude. Les personnages des poèmes, dans lesquels se reflète et se démultiplie la figure du poète, déambulent à travers les États-Unis. Dans “ The Arkansas Testament ” qui clôture le recueil du même nom, la chambre d'un motel de Fayetteville condense toutes les caractéristiques d'une Amérique mercantile et stérile. Elle est le lieu d'une méditation morose sur l'existence, d'une interrogation angoissée sur l'identité de l'exilé du Sud : “ My shadow's scribbled question / on the margin of the street / asks, Will be a citizen / or a afterthought of the state ? 547 ” (Testament, p.314). Le poème “ North and South ” témoigne également d'une profonde détresse : 546- Kenneth White, La Figure du dehors, Grasset, Paris, 1985, p.118. “ Une question griffonnée sur mon ombre / à la marge de la rue / interroge, Serais-je un citoyen / ou une pièce rapportée de l'État. ” 547- “ Here, in Manhattan, I lead a tight life and a cold one, my soles stiffen with ice even throught woollen socks; in the fenced back yard, trees with clenched teeth endure the wind of February, and I have some friends under its iron ground. 548 ” (Traveller, p.26) La langue américaine résonne d'une douloureuse étrangeté et c'est tout à la fois l'identité et l'intégrité de l'homme des Tropiques — de l'étranger dans les villes froides — et celle du poète qui vacillent en terre d'exil : “ Sometimes I feel sometimes / the Muse is leaving, the Muse is leaving America. / Her tired face is tired on iron fields [...] 549 ” (p.14). Cette muse s'incarne dans une femme de mineur ou, dans le poème qui suit, dans une femme d'ouvrier; elle est symbole de la misère matérielle et morale de l'Amérique contemporaine. Elle est aussi rêvée sous la forme d'une personne accueillante et charitable. La dualité des sentiments du poète envers l'Amérique s'exprime à travers la mouvance significative de cette inspiratrice qui finit par représenter le rêve d'une autre Amérique dont le paysage s'incarne dans sa métamorphose. “ I am falling in love with America ” constate-t-il alors, invoquant une possible rencontre avec une femme, métaphore d'un paysage idéal : “ [...] she will admite me like a broad meadow, like a blue space between mountains, and holding her arms at the broken elbows brush the dank hair from a forehead as warm as bread or as a homecoming 550 ” (p.16) 548- Traduction de C. Malroux : “ Ici, à Manhattan, je mène une vie étroite, / une vie froide, mes pieds engourdis par le verglas / malgré les chaussettes en laine; dans la cour clôturée, / les arbres endurent dents serrées la bise de février, / et sous son sol de fer j'ai quelques-uns de mes amis. ” 549- Traduction de C. Malroux : “ Parfois je sens parfois / que la Muse s'en va, la Muse quitte l'Amérique, / Son visage las est fatigué des champs de fer [...] ” 550- Traduction de C. Malroux : “ [...] elle m'accueillera comme une large prairie, / un espace bleu entre les montagnes, et tenant ses bras par les coudes rompus / je relèverai ses cheveux moites sur le front / aussi chaud que du pain ou un retour au pays. ” Si la poétique du paysage américain dans l'œuvre de Walcott tisse un espace généralement peu hospitalier — urbain, froid et pauvre —, elle dessine aussi l'immensité vertigineuse des prairies, le chatoiement des automnes. Car le refus de l'américanité — voire même l'anti-américanisme, le terme n'est sans doute pas trop fort — est essentiellement lié au rejet de l'impérialisme nord-américain. Contrairement à Glissant qui, en matière d'antiimpérialisme, est surtout préoccupé par le rôle de la France, Walcott n'a cesse d'éclairer d'un regard sévère l'action des États-Unis dans les pays du Sud, et en particulier dans la Caraïbe et l'Amérique latine. “ Central America ”, dans le recueil The Arkansas Testament, évoque les horreurs des guerres, la misère des populations civiles, les hélicoptères planant au-dessus des travailleurs et se clôt sur le soutien que l'Empire accorde aux dictatures d'Amérique Centrale. “ Roman Peace ”, qui lui succède, grâce au détour par l'histoire de la Rome antique, renchérit dans la dénonciation de l'impérialisme. Mais c'est sans doute “ Old New England ” qui réunit, avec une ironie acerbe présente dans l'oxymore “ Old New ” du titre, l'histoire des conquêtes nord-américaines. La Nouvelle Angleterre est le lieu où s'amoncellent toutes les strates de la domination et de la destruction. Le champ lexical de la conquête fait coexister les symboles de l'église anglicane : “ A white church spire whistles into space / like a swordfish ”, “ The hillside is still wounded by th spire / of the white meetinghouse ”, “ His harpon is the white lance of the church ” aux côtés du symbole de la domination de l'espace : “ a rocket pierces heaven 551 ” (Traveller, p.11). Le poème est saturé d'objets tranchants animés par des verbes d'action qui traduisent l'extension mortelle de la violence conquérante. L'impérialisme contemporain — la guerre du Vietnam — rencontre aussi l'anéantissement des Indiens et le sang des baleines dont sont enduits les clippers qui reviennent au port. La piste indienne, à jamais disparue, gît sous la modernité destructrice du chemin de fer qui troue l'Amérique. Se multiplient alors les emblèmes d'une 551- Traduction de C. Malroux : “ la flèche d'une église blanche siffle dans l'espace / comme un poisson épée ”, “ Le flanc de la colline est toujours blessé par la flèche d'un temple Quaker blanc ”, “ Son harpon est la flèche blanche de l'église ”, “ une fusée perce le ciel ”. expansion dans le temps et dans l'espace qui est l'objet d'une révolte poétique. Le poème est sans doute le plus offensif de ce recueil qui, ainsi que le constate Mervyn Morris, se veut un chant contre l'oppression imposée et subie : “ Corruption, injustice, hatred, fear, oppression are recurrent concerns in The Fortunate Traveller. Victims include American Indians, black people, Jews and Third Word people. Conflict and violence seem to be endemic 552 ”. Jusqu'à Omeros, Walcott maintiendra l'opposition Nord / Sud : pays conquérants et pays conquis. En cela, sa poésie s'oppose bien sûr à celle de Saint-John Perse, tout comme divergent leurs intentions poétiques. Si sa vision de la Caraïbe et de l'histoire antillaise se rapproche de celle de Glissant, son appréhension de l'Amérique du Nord comme lieu d'exil et terre d'oppression l'éloigne également des vœux glissantiens de mise en relation des Amériques. L'Amérique du Nord, dans le discours et la poétique glissantiennes, n'est jamais séparée d'une totalité plénière formée par l'ensemble du continent américain et réunie sous le pluriel “ les Amériques 553 ”, expression de José Marti. Ces Amériques ne sont pas classifiées, crucifiées, par les quatre points cardinaux mais réunies par “ l'unité-diversité ” de leur paysage et envisagées grâce à la distinction de trois entités : “ [...] l'Amérique des peuples témoins, de ceux qui ont toujours été là et que l'on définit comme la Méso-Amérique, la Meso-America; l'Amérique de ceux qui sont arrivés en provenance d'Europe et qui ont préservé sur le nouveau continent les us et coutumes ainsi que les traditions de leur pays d'origine, que l'on pourrait appeler l'Euro-America et qui comprend bien entendu le Québec, le Canada, les États-Unis et une partie (culturelle) du Chili et de l'Argentine; l'Amérique que l'on pourrait appeler la Neo-America et qui est celle de la créolisation. Elle est Mervyn Morris, “ The Fortunate Traveller ”, The Art of Derek Walcott, op. cit., p.106. “ La corruption, l'injustice, la haine, la peur, l'oppression sont des inquiétudes récurrentes dans The Fortunate Traveller. Parmi les victimes sont inclus les Indiens américains, les Noirs, les Juifs et les gens du Tiers-monde. Les conflits et la violence semblent être endémiques. ” 553- “ [...] je parle du pays des Amériques ” précise Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p.11. 552- constitué de la Caraïbe, du nord-est du Brésil, des Guyanes et de Curaçao, du sud des États-Unis, et d'une grande partie de l'Amérique centrale et du Mexique. Cette partition ne comprend pas de frontières; il y a des imbrications de ces trois Amériques. La Meso-America est présente au Québec et au Canada de même qu'aux États-Unis. Un pays comme le Venezuela et un pays comme la Colombie comportent une partie caraïbe et une partie andine, c'est-à-dire une Neo-America et une Meso-America. 554 ” Des trois Amériques, l'Euro-America, qui, comme nous venons de le voir, ne se confond pas intégralement avec les États-Unis, est celle par rapport à laquelle Glissant se sent le plus étranger. Dans L'Intention poétique, il en signalait l'isolement et la solitude. Selon lui, la volonté d'expansion de l'Américain moyen, concrétisée dans l'impérialisme nordaméricain, serait un moyen de “ rattraper l'irréversible de sa genèse : la honte obscure et puritaine du déracinement [...] ” (p.181). En cela, sa théorie a largement inspiré Bernabé, Chamoiseau et Confiant qui écrivent : “ L'Américanité est [...] pour une large part, une culture émigrée dans un splendide isolement 555 ”. Toutefois, Glissant ne réagit pas de la même manière que les auteurs de la créolité face à l'Euro-America et au danger qu'elle représente pour les autres Amériques — insulaires ou continentales. Plutôt que de l'ignorer, son discours s'efforce de la restituer à sa juste place en faisant d'une part resurgir les cultures témoins et d'autre part en valorisant les cultures de la créolisation, c'est-à-dire en fait en minimisant son rôle. Glissant oppose au territoire des pionniers et de la conquête des espaces terrestres et sidéraux la terre qu'il nomme “ L'Autre Amérique ” : “ L'Autre Amérique nous prend. Nous voici tenus de connaître ce dont nous avons été si longuement coupés : l'énorme échevèlement de morts où chemine l'espoir têtu des peuples d'alentour ” ( D.A., p.228). Elle ne comprend pas seulement l'Amérique latine mais en elle se retrouvent aussi tous les 554555- Édouard Glissant, Ibidem, p.13. Éloge de la créolité, op. cit., p.30. oubliés, les humiliés de l'histoire nord-américaine (peuples autochtones, peuples métisses, population frappée par la pauvreté endémique au Sud comme au Nord). Cette position, tout en étant largement géopolitique, n'en est pas moins grandement optative. Elle fonctionne dans le cadre d'un discours et d'une poétique qui, s'ils sont impuissants à refaire le monde, font émerger la possibilité d'une relation inter-américaine inédite 556. Dans l'espace de la création littéraire, les personnages voyagent dans les Amériques et, par l'entremise de cette errance, font s'interpénétrer les espaces afin de créer de nouveaux enjeux. C'est cette démarche que Tout-monde tente de réaliser. Plusieurs personnages arpentent îles et terres parmi lesquels le béké Laroche, son fils, le narrateur et Mathieu Béluse. Ce dernier se doit d'accomplir une prophétie qui lui a été confiée par Papa Longoué : raccorder le pays de terre et le pays de mer, la Caraïbe insulaire et le continent américain. Il y parviendra en retournant au Lamentin, lieu de l'enfance de son créateur, où se réalise la fusion entre passé et présent et se réconcilient les histoires éparpillées. Sa rencontre avec un vieil homme nommé Rocamarron fait écho à une scène présente au début du roman : celle de la course du béké Laroche sur les traces de son fils naturel, fruit de ses amours avec une esclave. Les trois parcours génèrent trois types de discours. Sans mentionner que le père du jeune mulâtre n'est autre que lui, Laroche narre à son ami Senglis les étapes de cette double quête : quête d'émancipation que poursuit le fils, quête du fils que piste le père. L'un comme l'autre, bien que tout les oppose, apprennent à connaître le monde et, en particulier, certains lieux qui se superposent à leur île natale : “ Connaissez-vous la Nouvelle-Orléans ? Mon cher, tout un morceau de France, que convoitent ces Américains. [...] " Une ville étonnante ! Tout y est de Normandie ou d'Espagne, ou plutôt tout y respire l'air chaud des Habitations, qu'il appelle là-bas des Plantations. Le coton y remplace notre canne, mais c'est à peu près rien d'autre qu'ici [...] " 556- Les intertitres du Discours antillais disent à eux seuls cette relation entre les Amériques que tisse l'œuvre glissantienne : “ Chili ”, “ Le paysage cubain ”, “ Le roman des Amériques ”, “ Montréal ”. " Ne savez-vous pas que là-bas les maisons de maîtres sont aussi belles que les nôtres, avec une majesté mélancolique de colonnes et de balustrades que nous n'avons pas, et des jardins de gardénias et de magnolias où vous perdez votre âme, et des bordées d'arbres plus vieux et plus solennels dans leur feuillage en corolle qu'un figuier maudit dans la damnation de ses branches racinées d'enfer " ” (pp.75-77-78) Plus de trois cents pages après cette scène et plus de deux siècles après cette histoire, Mathieu Béluse découvre un étrange cahier “ qui semblait être une Chronique de famille et de nation en même temps ” (p.438). Ce cahier donne à lire les sinuosités des voyages du premier Rocamarron et de ses descendants. La trajectoire de cette famille mêle et relie de nombreux pays : les îles des Petites Antilles, le Brésil, le Vénézuela, Saint-Domingue, la Colombie, Panama. Les Rocamarron ne s'enracinent dans aucun lieu; ils s'étendent de toutes parts. Leur voyage relève de l'alliance entre nomadisme et marronnage, deux réalités prédominantes dans l'ensemble des œuvres glissantiennes. Les voyages du narrateur-auteur font eux aussi écho au trajet des Rocamarron tout en s'intégrant à un nomadisme plus large que nous évoquerons ultérieurement. Le premier carnet de voyage du narrateur est en effet consacré au “ Rêve de la Méso-Amérique ”. À Pachacamac, au Pérou, il lit l'absence d'une légende des disparus : “ [...] il n'y a nulle inscription, aucun retour des objets aux murs, de la parole à la roche, sinon parfois les écritures des touristes sur les parois refaites. Tu dois te débrouiller seul sur l'horizon gris clair ” (p.443). L'Amérique des peuples autochtones, si difficile à reconstituer, leste de sa fugace mémoire l'Euro-America et rejoint une mémoire du futur : celle de la Neo-America éparpillée dans l'espace de toutes les Amériques. La trajectoire du narrateur relie Baton Rouge au Canada : “ Quand on remonte ainsi dans le Continent, on se rapproche par paradoxe des Îles de la Caraïbe, qui sont plus présentes au Canada ou au Québec (cet infini tourbillonnant) que dans la Louisiane, laquelle est pourtant si antillaise d'histoire et de nature ” (p.464). Le Québec occupe en effet une place particulière dans les textes glissantiens. Il est également au cœur du Discours antillais. La convergence Québec / Antilles s'appuie majoritairement sur une évocation de la situation linguistique de diglossie présente dans les deux lieux. Ce réel américain, dans toutes ses dimensions, s'est récemment réaffirmé dans Faulkner, Mississippi, parue en 1996. L'Intention poétique et plus encore Le Discours antillais laissaient pressentir, non seulement l'importance accordée à cet écrivain américain, mais aussi tout ce que la pensée glissantienne a pu puiser à la lecture de Faulkner. L'essai s'ouvre sur le récit d'un voyage entrepris par Glissant, sa femme (“ elle ”) et quelques amis antillais, un égarement dans le Sud profond, à la recherche de la maison de l'écrivain : Rowan Oak. L'approche différée de l'ancienne plantation, traversée par l'angoisse de fouler, sans légitimité aucune, les territoires — les terroirs ? — de l'Autre laisse deviner, avant même que l'essayiste ne le dise, que ce parcours erratique mime la démarche de l'auteur pour pénétrer l'œuvre faulknérienne. Penser Faulkner sur les lieux où s'élabora son écriture ne revient pas à céder à un quelconque pittoresque ou fétichisme. C'est dans ce lieu : la plantation américaine, qu'il convient de poser les vraies questions. Faulkner, Mississippi est un livre de questions historiques, littéraires, sociologiques, une interrogation de l'identité des Amériques à travers un pan de leur littérature : “ La littérature fait-elle oublier le malheur, l'injustice ? A-t-elle au contraire à voir avec eux, pour les nommer et les combattre, et l'œuvre de Faulkner tout particulièrement parmi d'autres ? 557 ” “ Toute l'œuvre est ainsi décidée à partir d'un a priori infranchissable, d'une question en vertige : comment éclairer les "commencements" du Sud, cet accaparement de la terre par les Blancs venus d'Europe et à vrai dire de nulle part, tous en proie (dans l'œuvre) à une violence irrépressible, qui n'avaient certes pas le droit d'acheter ces "grands- 557- Édouard Glissant, Faulkner, Mississippi, op. cit., p.27. Bois" des mains des derniers Indiens, gardiens de la terre, lesquels n'avaient certes pas le droit de les leur vendre ? [...] comment comprendre ou du moins envisager cette "damnation" du Sud ? Est-elle liée à l'obscur enchevêtrement de l'esclavage, de ses racines, de sa tourmentée histoire ? 558 ” À partir de ces questions que va se construire l'analyse de l'œuvre. Une analyse rigoureuse et précise, évoquant les différentes périodes ou périodisations de l'œuvre, qui enroule le réel au cœur de la critique, fouille jusqu'à l'os la poétique, pose les problèmes de la réception noire américaine : “ [...] cette œuvre se sera accomplie quand sa lecture aura été rendue "effective" par la revisitation des Noirs américains, généralement, tout comme certains d'entre eux, et peut-être Toni Morrison, l'une des premières, ont commencé de le faire, tout comme par ailleurs je tente de le faire ici 559 ”. L'espace-temps de la plantation et le comté mythique de Yoknapatawpha, à la fois projection et transformation du Mississippi, sont les creusets où s'est effectuée la rencontre entre les deux composantes majeures de la population — voire les trois si l'on y inclut les Indiens faulknériens —, dont il importe de questionner la non-Relation. Ce que l'œuvre de Faulkner désigne et tait est l'ineffable de la “ damnation du Sud ”, l'impossibilité d'accepter l'abolition, l'impossibilité de transcender la défaite. Avec pertinence et courage, congédiant la vision moraliste, Glissant dévoile à la fois la présence de la fausse complicité entre Blancs et Noirs — celle-là même qui réduit l'esclavage à une parenthèse somme toute banale et heureuse — le racisme et la vision de Faulkner. Il mentionne en particulier l'absence de monologue intérieur chez les “ personnes ” noires : “ [...] je préfère penser qu'il y a dans ce choix méthodologique la lucidité et l'honnêteté (la générosité en somme, naturelle autant que systématique, c'est-à-dire d'ordre esthétique) de celui qui sait, qui admet qu'il ne 558559- Ibidem, p.37. Ibidem, p.80. comprendra jamais, ni les Noirs ni les Indiens, et qu'il serait odieux (et, à ses yeux, ridicule) de poser au narrateur tout-puissant et d'essayer de pénétrer ces consciences pour lui impénétrables. 560 ” Mesurer le chemin parcouru, ou à parcourir, à partir de la plantation, vers le métissage et la créolisation, telles sont les pistes proposées par Faulkner, Mississippi. Concept tout aussi problématique que l'antillanité, l'américanité telle que la vivent, l'écrivent ou la théorisent les trois auteurs entretient indéniablement d'innombrables liens avec leur antillanité. Américanophile, Alexis Leger se sentait chez lui aux États-Unis, c'est-àdire à la fois proche de son entour natal et immergé dans un continent où s'exacerbe une essence occidentale qui fut pour lui objet de désir et de quête, source féconde de création. Tout au contraire, Walcott éprouve, en terre étasunienne, une douloureuse étrangeté dont son œuvre se fait l'écho : c'est parce qu'il est Antillais qu'il ne peut se sentir Américain. Nourrie par un très fort sentiment anti-impérialiste, sa vision de la relation inter-américaine signale que tant que les États-Unis auront pouvoir de décision sur l'ensemble des pays du continent, aucune Relation — au sens glissantien du terme — ne sera possible. Dénoncer la puissance hégémonique des États-Unis est alors une dimension concomitante à l'affirmation de l'antillanité. Glissant transcende ces deux positions au profit d'une américanité qui n'est pas province de l'antillanité, quoiqu'en disent les auteurs de L'Éloge..., mais qui s'origine dans son espace natal. L'antillanité rêvée, sur le plan politique comme sur le plan poétique, serait alors un possible modèle pour la construction d'une américanité qui engloberait harmonieusement toutes les Amériques et tenterait de relier les histoires antagonistes qui s'y sont succédées. Par-delà ces visions contradictoires de l'américanité, s'affirme magistralement dans l'œuvre des trois créateurs le fait que l'identité ne peut et ne doit être pensée sur une même carte. La cartographie des appartenances se révèle en effet multiple. 560- Ibidem, p.97. Pour la même raison peut-être, dans L'Étranger, Camus se gardera de nommer les Autres autrement que par le terme générique et tellement révélateur : “ les Arabes ”. Les quelques réflexions sur Camus et Le Premier Homme contenues dans Faulkner, Mississippi laissent espérer que Glissant leur consacrera aussi un essai... S'y confrontent et s'y opposent francité et antillanité pour Saint-John Perse qui maintient à distance, par le verbe poétique, la présence d'une antillanité fragile mais pérenne. Cette cartographie permet également de penser l'insularité caribéenne dans son rapport à ses maritimités. Atlantique, mer des Antilles et Méditerranée fondent un imaginaire de l'ouverture qui interdit toute territorialisation mesquine, qui autorise la relation à l'univers, s'ouvre sur une errance au monde. Tout-monde prolonge l'ouverture, la théorisation et la mise en application de la totalité en ayant directement recours à la théorie du chaos. Une esthétique originale s'y profile. CHAPITRE 2 UNE ESTHÉTIQUE DU “ CHAOS-MONDE ” I- La multistructure de Tout-monde 1- Les soubassements théoriques de l'oeuvre L'élaboration de la structure et du sens de Tout-monde s'appuie majoritairement sur trois paradigmes : le chaos, le rhizome et le Divers qui s'inscrivent dans des champs différents : le discours épistémologique, le discours philosophique et le discours poétique. La notion de rhizome, théorisée par Deleuze et Guattari, procède elle-même d'une déterritorialisation de la théorie du chaos dont les auteurs de Mille Plateaux se sont très librement inspirés pour construire leur pensée. La théorie du chaos s'origine dans l'Antiquité grecque, au sixième siècle avant JésusChrist, chez les “ physiciens de l'Ionie 561 ”. Ces derniers puisent dans des “ représentations mythiques véhiculées par les religions, les traditions, les légendes 562 ”. À l'origine du monde serait le chaos initial duquel découlerait l'ordre. Cette conception mythique de la genèse du monde s'exprime en particulier dans la Théogonie d'Hésiode. La réflexion sur les relations ordre / chaos est éclipsée, à partir de Platon, au profit de ce que Roger Cavaillès nomme les “ idéologies de l'Ordre 563 ”. Le retour à la théorie du chaos s'accomplit progressivement au dix-neuvième siècle et, toujours dans le domaine épistémologique, culmine à partir de la seconde moitié du vingtième siècle, notamment à travers l'analyse de “ l'effet papillon ” et la découverte de “ l'attracteur étrange ” par le météorologue Lorenz. Cette théorie peut être sommairement résumée ainsi : “ une toute petite variation dans les variations initiales peut très vite conduire le système vers un état d'équilibre imprévisible l'instant précédant. Ceci se traduit, au niveau de l'attracteur, par le fait que deux trajectoires, aussi voisines que possible, 561- Roger Cavaillès, “ Histoires parallèles du " bruit " et du " chaos " ”, Théorie, Littérature, Enseignement, n° 12, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, automne 1994, p.23. 562- Ibidem, p.23. 563- Ibidem, p.25. divergent brusquement [...] les battements d'ailes d'un papillon, dans les îles des Antilles, peuvent provoquer, à plus ou moins longue échéance, une tempête sur les côtes de Bretagne 564 ”. La théorie du chaos engendre également de fécondes applications dans le domaine des mathématiques, et notamment dans la géométrie dite “ fractale ” dont l'autosimilarité est l'un des principes clés. Il fut lancé par le mathématicien Benoît B. Mandelbrot “ pour décrire ces configurations qui, vues à des distances variables, ont l'air d'être des imitations (et non des copies) d'elles-mêmes 565 ”. Un des exemples illustrant le mieux ce concept est celui de la côte de l'Angleterre “ dont l'irrégularité est comparable qu'on en observe une carte complète, un morceau de cinq cents kilomètres de long, ou la courbe sinueuse qu'on peut en tracer autour des galets d'un de ses îlots 566 ”. D'après Ian Stewart qui élargit quelque peu la précédente définition : “ un processus est dit autosimilaire si l'on peut en extraire une petite partie, l'agrandir, et recréer quelque chose qui ressemble de très près à l'ensemble 567 ”. Ces systèmes réhabilitent le hasard et la non-linéarité des phénomènes ainsi que leur mutuelle intrication. Ils seront très vite décontextualisés du domaine des sciences dites dures pour être étendus au champ des sciences économiques, de la philosophie, de l'histoire et de la littérature. Cette déterritorialisation élit certains phénomènes privilégiés — ceux que nous avons mentionnés dans notre brève approche — et fonde ce que les scientifiques nomment une vision “ chaotique ” qui n'est bien évidemment pas une application simple et mécanique des faits scientifiques mais une interprétation. La figure du rhizome prolonge, en la complexifiant, la mise en évidence de la non-linéarité des systèmes. Un des premiers objectifs de la pensée rhizomatique de Deleuze et Guattari a été la mise en question du livre. Le livre classique, que les philosophes nomment “ livre-racine ”, 564- Ibidem, p.30. L'exemple du papillon a en fait été produit sous forme de question par Lorenz : “ Does the Flap of a Butterfly's Wings in Brasil Set Off a Tornado in Texas ? ” Lorenz n'avait alors pas répondu affirmativement à cette question. 565- Hugh Kenner, “ Autosimilarité, fractales, Cantos ”, Littérature et théorie du chaos, Ibidem, p.93. 566- Ibidem, p.93. 567- Gérard Cordesse, “ Autosimilarité et complexité : paysages et personnages dans A room with a View. ” Ibidem, p.103. se présente selon eux comme une “ belle intériorité organique, signifiante et subjective ”, une totalité toutefois inapte à traduire la complexité du réel dont l'ambition de proposer une “ image du monde ” est jugée révolue 568. Ils lui opposent un “ livre-radicelle ” ou “ livrerhizome ” qui aurait pour vocation de constituer une totalité dans laquelle aucune unicité n'aurait prise. Six principes définissent le fonctionnement rhizomatique. Les quatre premiers trouvent de nombreux échos et déploiements dans le texte de Glissant : “ 1° et 2 ° Principes de connexion et d'hétérogénéité : n'importe quel point d'un rhizome peut être connecté avec n'importe quel autre, et doit l'être. 3° Principe de multiplicité : c'est seulement quand le multiple est effectivement traité comme substantif, multiplicité, qu'il n'y a plus aucun rapport avec l'Un comme sujet et comme objet, comme réalité naturelle ou spirituelle, comme image et monde. [...] 4° Principe de rupture asignifiante [...] Un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes, et suivant d'autres lignes [...] Ces lignes ne cessent de se renvoyer les unes aux autres. 569 ” Le rhizome ne se rapporte pas à un calque mais à une carte “ qui doit être produite, construite, toujours démontable, connectable, renversable, modifiable, à entrées et sorties multiples avec ses lignes de fuites. 570 ” Avant de se concrétiser pleinement dans Tout-monde, les termes “ chaos ” et “ rhizome ” jalonnent l'œuvre glissantienne, émergeant sous forme d'intuitions ou d'“agents d'éclats ”. Le terme “ chaos ” apparaît dès Soleil de la conscience : “ Ce que je voudrais établir d'abord, c'est la quasi-nécessité d'un chaos d'écriture dans le temps où l'être est tout chaos ” écrit Glissant qui ajoute ultérieurement “ J'ai dit le chaos de l'écriture dans l'élan du poème ” (p.15, p.52). Mais ce “ chaos ” n'est, dans ce premier essai, qu'un pressentiment qui 568- Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p.11. Ibidem. pp.13-16 570- Ibidem. p.32. 569- ne rejoint pas encore la théorie du chaos. C'est très certainement grâce à l'œuvre de Deleuze et Guattari que Glissant parviendra à concrétiser son intuition de la fécondité de la notion de chaos, au sens scientifique du terme, pour la création littéraire. Le rhizome véhicule en effet le sens décontextualisé de la théorie du chaos. Glissant l'intègre à sa pensée dès Le Discours antillais tout en critiquant l'interprétation qu'en firent les auteurs de Mille Plateaux : “ Le rhizome n'est pas nomade, il s'enracine, même dans l'air (c'est parfois un épiphyphe); mais de n'être pas une souche le prédispose à " accepter " l'inconcevable " de l'autre : le bourgeon toujours nouveau qui est à côté ” (p.196). Le rhizome devient une notion matricielle dans Poétique de la Relation qui fait ainsi coexister chaos et rhizome. Un exposé de l'auteur sur la théorie du chaos, donné en 1980 devant l'Association des professeurs de physique-chimie de Martinique, figure dans cet essai sous le titre “ Le relatif et le chaos ” : “ Nous tournions autour de la pensée du Chaos, pressentant qu'elle circule elle-même à contre-sens de l'acception ordinaire du “ chaotique ” et qu'elle s'ouvre sur un donné inédit : la Relation, ou totalité en mouvement, dont l'ordre flue sans arrêt et dont le désordre est à jamais imaginable ” (p.147) Le paradigme scientifique et le paradigme végétal engendrent la “ Poétique de la Relation ” qui les prolonge dans d'autres directions, les concrétise et les dépasse en un plus ample projet : un projet poétique, comme son nom l'indique, un projet de mise en Relation de la totalité plénière du monde, d'approche passionnée de sa diversité. Chaos et rhizome rencontrent ainsi une troisième notion : le Divers qui s'inscrit dans le champ de l'esthétique et, plus précisément, de l'esthétique segalénienne dont Glissant est un fervent lecteur, tout autant qu'adepte, depuis L'Intention poétique. Segalen se proposait de recenser toutes les formes d'un exotisme vrai fondateur des relations entre le voyageur et les autres, l' “exote” et les paysages du monde. L'auteur envisageait ces liaisons dans la perspective de l'élaboration d'une esthétique du Divers qu'il définit ainsi : “ Je conviens de nommer " Divers " tout ce qui jusqu'aujourd'hui fut appelé étranger, insolite, inattendu, surprenant, mystérieux, amoureux, surhumain, héroïque et divin même, tout ce qui est Autre [...] Je garde au mot " esthétique ", le sens précis, qui est celui d'une science précise que les professionnels de la pensée lui ont imposé, et qu'il garde. C'est la science à la fois du spectacle, et de la mise en beauté du spectacle; c'est le plus merveilleux outil de connaissance. C'est la connaissance qui ne peut être et ne doit être qu'un moyen non pas de toute beauté du monde, mais de cette part de beauté que chaque esprit, qu'il le veuille ou non, détient, développe ou néglige. C'est la vision propre du monde. (Une Imago Mundi, en cet exemple : la mienne) 571. ” Chaos, rhizome et Divers, trois notions centrales dans l'œuvre glissantienne, qui parfois cheminent séparément, s'inscrivent en osmose dans Tout-monde. Ce texte, dans son intégralité, repose sur un vœu passionné d'approcher par tous les moyens possibles la diversité diffractée du monde, une diversité rhizomatique et chaotique qui fonde une errance textuelle et génère une nouvelle organisation du livre. 