de l`exil à l`errance: écriture et quête d`appartenance dans la

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de l`exil à l`errance: écriture et quête d`appartenance dans la
UNIVERSITÉ PARIS NORD
PARIS XIII
Véronique BONNET
DE L'EXIL À L'ERRANCE:
ÉCRITURE ET QUÊTE D'APPARTENANCE
DANS LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
DES PETITES ANTILLES
ANGLOPHONES ET FRANCOPHONES
Thèse de DOCTORAT NOUVEAU RÉGIME
LITTÉRATURE FRANÇAISE
MENTION LITTÉRATURE D'EXPRESSION FRANÇAISE
sous la direction de
Messieurs Charles BONN et Jean-Louis JOUBERT
1997
À Jean-Luc, pour tout
À
ceux
de
la
Baltique,
des
Amériques, de la Méditerranée et
d'ailleurs,
qui
partagèrent
années finlandaises
mes
Mes plus sincères remerciements à :
Messieurs Charles Bonn et Jean-Louis Joubert qui ont accepté de diriger mes recherches
Monsieur Jean-Louis Joubert pour son soutien, ses conseils et son immense amabilité
Monsieur Neil Bissoondath qui a accepté de m'accorder un entretien
Ma famille pour son aide morale et matérielle qui m'a accompagnée tout au long de mes
études
Mounira Chatti pour sa patiente lecture et son soutien
Jacky et Fatou Bouju-Ouattara, Marie-Claude Clermont, Richard Eyraud, Marie Lahouati,
Najet Marouani, pour leurs encouragements et leur aide
“ à l'heure où les Boat People continuent d'aller d'île en île à la recherche de refuges de plus
en plus improbables, il aurait pu sembler dérisoire, futile, ou sentimentalement complaisant
de vouloir encore une fois évoquer ces histoires déjà anciennes
mais nous avons eu, en le faisant, la certitude d'avoir fait résonner les deux mots qui furent
au cœur même de cette longue aventure [...] et qui s'appellent l'errance et l'espoir. ”
Georges Perec et Robert Bober : Récits d'Ellis Island.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
La littérature des Antilles jouit aujourd'hui d'une large diffusion et d'une active
réception. L'attribution du prix Nobel de littérature en 1992 à l'écrivain Derek Walcott,
originaire de Sainte-Lucie, et la remise du prix Goncourt à l'écrivain martiniquais Patrick
Chamoiseau, la même année, ont contribué à renforcer sa présence sur la scène littéraire
internationale. Dotée d'une forte vitalité, porteuse de multiples promesses, cette littérature
suscite également de nombreux colloques et études critiques. Nous devons à Régis Antoine
La littérature franco-antillaise - Haïti, Guadeloupe et Martinique 1, œuvre fondamentale qui,
à partir de l'absence : “ Paroles perdues de l'Indien et du nègre marron ”, explore les temps
forts de la constitution des champs littéraires franco-antillais, dévoile des figures
marquantes, une anthropologie critique et une modernité. Les écrivains eux-mêmes, tels
Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, ont eu à cœur d'élaborer leur propre anthologie,
abordant de manière inédite l'itinéraire d'une littérature qu'ils nomment “ créole ” 2. Plus
récemment, Penser la créolité
3
réunissait une vingtaine d'articles centrés autour d'un
mouvement qui nourrit interrogations et réflexions, donne à (re)penser la rencontre des
langues, des pays et des cultures. Toutefois, aucune analyse d'ensemble n'était consacrée à
l'exil : réalité déterminante d'un point de vue anthropologique qui traverse la majorité des
textes littéraires. Il nous semblait aussi que l'étude — difficile et nécessaire — des œuvres
des Antilles francophones laissait parfois dans l'ombre la non moins utile relation entre les
textes produits dans tout l'archipel caraïbe.
Régis Antoine, La Littérature franco-antillaise - Haïti, Guadeloupe et Martinique, (2e édition augmentée
et mise à jour), Paris, Éd. Khartala, 1992.
2- Patrick Chamoiseau, Lettres créoles - Tracées antillaises et continentales de la littérature 1635-1975,
Paris, Hatier, coll. Brèves, 1991.
3- Penser la créolité, sous la direction de Maryse Condé et de Madeleine Cottenet-Hage, Actes du colloque de
Maryland, 1993, Paris, Khartala, 1995.
1-
Ces quelques réflexions nous ont amené à envisager, dans un premier temps,
l'inscription de l'exil au sein de toute la littérature produite par les écrivains natifs des îles
antillaises, résidant dans ces îles ou exilés. À la suite de certains créateurs — Édouard
Glissant, Derek Walcott — nous pensons qu'il existe véritablement aujourd'hui une
littérature antillaise : un vaste ensemble qui, par-delà son hétérogénéité, par-delà ses
différentes appartenances — linguistiques, ethniques et nationales — fait acte d'une “ unitédiversité ”, possède assez de caractéristiques communes pour être désigné ainsi. Le
“ Discours à Stockholm ”, prononcé par Derek Walcott, saluait en ces termes le
foisonnement des lettres insulaires : “ [...] quel privilège de voir une littérature — une
littérature unique en plusieurs langues impériales, française, anglaise, espagnole — éclore
d'île en île à l'aube d'une culture ni timide ni imitative, pas plus que ne sont timides et
imitatifs les durs pétales blancs de la fleur du frangipanier 4 ”. Il y avait là un risque à courir :
confronter ces textes, tenter d'en ébaucher la mise en relation. Cette conviction nous
enjoignait à convoquer au sein d'une même étude les œuvres antillaises traitant de l'exil,
quelles que soient les langues dans lesquelles elles s'écrivent, quel que soit le lieu à partir
duquel elles sont émises. Cependant, l'ampleur du domaine d'investigation — toutes les
Antilles insulaires, tous les lieux de l'exil — se révéla très vite démesuré. Nous avons alors
choisi de restreindre nos recherches aux Petites Antilles anglophones et francophones.
À l'heure où se conceptualise l'unité du champ géo-culturel de la Caraïbe, cette
position mérite d'être éclairée. Il existe en effet un espace que géographes et historiens
nomment communément la Caraïbe. La définition de cet espace n'est pas chose aisée. Faut-il
l'envisager comme une région géographique regroupant l'ensemble des Antilles et les terres
bordant la mer des Antilles ou au contraire le concevoir comme une aire géographique et
culturelle englobant également les régions littorales du nord-brésilien, les Guyanes, le Golfe
du Mexique et la côte sud-est des États-Unis ? Faut-il distinguer insularité et continentalité ?
4-
Derek Walcott, “ Discours à Stockholm ”, prononcé en décembre 1992, Lettre Internationale, n° 36, Paris,
Printemps 93, pp.39-40.
Des îles au continent, il existe une sphère culturelle née de la plantation. Cette civilisation est
issue de la conquête, de l'extermination, — dans les îles —, ou de la marginalisation — sur
les côtes continentales —, des populations amérindiennes, de la déportation massive
d'Africains et de la venue de travailleurs indiens, asiatiques et moyen-orientaux, ces derniers
étant surtout présents dans les îles. Toutefois, l'insularité a ceci de spécifique qu'elle dessine
un micro-espace clos, cerné de toutes parts par les mers : mer caraïbe ou mer des Antilles,
océan Atlantique; d'où la dialectique d'une fermeture / ouverture largement présente dans la
littérature. Les Grandes et Petites Antilles 5 ne peuvent non plus être clairement séparées en
deux ensembles distincts : Cuba, la Jamaïque, Haïti et la République dominicaine, Puerto
Rico et les multiples petites îles possèdent, en partie, une histoire commune. Toutefois, le
présent de l'archipel des Petites Antilles et ses inévitables résonances dans le texte littéraire
se distinguent suffisamment de ceux des îles précédemment mentionnées pour autoriser une
approche essentiellement focalisée sur cet archipel. Les îles dont la présence marque les
textes que nous étudierons sont : la Martinique et la Guadeloupe, départements français
d'outre-mer depuis 1946, Sainte-Lucie, Saint-Kitts et Nevis, Trinidad et Tobago, États
indépendants associés au Commonwealth. Précisons donc que l'emploi du terme “ Petites
Antilles ” ne vise pas à établir une taxinomie réductrice et parfaitement désuète, mais à
localiser une problématique, laquelle trouve aussi d'incontestables échos en d'autres lieux.
Dans ces “ poussières ” d'îles, dans cet “archipel inachevé ” 6, l'exil contemporain apparaît
sous des formes moins extrêmes qu'à Haïti ou à Cuba 7; il est rarement dicté par des
circonstances politiques, mais l'origine des populations, liée aux différentes diasporas, et
5-
Les Petites Antilles, îles et îlots, sont les suivantes : Aruba, Curaçao, Bonaire, Îles Las Aves, Los Roques,
La Orchila, La Blanquilla, La Tortuga, Margarita, Cubaga, Coche, Los Testigos, Trinidad, Tobago,
Grenade, Les Grenadines, Saint-Vincent, La Barbade, Sainte-Lucie, La Martinique, La Dominique, Les
Saintes, Marie-Galante, La Désirade, La Guadeloupe, Montserrat, Antigua-Barbade, Saint-Kitts Nevis,
Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Anguila, Sainte-Croix, Les Îles Vierges.
6- Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Éd. du Seuil, 1981. “ Entre l'Europe et l'Amérique, je ne
vois que des poussières ”, citation figurant en épigraphe “ attribué[e] à Charles de Gaulle, à l'occasion d'un
voyage en Martinique ” précise l'auteur (p.7). L'expression “ archipel inachevé ” est empruntée à
l'ethnologue J. Benoist, elle figure dans le glossaire (p.495).
7- Avant la nuit, l'autobiographie du romancier cubain Reinaldo Arenas témoigne, jusqu'au paroxysme, de la
tragédie de l'exil. Arenas est un ex-“marielito”; à l'issue d'une interminable fuite hors de soi et de l'île natale
ponctuée par la maladie du Sida, il s'est donné la mort en décembre 1990. Paris, Julliard, 1992.
l'émigration vers la métropole ne cessent de hanter l'écriture. Grâce à l'impulsion d'Édouard
Glissant, une autre réalité, celle de l'errance, s'y manifeste aussi. Il importait d'en tenir
compte.
Ainsi, avons-nous intitulé l'étude que nous nous proposons de faire : “ De l'exil à
l'errance : écriture et quête d'appartenance dans la littérature contemporaine des Petites
Antilles anglophones et francophones ”. Cette recherche se veut l'analyse d'un itinéraire qui,
partant de la notion d'exil, aboutit à celle d'errance. Notre trajectoire n'épouse pas le
déroulement de l'histoire littéraire; elle répond plutôt à un désir de penser les notions d'exil et
d'errance à l'intérieur d'une problématique de l'appartenance qui s'exprime dans et par
l'écriture. Elle souhaite interroger la manière dont les auteurs écrivent l'histoire des exils de
leur peuple et l'histoire de leur propre exil; elle vise à questionner le lien que ces derniers
entretiennent avec les continents premiers — Afrique, Inde — et les pays occidentaux —
essentiellement la France, l'Angleterre, le Canada et les États-Unis.
“ Que veut dire le mot " exil " ? D'origine latine, exilium, il signifie littéralement : "
hors d'ici ", " hors de ce lieu ". Il implique donc l'idée d'un lieu privilégié parmi tous, d'un
lieu idéal et sans pareil ” écrit Vera Lihartová 8. Sous le vocable “ exil ” peuvent se recouper
des réalités multiformes, tels que l'arrachement massif de plusieurs millions d'hommes à leur
terre maternelle, l'émigration, l'exil volontaire. Ainsi, le terme court le risque de n'être qu'une
“ étiquette commode que l'on attribue, de manière superficielle et sans distinction à tout un
ensemble de situations et de comportements divers
9
”. Néanmoins, si l'exil subi et l'exil
volontaire génèrent deux appréhensions différentes du lieu de départ et du lieu d'arrivée,
tous deux sont porteurs d'une réalité commune : “ pour qu'il y ait exil, il faut qu'il y ait
déplacement, transfert dans un autre groupe social, et par conséquent, échange,
confrontation
8-
10
”. Plutôt que d'établir des sous-groupes et de les opposer, il convient de
Vera Linhartová, “ Pour une ontologie de l'exil ”, L'Atelier du roman, Paris, Arléa, mai 1994, p.128.
Ibidem, p.129.
10- Exil et littérature, ouvrage collectif présenté par Jacques Mounier, Grenoble, Éd. Ellug, 1986, Jean
Sgard, “ Conclusions ”, p.293.
9-
mettre l'accent sur ces notions de “ déplacement ” et de “ confrontation ”. Nous excluons
donc de l'étude les catégories d'exil intérieur ou d'exil métaphorique qui n'impliquent pas
nécessairement un itinéraire de l'ici vers l'ailleurs. À la suite de certains sociologues, nous
qualifions d'exil la migration des Antillais des Antilles françaises vers la métropole 11.