2- Un archipel de textes Tout-monde est constitué de trois grandes parties placées sous le signe d'une épigraphe et dont les titres : “ I - La lune en montant ”, (p.27) “ II- Soleil couché ” (p.241), “ Terre ! Terre ! ” (p.422) apparaissent plusieurs pages après le commencement de chacune d'entre elles. À l'intérieur de ces dernières, s'insèrent plusieurs chapitres tous titrés. Aucun chapitre n'est relié à celui qui le précède selon un quelconque principe logique qui puisse être 571- Victor Segalen, Essai sur l'exotisme, une esthétique du Divers, op.cit., p.82. Le scénario dont la mort de l'auteur empêcha la concrétisation en une œuvre définitive a été recomposé et publié grâce au travail de Pierre Jean Jouve et d'Annie Joly Segalen. Le passage cité est daté du 2 octobre 1918 et s'intitule “ L'Exotisme Comme une esthétique du Divers ”. identifiable. Des ruptures interviennent toujours : rupture dans le temps de la diégèse, rupture de lieu, rupture narrative. On pourrait multiplier les exemples à l'infini, l'on indiquera seulement que le chapitre “ Banians ” (p.29) a pour cadre temporel les années cinquante auxquelles se superposent les années quatre-vingt, son cadre spatial est majoritairement l'Italie et le personnage sur lequel se focalise le récit est Mathieu Béluse. “ L'eau du volcan ” (p.62) qui lui succède nous renvoie deux siècles en arrière — avant 1789 —, dans l'espace de l'Habitation avec pour personnages les békés Laroche et Senglis. Cette non-linéarité est soulignée par Glissant qui en fait le principe même de son écriture : “ Nos récits sont s'il se trouve de longues respirations sans début ni fin, où les temps s'enroulent. Les temps diffractés ” (p.62), autocommentaire qui fait écho au Discours antillais dont il dédramatise cependant le propos : “ Notre quête de la dimension temporelle ne sera ni harmonieuse ni linéaire. Elle cheminera dans une polyphonie de chocs dramatiques, au niveau du conscient comme de l'inconscient, entre des données, des " temps " disparates, dont le lié n'est pas évident ” (p.199). Les chapitres qui suivent perpétuent ces allées et venues dans le temps et dans l'espace. Les catégories de l'analyse narratologique se révèlent souvent impuissantes à traduire le mouvement du texte. Chaque partie de cette totalité complexe se connecte à d'autres parties du roman selon un hasard toujours imprévisible. Les lignes du texte, qui apparemment se brisent, sont reprises sous forme de ramifications sinueuses fondant “ une esthétique de la rupture et du raccordement ” (P.R., p.166). La figure du rhizome autorise ruptures et rapprochements, elle favorise aussi, grâce à son principe de multiplicité, la prolifération de nombreuses formes littéraires. “ Roman parfois, ou collection de nouvelles, tout autant qu'autobiographie, récit de voyage, autocommentaire de l'œuvre, polémique, développement philosophique... ” écrit Jean-Louis Joubert à propos de Tout-monde 572. “ Il s'agit bien d'un roman à mon avis, [affirme Glissant] mais d'un roman éclaté 572573- 573 ”. En effet, le terme “ roman ” peut être utilisé pour Jean-Louis Joubert, “ Le chaos du monde ”, La Quinzaine littéraire, 16-31- déc. 1993, p.5 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p.129. qualifier ce texte mais non pour le réduire à l'unicité d'une forme littéraire. Est perpétuée, jusqu'au paroxysme, une écriture à caractère dialogique et polyphonique dont Bakhtine puis Carlos Fuentes ont souligné l'intention : “ Le roman est instrument du dialogue au sens le plus large : pas seulement dialogue entre les personnages mais aussi entre les langages, genres, forces sociales, périodes historiques distantes et contiguës. Le roman, dit Bakhtine, est l'expression " galiléenne " du langage. Plus qu'un genre parmi d'autres, il les utilise tous pour placer l'auteur comme le lecteur dans une aire de langages compétitifs, conflictuels. [...] Forme ouverte, forme incomplète qui atteste que tant que l'homme vit, il vit en qualité d'être incomplet, qui n'a pas dit son dernier mot. " 574 ” L'abolition des genres littéraires traditionnels, une des visées de l'écriture glissantienne, procède d'un nomadisme à travers les différents modes d'écriture qui démolit plusieurs frontières, à commencer par la démarcation entre écriture à caractère autoréférentiel et fiction. Le texte englobe plusieurs passages renvoyant explicitement ou implicitement à la vie de l'auteur, et notamment aux lieux privilégiés de sa cartographie de la “ totalité-monde ”. Dans cette géométrie personnelle prédomine, bien évidemment, la Martinique natale à laquelle font écho de multiples lieux envisagés comme autant d'îles récitées dans un archipel de textes. Vernazza, village des Cinque Terre, en Italie, évoque et convoque la jeunesse de l'auteur, dans les années cinquante; les étés passés en ce lieu avec un groupe d'amis italiens, peintres et sculpteurs. Lui répond à distance un autre séjour de jeunesse, placé lui aussi sous le signe de l'insularité et de l'errance : celui du narrateur et de son ami le poète Roger Giroux en Corse (“ Atala ”, p.243). Sur cette géographie estivale, s'emboîtent ou se superposent d'autres récits, fragmentaires ou non, à caractère autobiographique : le séjour du narrateur à Paris au cœur d'une bohème estudiantine et 574- Carlos Fuentes, Le sourire d'Érasme - Épopée, utopie et mythe dans le roman hispano-américain, Paris, Gallimard, 1990, p.43. artistique (p.244), la traversée entre la Martinique et le Havre à bord du “ Colombie ” (p.124), un voyage en avion en direction de Miami (p.463), un séjour au Canada (p.464), un autre dans une maison de santé dans les Alpes françaises et en Touraine (p.336)... Cette sélection des souvenirs et leur intégration dans le roman attestent une fidélité à des paysages et des gens qui ont profondément marqué le créateur, un hommage à la pérennité d'amitiés enracinées dans les mouvances de la jeunesse ou de l'âge mûr 575. Les lignes rhizomatiques des récits autoréférentiels recomposent la mélodie récurrente d'une vie placée sous le signe de la relation amicale. Le sculpteur Valerio Adami, un des membres du groupe de Vernazza, livre ce témoignage : “ [...] l'amitié n'est pas un point mais une ligne. Comment on s'est rencontré, ce n'est pas ça qui compte, c'est la ligne, c'est donc bouger la main et faire du point une ligne, une ligne qui est notre vie, nos souvenirs. C'est ça l'amitié entre Édouard et moi : une vraie longue ligne . 576 ” Tout-monde déploie le vaste réseau des relations amicales d'Édouard Glissant : on y rencontre aussi le poète Maurice Roche, Cheikh Anta Diop, Paul Niger, Patrick Chamoiseau (Gibier), Alain Baudot, Cesare Peverelli et tous les membres du groupe de Vernazza et bien d'autres présences, récurrentes ou passagères, qui contextualisent le texte dans une vie et dans un siècle, illustrant le dicton martiniquais placé en exergue au Discours antillais : “ An neg an sièc ”. L'œuvre n'est cependant pas une “ manière ” d'autobiographie, ni directe, ni oblique. Glissant opacifie les références à sa propre vie, les sélectionne, fait endosser de nombreuses tranches de vie à ses personnages, en particulier Mathieu Béluse auquel il prête sa date de naissance et Raphaël Targin. Il se joue aussi de l'indiscrétion de son lecteur en 575- La plupart des essais d'Édouard Glissant portent trace de ses amitiés, de Soleil de la conscience jusqu'à Faulkner, Mississippi où sourd la nostalgie de la perte : “ [...] (je pense à ces amis en allés, Roger Giroux, Jean Laude, Jacques Charpier, Kateb Yacine, il semble que nous sommes quelques-uns vivants qui entretenons vraiment un Cercle des poètes disparus, je pense à Albert Béville, qui ne les a pas fréquentés, je travaillais avec lui de ce côté caraïbe de l'Atlantique, lui qui connut aussi et si bien l'Afrique et l'Europe, et ces amis erraient avec moi de cet autre côté méditerranéen [...] ) ”, op. cit., p.121. 576- Valerio Adami, “ Le Bon plaisir d'Édouard Glissant ”, France-Culture, op. cit. pratiquant l'art du sobriquet, ce détour propre à la parole créole. Dans le paratexte final, il écrit, non sans humour : “ Je suppose pourtant qu'un curieux voudra peut-être chercher les clés du conte, préciser les patronymes, non donnés dans le texte, qui eussent renchéri sur les prénoms avoués ” (p.513). S'il clarifie plusieurs noms désignant ses proches et ses amis, il préserve l'identité de certains autres, poursuivant l'opération de brouillage entre fiction et réel à l'œuvre dans le texte. L'écriture progresse ainsi en équilibre sur une ligne où imaginaire et réel s'interfèrent comme en témoignent également l'intégralité du chapitre intitulé “ La tragédie d'Askia ” situé dans la troisième partie qui prolonge l'écriture autoréférentielle sur le mode transfiguré du journal de voyage. Quelques allusions aux récits de voyages traditionnels affleurent à la surface du texte, parmi lesquels le titre de la partie : “ Terre ! Terre ! ” qui évoque les chroniques des découvreurs d'Amériques et la mention du Voyage en Orient de Chateaubriand. Glissant utilise ces éléments bibliographiques pour les contredire au sein de sa propre création. Au récit qui traduit un voyage latéral — du centre vers la périphérie, de l'Europe vers l'Orient —, fruit d'un certain ethnocentrisme européen, il préfère une écriture inspirée de la tradition ethnographique : le carnet de voyage. Dans L'Intention Poétique, l'auteur reconnaissait déjà l'apport précieux de l'ethnographie à la littérature en tant “ qu'avancée dans la reconnaissance de l'autre ” (p.127). Explicitement nommé dans deux sous-titres : “ Premier carnet : Rêve de la méso-amérique ”, “ Deuxième carnet : Rêve d'une autre Afrique ”, le carnet est cependant le modèle générique de l'ensemble du chapitre. On distingue en effet une typologie qui lui est propre : le narrateur note ses impressions et ses réflexions au fil de sa progression dans l'espace, l'écriture apparaît comme contemporaine du voyage. Typographiquement, ce n'est qu'à partir de la mention du mot “ carnet ” dans le sous-titre que les lieux ouvrent le récit. Mais dès le début du chapitre, la nomination des villes de l'Afrique de l'Ouest où séjourne le narrateur : “ Lagos, [...], Ibadan [...], Lomé [...] ” (Tout-monde, p.424) fonctionne comme un embrayeur de l'écriture alors qu'est congédié le couple quantième-lieu — topos du carnet de voyage. L'oblitération des dates substitue à la scansion impersonnelle du récit chronologique le rythme particulier d'une errance au monde qui épouse la mouvance du temps. L'écriture se veut “ sans départ ni forme, faussement ponctuelle, [elle] tourne autour de son objet comme une felouque en dérive autour des ombres du matin ” (p.459). Elle se nourrit aussi du rêve, terme talisman présent dans tous les sous-titres : “ Rêve de ce qui est ”, “ Rêve de ce qui fut ”, “ Rêve de ce que fut la tragédie d'Askia ”, “ Rêve à nouveau de ce qui est ” etc... Le mot “ rêve ” fonctionne comme une anaphore qui transforme tous les sous-titres en autant de fragments d'un même poème. Il génère la création, participe d'une opération de reconfiguration du réel, déterritorialise le journal de voyage, l'enrichit d'une légende — le récit de la tragédie d'Askia —, d'un conte inspiré par l'éclat d'une présence enfantine — Mahmoud — et de fragments du cahier de la famille Rocamarron. Par son contenu, mais aussi par sa forme, ce cahier accomplit une mise en abyme de la construction du roman : “ Les pages étaient bleu pâle, striées de doubles lignes rouges dans lesquelles des écritures de toutes les couleurs et de tous les styles s'inscrivaient. Le cartonnage de couverture était gris et usé. Mais il s'agissait d'un document manifestement assez récent, comme refait de neuf d'après d'anciennes copies, dans un désir de recomposer une sorte d'archives. ” (p.437) L'œuvre construit et exhibe un “ atelier de travail 577 ”, c'est-à-dire le mécanisme de sa propre production, grâce à une intertextualité interne qui aspire en amont les textes antérieurs, profile, en aval, les œuvres à venir et une “ spécularité théorisante 578 ” qui éclaire, par de complexes procédés de mises en abyme, la construction du texte, les reflets de chacune de ses parties dans la totalité englobante du roman. 577578- Abdelkebir Khatibi, “ Incipits ”, Du bilinguisme, op. cit., p.182. Ibidem, p.182. La vision du paysage français que décrit Glissant dans Soleil de la conscience à partir d'un trajet dans un train est reprise pour suggérer les impressions ressenties par Raphaël Targin lors de son arrivée au Havre : “ Il se tourna difficilement vers le paysage qui défilait entre les fumées de la locomotive : les champs ordonnés qui traversaient leur géométrie entre les tas d'arbres mieux rangés que des bouquets d'hortensias, les mares et les étangs plus unis que la tôle aplatie, les rivières qui lézardaient sans un bouillon, sans un cassis d'eau, sans une roche tourbillonnant, comme si elles avaient maîtrisé le temps et dévoré l'espace.” (p.154) 579. En dépit des différences structurelles entre les deux textes, publiés à plus de trente ans d'intervalle, Tout-monde apparaît comme la réalisation des vœux formulés dans le premier essai, comme son accomplissement. Il accouche aussi d'un texte : “ La tragédie d'Askia ”, présenté comme étant à “ paraître ” en 1953 et qui jusqu'alors n'avait jamais vu le jour 580. Preuve s'il en est de l'extrême ténacité du projet de l'auteur. L'intertextualité interne repose sur un effet d'autosimilarité. Chaque petite partie des textes insérée dans le roman peut être agrandie par l'imagination et la mémoire du lecteur et dessiner l'architecture du texte qui lui sert de référent. L'incipit du premier chapitre — “ Banians ” — est une récitation du vers inaugural du chant “ L'appel ” : “ Sur Gênes va s'ouvrir le pré des cloches d'aventures ”, qui se répète quelques pages plus loin après la déclamation du second vers : “ Ô lyre d'airain et de vent, dans l'air lyrique des départs ” ( Indes p.69 / Tout-monde, pp.29, 31, 33 ). La dialectique des deux terres à l'œuvre dans Pays rêvé, Pays réel se retrouve, élargie au sein d'une plus vaste relation, dans les carnets de voyage. Essais et poèmes glissent subtilement dans le roman où s'amplifient leurs échos, se déploie leur poétique. Ainsi, les quatrains de Fastes, recueil immédiatement antérieur à Toutmonde, germent-ils dans l'œuvre. La plupart des lieux titrant ces quatrains : Assouan, Erfoud, Québec, Éget, Bezaudin, Tremiti, Ibadan, Vernazza, Baton Rouge... se diffusent et 579- “ La plaine, interminable; l'Europe. S'exercer à reconnaître les changements de paysages, là où d'abord l'œil n'a formulé qu'une épuisante surface plane. [...] je remonte vers le nord aux champs étales. Blés mouvants, que jamais n'ébouriffe la montée saoule d'une peigne [...] ” ( Soleil p.17). 580- Alain Baudot précise que la quatrième de couverture d'un “ cahier hors texte intitulé Instances de la poésie en 1953 ” porte la mention suivante “ À paraître : " La tragédie d'Askia " ”, Bibliographie annotée d'Édouard Glissant, op. cit., pp.7-8. se recomposent, acquièrent une nouvelle place, perpétuent une trace. “ Tout-monde va puiser dans toute l'œuvre de Glissant une matière qu'il reforme et diffracte, enrichit et dépasse ” écrit Priska Degras 581. La volonté de dépassement des œuvres antérieures conduit parfois à une palinodie — au sens premier du terme — prise en charge par les personnages eux-mêmes : Anastasie réfléchissant et contestant le destin de Marie Celat, Marie Celat et Mathieu revivant leur histoire tourmentée depuis La Lézarde. En ce sens, le roman est véritablement l'œuvre de l'œuvre glissantienne mais il n'en est que l'aboutissement provisoire car certains fragments du texte suggèrent aussi un livre à venir. Mathieu, en évoquant “ l'homme des plantations qu'était alors William Faulkner ” (p.165), insinue le souffle de Faulkner, Mississippi, construit un pré-texte à un nouveau texte. Tout-monde, à de nombreuses reprises, évoque aussi les multiples pistes que développeront les conférences d'Édouard Glissant, en particulier celles réunies dans l'essai Introduction à une poétique du Divers. Ces procédés confirment une certaine perception de l'écriture appelée à sinuer sans répit sur ses propres traces : “ [...] pour l'écrivain, ce qu'il écrit n'est peu à peu que le brouillon de ce que désormais (là sans cesse) il va écrire. 582 ” Plaisir d'une immersion dans une totalité créatrice qui relie passé, présent et futur, plaisir semblable à celui que crée le jazz de “ retour sur les mêmes thèmes, souvent usés, mais renouvelés ou retrouvés par des interprétations successives ” écrit Jean-Louis Joubert 583. La délectation cède parfois la place à l'ennui lorsque la spécularité théorisante et les incessantes répétitions et inscriptions des mêmes théories interdissent le plaisir de la découverte : c'est du moins ce que nous avons parfois ressenti à la lecture d'Introduction à une Poétique du Divers qui répète et commente Tout-monde qui lui-même répète et commente les essais antérieurs. Plus séduisante, plus vertigineuse est la spécularité théorisante qui relie texte et paratexte. Priska Degras, “ Tout-monde ou la splendeur de l'errance et du chaos ”, Notre Librairie, n° 127, juil.sept. 1996, p.47. 582- Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p.35. 583- Jean-Louis Joubert , “ Le chaos du monde ”, op. cit., p.5. 581- Dans la lignée de Mahagony, se construit une spécularité de l'écriture et de la parole qui repose essentiellement sur le lien entre l'auteur et son personnage Mathieu Béluse. Mahagony mettait en scène la révolte du personnage contre son créateur, sa transformation en homme “ échappé de son image livresque 584 ” qui se heurtait toutefois à la difficulté d'accéder à la création philosophique. Mathieu demeure le personnage d'un autre qui lui fait endosser une partie de sa biographie, mais réussit à devenir lui-même un auteur potentiel, à dialoguer avec son “ maître ” et à l'inspirer. Pour ce faire, il écrit un livre : le “ Traité du Tout-monde 585 ” dont certains fragments apparaissent dans cinq épigraphes mises en exergue aux chapitres du texte : “ Le lieu ”, “ Le récit ”, “ L'errance ”, “ L'identique ”, “ Les profonds ”. Il écrit aussi des réponses “ aux objections contre le Traité du Tout-monde ” qui figurent également dans le paratexte : épigraphes et notes infra-paginales (p.374, p.436) tout en étant également un lecteur actif et critique des carnets de voyages du “ romancier ” (“ La tragédie d'Askia”) 586. La spécularité repose, comme dans les romans analysés dans la seconde partie de notre étude, sur la présentification diégétique du producteur du récit — Mathieu auteur du “ traité... ” — et sur un effet de miroir dû au fait qu'œuvre enchâssante et œuvre enchâssée portent presque le même titre. Toutefois les relations entre les deux producteurs de textes — l'auteur réel et l'auteur fictif — et les deux textes sont infiniment plus complexes et hardies que dans les œuvres de Naipaul, Selvon ou des Schwarz-Bart. L'auteur réel, en plaçant certaines parties de son texte sous le signe de l'écriture de son personnage-auteur, lui rend ainsi hommage et atteste la reconnaissance qu'il lui voue. Le lien qui se tresse entre texte et paratexte redéfinit ces deux catégories : le paratexte étant généralement considéré par la critique comme un élément second, à visée utilitaire, un “ 584- Édouard Glissant, Mahagony, op. cit., p.29. Gérard Meudal écrit que “ Traité du Tout-monde ” est le titre du prochain essai d'Édouard Glissant, “ Terrain Glissant ”, Libération, op. cit., p.22. Cet essai est également annoncé comme “ à paraître ” dans la liste des œuvres d'Édouard Glissant mentionnée en page de garde par l'éditeur de Tout-monde. 586- Une note, dont nous conservons ici la typographie précise : “ Dans le texte du romancier, les passages mis ici en italiques avaient été soulignés par Mathieu Béluse qui y reconnaissait dans doute sa propre trace. Suivons-la donc avec lui. On dirait que la parole du romancier, par moments, est celle même de Mathieu Béluse. ” (Tout-monde, p.445) 585- cornac ” conduisant le texte “ éléphant ” 587. “ Éléphant ” et “ cornac ” nouent ici une liaison non hiérarchisée. Les épigraphes éclairent les directions de l'œuvre, marquent les points cardinaux d'une pensée de la totalité-monde, répètent en les prolongeant Le Discours antillais ou Poétique de la Relation : “ Le lieu. [...] Ne projetez plus dans l'ailleurs l'incontrôlable de votre lieu. Concevez l'étendue et son mystère si abordable. Ne partez pas de votre rive pour un voyage de découverte et de conquête. Laissez faire au voyage ” (p.29) “ L'errance. [...] La pensée de l'errance débloque l'imaginaire, elle nous projette hors de cette grotte ou prison où nous étions enfermés, qui est la cale ou la caye de la soi-disant unicité. ” (p.124) “ L'identique. [...] Ce qu'ils ont en commun, ancien maître et ancien opprimé de cette sorte, c'est la croyance précisément que l'identité est souche, que la souche est unique, et qu'elle doit prévaloir [...] Ouvrez au monde le champ de votre identité . ” (p.158) En faisant endosser à son personnage la production d'une pensée sur la “ totalitémonde ”, Glissant questionne le processus même de l'éclosion de cette pensée : “ ce n'est peut-être que cela, la réflexion / réfection de l'écriture sur soi : l'expression d'une errance, une différence, entre un personnage et la personne 588 ”. Tout-monde prolonge l'expérience du dédoublement initiée dans le précédent roman, tente également de bâtir une polyphonie vertigineuse, un maquis de voix discordantes et concordantes. 587- Gérard Genette, Seuils, op. cit., p.376. “ Le paratexte n'est qu'un auxiliaire, qu'un accessoire du texte. Et si le texte sans son paratexte est parfois comme un éléphant sans cornac, puissance infirme, le paratexte sans son texte est un cornac sans éléphant, parade inepte. ” 588- Lydie Moudileno, “ Écrire l'écrivain : Créolité et spécularité ”, Penser la créolité, op. cit., p.203. 3- Un maquis de voix. À l'archipel de textes répond un maquis de voix savamment mêlées, judicieusement confondues. Pour pénétrer ce maquis, nous hasarderons une question banale : “ qui est le narrateur ”, puis nous laisserons l'auteur nous répondre : “ Le livre est fait de telle manière qu'on ne peut pas dire qui parle. D'abord on dit l'auteur parle. Ensuite on dit : " Quelqu'un parle " . Ensuite on a même dit “ ça parle ” au sens psychanalytique du mot " ça ". Et il y avait toujours eu cette individuation ou cette neutralisation de celui ou de celle qui parle. Je crois que le problème est que celui qui parle est multiple. Il n'y a pas quelqu'un qui parle, il n'y a pas " ça " qui parle. [...] Ce qui est projeté comme parole rencontre un autre multiple qui est le multiple du monde . 589 ” En examinant l'œuvre de plus près, cette réponse n'est pas suffisante. Pour multiples qu'elles soient, les voix sont cependant canalisées par des narrateurs. Dans l'ensemble du roman, prédominent des narrateurs extradiégétiques et hétérodiégétiques qui racontent au premier degré une ou des histoire[s] dont ils sont absents. Toutefois, au sein d'un même chapitre et d'un même récit, on constate de très nombreux passages de la narration hétérodiégétique vers une narration homodiégétique marquée par un glissement des pronoms personnels à la troisième personne du singulier et du pluriel vers la première personne du pluriel ou, moins fréquemment, vers la première personne du singulier. Dans la plupart des cas, l'irruption du narrateur homodiégétique a pour effet de commenter ce qui vient d'être dit : “ nous écrivons comme ça ” dit un personnage du chapitre “ Atala ”, phrase que reprend en écho le narrateur : “ Nous écrivons comme ça. Nous contons ces histoires sempiternellement 589- Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p.131. reprises [...] ” (p.267) ou, à la fin du roman : “ (il n'y a aucun rapport avec Madame Pérelle, mais vous êtes habitués à ses sautes que je pratique) ” (p.494). La narration homodiégétique implique la présence des instances énonciatrices “ Je ”, “ Nous ” et “ On ”. De manière générale, au “ Je ” homodiégétique est préféré l'usage d'un “ Nous ”. La quête du “ Nous ” participe d'une opération de reconquête de l'identité antillaise dont les essais de Glissant ne cessent de répéter l'urgence. Elle pallie à ce manque que mentionne l'incipit de La Case du commandeur : “ Nous qui ne devions peut-être jamais jamais former, final de compte, ce corps unique par quoi nous commencerions d'entrer dans notre empan de terre ou dans la mer violette alentour ” (p. 15). Le “ Je ” se profile souvent dans le sillage du “ Nous ” dont il est partie intégrante, singularisation partielle. Glissant s'interrogeait, à la fin de Poétique de la Relation, sur le sens des instances énonciatrices : “ S'agit-il du nous communautaire, enrhizomé dans le fragile rapport à un lieu ? Du nous total, impliqué au mouvement de la planète ? Du nous idéal, dessiné dans les remous d'une poétique ? Quel est ce “ on ” qui intervient ? Celui de l'Autre, celui de voisinage, celui que j'imagine dans les remous d'une poétique ? ” (p.222). Les instances narratives se relaient pour opacifier le récit, nouer une relation au monde et à l'autre. Elles convoquent également un “ vous ” ou, parfois, un “ tu ” tout aussi ambigu : s'adresse-t-il au narrataire ou au lecteur ? Présentifiant un récepteur, du récit ou de l'œuvre tout entière, le “ vous ” exhorte ce dernier à participer pleinement à l'élaboration de la Relation, à se joindre à cette polyphonie. Mais c'est surtout l'atelier de travail qui réfléchit, jusqu'au vertige, la spirale des voix et génère une impression de polyphonie : “ Le dieu avait conté l'histoire, on estimait qu'il exagérait. Le poète quant à lui avait repris ce conte dans il ne savait plus quel ouvrage, et Mathieu Béluse avait fait de même, et aussi ce chroniqueur qui s'était tant mêlé des affaires de Mathieu (remarquez aussi la multiplicité, à partir de Mathieu Béluse : Mathieu, le chroniqueur, sans conter celui ou celui-là qui écrit en ce moment et qui ne se confond ni avec Mathieu, ce chroniqueur, ce romancier ni ce poète, ils prolifèrent, peut-on dire qu'ils sont un seul divisé en lui-même, ou plusieurs qui se réclament en un ? ) [...] Les Antillais sont en nombre à dévider les histoires. Si tu es seul dans le fatras, tu dessèches comme un grand-gosier à qui on a coupé son taffia ”. (Tout-monde, p.271) Impression de polyphonie généralisée parce qu'au niveau de la narration extradiégétique, seuls interviennent les narrateurs hétérodiégétiques et homodiégétiques déjà mentionnés. Ces derniers sont présentés comme romancier — “ Mathieu m'appelle "ce romancier-là " ” (p.461) —, chroniqueur, conteur, déparleur ou commentateur... Mathieu et Raphaël Targin, proposés aussi comme créateurs, ne sont jamais narrateurs du récit, leurs voix apparaissent uniquement dans les dialogues. La polyphonie est ainsi en partie une mise en scène de l'éclatement du narrateur traditionnel, de son éclatement en instances énonciatrices qui, toutes, en ultime instance, convergent vers l'auteur 590. Ce dernier recrée dans l'œuvre l'itinéraire de sa propre genèse de créateur, projette sa vie et sa parole dans certains de ses personnages : Mathieu, Raphaël ou le “ poète ” que Raphaël rencontre à bord du “ Colombie ” et qui deviendra plus tard “ déparleur ” (p.279). Tout-monde rencontre sans doute ici les limites de son ambition : l'insistance avec laquelle l'atelier de travail accentue la prolifération des voix crée un effet parfois lassant sur le lecteur, d'autant plus que cette exhibition se heurte à une certaine monotonie : on retrouve d'un bout à l'autre du texte la même tonalité glissantienne. En forgeant des narrateurs et des personnages qui tous lui ressemblent trop, Glissant ne parvient pas, contrairement à Diderot qui met en place de véritables figures, à écrire par “ vingt bouches à la fois 591 ”. Cependant, la plus féconde polyphonie de l'œuvre, celle qui “ cherche à se substituer à la cacophonie des dialogues de 590- “ Nous ployons tous, personnages et lecteurs, sous le cours magistral du maître ” écrit, non sans malveillance, Lakis Proguidis, “ Thèse à roman - Édouard Glissant commente Édouard Glissant ”, L'Atelier du roman, op. cit., p.159. 591- Daryush Shayegan, “ Le choc des civilisations ”, Esprit, n° 220, avr. 1996, pp.51-52 (l'auteur paraphrase un extrait de la Lettre sur les sourds-muets de Diderot) sourds 592 ”, se réalise dans la narration au second degré, par l'intermédiaire des narrateurs intradiégétiques (Panoplie, Anastasie, Mycéa, Colino, Massoul et Stepan). Elle est aussi présente dans les dialogues que nous avons mentionnés. Les récits des personnages — contes ou monologues — laissent percer une différence, une véritable errance de la parole. Chacun d'entre eux enrichit le roman de la saveur, de la texture d'une voix originale. Certains remettent en question l'univocité d'autres discours présents dans le roman, la prétention de tout discours à s'ériger hégémoniquement : “ Qu'est-ce que c'est qu'un Traité ? [...] Traité de quoi ? Traité du Bas-Monde ! Ne récitez plus les Traités ! Qu'est-ce que nous sommes ? Des maltraités!... ” s'exclame Panoplie Derien (p.238). Avec la même force, qui relève de l'énergie du désespoir, Anastasie se rend dans le bureau du “ déparleur ” pour l'accuser d'être son “ voleur de paroles ”. S'identifiant à Marie Celat, elle remet en question ce que le romancier a dit d'elle dans ses romans et lui assène : “ Voyez-vous, monsieur, votre livre n'est pas fini tant que vous n'avez pas trouvé dans un pays inconnu quelqu'un comme moi qui s'assied là et qui le récite mot à mot. ” (p.198) En discordance ou en concordance, les voix exercent un droit de réponse sur l'imaginaire glissantien, fondent une prolifération de la parole qui concoure au questionnement de l'écriture de l'errance. Tout-monde prolonge, en l'intensifiant et en l'opacifiant, la trace sinueuse d'une parole mouvante qui s'enrichit de toutes les langues du monde. 4- “ Tourments de langage ”, tourbillon de langues “ J'écris désormais en présence de toutes les langues du monde, dans la poignante nostalgie de leur devenir menacé. Je conçois qu'il est vain d'essayer d'en connaître le plus 592- Ibidem, p.51. grand nombre possible; le multilinguisme n'est pas quantitatif. C'est un mode de l'Imaginaire. Dans la langue qui me sert à m'exprimer, et même si je ne pratique que cette seule langue, je n'écris plus de manière monolingue ” affirmait Édouard Glissant lors du Carrefour des littératures européennes de Strasbourg, en 1993 593. Tout en s'inscrivant sans ambages dans l'esprit de ses essais, lesquels proclament la nécessité de la coexistence dynamique des langues et l'impératif d'écrire “ en langues ” pour citer Khatibi 594, cette assertion n'en est pas moins problématique. Elle semble faire abstraction du schisme linguistique, fruit douloureux de la diglossie créole / français. La création de l'écrivain antillais, nous avons déjà eu l'occasion de le constater, est, dès l'origine, entravée par ce face-à-face entre langue orale et langue écrite, langue maternelle et langue scolaire. La convocation de toutes les langues du monde, le multilinguisme comme soubassement à l'écriture, ferment d'une poétique, s'inscrivent cependant dans la trame d'une réflexion sur l'irréductibilité entre créole et français affirmant l'exigence de transformer la diglossie contraignante en bilinguisme assumé. La question du multilinguisme constitue un des “ repères ” du Discours antillais : “ L'appel au multilinguisme comme hypothèse de dépassement ne saurait se confondre avec une " fuite en avant " par quoi on camouflerait les contraintes diglossiques existantes ” (p.356) . C'est en partie pour pallier les contraintes diglossiques qui marquent l'existence antillaise et le travail d'écriture d'une meurtrissure que Glissant fonde un multilinguisme de l'imaginaire. Contrairement à nombre d'écrivains en situation de francophonie interne, l'auteur ne pense pas, n'élabore pas son écriture à partir d'un face-à-face entre deux langues. Il n'envisage pas sa poétique comme le résultat d'une greffe : greffe du français académique sur le créole natal, greffe du créole sur le français de l'écriture car c'est bien de la greffe — qui ne “ colle ” pas toujours — que naît le grief et, partant, la douleur linguistique 595. L'imaginaire des langues de la “ totalité-monde ” puise cependant sa substance au sein même de la langue 593- Édouard Glissant, “ Le Cri du monde ”, Le Monde, 5 nov. 1993, p.27. Abdelkebir Khatibi, “ Incipits ”, op. cit., p.180. 595- “ Greffe ” et “ grief ” sont constamment associés dans l'œuvre de Derrida : Le Monolinguisme de l'autre, qui inscrit en épigraphe une citation extraite du Discours antillais (p.334). 594- créole : langue des békés, des esclaves noirs mais aussi des engagés indiens ; langue des Antillais et de leur identité plurielle. Glissant construit une genèse probablement fantaisiste du créole en lequel il voit la trame des dialectes français exportés par les colons et soudés par une syntaxe héritée des langues africaines qu'ont transportées les esclaves. La parole baroque est l'un de ses féconds avatars : “ C'est dans ces mêmes prolongements [de la plantation] que s'est forgée le plus ardemment la parole baroque, inspirée de toutes les paroles possibles, et qui nous hèle si fortement ” (P.R., p.89). L'imaginaire du créole conduit Glissant à penser et à réaliser non pas la créolité mais la créolisation, à sortir de la diglossie réductrice en inventant un langage 596. Le langage de Tout-monde, dans le sillage des précédents romans ou essais, inscrit la trace de l'oralité créole au sein du texte français. Ce processus de créolisation ne passe pas par l'insertion de mots créoles dans un texte écrit en français standard. Tout en manifestant sa présence, le lexique créole n'est pas exilé dans le texte. Le langage est travaillé de l'intérieur par le créole, non seulement au niveau du lexique et de la syntaxe mais aussi par une rythmique héritée — concrètement ou fantasmatiquement — de la parole du conteur créole; d'où la prolifération des parenthèses : “ J'abuse des bienheureuses parenthèses : (c'est ma manière de respirer) ” (I.P., p.50), les procédés de ressassement, la scansion liée à la répétition de la particule d'affirmation “ oui ”, l'opacification du sens. Tous ces procédés renvoient à l'économie de la parole conteuse. Le style manifeste une errance de l'oralité dans l'écrit, un cheminement de l'oral à l'écrit, “ une exploration de la dialectique de l'écriture, dans le cadre même de l'écriture 597 ”. Le langage permet aussi, par sa flexibilité, d'accueillir, dans le corps du texte, d'autres langages manifestant un rapport étroit avec l'énoncé qu'ils sous-tendent. Ainsi, le dialogue qui se noue entre les békés Laroche et Senglis n'est pas une reconstitution fidèle du français parlé par les colons au XVIIIe siècle, mais une invention 596- Romuald Fonkoua a montré que la véritable ambition de Glissant est de “ construire un langage ”, “ Édouard Glissant et le langage - Du langage du cri à la raison du langage ”, Notre Librairie, n° 127, op. cit., pp. 32-46. 