Le concept d'errance doit être également envisagé dans sa spécificité bien que, ainsi
que le rappelle Jacqueline Arnaud : “ l'errance [soit] issue de l'exil ”. Des deux étymologies
du verbe “ errer ” : “ iterare ” et “ itinerare ”, nous retiendrons la première qui a donné
“ errare ” : “ errer au sens de voyager : le chevalier errant n'est pas perdu, mais part à
l'aventure; l'erre est l'allure, la trace; les errements ne sont pas des erreurs, mais des procédés
habituels
12
”. Par “ errance ”, nous entendons aussi ce mouvement, cette façon d'être, de
penser et d'écrire dont Édouard Glissant dit ceci : “ [...] c'est ce qui incline l'étant à
abandonner les pensées de système pour les pensées, non pas d'exploration, parce que ce
terme a une coloration colonialiste, mais d'investigation du réel, les pensées de déplacement
qui sont aussi des pensées d'ambiguïté et de non-certitude qui nous préservent des pensées
de système, de leur intolérance et de leur sectarisme. L'errance a des vertus [...] de totalité :
c'est la volonté de connaître le " Tout-monde ", mais aussi des vertus de préservation dans le
sens où on n'entend pas connaître le " Tout-monde " pour le dominer, pour lui donner un
sens unique 13 ”. Perpétuant et poussant à son paroxysme le “ déplacement ”, l'errance
l'appréhende différemment; elle récuse un des présupposés initiaux de l'exil : l'existence de
deux lieux antagonistes : un “ ici ” et un “ là-bas ”. Elle implique une théorisation de
11-
“ La notion d'exil aujourd'hui est plus communément utilisée pour qualifier ce déplacement au sein de
l'espace administratif français ” écrit Jean Galap, “ Les Antillais, la citoyenneté et l'école ”, MigrantsFormation, n° 94, publication du Centre National de documentation pédagogique, sept. 1993, p.155.
12- Jacqueline Arnaud, “ Exil, errance, voyage dans L'Exil et le désarroi de Nabile Farès, Une Vie, un rêve,
un peuple toujours errant de Khaïr-Eddine, Talismano d'Abdelwahab Meddeb ”, Exil et littérature, op. cit.,
p.59.
13- Édouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p.130. Cet ouvrage
reprend des communications présentées par l'auteur aux Assises Internationales de la traduction, Arles,
1994; au Colloque sur les “ Sociétés et littératures antillaises ”, Université de Perpignan, 1994; aux journées
antillaises des universités de Bologne et de Parme, 1994. Il intègre également des entretiens radiophoniques
et recoupe, sensiblement, l'ouvrage Faulkner Mississippi, publié la même année.
l'appartenance, une approche globale du monde ou de ce que Glissant nomme “ totalitémonde ”. Elle permet aussi de questionner avec plus d'acuité le fonctionnement de l'écriture.
D'exil ou d'errance, la littérature antillaise se construit sur la perte des lieux de
l'origine, elle s'arrime à une mémoire fragile et fragmentaire. Elle quête un double lieu : lieu
pour vivre et lieu pour se dire. Elle questionne, inlassablement, une appartenance toujours
conflictuelle, jamais offerte, sans cesse à (re)conquérir. Comment l'écriture se constitue-telle en lieu d'expression d'une mémoire hétérogène, brisée par les départs ? Comment
s'expriment les détours de l'histoire collective et individuelle des Antillais, en quoi les traces
s'inscrivent-elle dans l'écriture ? Comment se construit une cartographie à géométrie variable
apte à intégrer et à définir une identité multiple ?
Pour tenter de répondre à ces questions, nous souhaiterions explorer un ample
corpus littéraire placé lui aussi sous le signe de la diversité. Diversité en termes de taxinomie
tout d'abord puisque nous nous référons aussi bien à des poèmes, à des romans, à des essais
qu'à des textes dont le caractère est plus ambigu : autobiographies obliques, autofictions,
domaine de l'écriture autoréférentielle que nous tenterons de sonder. En raison de la
cohérence de l'œuvre glissantienne, il nous paraît pertinent de ne pas dissocier les essais des
textes romanesques et poétiques, c'est pourquoi Soleil de la conscience 14, L'Intention
poétique 15, Le Discours antillais et Poétique de la Relation 16 dont nous utiliserons bien sûr
la dimension critique, figurent aussi dans le corpus principal. La distinction entre les genres,
que Glissant a toujours récusée, serait en effet préjudiciable à la saisie de l'œuvre et de son
intention. De même, lorsque l'étude le requiert, nous tenterons d'appréhender la poésie de
Saint-John Perse, la biographie — rédigée par le poète lui-même — et les lettres figurant
dans Les Œuvres complètes
14-
17
dans leur totalité signifiante. “ Le poète, [précise Mireille
Édouard Glissant, Soleil de la conscience, Paris, Éd. du Seuil, 1956,
Édouard Glissant, L'Intention poétique, Paris, Éd. du Seuil, coll. Pierres vives, 1969.
16- Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.
17- Saint-John Perse, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986 (© Biblio. La
Pléiade, 1972). Nous mentionnerons la date de la première édition des recueils.
15-
Sacotte], se donna par rapport au réel toutes les libertés pour faire de l'édition de la Pléiade
une œuvre globale dont chaque partie contribue à l'unité d'un tout, dont chaque fragment
s'intègre à une signification générale 18 ”.
La diversité s'exprime aussi en matière linguistique : les lettres anglophones et
francophones sont nourries, parfois substantiellement, par la langue créole. Les textes relient
les deux extrémités du vingtième siècle. L'écriture initiale des premiers poèmes de SaintJohn Perse, réunis et publiés en un même volume, Éloges, en 1911, est entreprise dès 1904,
tandis que le dernier roman de Gisèle Pineau, L'Exil selon Julia 19, paru en 1996, relève de la
toute dernière actualité littéraire. Pour l'essentiel, les textes que nous étudierons se situent
toutefois dans la seconde moitié de ce siècle. Enfin, la disparité inhérente à cet ensemble
nommé littérature antillaise, son identité incertaine, tiennent en grande partie à l'origine des
écrivains : leur lieu de naissance, leur nationalité et leurs appartenances ethniques. Tous sont
d'origine antillaise. Pour certains l'exil a considérablement complexifié leur situation. Alexis
Leger — Saint-John Perse de son nom de plume — est né en Guadeloupe en 1887. Antillais
exilé en France, Français exilé en Amérique, Français d'Amérique fragilement et tardivement
ancré sur la presqu'île de Giens : ses réseaux d'appartenance sont enchevêtrés. L'émigration a
aussi conduit à des changements de nationalité. Neil Bissoondath, né à Trinidad en 1955
dans une famille indienne, vit à Québec et se revendique fermement comme un écrivain
canadien 20. L'affirmation de cette canadianité ne doit en rien masquer la teneur
profondément — dramatiquement — antillaise de son premier roman : Retour à
Casaquemada
21.
Ces exemples prouvent qu'il est impossible d'assigner à résidence les
écrivains et, a fortiori, les écrivains de l'exil et leur littérature. L'approche critique doit
nécessairement être attentive à cette mouvance.
18-
Mireille Sacotte, Saint-John Perse, Paris, Éd. Belfond, 1991, p.39.
Gisèle Pineau, L'Exil selon Julia, Paris, Stock, 1996.
20- Neil Bissoondath ne souhaite pas s'inscrire dans la catégorie de la “ World Fiction ” ou dans celle des
“ Écritures migrantes ”. “ S'il faut que j'accepte une étiquette [nous a-t-il dit], ce serait celle d'écrivain
canadien parce que dans cette catégorie, il est possible de tout mettre : ce n'est pas limitatif ”. “ Le droit
d'être offensant ”, Entretien avec Neil Bissoondath, Annexe, p.
21- Neil Bissoondath, Retour à Casaquemada, Paris, Phébus, 1992, (© A Casual Brutality, 1988)
19-
L'appartenance étant patiente et obstinée requête, les écrivains des Petites Antilles
sont très nombreux et écrivent beaucoup. Là encore, notre souci d'être exhaustif se heurtait
à l'impossibilité de tout dire — voire de tout lire — et cela d'autant plus que la littérature
anglophone nous était moins facilement accessible que sa voisine francophone. Quelques
critères ont permis de sélectionner les textes principaux. Nous nous sommes fondés, en
partie, sur l'institution littéraire, laquelle, en discernant prix et reconnaissances, favorise la
diffusion et la réception des textes. En ce sens, l'attribution du prix Nobel à Derek Walcott
aura permis, bien tardivement, que soient divulguées auprès du public français deux œuvres
poétiques : The Star-Apple Kingdom et The Fortunate Traveller 22 traduites en français par
Claire Malroux. Comme le prouvent certains articles parus en France et en Belgique au
moment du prix Nobel, les maisons d'édition et, ipso facto, les lecteurs ne semblaient pas
s'intéresser à cet auteur majeur 23. Omeros 24, son œuvre-maîtresse, n'est toujours pas
accessible en français. Dans le domaine francophone, l'abondante production de la créolité,
qui a su générer un horizon d'attente, tend parfois à éclipser des textes sans doute moins
“ brillants ” mais qui témoignent de la double appartenance franco-antillaise : tel est le cas du
22-
Derek Walcott, Le Royaume du fruit-étoile, Saulxures, Circé, 1992, édition bilingue anglais-français
(© The Star-Apple Kingdom, Farrar Straus and Giroux, New York, 1979); Heureux le Voyageur, Saulxures,
Circé, 1993, édition bilingue anglais-français, (© The Fortunate Traveller, Farrar Straus and Giroux, New
York, 1982).
23- Le “ chapeau ” coiffant l'article de Maurice Nadeau paru dans La Quinzaine littéraire annonce, non sans
humour : “ Combien, en France, savaient-ils qu'il existait ? Quand fut annoncé le Prix Nobel, à la radio, à la
télé, dans les rédactions, ce fut la panique. Allô Gallimard ! Allô Le Seuil, Allô Grasset ! Aucune des
grandes maisons d'édition française n'avait en chantier au moins l'un des dix recueils de ce poète anglophone
des Caraïbes. Une petite maison d'édition de Strasbourg [sic], Circé, [...] sauve l'honneur. ” “ À la soudure
de deux mondes ”, La Quinzaine littéraire, n° 612, 16-30 nov. 1992, p.5. Signalons toutefois que la version
bilingue de The Star-Apple Kingdom est parue en octobre 1992, avant que ne soit décerné le prix Nobel.
Alain Jouffroy déplore pour sa part le manque d'intérêt des écrivains pour la poésie écrite en d'autres langues
que le français : “ comme si [elle] n'agissait pas dans le cœur créatif des écrivains français et ne les
concernait que de loin, en général tardivement ”, “ Derek Walcott, vagabond des Antilles ”, Le Monde
diplomatique, janv. 1993, p.26. Le Journal des poètes publié par la Maison Internationale de la Poésie parle
“ [d]'Un poète des Amériques, quasi méconnu chez nous ”, “ Il apparaîtra pour beaucoup de nos lecteurs,
comme une révélation ”, Bruxelles, Juin 1993, n° 4, p.10.
24- Derek Walcott, Omeros, Barcelone, Éd. Anagrama, 1994, édition bilingue anglais-espagnol (© Farrar
Straus and Giroux, 1990)
Maître-Pièce de Daniel Radford 25, écrivain et critique né en France en 1953, de parents
martiniquais. Ainsi était-il nécessaire de se méfier de l'effet de mode en élaborant d'autres
critères parmi lesquels l'apport particulier des œuvres à la littérature de l'exil et leur qualité
littéraire ont retenu notre attention. Certes, ces critères, à la fois esthétiques et thématiques,
sont parfois subjectifs. Nous avons nuancé cette subjectivité en intégrant à un corpus
secondaire des textes qui devaient être mentionnés sans toutefois donner lieu à une étude
approfondie. Dans la plupart des cas, les œuvres figurant dans ce deuxième ensemble n'ont
pas pour thématique principale celle que nous étudions. Nous avons tenu à citer quelques
passages de La Mulâtresse Solitude d'André Schwarz-Bart bien que cet écrivain ne soit pas
antillais : l'œuvre est en effet le second volet d'une trilogie initiée par Un plat de porc aux
bananes vertes
26,
roman écrit en collaboration avec son épouse Simone Schwarz-Bart.
Certains textes, en particulier ceux des écrivains de la créolité, ainsi que leurs discours
critiques, Éloge de la créolité 27, Lettres créoles, seront fréquemment cités et partiellement
analysés. Les mutations significatives de la littérature, ses remises en question, doivent être
questionnées.
Face à l'impossibilité de faire un véritable “ inventaire du réel [littéraire] 28 ”, il
importait donc de cerner des textes-clés dans lesquels se reflétaient le plus pertinemment les
questions de l'appartenance et de l'écriture qui sont les nôtres. Il importait aussi, en
particulier pour les textes traitant de l'émigration — domaine inépuisable —, de sélectionner
un groupe limité afin d'éviter le risque de construire un catalogue : nous avons privilégié les
œuvres qui s'articulent autour d'un “Je ”, ce choix permettant de sonder l'expression de la
mise en scène identitaire.
25-
Daniel Radford, Le Maître-Pièce, Paris, Éd. du Rocher, 1993. Le journal Libération consacre quelques
lignes à ce texte aux côtés d'un article de Gérard Meudal annonçant la parution de Tout-monde d'Édouard
Glissant, 25 nov. 1993, p.22.
26- Simone et André Schwarz-Bart, Un Plat de porc aux bananes vertes, Paris, Éd. du Seuil, 1967.
27- Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989.
28- Citation de Franz Fanon, extraite de Peau noire, masques blancs, placée en exergue au Discours antillais
: “ Une tâche colossale que l'inventaire du réel. Nous amassons des faits, nous les commentons, mais à
chaque ligne écrite, à chaque proposition énoncée, nous ressentons une impression d'inachèvement ”, p.7.
Il nous a paru nécessaire de revenir aux sources du réel, c'est pourquoi, précédant
l'étude littéraire, figure une approche historique qui regroupe la trajectoire des découvreurs
et l'extermination des natifs, l'écriture historiographique de la traite négrière, la diaspora
indienne et l'émigration des Antillais vers le Nord. Ces rappels pourront aider à distinguer,
chronologiquement, ethniquement et géographiquement, les différents flux migratoires. Ils
visent également à ne pas mêler le point de vue historique et l'écriture littéraire. Il importe en
effet de saisir la spécificité de la littérature, sa propension à modeler le réel, à le dire, voire à
le contredire. Enfin, soucieux de préserver le rythme de la poésie de Walcott, de donner à
lire son langage, nous avons choisi de citer cet auteur en langue originale. Nous nous
référerons par contre à la traduction française, lorsqu'elle existe, pour les textes
romanesques de V.S et Shiva Naipaul, Selvon, Bissoondath et Philipps, cela dans le but
d'éviter les traductions infra-paginales et d'alléger la lecture.
La première partie de l'étude, “ Mémoires d'exils ” analysera les œuvres de SaintJohn Perse 29, Aimé Césaire 30, Édouard Glissant 31, Derek Walcott, Caryl Philipps 32,
Maryse Condé 33, Myriam Warner-Vieyra 34, V.S. Naipaul 35, Shiva Naipaul 36, Ernest
Moutoussamy 37 et Neil Bissoondath ; textes publiés entre 1939 et 1993, où est
problématisée la relation avec l'Afrique et l'Inde, où résonnent mémoire et quête
29-
Saint-John Perse, Vents, Œuvres complètes. (© 1946, Gallimard)
Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Éd. Présence africaine, 1983, (© août 1939, Revue
Volontés n° 20, p.23 à 51; édition définitive, 1947, Bordas); Et les Chiens se taisaient in Les Armes
miraculeuses, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1989, (© 1946); Ferrements, Paris, Éd. du Seuil, 1960.
31- Édouard Glissant, Les Indes, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, (© 1956, Les Indes : poème de l'une et
l'autre terre, Éd. Falaize); Le Sel noir, Paris, Gallimard, 1983, coll. Poésie, (© 1960, Éd. du Seuil); Le
Quatrième Siècle, Paris, Gallimard, coll. L'imaginaire, 1990, (© 1964, Éd. du Seuil); La Case du
commandeur, Paris, Éd. du Seuil, 1981; Pays rêvé, pays réel, Paris, Éd. du Seuil, 1985.
32- Caryl Philipps, La Traversée du fleuve, Paris, Éd. de l'Olivier, 1995, (© 1993, Crossing the river)
33- Maryse Condé, En attendant le bonheur (Heremakhonon), Paris, Seghers, 1988, (© 1976,
Heremakhonon); Une saison à Rihata, Paris, Éd. Laffont, 1981; Les Derniers Rois mages, Paris, Mercure de
France, 1992.
34- Myriam Warner-Vieyra, Juletane, Paris, Éd. Présence africaine, 1982.
35- V.S. Naipaul, Les Hommes de paille, Paris, Éd. Bourgeois, 1991, (© The Mimic Men, 1967); L'Énigme
de l'arrivée, Paris, Éd. Bourgeois, 1991 (© The Enigma of Arrival, 1987)
36- Shiva Naipaul, Lucioles, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1994, (© Fireflies,1970)
37- Ernest Moutoussamy, Aurore (roman antillais), Paris, L'Harmattan, 1995, (© 1987).
30-
d'appartenance. Par “ mémoire ”, nous désignons, à la suite de Pierre Nora, “ un enjeu
toujours disponible, un ensemble de stratégies, un être-là qui vaut moins par ce qu'il est que
par ce que l'on en fait 38 ”. Si la mémoire n'est en rien synonyme d'histoire, si elle entretient
des liens parfois contradictoires avec cette discipline, laquelle tentant non de la ressusciter
mais de l'ordonner au sein d'un discours où le rapport avec le référent se doit d'être solide et
stable, la littérature témoigne également d'une relation précise, spécifique, avec, d'une part,
l'objet-mémoire et, d'autre part, les objets de la mémoire. Plusieurs types de mémoires sont à
distinguer. La mémoire collective “ oscille entre le silence, l'amnésie, la reconstitution
imaginaire et le détail intensément revivifié 39 ”; son lieu d'énonciation privilégié est la
littérature qui est mémoire culturelle. Cette dernière permet d'approcher les “ zones d'ombre
de la mémoire officielle et de la mémoire collective 40 ”, zones d'ombre particulièrement
amples pour les peuples issus d'une diaspora. La mémoire culturelle, à l'instar de la mémoire
collective, n'est pas une mais plurielle. Dans la littérature antillaise, les mémoires prolifèrent,
ce qui entraîne convergences et divergences, cheminements parallèles et obliques, rencontres
et ruptures. Ainsi pouvons-nous lire les textes antillais comme le livre ouvert des mémoires,
le lieu de leur construction et de leur dire.
Nous étudierons la conquête de l'Amérique et la déportation des Africains : actes
inauguraux de l'histoire antillaise. Vents de Saint-John Perse et Les Indes d'Édouard Glissant
sont des poèmes épiques des Amériques placés sous le signe d'une poétique de la captation
du “ nomadisme envahisseur 41 ”. La traite négrière est une brûlante cicatrice qui marque les
textes de plusieurs écrivains antillais. L'écriture explore tout autant qu'elle forge des lieux de
mémoire fragiles, elle tente de contourner la mutité, de faire jaillir le cri, de traverser l'océan
de la déportation. Reconquérir cela même qui fut perdu, réhabiliter l'Afrique, continent
matriciel des Nègres dépossédés de tout, telle est l'intention qui anime l'œuvre de Césaire.
38-
Pierre Nora, (sous la direction de), Les Lieux de mémoire, tome I , La République, Paris, Gallimard,
Bibliothèque illustrée des histoires, 1984, “ Présentation ”, p.VIII.
39- Régine Robin, Le Roman mémoriel, Montréal, Le Préambule, coll. l'Univers des discours, 1989, p.55.
40- Ibidem, p.67.
41- Édouard Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p.24.
Une des dimensions de la négritude césairienne à laquelle nous serons sensibles est la
tentative obstinée de nouer les racines des Antillais à l'Afrique, ses mouvements et
fluctuations qui, au fil des ans et des œuvres, se modifient. À l'Afrique rêvée par la
négritude, répond l'Afrique que les écrivains antillais ont voulu faire leur, tentant d'arrimer
leur mémoire orpheline à une chair concrète. Quête du passé qui rencontre le présent et
s'indigne de la non-coïncidence entre le fantasme et la réalité dans Heremakhonon, Une
Saison à Rihata et Juletane. Reste la trace, entre la mémoire et l'oubli : les traces africaines
qui se glissent dans le paysage antillais. Nous tenterons d'approcher ces traces sur lesquelles
Édouard Glissant et Maryse Condé ont construit un imaginaire fécond. L'imaginaire des
descendants de la traite négrière croise enfin un autre imaginaire : celui des descendants de
la “ coolie trade ” qu'expriment V.S. Naipaul, Shiva Naipaul, Ernest Moutoussamy et Neil
Bissoondath. Existe-t-il une divergence des mémoires, une irréductibilité ou une
complémentarité ? Nous envisagerons aussi l'inscription de l'Indien dans les textes produits
par des auteurs non-indiens : s'agit-il d'une reconnaissance de l'altérité, d'une réhabilitation
d'une figure longtemps oubliée ou d'une façon ambiguë de fabriquer l'autre ?
La quête de la mémoire lointaine est plus aiguë dans la littérature des Petites Antilles
françaises que dans celle des Petites Antilles anglophones, c'est la raison pour laquelle les
textes qui seront analysés dans cette partie sont assez majoritairement des œuvres
francophones.
La seconde partie, “ Écritures migrantes ”, examinera les textes romanesques de
Simone et André Schwarz-Bart, V.S. Naipaul, Samuel Selvon, Caryl Philipps, Daniel
Radford, Neil Bissoondath et Gisèle Pineau. Un Plat de porc aux bananes vertes, Les
Hommes de paille, L'Énigme de l'arrivée , L'Ascension de Moïse 42, A State of
Independance 43, Retour à Casaquemada, Le Maître-Pièce, Un Papillon dans la cité
42-
Samuel Selvon, L'Ascension de Moïse, Paris, Éd. caribéennes, 1987, (© 1975, Moses Ascending).
Caryl Philipps, A State of Independance, Londres, Boston, Faber and Faber, 1989, (© 1986).
44- Gisèle Pineau, Un Papillon dans la cité, Paris, Éd. Sépia, 1992.
43-
44
et
L'Exil selon Julia furent publiés entre 1967 et 1996 et réfèrent à une période allant de
l'immédiat après-guerre aux années quatre-vingt. L'expression “ écriture migrante 45 ”, qui
vient du Québec, est empruntée à Robert Berrouet-Oriol. Elle insiste “ sur le mouvement, la
dérive, les croisements multiples que suscite l'expérience de l'exil 46 ”. Elle s'applique à des
textes produits par des écrivains en situation d'entre-deux cultures. Écrire l'exil ne va pas de
soi : nous nous interrogerons sur les stratégies du détour. Les textes, à l'exception de A
State of Independance qui sera analysé dans le quatrième chapitre, se construisent autour
d'un “ Je ” autodiégétique. Entre le “ Je ” de l'auteur et celui du narrateur, les pistes se
recoupent et se brouillent, d'autant plus que dire l'exil signifie parfois l'écrire de l'intérieur, à
l'intérieur : inscrire le complexe processus de la scripturalité au sein même de l'écriture. Les
textes critiques de Gérard Genette 47, Philippe Lejeune 48 et Lucien Dallenbäch
49
nous
permettront de mieux saisir les fonctionnements de cette écriture. L'“ espace littéraire
émergent 50 ” construit également des “ espèces d'espaces 51 ” : ceux dans lesquels vivent les
narrateurs, espaces précaires où il faut paradoxalement habiter. À moins de mettre terme à
l'exil en retournant à l'île de l'enfance. Ulysse peut-il être antillais, peut-il être notre
contemporain ? Pour l'écrivain, écrire le retour, est-ce construire le cauchemar de sa
réalisation ou justifier le bien-fondé de son propre refus de rejoindre le “ home ” — maison
et patrie — ? Coincé entre deux appartenances, l'exilé est-il dès lors condamné à la
schizophrénie, supplice de la modernité ? Si l'appartenance semble “ impossible [à] penser
45-
Robert Berrouet-Oriol, “ L'effet d'exil ”, Revue Vice versa, n° 17, Montréal, déc. 1986-janv. 1987, pp.2021, cité par Pierre Nepveu, L'écologie du réel - Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine,
Montréal, Boréal, 1988, p.234.
46- Pierre Nepveu, Ibidem, p.234.
47- Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Éd. du Seuil, 1975.
48- Gérard Genette, Figures III, Paris, Éd. du Seuil, 1972.
49- Lucien Dallenbäch, Le Récit spéculaire - Essai sur la mise en abyme, Paris, Éd. du Seuil, 1977.
50- Littératures des Immigrations, tome 1, Un espace littéraire émergent, Actes du colloque Littératures des
Immigrations en Europe, Université Paris-Nord, 19-21 déc. 1994, sous la direction de Charles Bonn, Paris,
L'Harmattan, 1995.
51- Georges Perec, Espèces d'espaces, Paris, Éd. Galilée, 1974.
sur une seule carte 52 ”, il convient d'explorer les cartographies multiples que propose
l'errance.
La troisième partie de l'étude, “ L'errance au monde ”, sera essentiellement focalisée
sur trois écrivains : Saint-John Perse, Édouard Glissant et Derek Walcott 53. Nous
étudierons
la poésie persienne, en particulier celle d'Éloges, et les écrits à caractère
autoréférentiel présents dans Les Œuvres complètes. Nous réserverons une place centrale à
Omeros et à Tout-monde
54
(le dernier roman de Glissant) : deux chefs-d'œuvre publiés à
trois ans de distance (1990 et 1993), textes novateurs tant dans leur forme que dans leur
contenu. À la suite de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, nous nous efforcerons de penser
le concept de “ déterritorialisation ”. La poétique de l'errance s'origine dans l'antillanité,
réalité que partagent les trois créateurs quoique sur des modes différents. Évoquer
l'antillanité paradoxale de Saint-John Perse, son absence-présence, nous amènera à explorer
les mers sur lesquelles se décline l'appartenance antillaise et à voyager dans les Amériques
des trois poètes. Nous étudierons la structure de Tout-monde : œuvre fécondée par une libre
interprétation de la théorie du chaos. Nous questionnerons la rencontre des genres, les
entremêlements de l'ici et de l'ailleurs. Omeros propose aussi une nouvelle esthétique;
Walcott puise la matière première de son œuvre dans les épopées homériques. Parvient-il
pour autant à construire une épopée antillaise ? Fabriquer un imaginaire qui refuse
l'enfermement, embrasse tous les héritages, c'est aussi — et tout particulièrement pour les
auteurs francophones — se faire voleurs de mots. Dérober les mots des poèmes persiens,
est-ce une façon de construire des réseaux d'appartenances ? La quête peut-elle se perpétuer
52-
Geneviève Mouillaud-Fraisse, Les Fous cartographes - Littérature et appartenance, Paris, L'Harmattan,
1995, p.9.