597- Édouard Glissant, “ Le Chaos-monde : l'oral et l'écrit ”, Écrire la parole de nuit, op. cit., p.118. dont les expressions font signe, manifestent un clin d'œil humoristique à la situation évoquée dans cette scène grâce à la présence d'expressions aujourd'hui désuètes ou d'une syntaxe surannée. Ce choix n'est pourtant pas foncièrement novateur car largement utilisé par plusieurs auteurs français — Molière et Zola, entre autres — pour donner à leurs dialogues une coloration réaliste. Plus audacieux est le parti pris de faire réciter sa vie à Stepan Stepanovitch. Personnage à l'identité incertaine, Stepan “ comprend langue d'Ukraine ”, “ comprend l'italien ” (pp.366-367) mais il parle dans sa langue personnelle traversée par ses blessures de guerre, sa divagation dans l'Europe des nations en guerre : “ Langue de Stepan toute spéciale ! Adopté langage en tenue camouflée ! Langage en tenue de campagne, pour toujours ! Vous ne connaissez pas langue de Stepan ! Tchèque allemand italien français ! Décidé, personne plus jamais ! Plus jamais connaître langage de Stepan ! ” (p.371) Quelle est en effet la langue maternelle qui parle dans et sous le texte écrit en français mutilé, haché par les points d'exclamation, troué par la répétition obsédante du mot “ sauvagerie ”, divaguant du “ Je ” au “ Il ” ? C'est une langue coupée de son territoire d'origine — jamais nommé — dont ce “ langage en tenue camouflée ” et les “ morceaux en grains de sa voix ” (p.353) miment la perte en traduisant la folie de l'être. Situation extrême où par la guerre, dont nous verrons qu'elle est une des causes de l'errance au monde, la langue perd ses armes, se disloque dans un langage qui résonne sourdement de la relation violente aux autres, oscille entre douleur et jouissance, reconstitue la quête névrotique du corps de la femme. Prise entre le délire verbal et le risque de rupture communicationnelle — l'anéantissement de la fonction phatique du langage — la non-langue de l'errant, son langage de “ petit Stepan ”, traduit une déterritorialisation paroxystique de la langue. De surcroît, le monologue du personnage alterne avec la parole de Marie Celat, autre langage opaque traduisant également une parole déboussolée. Tout-monde crée aussi un imaginaire plus heureux où s'inscrit, par la pratique de l'interlangue, l'empreinte d'une langue aimée. Les épisodes qui ont Vernazza pour cadre sont ainsi parsemés, émaillés de phrases en langue italienne. L'italien est pour Mathieu langue d'accueil, langue d'exultation et de jeu, langue de l'amitié et de la prescience du “ Toutmonde ” : “ Il cria dans son italien approximatif, — professant que c'était jouissance d'écorcher vaillamment la langue italienne, là même où il était pétrifié d'avoir à ânonner ennuyeusement l'anglo-américain, — mais ce jour-là toute jouissance était morte dans son cri : " Sono battuto delle meduse ! " — expression qui devint rituelle dans ce groupe d'amis et que toutes les jeunes femmes du groupe [...] reprenaient tout en choeur : " Sono battuto delle meduse ! " ” (p.38) L'expression inventée par Mathieu, forgée sur le décalque d'une expression française, subvertit à la fois le français et l'italien qu'elle pidginise selon une pratique de l'interlangue propre aux locuteurs bilingues. L'interlangue est libératrice. Un dialogue entre un groupe d'Antillais et une femme de San Gimignano qui ne parvient à comprendre de quelle partie du monde sont issus ses hôtes perpétue l'amour / humour de l'interlangue : “ " Dunque, siete Americani, conclut-elle. —Sì, sì, ma non degli Stati Uniti. " Ils expliquent les îles en arc devant le continent, Cuba, la Guadeloupe, la Martinique, Haïti, les îles [...] elle persévère à questionner, prend le temps d'écouter, mais soudain, ravie : “ Ho capito ! s'écrit-elle, siete Giapponesi ! " ” (p.55) Tout-monde donne une place particulière à la langue italienne, langue non hégémonique aux côtés de laquelle peuvent coexister les dialectes : “ le vieux parler de Sicile ” de Julio ou le napolitain. L'italien s'oppose à l'anglais véhiculaire, qui a perdu toute saveur, et au français jacobin qui lamine tous particularismes, abolissant aux frontières de l'exil hexagonal les langues vernaculaires des immigrés. Grâce à la parabole des trois Anestor, Glissant met conjointement à nu l'effacement progressif du vernaculaire maternel, sa présence douloureuse dans l'inconscient puis sa redécouverte par le biais d'une autre langue. Anestor est un travailleur immigré qui “ divagu[e] en trois exemplaires ” (p.396) : un “ citoyen ” de l'immigration française. Anestor Masson est Antillais, Anestor Salah, Arabe, Anestor Klokoto, Zaïrois. Le premier ne pratique plus le créole avec sa femme, ses enfants “ broderaient un français fleurelysé de banlieue ” (p.396); le second entend et comprend la langue arabe qu'il parle dans son cœur, et le troisième “ en avait assez de ne pas parler couramment la langue de ses compatriotes. Il avait des tourments de langage ” (p.396). Une altercation entre Anestor Klokoto — qui défend la position de l'auteur — et Anestor Masson, avocat de la seule langue créole, débouche sur une décision, prise par le premier, de faire traduire dans une langue africaine, une phrase qui semble être l'écho inversé d'une assertion clé du Quatrième siècle : “ Il faut marcher sur les Eaux, oui sur les Eaux Immenses, alors tu peux encore vivre dans un pays d'ancêtres ” (p.397) 598. Or, le traducteur traduit cette sentence dans son langage, dans sa poétique, laquelle est transcrite en français. Une entreprise similaire est renouvelée par l'Anestor Zaïrois qui soumet la version française au “ déparleur ”, lequel constate que la plupart des lexèmes africains ont un sens en créole et conclut : “ À un certain point, tous les textes du monde se rejoignent ” (p.399). Par la traduction, par l'invention d'une poétique, s'accomplit la mise en Relation des langues et, partant, la sauvegarde de leur fragilité, l'émergence d'un “ devenir-autre ”. Contrairement à l'analyse que Khatibi fait de Talismano, 598- La phrase du Quatrième siècle à laquelle nous nous référons est la suivante : “ Mais tu ne sais pas ce qui s'est passé là-bas dans le pays au-delà des eaux ! Depuis si longtemps, depuis si longtemps, mon fils... ” Elle est prononcée par Papa Longoué et adressée à Mathieu Béluse (p.57) roman de Abdelwahab Meddeb, selon laquelle existerait une jouissance de l'intraduisible dans le texte du bilingue, Tout-monde exalte la jouissance de l'infiniment traduisible, qui n'est pas jouissance de la transparence d'un texte à l'autre, mais de l'opacité préservée. “ Le traducteur invente un langage [...] commun aux deux [langues] mais en quelque sorte imprévisible par rapport à chacune d'elle. Le langage du traducteur opère comme la créolisation et comme la Relation dans le monde, c'est-à-dire que ce langage produit de l'imprévisible. [...] Art du croisement des métissages aspirant à la totalité-monde, art du vertige et de la salutaire errance, la traduction s'inscrit ainsi de plus en plus dans la multiplicité de notre monde 599 ”. La réflexion glissantienne s'inscrit dans le sillage d'Antoine Berman, grand penseur de la traductologie, pour lequel l'acte de traduire “ est un processus où se joue tout notre rapport avec l'Autre ”, une épreuve exigeant de “ rester ouverts à ce qui, dans toute traduction, reste mystérieux et immaîtrisable, à proprement parler in-visible (la face de l'œuvre étrangère qui va apparaître dans notre langue, nous ignorons sa nature, quels que soient nos efforts pour faire parler à tout prix la voix de cette œuvre dans notre langue.) 600 ” La traduction, dépassement de l'Être et accession à l'Étant, est plaisir d'une connexion entre les extrêmes les plus lointains, fascination pour ces extrêmes de l'écriture inscrits dans le corps du texte. Une épigraphe attribuée à “ S. Lafdi ”, lecteur du “ Traité du Tout-monde ” de Mathieu Béluse, trace un lien, de nature analogique, entre les noms des personnages glissantiens — Mycéa, Ichneumon, Laoka, Mahogany, Ata-Eli, Genipa — et “ leur signification symbolique en arabe dialectal (marocain ou égyptien) ou en arabe classique ” (p.423). Elle propose la traduction de tous les noms des personnages dans ces langues. Elle forge ainsi un lien étroit entre l'onomastique de la fiction et les langues arabes, faisant voyager les personnages dans un espace distinct de leur espace matriciel et, en retour, immergeant d'autres parlers au cœur d'une poétique antillaise. Semblable approche 599- Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p.45. Antoine Berman, L'Épreuve de l'étranger - culture et traduction dans l'Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984, p. 287. 600- caractérise la lecture des hiéroglyphes égyptiens qu'accomplit le narrateur-voyageur lors de son périple sur le Nil. À partir des mots “ Men ” (tisser), “ Maat ” (la vérité) et “ Rê ” (le soleil), le déchiffreur tisse sa propre proposition : “ J'éclaire la vérité en montrant la trame. " Le rhizome, la Relation " ” (p.456). Conformément à sa belle affirmation qui donnait au “ Cri du monde ” toute sa force, Glissant écrit Tout-monde dans l'écho amplifié et magnifié de “ toutes les langues du monde ”. Il parvient à faire du français — langue imposée, langue apprivoisée — le creuset d'un langage en lequel se noue l'errance d'autres parlures, en lequel s'inscrit l'errance au monde. CHAPITRE 3 L'ÉPOPÉE DE L'ERRANCE ANTILLAISE II- “ L'appétit du monde ” 1- Errance et dépossession. Forme à la fois paradoxale et paroxystique de l'errance, la drive (mot créole qui vient de “ dérive ”) est issue de la dépossession. Engendrant des manifestations pathologiques, dont Le Discours antillais analysait les causes et les conséquences, elle constitue une “ réponse ” à une situation de violence subie et imposée. Le sort des driveurs interpelle la communauté antillaise dans son ensemble ainsi que le constate Marie-Sophie Laborieux, personnage de Texaco : “ Le destin du driveur c'était de nous porter, tous ensemble, vers les mondes égarés dans nos obscurités. Il assumait ce que nous cherchions et nous permettait de le chercher sans que nous ayons à en souffrir. 601 ” Édouard Glissant évoque, grâce au personnage d'Anastasie, une drive féminine. Ancrée dans son île qu'elle quittera seulement pour se rendre à Paris dans le bureau du “ déparleur ”, Anastasie “ endure ”, pour reprendre une expression faulknérienne traduisant les souffrances des Noirs 602. Elle endure, dans la durée immobile de sa vie, une douleur issue de sa dépossession et qui engendre la dépossession. Violée par “ ce monsieur-là ”, sorte de banal avatar du maître d'Habitation, Anastasie est, à l'instar de ses ancêtres, spoliée de son corps et de sa jouissance. Dans le 601 - Patrick Chamoiseau, Texaco, op. cit., p.394. “ " They endured ". Ils enduraient. Ils endurèrent ” écrit Glissant, citant Faulkner. Cette endurance est aussi perçue comme un “ durer dans ”, une manière de “ dur[er] obstinément ”, (Faulkner, Mississippi, op.cit., p.87) 602- monologue — l'histoire de sa vie — qu'elle adresse au romancier, une phrase leitmotiv de ses obsessions se répète inlassablement : “ Tous ces pays, monsieur, en même temps au même moment ” (Tout-monde, p.201). Sa souffrance rencontre celle de Marie Celat à laquelle elle s'identifie, elle rencontre aussi une souffrance errante de par le monde. À l'inertie de son corps sous les assauts de Monsieur Bérard, elle oppose une fébrile activité d'écriture, un délire épistolaire qui disperse sa trace dans le monde entier : “ J'ai fait une lettre, bien bâtie dans ma tête, je pense qu'on aurait dit que c'était de la folie. Mais c'était ordonné dans ma tête [...] Alors, j'ai paraphé la lettre d'un seul balan pour combien d'exemplaires, je l'ai envoyée. Aux Brésils et aux Pérous, dans les Guyanes et les Mexiques, sans compter les Cubas et les Jamaïques. Et même dans des Italies que vous ne soupçonnez pas. [...] Même, j'ai envoyé à des noms que j'ai inventés, dans des pays que je devinais à peine.[...] J'adressais : ' À monsieur Athanor Composite, la renommée saura bien le trouver dans le grand Caracas.' Ou dans le Valparaiso infini... ” (p.209 ). C'est une même réalité de privation de corps, non du corps physique, mais du corps national, qui sous-tend l'errance des Antillais au sein des guerres menées par la métropole. “ Les tiques du Sénégal ”, “ 28 septembre ” et les onze premières pages de “ Nous ne mourrions pas tous ” évoquent trois conflits : la guerre d'Indochine , la guerre d'Algérie et le début de la seconde guerre mondiale (de la “ drôle de guerre ” à la capitulation française et l'occupation). Ces récits sont, à des degrés divers, frappés d'obscurité. Trame incertaine, le déroulement chronologique est d'emblée brouillé par la présence des récits des deux guerres coloniales avant celui de la seconde guerre mondiale. Le marquage chronique, qui se résume à la mention de quelques dates, s'inscrit en pointillé dans le texte. Fil conducteur ténu et incertain, il gomme les grandes dates de l'histoire officielle : l'Armistice requise par Pétain en 1940, les accords de Genève en 1954 qui annoncent la fin de la présence française en Indochine et les accords d'Évian en 1962; autant de jalons dont l'absence témoigne d'un autre “ leurre chronologique ” (D.A., p.27) se répercutant, de manière oblique, sur le parcours chaotique des Antillais. Quelles que soient les instances narratives qui prennent en charge ces récits : Rigobert Massoul, un Antillais engagé volontaire dans les guerres coloniales ou le narrateur dans le récit de la “ drôle de guerre ”, l'errance antillaise dans le tourbillon des conflits se donne à lire comme l'aboutissement d'une situation de dépendance qui relie les îles antillaises à la France. Cette situation n'est pas dénoncée mais seulement mentionnée : “ En ce temps-là [en 1939], les Antillais ne savaient pas encore qu'ils allaient être mêlés à toutes ces guerres qu'ils n'auraient pu avoir décidées, dont ils ne percevaient peut-être que les apparences les plus misérables, et dont ils ne soupçonneraient peut-être pas même comment elles pourraient finir, si elles finissaient ” (p.374). Dans ces fragments arrachés à la grande histoire mondiale des conflits du vingtième de guerre, Glissant tient à distance tout jugement moral, toute visée éthique. Dénués d'héroïsme, ses personnages témoignent du sort d'une communauté embarquée dans une dérive sans fin, carnavalesque ou cauchemardesque. Le pharmacien antillais chemine avec sa troupe dans une campagne française non identifiée, subissant les aléas d'un “ tourbillon ” qui l'enveloppe et sur lequel plane la menace d'une possible déportation en Allemagne. La vision du narrateur, entièrement focalisée sur celle du personnage, plonge dans l'épaisseur de ce destin qui se dénoue avec la rencontre d'un officier allemand parlant créole et fournissant à l'Antillais un précieux “ Ausweiss ” que ce dernier utilisa “ peut-être ” au profit de la résistance (p.384). Le récit homodiégétique de Rigobert Massoul, alias Soussoul, porte à son paroxysme l'opacité du réel. À son arrivée à Saigon, ce dernier constate : “ C'est la guerre dans le pays depuis 1945, on ne sait pas pourquoi ” (p.285). Il appréhende par contre la guerre d'Algérie à partir de la réalité martiniquaise, assimilant Habitation et mitidja : “ Les colons, ils manœuvraient des grandes Habitations où ils étaient seigneurs et maîtres, comme chez nous dans les temps, non ? [...] Les Arabes travaillent dans ces Habitations. Ils ne sont pas payés, ou si peu que rien, ils sont maltraités, ils prennent coups sur coups. Tout comme chez nous dans les temps. Ça a duré quelques années. Mais on ne peut pas supporter comme ça, toute l'éternité. Voilà pourquoi la guerre s'est déclarée ” (p.327). Soussoul relate les trajectoires qu'il accomplit en compagnie de ses camarades antillais Raphaël Targin et Élie Santonin. Leurs itinéraires relient la métropole aux colonies, égrènent des chapelets de pays, de régions et de villes : le Tonkin, Huê, le Cambodge, Phnom Penh, le Laos, Savannakhet, Tunis, Alger, Oran... Soussoul élucide, à l'aune de ses références natales, le paysage asiatique et le désert maghrébin : “ Ces parages-là, c'est grand comme cinq mille Martiniques. Partout la forêt des deux côtés, vous auriez pensé la Trace entre Balata et MorneRouge. ” (p.286). “ Là , c'est des marches sans fin dans le désert [...] ce sable-là est comme une soupe d'herbage [...] ” (p.316) La guerre est une bourrasque où s'exacerbe une esthétique du chaos qui se donne à lire à travers le dense champ lexical du chaos (“tourbillon ”, “ spirale ”, “ point fixe”...) qui imprime le passage de sa texture. La seconde guerre mondiale et les guerres coloniales mélangent dans les casernes françaises métropolitains et habitants des territoires colonisés par la France : Bretons, Auvergnats, Africains, Pondichériens, Antillais... Chaque personnage fomente à sa manière la Relation. Soussoul vit avec une Laotienne à laquelle il donne une petite fille qu'il abandonne en 1955, prétextant qu'il ne souhaite pas déraciner l'enfant de son paysage natal; en inventant aussi, en Algérie, un “ couscous au ragoût cochon ” (p.322), accomplissant le métissage humain et culinaire dont Glissant vante les mérites. Élie Santonin poursuit de fantasmatiques idylles avec une dame annamite, puis une jeune fille berbère. Raphaël Targin, conscience pensante du groupe, déclare : “ Ce n'est pas contre les gens d'ici que je fais la guerre, je fais la guerre contre le monde, Soussoul, ni pour ravager, ni pour dominer, c'est pour essayer de percer dans ces emmêlements ” (p.302). Targin, qui mentionne le fait que certains Antillais, — dont Franz Fanon, “ un Algérien martiniquais ” — sont passés dans le camp des Arabes, entrevoit en effet la complexité, voire l'absurdité des guerres coloniales, lézarde l'épais brouillard de la dérive. Par leur dérive, Anastasie, Rigobert Massoul, Élie Santonin et Raphaël Targin, se frayent un chemin au sein de l'histoire imposée, brisent la spirale de la souffrance, inscrivent leur empreinte sur la terre de l'Autre. Ces errances sont aussi un moyen de transcender la dépossession. Leurs sinueuses ramifications rencontrent la folie d'autres personnages : les divagations de Marie Celat et d'Anastasie renvoient aussi à l'errance de Stepan Stepanovitch qui rejoint celle de Rigobert. Si les guerres — et en particulier les guerres de décolonisation — ont une telle importance, c'est également parce qu'elles sont un des agents de la possibilité de la Relation. Elles consacrent l'irruption “ de tous ces pays qui avaient attendu dans la nuit, de l'autre côté de la face visible de la terre ” (p.137). Cette assertion, reprise sous différentes variations, fait écho à la réflexion sur “ Le Même et le Divers ” menée dans Le Discours antillais : “ Cette accélération, portée par les luttes politiques, a soudain fait que les peuples qui, hier encore, peuplaient la face cachée de la terre (comme il y a eu pendant longtemps une face cachée de la lune) ont eu à se nommer au monde totalisé. S'ils ne se nomment pas, ils amputent le monde d'une part de lui-même ” (p.191). En bouleversant l'ordre colonial, issu du “ nomadisme en flèche ”, l'accès des peuples à la souveraineté nationale détruit les catégories de “ centre ” et de “ périphérie ” et autorise le nomadisme circulaire. 2- Le nomadisme circulaire. Rendu possible par la décolonisation, le nomadisme circulaire procède aussi d'une volonté individuelle de transformer l'ancienne logique du voyage : du centre vers la périphérie, de la périphérie vers le centre. Édouard Glissant évoque, sous forme de potentialité, cette métamorphose : “ [...] Mathieu Béluse commençait de formuler pour lui une autre manière de fréquenter le monde, une activité brûlante de l'imaginaire, une transformation réelle de la sensibilité et de l'esprit, ce qu'un autre appellerait bientôt une mise en Relation [...] ” (p.48). Mathieu est en effet la figure centrale, sinon totale, de la Relation, un de ses adjuvants les plus actifs. Sous leurs apparences désordonnées, ses voyages s'inscrivent dans le champ de la quête. Il doit, nous l'avons déjà signalé, accomplir la prophétie de Papa Longoué : relier en une même totalité les pays des Amériques. Cette quête se terminera par la réalisation d'un double présage : l'accès à la Relation et l'exécution de la blessure que Longoué lui a prédite. Immédiatement après sa rencontre avec le vieux Rocamarron, Mathieu est attaqué par “ deux vagabonds errants qui le blessèrent d'un coup de coutelas [...] ”. Ultime et tragique conséquence de la quête, cette mort exécute-t-elle la “ Tragédie de la Relation ” entrevue dans Le Discours antillais : “ J'avais fait le rêve de cette tragédie nouvelle, et il m'étonnait comme elle était ardue à conquérir. J'avais projeté une Tragédie de la Relation, et qui entre autres ne concevrait pas un sacrifice rituel du héros communautaire. Une tragédie de tant de Nous, de tant de Je, impliqués dans un seul, ou donnés par tous ” (p.153) ? Mathieu Béluse, s'il consacre en effet l'émergence de “ l'épars infini de la Relation ”, finit par mourir même si ce n'est pas sous forme de sacrifice rituel comme le Rebelle de Césaire qui succombe par et pour le peuple. Sa mort est-elle nécessaire à l'éclosion de la Relation ? Condense-t-elle les souffrances du monde — l'errant assassiné par des errants — que Tout-monde a voulu relier ? Suggère-t-elle aussi, à l'instar de l'interprétation que Glissant fait de la mort de Segalen, que l'accès à la Diversité du monde, peut se révéler mortel ? Car Mathieu est aussi le héraut de la Diversité, le fragile témoin de son inexorable tarissement. Lorsqu'il retourne sur les lieux de sa jeunesse, c'est pour constater, sans nostalgie mais avec une implacable lucidité, combien ils se sont dégradés. Mathieu et les narrateurs, miroirs de l'âme glissantienne, construisent leur voyage contre les ravages touristiques. Comme Segalen qui assimile les touristes aux “ bestiaux [...] les plus faciles à conduire, à museler, à châtrer 603 ”, Glissant vilipende ce degré zéro de la mise en contact qui apparaît tout à la fois comme un avatar du “ nomadisme en flèche ” et de la sédentarité la plus vile. Le voyageur idéal emprunte ainsi au voyageur de L'Essai sur l'exotisme sa soif inaltérable du Divers, sa quête de tout ce qui est “ Autre ”. Il s'éloigne des sentiers battus, forge sa cartographie privilégiée. Il affectionne les lieux où l'histoire n'a pas laissé de monuments grandioses, mais des traces incertaines, à deviner plus qu'à décrypter, à relier plus qu'à élucider : lieux de la circulation, de la circularité nomade. Il découvre le paysage nilotique, figé dans un temps immémorial, extrême contraire de l'ordre glissantien, ainsi que l'a montré Christine Van Rogger-Andreucci 604. Mais dans cette Égypte, nouvellement inscrite dans l'espace romanesque, ne prévalent ni le temple de Louksor — “ Nous sommes restés indifférents (extérieurs, étrangers vraiment ) au temple ” (p.452) —, ni l'unicité pesante des figures pharaoniques. C'est, au contraire, l'Égypte symbole d'une “ Autre Afrique ” qui, en stimulant l'imagination du voyageur, appelle une identification entre l'Antillais descendant d'esclaves et les esclaves nubiens des princes d'Assouan : “ Partout dans la ville, on m'interpelle : Nubian ! La joyeuse apostrophe des gens me rappelle aussi que je ne saurais passer pour un Égyptien. Comme l'éléphant et le lion, je viens d'au-delà le désert. Les princes d'Assouan m'ont jadis exhibé ” (p.458). Le texte génère ainsi ses propres “ lieux-communs 605 ” qui renvoient, de détours en détours, au lieu matriciel, à l'origine incertaine. Il conçoit une cartographie archipélagique dans laquelle Vernazza condense une spirale de lieux. Fragment d'une Italie chérie, le village “ figurait, sans que qui que ce soit en eut conscience, véritablement le bout du monde : une île épargnée dans le naufrage de toutes choses, un cap isolé vers le large ” (p.33). Tous les soirs, la place du village devient un centre d'attraction où se tient le “ Giro de Italia ”, “ 603- Victor Segalen, Essai sur l'exotisme - Une esthétique du Divers, op. cit., pp.46-47. Christine Van Rogger-Andreucci , “ " L'œil dérobé " ou la relation à l'usure ”, Horizons d'Édouard Glissant, op. cit., pp.183-200. 605- “ J'appelle lieux-communs (visées qui structurent les œuvres et qui se répètent tout à vrac de notre monde, mots qui se relaient, intuitions qui s'étaient), ces rencontres, ces lieux éperdus ou si lumineusement communs en effet, et qui établissent pour chacun, le reliant à tous les autres, ce lieu qui lui fut d'abord donné. ” dit Glissant, “ La grand'scène du monde ”, Littératures, Revue du Parlement International des Écrivains, Strasbourg, oct-nov. 1994, p.6. 604- œuvre collective ” inventée par Mathieu Béluse et ses amis qui reflète la convivialité villageoise, ses tensions, ses mouvements et diffracte l'imaginaire du monde : “ un jeu complet qui traversait en imagination un pays idéal ” (p.36). Vernazza renvoie à des lieux emblématiques : à Gênes, à laquelle elle s'oppose, à l'île natale à laquelle elle se superpose, et aux Isole Tremiti, situées dans l'Adriatique où Mathieu séjourne avec les mêmes amis durant la même période. Ces îles qui sont “ deux ou trois îlets seulement ou tous un archipel de roches ” (p.47) sont ceintes par la mer dont les profondeurs contiennent le trésor de la Diversité. Au cours de leurs explorations maritimes, les personnages y découvrent une grotte : “ Et soudain ils surgirent, ô splendeur, dans une caverne entièrement tapissée de fleurs marines, où toutes les couleurs du monde chatoyaient sous trente ou quarante centimètres d'eau plus claire que l'air ” (p.49). Cette cartographie aux archipels infiniment connectables sécrète ses attracteurs étranges. 3- Les attracteurs étranges. Le lien entre les lieux et les gens s'inspire de la théorie des attracteurs étranges. Deux ou plusieurs lieux, éloignés dans l'espace et dans le temps, convergent brusquement dans une même phrase ou dans une même image. Cette osmose s'accomplit grâce à l'activité transformatrice de l'imaginaire. Certaines villes que leurs noms paronymiques rapprochent, telles “ Gênes ” et “ Genève ”, ou, en langue italienne, “ Genova ” et “ Ginevra ”, divergent cependant par leur histoire. L'une, ville à partir de laquelle se déploie l'expansion de Colomb vers le Nouveau Monde, sécrète l'essence de l'esprit conquérant; l'autre se repaît dans une sédentarité morose et tranquille. Combloux, en Savoie, et Bloncourt, en Touraine, où se situent les deux maisons de santé dans lesquelles séjourne le narrateur, échangent leurs sonorités : “ Bloncourt et Combourg ” se mélangent dans une anamnèse chaotique qui confond lieux et temps (p.336). La plupart des “ lieux-communs ” se pénètrent et s'enchevêtrent grâce à un subtil glissement d'images qui porte bien au-delà du jeu de mots. L'“ ici ” du voyageur, du narrateur ou du personnage est brusquement traversé par le paysage d'un “ là-bas ” qui colore le texte de sa substance. Cette pénétration dérive d'un double mouvement qui est à la fois surimpression de végétaux, d'animaux, d'odeurs, de sensations et d'émotions du paysage natal sur le paysage de l'ailleurs ou, à l'inverse, irruption de cet ailleurs dans l'île. Un passage, à l'intérieur duquel chaque doublet de lieux s'enchaîne à d'autres doublets créant ainsi, jusqu'au vertige, la connexion d'une multiplicité rhizomatique, résume l'essentiel de cette technique. Les verbes de mouvements qui sont des opérateurs de l'errance — “ vous naviguez ”, “ vous dérivez ”, “ vous errez ”, “ vous dévalez ”... — assurent le glissement d'un paysage à l'autre. Les joncs du paysage nilotique se transforment en champs de cannes à sucre alors que surgit une distillerie d'où s'échappe “ le vezou ensucré brûlé ” (p.235), l'horizontalité de la nappe immobile du Bayou proche de Baton Rouge se métamorphose en la verticalité tambourinante d'une “ grosse pluie ” qui s'abat sur la Tracée en Martinique; la Savane de Fort-de-France se substitue à l'église Saint-Germain des Prés. Inversement, Rigobert Massoul, de retour en Martinique, voit surgir les végétaux de l'Asie du sud-est : “ Quand je parcourais comme ça dans cette campagne du Lamentin, je ne pouvais pas m'empêcher, je divaguais tout en esprit dans les hauts de Laos, les coups de gros bois vert et tous les ombrages, les échantillons de fougères et les calicots où vous écarquillez les yeux [...] Vous frissonnez là et il vous paraît que le haut de Savannakhet a déporté sur ce morne de la Pelletier que vous distinguez au loin ” (pp.304-305 ) Cet art de la synthèse parvient à faire éclore et à réactiver, des années plus tard, des lieux terrés dans la mémoire. La jonction de Marie-Galante et de la Dominique permet l'irruption de la Corse dont le narrateur n'avait su décrypter le paysage lorsqu'il y séjournait. Une seule image est parfois apte à condenser deux réalités très distinctes, comme le prouvent les “ oiseaux bleus d'Assouan ” auxquels l'auteur faisait allusion dans le poème “ L'œil dérobé 606 ”. Christine Van Rogger-Andreucci se heurtait à l'énigmatique provenance de ces oiseaux et à l'irruption de leur mystérieuse couleur au sein du paysage nilotique 607. Glissant élucide ce rapprochement : “ Assouan — Les oiseaux blancs, — des ibis, — traçant leurs gammes sur les branches des arbres, me rappellent ces nuées d'oiseaux bleus et noirs qui s'abattent sur les bords de l'étang de la Restinga, dans l'île de Margarita au Venezuela. (p.446). On reconnaît la présence de ce que les Surréalistes appelaient des “ intersignes ” : relations mystérieuses établies entre deux réalités en apparence éloignées. Édouard Glissant inscrit l'errance dans le “ Chaos-monde ” au cœur d'une esthétique qui emprunte à Victor Segalen son éloge du Divers tout en le transcendant dans une plus ample saisie des rapports qui se nouent dans la “ totalité-monde ”. À l'instar de Segalen, Glissant ne conçoit pas le rapport aux autres et au monde comme devant être régi par une éthique. Fidèle en cela à ce précepte donné dans Le Discours antillais : “ La Relation planétaire ne comporte pas de morale agie ” (p.129), Tout-monde éclaire cette proposition : “ C'est cela qu'il poursuivait avec des mots : cette brisure d'obscurité qui, par en dessous, mettait en relation les pays les gens, leurs rancœurs, leurs aménités, la façon dont ils surprennent le rai d'une frégate ou d'un malfini planant dans le soleil couchant, ou la manière dont ils repèrent une graine qui éclate au plein d'une pluie de bambous. Le reste n'est pas à dire : ni les combats organisés ni les combats solitaires désespérés, ni les foules traçant dans les brasiers ni la femme éventrée dans l'absolu d'une cave, ni les boucliers des flics, ni les mitrailleuses des mercenaires ni les coutelats des macoutes. Ce reste est à combattre; ou 606- Édouard Glissant, “ L'œil dérobé ”, Poetsie, n° 51, Paris, déc. 1989. Ce poème, repris dans l'ouvrage Terra (1990 ) “ — de diffusion confidentielle — ” précise Alain Baudot, figure dans la Bibliographie annotée d'Édouard Glissant, op. cit., pp.670-677. 607- “ [Les] " oiseaux bleus d'Assouan " que je ne parviens pas à identifier avec une espèce réelle et dont je me demande s'ils ne renvoient pas plutôt à l'oiseau bleu de nos légendes, expression d'un idéal inaccessible et dont se souvenait Apollinaire en écrivant " Fiançailles " [...] ”, “ " L'œil dérobé " ou la relation à l'usure ”, op. cit., p.187. plutôt, ne se pourrait dire que quand il avait germé comme pourriture et avait été combattu comme gangrène ” (p.258) Glissant ne se réfugie pourtant pas dans une quelconque tour d'ivoire. Vice-président du Parlement International des Écrivains, il lutte activement pour la liberté d'expression. Avec Salman Rushdie et de nombreux autres intellectuels, ils se préoccupe de fonder des villes-refuges pour accueillir artistes, écrivains et journalistes persécutés dans leur pays d'origine. Mais il se méfie de l'humanisme et de l'écriture engagée au sens sartrien du terme. Walcott ne partage pas exactement les mêmes positions esthétiques. L'éthique est au centre du questionnement qui parcourt sa poétique. C'est cette profondeur scripturale, éthique et poétique que nous souhaiterions maintenant aborder afin d'entrevoir les aspects du devenir antillais ramassés et dispersés dans Omeros : immense poème qui se met à l'école du genre épique. CHAPITRE 3 L'ÉPOPÉE DE L'ERRANCE ANTILLAISE “ But they crossed, they survived. There is the epical splendour. ” Omeros I- L'inscription d'Omeros dans le genre épique La caractérisation la plus claire et dans le même temps la plus étroite qui fut donnée du genre épique nous semble être celle de Mikhaël Bakhtine. Ce dernier envisage l'épopée dans une perspective comparatiste avec le genre romanesque; il distingue trois principes essentiels et selon lui intangibles : “ 1° Elle cherche son objet dans le passé épique national, le " passé absolu ", selon la terminologie de Goethe et de Schiller. 2° La source de l'épopée, c'est la légende nationale (et non une expérience individuelle et la libre invention qui en découle) 3° Le monde épique est coupé par la distance épique absolue du temps présent : celui de l'aède, de l'auteur et de ses auditeurs 608. ” La temporalité et l'historicité sont au centre de cette définition, pour laquelle seul le passé, “ le passé absolu ”, peut nourrir l'écriture épique; toute intrusion du présent du narrateur dans la geste épique, en détruisant “ la distance épique ”, entraîne irrémédiablement la sortie hors du genre, faisant basculer le texte dans d'autres genres, en particulier dans la forme romanesque, lieu de rencontre, d'expression et de tension entre passé, présent et futur. Bakhtine évoque toutefois “ les chants épiques héroïsants à la gloire des contemporains 609 ”, qui brisent cette règle de l'impénétrabilité entre passé et présent, ce 608609- Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p.449. Ibidem, p.450. qui est le cas d'Omeros, mais qui empruntent aux traits définitoires de l'épopée leur intentionnalité : “ Ils transfèrent sur les événements et les hommes de leur temps une forme épique accomplie, autrement dit, ils transfèrent sur eux la forme chronotopique du passé, les font participer du monde des "pères", des "commencements", des "sommets", ils les canonisent en quelque sorte de leur vivant 610 ”. L'irruption du présent s'accompagnerait ainsi d'une nécessaire et absolue “ solennisation ” du matériau trivial puisé dans la contemporanéité, matériau auquel serait conférée la grandeur irrécusable du “ passé absolu ”, son statut de légende appuyé sur une “ source unique ” — la mémoire du passé — et définitivement étanche à toutes formes de devenir, à toute mémoire orientée vers l'inconnu du futur. “ Dans le monde épique, il n'y a point de place pour l'inachevé, l'irrésolu, le problématique. Il ne demeure en lui aucune échappatoire vers l'avenir 611 ”. De fait, l'épopée est inapte à traduire les aspirations et les aspérités de notre siècle, elle est un “ genre complètement achevé et même figé, presque sclérosé 612 ”. Si l'on s'en tient exclusivement à l'analyse du théoricien russe, Omeros ne participe aucunement du genre épique, tout au plus l'œuvre lui emprunterait-elle son intentionnalité pour créer un poème narratif adapté à la vision du monde de l'auteur et à la nature de l'univers qu'il souhaite représenter. En effet, Omeros fait coexister plusieurs temps : le passé — amérindien, africain, colonial — le présent, — celui des personnages qui évoluent dans une île et dans un monde contemporain de l'auteur et de ses lecteurs —, voire même le futur rêvé, fantasmé par le poète, temps du devenir des histoires passées et présentes. Cette saisie des temps s'effectue à partir du présent du narrateur qui détermine les incursions dans le passé et c'est pour répondre aux interrogations du présent, à ses lacunes, que la mémoire du passé est exhibée. Par ailleurs, nul désir de canonisation ne transparaît : l'œuvre ne s'érige pas en sanctuaire. 