53- Hormis les œuvres déjà mentionnées, nous étudierons aussi The Arkansas Testament, Londres, Boston,
Faber and Faber, 1992 (© 1990)
54- Édouard Glissant, Tout-monde, Paris, Gallimard, 1993. Des allusions à Tout-monde figureront aussi
dans la première partie de l'étude.
en inscrivant l'empreinte d'une poésie dans d'autres écritures qui seraient, encore et toujours,
traversées par l'exil, mues par l'errance ?
Voyage dans le temps, dans l'histoire, dans l'espace et dans l'écriture, l'étude que
nous souhaitons mener s'ouvre par l'évocation d'un voyage fondateur : celui de l'Amiral de la
mer océane.
I- La “ découverte ” de l'Amérique et l'extermination des natifs
Découvertes et conquêtes inaugurent, à l'aube du XVe siècle, un nouveau rapport au
monde. Sûre de ses valeurs, lasse de son exiguïté et avide de richesses, l'Europe a soif de
terres nouvelles. Certains ont le courage ou la folie de tenter l'aventure. Christophe Colomb
est l'un de ces navigateurs précurseurs du violent contact entre les peuples d'Amérique et les
conquistadores; ses convictions et obstinations sont à l'origine de ce que les Européens
nommèrent “ la découverte de l'Amérique ”.
Persuadé que l'océan est franchissable, Colomb a la ferme certitude de pouvoir rallier
l'Asie par l'ouest — continent devenu inaccessible aux Européens en raison de la conquête
du Proche-Orient par l'empire Ottoman. Au sud de l'Asie, il espère trouver un continent
inconnu auquel Le livre d'Esdras fait allusion et qui n'est autre que le paradis terrestre.
Colomb essuie de nombreux refus avant d'obtenir, en 1492, l'appui de la Couronne
d'Espagne. Les historiens se sont longtemps interrogés sur les raisons de son obstination :
s'agit-il d'une réelle quête de terres nouvelles, d'une recherche plus matérialiste de fortune et
de pouvoir ou encore de l'expression d'une profonde ferveur mystique ? Certains historiens,
tel Jean Favier 55, accréditent la volonté de découverte tandis que Tzvetan Todorov 56 — qui
se présente comme moraliste — s'applique à démontrer que le futur Amiral est mû par
l'impétueuse nécessité de découvrir de l'or. Cette richesse offerte aux souverains espagnols
pourrait leur permettre de financer une croisade pour reconquérir le Saint-Sépulcre. Il est
probable qu'à des degrés divers ces différentes motivations ont toutes joué un rôle dans
l'entreprise du navigateur. Lors de son premier voyage, en 1492, il explore les côtes nord de
Cuba et d'Haïti puis accomplit un second voyage, l'année suivante, durant lequel il découvre
la majorité des Petites Antilles : la Dominique, Marie-Galante, la Guadeloupe, Les Saintes,
5556-
Jean Favier, Les Grandes découvertes, Paris, Fayard, 1991.
Tzvetan Todorov, La Conquête de l'Amérique, Paris, Éd. du Seuil, 1982.
Saint-Martin et Porto Rico. Il débarque à Trinidad lors de son troisième voyage, en 1498, et
à la Martinique en 1502.
Émerveillé par ce qu'il considère comme une approche du paradis terrestre — avant
de le localiser, en 1498, lors de son troisième voyage, sur les côtes de l'actuel Vénézuela —
Colomb prend possession des territoires découverts en les nommant. Il les intègre de ce fait
à la Couronne espagnole dont il est l'émissaire. Lors du premier voyage, les contacts des
premiers Européens avec les populations autochtones arawaks sont plutôt positifs.
Paternalistes, les navigateurs échangent objets de pacotille contre des vivres et des
promesses d'or. A contrario, grand est leur effroi face aux Caraïbes. Ces derniers pratiquent
l'anthropophagie 57 : ils dévorent leurs captifs — les Arawaks — et gardent leurs femmes
comme épouses et esclaves. Quant aux navigateurs, ils s'emparent eux aussi des femmes des
Indiens et tentent de sonder les richesses potentielles de leurs îles, ce qui entraîne, dès les
premiers contacts, de nombreuses altercations meurtrières.
Cette première pénétration européenne dans les îles antillaises annonce et préfigure
l'essentiel des relations entre Européens et indigènes jusqu'à l'extermination quasi totale de
ces derniers par les premiers, ainsi Todorov écrit : Colomb “ a découvert l'Amérique et non
les Américains 58 ”. Son approche du monde amérindien, culturellement et linguistiquement,
est parfaitement ethnocentriste. Il applique à un monde autre les valeurs de sa propre
civilisation. Il poursuit un triple projet : celui de découvrir de l'or, celui de propager le
christianisme — bien qu'aucun prêtre n'accompagne la première expédition — et celui de
jouir d'une nature paradisiaque sans s'inquiéter de l'existence des autres qui, bons sauvages
ou cruels barbares, sont de peu de poids dans son entreprise.
Dans le sillage de Colomb, le Portugais Cabral atteint le Brésil en 1500 alors que
Hojada et Amerigo Vespucci, empruntant la même route que l'Amiral, gagnent le continent.
57-
L' anthropophagie des Caraïbes est parfois controversée. Jean-Pierre Moreau signale que les Indiens la
pratiquent selon des rites précis, vengeance des ancêtres en particulier, et non de façon systématique ainsi
que les récits de Colomb le laisseraient entendre. Par ailleurs, le cannibalisme ne s'exerce pas à l'encontre
des Blancs. Les Petites Antilles de Christophe Colomb à Richelieu, Paris, Khartala, 1992. p.97.
58- Tzvetan Todorov, op. cit., p.54.
Vespucci, grâce à une habile supercherie, extorque à Colomb le privilège de la découverte
de la terre ferme. Dias de Solis explore les côtes septentrionales et orientales de l'Amérique
du Sud. En 1520, Magellan atteint le Rio de la Plata, puis la Terre de feu et l'Océan
Pacifique. Aux grandes découvertes succède la conquête.
Jusqu'au début du XVIIe siècle, les Espagnols constituent la population européenne
majoritaire des Petites Antilles, ce qu'a récemment révélé l'ouvrage de Jean-Pierre Moreau,
contredisant du Père Dutertre 59. Ils reçoivent de la Couronne d'Espagne l'autorisation de
réduire les Caraïbes en esclavage. Face aux nombreuses tentatives d'installation, les Caraïbes
effectuent des raids de résistance et de représailles. Dès la seconde moitié du XVIe siècle,
Français et Anglais, qui jusqu'alors s'étaient contentés de faire aiguade dans les îles, essaient
de s'y implanter durablement. L'Anglais Raleigh effectue en 1592 une vaine opération
militaire sur l'île de Trinidad qui sera suivie par celle de Dudley. Toutes deux échouent. À la
quasi illusoire quête de l'or qui fut à l'origine des voyages de Colomb succède, à la fin du
siècle, une volonté plus pragmatique de cultiver le tabac dans les îles. Ces cultures sont en
partie responsables de la colonisation.
Au XVIIe siècle, alors que l'Espagne est affaiblie politiquement sur la scène
internationale, une partie de l'archipel passe sous contrôle nord-européen. Anglais et
Français entendent y installer des colonies de peuplement. En 1635, l'île de Saint-Christophe
est habitée par des Français et des Anglais, la Guadeloupe et la Martinique sont colonisées
par le lieutenant français d'Esnambuc, la Dominique reste territoire caraïbe de même que
Sainte-Lucie mais la Barbade est colonisée par les Anglais. La pression coloniale se resserre
autour des populations caraïbes et les relations plutôt pacifiques qu'elles entretenaient
auparavant avec les Nord-Européens se dégradent considérablement. Elles maintiennent
pourtant leur cohérence sociale en continuant d'affirmer une identité de peuple guerrier.
59-
Jean Pierre Moreau, Les Petites Antilles de Christophe Colomb à Richelieu, op. cit.
Avec la mise en place de la colonisation, le rapport de force entre Européens et
populations autochtones est très nettement à la défaveur des secondes. Le développement du
système des plantations leur enlève leurs territoires et dans le même temps les maladies
microbiennes apportées par les colons causent leur mort. La traite négrière s'étend aux
Petites Antilles. Les Indiens reconnaissent la souveraineté des Européens sur les îles, à
l'exception des réserves de la Dominique et de Saint-Vincent, territoires neutres dans le
traité de paix signé en 1660, mais octroyés aux Anglais en 1763. Leur lutte, quoique de plus
en plus condamnée, se perpétue jusqu'au XVIIIe siècle mais ils perdent tous leurs territoires.
Les derniers sont déportés sur la baie du Honduras et seule l'île de la Dominique compte
aujourd'hui encore une réserve d'Indiens.
Sur le continent, les Indiens de Guyane et du Vénézuela sont aussi exterminés ou
réduits en esclavage alors que les conquistadores espagnols, au début du XVIe siècle,
envahissent les territoires de la Méso-Amérique. L'empire aztèque, qui domine les autres
peuples vivant sur les territoires du centre de l'actuel Mexique, est vaincu par Cortes en
1521. Moins de deux ans suffisent aux conquérants pour venir à bout d'un empire qui ne
parvient à leur opposer qu'une résistance affaiblie. Tenochtilan, la capitale, est détruite et
l'empereur Moctezuma est tué. Pizarro vient à bout de l'empire Inca en 1532. Contrairement
aux Caraïbes, les Indiens d'Amérique latine ne sont pas entièrement décimés par la conquête,
les survivants serviront de main-d'œuvre aux colons.
À l'inverse des grandes civilisations de l'actuelle Amérique latine, les populations
caraïbes des îles disparaissent en ne laissant quasiment aucun vestige historique. Les roches
gravées, de la Guadeloupe à Saint-Vincent, portent pourtant la trace non élucidée de cette
civilisation victime de ce qui apparaît aujourd'hui, par son ampleur, comme le premier
génocide de l'histoire. Parallèlement à ce génocide, se développe et s'amplifie la traite
négrière.
II- L'écriture “ clinique ” de la traite négrière
La traite négrière fut longtemps considérée comme un sujet tabou par les historiens.
“ Fait historique occulté, sinon nié ”, selon l'expression de Charles Becker 60, ce drame sans
précédents marquait de son absence l'historiographie des pays concernés. Jusqu'à une
époque très récente, ces derniers étaient plutôt désireux de justifier leur entreprise coloniale
en Afrique et aux Amériques que de s'interroger sur ses irréversibles et lourdes
conséquences. En France, Gaston-Martin fut un des premiers à dévoiler le fonctionnement
du commerce triangulaire; son œuvre : Nantes au XVIIIe siècle - L'ère des négriers (17141774) 61, publiée en 1931, inaugura une lente et patiente mise à jour de la réalité négrière.
Elle fut suivie, en 1933, par une étude intitulée Négriers et bois d'ébène 62. En 1948,
l'historien André Ducasse publiait Les négriers ou le trafic des esclaves 63. Dans le domaine
anglophone, Philip Curtin 64 et Paul E. Lovejoy
65
consacrèrent deux recherches majeures à
la délicate question du nombre d'Africains déportés. Les œuvres fondamentales de François
Renaud et Serge Daget 66 et de Jean-Michel Deveau 67 constituèrent également une avancée
considérable. Il faut enfin signaler l'important colloque consacré à la traite et à l'esclavage
qui réunit à Nantes, en 1985, des chercheurs de toutes nationalités 68 ainsi qu'une exposition
qui se tint dans la même ville de décembre 1992 à février 1994 et donna lieu à un ouvrage
remarquable : Les Anneaux de la Mémoire 69.
60-
Citation de Charles Becker in “ Introduction à la nouvelle édition de l'oeuvre de Gaston-Martin ”, L'Ère
des négriers 1714-1774, Paris, Karthala, 1993, p.I.
61- Ibidem.
62- Gaston-Martin, Négriers et bois d'ébène, Paris, Arthaud, 1933.
63- André Ducasse, Les Négriers ou le trafic des esclaves, Paris, Hachette, 1948.
64- Philip Curtin, The Atlantic Slave Trade. A Census, Madison, publication de L'université du Wisconsin,
1969.
65- Paul E. Lovejoy, “ The Volume of Atlantic Slave Trade: a Synthesis ”, Journal of African History, n° 23,
1982, pp.473-503.
66- François Renault et Serge Daget, Les Traites négrières en Afrique, Paris, Karthala, 1985. pp.68-149.
67- Jean-Michel Deveau, La Traite rochelaise, Paris, Khartala, 1990.
68- Serge Daget, De la traite négrière à l'esclavage, Actes du Colloque international sur la traite des Noirs,
Nantes 1985, Nantes-Paris, CRHMA-SFHOM, 1988. Tome I, Du Ve au XVIIIe siècle.
69- Les Anneaux de la Mémoire - Nantes-Europe. Afrique. Amériques, Catalogue de l'exposition du château
des ducs de Bretagne, du 5 déc. 1992 au 4 fév. 1994, Nantes, C.I.M, Corderie royale, 1992.
.