610- Ibidem, pp.450- 451. Ibidem, p.452. 612- Ibidem, p.450. 611- Dans son ouvrage consacré à l'étude du genre épique 613, Daniel Madelénat aborde en premier lieu les “ invariances ” de l'épopée parmi lesquelles sa structure formelle. Toute épopée se construit sur une grande quantité verbale 614 retenue parfois comme critère de définition : “ Nous qualifierons d'épopée n'importe quelle œuvre pourvu que sa longueur nous paraisse suffisante, surtout si elle se divise en une douzaine de parties 615 ”. Peu rigoureuse, cette définition insiste toutefois sur la nécessaire division en parties — chants ou livres. Omeros, à l'instar des épopées fondatrices, est un long poème constitué de plus huit mille vers, partagé en sept livres et soixante quatre chapitres. Sa longueur même alliée à la volonté d'intégrer l'hexamètre homérique au sein du poème, ainsi que le constate John Figueroa 616, et à la présence de figures qui tissent un réseau d'écho et d'invariances, autorise une incorporation de cette œuvre au genre épique. Outre la question de la structure, Madelénat, tout en reprenant les traits définitoires donnés par Bakhtine, élargit son champ d'investigation et envisage, sans les exclure a priori des textes qui se situent de façon problématique à la frontière de l'épopée et d'autres formes littéraires, qui bouleversent ou renouvellent les schèmes traditionnels des épopées fondatrices. Aux héros emblématiques de L'Iliade, de L'Odyssée, ou de L'Énéide qui, toujours au premier plan, se détachent sur un fond de personnages anonymes ou de peu d'importance, protégés ou persécutés par des dieux se situant “ au-dessus ou au-dessous de la scène héroïque ” 617, se substituent, dans des textes plus récents, des personnages triviaux. Le romantisme, en inventant une néo-épopée, conçoit un héros qui “ se dégage de la noblesse figée du type, s'individualise, se popularise et se rapproche du lecteur 618 ”. Ainsi les bourgeois, les pauvres gens, les humbles pasteurs font-ils leur apparition dans des œuvres 613- Daniel Madelénat, L'Épopée, Paris, PUF, 1986. “ L'épopée possède une caractéristique importante qui lui permet d'accroître son étendue ”, Aristote, Poétique, Le Livre de poche, coll. Classiques, Paris, 1990, p.125. 615- Ibidem, p.29. Madelénat cite l'ouvrage de N. Frye, Anatomie de la critique, Paris, Gallimard, 1969, p.299. 616- John Figueroa , “ Omeros ”, The Art of Derek Walcott, op. cit., p.203. 617- Daniel Madelénat, op. cit., p.52. 618- Ibidem, p.237. 614- que leurs auteurs ou leurs contemporains assimilent au genre épique. “ L'épopée n'est plus ni nationale ni héroïque, elle est bien plus, elle est humanitaire 619 ” affirme Lamartine. L'épopée s'éloigne ainsi de l'esprit des origines, s'adapte à l'esprit du temps, se dénigre ou se transforme, selon le regard avec lequel on l'aborde. De la lecture de ces critiques, il apparaît que l'épopée ne peut être définie comme un genre susceptible de trop grandes modifications, ne peut se métamorphoser et s'acclimater à l'infini, au risque de perdre son âme ou, pour le moins, de la vendre au genre romanesque. La néo-épopée romantique semble annoncer le crépuscule d'une forme condamnée à disparaître. Les auteurs contemporains n'auraient-ils alors pour échappatoire que la seule écriture romanesque, avec la fluidité qui la caractérise et que nous avons pu analyser dans Tout-monde ou, pour rester dans la parole poétique, le poème épique tel que Saint-John Perse a pu le forger ? Ce serait sans doute oublier un des traits définitoires du genre — sa vocation légendaire — qui indépendamment de la “ représentance ” du “ passé absolu ” et de la “ distance épique ” peut nourrir de féconds avatars. Ce serait aussi condamner les écrivains appartenant à des mondes qui n'ont pas encore écrit l'épopée de leur peuple à laisser dans l'ombre les liens étroits unissants passé, présent et futur. L'épopée relève du conscient et de l'inconscient collectifs; elle ramasse un héritage, elle est l'écho des préoccupations du présent, elle profile le futur, “ homologue d'une culture, elle se bâtit et se complique avec elle 620 ”. Accompagnant une culture toujours en voie de constitution et de définition la littérature antillaise trouve en Omeros une œuvre complète qui construit une nouvelle forme d'épique appuyée sur un double référent : le référent antillais et ses multiples sources, historiques, géographiques et langagières et le référent homérique qui lui sert d'hypotexte. Walcott est un grand connaisseur et amateur des épopées fondatrices, son “ Discours à Stockholm ”, ainsi que nous l'avons déjà noté, s'interroge sur la vitalité du Ramleela à 619620- Extrait de Jocelyn cité par Madelénat, Ibidem, p.238. Ibidem, p.82. Trinidad; l'homme de théâtre a également réalisé une adaptation scénique de L'Odyssée en Angleterre 621. L'inscription d'Omeros sous le signe d'Homère atteste la revendication d'une filiation assumée par rapport à l'épique traditionnel et permet aussi de mesurer l'évolution, voire les ruptures, la tonalité proprement antillaise, typiquement walcottienne de cette œuvre. L'Iliade et L'Odyssée sont les hypotextes de l'œuvre, la saisie de l'hypertextualité requiert une “ lecture relationnelle 622 ”. Si l'on prend comme méthode analytique celle que propose Genette, Omeros est le résultat d'une opération transformative qui procède à la fois de la transformation simple (“ transformation ”) et de la transformation complexe (“ imitation ”) 623. La “ transformation ” relève de la transposition d'une action dans des temps et lieux distincts de ceux de l'œuvre première, en l'occurrence la transposition de certains personnages et actions de L'Iliade dans le temps présent ou dans un passé qui n'est pas celui de l'hypotexte et dans un espace qui est celui de la Caraïbe contemporaine, de l'Amérique et de l'Europe du vingtième siècle, de l'Afrique ancestrale, entre autres. “ L'imitation ” consiste à raconter une autre histoire à partir d'un texte en s'inspirant de la forme et du thème établis par l'auteur premier : Walcott s'inspire de la structure et de la thématique des deux œuvres homériques pour créer son poème. Pertinente et opératoire, cette méthode présente toutefois certains inconvénients : elle oblige à une lecture de l'œuvre seconde à l'aune du système mis en place par l'œuvre première; elle fait courir un risque au critique : celui de juger le texte second comme le bâtard d'un modèle idéal et de le réduire à un médiocre avatar de ce dernier. Or, Walcott crée l'épopée d'un peuple : “ Écrire pour ce peuple qui manque... ("pour " signifie moins " à la place de " que " à l'intention de ") 624 ”. Inspiré de Genette et de Deleuze et Guattari, la lecture relationnelle que nous proposons de continuer n'a pas tant pour objectif de rendre à Homère ce qui appartient à Homère que de tenter de cerner en quoi Omeros construit une nouvelle forme d'épique nourrie 621- Derek Walcott, “ Discours à Stockholm ”, op. cit., p.37. Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p.557. 623- Ibidem, p.16. 624- Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p.15. 622- substantiellement de la poésie homérique et des réalités multiples qui convergent dans le creuset caraïbe. II- Le voyage d'Omeros dans l'univers homérique : de l'épopée fondatrice à l'épopée novatrice 1- Le “ devenir-autre ” du référent homérique. Walcott emprunte à Homère quelques-uns de ses personnages de L'Iliade parmi les plus célèbres : Achille, Hector, Philoctète et Hélène. Ses personnages, conformément à la norme de la réécriture, font l'objet d'une réfection 625 qui complexifie leur caractère et leur fonction. Les héros grecs, en effet, sont faits d'un seul bloc, souvent définis par un seul adjectif, voués à une cause unique. Achille, Hector et Philoctete sont des pêcheurs antillais qui puisent leur subsistance dans le ventre de la mer; Hector abandonnera cette activité traditionnelle pour devenir chauffeur de taxi, transportant les touristes à bord de sa “ comète ”. Helen est une femme de ménage noire-antillaise d'une immense beauté pour la conquête de laquelle Hector et Achille engageront un duel. La transposition des personnages homériques dans le monde d'Omeros entraîne donc non seulement une réfection mais également un déplacement des rôles. Dans L'Iliade, Hélène est l'objet d'un enjeu qui oppose Ménélas à Pâris et, partant, les Achéens aux Troyens ainsi qu'aux différents peuples luttant pour la cause achéenne. Dans Omeros, deux individus combattent pour elle : Achille et Hector. Malgré les haines qu'elle déchaîne, l'Hélène antique est un personnage de faible envergure. Elle apparaît rarement; victime du caprice des dieux, elle se lamente sur les drames dont elle est responsable. A contrario, Helen bénéficie d'une opération de “ valorisation ” qui consiste à “ attribuer [à un personnage], par voie de transformation pragmatique ou psychologique, un rôle plus important et / ou plus " sympathique ", dans le 625- Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., pp.473-474 système de valeurs de l'hypertexte, que ne lui en accordait l'hypotexte 626 ”. Douée d'un fort caractère, la jeune femme représente une sorte d'archétype de la femme antillaise de milieu populaire 627. Ni victime, ni soumise, elle charme tous les hommes qui croisent son regard, y compris le narrateur qui avoue : “ I saw her once after that moment on the beach when her face shook my heart, and that incredible stare paralyzed me past any figure of speech, when, because they thought her moods uncontrollable, her tongue too tart for a waitress to take orders, she set up shop [...] 628 ” (p.54) Elle porte fièrement un enfant dont elle avoue ne pas savoir qui est le père et cet enfant à l'origine incertaine est une métaphore de l'Antillais. Helen est une allégorie de l'île, une nouvelle déesse dont les “ sandales en plastique ” (p.52) rappellent non sans une certaine dérision les sandales d'Athéna. Son nom même, ainsi que le rêve Plunkett, est un des anciens noms de l'île. Helen s'inscrit dans la lignée de la poésie lyrique de Ronsard et dans celle, romanesque et contemporaine de notre siècle qui, de Nadja (André Breton) à Alexandries (Jacques Hassoun), en passant par Nedjma (Kateb Yacine) et Alejandra (Ernesto Sabato), dessine et symbolise l'image d'une ville ou d'un pays dans des femmes mystérieuses et enchanteresses. L'amour d'Helen, la femme-île, guide les actions d'Achille et d'Hector, alimente les fantasmes de Plunkett et substantifie l'écriture de Walcott : “ Helen needed a history, / that was the pity that Plunkett flet towards her. / No his, but her story. Not theirs, 626- Ibidem, p.483. Cet archétype se retrouve en particulier dans les textes de Joseph Zobel, Simone Schwarz-Bart, Raphaël Confiant, Gisèle Pineau et surtout de Patrick Chamoiseau (Marie-Sophie Laborieux, personnage de Texaco ou la mère du narrateur d'Antan d'enfance). 628- “ Je la vis peu après cet instant sur la plage / lorsque son visage fit trembler mon cœur, et cet incroyable / regard me paralysa au-delà de toutes figures de langage, / quand, parce qu'ils pensaient que ses humeurs étaient incontrôlables, / et sa langue trop mordante pour une femme de chambre qui doit obéir aux ordres, / elle sortit de la boutique [...] ” 627- but Helen war / The name, with its historic hallucination, / brightened the beach [...] 629 ” (pp.47-49) . Écrire l'histoire (story) d'Helen entraînera l'écriture de l'histoire (history) de l'île qui portait son nom; nous sommes très loin du modèle homérique, au cœur même d'une féconde déterritorialisation du texte fondateur. Aux côtés de ces personnages dérobés à l'univers de L'Iliade et transformés par l'imaginaire walcottien, coexistent, avec une importance tout aussi grande, d'autres habitants de Gros Îlet : Ma Kilman, la propriétaire du “ No pain cafe ”, Dennis Plunkett, figure emblématique du Blanc, du baroudeur repenti qui, par amour pour le peuple dans lequel il vit, deviendra un expert du lieu et de sa mémoire, ainsi que divers personnages de pêcheurs — Placide, Pancreas, Chrysostom, Maljo. À propos de ces derniers, Walcott précise : “ They have only Christian names 630 ”. Le caractère syncrétique de l'onomastique ne traduit pas seulement un souci de canoniser des petites gens en leur attribuant des noms empruntés à L'Iliade ou au panthéon chrétien mais, il porte la trace d'une tradition léguée par l'esclavage qui consistait à octroyer de grands noms aux esclaves. Plus précisément, c'est à l'abolition de l'esclavage, sous la houlette de fonctionnaires narquois et retors, que les anciens esclaves reçurent en héritage des identités ubuesques 631. La question du nom, de l'identité dans ce 629- “ Helen avait besoin d'une histoire, / telle était la compassion que Plunkett ressentait envers elle. / Non pas son histoire à lui mais la sienne. Non pas leurs guerres mais la guerre d'Helen / Le nom, avec son hallucination historique, / réjouissait la plage [...] ” 630- : “ Ils portaient seulement des noms chrétiens ” 631- Dans Le Quatrième Siècle, Édouard Glissant dépeint une scène d'attribution des noms dirigée par deux fonctionnaires de la République : “ Son collègue en était à épuiser la liste des prénoms usuels qu'il attribuait, en tant que patronymes, à une série de ces sauvages. [...] L'aboyeur entreprit alors les célébrités antiques. - Famille Cicéron... - Famille Caton... - Famille Léthé... L'antiquité entière défilait, du moins celle qu'ils connaissaient par ouï-dire : de Romulus à Horace et Scipion. ” (p.177) Le changement de nom est également l'une des épreuves quasiment initiatiques que subirent certains émigrants qui passèrent par Ellis Island avant de gagner l'Amérique. Georges Perec relate cette petite anecdote hautement révélatrice : “ On conseilla à un vieux juif russe de se choisir un nom bien américain que les autorités d'état civil n'auraient pas de mal à transcrire. Il demanda conseil à un employé de la salle des bagages qui lui proposa Rockefeller. Le vieux Juif répéta plusieurs fois de suite Rockefeller, Rockefeller pour être sûr de ne pas l'oublier. Mais lorsque, plusieurs heures plus tard, l'officier d'état civil lui demanda son nom, il l'avait oublié et répondait, en yiddish : schon vergessen ( j'ai déjà oublié ) et c'est ainsi qu'il fut inscrit sous le nom bien américain de John Ferguson. ” Georges Perec et Robert Bobert, Récits d'Ellis Island - Histoires d'errance et d'espoir, op. cit., pp.17-18. qu'elle a de plus tangible, de plus éminemment visible et perceptible, réunit étroitement le référent homérique et l'histoire antillaise. Une scène capitale interroge la perte du nom originel. Le retour d'Achille en Afrique, qui fait suite au rapt d'Hélène par Hector, conduit à une confrontation entre Achille et son père : “ His father said : / " Afo-la-be ", / touching his own heart. / " In the place you have come from / what do they call you ? " / Times translates. / Tapping his chest, / the son answers : / " Achille ." The tribe rustles, " Achille. " / Then, like cedars at sunrise, the muttering settle. AFOLABE Achille. What does the name mean ? I have forgotten the one / that I gave you. But it was, it seems, many years ago. / What does it mean ? ACHILLE Well, I too have forgotten [...] AFOLABE A name means something. The qualities desired in a son, / and even a girl-child; so even the shadows who called / you expected one virtue, since every name is a blessing, / since I am remembering the hope I had for you as a child. / Unless the sound means nothing. Then you would be nothing. / Did they think you are nothing in that other kingdom ? 632 ” (pp.190-192) La nomination d'Achille s'inscrit dans la tradition homérique et plus largement dans celle de tous les grands textes fondateurs où l'étranger est amené à décliner son identité, sa généalogie et son lieu d'origine ainsi que le fait Ulysse en Phéacie : “ Je suis Ulysse, fils de Laerte, dont les ruses sont fameuses partout et dont la gloire touche au ciel 633 ”. Mais 632- “ Son père lui dit " Afo-la-be " touchant son propre cœur / Dans le lieu d'où tu viens comment te nomment-ils ? Le Temps traduit. / Frappant sa poitrine / le fils répondit : " Achille ". La tribu murmura " Achille ", puis semblables aux cèdres à l'aube, les murmures se calmèrent / AFOLABE : Achille. Que signifie ce nom ? J'ai oublié celui / que je t'ai donné. Mais c'était, je crois, il y a bien longtemps. / Que signifie-t-il ? / ACHILLE : Eh bien, j'ai moi aussi oublié [...] AFOLABE : Un nom signifie quelque chose. Les qualités que l'on souhaite à un enfant, / y compris à un enfant femelle, ainsi même les ombres qui t'ont nommé / espéraient une vertu, parce que chaque nom est une bénédiction, / Parce que je me souviens de l'espoir que je nourrissais pour toi quand tu étais enfant. / À moins que le son ne signifie rien. Ainsi tu ne serais rien. / Pensaient-ils que tu n'étais rien dans cet autre royaume ? ” 633- Homère, L'Odyssée, Chant IX, op. cit., p.142. l'expérience d'Achille en Afrique, à l'instar de celle d'Ulysse chez Polyphème, est celle de l'oubli et du marquage de l'oubli au cœur même du nom. Achille est celui qui, nommé par les autres — ceux de l'autre royaume, “ that other kingdom ” — porte un nom qui ne signifie rien, ne transmet rien, fait de lui le dépositaire d'une absence de mémoire au regard de son ancienne tribu et de son propre père. Il est celui qui n'a plus de nom car son nom originel est lui aussi frappé par l'amnésie. Il est “ nothing ” pour ceux de son royaume comme pour ceux de la tribu perdue puis retrouvée, littéralement une “ non-chose ”. L'expérience d'Ulysse durant son exil loin d'Ithaque est également hantée par la perte progressive de l'identité, et en particulier de l'identité nominale, qui atteint son paroxysme lors de sa rencontre avec le Cyclope. À l'interrogation de Polyphème, Ulysse répond : “ Cyclope, tu t'enquiers de mon illustre nom. Eh bien, / je répondrai [...] Je m'appelle Personne, et Personne est le nom que mes parents et tous mes autres compagnons me donnent 634 ”. Ce n'est pas seulement grâce à un habile jeu de mots qu'Ulysse devient “ Personne ”, c'est aussi parce que loin des siens son identité s'érode. Son périple sera celui de la “ douloureuse noncoïncidence de soi à soi 635 ” et de la reconquête progressive de son identité. Ainsi, le référent homérique rencontre-t-il le passé antillais dans ce qu'il a de plus sensible 636. La conjonction de ces deux référents permet d'explorer une tragédie de la perte dont la version antillaise outrepasse la version antique, car si le retour à Ithaque permet à Ulysse d'exister à nouveau et de faire exister le monde grec, le voyage d'Achille en Afrique consacre seulement la pérennité de l'amnésie. Obsession antillaise qui culmine chez Walcott, la question du nom se cristallise également dans le nom d'Homère — Omeros dans son langage poétique. Invoqué, convoqué et présentifié, Omeros permet aussi d'explorer le monde de la création littéraire, d'interroger 634- Ibidem, p.152. François Hartog, Mémoire d'Ulysse - Récits sur la frontière en Grèce antique, Paris, Gallimard, 1996, p.26. 636- Le retour d'Achille en Afrique appelle aussi une comparaison avec l'escale d'Ulysse et de ses compagnons au pays de Lotophages; la fleur du lotus est fleur d'amnésie qui entraîne chez ceux qui la consomment l'oubli du retour. L'Odyssée, Chant IX, op. cit., p.155. 635- au sein de l'œuvre les valeurs de l'épopée que souhaite construire Walcott. Dès les premières pages, s'élève un hymne en son honneur : “ O open this day with the conch's moan, Omeros, / as you did in my boyhood, when I was a noun / gently exalted from the palate of the sunrise 637 ” (p.22). Toutefois, Omeros ne se limite pas à incarner une figure abstraite, il apparaît également à plusieurs reprises. Présentifié grâce à son buste qui exhibe une tête avec des amandes de pierre à la place des yeux — signe de sa légendaire cécité — Omeros va dialoguer avec le poète. Au livre V, ce dernier aperçoit sa statue sur le parvis de l'église St. Martins-in-the-field à Londres. Prince déchu, le père des épopées est raillé par les touristes mais servira de guide spirituel au narrateur. Face à l'embarras du poète qui lui adresse cette plainte : “ The gods and the demi-gods aren't much us to us ”, Omeros répond : “ Forget the gods [...] and read the rest 638 ”. Ce conseil du maître éclaire le texte qui, selon John Figueroa, n'est pas une épopée car il est rarement hantée par les dieux. Ce bref échange entre l'inspirateur et son élève affirme l'inutilité des dieux pour la création épique contemporaine. Chassés par les producteurs d'Hollywood auxquels Omeros fait allusion, les dieux de l'Olympe ne sauraient venir en aide aux personnages antillais, tout comme leurs propres dieux, les dieux africains, se sont tus lorsqu'ils eurent besoin d'eux, ainsi que le rappelle le livre III. Dans ce monde sans dieux et où la foi dans le Dieu des Chrétiens fut également brisée par le silence divin lors de la tragédie des camps de concentration — “ So, aping His indifference, I write now, / not Anno Domini : After Dachau 639 ” affirme également Walcott (Traveller, p.157) —, le poète reconnaît son allégeance à la parole homérique qui, venue du fond des âges, imprime de sa présence son imaginaire : 637- “ Oh, inaugure ce jour, Homère, avec les gémissements de la conque, / comme tu le fis dans mon enfance, lorsque j'étais un nom / doucement exhalé du palais de l'aube. ” 638- “ Ces dieux et ses demi-dieux ne nous sont pas d'une grande utilité ", " Oublie les dieux [...] et lis le reste. ” 639- Cette assertion s'intègre à la citation suivante : “ Jacob, in his last card, sent me these verses : / " Think of a God who doesn't lose His sleep / if trees burst into tears or glaciers weep. / So, aping His indifference, I write now, not Anno Domini : After Dachau. ”, Traduction de C. Malroux : “ Jacob, dans sa dernière carte, m'a adressé ces vers : " Imagine un Dieu qui ne perd pas le sommeil / si les arbres fondent en larmes ou si les glaciers pleurent. / Aussi, singeant Son indifférence, j'écris aujourd'hui / Après Dachau et non après Jésus-Christ " ” “ I muttered, " I have always heard your voice in that sea, master, it was the same song of the desert shaman and when I was a boy your name was as wide as a bay, as I walked along the curled brow of the surf; the word " Homer " meant joy, joy in battle, in work, in death, then the numbered peace of the surf's benedictions, it rose in the cedars, in the laurier-canelles; pages of rustling trees. Master, I was the freshest of all your readers " [...] 640 ” (p.388) Malgré sa fascination pour le verbe homérique, le poète, au livre VII, est frappé par l'impossibilité de louer la beauté du monde antillais; atteint de mutisme, il ne parvient à assembler les mots et les sons pour constituer le chant de louange dont il souhaite honorer le paysage insulaire. Omeros lui-même entonnera les premiers vers — “ his own Greek calypso ” (p.392) — qui synthétisent le chant épique, celui de l'aède, et le chant populaire — la calypso antillaise. Un chant à deux voix, fruit d'une double culture, magnifie l'histoire et la nature, loue l'île de Sainte-Lucie : " It was a place of light with luminous valleys under thunderous clouds. A Genoan wanderer saying the heads of the Antilles named the place for a blinded saint. Later, others would name her for a wild wife. Her mountains tinkle with springs among moss-bearded forest, and the screeching of birds stitches its tapestry. The white egret makes rings stalking its pools. African fishermen make boards from trees as tall as their gods with their echoing axes, and a volcano, stinking with sulphur, 640- “ Je marmonnais, " J'ai toujours entendu / votre voix dans cette mer, maître, c'était la même chanson / que celle du chaman du désert et quand j'étais enfant / Votre nom était immense comme une baie, tandis que je marchais le long / des bords frisés de la vague; le nom " Homère " signifiait la joie, / la joie dans le combat, dans le travail, dans la mort, après la paix comptée / des bénédictions des vagues, il se soulevait dans les cèdres, / dans les lauriers-cannelles; des pages des arbres bruissants. / Maître, j'étais le plus tendre de vos lecteurs ” has made it a healing place [...] (p.392) 641 ” L'obsession du nom rencontre dans ce chant celle de la cécité à travers le rappel du nom donné par Colomb à l'île : celui de Lucie, sainte aveugle. La création repose sur deux impératifs : celui de la nomination au sens large — nommer le monde antillais — et celui de la voyance — briser les apparences trompeuses. Cette tragédie de l'écrivain s'incarne avec force dans le livre sept, dans une scène hautement symbolique où le créateur accomplit sa descente aux enfers. Inspirée de La Divine Comédie, cette scène substitue à Virgile — le guide de Dante — la figure homérique tandis que le poète prend la place de Dante. Il vacille, en un long cauchemar, dans une fosse où gisent les poètes : “ [...] Selfish phantoms with eyes / who wrote with them only, saw only surfaces / in nature and men, and smiled at their similes, / condemned in their pit to weep at their own pages. / And that was where I had come from. Pride my craft. / Elevating myself. I slid, and kept falling / towards the shit they stewed in [...] 642 ” (Omeros, p.400). Alors que sous la conduite de Virgile qui les lui nomme, Dante retrouve les poètes antiques “ qui ont ici un tel honneur / que leur sort est séparé de tous les autres 643 ”, les créateurs qu'aperçoit le poète restent anonymes. Ils ne bénéficient d'aucun privilège mais sont condamnés à un étrange supplice : contempler leur échec dans le miroir de leur propre création, une création vaine, inapte à percer le mystère de l'homme, à dépasser les apparences et l'évidence trompeuse de leur propre regard. Ils sont incapables d'accéder à la véritable vocation du créateur qui, selon la formule 641- “ C'était un lieu de lumière aux vallées lumineuses / sous des nuages tonnants. Un Génois errant / récitant le rosaire des Antilles le baptisa du nom / d'une sainte aveugle. Plus tard, d'autres voudraient nommer / cette épouse impatiente. Ses montagnes tintent avec les printemps / parmi les forêts barbues de mousse, et les cris perçants des oiseaux / tissent sa tapisserie. La blanche aigrette décrit des cercles / en chassant dans le marécage. Des pêcheurs africains fabriquent des bateaux / à partir d'arbres aussi grands que leurs dieux avec des haches sonores / et un volcan, diffusant du souffre / en a fait un lieu de cure. ” 642- “ Spectres égoïstes avec des yeux / qui écrivaient seulement avec eux, qui voyaient uniquement les apparences / de la nature et des hommes et qui souriaient à leurs semblables, / condamnés dans leur fosse à pleurer sur leurs propres pages. / Et c'était de là que je venais. L'orgueil de mon art / M'élevant moi-même. Je glissais et continuais à tomber / dans la merde où ils gisaient. ” 643- Dante, La Divine comédie, L'Enfer, Paris, Flammarion, 1992, chant V, p.53. rimbaldienne doit “ se faire voyant 644 ”. Omeros extirpe son élève du cercle des poètes narcissiques et lui lègue son ultime message : “ " You tried to render / their lives as you could, but that is never enough; / now in the sulphur's stench ask yourself this question, / whether a love of poverty helped you / to use other eyes, like those of that sightless stone ? " 645 ” (p.402). Sans dévoiler un sens univoque, le message homérique plonge aux arcanes de la création poétique. En pratiquant une méthode proche de la maïeutique socratique, Omeros invite le poète à interroger ce qui pourrait être interprété comme la matrice même de l'écriture walcottienne : le dévouement pour les humbles qui le pousse à essayer de les représenter et finalement à tenter l'écriture de leur épopée 646. Ce motif de la cécité qui s'inscrit dans toutes les scènes où Omeros est présent est parabole de la “ voyance ” poétique qui s'oppose au faux regard, au regard annexant et méprisant auquel Walcott fait allusion dans le “ Discours à Stockholm ”. Figure initiatrice, Omeros a un double dans l'univers de Gros Îlet : un personnage de vagabond également aveugle, “ Old St. Omere ”, dont le surnom, inspiré d'une étiquette de foie de morue, est “ Monsieur 647 Seven Sea ” (p.30). Le référent mythique — les sept mers du globe — se trouve ainsi allié à un référent trivial pour fonder l'identité de ce personnage. Loin de dénaturer les textes fondateurs, la déterritorialisation des personnages homériques et leur intégration dans le texte walcottien consacre l'émergence d'une épopée hybride qui 644- Arthur Rimbaud, “ Lettre à P. Demeny ”, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1972, p.251. 645- “ Tu as essayé de représenter / leurs vies comme tu le pouvais, mais ce n'est jamais suffisant; / maintenant dans la pestilence du souffre demande-toi / si l'amour de la pauvreté t'a aidé / à utiliser d'autres yeux, comme ceux de cette pierre aveugle ? ” 646- Cette question est également présente au livre premier lorsqu'une voix s'adresse au père du narrateur afin de lui rappeler qu'il doit écrire dans et pour le souvenir des ouvrières qui transportaient leurs lourds paniers de cuivre et défilaient devant ses yeux lorsqu'il était enfant : “ [...] Your own work owes them / because the couplet of those multiplying feet / made your first rhymes. Look, they climb, and no one knows them; / they take their copper pittances, and your duty / from the time you watched them from your grandmother's house / as a child wounded by their power and their beauty / is a chance you now have, to give those feet a voice. ” (p.108) “ [...] ta propre œuvre leur est redevable / parce que le couplet de leurs pieds se multipliant / composa tes premières rimes. Regarde, elles grimpent et personne ne les connaît; / elles prennent leur pitance de cuivre, et ton devoir / depuis le temps où tu les regardais de la maison de ta grand-mère / comme un enfant atteint par leur pouvoir et leur beauté / est l'opportunité que tu as maintenant de donner une voix à ces pieds. ” 647- En français dans le texte. mêle habilement la noblesse au trivial, détourne à son profit l'univers homérique en y puisant de nombreux matériaux pour leur conférer un nouveau souffle. 2- Épique et humanisme. À l'instar des personnages, de nombreuses séquences sont inspirées par L'Iliade et, sous une forme plus détournée, par L'Odyssée. Motifs centraux de L'Iliade, la guerre, ses batailles et ses duels sont repris par Walcott qui minimise, dévie et transforme le fait belliqueux dans une perspective humaniste. L'écart le plus important qui sépare les deux textes est, nous l'avons dit, dû au fait que le texte de Walcott ne met pas en scène l'opposition entre deux peuples mais entre des individus qui appartiennent au même peuple. La scène d'ouverture du poème décrit la fabrication des canoës, énumère les différents bateaux de cette flotte antillaise vouée non pas à l'expansion sur les territoires de l'Autre, ni à la reconquête d'une légitimité — Hélène, femme légitime de Ménélas — mais à la seule conquête de la nourriture : dignité élémentaire et fondamentale de l'homme. Walcott établit cependant une comparaison entre les pêcheurs antillais et les guerriers qui menèrent une bataille “on the other shore of the world 648 ” (p.20) . Le chant II de L'Iliade présente un catalogue des vaisseaux, chaque élément de cette flotte atteste la puissance des armées luttant pour le clan des Achéens. Les canoës antillais : “ Praise Him, Morning Star, St. Lucia, Light of My Eyes ” et “ In God We Troust ”, l'embarcation d'Achille, sont bénis par le prêtre et portent des noms populaires et ironiques, celui d'Achille est une parodie de la phrase inscrite sur les dollars nord-américains : “ In God We Trust ”. Ils sont l'unique richesse des pêcheurs qui les construisent de leurs propres mains, semblables à Ulysse lorsque, au chant V de L'Odyssée, il est enfin autorisé à quitter la nymphe Calypso. L'aspect belliqueux du poème se trouve essentiellement concentré dans les batailles qui opposent les hommes à la mer, leur font braver les tempêtes. Toutefois, dans son désir 648- “ sur l'autre rivage du monde ” de restituer à Helen sa propre histoire, le narrateur évoque les batailles navales qui opposèrent les belligérants français et anglais dont la mer des Antilles fut le théâtre. La saisie de l'histoire maritime s'effectue grâce au personnage de Plunkett. Ce dernier entreprend de savantes et exhaustives recherches, il consulte d'anciennes cartes nautiques, de nombreux livres historiques. Un événement focalise son attention : la bataille navale des Saintes qui opposa, en 1782, la flotte française de l'amiral de Grasse à la flotte anglaise de l'amiral Rodney, apportant la victoire aux forces britanniques. Il retrace la lutte entre deux bateaux, le “ Malborought ” sur lequel s'est embarqué un gardien maritime hollandais nommé Plunkett et le “ Ville de Paris ”. Cette quête répond à un manque historique, l'absence de nation, qui se manifeste de manière particulièrement aiguë chez Walcott et Glissant. Le narrateur du poème “ The Shonner Flight ” déclarait : “ I have Dutch, nigger, and English in me, and either I'm nobody, or I'm a nation 649 ” (Kingdom, p.11), expression à laquelle fait écho, dans Omeros, celle qui est attribuée au père du narrateur : “ The rock he lived on was nothing. Not a nation or a people 650 ” (p.104). Plunkett s'affronte à une tâche qui n'est pas celle de l'historien mais de l'écrivain et qui consiste, selon l'expression de Paul Ricœur, à reconfigurer le temps, à établir un réseau de sympathies et d'échos entre réel et imaginaire pour donner forme à la légende d'un peuple, enraciner le présent dans le passé : “ He had no idea how time could be reworded, which is the historian's task. The factual fiction of textbooks, pamphlets, brochures, which he had loaded in a ziggurat from the library, had the affliction of impartiality; skirting emotion as a ship avoids a reef, they followed one chart dryly with pen and compass, flattening an ocean to paper diagrams, but his book-burdened heart found no joy in them except their love of events, 649- Traduction de C. Malroux : “ J'ai du Hollandais en moi, du nègre, et de l'Anglais, / et soit je ne suis personne, soit je suis une nation. ” 650- “ Le rocher sur lequel il vivait n'était rien. Ni une nation / Ni un peuple. ” and none noticed the Homeric repetition of details, their prophecy. That was the difference. He saw coincidence, they saw superstition. 651 ” (p.134) La coïncidence homérique que découvre Plunkett et qui parfois repose seulement sur des analogies lexicales — Le “ Ville de Paris ” et Pâris, par exemple —, permet de suppléer au manque historique, de dire ce que les livres d'histoire taisent : la sédimentation de la conscience d'un peuple autour d'une île-femme que se disputèrent les belligérants occidentaux et que les habitants de Gros Îlet, antillais natifs ou antillais d'adoption, tentent de se réapproprier pour fonder, dans la multiplicité de leurs appartenances, leur épopée nationale. Cependant, et à l'instar de ce qui est perceptible dans Tout-monde, l'identité même de l'île et sa souveraineté sont menacées non par des forces ennemies encerclant l'île mais, de l'intérieur, par la pénétration touristique. Les touristes réduisent les personnages à des besognes subalternes, les dépossèdent de leur patrimoine, contraignent Philoctete et Achille à fuir vers une autre île inviolée. Plus tragiquement encore, ils volent l'âme des indigènes avec leurs appareils photographiques 652. La grandeur épique d'Achille que le narrateur salue à la fin de l'œuvre repose sur sa liberté de pêcheur, son refus d'être le serviteur des Occidentaux. À la différence de ces derniers, Plunkett participe de la communauté. Lors de l'affrontement verbal qui l'oppose à Hector, il revendique énergiquement son appartenance à l'île : “ I'm not a honky. / A donkey perhaps, a jackcass, but I haven't spent / damned near twenty years on the godforsaken rock / to be cursed like a tourist. Do you understand / [...] 651- “ Il n'avait aucune idée de la façon dont le temps pouvait être reformulé, / c'était la tâche des historiens. La fiction fondée sur les faits / des manuels, des pamphlets, des brochures, qu'il avait accumulés / en une montagne dans la bibliothèque, souffrait / d'impartialité; elle détournait l'émotion / comme un bateau évite un récif, ils exécutaient froidement une carte nautique / avec une plume et un compas, réduisant un océan / à des diagrammes de papier, mais son cœur consumé par les livres / ne trouvait aucune joie en eux hormis l'amour des événements / et personne n'avait remarqué la répétition homérique / des détails, sa prophétie. En cela résidait la différence. / Il avait vu la coïncidence, ils avaient vu la superstition. ” 652- Une très vieille superstition prétend que l'appareil photographique vole votre âme dit Derek Walcott, “ Derek Walcott in conversation with Jean Antoine ”, Poetry Ireland Review, op.cit, p.72. Hector held out one hand [...] / " Pardon Major, I didn't know it was you " 653 ”. C'est par ses actions que Plunkett est reconnu comme membre de la communauté et ses actions témoignent de sa responsabilité. Nombreuses, les scènes d'affrontement entre deux personnages font écho aux duels homériques de L'Iliade dont elles transforment le sens. Walcott utilise la puissance symbolique de certaines scènes pour les dévier adroitement, ainsi la scène du rapt d'Hélène qui se situe dans un avant-texte de L'Iliade, devient un des pivots d'Omeros. À l'issue d'une dispute avec Achille qui survient sur l'ancien marché aux esclaves, Helen est enlevée par Hector. Ces scènes se grèvent d'éléments extraits d'autres traditions, et en particulier à la coutume chrétienne du pardon, fort éloignée de la matrice homérique. Les personnages, contrairement à l'auteur et au narrateur, ne mettent pas en doute la bonté divine et la protection de la Vierge; ils trouvent consolation dans le Salve Regina qui leur inspire miséricorde. Lors de l'enterrement d'Hector, la scène de réconciliation post mortem entre Achille et le défunt se présente en fait comme l'antithèse de la scène du duel entre Hector et Achille qui se solde par la mort du Troyen 654. Agonisant, l'Hector antique adjure Achille de respecter sa dépouille mortelle, mais la vengeance d'Achille, signe de son indéfectible fidélité à Patrocle, se perpétue par la profanation du corps d'Hector qu'il attache à un char et traîne autour de la ville 655. L'Hector antillais meurt au volant de sa “ comète ”, d'une mort naturelle qui est toutefois présentée comme le résultat de son abandon de la mer, la vengeance de la mer / mère envers celui qui l'a trahie. S'inclinant devant lui, Achille prononce silencieusement un hommage funéraire : 653- “ Je ne suis pas un gringo. / Un âne peut-être, une bourrique, mais je n'ai pas passé / vingt ans de merde sur ce rocher oublié de Dieu / pour être insulté comme un touriste. Tu comprends ? / [...] Hector tendit une main / " Pardon Major, je ne savais pas que c'était vous ". ” 654- “ Toute L'Iliade est une préparation au duel — truqué par Athéna — entre Achille et Hector, au chant XXIII, mais les duels sont rares dans le poème et peu sanglants ” précise Pierre Vidal-Naquet, La Démocratie grecque vue d'ailleurs, Paris, Flammarion, 1990, p.44. 655- Hector adresse à Achille cette supplique : “ Je t'en supplie, par ton âme et tes genoux, par tes parents, ne laisse pas les chiens me dévorer près des vaisseaux achéens ! Le bronze, en masse, et l'or, accepte-les, ces dons que te donneront mon père et ma mère vénérable; et mon corps, rends-le à ma maison, pour qu'au feu du bûcher les Troyens et les Troyennes, leurs femmes, me fassent participer mort. ” Homère, L'Iliade, op. cit., Chant XXII, p.371. “ "The spear that I give you, my friend, is only wood. Vexaxion is past. I know how well you treat her. You never know my admiration, when you stood crossing the sun at the bow of the long canoe with the plates of your chest like a shield; I would say any enemy so was a compliment. ’ Cause no African ever hurled his wide seine at the bay by which he was born with such beauty. Your hear me ? Men did not know you like me. All right. Sleep good. Good night. " 656 ” (p.320) Peut-on alors accréditer l'hypothèse d'une épopée humaniste malgré l'antagonisme entre les deux termes ? Hautement emblématique de l'éthique walcottienne, cette scène témoigne du souci permanent de l'Autre que manifestent nombre de personnages. À travers le “ You ” qu'articule Achille, s'énonce ce que Lévinas, à la suite de Jankélévitch nomme “ un nouveau " premier scandale " ”, celui de la mort d'autrui qui implique un devoir d'humanité “ s'imposant par-delà les limites de l'être et de son anéantissement, par-delà la mort 657 ”. Omeros construit une épopée dont l'homme est le véritable héros : un homme doué de l'amour pour son prochain, digne de pardon et de respect, vénérant le royaume de Dieu mais habitant le “ royaume de ce monde ” pour paraphraser Alejo Carpentier; un homme habitant aussi et surtout le royaume maritime. Ainsi l'idée de nation qui prend corps dans Omeros ne se circonscrit-elle pas uniquement aux contours de l'île mais se métaphorise dans l'image du bateau. Les frêles embarcations des pêcheurs sont investies d'un sens tout aussi 656- “ " La lance que je te donne, mon ami, est seulement en bois. / L'offense est passée. Je sais que tu l'as bien traitée. / Tu ne sais pas combien je t'admirais, quand tu te dressais / en croisant le soleil à la proue du long canoë / les côtes de ton torse comme un bouclier; je voudrais dire / qu'un tel ennemi était un éloge. Parc' qu'aucun Africain n'a jamais lancé ainsi sa large seine face à la baie / dans laquelle il naquit avec une telle beauté. / Tu m'entends ? Les hommes / ne t'ont pas connu comme moi. C'est bon. Dors bien. Bonne nuit ". ” 657- Emmanuel Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op. cit., pp.11-12. fort que celui du bateau dans l'épopée grecque qui est métaphore de la Cité. Barques d'errances voguant sur la mer des Antilles, ces bateaux symbolisent l'œuvre tout entière qui transporte les personnages vers tous les horizons du monde. Comme toute épopée, Omeros expérimente les confins de l'ailleurs, nouvelle Odyssée ou, peut-être contre-Odyssée. III- L'Odyssée antillaise 1- Les voyages des Ulysses Depuis la publication de The Star-Apple Kingdom, les critiques se réfèrent à L'Odyssée pour appréhender l'œuvre walcottienne. Seamus Heaney voit en Shabine “ a kind of democratic Ulysses 658 ” tandis qu'Alain Jouffroy affirme : “ L'Ulysse moderne habite la planète, c'est-à-dire nulle part 659 ”. Le motif de l'errance introduit une transformation importante dans l'œuvre de Walcott. Dans la lignée de “ The Shonner Flight ”, Omeros abolit l'opposition entre les contraires, qu'ils soient “ Here ” et “ Elsewhere ” (Testament) ou “ North ” et “ South ” (Traveller). Présente dans toutes les épopées, l'errance incarne, selon Glissant, sa dimension fondamentale : “ [...] les livres fondateurs des communautés [...] étaient des livres d'exil et souvent d'errance. Cette littérature épique est étonnamment prophétique : elle dit la communauté, mais à travers la relation de son apparent échec, ou en tout cas de son dépassement, l'errance, considérée comme tentation (désir de contrevenir à la racine) et le plus souvent éprouvée dans les faits ” (P.R., p.27). Dans l'optique glissantienne, celui ou ceux qui ont éprouvé l'errance ne peuvent construire le territoire fantasmé d'un non moins fantasmatique enracinement, ne peuvent consacrer le fondement de leur identité par 658659- Seamus Heaney, “ The language of exile ”, Parnassus, Poetry in Review, Londres, Été 1979, p.6. Alain Jouffroy, “ Derek Walcott, vagabond des Antilles ”, Le Monde diplomatique, op. cit., p.27. exclusion de l'Autre. Seul l'usage qu'en ont fait les récepteurs, précise Glissant, tend à “ exclure l'autre de cette communauté ” (I.P., p.67). Si la “ poétique de la Relation ” fonctionne, pour l'appréhension des épopées fondatrices, comme un prisme déformant — le périple d'Ulysse et son retour à Ithaque consacrent l'exclusion de l'Autre et le retour à la racine unique, celle du lit matrimonial — elle éclaire avec pertinence la néo-épopée walcottienne. L'errance y a, en effet, une fonction non seulement initiatique mais aussi relationnelle. Dans le même temps, la figure d'Ulysse se métamorphose par dédoublement. Achille, Seven Sea, Plunkett et le narrateur qui se confond avec le poète — voire avec l'auteur — sont autant d'Ulysses antillais voguant sur les traces de leur mémoire et de leur devenir éparpillés dans le monde entier. Omeros s'écrit sous le signe d'un Ulysse multiple qui, contrairement à l'Ulysse antique dont “ l'aventure dans le monde n'a été qu'un retour à son île natale — une complaisance dans le Même, une méconnaissance de l'Autre ” ainsi que l'affirme Lévinas 660, chercherait à connaître le monde et les autres, à approcher leur vécu, leurs souffrances. Quels sont donc les espaces que balisent cette Odyssée et quels sont ces autres qu'elle rencontre ? La cartographie d'Omeros se construit non sur le modèle du rhizome, mais sur la notion de “ racines diasporiques 661 ”, proposée par Henri Meshonnic. La quête géographique est toujours orientée par et vers le mystère des origines, la question de l'absence et de la trace. Elle s'effectue sous l'aile protectrice d'une colombe (“ swift ” ou “ sea swift ”), oiseau de paix qui précède inlassablement les voyageurs. De manière inédite dans la littérature antillaise, Walcott accorde une large place aux cultures témoins, celle des Indiens des îles — arawaks et caraïbes — et des Indiens des plaines — Sioux, Crows et Dakotas. Grâce à un reggae de Bob Marley, “ Buffalo Soldier ”, les Indiens des plaines font irruption dans le paysage de Gros Îlet : “ Red Indians bouncing 660- Emmanuel Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op. cit., p.43. Citée par Henry Raczymow, “ La mémoire trouée ”, Revue PARDÈS, n° 3, Paris, Éd. J.C. Lattès, 1986, p.179. 661- to a West Indian rhythm, / to the cantering beat 662 ”. Le bruit de leurs luttes contre les conquistadores réveille la mémoire des Indiens des îles exterminés par les mêmes acteurs : “ A beach burns their memory. Copper almond leaves cracking like Caribs in a pepper smoke, the blue entering God's eye and nothing raked their lives except one elegy from Arac to Sioux, the shadow of a frond's bonnet ridind with sand, While Seven Sea tried to tell Achille the answer to certain names [...] He described the snow to Achille. He named the impossible mountains that he had seen when he lived among the Indians 663 ” (p.228) La mémoire indienne est littéralement exhumée par Achille qui exhibe un totem enfoui dans la terre insulaire tandis que Seven Sea lui dévoile l'origine hybride du nom d'un arbre, le “ pomme-arac ” : “ Aruac mean the race / that burning there like the leaves and pomme is the word in patois for " apple " 664 ”. Le substrat autochtone est également convoqué lors du séjour à Boston accompli par le narrateur qui se remémore la neige ensevelissant la mémoire indienne. Cette trace autochtone dont Glissant, Chamoiseau et Confiant rappellent parfois le souvenir ne parvient cependant pas, dans leurs textes littéraires, à pénétrer pleinement l'écriture — hormis sans doute dans Faulkner, Mississippi. L'Odyssée walcottienne explore avec finesse et perspicacité une mémoire fragmentaire avec laquelle le peuple antillais n'entretient quasiment aucun lien d'appartenance ethnique mais qui 662- “ Les Peaux Rouges bondissaient au rythme des Antilles, au rythme d'un petit galop. ” “ Une plage brûla leur mémoire. Des feuilles d'amandes cuivrées / crépitaient comme les Caraïbes dans une fumée de piment, le bleu / pénétra les yeux de Dieu et rien ne fut ratissé de leurs vies / hormis une élégie qui s'étend de l'Arawak au Sioux, / l'ombre d'un bonnet de fronde chevauchant les sables blancs / tandis que Seven Sea tentait de donner à Achille l'explication de certains noms [...] / Il décrivit la neige / à Achille. Il nomma les montagnes impraticables qu'il avait vues lorsqu'il vivait avec les Indiens. ” 664- “ Arawak signifie la race / qui a brûlé là comme les feuilles et pomme est le mot en patois pour la "pomme". ” 663- participe d'une poétique de l'errance, qui constitue une des balises des espaces mémoriels de l'imaginaire américain, une de ses racines diasporique. À la différence de Tout-monde, Omeros est plus clairement orienté par la quête des origines. Le voyage d'Achille en Afrique, sans consacrer le retour au Même, est une rencontre douloureuse avec l'Autre, un lieu de souvenir hautement symbolique hanté par la figure du Temps. Mais Omeros compose à la fois des lieux de rencontre entre les mémoires. Les personnages ne touchent pas seulement les cicatrices de leur mémoire personnelle et collective, leur périple rencontre également la mémoire des autres, celles de lieux qui sont, a priori, étrangers à leur propre vécu. Lorsque le narrateur voyage en Irlande, le pays d'origine de Plunkett, il entremêle le passé et le présent d'une île marquée par la domination anglaise, empreinte de croyances ancestrales et de souffrances. Dans ce paysage d'abbayes, de pierres tombales et de brumes, il est pénétré par l'esprit du lieu, laisse sa souffrance séculaire remonter à la surface : “ The weight of the place, its handle, its ancient name / for " wood with a lake " or " abbey with hooded hills, " / rooted in the bucket's clang, echoed the old shame / of disenfranchissment. I had no oasis, / no pebbled language to drink from like a calm horse [...] 665 ” (p.272). L'ancien nom du lieu, comme l'ancien nom de l'île antillaise, est le gardien d'une mémoire meurtrie qui rencontre la sienne par un phénomène de sympathie (de “ souffrir avec ”) permettant de transcender la concurrence et l'opposition des mémoires, de tisser la Relation. Semblable osmose advient lorsque le narrateur séjourne au Canada et rencontre une jeune polonaise, femme de chambre dans un hôtel. La répression policière du début des années quatre-vingt surgit alors de la seule contemplation muette de cette jeune immigrée : “ A Polish Sunday enclosed it. A Baroque square, its age / patrolled by young soldiers, the flag of their sagging regime / once bright as her lipstick, the consonants of a language / crunched by their boot soles [...] / She was part of that pitiless fiction so common now, / that it 665- “ Le poids du lieu, son surnom, son ancien nom / pour désigner " un bois avec un lac ", ou " une abbaye aux collines encapuchonnées, " / enracinées dans le son métallique de la cuvette, répétait l'antique honte / de la perte des droits civils. Je n'avais aucune oasis, / ni langage rocailleux dans lequel m'abreuver comme un cheval tranquille. ” carried her wintry beauty into Canada [...] 666 ” (p. 290). Cette rencontre, en tous les lieux du monde, des souffrances de l'exil, est une constante de l'œuvre walcottienne. “ Forest of Europe ”, dédié à Joseph Brodsky, établissait, à partir de l'exil de Brodsky et du poète aux États-Unis, un lien avec tous les exilés : “ From frozen Neva to the Hudson pours, / under the airports domes, the echoing stations, / the tribunary of emigrants whom exile / has made as classless as the common cold, / citizens of a language that is yours [...] 667 ” (Kingdom, p.74) Le voyage se poursuit en Europe, au Portugal, où Lisbonne incarne, à la manière de Gênes dans Tout-monde, un lieu de départ vers l'ailleurs, un lieu central. Ulysse est le premier des fondateurs, celui grâce auquel la Grèce demeure en se prolongeant au Portugal. La légende dit qu'il aurait fait escale dans l'estuaire du Tage, y fondant “ Olisipo ” : la ville d'Ulysse. Walcott invoque “ Ulissibona ” : forme synthétique d'Ulysse et de Lisboa. Le narrateur erre aussi dans Istanbul où le poids d'une ville lourde d'histoire, aux minarets qui se dressent vers le ciel, lui rappelle le cauchemar historique, les épisodes sanglants de l'humanité. Il s'interroge alors sur le pouvoir de l'art à détecter l'horreur : “ [...] did Dada foresee the future of Celan and Max Jacob / as part of the cosmic midden ? 668 ” (p.282). L'épopée convoque le choc des cultures et des mémoires, saisit des “ espaces-temps ” qu'elle propulse en d'autres lieux, d'autres temps. En cela, elle s'inscrit sous le signe ambigu mais réel de la post-modernité, rejoint les sinuosités de Tout-monde, dessine une Babel flamboyante de langues, conjugue les langues, les voix et les langages dans le creuset de la poésie. 666- “ Un dimanche polonais l'encerclait. Une place baroque, son temps patrouillé par de jeunes soldats, le drapeau de son régime délabré / autrefois d'un ton vif comme son rouge à lèvres, les consonnes d'une langue / grinçant avec les semelles de leurs bottes [...] / Elle faisait partie de cette impitoyable fiction si commune de nos jours, / qui apportait sa beauté hivernale au Canada. ” 667- Traduction de C. Malroux : “ De la Neva gelée à l'Hudson se déverse, / sous les dômes des aéroports, des gares sonores, / l'affluent des émigrants dont l'exil / autant que le banal rhume a aboli les classes, / citoyens d'une langue qui est désormais la tienne [...] ” 668- “ [...] Dada avait-il prévu le futur de Celan et de Max Jacob / comme partie intégrante de la porcherie cosmique ? ” 2- La traversée des langages. Si Bakhtine attribue au seul genre romanesque le privilège de l'hétéroglossie, de l'hétérophonie — la diversité des voix — et de l'hétérologie — la diversité des registres sociaux, des niveaux de langues — , Glissant envisage, pour sa part, l'avènement d'un nouvel épique prenant en compte cette multiplicité linguistique et vocale : “ Je crois que la littérature, autour de cette question de l'identité, entre dans une époque où elle produira de l'épique, de l'épique nouveau et contemporain [...] Mais alors, cet épique d'une littérature contemporaine, nous ne pouvons pas ne pas considérer qu'il sera donné, au contraire des grands livres fondateurs des communautés ataviques, par une parole multilingue " dans même " la langue qui servira à sa réalisation [...] La nouvelle littérature épique établira relation et non exclusion 669 ”. Omeros tend à réaliser le vœu de Glissant. L'œuvre fait coexister et alterner trois langues : l'anglais, le français et le créole saint-lucien. L'anglais est langue de la narration, elle est majoritairement présente dans le poème et obéit, dans l'ensemble, aux normes syntaxiques et lexicales de la langue standard. La distinction entre le français et le créole est assez difficile à établir. On peut identifier comme mots ou syntagmes français les unités lexicales qui apparaissent à l'intérieur du texte anglais sans traduction et démarquées par des italiques. Les termes qui désignent la nature appartiennent au français régional : “ laurier-cannelles ” (p.10), “ bois-campêche ”, “ boisflot ” (p.14), “ pomme-arac ” (p.226), “ pomme-cythère ” (p.378). Certaines expressions viennent ponctuer le discours — jurons, insultes, particules d'affirmation ou de négation : “ Merci ” (p.32), “ Salope ” (p.34), “ Non merci ! ” (p.172), “ Oui, Bon Dieu ! ” (p.180), “ Bon Dieu, aie, waie ” (p.378). Au total, moins de trente mots français sont parsemés dans le texte anglais. Sous une forme également isolée, apparaissent quelques expressions latines qui s'inscrivent dans un tout autre champ lexical, celu i de la religiosité : “ Veni Creator ” 669- Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., pp.67-68. (p.100), “ Dominus illuminatio mea. / O Lord, light of my life ” (p.158), “ Mea culpa ” (p.330), “ Salve Regina ” (p.424). Ce petit corpus d'expressions latines émerge en toute indépendance par rapport aux trois autres langues. Nonobstant sa faible présence, il convoque les souvenirs d'enfance de l'auteur : l'apprentissage scolaire de la langue latine dans le cadre d'une éducation religieuse à la “ Methodist infant school ” et à la “ Methodist primary school ”. Le créole apparaît exclusivement dans les dialogues entre personnages antillais. Plunkett et sa femme Maud, pas plus que le narrateur et Omeros ne s'expriment dans cette langue. Les passages en créole sont toujours précédés ou suivis par leur traduction en anglais, ce qui génère le même effet de redondance que nous avons pu analyser à propos des œuvres des écrivains francophones dans la seconde partie de notre étude. Mais cet effet de redondance dépend toutefois du récepteur : pour le lecteur anglais non francophone, la traduction en anglais s'impose. Articulé par ces personnages dont les noms renvoient en partie à L'Iliade, le créole vient renforcer la trivialisation des personnages, compléter leur déterritorialisation et reterritorialisation dans l'univers antillais. Il est parfois le langage des disputes, ainsi qu'en témoigne cette dispute entre Achille et Hector lors de la construction des canoës : “ " Touchez-i, encore : N'ai fendre choux-ous-ou, salope ! " " Touch it again, and I'll split your arse, you bitch ! " " Moi j'a dire - ' ous pas preter un rien. ' Ous ni shallope, ' ous ni seine, ' ous croire ' ous ni choeur campêche ? " " I told you, borrow nothing of mine. You have a canoe, and a net. Who you think you are ? Logwood Heart ? " " ' Ous croire ' ous c'est roi Gros Îlet ? Voleur bomme ! " " You think you're king of Gros Îlet, you tin-stealer ? " Then in English : " I go show you who is king ! Come ! "670” 670- Traduction des phrases en anglais : “ Touche-le encore et je te casserai le cul, salope ! ”, “ Je te le dis : ne me prends rien. Tu as un canoë / et un filet. Qui penses-tu être ? Un cœur de campêche ? ”, “ " Tu crois que tu es le roi de Gros Îlet, toi, voleur de boîtes de conserves " / Puis, en anglais : " Je vais te montrer qui est le roi, viens ! " ” (p.26) Dans cet extrait et dans d'autres passages du poème, la démarcation entre français et créole est assez floue. Compte tenu de la prédominance du lexique et de la syntaxe française, il est plus juste de parler de français créolisé que de créole “ pur ” ou de créole francisé. L'interlangue se constitue à partir des trois langues mises en contact, d'où une situation d'hétéroglossie. L'association de l'anglais et de l'interlangue dans certaines situations d'énonciation que nous avons mentionnées génère à la fois hétérophonie — des voix parlent en anglais ou / et en interlangue — et hétérologie — des voix parlent en anglais ou / et en interlangue selon le contexte, jouant sur la gamme des registres sociaux. L'interlangue est aussi langue de la prière : “ Merci, Bon Dieu, pour la mer-a, merci la Vierge ” " Thank God for the sea who is His Virgin Mother "; " Qui ba moin force moin " - Who gave me the privilege of working for Him. Every bird is my brother "; " Toutes gibiers c'est freres moin', pis n'homme ni pour travail " " Because man must work like the bird until he die. " 671 ” (p.222) L'utilisation de l'interlangue français / créole dans ce contexte de louange de la mer et de la Vierge Mère permet d'établir, grâce à l'homophonie entre “ mer ” et “ Mère ” une relation analogique absente dans la langue anglaise. Walcott utilise donc l'interlangue non dans un souci de réhabilitation de la langue créole — qu'il qualifie d'ailleurs souvent de “ patois ” — mais dans une visée qu'il souhaite exclusivement poétique. Dans sa conversation avec Jean Antoine, il avoue son faible intérêt pour les batailles linguistiques s'inscrivant dans le cadre de l'hybridation de la création littéraire : 671- “ Merci, mon Dieu pour la mer qui est Sa Vierge Mère ”, “ Qui me donne le privilège de travailler pour Lui. Chaque oiseau est mon frère ”, “ Parce que tout homme doit travailler comme les oiseaux jusqu'à sa mort ” “ I think the question as to whether the vocabulary, the syntax or whatever, is inconsequential. I don't get into arguments about that. I'm saying that as long as I don't change the pitch of my voice or the tone of my voice, if I decide to talk in creole, or in Trinidadian or Jamaican, or in what people call formal English... That I don't in any of them, patronise my own voice [...] When you look as this thing, or noun, this is a beautiful thing, or sweet tasting thing like a mango and so on, you are not really interested in who grafted what to what; ultimately you just enjoy the mango. And the mango is what it is. A lot of criticism and a lot of attemps to try to trace cross-currents or hybridation of this in terms of what the identity of the thing is, (and it is interesting and academic) but ultimately, the " is " of the noun, is; that is what it is. 672 ” S'il n'est pas avéré que la tonalité de la voix reste identique quelles que soient les langues ou l'interlangue employées dans le poème, Walcott se démarque nettement des écrivains de la créolité qui accompagnent et justifient la présence du créole dans leurs œuvres par un discours théorique et font de son usage à l'intérieur du texte français une condition obligée de la littérature antillaise. Dans la création, l'hybridation linguistique ne peut, selon le poète, être décortiquée au risque de perdre la substance de l'Être, sa beauté et sa saveur. Walcott est avant tout un poète et le langage spécifique de la poésie est pour lui primordial. Plus que les mots et la syntaxe qui les soude, les sons et le rythme mobilisent sa création. Il se déclare très attaché à la métrique et considère le vers libre comme une pratique égocentrique 673. Les emprunts à la poésie occidentale ne sont pas signes 672- “ Derek Walcott in conversation with Jean Antoine ”, op. cit., pp.78-84. “ Je pense que la question en matière de lexique, de syntaxe ou de quoi que ce soit est absurde. Je ne veux pas rentrer dans cette polémique. Je dis que je ne change pas la tonalité ou le ton de ma voix si je décide de parler en créole, ou en trinidadien ou en jamaïcain ou dans la langue que les gens nomment l'anglais formel... Que je ne laisse aucune d'entre elles prendre le dessus, s'imposer sur ma propre voix. [...] Quand vous regardez cette chose ou ce nom, c'est une belle chose, ou une chose dont le goût est doux comme une mangue ou n'importe quoi d'autre, vous ne vous intéressez pas à ce qui a greffé ceci à cela, finalement vous appréciez seulement la mangue. Et la mangue est ce qu'elle est. Nombre de critiques et d'essais tentent de retracer les rencontres des cultures ou l'hybridation des choses en termes de questionnement sur l'identité de la chose (et c'est intéressant et universitaire) mais en dernière ressource, l'être du nom est, il est ce qu'il est. ” 673- “ Derek Walcott interviewed by Shaun McCarthy ”, op. cit., p.9. d'aliénation à des modèles contraignants car, selon lui, la poésie participe d'un universel humain fondé sur les rythmes des battements cardiaques et de la respiration. La véritable question de la poésie n'est pas tant le langage de la différence, l'affirmation d'une quelconque authenticité antillaise, créole ou autre, mais celle du partage de la même réalité corporelle soumise aux mêmes palpitations que doit traduire, au plus près, une langue de l'origine, un langage naturel. Ce langage aspire à relier les Antilles à une idée très concrète d'universel. Un des universaux walcottiens est, bien évidemment, la mer, matrice d'une écriture, d'une forme qui mime ses mouvements : “ Well, when I write / this poem, each phrase go be soaked in salt; / I go draw and knot every line as tight / as ropes in this rigging; in simple speech / my common language go be the wind, / my pages the sails of the schooner Flight. 674 ” écrit-il dans “ The Shooner Flight ” (p.13). En ce sens, cette poésie, et tout spécialement celle d'Omeros est une poésie maritime et tellurique enracinée dans le langage de son île. Omeros articule aussi un son idéal, mise en abyme de l'intention poétique, où converge l'essence même du langage poétique. Ce son est emprunté à la première lettre d'Omeros : “ I said, " Omeros ", / and O was the conch-sell's invocation, mer was / both mother and sea in our Antillean patois, / os, a grey bone, and the white surf as it crashes / and spread its sibilant collar on a lace shore 675 ” (p.24). Le “ O ” mobilise tout un imaginaire. Il fait écho au “ O ” joycien qui ponctue la fin d'Ulysse, exalte et mobilise souvenirs et nostalgie, louange la vie : “ [...] et O cet effrayant torrent tout au fond O et la mer la mer écarlate quelquefois comme du feu et les glorieux couchers de soleil et les figuiers dans les jardins de l'Alemeda et toutes les ruelles bizarres et les maisons roses et bleues et jaunes et les roseraies et les jasmins et les géraniums et les cactus de Gibraltar 674- Traduction de C. Malroux : “ [...] Eh bien, quand j'écrirai / ce poème, chaque phrase sera trempée de sel; / je tirerai et nouerai chaque vers aussi serré / que les cordes de ce gréement; en discours simple / mon langage ordinaire sera le vent, / mes pages les voiles du schooner Flight. ” 675- “ J'ai dit "Omeros" / et le O était l'invocation de la conque, la mer était / à la fois la mère et la mer dans notre patois antillais, / l'os un os gris et la vague blanche lorsqu'elle se brise / et répand son collier sifflant sur une plage dentelée. ” quand j'étais jeune fille 676 ”. Derek Walcott considère en effet que le “ O ” d'Omeros est une forme de célébration, il l'oppose au “ O ” de Beckett (En attendant Godot) qui renvoie à une idée de déclin de la civilisation européenne , son “ O ” suggère un son matinal, la différence se situe entre le lever et le coucher du soleil dit-il 677. Cependant cette voyelle est aussi un son résiduel de la musique arawak : “ the low-fingered O of the Aruac flute 678 ” (p.210). Le “ O ” serait alors son de mémoire et d'avenir : célébration de l'île antillaise dans sa verticalité historique et son horizontalité géographique, miroir de l'île et de son rapport à l'univers, son interculturel et intertextuel. La poésie devient le lieu où se résolvent les conflits linguistiques, où s'affirme l'appartenance, dans une perspective qui est fort proche de celle de Saint-John Perse. Elle consacre le don des sons. Épopée des Antilles, réécriture des épopées grecques, Omeros ne serait-il pas, finalement, l'un des textes contemporains qui parvient à donner une seconde vie à un genre que d'aucuns considéraient comme totalement achevé ou, pour le moins, en voie d'extinction ? En jouant sur la distance qui sépare ses personnages de leur référent homérique, en explorant des mémoires et des espaces multiples, en plaçant une réflexion éthique au cœur de son œuvre, en construisant un poème où parlent les voix du peuple, Walcott noue tradition et modernité. Aède de la communauté antillaise, aède des exilés, chantre d'un humanisme concret, Walcott résume ainsi l'essence de son chant : “ I sang of quiet Achille, Afolabe's son, who never ascended in an elevator, who had no passport, since the horizon needs none, never begged nor borrowed, was nobody's waiter, whose end, when it comes, will be a death by water [...], I sang the only slaughter that brought him delight, and that from necessity — 676- James Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, 1996, p.1135. “ Derek Walcott in conversation with Jean Antoine ”, op. cit., p.82. 