Les historiens de la traite négrière se heurtèrent et se heurtent parfois encore à ce
que François Renaud et Serge Daget qualifient de “ conspiration insolite ” : “ celle du
mutisme qui lie le détenteur privé — disons français — de papiers négriers et le détenteur
africain de traditions orales relatives à la traite 70 ”. Pourtant, les archives ne manquent pas;
les anciennes nations négrières conservent d'énormes dossiers contenant des informations
capitales sur ce trafic. Si les navires négriers n'embarquèrent pas de véritables historiens ou
écrivains, les journaux de bord et surtout les déclarations de retour des capitaines, en général
scrupuleusement tenus, fournissent des renseignements précieux à l'historien; informations
qui concernent les lieux de départ et de destination des navires, la nature de la cargaison, les
conditions de détention des captifs, le nombre de Noirs traités et le nombre de morts. Elles
permirent de développer une littérature dite “ clinique ” ainsi décrite : “ Opérer en faisant le
moins de mal possible, mais opérer. Méthode fidèle à la discipline historique, elle préserve la
sympathie mais rejette le pathos 71 ”. Soucieuse de rétablir la vérité historique, cette
approche “ prend la traite pour ce qu'elle a été, la somme d'opérations préparatoires à des
tractations commerciales officielles ou privées, dans la dimension d'une activité économique
régionale, interrégionale, partout inter-ethnique, finalement internationale et collective 72 ”.
Faisant de la traite une “ histoire quelconque, au sens rhétorique et logique du terme 73 ”, la
méthode clinique ne banalise pourtant pas l'horreur de cette histoire qui, appréhendée dans
sa spécificité, fait de l'historien le légataire d'une immense dette à l'égard des millions de
victimes de la traite.
La traite s'étend sur quatre siècles : du milieu du XVe au milieu du XIXe. Au XVIIIe
siècle, sous l'impulsion du mouvement des Lumières, elle est progressivement interdite, mais
continue clandestinement pendant plus d'un demi siècle. Le Portugal et l'Espagne sont les
70-
François Renaud et Serge Daget, Les Traites négrières en Afrique, op. cit., p.70.
Expression de l'historien Roger Anstey, Ibidem, p.70.
72- Ibidem, p.70.
73- Ibidem, p.70.
71-
premiers à la pratiquer, la France, puis l'Angleterre et la Hollande participent activement à ce
commerce alors que le Danemark et la Suède l'exercent de manière beaucoup plus faible.
Il fut pendant longtemps assez difficile pour les historiens de déterminer précisément
le chiffre exact de la ponction négrière car, selon Renaud et Daget, les spécialistes “ ne
calculent pas, n'estiment pas (ne ressentent pas) absolument de la même manière leurs
vulnérables " données "
74
”. L'ouvrage de référence en la matière, cité par la plupart des
chercheurs, est celui de l'Américain Philip Curtin précédemment mentionné. Reprenant les
chiffres avancés par Curtin grâce à une recension effectuée par ordinateur, Pierre Pluchon
estime que 9 564 000 captifs auraient été vendus aux Amériques durant une période de
quatre siècles, chiffre qu'il pense pouvoir être élevé à 15 000 000 et cela sans tenir compte,
faute de données concrètes, des morts survenues pendant la traversée atlantique. Ainsi, le
XVIe siècle compterait 274 000 déportés, le XVIIe, 1 341 000, alors que les XVIIIe et
XIXe siècle — malgré l'abolition officielle de la traite — voient respectivement 6 051 000 et
1 898 000 Africains transplantés. Ces chiffres indiquent le nombre global des Africains qui
ont subi la traite atlantique. Les Antilles anglaises reçoivent un total qui s'élève à 1 665 000
captifs alors que les Antilles françaises, pour leur part, importent 1 600 00 hommes 75. La
question du total des pertes humaines, tenant compte du nombre de morts durant les razzias
et sur mer reste ouverte. Il sera très probablement à jamais impossible de connaître le
nombre exact des morts entraînées par ce commerce.
La traite négrière atlantique est une gigantesque entreprise de commerce
international régie par des règles propres à tout commerce. Elle met en relation trois
partenaires économiques : les commerçants européens — les négriers —, certains dirigeants
africains et les colons implantés dans les Amériques. La trajectoire qu'elle décrit relie trois
pôles : l'Europe, l'Afrique et les Amériques nouvellement conquises. C'est le commerce
triangulaire. Les navires négriers, chargés de biens qui seront échangés en Afrique contre les
74-
Ibidem, p.76.
Pierre Pluchon, La Route des esclaves. Négriers et bois d'ébène au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1980.
p.13.
75-
captifs, partent des principaux ports : Liverpool, Bristol, Londres, La Rochelle, Bordeaux,
Nantes. La traite permet de développer considérablement le commerce extérieur. Du côté
africain, elle aide les dirigeants à se procurer les biens matériels qui leur font défaut : textiles,
armes, eau de vie, papier, tabac... Il ne s'agit pas, contrairement à l'idée faussement
répandue, de rebuts dont l'Europe n'aurait que faire. Les acheteurs africains savent faire
preuve d'une grande exigence; ils ne sont pas de grands enfants naïfs, ni des “ roitelets
nègres ”, ainsi que l'imaginaire occidental aimait à se les représenter, mais bien plutôt des
souverains rodés au commerce. La question de la collaboration des dirigeants locaux fut et
demeure néanmoins sujet à controverse. S'il ne fait nul doute que les intermédiaires africains
jouèrent un rôle déterminant dans la capture des futurs esclaves à l'intérieur des terres
puisque jusqu'en 1795, c'est-à-dire presque jusqu'à la fin de la traite, les trafiquants blancs ne
peuvent pratiquement pas pénétrer à l'intérieur du continent, peut-on pour autant parler
d'Afrique négrière ?
L'Afrique des siècles négriers dessine une mosaïque de royaumes qui traversent une
crise profonde et se livrent à de nombreuses guerres fratricides dont profitent les
Occidentaux. L'exemple du royaume du Dahomey est à cet égard significatif : le roi Agadja
conquiert la région d'Ardres qui lui fournira un large réservoir d'esclaves ainsi que le
monopole du commerce. La passivité ou la complicité se greffant sur des luttes intestines ont
largement favorisé la mise à sac de l'Afrique, mais J. Devisse critique l'approche de certains
historiens qui, selon lui, élaborent une “ explication spécieuse ” fondée sur “ le bienveillant
concours des pouvoirs africains ”. Il préfère pour sa part souligner “ l'engrenage dans lequel
ces pouvoirs se sont trouvés pris
76
”. L'Afrique sut aussi opposer des îlots de résistance
ainsi qu'en témoigne une analyse de Jean Boulègue qui nuance fortement la notion d'Afrique
négrière
76-
77.
L'Afrique subit pendant quatre siècles des ponctions démographiques qui
Jean Devisse, “ L'exportation d'êtres humains hors d'Afrique: son influence sur l'évolution historique du
continent ”, De la traite à l'esclavage, Tome I, op. cit., p.116.
77-Jean Boulègue, “ L'expression du refus de la traite négrière dans les sociétés sénégambiennes. ( XVIIeXVIIIe siècles) ”, Ibidem, pp.247-252.
déstabilisent durablement son équilibre et sa vitalité et affectent une immense superficie de
son territoire. Selon Renaud et Daget, “ [...] le problème est inscrit dans un triangle dont
l'angle droit est formé par la jonction du 16e parallèle nord et du 16e méridien est, quelque
part au coeur du Kanem. Une sinusoïde forme le troisième côté, reliant Saint-Louis du
Sénégal au cap de Bonne-Espérance. Plus de 9 millions de km2; plus de 1300 lieux marines
de côtes, environ 6000 kilomètres 78 ”. Aux points culminants de la traite des ponctions sont
opérées sur les territoires du Mozambique à Zanzibar. Au XVIIIe siècle, les principaux
foyers sont les actuels territoires du Sénégal, de la Guinée et du Congo. Sur la côte des
esclaves, à Ouidah, Anglais, Portugais et Français ont également chacun un fort. Les captifs
appartiennent à différentes ethnies, les plus représentées sont les Congos et Bambaras.
Les négriers se procurent les captifs par l'intermédiaire des souverains qui leur
vendent leurs prisonniers de guerre, mais aussi et surtout en organisant des raids dirigés par
des équipes officielles ou privées contre des villages qui n'ont pas les moyens techniques de
se défendre. Après leur capture, les futurs esclaves sont réunis et emmenés vers la côte où
les attendent les navires négriers ou vers l'île de Gorée.
Cette île est aujourd'hui l'enjeu d'une polémique. S'y trouve la Maison aux esclaves :
mémorial de la traite négrière que Léopold Sedar Senghor a décidé d'instaurer dès
l'indépendance du Sénégal. Son conservateur, Joseph Ndiaye, l'avait conçue comme un lieu
de commémoration de l'horreur négrière, multipliant, si l'on en croit Edwy Plenel : “ [...] un
déluge de mots, un florilège de pensées jetées sur des feuilles de papier et collées sur les
murs au gré de ses indignations 79 ”. La Fondation Gorée-Fraternité, sous l'égide de Danielle
Mitterand, a entrepris, en 1990, de restaurer cette maison. L'historien Joseph-Roger de
Benoist, chercheur de l'Institut fondamental d'Afrique, écrit, dans l'ouvrage Les Anneaux de
la Mémoire : “ [...] l'île de Gorée [...] peut légitimement être le symbole de la traite négrière
transatlantique. Elle ne fut certes pas un entrepôt capable de rivaliser avec ceux de l'Angola,
7879-
Renaud et Daget, Les Traites négrières, op. cit., p.96.
Edwy Plenel, Voyage avec Colomb , Paris, Le Monde Éditions, 1991, p.68.
du Congo ou du Bénin [...] Mais ses maisons [...] sont des édifices dans les caves desquelles
des esclaves ont passé leurs derniers jours avant leur exil définitif. De tels bâtiments aux
murs si chargés d'une histoire douloureuse se sont pas nombreux en Afrique 80 ”. Le journal
Le Monde publiait très récemment un article aussi lapidaire que brutal, intitulé “ Le mythe
de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité ” signé des initiales E. de R.. Ce billet
précisait que selon les recherches effectuées par Abdoulaye Camara et Joseph Roger de
Benoist, Gorée n'a non seulement jamais été un centre actif pour la traite : deux cents à cinq
cents captifs y auraient séjourné chaque année et que la Maison des esclaves n'a pas servi à
l'entassement des esclaves destinés à la traite mais à entreposer des marchandises. À la suite
de cette publication, quelques lecteurs ont rappelé l'importance de Gorée au regard de la
postérité 81. Nous reviendrons sur cette question lors de l'étude littéraire.
Avant d'embarquer, les détenus sont marqués au fer rouge, enferrés aux pieds et aux
mains tant que les côtes restent en vue pour pallier les risques de fuite et de suicide. Leur
stockage à bord du navire est l'une des principales causes de mortalité. L'attente peut parfois
durer plusieurs mois. Pendant cette période, certains choisissent parfois de se suicider. Le
suicide est une véritable épidémie qui inquiète beaucoup les négriers. Le capitaine Proa
conseille à ses matelots de lever l'ancre dès que la traite est finie car la vue de ce qu'il
nomme la “ patrie ” rend les Africains fous de douleur
82.
Les captifs sont projetés dans le
double inconnu de la traversée maritime et de la cale négrière. La dépossession est totale et
dépasse le simple arrachement à la terre maternelle. Elle affecte la cohérence identitaire dans
son ensemble. Les prisonniers perdent leurs dieux et présences tutélaires; ils sont arrachés à
leur système traditionnel de valeurs; ils sont séparés des leurs, morts et vivants; ils sont
coupés de leurs réseaux de socialisation. Évoquant le sort de l'Africain déporté, Deveau écrit
: “ On ne lui vole pas seulement sa liberté, on le supprime tout entier. Il est ontologiquement
80-
Joseph-Roger de Benoist, “ Gorée, l'île mémoire ”, Les Anneaux de la Mémoire , op. cit., p.67.
“ Le mythe de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité ”, Le Monde, 27 déc. 1996, p.23.
82- Jean Deveau, La Traite rochelaise, op. cit., p.261.
81-
mort, et, raffinement dans le supplice, en prolongeant son existence biologique, on le laisse
spectateur de son propre assassinat. 83 ”
Sur le navire négrier s'effectue une totale immersion hors du réel. Peu d'Africains ont
quitté leur terre, les fantasmes les plus délirants sur l'issue du voyage circulent parmi eux : le
navire peut être perçu comme un ogre qui avale les déportés et ne se repaît jamais de la
chair humaine. Certains marins entretiennent l'angoisse des Africains : “ Nous les emmenions
pour les tuer et faire du vin avec leur sang 84 ”. Les écrits du négrier Bosman témoignent de
cette crainte de l'anthropophagie qu'avaient les esclaves : “ [...] ces pauvres innocents
s'imaginent que nous les achetons et transportons que pour les engraisser et ensuite en faire
bonne chair 85 ”. Le navire négrier doit recevoir en son sein le plus grand nombre possible de
captifs. L'espace vital se réduit à une largeur d'une quarantaine de centimètres et une hauteur
d'un mètre soixante-dix, parfois divisée en deux. La gravure du négrier anglais Brooks
illustre de façon éloquente le taux d'entassement auquel sont soumis les captifs qui, durant la
nuit, sont enchaînés deux à deux. Pendant la journée, ils peuvent circuler sous le pont et la
cale est “ parfumée ”, selon l'expression du père Labat, c'est-à-dire désinfectée au vinaigre.