678- “ le O modulé par le bas d'une flûte arawak ” 677- of fish, sang the channels of his back in the sun. I sang our wide country, the Caribbean Sea. [...] whom no man dared insulte and who insulted no one [...] (p.438) 679 ” Cette œuvre explore le “ devenir autre ” de la littérature, confirme que “ l'horizon n'exige aucun passeport ”. Les lettres antillaises, lorsqu'elles recomposent Homère ou captent les mots persiens participent d'un mouvement d'extension. Épopées ou fragments poétiques sont des sources qui se versent dans une écriture multiple. Moins ambitieux que Walcott, certains écrivains se confrontent à une écriture tout aussi majestueuse, celle de Saint-John Perse. Est-ce une autre manière de chanter la Caraïbe ? Où sont ces mots dérobés et quels sont-ils ? 679- “ J'ai chanté le discret Achille, fils d'Afolabe, / qui n'est jamais monté dans un ascenseur, / qui n'avait pas de passeport parce que l'horizon n'en exige aucun, / qui n'a jamais mendié ni emprunté, qui n'était le serviteur de personne / dont la fin, quand elle viendra, sera une mort par la mer [...] / J'ai chanté l'unique massacre / qui lui a donné du plaisir, et cela par nécessité - / celui de la pêche, j'ai chanté les chaînes de son dos au soleil. / J'ai chanté notre vaste pays, la Mer Caraïbe. [...] / que nul homme n'a osé insulter et qui n'en a insulté aucun. ” CHAPITRE 4 LES MOTS DÉROBÉS : LES ÉCRIVAINS ANTILLAIS ET LE TEXTE PERSIEN “ [...] nul n'ignorait qu'il vénérait un bougre nommé Saint-John Perse dont il avait la manie de citer les textes [...] ” Raphaël Confiant, L'Allée des soupirs I- Le métatexte ou l'enjeu des appartenances À Glissant revient le privilège d'une intuition décisive qui, dès L'Intention poétique, l'amène à fouiller la poétique persienne, à instaurer une sorte de corps à corps — d'œuvre à œuvre — avec elle, fondant ainsi un lien qui, au fil des ans, se renforce tout en se modifiant. Cet essai procède largement par évocations d'écrivains, pour la plupart français et contemporains, dont l'auteur questionne la poétique afin d'élaborer les fondements substantiels de la sienne. “ Saint-John Perse, le plus essentiel des poètes vivants ” écrit Glissant (p.115). Essentiel, mais différent de son critique. Essentiel parce que dans son œuvre prévaut le refus d'enraciner l'être ailleurs que dans la parole poétique : “ Son réel limon, c'est sa condition de passant, et tout ce qui emporte comme la mer : cheval ou dromadaire, vent cardinal, la tente de feutre, le fleuve ” (p.118). La lecture glissantienne a ceci de spécifique qu'elle embrasse en un même texte l'intégralité de la création, butinant de recueil en recueil, accumulant, sans donner de références précises, un dense tissu de citations ou d'allusions. L'art de l'allusion, si prégnant, est très proche de celui prôné par Segalen : “ L'allusion littéraire est un jeu d'idées assez délicat, qui cite sous une forme voilée... [...] J'aurais souvent recours à l'allusion. À tout le moins ne rompt-elle pas la sonorité même de la phrase 680 ”. Un double souci se manifeste : conserver la poétique persienne, renvoyer à l'ensemble de l'œuvre c'est-à-dire ne pas figer, ne pas réifier. Glissant retient une dimension fondamentale et partout présente : la récurrente aspiration à 680- Victor Segalen, Essai sur l'exotisme, Une Esthétique du Divers, op. cit., p.62. l'universel, cette “ vocation d'universel ” qui fit du poète le scripteur du “ livre de bord du monde ” (p. 118-119). Il ne partage pas cette tentation, le combat contre l'idée d'universel, ses pièges totalisants et généralisants, s'affirme au contraire comme l'un des plus puissants ferments de sa propre création, ainsi que l'illustre Tout-monde. Il se démarque assez nettement des intentions de son aîné, ne cède à la fascination de l'œuvre qu'avec certaines réserves. Une lucidité d'Antillais se sentant réduit aux schèmes de l'autre — l'Occident — par l'effort de ce vœu d'universel l'amène à questionner les soubassements socio-ethniques de cette poétique. Il mesure, non sans inquiétude, la distance qui le sépare du poète et avoue appartenir à ceux qui, dans Éloges, constituent le décor humain de l'enfance du petit roi : “ (moi qui suis une de ces "faces insonores, couleur de papaye et d'ennui" ) ” (p.116). L'Intention poétique se construit donc sur un double mouvement de reconnaissance et de démarcation dans lequel l'ensemble des résistances et des réticences ouvre à la louange d'une parole digne de féconder l'imaginaire de son critique. Le Discours antillais, sous le titre “ Saint-John Perse et les Antillais ”, approfondit la relation entre le poète béké et le peuple antillais; la confrontation s'élargit. Nombre de remarques présentes dans l'œuvre précédente sont reprises, l'antillanité de Saint-John Perse est plus clairement visée. Le poète reste inclassable, pris entre deux écueils, deux tentatives de réductions : “ celle par quoi on veut le ramener à toute force dans son terreau natal (lui, l'errant fondamental); celle par quoi on s'acharne à le blanchir de sa créolité, de cette distorsion dont je suis sûr qu'il a secrètement pâti ” (p.431). Glissant lui-même continue à osciller entre deux figures persiennes qu'il décrit tout autant qu'il construit : celle du “ colon de l'univers ” et celle de “ l'errant fondamental ”, figures difficilement réconciliables, sinon conciliables. Il ne cesse, pourtant, de réitérer la nécessité d'accepter Saint-John Perse comme partie prenante de l'héritage antillais : “ Au-delà, Saint-John Perse est à tous nécessaire ” (p.433). Il est alors un des seuls à percevoir la portée de cette nécessité, aussi bien en termes d'appartenance à une terre, qu'en termes d'appartenance à un langage. “ Ainsi Perse fut-il souvent présent dans la clairière de mes mots ”, avoue l'auteur du Discours antillais (p.433). Une trace sous-jacente participant d'un tissu culturel spécifique imprime toute l'écriture glissantienne. Les œuvres qui favorisent le plus l'intertexte diffus sont les textes sériels : ceux qui s'inscrivent dans une série constituée par la totalité des textes d'un même auteur et dans un ensemble formé par toutes les œuvres qui nourrissent l'écriture. “ La citation sérielle réfute la problématique de l'origine et de la copie, elle affirme le simulacre dans le retour de la trace 681 ”. Grande est la difficulté à identifier précisément l'influence persienne, l'identification porte en elle le risque majeur de la réduction et les textes résistent à l'analyse. La trace persienne réfère en particulier à la vision du paysage antillais. Perse comme Glissant sont deux écrivains de la mangrove. Une comparaison minutieuse de La Lézarde avec Éloges et Exil, en particulier “ Pluies ”, permettrait sans doute de faire apparaître connivences et divergences, d'évaluer l'ampleur du sillon persien. Régis Antoine constate la présence d'une “ intertextualité critique 682 ” dans La Lézarde, tandis qu'Alain Baudot souligne que “ peu de lecteurs s'aperçoivent que depuis au moins " Boises ", Glissant est en complète rupture de poétique avec l'auteur de Vents. 683 ” Nous avons montré pour notre part la différence d'appréhension qui marque l'écriture de la conquête. À lire Tout-monde et les derniers essais, il est légitime de se demander si Glissant n'opère pas une certaine distinction entre les recueils, notamment entre Vents et ceux qui louent le paysage antillais et / ou américain. Évoquant la beauté du chaos, le narrateur de Tout-monde dit : “ Il y avait eu ce que Saint-John Perse en avait connu : la verticalité prodigieusement descendante du banian (" le banian de la pluie prend ses assises sur la ville...") qui avait joint l'élan à la racine [...] Oui, un enfant béké avait pu inventer cette alchimie, libre qu'il était de toutes les révulsions d'abîme où avaient macéré les nègres ” (p.55). Tout en rappelant qu'il est impossible de séparer l'analyse des textes poétiques et romanesques de celle des essais, il nous semble toutefois que l'écriture poétique emprunte d'autres chemins que ceux de SaintJohn Perse, s'en détachant ostensiblement alors même que les derniers essais critiques 681- Antoine Compagnon, La Seconde main - ou le travail de la citation, Paris, Éd. du Seuil, 1979, p.91. Régis Antoine, “ La poésie insulaire de Saint-John Perse ”, Penser la créolité, op. cit., p.269. 683- Alain Baudot, Bibliographie annotée d'Édouard Glissant, op. cit., p. XLV. 682- réévaluent certains jugements contenus dans les premiers : “ Il n'aurait pas supporté de jouer les colons de l'univers comme il m'a longtemps paru ” (P.R., p.50). Certains critères idéologiques — ou du moins vaguement moraux — qui coloraient les approches antérieures cèdent le pas à la seule volonté de saisir la poétique, au risque, nous l'avons déjà signalé, de surenchérir sur l'oralité persienne. Alors que l'auteur de L'Intention poétique doutait de la présence d'une “ Relation ” à l'œuvre dans les poèmes de son aîné, il affirme que Perse “ prophétise la poétique de la Relation ” (p.54), contredisant ainsi l'aspiration à l'universel généralisant dont l'intention le blessait. Il s'applique aussi à tisser des liens entre le poète et d'autres créateurs : Segalen, Faulkner et Camus. Progressivement s'ébauche une définition plus souple, plus poreuse, plus complexe aussi de l'appartenance; définition qui permet d'intégrer d'autres écrivains du Sud, qui ne concerne plus seulement l'antillanité mais le rapport au lieu natal vécu dans l'ailleurs. Loin des sentiers de l'universel, Glissant communique avec ceux dont il dit : “ Ce lieu, leur Lieu, Saint-John Perse et Camus l'ont emporté avec eux comme une source mélancolique et frémissante, c'est Éloges et c'est Noces à Tipasa, comme une poétique, et ils l'ont transcendé dans autre chose, la sobre clarté de la conscience inquiète ou l'équanimité de l'Universel 684 ”. Paix et réconciliation ponctuent la relation entre Glissant et le poète. La lecture critique de Patrick Chamoiseau et de Raphaël Confiant témoigne, pour sa part, d'une relation qui s'effectue sous le signe de Glissant. Le métatexte se complexifie. Dès le titre du chapitre consacré au poète dans Lettres créoles : “ L'errance au monde enracinée ”, se lit le titre du chapitre de Poétique de la relation : “ Une errance enracinée ”. Échos, reflets et jeux de miroirs ne doivent cependant pas masquer la liaison précise qui unit les auteurs de la créolité à leur aîné. Glissant intervient comme garant de leur approche, laquelle construit ses propres présupposés. Trois pages d'écriture, dont la technique relève du centon, parlent de Saint-John Perse, parlent à sa place. Elles s'intitulent “ L'enfance du grand exil ”. Leurs auteurs juxtaposent de manière très dense de multiples fragments persiens, 684- Édouard Glissant, Faulkner, Mississippi, op. cit., p.310. “ agençant des pans de son propre dire poétique 685 ”. Ce texte assumé par un narrateur autodiégétique — “ le Saint-John Perse ” de Chamoiseau et Confiant — rappelle une forme utilisée pour dire les mémoires des membres du peuple créole qui n'ont pas écrit : Indiens, Syro-libanais, Chinois... Ces textes, parmi lesquels nous avons déjà évoqué celui consacré aux Indiens, portent la marque d'une parole communautaire énoncée par un “ Nous ”. Le “ Je ” complète le “ Nous ” des absents. Contrairement à ce que les auteurs avaient fait pour présenter Aimé Césaire, ils ne souhaitent pas citer, couper et coller le verbe persien en l'entourant du métalangage de la critique, mais bien plutôt s'approprier une parole, et faire leur, par le biais de la réécriture, une vision du monde qualifiée de créole : “ L'îlet-aux-feuilles était un rêve sur la mer. À la brune du soir, Père avait coutume de se vêtir de drill blanc et d'arpenter les hautes galeries de notre demeure, un cigare entre les doigts. Sa peau de mulet rouge ennoblissait chacun de nos gestes. Ses lèvres frémissaient au chant de l'oiseau Annaô, là-bas tout au fond de la plantation où les grandes bêtes taciturnes et crépues essuyaient leurs fourches et leurs coutelas dans une mare si petite qu'elle s'ajustait avec exactitude au reflet de la lune. 686 ” S'il est inutile de reconstituer intégralement le système de correspondances établi entre les deux textes, quelques remarques s'imposent. L'on constate des emprunts littéraux, pour la plupart extraits d'Éloges : “ de grandes bêtes taciturnes ” (O.C., p.23), d'autres, toujours littéraux, mais où intervient un changement d'énonciation : “ [...] et les servantes de ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes chaudes près de toi qui tremblais ” (O.C. p.23) qui devient : “ Elles remuaient leurs jambes chaudes près de moi qui tremblais 687 ” ou encore “ La barque de mon père, studieuse, amenait de grandes figures blanches ” qui se transforme en “ la barque de Père 688 ”. Certains syntagmes de la poésie persienne 685- Lettres créoles, op. cit., p.159. Ibidem, p.157. 687- Ibidem, p.157. 688- Ibidem, p.157. 686- sont conservés mais déplacés, ainsi l'Ange qui désigne les “ figures blanches ” caractérise, dans le texte second, le cheval du père. De même, le verbe “ s'ennoblir ”, qui marque l'action des bêtes, apparaît sous sa forme non pronominale et désigne la peau du père chez les auteurs de la créolité. La substitution de la majuscule à la minuscule dans le mot “ père ”, pour infime qu'elle paraisse, est également une transformation majeure : le maître d'habitation est ainsi “ déifié ”, ce qui n'était pas le propos d'Éloges. Au centon succède le métatexte qui s'inspire de la critique glissantienne tout en s'en distinguant sur plusieurs points. Méthodologiquement, Chamoiseau et Confiant s'appliquent à faire coïncider l'œuvre avec la biographie de son auteur, chaque recueil illustrant une période de la vie du poète, périodes dans lesquelles se détachent l'enfance antillaise et l'exil. L'appartenance du poète à “ la caste des maîtres blancs créoles ” n'entrave pas sa vision du monde car “ l'homme ne participe que peu aux conditionnements et aux névroses engendrées par la société coloniale 689 ”. On lira dans cette affirmation la répétition du propos glissantien. Saint-John Perse assume donc, aux dires de ses critiques, un esprit créole, une créolité ancrée dans la langue de l'enfance : “ [...] il l'acceptait fonctionnellement ainsi que l'ont toujours fait les Békés 690 ”, d'où la liberté dont il jouit dès ses premiers écrits. Les défenseurs et illustrateurs de la créolité situent le poète dans une perspective de connivence et non de divergence. À la suite de Mary Gallagher, ces interprétations nous apparaissent comme une tentative quelque peu forcée de créoliser Saint-John Perse procédant d'une démarche dont les soubassements méthodologiques et critiques reposent sur des critères idéologiques. L'œuvre poétique et les lettres persiennes ne cessent de réitérer le refus du métissage, synonyme de bâtardise et d'impureté, position en parfaite inadéquation avec les valeurs de la nouvelle créolité. La vision du Divers — empruntée à Segalen, via Glissant — est appliquée à Saint-John Perse (“ Il ne tente pas pour autant d'harmoniser en lui les 689690- Ibidem, p.161. Ibidem, p.161. grouillements du Divers 691 ”), or Oiseaux pointe “ [...] la nudité d'une évidence et le mystère d'une identité : unité recouvrée sous la diversité ” (O.C., p.413). La lecture de Chamoiseau et Confiant s'avère également partiale en cela que, contrairement à celle de Glissant, elle accorde une importance démesurée aux premières œuvres, réduisant ainsi toute l'œuvre d'exil. Elle tend également à définir la poétique persienne — en raison même de l'appartenance békée du poète garante de sa liberté — par contraste avec la négritude et l'œuvre césairienne. La louange faite au poète de la plantation porte en filigrane une critique de l'auteur du Cahier d'un retour au pays natal. Faut-il pour autant en conclure que les auteurs de la créolité annexent à leur profit les textes persiens, construisant de ce fait une vision tronquée de la littérature et de l'histoire ? C'est du moins le reproche non exempt de virulence que leur adresse Maryse Condé dans un article ouvertement polémique et paradoxalement intitulé “ Éloge de Saint-John Perse 692 ”. Ce texte retrace les étapes d'une relation toujours passionnelle : relation d'un(e) écrivain(e) noir(e)-antillais(e) aux prises avec les textes et la vie d'un poète blanc, quête dont l'enjeu ostensiblement affiché demeure celui d'une identité à conquérir et à faire reconnaître. L'éloge commence par une déclaration de haine : “ J'ai toujours haï l'arrogance réelle et imaginaire des vainqueurs et abhorré les mots "aristocrate", "diplomate", "ambassadeur". L'adulation dont Saint-John Perse a été l'objet, dès ses premiers écrits, l'a précisément tenu éloigné de moi 693 ”. Âpreté qui, au fil des pages et de l'introspection, se tempère progressivement, pour aboutir à une forme d'accommodement non avec l'homme ni avec le style d'une poésie qualifiée de “verbeuse ” et “ froide ” mais avec une “ leçon 694 ” : celle de la non-appartenance à un territoire particulier, celle de l'exil toujours renouvelé. 691- Ibidem, p.164. Éloge de la créolité place en épigraphe une citation de Segalen que Glissant affectionne tout particulièrement : “ C'est par la différence et dans le divers que s'exalte l'Existence. / Le Divers décroît / C'est là le grand danger ”. 692- “ L'attention que certains Martiniquais se mettaient à porter à Saint-John Perse me semblait un coup bas, une manière perfide de faire de l'ombrage à Césaire, mon idole alors. [...] J'appris qu'au pays, grâce aux efforts de certains, il réintégrait l'univers littéraire. Cela m'irritait.” Maryse Condé, “ Éloge de Saint-John Perse ”, Europe, n° 789-800, op. cit., p.22. 693- Ibidem, p.20. 694- Ibidem, p.25. En terre francophone, la relation à Saint-John Perse est aujourd'hui une véritable histoire de famille, avec ses drames, ses refoulements, ses déclarations d'amour. Le lecteur du “ Discours à Stockholm ” de Derek Walcott en appréciera d'autant mieux les belles allusions au poète. Walcott le revendique comme faisant partie du patrimoine littéraire antillais. Il le considère avec plus de recul et de simplicité, moins de passion et en fait l'éloge, au vrai sens du terme : “ Alexis Saint-Léger Léger [sic], Saint-John Perse de son nom de plume, a été le premier Antillais à obtenir ce même prix Nobel pour la poésie. Il était né en Guadeloupe et écrivait en français, mais avant lui il n'y avait rien d'aussi frais et limpide sur le plan de la sensibilité que ses poèmes sur son enfance, celle d'un jeune Blanc privilégié vivant dans une plantation antillaise; Pour fêter une enfance, Éloges et, plus tard, Images à Crusoé. Enfin, la première brise sur la page, chargée de sel et rafraîchissante comme les alizés, le bruit des palmiers et des pages qu'on feuillette " alors que l'odeur du café remonte l'escalier " 695 ”. D'Éloges à Anabase, Walcott entend célébrer la diversité de Saint-John Perse, sa poésie tellurique qui ne récite pas seulement les Antilles mais que récitent euxmêmes les “ choux palmistes ”, tout comme Anabase recompose les “ fragments d'une épopée imaginaire 696 ”. Le monde persien, mis en relation avec les acteurs du Ramayana, n'exclut pas la reconnaissance de “ Césaire l'Africain ” dit encore le récipiendaire du Nobel. Cette ample saisie des poétiques antillaises s'effectue sous le signe de l'universel et de la fraternité. Walcott transforme l'hommage qui lui est attribué en éloge de l'antillanité sous toutes ses formes. La quête, tourmentée ou pacifiée, que traduisent les textes que nous venons d'évoquer, traverse aussi l'écriture romanesque. II- L'intertexte : une littérature en quête d'elle-même. 695696- Derek Walcott, “ Discours à Stockholm ”, op. cit., p.42. Ibidem, p.43. Parmi les écrivains de la jeune génération, Daniel Maximin illustre une attitude envers Saint-John Perse assez atypique. Son roman L'Isolé soleil ignore le poète. Pourtant, ainsi que le remarque Bernard Mouralis : “ L'Isolé soleil peut [...] apparaître à juste titre comme le roman de la littérature antillaise. Recueil de morceaux choisis, il nous fait accéder à l'essentiel de la production antillaise 697 ” De la poésie négrophile à Peau noire, masques blancs, en passant par Légitime Défense, Le Cahier d'un retour au pays natal et bien d'autres textes fondateurs, présents sous forme de citations ou d'allusions, Maximin balise l'itinéraire d'une littérature et dévoile la trajectoire de jeunes Antillais en quête d'identification, première étape avant d'accéder à la pleine maîtrise d'une écriture désaliénée de la parole des pères. L'absence de Saint-John Perse y paraît significative et sans doute justifiée : ni le chantre de l'Habitation, ni le poète d'Anabase, ni celui d'Exil... ne sauraient diriger l'intention qui anime les jeunes scripteurs 698. Pourtant l'univers de l'Habitation, celle des Flamboyants, est un espace-temps qui traverse toute la production romanesque de l'auteur, depuis la période de l'esclavage jusqu'au vingtième siècle. Le troisième volet de la trilogie : L'Île et une nuit consacre à la fois l'effondrement des Flamboyants sous l'attaque du cyclone et l'irruption de l'écriture d'Alexis Leger. Durant les heures qui précèdent l'arrivée du cyclone, un jeune homme laisse à ses amis “ un texte de Saint-John Perse, une lettre inédite retrouvée par la responsable du musée de Pointe-à-Pitre, une mine de renseignements, dit-il ironiquement, pour les paysans qui n'ont pas fait d'études 699 ”. Suivent immédiatement deux pages d'une citation de cette lettre, probablement réelle, qui se clôt par des points de suspension. “ Langage-objet ”, la citation est entourée d'un métalangage qui a fonction de commentaire, lequel est une critique envers ceux qui se réjouissent des cyclones : 697- Bernard Mouralis, “ L'Isolé soleil ou le roman de la littérature antillaise ”, Convergences et divergences dans les littératures francophones, op. cit., p.120. 698- Adrien écrit à Marie-Gabriel : “ Sur la Terra Nostra des Amériques, les écrivains doivent écouter le chant des aveugles qui font peau neuve dans la zone sacrée, et leur conseille d'écrire d'une manière impure, parodique, mythique, et documentaire tout à la fois ”, L'Isolé soleil, op. cit., p.89. 699- L'Île et une nuit, op. cit., p.19. “ Laissons à d'autres le désespoir si commun parmi nous des rêves de ruines et d'apocalypse bien totale pour asseoir les projets de renouveau. Et souvenons-nous aussi de la parole du poète en exil apprenant que la Joséphine, l'habitation de son enfance avait été rasée par un cyclone : " Tant mieux. Qu'ainsi en emporte toujours le vent. " 700 ” Dans sa biographie, le poète écrit ceci : “ À New York, Mrs Jacqueline Kennedy, qui avait été, sur les lieux, voir ce qui restait à la Guadeloupe d'une ancienne plantation de la famille du poète, l'habitation La Joséphine, ravagée par le dernier cyclone, lui rapporte, avec ses impressions personnelles, un souvenir particulièrement émouvant [...] ” (O.C., p.XXXVIII). La mention de ce souvenir est sensiblement rectifiée par une note contenant les propres impressions du poète, celles-là mêmes que cite Maximin : “ Au rapport qu'elle lui en faisait, avec toute la délicatesse et tous les ménagements possibles, d'une si totale destruction, Jacqueline Kennedy avait été surprise d'entendre Saint-John Perse s'écrier : " Tant mieux, tant mieux ! Rien derrière moi ! Qu'autant en emporte toujours le vent !... " ” (O.C., p.1101). Si l'on se souvient que la biographie et les notes ont été rédigées par SaintJohn Perse, on mesure une fois encore la mise en scène et l'on perçoit dans la citation de Maximin une prise de distance, non exempte d'ironie, envers l'ancien roi de l'Habitation. Le romancier guadeloupéen intègre la parole rapportée de l'homme sans reconnaître la voix du poète. L'ironie assez mordante apparaît aussi dans La Vie scélérate de Maryse Condé. La romancière parodie cet extrait d'Éloges : “ Ma bonne était métisse et sentait le ricin; toujours j'ai vu qu'il y avait des perles d'une sueur brillante sur son front, à l'entour de ses yeux — et si tiède, sa bouche avait le goût des pommes-roses, dans la rivière avant midi ” (O.C., p.26). Elle remplace “ métisse ” par “ négresse ”, et dérision flagrante, “ ricin ” par “ ganja ”; les “ pommes-roses ” deviennent quant à elles “ les fruits du goyavier sauvage cueillis avant 700- Ibidem, p.22. midi 701 ”. Le procédé employé est celui que Michel Schneider nomme “ le plagiat de dérision ” qui “ utilise le procédé formel du démarquage [...] non à des fins d'appropriation, mais de détournement ” et dans lequel “ la non dissimulation de l'emprunt est [...] essentielle à l'effet comique 702 ”. Manière d'affirmer, dans un détournement sans détour, que l'enfance de la jeune fille s'écarte sensiblement de celle du poète. Tout autre est l'attitude des romanciers de la créolité qui vont justifier pleinement ce qu'Antoine Compagnon nomme “ la relation entre deux systèmes ” : l'auteur premier et l'auteur second, le texte premier et le texte second, “ relation multipolaire ”. Raphaël Confiant inscrit en épigraphe d'Eau de café cet extrait de Vents : “ Et de la Mer elle-même il ne sera question, mais de son règne au cœur de l'homme ”. Antan d'enfance et Ravines du devant-jour se placent sous le signe d'Éloges. Mary Gallagher constate que le texte de Chamoiseau porte trace de la poésie persienne. Un des vers qui traverse la prose : “ Je me souviens de l'icaque / oh je me souviens de l'icaque ” rappelle l'icaque qui figure dans “ Pour fêter une enfance ” mais aussi “ de nombreux versets d'autres poèmes encore de la même suite poétique, par exemple : ... Je me souviens du sel, je me souviens du sel que la nourrice jaune dut essuyer à l'angle de mes yeux (O.C., p.24) ou encore [...] Je me souviens des pleurs d'un jour trop beau dans trop d'effroi, dans trop d'effroi (O.C., p.26) ou enfin le caractère emphatique de l'O dans ...O! j'ai lieu de louer! (O.C., p.28) 703 ”. Le dernier chapitre de l'autobiographie de Confiant intitulé “ Sinon l'enfance ” renvoie aussi à “ Pour fêter une enfance ”, titre auquel font écho les ultimes paroles du narrateur : “ Dit le poète : sinon l'enfance qu'y a-t-il qu'il n'y a plus ?... 704 ” (O.C., p.25). Des enfances créoles se disent, grâce à une autre enfance créole. Antan d'enfance et Ravines du devant-jour s'identifient à la nostalgie d'un temps à jamais perdu, traquent une certaine forme d'exil ontologique qui est plus temporelle que spatiale : “ Et quand s'écoule d'un au-delà des yeux, 701- La Vie scélérate, op. cit., p.222. Michel Schneiner, Voleurs de mots, op. cit., p.54. 703- Mary Gallagher, “ Saint-John Perse et la nouvelle créolité ”, op. cit., pp.89-90. 704- Raphaël Confiant, Ravines du devant-jour, op. cit., p.208. 702- sans annonce ni appel, un lot de souvenirs, quand s'élève en bouffée la mensongère estime d'un temps heureux [...] et que l'on s'y sent, non pas étranger, mais en humeur d'exilé [...] 705 ”. Publié dans le sillage des Lettres créoles et des textes précédemment mentionnés, L'Allée des soupirs instaure un véritable dialogue avec l'œuvre persienne grâce au personnage de Monsieur Jean, quinquagénaire apprenti poète et amoureux fou de la belle Ancinelle. Monsieur Jean puise dans le répertoire persien afin de faire face à n'importe quelle situation délicate. Il récite la parole du poète pour séduire sa belle mais aussi pour menacer le “ Pied-noir ” Ramirez, ce qui semble pour le moins étonnant : “ Étranger dont la voile a si longtemps longé nos côtes (et l'on entend parfois de nuit le cri de tes poulies), nous diras-tu quel est ton mal, et qui te porte, un soir de plus grande tiédeur, à prendre pied parmi nous sur la terre coutumière ? 706 ” (“ Amitié du Prince ”, O.C., p.47). L'orateur privilégie la poésie des cycles antillais et américain, essentiellement “ Amitié du Prince ” et Vents. Les poèmes de l'enfance comme ceux du “ Grand âge ”, moins virils, moins pénétrés par l'élan conquérant, sont absents. L'enjeu de l'intertexte est aussi clairement polémique. À travers les débats qui opposent Chartier (le “ Blanc-France ”) et l'ancien instituteur, c'est la quête d'une littérature créole qui est visée. Monsieur Jean congédie Césaire, “ sa théorie, sa Négritude ” et son “ charabia surréaliste ” grâce au verbe persien. Chartier cherche le moyen de réhabiliter le créole et de créer le “ grotesque ” antillais. Ancinelle se contente de vivre ses passions. Elle balaie le culte du livre dont son amoureux l'entourait : “ J'ai failli sombrer dans cette vénération du livre qui vous dessèche tous la cervelle. Sache que je n'ai pas lu ce recueil de Saint-John Perse que tu m'avais offert pour mon anniversaire 707 ” dit-elle au prétendant évincé. Saint-John Perse est ainsi pris dans le tourbillon de la créolité, d'une littérature qui se fabrique et se pense, qui s'écrit dans la perte d'une oralité qu'elle piste. 705- Patrick Chamoiseau, Antan d'enfance, op. cit., p.12. Raphaël Confiant, L'Allée des soupirs, op. cit., p.47. 707- Ibidem, p.432. 706- Les mots dérobés à l'univers persien, dans les œuvres romanesques citées, et quelle que soit l'intention qui anime l'auteur second, constituent un tempo secondaire, une petite musique grinçante ou mélodieuse. L'harmonisation, voire l'harmonie entre texte premier et texte second, s'accomplit dans des œuvres qui font de la poésie persienne un véritable thème au sens musical du mot. III- La germination des mots Traversée de la mangrove, loin de la parodie crispée de La Vie scélérate, associe à Francis Sancher d'étranges paroles que ce dernier avait coutume de prononcer. Émile Étienne, l'un des participants à la veillée funéraire, se les remémore : “ C'est ainsi qu'il avait fait sa connaissance " Chez Christian ", attablé au comptoir et buvant son sec comme un habitué tout en déclamant : " Amitié du prince ! Je reviendrai chaque saison avec un oiseau vert et bavard sur le poing ! 708 ” On reconnaît immédiatement l'apostrophe qui, dans le texte premier, figure après la déclamation du récitant : “ Je reviendrai chaque saison, avec un oiseau vert et bavard sur le poing. Ami du Prince taciturne. Et ma venue est annoncée aux bouches des rivières. Il me fait parvenir une lettre par les gens de la côte : " Amitié du Prince ! Hâte-toi [...] ” (O.C., p.69). À la fin du roman, alors que tous les personnages ont reconstruit la vie de Francis Sancher à partir des éléments disponibles, chacun continue à questionner l'appartenance problématique du défunt et à interroger la citation persienne dans laquelle semble résider un mystère : 708- Maryse Condé, Traversée de la mangrove, op. cit., p.247. “ Qui était-il en réalité cet homme qui avait choisi de mourir parmi eux ? N'était-il pas un envoyé, le messager de quelque force surnaturelle ? Ne l'avait-il pas répété encore et encore : " Je reviendrai chaque saison avec un oiseau vert et bavard sur le point ? Alors personne ne prêtait attention à ses paroles qui se perdaient dans le tumulte du rhum. Peut-être faudrait-il désormais guetter les lucarnes mouillées du ciel pour le voir réapparaître et recueillir enfin le miel de sa sagesse 709. ” L'apparition de l'intertexte était annoncé, dès le début du roman, par un indice dont l'importance est capitale. Le récit de Moïse, l'un des proches de Francis, fait mention d'une malle contenant tous les biens de l'étranger et en particulier : “ Les livres qu'il aimait, tous en espagnol, à l'exception d'un Saint-John Perse en collection de la Pléiade 710 ”. Le viol de la malle par Moïse entraînera une rupture définitive entre les deux amis. La malle contient un secret que cherche à préserver son propriétaire, secret jamais dévoilé mais qui n'est probablement autre que celui de l'histoire antillaise. Des similitudes frappantes relient les origines de Francis et celle d'Alexis Leger : tous deux appartiennent à de vieilles familles de Blancs créoles, tous deux sont à la fois intérieurs et extérieurs à l'actuel peuple guadeloupéen. Le questionnement des personnages de Rivière-au-Sel face au descendant de propriétaires d'esclaves devenu étranger absolu vient troubler leurs vies sédentaires, bousculer les habitudes d'une “ terre coutumière ”, celle-là même que troublait l'étranger d'Amers (O.C., p.321). Les références à “ Amitié du Prince ”, constituent un tempo qui participe de la musicalité de l'œuvre, qui s'accorde à sa structure. La théâtralisation et le jeu des voix qui prévalent dans le poème rejoignent la polyphonie du roman, la prise de parole des personnages. “ Ce ne sont ni les mots ni les phrases que l'on peut imiter, mais peut-être une chose impalpable, sous les mots, entre les phrases, moins un rythme que la battue singulière d'un écrivain attaché à un tempo ” écrit en ce sens Michel Schneider à propos du 709710- Ibidem, p.265. Ibidem, p.46. texte plagiaire 711. Ce qui est probablement aussi non pas imitable mais communicable est la couleur de l'œuvre première. La couleur verte de l'oiseau persien n'appartient pas seulement à “ Amitié du prince ”, elle sature l'ensemble des Œuvres complètes : “ C'est le goût du fruit vert, dont surit l'aube que tu bois ” (Éloges, p.12); “ Alors on te baignait dans l'eau de feuilles vertes ” (“ Pour fêter... ”, p.23); “ Il me souvient des femmes qui fuyaient avec des cages d'oiseaux verts ” (“ Histoire du régent ”, p.75); “ Dans l'Été vert comme une impasse, dans l'été vert de si beau vert ” (“ Poème à l'étrangère ”, p. 171); “ J'ai rêvé l'autre soir d'îles plus vertes que le songe... ” (Amers, p.327) ... Le vert persien, coloris d'une enfance antillaise, couleur d'élection, germe dans le roman guadeloupéen. À l'instar de Maryse Condé, Émile Ollivier établit un parallèle très net entre l'œuvre persienne et son dernier roman. L'occurrence “ urnes rescellées ”, privée de son affixe “ re ”, apparaît une première fois dans le titre; elle est immédiatement élucidée grâce à la citation placée en épigraphe : “ C'est le désir encore au flanc des jeunes veuves. Des jeunes veuves de guerriers comme de grandes urnes rescellées ” (“ Pluies ”, pp.152-153). L'épigraphe revêt une fonction assez classique : “ cette pratique de l'épigraphe en annexe justificative du titre s'impose presque lorsque le titre est lui-même constitué d'un emprunt, d'une allusion ou d'une déformation parodique 712 ”. Le signifié du titre se ramifie et essaime dans tout le roman; il renvoie à la fois aux filles Mosanto, vouées à la virginité par leur père, aux morts mystérieuses, au désir parfois profanateur de l'archéologue et aux urnes des élections haïtiennes, métaphoriquement scellées par des siècles de dictature. Mais cette occurrence, qui déterritorialise très largement le fragment de “ Pluies ” de son lieu d'ancrage, n'est que l'un des fils qui relie le roman à la poésie persienne. D'autres poèmes : “ Cohorte ”, “ Écrits sur la porte ” les deux “ Chanson[s] ” qui encadrent Anabase inspirent à l'auteur un fécond travail de réécriture. À l'issue de son séjour haïtien — qui devait être un retour définitif — Adrien, le personnage principal, décide de quitter l'île pour retourner à son exil québécois. 