La traite est théoriquement abolie au début du XIXe siècle en Angleterre, aux ÉtatsUnis et au Danemark. En France, la Convention abolit l'esclavage en 1794 — et
officieusement la traite — mais Bonaparte rétablit l'un et l'autre. En 1817, une ordonnance
royale interdit la traite, la volonté de repression concrète n'apparaît qu'en 1826. En 1831, est
signée une convention anglo-française sur le droit de visite réciproque des navires
soupçonnés de se livrer au commerce négrier. Les raisons de ces abolitions sont multiples et
ne relèvent pas seulement de l'humanisme. En Angleterre, dès 1789, est créée une société
pour l'abolition de la traite; en France, les penseurs des Lumières dénoncent le commerce
triangulaire et proclament que le Nègre est un homme, mais les causes profondes se situent
83-
Ibidem, p.258.
Ibidem, p.258.
85- Isabelle et Jean Louis Vissière, La traite des Noirs au Siècle des Lumières - (témoignages de négriers),
Paris, Éd. A.M Métailié, 1982, p.39.
84-
plutôt du côté de l'économie. Inadaptée au monde occidental qui est entré dans l'ère
capitaliste, la traite ne permet pas de développer la consommation et freine même
l'expansion du commerce international. Pour les capitalistes européens, le continent africain
constitue un réservoir de richesses encore mal connues que la colonisation se chargera de
piller.
Dans les îles, à la suite de l'abolition de l'esclavage, les anciens esclaves, soucieux
d'échapper à l'enfer des plantations, refusent massivement de continuer à y travailler. Déjà
fortement en crise, l'économie sucrière est alors confrontée à un manque crucial de maind'œuvre. Les planteurs font appel à des travailleurs européens, asiatiques, africains et
indiens. Seule l'immigration indienne constitue un afflux important de populations. Peut-on
comparer cette nouvelle diaspora à la traite négrière ? Quels sont les paradigmes historiques,
sociologiques, économiques et humains qui permettent d'établir, de nuancer ou de réfuter ce
rapprochement ?
III- La “ coolie trade ”
À l'instar de la traite négrière, la migration des Indiens, que certains nomment
“ coolie trade ” est particulièrement massive : de 1838 à 1917, plus de 500 000 Indiens du
sous-continent émigrent dans la Caraïbe. Respectivement, Trinidad, la Guadeloupe et la
Martinique reçoivent 145 000, 42 000 et 25 000 migrants originaires de l'Inde du Nord —
régions montagneuses et plaines gangétiques —, de Madras en Inde du Sud dont les
comptoirs français de Pondichéry et de Karikal fournissent plus de la moitié de la maind'œuvre en Guadeloupe et sa quasi totalité en Martinique.
La diaspora indienne est organisée à la demande des colons en étroite collaboration
avec l'administration coloniale de l'Inde et son administration locale. Des agents de
recrutement fréquentant les endroits stratégiques (temples, marchés et lieux de passages)
sont chargés de convaincre et de réunir les candidats à l'émigration qu'ils dirigent ensuite
vers des dépôts avant de gagner le port d'embarquement. Singaravélou signale que “ les
dépôts jouèrent un rôle capital dans la vie des immigrants indiens. Pour la plupart, c'était le
premier contact avec la civilisation européenne ”, ce qui implique de “ nouvelles habitudes,
des liens de famille disloqués, des contacts entre différentes castes 86 ”. La valeur de
l'émigrant est entièrement liée à son potentiel de travail. Globalement évalué en des termes
élogieux, l'Indien, selon l'appréhension du colon, appartient à une “ race bien faite et
solidement constituée quoique fine et élégante, facile à acclimater, de mœurs douces et
polies, d'un caractère doux et soumis, [...] surtout remarquable par sa scrupuleuse fidélité
aux engagements pris
87
”. Les recruteurs privilégient
les classes moyennes mais les
aspirants au départ parviennent cependant à détourner le rigide système des castes :
membres des basses castes ou Brahmanes réussissent souvent à s'intégrer aux convois. La
peur de quitter l'Inde et de franchir les océans entraîne toutefois de fortes résistances de la
part des populations visées. Essentialisés par les qualités physiques et morales que leur
allouent les futurs maîtres, enrôlés avec une habilité souvent perverse par les recruteurs,
subissant la misère matérielle de leur pays, nombre d'Indiens sont contraints à l'émigration
mais, à la différence des Africains déportés, ils ne sont ni razziés, ni réduits à l'état de bête.
Avant d'embarquer, ils doivent signer et accepter un contrat d'engagement qui définit des
devoirs, en particulier celui de s'engager pour une durée déterminée à l'avance : cinq ans
pour Trinidad, soit 280 jours de travail par an à raison de neuf heures de travail par jour. En
vertu de la convention franco-britannique signée en juillet 1861, les règlements des Antilles
86-
Singaravélou, Les Indiens dans la Caraïbe, tome I, L'Établissement des Indiens dans la Caraïbe, Paris,
L'Harmattan, 1987, p.100.
87- Ernest Moutoussamy, “ L'Indianité dans les Antilles " françaises " ”, Carbet, L'Inde en nous - Des
Caraïbes aux Mascareignes, Fort-De-France, 1989, p.69. L'auteur cite, sans donner de références précises,
les propos de colons blancs de la Guadeloupe.
françaises et anglaises sont harmonisés, de fait les contrats des émigrants sont assez
semblables quel que soit le lieu de destination. Le droit d'être rapatrié gratuitement en Inde
après dix ans de travail à Trinidad, cinq ans aux Antilles françaises participe aussi du contrat.
En réalité, il est rarement respecté.
La seconde étape de cet engagement “ volontaire ” fortement ambigu est la traversée
à bord des bateaux nommés “ coolies ships ”. Là encore, un rapprochement avec la traite
négrière s'impose. Franz Quillien, dans son discours d'ouverture au colloque consacré à la
“ Présence et situation des communautés indiennes en milieu caribéen ” (Saint-François,
décembre 1990) constate que la traversée s'est effectuée “ dans des espaces réduits
ressemblant étrangement aux chargements des négriers ”, il qualifie les nouveaux arrivants
de “ survivants de l'infortune
88
”. Jacques Weber, lors du même colloque, cite pour en
contester la pertinence plusieurs écrits historiques, politiques et littéraires qui assimilent “
coolie ships ” et navires négriers. Il mentionne l'historien Panchanan Saha — Emigration of
Indian Labour (1834-1900) — qui considère que “ dans les années 1830 et 1840 " la
mortalité, l'hécatombe excédait de beaucoup celle de l'African Middle Passage "
89
”. Il
évoque également le quotidien du Parti communiste réunionnais qui affirme : “ Les engagés
étaient traités comme de véritables esclaves... [L'immigration] s'est faite dans des conditions
totalement scandaleuses... Il s'agissait d'une véritable traite... Les bateaux étaient surchargés,
aucune règle sanitaire n'était respectée et surtout de nombreuses femmes ont été obligées
d'abandonner sur place leurs enfants pour laisser la place libre à d'autres engagés 90 ”.
Weber, Singaravélou et d'autres chercheurs abordent avec beaucoup plus de prudence le
nécessaire mais périlleux rapprochement entre ces deux types de traversées. Assimiler ces
88-
Franz Quillien, “ Discours d'ouverture ”, Les Indes antillaises - Présence et situation des communautés
indiennes en milieu caribéen, Actes du colloque interculturel de Saint-François, Paris, L'Harmattan, 1994,
p.12.
89- Jacques Weber, “ La vie quotidienne à bord des " coolie ships " à destination des Antilles. Traite des
Noirs et " coolie trade " : la traversée ”, Les Indes antillaises, Ibidem, p.39.
90- Ibidem, p.33. Cette citation est extraite du quotidien Témoignage (27 juil. 1986). L'auteur de l'article ne
fait probablement pas référence aux traversées reliant l'Inde aux Antilles, mais les conditions de vie à bord
des navires à destination des îles de l'Océan Indien furent, mutatis mutandis, à peu près similaires à celles
des traversées en direction des îles des Caraïbes.
deux “ voyages ” procède souvent d'une volonté idéologique qui, s'appuyant sur l'horreur de
la traite négrière aujourd'hui reconnue, serait censée permettre la reconnaissance de
l'indéniable souffrance subie par la diaspora indienne. Or, rien n'est moins sûr : l'historien de
la “ coolie trade ” est lui aussi investi d'une mission de vérité appuyée sur l'analyse des
archives, non sur un amalgame hâtif.
La traversée s'effectue à bord de navires transporteurs qui, jusqu'à la fin du XIXe
siècle, sont des navires à voile. Elle dure quatre-vingt onze jours sur ces derniers, quaranteneuf sur les navires à vapeur. Les passagers dorment dans l'entrepont où la chaleur et la
promiscuité sont toujours très grandes. Des habits et des couvertures leur sont fournis ainsi
que des rations alimentaires qui respectent généralement un certain équilibre diététique. Les
études effectuées par les chercheurs font toutefois apparaître d'immenses différences entre
certains navires, tel le “ Thérésa ” reliant Pondichéry à la Guadeloupe en 1867, et d'autres,
véritables enfers flottants, à l'instar de “ l'Auguste ” qui décrit la même trajectoire en 1854.
L'analyse de l'état sanitaire du “ Thérésa ” indique que des distinctions alimentaires sont
faites entre les membres des diverses castes, — ceux des castes supérieures refusant de
partager les mêmes ustensiles que leurs inférieurs. Un médecin est présent ainsi que des
médicaments 91. A contrario, l'entassement à bord de “ l'Auguste ” est cauchemardesque;
des femmes sont violées par les membres de l'équipage, certaines en meurent, des hommes
sont battus brutalement et jetés à la mer 92. En 1865, sur 3246 émigrants embarqués à bord
de sept navires reliant Calcutta aux Antilles, 697 personnes meurent pendant le voyage et
224 dans les quinze jours qui suivent l'arrivée à destination. De manière générale, les
conditions de vie s'améliorent au cours du XIXe siècle grâce à une réglementation assez
stricte.
91-
Gilbert Krishna Ponoman, “ État Sanitaire d'un Convoi d'Émigrants de l'Inde vers la Guadeloupe ”,
Revue Carbet, op. cit., pp.59-67.
92- Jacques Weber, op. cit., p.40.
Jacques Weber conclut son analyse en affirmant que l'examen des conditions de vie à
bord des navires français “ interdisent toute comparaison avec la traite des Noirs 93 ”. Celles
des Indiens des navires anglais sont également loin d'être aussi tragiques que les traversées
du “ middle passage ”. Dans les premiers temps des “ coolies ship ”, la comparaison entre les
deux diasporas par les sociétés philanthropiques (“ Aborigines Protection Society ”, “ British
and Foreign Anti-Slavery Society ”) a sans doute permis que la tragédie négrière ne se
reproduise pas en des termes identiques, que soit préservée l'humaine condition des engagés.
Les conditions de travail sur les plantations de cannes à sucre constituent le dernier
paradigme à partir duquel peut être fondée une comparaison entre les deux migrations. La
plantation quadrille l'espace de vie des travailleurs engagés; ces derniers sont logés dans les
anciennes cases à esclaves, ce qui revêt, concrètement et symboliquement, une importance
capitale. L'écrivain Ernest Moutoussamy brosse un amer tableau de leur situation : “[...]
L'Indien immigrant, véritable esclave, serf de la glèbe, n'appartenait qu'à l'habitation sucrière.
Il changeait de maître en même temps que les têtes de bétail et les instruments aratoires, et
ne connaissait qu'un devoir : servir le Capital 94 ”. Le terme “ esclave ” ne peut être accepté
qu'en vertu d'un rapprochement métaphorique. Le statut juridique des Indiens ne saurait
toutefois expliquer à lui seul leurs souffrances. Aux conditions de travail toujours
harassantes et injustes, se superpose une situation de double altérité. La minorité indienne
est confrontée aux deux grands groupes de populations qui dessinent le paysage humain des
îles : les maîtres blancs et les esclaves noirs devenus libres et bien souvent privés de travail.
Des premiers, ils subissent l'autorité abusive, le mépris racial et social; des seconds, pour
lesquels ils ne sont qu'intrus acceptant docilement la tâche qu'ils abhorrent, ils essuient le
rejet, l'ostracisme, voire le racisme ouvert. “ On poursuivait l'immigrant comme un vulgaire
voyou ou chien à coups de pierres ou de bâtons. " Mashup de coolie man an ride he fortune
9394-
Ibidem, p.53.
Ernest Moutoussamy, “ L'Indianité dans les Antilles " françaises " ”, Revue Carbet, op. cit., p.69.
" (donnez des coups de bâtons au couli et chassez-le pour de bon ! "
95
”, telles sont les
insultes adressées aux engagés à la fin du siècle dernier. Pourtant, les travailleurs choisissent
majoritairement de rester aux Antilles. Leur réengagement est fortement influencé par les
maîtres qui, ayant payé l'acheminement, ont tout intérêt à conserver leurs recrues. Selon les
chiffres avancés par Ernest Moutoussamy, seuls 8000 parmi les 42 000 migrants indiens de
Guadeloupe retournent en Inde. À Trinidad, à partir de 1851, les colons accordent une
prime de cinquante dollars pour un réengagement d'une durée de cinq ans. À l'issue de cette
période, les Indiens sont contraints de rester car ils ne peuvent plus bénéficier de ce pécule
de rapatriement. Les marchés de dupes ponctuent les espoirs de retour. L'assimilation des
Indiens se met alors progressivement en place : “ Cette sédentarisation et cet enracinement
qui se concrétisent par l'acquisition de biens immobiliers reflétaient une lente mais
irréversible évolution dans la mentalité de l'Indien qui, de migrateur nostalgique de la
lointaine patrie, se transformait en patiente fourmi, décidée à améliorer son sort et celui des
générations futures dans le pays définitivement adopté, de gré ou de force ” affirme
Singaravélou
96.
En matière d'intégration, des différences notoires opposent les petites
communautés indiennes des îles françaises à celles des îles anglaises. Minoritaires, les
premières conservent leur statut de paria au-delà de l'espace de l'habitation. Devenus
citadins, les Indiens continuent à accomplir les plus basses besognes. Juridiquement, ils
demeurent sujets de l'Empire britannique jusqu'en 1904 et accèderont à la citoyenneté
française grâce au combat mené par Henri Sidan-Barom. Pour les Indiens des Antilles
françaises comme pour ceux des îles anglaises, l'indépendance de l'Inde en 1947 aura pour
conséquence une rupture définitive avec la terre matricielle. Le premier ministre Nehru
demande aux Indiens de la diaspora de choisir entre leur pays d'adoption et la nationalité
indienne, ces derniers choisissent encore une fois de demeurer aux Antilles. Selon V.S.
95-
Singaravélou, Les Indiens dans la Caraïbe, Tome III , Tradition et modernité : contribution à la
géographie de l'adaptation socio-culturelle, p.176.
96- Singaravélou, Les Indiens dans la Caraïbe, Tome I, op. cit., p.199.
Naipaul, l'Indien des Antilles “ se lava les mains de l'Inde à partir de 1947 97 ”. L'Inde réelle
n'est alors qu'une lointaine métropole, pauvre et peu attractive.
Le poète mauricien Khal Torabully résume ainsi la différence entre la traite négrière
et la “ coolie trade ” : “ Le voyage coolie a été un aller-retour virtuel. Celui de l'esclave un
aller-simple sans équivoque
98
”. Cette phrase peut s'appliquer sans conteste à l'espace
caraïbe. Le lourd fardeau qu'eurent à porter les deux groupes issus de deux diasporas généra
rancœurs et griefs mais qu'elles que soient les inimitiés entre Antillais de souche africaine et
Antillais de souche indienne, les uns comme les autres perdent leur continent matriciel pour
être immergés au sein de l'insularité antillaise. Nombreux sont ceux sont qui, pour faire face
à la pauvreté ou par souci de connaître des pays qui leur furent suggérés dès l'enfance, se
tournent vers d'autres espaces. Aux diasporas indiennes et nègres s'articule la migration en
Occident. Elle s'inscrit au cœur du présent ou d'un passé extrêmement récent. Elle perpétue
sur des modes complexes et différents les exodes primordiaux.
IV- Historique des migrations antillaises et pays d'immigration
L'émigration des “ îliens ” des Petites Antilles est dans un premier temps interaméricaine. Dès le XIXe siècle, des travailleurs privés d'emploi — en particulier dans les
territoires anglais et hollandais — s'installent dans d'autres îles caraïbes, principalement à
Cuba, ainsi qu'au Costa Rica, en Amérique centrale et aux États-Unis dont les frontières
9798-
V.S Naipaul, La Traversée du milieu, Paris, Plon, 1994, p.95. (© The Middle Passage, 1962)
Khal Torabully, “ Coolitude ”, Notre Librarie, n° 128, p.61.
restent ouvertes jusqu'en 1924. Nombre d'entre eux participent aussi à la construction du
canal de Panama en 1881 99.
Parallèlement à cette émigration de caractère économique, les colons maintiennent
des liens étroits avec l'Angleterre et la France. Les mulâtres, les Indiens appartenant à des
“ castes ” supérieures et une petite minorité d'Antillais issus des couches populaires
séjournent eux aussi en métropole. Le détour par l'Occident est la condition sine qua non à
la constitution et à la formation d'une élite locale, ainsi qu'en témoigne l'itinéraire de
l'immense majorité des écrivains et intellectuels antillais.
L'émigration comme phénomène de masse commence véritablement à partir de la
seconde guerre mondiale. Plusieurs milliers d'Antillais des îles anglaises sont recrutés pour
servir dans les forces armées britanniques et pour travailler dans les usines d'armement. À la
fin de la guerre, certains restent en Angleterre, d'autres tentent un retour. Confrontés à une
situation économique difficile, au chômage et au surpeuplement insulaire, un grand nombre
prend à nouveau le chemin de l'exil, accompagné par de nouveaux émigrants persuadés de
trouver en Grande-Bretagne une meilleure qualité de vie. La nécessité de reconstruire le
pays et l'expansion économique de l'après-guerre favorisent la demande de main-d'œuvre
extérieure. Sujets de l'Empire britannique et, de ce fait, n'ayant pas besoin de passeport ou
de permis de travail, les habitants des îles caraïbes anglaises sont ainsi encouragés à émigrer.
En 1952, l'émigration en direction des États-Unis est largement compromise par une
restriction draconienne des quotas d'immigration accordés à la population des Caraïbes. La
Fédération des West Indies (1958-1961), destinée à renforcer les liens entre les différentes
îles anglophones et à encourager un développement concerté, est éphémère et ne permet pas
d'enrayer l'exode. Ipso facto, l'Angleterre devient la destination principale de la migration
antillaise. Mais à partir des années cinquante, les gouvernements anglais s'appliquent à
modifier la nature de l'immigration. 1962 est une date charnière : Trinidad et Tobago
99-
Joseph Jos retrace leur parcours dans : Ces enfants perdus de Panama, Association Martinique-Panama,
Fort-de-France, 1988. Le titre de l'ouvrage est inspiré d'une phrase prononcée par Aimé Césaire, à l'Hôtel de
ville de Fort-de-France, pour saluer le retour au pays natal, après soixante ans d'exil, de quelques
Martiniquais. p.134.
accèdent à l'indépendance; le gouvernement conservateur de Macmillan, tout en continuant à
financer des campagnes publicitaires visant à attirer les Antillais en Angleterre, fait voter une
loi qui limite l'émigration. Toujours membres du Commonwealth — que l'on désigne aussi
par le terme “ New Commonwealth ” —, les citoyens des îles caraïbes doivent dès lors
obtenir un permis de séjour accordé en fonction de quotas. La main-d'œuvre antillaise,
devenant juridiquement semblable à n'importe quelle main-d'œuvre étrangère, est ainsi plus
facilement contrôlable.
La migration des Antillais francophones vers la France est plus tardive. Les habitants
des colonies françaises sont eux aussi recrutés par l'armée durant les premières et secondes
guerres mondiales
100,
mais, pour cette dernière, de façon moins massive qu'en Grande-
Bretagne et surtout beaucoup plus brève : l'armistice signée par Pétain en 1940 et la
collaboration qui lui fait suite mettent fin à l'engagement du gouvernement français dans la
lutte contre l'Allemagne nazie. L'occupation des îles par les hommes de Pétain a au contraire
pour conséquence d'isoler la Martinique et la Guadeloupe de la France métropolitaine.
Toutefois, de nombreux Antillais continuent à lutter pour la France libre : certains entrent en
dissidence et rejoignent l'île de la Dominique, d'autres, et notamment les résistants du
bataillon de marche des Antilles, participent à la résistance en territoire français.
L'émigration des Martiniquais et des Guadeloupéens commence à se développer à la
fin des années quarante, la loi de départementalisation va jouer un rôle non négligeable dans
ce processus. Sur proposition d'Aimé Césaire, l'Assemblée Nationale adopte cette loi qui est
votée à l'unanimité par tous les représentants de la nation. La Martinique, la Guadeloupe, la
Guyane et la Réunion, qui avaient jusqu'alors un statut de colonies, deviennent départements
d'outre-mer. L'objectif fondamental de la loi consistait à mettre un terme à la discrimination
coloniale, cet acte revêt une portée symbolique très forte tant pour la formation de la nation
française que pour l'identité des nouveaux départements. À la différence des habitants des
trois départements de l'ex-Algérie française, tous ceux des départements d'outre-mer
100-
Signalons que 50 000 Antillais ont participé à la première guerre mondiale, 60 % y ont trouvé la mort.
(D.O.M.) jouissent des mêmes droits que les citoyens de la métropole; cette citoyenneté
avait déjà été établie près d'un siècle avant la réforme de 1946. La spécificité de la
départementalisation et ses apports consistent à affirmer “ la continuité institutionnelle [...]
désormais appelée à transcender la discontinuité spatiale 101 ”. Jusqu'au début des années
soixante, les départs restent pourtant relativement faibles et concernent essentiellement les
fonctionnaires et les ruraux. La création du BUMIDOM (bureau pour le développement des
migrations intéressant les départements d'outre-mer), en 1961, transforme radicalement le
caractère individuel de l'exil en migration massive et organisée, destinée à une population
sous-qualifiée. Selon Claude-Valentin Marie, le BUMIDOM fonctionne
comme une
“ société de placement de main-d'œuvre 102 ”. Planifiée, la migration antillaise tend à
répondre à un double objectif. Le premier est le suivant : “ assurer la paix sociale aux
Antilles, condition nécessaire pour une mutation économique et sociale, sauvegardant les
intérêts de la Métropole
103
”. La déclaration de Michel Debré, alors ministre de l'Intérieur,
est sans équivoque : “ La conséquence directe de l'arrêt de l'émigration, c'est une situation
révolutionnaire
104
”. Il faut en effet rappeler que les émeutes martiniquaises de décembre
1959 ont attiré l'attention des autorités françaises sur la nécessité de contrôler efficacement
ce peuple susceptible d'engager une lutte pour l'indépendance. Plus classique, le second
objectif répond à l'impératif de la France de se procurer de la main-d'œuvre afin de satisfaire
aux besoins de restructuration du système productif du pays. Parallèlement à la suspension,
en 1974, de l'émigration de travailleurs étrangers, l'exode des Antillais est freiné par un
désengagement progressif de l'État; le BUMIDOM ne prend plus en charge les candidats au
départ. L'abandon total de cette politique est préconisé au début des années quatre-vingt. La
communauté antillaise de France accomplit de fréquents allers-retours entre l'île et la
métropole, lesquels sont liés à de multiples difficultés économiques et sociales, mais le retour
101-
Lilien Legone, “ Naissance de la France du grand large ”, Le Monde, 17-18 mars 1996, p.10.
Claude-Valentin Marie, “ Par de fréquents transbords ”, Migrants-formation, Les originaires d'outremer, questions d'identité, n° 94, Paris, Éd. du Centre National de Documentation Pédagogique, 1993, p.20.
103- Ibidem.
104- Ibidem.
102-
définitif reste très minoritaire 105. Le nombre des expatriés est considérable : 25% des
Antillais vivent aujourd'hui en métropole, une personne sur quatre en région parisienne et
l'exogamie se développe. Au cœur de la France métropolitaine se dessine une “ troisième
île 106 ”.
En dépit des facteurs qui différencient la migration antillaise française de sa voisine
anglophone, de nombreuses similitudes apparaissent. Dans les deux cas, la demande de
main-d'œuvre est encouragée lorsque la puissance (ou l'ex-puissance) coloniale a besoin de
développer son économie et est stoppée lorsque le marché de l'emploi se réduit et que
l'économie commence à stagner ou à régresser. On constate aussi des ressemblances sur le
plan juridique. Les Antillais anglais qui émigrent en Angleterre jusqu'en 1962 et les Antillais
français qui émigrent en France ne peuvent être considérés, d'un strict point de vue juridique,
comme des travailleurs immigrés mais bien comme des citoyens. La citoyenneté ne
“ recouvre pas toutes [les] appartenances. Mais ce n'est pourtant pas un prédicat superficiel
ou superstructurel flottant à la surface de l'expérience ” affirme Jacques Derrida 107. Or, mise
à l'épreuve de l'exil, la citoyenneté s'apparente parfois à un mirage. Le statut juridique des
Antillais ne parvient pas à occulter et à endiguer deux données majeures qui tendent à les
assimiler à la population immigrée : leur situation économique souvent précaire et leur
appartenance à une minorité identifiable. C'est à partir de ces deux réalités concrètes que l'on
peut réellement parler d'immigration antillaise et non de déplacement de la colonie vers
l'Empire ou de département à département. Claude-Valentin Marie analyse en ces termes la
situation française : “ [...] que la réalité des immigrés antillais en vienne sur ce point à
rejoindre celle des populations issues de l'immigration ne résulte donc pas d'une histoire et
encore moins d'une culture commune, mais des rapports qu'entretient la société française
105-
Certains avantages sont accordés aux fonctionnaires antillais nés aux Antilles et résidant en France
ainsi qu'aux “ assimilés-fonctionnaires ” : tous les trois ans, ils peuvent bénéficier d'un aller-retour gratuit;
ils ont la possibilité de regrouper leurs congés annuels et d'obtenir une majoration de traitement de 40 %.
Les Antillais d'origine nés en France métropolitaine peuvent éventuellement accéder à ces “ congés bonifiés
” s'ils prouvent qu'ils ont des ascendants résidant aux Antilles.
106- Alain Anselin, L'Émigration antillaise en France - la troisième île, Paris, Khartala, 1990.
107- Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l'autre, Paris, Éd. Galilée, 1996, p.33.
avec les uns et les autres, par-delà les spécificités nationales et / ou les statuts juridiques
108
”.