711712- Michel Schneider, op. cit., p.108. Gérard Genette, Seuils, op. cit., pp.145-146. La voix d'un narrateur s'adressant au personnage commente le parcours d'Adrien et tente de définir la relation qui le lie au pays natal et la nature de sa quête : “ Que possédais-tu en propre sinon des papiers d'identité ? Là-bas, pas de tombe familiale, pas de demeure ancestrale. Ici, tu avais laissé ton chien, ton cheval bai et tes tourterelles. Tu étais revenu les chercher. Tu les a cherchés longtemps sans les trouver. Tu as eu beau demander à des passants s'ils ne les avaient pas vus, décrivant le chemin qu'ils avaient pris et indiquant à quel nom ils répondaient. Tu en as rencontré un ou deux qui avaient entendu les aboiements d'un chien et les pas d'un cheval; deux ou trois autres ont même vu disparaître une tourterelle derrière un nuage, et tu dois avouer qu'ils semblaient vraiment désireux de les retrouver puisqu'eux aussi ils en avaient perdu : la perte est un solide ciment. Adieu ! as-tu dit alors. Adieu ! Désormais tu appartiens à la race de ceux qui ont à jamais perdu un chien, un cheval bai et des tourterelles 713. ” Ce long passage tisse les fragments suivants : “ [...] l'enfant maître d'un poney pie, taché de rouge et blanc [...] ” (“ Cohorte ”, p.688), “ J'aime encore mes chiens, l'appel de mon plus fin cheval ” (Éloges, p. 8), “ Mon cheval arrêté sous l'arbre plein de tourterelles, je siffle un sifflement si pur [...] ” (“Chanson ”, p.117). Les trois motifs sont prétextes à un ample développement lyrique, dans lequel le double d'Adrien — l'auteur lui-même ? — inscrit son exil dans le prolongement de l'exil persien. La citation filée demeure dans la même tonalité que la parole persienne, elle conduit à une relecture de l'enfance à travers les attributs quasiment sacrés qui lui sont affectés : cheval, tourterelles et chien, à la lumière aussi de l'exil toujours recommencé. Présents dans de nombreux poèmes, mentionnés aussi dans la biographie et les lettres de la Pléiade, le cheval ou le poulain sont des figures obsédantes qui perdurent jusqu'à Chronique : “ Et l'étalon du soir hennit dans les calcaires ” (p.389). Dans le roman, le cheval est aussi animal par lequel la mort se propage. N'étaient 713- Émile Ollivier, Les Urnes scellées, op. cit., pp.284-285. les risques de surinterprétation, le texte tout entier peut se lire à l'aune de la poésie persienne : Reine, l'une des filles Mosanto, adulée par ses prétendants, suggère un rapprochement avec “ Récitation à l'éloge d'une reine ” et les personnages féminins de baigneuses rappellent l'admiration que Perse vouait aux belles nageuses 714, élément présent dans sa poésie et dans ses lettres, signe d'une étroite connivence entre la femme et la mer, d'un incessant dynamisme que réitère le texte second. Par l'intermédiaire de ces mots qui germent dans une nouvelle œuvre, le poète qui n'est jamais retourné aux lieux de son enfance réintègre le paysage qui l'a vu naître, tout en demeurant l'errant fondamental. Poète de l'ubiquité, homme de tous les lieux, Saint-John Perse nourrit l'imagination des romanciers antillais, devient une figure romanesque. La poésie persienne a peu évoqué l'ultime lieu de résidence du poète, la maison des Vigneaux sur la presqu'île de Giens. Glissant, dans Fastes intitule “ Les Vigneaux ” l'un de ses quatrains : “ Une étoile ralliait l'archipel comme cachiman Nos îles sur les murs sèment leurs siècles convenus À voix haute, pour une fois, le jardin paresse Seule la longue-vue confie aux écumes son ciel 715 ” Éloge d'un poète à un autre poète, continuation d'un archipel de mots et de textes. Fastes entendait “ Allouer à l'éloge une géographie souterraine, d'où les ruptures ne s'effacent pas... Rappeler voyants et demeurants, qu'ils se reconnaissent entre eux... 716 ”, autre signe d'une mise en Relation... 714- “ " Nous, plus étroites des hanches et du front plus aiguës, nageuses tôt liées au garrot de la vague, offrons aux houles à venir une épaule plus prompte. / " L'aspic ni le stylet des veuves ne dorment dans nos corbeilles légères... ” (Amers, p.315) 715- Édouard Glissant, Fastes, op. cit., p.39. 716- Ibidem, p.9. Dans tous les textes substantifiés par la poésie persienne, un mouvement complémentaire de déterritorialisation et de reterritorialisation s'accomplit. Extraits de leur terre première, les mots du poète se déterritorialisent, perdant de leur sens qui se trouve infléchi par l'usage qu'en font les romanciers. La grande poésie devient parfois simple ritournelle. Les puristes regretteront certaines utilisations parfois excessives, le déploiement d'un intertexte issu d'une œuvre qui, elle-même, pratique peu l'intertextualité. Mais ces mêmes mots fécondent ainsi d'autres écritures, traversent la frontière des genres en passant de la poésie à la prose. Le commentaire comme l'intertexte répondent peut-être à cette nécessité soulignée par Michel Foucault “ de dire enfin ce qui était articulé silencieusement là-bas, [..] dire pour la première fois ce qui avait déjà été dit et répéter inlassablement ce qui pourtant n'avait jamais été dit 717. ” L'approche de l'intertexte et du métatexte requiert plus que toute autre critique une lecture relationnelle (Genette) car elle met en relation non seulement deux pôles — texte premier et texte second — mais, transitant par d'autres écritures — celles de Glissant pour les auteurs de la créolité —, elle montre la gestation d'une littérature en quête d'elle-même. Les lettres antillaises ont aujourd'hui une mémoire activée par l'écriture : leur propre mémoire. Mémoire qui, comme tendrait à le prouver le “ Discours à Stockholm ” de Walcott, transcende non seulement les frontières ethno-sociales mais aussi, bien que partiellement, les frontières linguistiques. Il n'est pas certain que la quête soit close, que l'appartenance tant questionnée soit identifiée et identifiable. Émerge, dans ces écritures du devenir dont nous avons retracé la genèse et le déploiement, la certitude qu'il existe non pas une littérature que nous pouvons qualifier de “ mineure ” — une littérature faite dans une langue majeure et qui en contredit les intentions impérialistes — mais bien une littérature majeure. Une littérature écrite en plusieurs langues, en de multiples langages, irriguée par toutes les influences, y compris les plus lointaines. Une littérature d'errance et d'espoir. 717- Michel Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p.27. CONCLUSION GÉNÉRALE La mémoire “ ne s'oppose pas à l'oubli qu'elle englobe ” écrit Pierre Nora 718, désignant pourtant une mémoire nationale — en l'occurrence la française — qui se donne à voir ou à lire dans des lieux ancrés dans un territoire, en général peu contestables, rassembleurs d'un peuple, miroirs de son passé. Au cœur de toute mémoire se glisse une part d'opacité, d'oubli. Ainsi la mémoire peut-elle être mémoire de l'oubli mais elle n'est jamais oubli de l'oubli. Nous n'oublions pas que nous ne savons plus exactement, précisément, clairement, ce qui s'est passé, telle est peut-être l'idée qui résonne avec force dans cette littérature antillaise qui s'interroge sur le trauma originel de son peuple. Tout exil, toute rupture d'appartenance construisent à la fois une mémoire contre l'oubli et une “ mémoire pour l'oubli 719 ”. L'écriture forge aussi ses propres lieux de mémoires, lieux pluriels à l'image même des intentions qui les motivent. Nous n'avions pas pour ambition de catégoriser et encore moins de classer ces lieux, mais tout simplement de les dire et de les réunir : océan de la conquête, bateau négrier, île de Gorée, mer de la déportation, Afrique matricielle... Saint-John Perse et Glissant, lorsqu'ils évoquent les navigateurs et leur désir de conquête, ne construisent pas les mêmes figures, désignent différemment la même histoire, mais reconnaissent tous deux son importance. Le navire négrier, sinistre emblème de l'horreur, hante l'imaginaire de nombreux créateurs. Pour Aimé Césaire, Édouard Glissant, Caryl Philipps, Derek Walcott, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, il s'érige en espace d'une mémoire torturée. Les écrivains sont alors les légataires de la perte et le livre le seul véritable lieu de mémoire. À la Recherche du temps perdu est l'œuvre choisie par Pierre 718719- Pierre Nora, Les Lieux de mémoires, présentation, op. cit., p.VII. Mahmoud Darwich, Une Mémoire pour l'oubli, Arles, Actes Sud, 1994. Nora pour signifier la mémoire française. Le Cahier d'un retour au pays natal, Tout-monde et Omeros pourraient être les lieux des mémoires antillaises : livres des appartenances, livres des origines incertaines. L'Afrique mobilise fortement l'imaginaire césairien, elle devient symbole d'un héritage à reconquérir pour proclamer une dignité d'homme nègre. Les racines ont sans doute été coupées par la traite négrière mais, pour faire front au racisme, pour donner corps à une poétique, il importait de proclamer une continuité. À la suite de Daniel Delas, nous avons centré notre lecture de la poésie de Césaire autour de la racine, laquelle perd, au fil des œuvres, sa puissance opératoire. Faut-il alors, ainsi que le préconisent Deleuze, Guattari et Glissant, condamner définitivement ce modèle jugé archaïque et destructeur ? Peut-être n'est-il pas inutile de citer Émile Ollivier : “ Il n'aime pas ce terme chargé de connotation botanique. Aïe ! si tu n'as pas de racines, pourquoi t'ont-elles tant fait souffrir, de cette douleur en tout point pareille à celle que ressentent les mutilés longtemps après qu'on leur a enlevé le membre gangrené ? Pourquoi se sont-elles ramifiées comme les ongles et les cheveux qui continuent même après la mort ? 720 ” Le romancier haïtien du Québec évoquait les racines haïtiennes de son personnage Adrien. Les racines africaines, mutilées par les tortures de la traite et de l'esclavage, ont elles aussi généré cette douleur sans fin à laquelle la chair africaine, magnifiée par la poésie, pouvait redonner vie. Pourtant, force est de constater que l'Afrique, source d'espoirs et de rêves, se brise aux écueils du présent. C'est une Afrique fantôme, sinon une Afrique cauchemar, que rencontrent les héroïnes des romans de Maryse Condé et de Myriam Warner-Vieyra. L'échec du mariage d'une Antillaise avec un Africain apparaît comme la métaphore d'un impossible amour. Ces paroles de femmes témoignent du “ désamour ”, explorent le gouffre qui sépare l'osmose idéalisée de la solitude antillaise en terre africaine. Amour et séjour en Afrique sont deux aspects, ici couplés, d'une cure quasiment thérapeutique. S'impose alors le deuil de l'origine ou l'acceptation de la trace 720- Émile Ollivier, Les Urnes scellées, op. cit., p.35. mémorielle. Il est un paysage-mémoire, celui-là même qui se substitue aux lieux trompeurs de la mémoire officielle, où l'imaginaire glissantien inscrit les traces africaines. Il est encore des “ hommes-mémoires 721 ” dont la littérature s'empare pour leur restituer une grandeur déniée — les Nègres marrons — ou au contraire pour cristalliser en eux l'essentiel d'une quête afin de la parodier, ce dont témoigne la figure ambiguë du roi Béhanzin. Doit-on s'indigner des libertés que prend la littérature vis-à-vis du réel historique ? Tout au long de cette étude, nous avons tenu à affirmer la liberté de l'écriture romanesque et poétique : son droit imprescriptible à remodeler le réel, son droit à la déviation, sinon à la “ déviance ”. L'imaginaire d'un texte se constitue souvent en divergence par rapport à l'histoire. Divergences et convergences : deux mots qui accompagnèrent l'appréhension des lettres antillaises. Édouard Glissant affirme : “ les expériences des exils sont incommunicables ” (P.R., 32), signifiant non seulement la difficulté à dire les exils mais aussi l'impossibilité de les faire communier entre eux. La diaspora indo-antillaise, plus récente, moins brutale que la traversée négrière, s'affirme dans le sillage de cette dernière. Elle s'y réfère, quêtant une légitimation; elle dessine ses propres portulans, énonce ses propres lieux de mémoire, lesquels appartiennent à un héritage antillais commun qui doit être reconnu par tous. C'est à la lecture d'un “ roman familial 722 ”, aux deux sens du terme, que nous a conduit l'étude des romans de V.S. Naipaul, Shiva Naipaul et Neil Bissoondath : l'itinéraire d'une grande famille indo-trinidadienne s'y énonce et l'on peut percevoir les évolutions de la “ mentalité ” indoantillaise, génération après génération. Les écrivains non-indiens n'appartiennent pas à la même famille, telle est du moins la constatation qui s'impose lorsque l'on scrute la représentation de “ l'Indien ” dans les lettres antillaises francophones. Pour nuancer notre propos, il importe toutefois de rappeler que Chamoiseau et Confiant s'intéressent à un groupe : celui des parias de la canne échoués dans “ l'En-ville ” auquel le clan NaipaulBissoondath accorde pour sa part un intérêt moindre. Il est juste aussi de se souvenir que le 721- Pierre Nora, “ Entre mémoire et Histoire - La problématique des lieux ”, op. cit., p.XXX. Par cette expression nous entendons “ le roman d'une famille ” mais nous référons aussi au “ roman familial ” tel que le définit Freud. 722- “ Discours à Stockholm ” de Derek Walcott consacrait, au cœur même de l'institution littéraire, la mémoire indienne de Trinidad. Dans l'ensemble, l'exil — dénominateur commun de ces textes — n'abolit ni les différences ethniques, ni les différences sociales pour ce qui est des Indiens. L'émigration des Antillais vers le Nord, cette ample et interminable “ Saison de la migration vers le Nord ” perpétue aussi les différences de points de vue. Avant même d'aborder l'étude comparée des textes migrants, nous avons tenu à interroger les absences. L'exil organisé par le BUMIDOM trouve très peu de résonances dans les œuvres francophones. L'immigration est souvent difficile à écrire pour des écrivains dont la préoccupation centrale est plutôt une illustration et défense du pays natal. Ce fait permet de cerner une différence non négligeable entre la littérature des Antilles françaises et sa consœur anglophone. En matière d'écriture et d'exil, l'absence est tout aussi importante que la présence. À l'inverse des mémoires de l'exil premier qui construisent, explicitement ou implicitement, un “ Nous ”, le corpus de textes envisagés dans la seconde partie énonce un “ Je ”, lequel émerge à la croisée de l'autobiographie et de la fiction. Deux remarques s'imposent : d'une part, ce “ Je ” est articulé grâce au détour parce que l'exil, en mettant en péril l'appartenance dans sa globalité, implique une reconquête de l'identité individuelle; d'autre part, l'autobiographie oblique, l'autofiction, la fiction (très) référentielle ne sont pas l'apanage de la littérature antillaise de l'exil. Le “ Je ” s'inscrit donc dans un espace — celui de l'exil — et dans une période — la deuxième moitié du vingtième siècle — où prolifèrent les recherches formelles d'une nouvelle écriture oscillant entre fiction et autobiographie, mêlant les deux genres dans ce que certains chercheurs qualifient aujourd'hui d'autofiction. Une spécificité de l'écriture antillaise de l'exil se doit toutefois d'être pointée. Les écritures autoréférentielles n'y tombent jamais dans le piège d'un “ type de récits autocentrés [qui] puise son énergie dans un narcissisme dévastateur, si bien protégé qu'il en vient à nier ou à oublier la simple existence d'autrui... 723 ” Sans forcément être de la qualité du Premier Homme d'Albert Camus 724, toutes les œuvres manifestent le souci de l'histoire, voire le souci des autres. La petite histoire des exilés rencontre, inévitablement, l'Histoire, croisant même parfois “ l'Histoire avec sa grande hache 725 ”. Dès lors, la mise en abyme de l'écriture migrante relève non seulement d'une technique, elle aussi fort répandue, mais encore d'un désir d'interroger ce que signifie concrètement écrire en exil. L'affirmation d'une individualité est partout présente : il s'agit d'écrire, quels que soient les supports du texte, pour maintenir, envers et contre tous, son droit à l'existence. Il importe d'écrire pour préserver une parcelle d'autonomie, ce qu'illustre L'Ascension de Moïse, pour dire l'enfer d'un double exil dans Un Plat de porc aux bananes vertes. L'activité scripturale de la narratrice de L'Exil selon Julia interroge quant à elle son exact contraire : l'analphabétisme. Écrire le scripteur, mimer l'écriture des petites gens, dire la parole de ceux qui ne savent pas écrire, sans misérabilisme ni populisme, telles sont les intentions qu'illustrent et réalisent ces œuvres. V.S. Naipaul parvient quant à lui à retracer l'itinéraire sinueux d'une volonté qui est à l'origine de son exil : devenir écrivain. Les scripteurs de l'infime, à l'opposé du “ grantécrivain 726 ” témoignent de ce vœu : “ essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes 727 ”. L'analyse formulée par Bernard Mouralis à propos de L'Isolé soleil peut aussi s'appliquer aux textes étudiés : “ Le problème, en effet, n'est pas d'écrire quelque chose, mais tout simplement d'écrire, au sens le plus intransitif du terme 723- 728 ”. Pour hétérogènes qu'ils soient les intertextes qui s'inscrivent dans Jacques Lecarme, “ Paysages de l'autofiction ”, Le Monde, op. cit., p.VI. Jacques Lecarme écrit : “ [...] aucune réserve ne sera formulée pour une autofiction accidentelle, ce roman inachevé à la troisième personne [...] ”, Ibidem, p.VI. Le Premier Homme nous paraît être un “ modèle ” parfait d'autofiction en matière d'exil et de quête. 725- George Perec, W ou le souvenir d'enfance, Paris, Denoël, 1975, p.13 726- Émile Ollivier dit de lui : “ Ce dernier étant comme un manitou qui sort de la littérature de papier et investit, sous prétexte de " service après-vente ", toutes les sphères de la vie publique. Présent au monde, il a réponse à tout. ” “ Améliorer la lisibilité du monde ”, Penser la créolité, op. cit., p.224. 727- George Perec, Espèces d'espaces, op. cit., p.123. 728- Bernard Mouralis, “ L'Isolé soleil ou le roman de la littérature antillaise ”, Convergences et divergences dans les littératures francophones, op. cit., p.120. 724- l'écriture sont également lettres d'exil. La langue créole suscite ou ressuscite l'île natale, son traitement ne résiste cependant pas entièrement au danger d'exotisme : tel est du moins ce que dévoile l'analyse de quelques énoncés significatifs qui parsèment les textes. A contrario, la présence du créole dans les poèmes antillais de Saint-John Perse, dans Tout-monde et Omeros repose sur d'autres desseins, génère d'autres effets de réception. Souvenir léger d'une belle enfance antillaise, le créole persien dit la perte, conserve l'empreinte. Glissant, fervent adepte de la créolisation, part de sa langue maternelle pour diffracter dans son écriture les langues et les langages du “ Tout-monde ”. Tous ne sont pas présents, mais l'on pressent leur importance. Walcott laisse parfois ses personnages s'exprimer en créole : ce n'est pas la langue que pratiquait sa famille mais c'est la langue de son peuple. Habiter l'écriture ne dispense pas d'habiter l'espace de l'exil. En dépit de la différence des lieux de l'immigration et des époques auxquelles se réfèrent les auteurs de la seconde partie de l'étude, apparaît une certaine cohérence de la géométrie de l'exil. Les microanalyses de l'asile d'Un plat de porc..., de la maison du narrateur de Selvon et de la campagne de Naipaul nous ont permis de cerner ce que l'on pourrait nommer, parodiant Bachelard, une “ anti-poétique de l'espace ”. Les espaces, eux aussi fortement symboliques, du pluralisme ethnico-culturel, sont étroitement dépendants de la sensibilité de leur auteur et du pays désigné. Gisèle Pineau stigmatise un modèle : le modèle français homogénéisant qui marginalise pourtant les étrangers ou ceux ressemblant peu aux Français “ de souche ”. Neil Bissoondath vilipende le modèle différentialiste : le multiculturalisme canadien. Le discours de son personnage, en de multiples endroits, recoupe celui de l'essayiste. Ici, la littérature interroge directement le réel dont l'imaginaire décuple les effets. Présence obligée dans tout texte d'exil, le racisme est lui aussi mis en scène. Pour certains — Samuel Selvon, Gisèle Pineau, Daniel Radford — il y a là une blessure personnelle à nommer et à exorciser. Le couple Schwarz-Bart tente pour sa part d'exprimer les tragédies des peuples de chaque écrivain : double nuit, double brouillard. La migration se métonymise dans les neiges de l'exil, mais la mère aimante aux mains jointes qu'invoquait Saint-John Perse (O.C., p.161) semble avoir déserté le lieu natal. Les Hommes de paille, Retour à Casaquemada et A State of Independance n'ont pas seulement valeur cathartique. Ils ne se contentent pas de conjurer le tourment d'un retour. Ils forgent une nouvelle image du personnage de revenant : un anti-héros confronté à l'épreuve du temps et surtout à celles de la violence et du rejet. À l'inverse d'Ulysse, les personnages ne chassent pas les prétendants car ils sont eux-mêmes des prétendants. D'Ithaque aux Petites Antilles anglophones, l'image de l'île du retour s'est métamorphosée. L'épreuve la plus cruelle à laquelle Ulysse fut confronté lors de son arrivée à Ithaque est celle de la disparition de la couche conjugale, piège que lui tend Pénélope afin de s'assurer qu'il est bien son mari. Mais Ulysse sait que le lit est immuable parce qu'il l'a construit sur “ un rejet d'olivier feuillu / dru, verdoyant, aussi épais qu'une colonne 729 ”. L'exil d'Ulysse se clôt par le retour à la racine. Dans l'île natale du revenant, le séjour en Occident a brisé une seconde fois le sentiment d'appartenance. “ Ayant été menés au-delà du lieu de notre naissance, nous sommes des hommes "traduits". Il est généralement admis qu'on perd quelque chose dans la traduction; je m'accroche obstinément à l'idée qu'on peut aussi y gagner quelque chose ” écrit Salman Rushdie 730. Toutefois, les textes de Naipaul et de Bissoondath affirment, en ultime instance, anglicité et canadianité, appartenances clairement relayées par le choix identitaire de leurs auteurs. L'exil assumé et consenti aboutit ici à une négation du sentiment d'appartenance antillaise. Il y a bien “ traduction ”, mais le corps maternel disparaît. Plus complexe est l'attitude de Philipps qui écrit, à Saint-Kitts, l'histoire d'un personnage qui se sent exclu d'une île qu'il aime. Face aux risques d'acculturation inhérents à l'exil, il importait de tenter de repenser la relation à l'insularité natale dans le cadre d'une antillanité ouverte. 729730- Homère, L'Odyssée, op. cit., pp.372-373. Salman Rushdie, Patries imaginaires, op. cit., p.28. Le détachement de tout lieu est un horizon utopique. Il convenait alors de dissocier errance et déterritorialisation, cette dernière n'étant qu'une composante — scripturale, intertextuelle — de l'errance. La poétique de l'errance est apparue comme une manière de fréquenter son environnement, de mettre en relief son appartenance antillaise, son antillanité, au sens prosaïque du terme. L'étude de la biographie de Saint-John Perse — cette autobiographie à la troisième personne — et des poèmes de l'enfance antillaise ont mis en évidence le double mouvement de reconnaissance et d'éloignement du poète à l'égard de l'antillanité natale. L'antillanité de Saint-John Perse, de Glissant et de Walcottcrée un imaginaire maritime en faisant jouer les mers référentielles, lesquelles se complètent. Si elle rejoint l'américanité, c'est aussi pour proposer une vision plurielle des Amériques. Vers l'antillanité perçue comme source de l'errance convergent d'autres sources. Le “ devenir autre ” de l'écriture, ses lignes de fuite, s'illustrent à la fois dans Tout-monde, Omeros et dans ces mots dérobés à la poésie persienne par les romanciers antillais. Tout-monde déterritorialise la théorie du chaos, le roman s'inspire des sciences pour les subvertir et nourrir une esthétique qui est, sans conteste, une forme d'aboutissement de la production critique, poétique et romanesque de l'auteur, une manifestation paroxystique de sa “ poétique de la Relation ”. L'imbrication des genres, la mise en abyme permanente de l'écriture, l'entremêlement du texte et de son paratexte et surtout “ les tourments de langue ” transmués en tourbillons de langage font de cette œuvre un des textes parmi les plus marquants de cette fin de siècle. “ S'il ne fallait retenir qu'un nom et qu'une œuvre pour symboliser le début des années 90, peut-être pourrait-on avancer le monumental Tout-monde d'Édouard Glissant [...] Cet ouvrage chaotique s'accorde bien à l'esprit du temps (fin d'un monde, gestation d'un nouveau) quand il manifeste l'éclatement du sens dans un désordre ramifié et fécond ” écrit Jean-Louis Joubert 731. Nous retiendrons aussi le nom d'Omeros. Il fallait l'audace et le talent de Derek Walcott pour oser, à l'heure où l'épique semblait mort, s'attaquer aux textes homériques, insuffler l'esprit d'Achille, d'Hélène et d'Hector dans des 731- Jean-Louis Joubert, “ Cinq ans de littérature ”, Éditorial, Notre Librairie, n° 125, janv-mars. 1996, p.5. personnages de l'espace insulaire et, en retour, en transformer l'esprit. Omeros est une œuvre totale : toute l'histoire antillaise y est syncrétisée, reliée en de nombreux endroits à l'histoire d'autres lieux du monde, tissée de blessures et d'espoirs. C'est une épopée humaniste où l'homme est le véritable enjeu de l'écriture; un livre de mémoires, une narration du présent qui chemine vers le futur. La néo-épopée walcottienne est finalement le livre de la relation des exils. Grâce à l'errance, une identité archipélagique, à l'image de l'arc antillais, voit le jour. La richesse du “ devenir autre ” de la littérature consiste à puiser aux sources du déjà dit, du déjà écrit pour créer une nouvelle forme. La prolifération des mots persiens dans les romans antillais répond aussi à ce vœu. La malle de Francis Sancher, l'étranger de Traversée de la mangrove, qui contient l'histoire douloureuse de son propriétaire et les “ Œuvres complètes ” de Saint-John Perse, pourrait bien être la métaphore de cet acte de réappropriation si fréquent aujourd'hui dans les lettres antillaises. Les mots persiens ne sont pas seulement captés par les romanciers, joyaux enfermés précieusement dans une nouvelle forme littéraire, ils sont aussi transférés dans un autre imaginaire. Comme tout déplacement, comme tout métissage, le résultat de cet intertexte demeure imprévisible, surprenant souvent, vivifiant toujours. Nonobstant le plaisir que procure la lecture de ces écritures de la déterritorialisation, il convient d'en souligner les limites, voire les contradictions. Tout-monde nous semble continuer la grande histoire du roman, mais dans le même temps, en intégrant de trop nombreuses digressions philosophiques et critiques — lesquelles, rappelons-le recoupent les discours glissantiens — il met en péril l'idée même de devenir, d'où la crainte, exprimée par Priska Degras, “ [d']une sorte de point de non-retour dans l'œuvre romanesque de Glissant tant le foisonnant [...] désordre y fonde également une limite peut-être impossible à dépasser. 732 ” En dépit de la complexité d'Omeros, l'œuvre est moins didactique que Toutmonde, elle effectue l'errance sans en mimer le déploiement. La “ splendeur épique ” qui magnifie le petit peuple de la Caraïbe, le riche détournement des sources homériques, ne sont cependant pas les moyens de rendre aisé le texte au peuple auquel il semble consacré : l'humble peuple antillais. Cette question n'est certes pas nouvelle : écrire sur le peuple ne signifie pas écrire pour le peuple. À l'inverse, le déplacement des mots persiens dans des romans accessibles au grand public — si l'on en croit les succès de libraire — démocratise une écriture poétique généralement considérée comme hermétique. Les enjeux de cette quête ne vont pas sans règlements de comptes. Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, à travers les jeux de l'intertextualité et du discours critique — ce dernier étant parfois interne à l'œuvre littéraire — opposent deux “ pères ” : Aimé Césaire, le “ père noir ”, Saint-John Perse, le “ père blanc ”. Incorporer le monde créole de Saint-John Perse au sein de leur créolité leur permet de minimiser l'importance de l'héritage césairien, voire de prendre une certaine revanche sur la parole békée. Exaspérée par “ le vacarme de voix masculines 733 ” (entendons celles de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant), Maryse Condé n'hésite pas à faire de Saint-John Perse le garant de ses choix personnels et esthétiques, non sans avoir également soldé quelques litiges envers “ l'homme et sa coterie de fortunés abordant aux terres caraïbes dans des yachts de luxe 734 ”. Reste à savoir si ces mots dérobés relèvent d'un effet de mode ou traduisent une véritable reconnaissance, un enracinement durable de l'imaginaire persien dans les lettres créoles actuelles et futures. L'avenir se chargera de répondre à cette question. Littérature antillaise francophone et littérature antillaise anglophone cheminent parallèlement, parfois sans se rencontrer. Leur étude traverse également les mêmes Priska Degras, “ Tout-monde ou la splendeur de l'errance et du chaos ”, Notre Librairie, n° 127, op. cit., p.51. 733- Maryse Condé, “ Éloge de Saint-John Perse ”, Europe, n° 799-800, op. cit., p.24. 734- Ibidem, p.25. 732- difficultés. Ce n'est pas tant la différence linguistique qui rend difficile la comparaison que la construction d'imaginaires distincts liés à l'origine des écrivains et à leurs choix existentiels. Nous avons parfois été amené à dissocier l'analyse des textes, seul moyen d'éviter la confusion, le “ chaos ”, au sens commun du terme. La quête des origines, qui devient moins aiguë dans la nouvelle littérature antillaise, n'est pas un objectif central de la production anglophone. Pour les frères Naipaul, Samuel Selvon, et plus encore pour Neil Bissoondath, l'Inde n'est pas un continent dont la mémoire devait être réhabilitée, ainsi l'indianité revêt une importance moindre que la négritude. Le concept de “ coolitude ” auquel nous avons fait allusion rencontrera-t-il un jour de véritables adeptes dans l'archipel antillais ? Ici encore, la question reste ouverte. L'exil en France, souvent stigmatisé par les écrivains des Antilles françaises, source de douleur, voire de pathos, se solde par un retour à l'île natale, ou du moins par de fréquents allers et venues, ce qui conduit à nuancer le terme d'exil. Il s'applique sans nul doute à la réalité sociologique des Antillais de France qui, pour la plupart, deviennent des métropolitains à part entière ou des “ nég'zagonaux ” ainsi que les qualifient les insulaires. Il ne pourrait qualifier pertinemment la situation des écrivains : le fait même que la Guadeloupe et la Martinique sont départements d'outre-mer leur permet de vivre intégralement ou partiellement au pays natal — choix accompli par la plupart d'entre eux — et de légitimer leur littérature grâce aux institutions françaises, aux médias... En ce sens, ils participent pleinement du champ littéraire français, se situant à la fois selon ce que Bourdieu nomme “ le principe de hiérarchisation externe ” : la consécration par des critères commerciaux et selon le “ principe de hiérarchisation interne ” : reconnaissance par un public plus restreint, celui des pairs, et non par le grand public 735. Le mouvement de la créolité et les derniers romans de Maryse Condé répondant au premier principe; les textes d'Édouard Glissant, moins 735- Pierre Bourdieu, Les règles de l'art - Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éd. du Seuil, 1992, pp.302-303. fréquentés par les lecteurs, moins primés, répondant au second ainsi qu'en atteste la reprise de nombreux concepts glissantiens par les auteurs de la créolité et la citation du Discours antillais mise en épigraphe au Monolinguisme de l'Autre 736. L'éclatement de l'Empire britannique et la souveraineté des îles anglophones ont conduit les écrivains anglophones à accomplir un choix plus définitif. L'hétéronomie reste flagrante : plusieurs œuvres de Naipaul — notamment La Traversée du milieu — étaient des commandes d'éditeur, tout comme Le Marché aux illusions de Neil Bissoondath. La lutte contre le multiculturalisme officiel, accomplie par la plume d'un néo-canadien, revêt ainsi une “ honnêteté ” digne de convaincre les lecteurs. Retour à Casaquemada avait largement préparé le terrain de la réception. Quant aux champs littéraires antillais, force est de constater qu'ils ont du mal à se constituer, bien que la réception des œuvres s'accomplisse aussi dans les îles. Le fait que certains écrivains, comme Édouard Glissant, Caryl Philipps et Maryse Condé, habitent au pays natal, publient leurs œuvres en France et en Angleterre et travaillent aux États-Unis tisse de nombreuses relations entre plusieurs lieux. L'absence d'enracinement dans un seul sol, dans une seule forme que nous avons étudiée dans la dernière partie de l'étude se vérifie aussi au niveau de la réception : celle du grand public ou de la critique universitaire. Les lettres antillaises francophones, grâce à une revue comme Notre Librairie, rencontrent fréquemment les littératures de l'océan Indien, avec lesquelles elles partagent des affinités d'imaginations, ce qui permet d'éviter le risque d'une fausse relation : celle de la “ World Fiction ”, catégorie inventée par la critique anglo-saxonne pour rassembler des auteurs qui n'ont parfois strictement rien en commun, sinon l'usage de la langue anglaise et leur étrangeté teintée d'exotisme au regard d'une pensée post-colonialiste 737. Salman Rushdie mettait en doute la notion de “ Commonwealth literature ” 738. La littérature antillaise ne 736- Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l'Autre, op.cit, p.11. Sous le titre “ La World Fiction, une fiction critique ”, Pascale Casanova analyse les risques de la mondialisation de la culture, Liber, Supplément au numéro 100 de Actes de la Recherche en Sciences Sociales, décembre 1993, pp.11-15. 738- Salman Rushdie, Patries imaginaires, “ La littérature du Commonwealth n'existe pas ”, op. cit., pp.7787. 737- constitue pas un ensemble homogène, ne le formera sans doute jamais. Elle sera toujours traversée par des lignes de fuite. Nous persistons à croire, sans angélisme, que les seules cartes d'identité acceptables sont celles que décline l'écriture; nous pensons aussi que la diversité n'interdit pas la comparaison, quelles qu'en soient les limites. Au terme de cet itinéraire, il convient d'évoquer les pages blanches dans les livres des exils antillais : celles des diasporas chinoises, syriennes, libanaises ... Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant auront tenté de dire leur parole 739, mais l'imaginaire de ceux-là mêmes qui empruntèrent les chemins de l'exode reste à écrire. “ Peut-être que demain le véritable écrivain de la Caraïbe sera un écrivain chinois ” dit Édouard Glissant 740. Une autre poétique, une autre histoire pourraient alors se fondre dans le creuset caraïbe. De nouvelles cartographies se dessinent, ouvertes, non exclusives. Les mémoires se croisent, comme en témoigne parfois la présence de la mémoire juive dans le texte antillais. Amis de longue date, Derek Walcott et Joseph Brodsky auront partagé un semblable exil en terre américaine. Walcott, qui lui dédie The Fortunate Traveller, écrit : “ may be we are part Jewish, and felt a vein run through this earth and clench itself like a fist around an ancient root, and wanted the privilege to be yet another of the races they fear and hate instead of one of the haters and the afraid. ” 741 (p.32) 739- Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., pp.47-51 “ Glissant et Walcott : deux consciences ouvertes ” France-Antilles Magazine, 16-22 janv. 1993, propos recueillis par Adams Kwateh, cité par Alain Baudot, Bibliographie annotée d'Édouard Glissant, op. cit., p.650. 741- Traduction de Claire Malroux : “ peut-être sommes-nous en partie juifs : j'ai senti une veine / courir dans la terre et se crisper comme un poing / autour d'une racine antique, et désiré le privilège / d'appartenir à une autre de ces races craintes et haïes / plutôt que d'être l'un de ceux qui craignent et haïssent. ” 740- Des Caraïbes aux Mascareignes résonne souvent une même poétique. Les mots d'Édouard Maunick, poète de l'exil et de l'errance, pourraient aussi dire la quête antillaise : “ Nos aïeux venaient tous de quelque part; nous avons pour mission de continuer leur exil dans un lieu devenu pays natal. 742 ” Des voix se répondent, celles des écrivains passeurs de mers et de frontières. Celles de ceux qui, comme l'auteur de Tout-monde, disent la trace d'un éternel passage : “ Nous ne mourrions pas tous. Nous avions traversé, comme les peuples du monde, c'est-à-dire, ceux-là qui ont eu la chance de passer à travers le tourment, ceux-là qui n'ont pas été impurement et pas si simplement effacés de la face sombre comme de la face ensoleillée de la Terre, nous avons l'habitude, n'est-ce pas, de ces traversées, de cela qui est Océan furieux sur nos destins, nos errances. Et c'est pourquoi, oui, nous comprenons les Chaos. ” (p. 407) 742- Édouard Maunick, Anthologie personnelle, “ Dire avant écrire ”, op. cit., p.7. ANNEXES ANNEXE 1 TABLE DES SIGLES ET ABRÉVIATIONS TABLE DES ABRÉVIATIONS ET SIGLES Cahier : Cahier d'un retour au pays natal Casaquemada : Retour à Casaquemada Case : La Case du commandeur Et les Chiens : Et les Chiens se taisaient D.A. : Le Discours antillais Énigme : L'Énigme de l'arrivée Here : Heremakhonon Hommes : Les Hommes de paille Independance : A State of Independance Indes : Les Indes I.P : L'Intention poétique Julia : L'Exil selon Julia Kingdom : The Star-Apple Kingdom Maître-Pièce : Le Maître-Pièce Moïse : L'Ascension de Moïse O.C. : Saint John Perse, Oeuvres complètes Papillon : Un Papillon dans la cité Pays : Pays rêvé, pays réel Plat de porc : Un Plat de porc aux bananes vertes P.R : Poétique de la Relation Rois : Les Derniers rois mages Saison : Une Saison à Rihata Sel : Le Sel noir Siècle : Le Quatrième siècle Soleil : Soleil de la conscience Testament : The Arkansas Testament Traveller : The Fortunate Traveller Traversée : La Traversée du fleuve Aurore, Ferrements, Juletane, Lucioles, Omeros, et Tout-monde ne sont pas abrégés. ANNEXE 2 ENTRETIEN AVEC NEIL BISSOONDATH LE DROIT D'ÊTRE OFFENSANT 743 Entretien avec Neil Bissoondath Propos recueillis par Véronique Bonnet Véronique Bonnet : La publication du Marché aux illusions a entraîné de multiples réactions au Canada. Le fait qu'un néo-canadien, selon l'expression consacrée, ait dénoncé la politique officielle de multiculturalisme du gouvernement canadien a pu paraître choquant. Pour quelles raisons avez-vous choisi d'écrire cet essai ? Neil Bissoondath : L'essai était nécessaire. Après vingt ans de multiculturalisme officiel au Canada, il était temps, me semblait-il, d'en faire le bilan. Je l'avais vécu et c'est pourquoi je pensais avoir une perspective différente. Je savais que d'autres personnes avaient essayé de critiquer le programme du multiculturalisme. Malheureusement, ces personnes-là étaient toutes blanches et se faisaient traiter de racistes. Pour moi, ces réactions faisaient aussi partie du contexte du multiculturalisme au Canada : on n'avait pas le droit de le critiquer. Personnellement, en tant que néo-canadien, j'avais beaucoup de critiques à faire de ce programme. Quand mon éditeur m'a demandé si je voulais écrire un essai sur ce sujet, elle a précisé qu'il devrait être très personnel et très honnête. J'ai bien réfléchi, j'ai pensé qu'il était temps et j'ai décidé de le faire, tout simplement. Je ne me suis pas inquiété des réactions des gens. Je savais que j'exprimais ma pensée et mes idées honnêtes. Il fallait un débat dans le pays pour faire le bilan, la seule façon de le faire, c'était en offrant un livre comme Le Marché aux illusions. 743- Entretien publié dans La République Internationale des Lettres, Paris, mai-juin 1996, p.8. Le titre a été choisi par la rédaction. J'avais pour ma part proposé : “ Neil Bissoondath : écrivain canadien ? ” VB : Vous insistez sur le fait que c'est votre qualité d'étranger ou de néo-canadien qui vous a permis d'aborder ce sujet. NB : C'est le fait que je suis Canadien en effet, car je me considère comme tout simplement Canadien, et c'est aussi la liberté d'expression. VB : En tant que citoyen canadien, que pensez-vous du dernier référendum sur la souveraineté du Québec 744? La manipulation des néo-canadiens par le gouvernement fédéral visant à accroître les votes négatifs et la réaction brutale de Jacques Parizeau rendant les néo-canadiens responsables de l'échec du “ oui ” vous confirment-ils dans votre analyse de la politique multiculturaliste ? NB : Je dois vous dire franchement que j'ai détesté le processus du référendum parce que je voyais des deux côtés des mensonges, des tentatives de manipulation. Personne n'était convaincant, mais il ne s'agit pas nécessairement des effets du multiculturalisme. Le gouvernement fédéral, c'est certain, a essayé de manipuler les gens, mais il essayait de manipuler tout le monde tout comme le gouvernement séparatiste. Je ne peux pas oublier que c'est Monsieur Parizeau qui nous a dit ouvertement et franchement que l'indépendance économique du Québec résoudrait tous ses problèmes économiques et Monsieur Bouchard nous a dit que l'indépendance serait comme une baguette magique. Les mensonges étaient généralisés. Parmi tous ces mensonges, il est sûr qu'il y avait des tentatives de manipulation des néo-canadiens mais cela faisait partie du contexte très triste de ce référendum. VB : Au mensonge officiel, vous opposez la liberté d'expression. En condamnant le multiculturalisme, ne craignez-vous pas, cependant, d'accréditer la vision politique de ceux qui, à l'instar de Preston Manning, le leader du Reform Party, véhiculent un discours souvent ouvertement hostile aux minorités ethniques, sinon raciste ? 744- Référendum sur la souveraineté du Québec, 30 oct. 1995, ( 50,6 % de “ non ”contre 49,4 % de “ oui ”). NB : C'est une des raisons pour lesquelles j'ai écrit ce livre. Je ne peux pas contrôler le fait que le Reform Party ait récupéré mes idées sur le multiculturalisme, toutefois il fallait dire que le Parti Réformiste est le seul parti qui a eu le courage de critiquer le multiculturalisme mais ses membres l'ont fait dans des termes souvent racistes. J'ai toujours pensé qu'il était nécessaire de critiquer le multiculturalisme mais je n'aimais pas les termes ni la vision du Parti Réformiste. Ma propre vision est plus positive. Je dois dire que j'ai reçu plusieurs coups de téléphone des députés du Parti Réformiste. Ils voulaient m'inviter à Ottawa et j'ai refusé fermement. Je ne veux rien avoir à faire avec eux. Les racistes et les réformistes ont compris, je crois, qu'ils ne peuvent pas me compter parmi les leurs, tout simplement. Je suis hostile à leurs idées; je ne peux cependant pas m'empêcher de critiquer le multiculturalisme à cause de ces racistes. Il y a certaines vérités qu'il faut dire malgré tout. VB : Ces vérités qu'il faut dire et que vous exposez dans votre essai concernent l'éclatement de la société canadienne, son morcellement en différents groupes ethniques que rien ne relie entre eux, sinon la crispation identitaire. Vous évoquez aussi la censure franche et larvée qui frappe certains discours ou productions littéraires canadiens s'écartant de la pensée correcte. En réaction, un groupe de professeurs a revendiqué le “ droit d'être offensant ”. Vous semblez assez proche de leurs positions. Cela signifie-t-il que toute pensée est exprimable, que l'on a le droit de tout dire ? Une démocratie ne doitelle pas aussi protéger immigrés et citoyens des mots qui blessent ? NB : Moi, je dirai que non. En tant qu'écrivain, je crois à la totale liberté d'expression. VB : Mais ne faut-il pas faire une distinction entre la fiction et le discours politique ou l'essai ? NB : Oui, cette distinction est faite dans nos lois. Par exemple, on interdit des expressions antisémites, des expressions racistes. Je dois dire que cela me rend souvent mal à l'aise parce que l'histoire nous montre que l'on ne peut pas interdire les idées, y compris les idées les plus folles. Quand on essaie d'interdire des idées, elles se cachent mais ne disparaissent pas. La seule façon, me semble-t-il, d'écraser ces idées, c'est en les exposant, en permettant aux gens de s'exprimer, en répondant avec d'autres idées. C'est probablement un peu optimiste mais je n'ai jamais accepté l'idée de la censure. C'est souvent difficile, très dur d'entendre les racistes parler ouvertement. Le plus grand danger est pourtant de les laisser cheminer souterrainement parce qu'ainsi ils vont continuer à vivre. VB : Ce racisme s'est fortement développé avec l'émigration récente des gens du TiersMonde. Votre expérience de l'émigration et de l'intégration est assez spécifique : vous avez librement choisi de venir au Canada et ce pays est maintenant votre patrie. Cependant, pour la majorité des migrants, l'émigration est surtout liée au déséquilibre nord / sud. N'est-il pas légitime que la relation au pays natal reste fondamentale pour ces derniers ? NB : C'est absolument légitime mais la plupart des émigrants ne sont pas obligés d'émigrer, hormis les réfugiés bien sûr. Les émigrants décident en fin de compte de ce qu'ils vont faire. Il s'agit d'un libre choix, d'un choix très personnel, éclairé souvent. Chaque individu, chaque émigrant — je précise encore que j'établis une distinction entre émigrant et réfugié — doit savoir ce qu'il cherche, ce à quoi il aspire. Le pays natal est certainement important, mais le présent et le futur pour les enfants nés au Canada sont encore plus importants. Souvent, on oublie cela, on devient prisonnier du passé. J'ai vu trop de gens qui ne sont pas parvenus à s'intégrer et à réussir une nouvelle vie à cause du passé, un fardeau trop lourd à porter qui les écrase. VB : Dans ce cas, le métissage ethnique vous paraît-il une solution ou un espoir pour l'avenir du Canada ? Est-ce que l'on peut envisager également une forme de métissage culturel ? NB : Oui, absolument, le métissage existe déjà dans des villes comme Toronto et Vancouver, moins à Montréal, mais ce processus est déjà engagé malgré le multiculturalisme et c'est le futur, je crois. Le multiculturalisme officiel, en favorisant l'ethnicité, est une barrière à ce processus tout à fait naturel. Pour moi, il serait fascinant de voir ce que deviendra le Canada dans cent ans, dans cent cinquante ans. J'ai l'impression que le multiculturalisme aura disparu et que l'on trouvera dans ce pays une culture tout à fait nouvelle. VB : L'élaboration de cette nouvelle culture passe par le dépassement de la nostalgie du pays que l'on a quitté. Votre premier roman : Retour à Casaquemada semble faire écho à votre expérience personnelle. Comme vous, le narrateur a quitté son île antillaise pour venir étudier à Toronto, contrairement à vous, il retourne au pays natal et cette expérience se solde par un échec tragique. Est-il abusif de voir dans ce roman une forme d'exorcisme du spectre du pays natal ? NB : C'est tout à fait possible, ce n'est pas une idée que je rejette, c'est une idée très intéressante. Quand je pense à ce roman, je sais qu'il y a certaines choses que j'ai inventées et d'autres fondées sur mon expérience personnelle qui servent de bases pour réfléchir, pour rêver, pour tisser la fiction. Dans ce roman, il est possible que j'explore le cauchemar du retour que je n'ai pas vécu. VB : Dans ce même roman, le système onomastique qui désigne les lieux est caractérisé par une pratique du détour et de l'ironie : l'île se nomme Casaquemada, la ville du narrateur Salmonella. Pourquoi ce choix ? NB : J'ai inventé Casaquemada. VB : Vous vous êtes toutefois inspiré de Trinidad. NB : De Trinidad, de la Guyane, de la Jamaïque, de la Grenade aussi. Ce sont les quatre pays qui ont inspiré Casaquemada. À Trinidad, et dans les autres pays des Antilles, on trouve souvent des noms qui indiquent un événement du passé enfoui dans notre mémoire, mais renvoyant à une histoire très intéressante. Le nom de Trinidad, par exemple, est espagnol et évoque la Trinité. Ces histoires ont été perdues. Dans ce roman, j'essaie de recréer le passé de l'île pour ne pas le perdre. VB : C'est tout de même très négatif, ironique. NB : J'ai, pour ma part, trouvé ça très drôle. Il y a souvent une certaine ironie, des références à une violence historique. VB : Casaquemada condense effectivement toutes les violences. Est-elle un microcosme de l'Amérique-latine ou renvoie-t-elle plus profondément à tous types de dictatures sévissant dans le monde ? NB : C'est ce que je recherchais en effet : renvoyer à toutes les dictatures, à tous les pays pauvres qui essaient de s'imposer et qui en sont incapables, qui découvrent la violence interne, pas seulement l'Amérique-latine, pas seulement les Antilles mais également l'Afrique. J'ai rencontré de nombreuses personnes qui se sont reconnues dans mon roman: par exemple, un jeune Éthiopien, à Toronto. Il avait dix-huit ou dix-neuf ans et j'avais fait une lecture dans son école. Il est venu me voir pour me dire que Retour à Casaquemada lui avait rappelé son pays d'origine : l'Éthiopie. J'ai alors pensé que j'avais réussi à dépasser l'autobiographie ou la représentation insulaire. VB : Après Retour à Casaquemada, vous avez consacré deux œuvres à Toronto : un recueil de nouvelles, À l'Aube des lendemains précaires, et un roman, L'Innocence de l'âge. Dans vos nouvelles, la plupart des personnages, émigrants et Canadiens, sont brisés par la torture, la misère ou la vie. Est-ce que la nouvelle, en tant qu'art du fragment, peut traduire cette solitude qui traverse des villes comme Toronto ? NB : Pas plus qu'un roman. Un roman en serait capable aussi. Je dois dire que ce n'est pas moi qui choisis les nouvelles, c'est les nouvelles qui me choisissent. Roman ou nouvelle, la fiction commence toujours pour moi par une voix dans ma tête, un personnage qui me parle, qui me montre quelque chose et je n'ai pas le choix, il faut que je commence à écrire... Je commence à travailler, à écouter, j'écris et lentement je découvre le personnage, l'intrigue, le contexte. Je découvre aussi si ce que j'écris est un roman ou une nouvelle. Je ne décide pas. VB : Vous décidez pourtant de certaines situations existentielles. À l'Aube des lendemains précaires porte un regard attentif sur la souffrance parfois intolérable que subissent les hommes. Pourquoi êtes-vous aussi attentif à la souffrance ? NB : Je ne suis pas certain d'avoir la réponse. Je suis né peut-être avec une certaine sensibilité qui est parfois pénible à vivre et je pense que c'est une partie importante de ma personnalité d'écrivain. Je peux percevoir une situation dans une photo, dans un film ou dans la réalité. Je me trouve alors tout à coup dans la peau des personnes qui sont dans cette situation et je commence à ressentir leur souffrance. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est une des raisons pour lesquelles je suis capable d'écrire. Pour moi, l'écriture est l'exploration de la réalité, des autres, des gens très différents de ma personnalité. VB : L'altérité a un rôle important dans vos œuvres. L'immense espace du Canada est aussi pour vous une forme d'altérité, pourtant vos fictions sont centrées sur la ville. Envisagezvous d'écrire sur l'immensité canadienne ? NB : Je ne sais pas. Je ne peux pas prédire le cheminement de mon écriture. Il faut toujours que je quitte un endroit pour pouvoir le décrire dans ma fiction. J'ai quitté Toronto pour écrire L'Innocence de l'âge, il va falloir quitter Montréal pour décrire cette ville dans un roman, peut-être faudrait-il que je quitte le Canada pour parler de cette immensité qui me plaît, qui me parle au niveau personnel, mais qui ne s'est pas encore transmise dans ma fiction. VB : Vous envisagez de quitter Montréal ? NB : Oui, nous partons pour Québec. Il serait intéressant de voir si dans un an ou deux ma vision de Montréal va évoluer, si la distance va introduire un changement par rapport à ce que je vis maintenant. VB : Les lieux influencent votre écriture. D'autres écrivains, en particulier votre oncle V.S. Naipaul, ont-ils joué un rôle dans votre écriture ? Existe-t-il des liens entre la fiction de Naipaul et la vôtre ? NB : Seulement le fait que ma fiction existe. On m'a souvent parlé de ressemblances, de liens très importants entre Naipaul et moi. Je suis certain qu'il y en a parce que quand j'étais jeune, je lisais mon oncle, je le lis toujours. Il fait partie de mon monde intellectuel et émotif. Il m'est toutefois difficile de cerner ces liens ou de les décrire. Je n'en suis pas assez conscient, je sais seulement qu'ils existent. VB : On peut probablement déceler des rapports entre Retour à Casaquemada et Les Hommes de paille de Naipaul. NB : C'est possible, je ne le renie pas. Il serait intéressant de lire un jour la vision de quelqu'un d'autre qui pourrait me montrer ces rapports. VB : A contrario, l'œuvre du poète et dramaturge Derek Walcott est très différente de la vôtre. Appréciez-vous sa poétique ? NB : J'ai très peu lu Walcott, hormis quelques poèmes ici et là. Ces poèmes ne sont pas facilement disponibles. Je les ai cherchés dans les meilleures librairies du Canada sans les trouver. J'ai beaucoup aimé ce que j'ai lu, néanmoins je ne peux pas dire que je connaisse cette œuvre. L'homme lui-même, je le trouve très gentil, très doux, je l'aime bien. VB : La critique littéraire contemporaine parle beaucoup de “ World fiction ” ou des “ Écritures migrantes ”. Vous sentez-vous proche de ces courants ou revendiquez-vous une totale indépendance à leur égard ? NB : Une totale indépendance, en effet. S'il faut que j'accepte une étiquette, ce serait celle d'écrivain canadien parce que dans cette catégorie il est possible de tout mettre : ce n'est pas limitatif. L'étiquette “ écrivain émigrant ” ou “ écrivain antillais ” restreint la vision de ce que l'on fait, la vision des autres, c'est un stéréotype. L'idée de World fiction est une invention d'un journaliste, nécessaire jusqu'à un certain point. Le fait de me retrouver parmi des écrivains que j'admire ne me dérange pas mais cette dénomination est surtout utile pour les études universitaires. Pour un working writer, ce n'est pas vraiment important. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES OEUVRES ÉTUDIÉES BISSOONDATH, N., Retour à Casaquemada, traduit de l'anglais par J.P. Ricard, Paris, Phébus, 1992, 431 p. (© 1988, A Casual Brutality, Mac Millan of Canada) CÉSAIRE, A., Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Éd. Présence africaine, 1983, 95 p. (© août 1939, Revue Volontés, n° 20, édition définitive et complète, 1947, Bordas) CÉSAIRE, A., Et les Chiens se taisaient in Les Armes miraculeuses, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1989, 160 p. (© 1946) CÉSAIRE, A., Ferrements, Paris, Éd. du Seuil, 1989, 92 p. (© 1960) CONDÉ, M., En attendant le Bonheur (Heremakonon), Paris, Seghers, 1988, 244 p. (© 1976, Heremakhonon, Union Générale d'Éditions) CONDÉ, M., Une Saison à Rihata, Paris, Éd. Robert Laffont, 1981, 215 p. 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SOMMAIRE INTRODUCTION GÉNÉRALE..........................................................p.5 APPROCHE HISTORIQUE.............................................................p.19 I- La “ découverte ” de l'Amérique et l'extermination des natifs.........................p.20 II- L'écriture “ clinique ” de la traite négrière................................................p.23 III- La “ coolie trade ”..........................................................................p.31 IV- Historique des migrations antillaises et pays d'immigration..........................p.37 PREMIÈRE PARTIE : MÉMOIRES D'EXILS....................................p.46 Introduction..................................................................................p.47 Chapitre 1 : Traversées......................................................................p.50 I- Poétiques du “ nomadisme envahisseur ”.................................................p.51 II- La traite négrière : la mémoire et l'oubli..................................................p.57 1- Une littérature de la déportation ?..........................................................p.57 2- Le cri de la cale..............................................................................p.63 3- De l'ex-île de la mémoire au cimetière marin.............................................p.68 4- Brisures d'appartenance....................................................................p.72 Chapitre 2 : La négritude césairienne et le “ racinement ” en Afrique.................p.75 I- Les fondations d'une appartenance nègre.................................................p.76 II- Le désir d'Afrique..........................................................................p.81 III- L'Afrique des indépendances.............................................................p.84 IV- La “ condition mangrove ”................................................................p.88 Chapitre 3 : La quête de l'Afrique perdue.................................................p.94 I- Les précurseurs..............................................................................p.95 II- Quête identitaire et quête amoureuse....................................................p.100 III- Le triple échec.............................................................................p.106 IV- Une réception ambiguë..................................................................p.110 Chapitre 4 : Traces africaines dans l'imaginaire antillais...............................p.115 I- Le concept de trace.........................................................................p.116 II- Paysage-palimpseste......................................................................p.118 III- Le marron : légataire et arpenteur de la trace..........................................p.121 IV- Béhanzin...................................................................................p.130 Chapitre 5 : De l'Inde aux West Indies...................................................p.141 I- L'Inde aux Antilles.........................................................................p.142 1- L'Inde des origines : mémoire partielle..................................................p.142 2- L'Inde intérieure...........................................................................p.148 II- La représentation de l'Indien.............................................................p.155 DEUXIÈME PARTIE : ÉCRITURES MIGRANTES..........................p.168 Introduction.................................................................................p.169 Chapitre 1 : Migration et création littéraire...............................................p.172 I- Une expérience commune de l'exil.......................................................p.173 II- “ Discours du refus ” .....................................................................p.175 III- L'émigration antillaise en France vue des Antilles....................................p.179 Chapitre 2 : Détours d'écriture............................................................p.183 I- Le “ Je ” de l'exilé : entre autobiographie et fiction.....................................p.184 II- Une écriture du deuil ou le deuil de l'exilé.............................................p.190 III- La représentation de l'écrivain et de l'écriture.........................................p.193 IV- Une écriture antillaise de l'exil ?........................................................p.201 1- Modèles de références et intertextes.....................................................p.201 2- Langage de l'exil : paroles créoles ?.....................................................p.209 Chapitre 3 : Des “ Espèces d'espaces ”..................................................p.222 I- Les lieux de l'exilé.........................................................................p.223 1- Une géométrie de l'exclusion.............................................................p.223 2- L'asile : locus terribilis de la réclusion..................................................p.225 3- L'expulsion du “ chez-soi ”...............................................................p.228 4- Une migration à la campagne.............................................................p.230 5- Le “ Colombie ” : lieu flottant de la mémoire migrante................................p.232 II- Figures de l'altérité........................................................................p.235 1- Regards antillais sur le pluralisme ethnico-culturel....................................p.235 2- La représentation du racisme.............................................................p.243 3- Les “ neiges de l'exil ”....................................................................p.247 Chapitre 4 : Des anti-héros du retour ou la métamorphose d'une figure littéraire...p.250 I- Ulysse : exemplum virtutis ...............................................................p.251 II- Une onomastique de la dérision.........................................................p.254 III- Un retour équivoque ou l'équivoque d'un retour.....................................p.257 IV- L'épreuve du temps......................................................................p.260 V- L'épreuve du pouvoir et de la violence.................................................p.264 TROISIÈME PARTIE : L'ERRANCE AU MONDE............................p.273 Introduction.................................................................................p.274 Chapitre 1 : L'antillanité : source d'une poétique de l'errance.........................p.278 I- Origine de l'antillanité : une antillanité des origines....................................p.279 II- Saint-John Perse ou l'antillanité paradoxale............................................p.282 1- Antillanité et francité.......................................................................p.282 2- La présentification d'une absence ou la mise à distance de l'antillanité.........................................................p.285 III- Une appartenance ouverte...............................................................p.294 1- Antillanité et appartenance maritime.....................................................p.295 2- Mare nostrum ?...........................................................................p.302 3- Regards croisés sur l'américanité........................................................p.307 Chapitre 2 : Une esthétique du “ chaos-monde ”........................................p.322 I- La multistructure de Tout-monde.........................................................p.323 1- Les soubassements théoriques de l'écriture.............................................p.323 2- Un archipel de textes......................................................................p.327 3- Un maquis de voix.........................................................................p.336 4- “ Tourments de langage ”, tourbillon de langues.......................................p.340 II- L'“appétit du monde ”....................................................................p.346 1- Errance et dépossession...................................................................p.346 2- Le nomadisme circulaire..................................................................p.350 3- Les attracteurs étranges....................................................................p.353 Chapitre 3 : L'épopée de l'errance antillaise.............................................p.357 I- L'inscription d'Omeros dans le genre épique...........................................p.358 II- Le voyage d'Omeros dans l'univers homérique : de l'épopée fondatrice à l'épopée novatrice............................................p.363 1- Le “ devenir autre ” du référent homérique.............................................p.363 2- Épique et humanisme......................................................................p.371 III- L'Odyssée antillaise......................................................................p.376 1- Les voyages des Ulysses.................................................................p.376 2- La traversée des langages.................................................................p.381 Chapitre 4 : Les mots dérobés : les écrivains antillais et le texte persien................p.388 I- Le métatexte ou l'enjeu des appartenances..............................................p.389 II- L'intertexte : une littérature en quête d'elle-même.....................................p.396 III- La germination des mots.................................................................p.400 CONCLUSION GÉNÉRALE..........................................................p.407 ANNEXES...................................................................................p.420 Annexe 1: Table des sigles et des abréviations............................................p.421 Annexe 2: Entretien avec Neil Bissoondath............................................. ..p.425 BIBLIOGRAPHIE........................................................................p.434 SOMMAIRE.................................................................................p.460