L'accueil que la France et l'Angleterre réservent à la population antillaise s'inscrit
dans la continuité d'une politique coloniale qui perdure bien au-delà de l'effondrement de
l'empire britannique et des colonies françaises. Chacune des deux puissances reste en fait
fidèle au credo de sa politique coloniale. À travers le New Commonwealth, l'Angleterre
préserve, économiquement, politiquement et idéologiquement, certaines prérogatives de son
empire sans pour autant accorder de droits juridiques aux populations concernées alors que
la France continue, par sa politique d'assimilation théorique, à entretenir le “ mythe de la
nation homogène
109
” et à diluer, sinon à nier, la spécificité culturelle de la population
antillaise.
En Grande-Bretagne, depuis le vote de la “ Nationality Act ” (1981), les enfants d'immigrés,
dont les parents étaient pour la plupart sujets de l'empire britannique, sont devenus des
étrangers à part entière, ce que Salman Rushdie dénonce avec virulence : “ Pendant neuf
siècles, tout enfant né sur le sol britannique était britannique. Automatiquement. De droit.
Non pas par autorisation de l'État. La Nationality Act a aboli le jus soli.. Dorénavant la
citoyenneté est un cadeau du gouvernement 110 ”. Édouard Glissant résume ainsi la réalité
actuelle et future des enfants d'immigrés antillais en France :
“ [...] l'émigration en France ne connaît jamais le caractère de
contestation massive et de folklore agressif qui sont le fait des Antillais
de Londres. C'est que la volonté d'assimilation du colonisateur est passée
par là. Des mariages mixtes se sont multipliés : les enfants nés de tels
mariages sont voués à disparaître dans le "corps français", laissant ils ne
savent où une part d'eux-mêmes dont ils ne pourront jamais rendre
compte. Ce ne serait certes pas un mal, et il y a même intérêt individuel à
cette dilution, si elle ne laissait l'individu tout tremblant d'il ne sait quelle
108-
Claude-Valentin Marie, op. cit. p. 23.
Ibidem.
110- Salman Rushdie, Patries imaginaires, Paris, Bourgois, 1991, p.151.
109-
exigence non satisfaite. Le sort de la deuxième génération d'Antillais en
France est encore plus inconfortable. Visiblement étrangers, les enfants
de cette génération sont définitivement assimilés à la réalité française. En
aucun cas ils ne pourraient vivre en Martinique ou en Guadeloupe, où la
situation leur deviendrait vite insupportable, pour la raison qu'elle
révélerait leur " différence" d'avec un Français, sans les comprendre
pourtant avec un Nous indifférencié. ”
(D.A p.75.)
La question cruciale des enfants de la “ seconde génération ” se traduit en termes
d'échec scolaire 111 ou, en Angleterre, par des révoltes sporadiques, telles que celles des
“ inner cities ”. Étrangers ou citoyens, les Antillais de France et d'Angleterre forment une
minorité dont les appartenances juridiques, ethniques et sociales divergentes engendrent une
identité problématique étroitement dépendante du passé colonial des pays d'accueil.
La situation de la minorité originaire des Petites Antilles vivant au Canada est
sensiblement différente. Très récente, l'émigration de populations venues majoritairement de
Chine, d'Inde ou des Caraïbes est désignée sous le terme “ second migration ”. Elle
commence à partir de 1962, date à laquelle le “ white Canada policy ” qui favorisait la seule
migration blanche est aboli au profit d'une politique d'accueil non discriminatoire. La
minorité antillaise anglophone qui réside essentiellement à Toronto où elle représente, dans
111-
Michel Giraud, chercheur au CNRS, précise qu'il n'existe aucun véritable “ état des lieux ” de la
scolarité des enfants de migrants originaires des D.O.M. Les enquêtes réalisées dans le cadre de mémoires
universitaires ne s'appuient pas sur des échantillons représentatifs. “ L'Éducation nationale continue à ne pas
livrer d'informations statistiques sur les élèves originaires des D.O.M. résidant en métropole [...] ” écrit-il.
Justifiées par des raisons éthiques visant à ne pas établir de différences entre les citoyens français, ces refus
interdisent une appréhension scientifique de la situation scolaire des enfants de migrants. Quelques
recherches statistiques présentent toutefois des résultats non dénués d'intérêt : les enfants de migrants des
D.O.M. sont, par rapport à la moyenne métropolitaine, sous-représentés dans les lycées d'enseignement
général et technique et surreprésentés dans les lycées professionnels, situation similaire à celle des enfants
étrangers. Il semblerait que le faible niveau social des migrants antillais allié à l'absence de prise en compte
par les enseignants de leur spécificité linguistique — le créole langue maternelle — puisse expliquer
l'insécurité linguistique des apprenants. Enfin, l'expérience migratoire semble transcender celle de la
citoyenneté qui ne se présente pas comme un rempart à l'échec scolaire.
“ Des élèves en quête de reconnaissance - Les jeunes originaires des DOM à l'école de la métropole ”,
Migrants-formation, Les originaires d'outre-mer, op. cit., pp.116-140.
les années quatre-vingt, 3 % de la population dont 75 000 Trinidadiens 112, n'a évidemment
pas émigré pour des raisons liées à la colonisation. Le Canada n'est pas une puissance
hégémonique. La complexité de la situation de la “ second migration ” est associée à d'autres
données géopolitiques. Le pays forme lui-même, de par son histoire, une société issue de la
migration de populations anglaises et françaises. La fragile cohérence nationale du Canada,
pays partagé entre deux populations : la majorité anglophone et la minorité francophone,
influe sur la situation des nouveaux arrivants; ces derniers doivent s'intégrer et se définir au
sein d'un corps social lui-même composite.
Afin d'apporter des solutions à la question québécoise, une commission d'enquête
sur le bilinguisme et le biculturalisme est nommée en 1963. Les autres minorités ethniques
revendiquent alors la prise en compte de leur situation. Quatre rapports sont publiés, le
quatrième volume étant consacré aux “ autres groupes ethniques ”. En 1971, sous
l'impulsion de Pierre Trudeau, l'État définit une politique officielle de multiculturalisme dans
le cadre de laquelle les cultures et langues d'origines des immigrés ou des néo-canadiens
doivent être reconnues, préservées et mises en valeur. Dans les années quatre-vingt, la
politique canadienne sur le multiculturalisme s'institutionnalise. En 1982, toujours grâce au
président Trudeau, une “ Charte des droits et libertés de la personne ” voit le jour. Puis, en
1988, la loi sur le multiculturalisme est adoptée par la Chambre des Communes : “ La
politique du gouvernement fédéral en matière de multiculturalisme consiste à reconnaître
que le multiculturalisme reflète la diversité culturelle et raciale de la société canadienne et
reconnaît la liberté de tous ses membres de maintenir, de favoriser et de partager leur
patrimoine culturel, ainsi qu'à sensibiliser la population à ce fait 113 ”. Selon Fernand Harvey,
112-
Cette population trinidadienne est constituée d'Indiens et de Noirs mais, ainsi que le souligne Cyril
Dabybeen : “ It is not clear how many Indo-Caribbeans are in Canada, simply because Statistics in Canada
label them (for now) as " Blacks ". I am refered to in the Canadian Encyclopedia (Hurtig) as a "Black"
artist." ” , “ Intregation and exile in Indo-caribbean / canadian litterature ”, Les Indes antillaises, op. cit., p.
220. Traduction : “ Il n'est pas évident de savoir combien d'Indo-caribéens vivent au Canada, tout
simplement parce que les statistiques canadiennes les étiquettent (jusqu'à présent) comme des “ Noirs ". Je
suis présenté comme un artiste " noir " dans la Canadian Encyclopedia (Hurtig). ”
113- La Loi sur le multiculturalisme canadien, Guide à l'intention des Canadiens, Ottawa, 1990, p. 13, article
3. (1) pararagraphe a, cité par Neil Bissoondath, Le marché aux illusions, La méprise du multiculturalisme,
Montréal, Éd. du Boréal - Liber, 1995, p.53.
cette loi “ est venue systématiser le statut juridique du multiculturalisme au Canada et
expliciter les quatre grandes orientations définies en 1971 114 ”. Outre ces aspects
institutionnels, la politique multiculturelle se traduit par des manifestations concrètes :
démonstrations culturelles ou folkloriques comme le carnaval antillais
115.
Les Antillais de
Toronto semblent bénéficier de conditions de vie plus avantageuses que ceux vivant en
Europe; ils sont officiellement reconnus en tant que minorité et protégés à ce titre mais
subissent toutefois des manifestations ouvertes ou larvées de racisme et de xénophobie.
Depuis quelques années, la politique du multiculturalisme est très vivement critiquée,
y compris par des étrangers ou des néo-canadiens. De nombreux intellectuels et chercheurs
soulignent ses effets pervers. D'après le politicologue Gad Horowitz, le multiculturalisme
traduit “ the masochistic celebration of nothingness 116 ”; l'écrivain Régine Robin dénonce
quant à elle “ l'épinglage de l'identité 117 ”, tandis qu'Hédi Bouraoui y voit l'émergence d'une
“ troisième solitude 118 ”, laquelle s'ajoute aux solitudes des Canadiens français et anglais. En
1994, suite à la demande de la maison d'édition Penguin Books, Neil Bissoondath a publié
un essai : Selling Illusions, The Cult of Multiculturalism in Canada qui fit grand bruit et lui
valut, semble-t-il, une “ vindicte d'État
119
”. La “ solution ” canadienne ne semble pas
résoudre la double question de l'intégration et du respect de l'altérité des minorités, elle
114- Fernand Harvey, “ Les communautés culturelles et le multiculturalisme : une comparaison des
politiques québécoise et canadienne ”, Métamorphose d'une utopie, Paris, Presse de la Sorbonne Nouvelle,
Éd. triptyque, 1992, p.162.
115- Incontestable manifestation d'une antillanité en exil, les carnavals antillais sont cependant traités
différemment selon les pays. Le Canada officialise cette pratique et la pare des atours du multiculturalisme.
Le “ Caribana ”, festival plutôt trinidadien, a lieu fin juillet. Il attire une foule immense, certaines personnes
viennent des États-Unis. Le carnaval de Londres se déroule au cœur même des quartiers antillais tandis que
celui de Paris se déploie en dehors des quartiers à forte densité antillaise.
116- Cité par Michel Tétu, “ L'opposition hybridité / métissage et patrie / nation dans le contexte
pluriculturel du Canada ”, Métamorphoses d'une utopie, op. cit. pp.157-158. Traduction : “ La célébration
masochiste du néant ”.
117- Régine Robin, “ Sortir de l'ethnicité ”, Ibidem, p.27. Dans La Québécoite, l'écrivain évoquait la
ghettoïsation : “ DES GHETTOS / DES CLIVAGES / CHACUN SA LANGUE / SA COMMUNAUTÉ /
CHACUN SON QUARTIER / SON DÉPUTÉ / SES GÂTEAUX, SON JOURNAL, SA RELIGION. / SON
FOLFKLORE SES POMPONS. / CHACUN SON HISTOIRE. / SEULS / À PART / NOUS. EUX. VOUS. /
”. Le Roman mémoriel, op. cit., p.133.
118- Hédi Bouraoui, “ La troisième solitude ”, Métamorphoses d'une utopie, op. cit., p.175.
119- Selon les propos de Lise Bissonnette, Préface à l'édition française, Le Marché aux illusions, op. cit.,
p.11.
essentialise l'identité et exacerbe les racines ethniques et culturelles. Valorisé mais non
transmissible, le pays natal qui survit au cœur de chaque immigré ne parvient à s'inscrire
harmonieusement au sein de la géographie mentale du pays d'accueil.
L'émigration antillaise dans les trois pays occidentaux que nous venons d'évoquer a
profondément modifié le paysage humain insulaire, cela est particulièrement vrai pour les
Antilles françaises qui ont, au fil des ans, perdu une fraction importante de leur population.
Les migrations ont aussi eu pour effet de maintenir ou de renforcer les liens entre l'ancienne
métropole coloniale et les îles et, pour la migration antillaise au Canada, de créer de
nouvelles relations avec l'extrême-nord américain, élargissant ainsi l'espace relationnel des
Antillais.
La migration en Occident relève d'une actualité toujours vive. Conquête, traite
négrière et “ coolie trade ” s'inscrivent dans une mémoire collective dont la littérature fouille
les traces, déchiffre les silences. Ces exils fondateurs investissent les territoires du roman et
de la poésie, s'écrivent, entre la mémoire et l'oubli.
PREMIÈRE PARTIE
MÉMOIRES D'EXILS
“ La mémoire n'est pas un héritage, mais une conquête
”
Alix Emera
INTRODUCTION
La “ découverte ” de l'Amérique participe d'une mémoire lointaine dont l'inscription
dans le présent, ravivée par sa commémoration, a parfois éraflé des cicatrices toujours vives.
C'est en leur qualité de poète que Saint-John Perse et Glissant, loin de tout désir de
commémoration ou de dénonciation et bien avant les fastes d'un épisode que la France a
baptisé “ rencontre des deux mondes ”, ont évoqué cet épisode fondateur. Vents et Les
Indes s'appellent et se répondent, dans un jeu d'échos parfois contradictoires. En quoi ces
poétiques dessinent-elles l'image d'un rêve ? Quelles pulsions de départ traduisent-elles ?
Peut-on toujours parler de poétique et d'esthétique lorsqu'une littérature tente de rassembler,
chaotiquement et fragmentairement, les souffrances de ceux qui traversèrent la mer ?
Aucune œuvre n'est intégralement consacrée à l'écriture de la traite négrière, c'est en cela
que l'écriture apparaît fragmentaire. Aimé Césaire, Édouard Glissant, Caryl Philipps et
Derek Walcott ont intégré cet épisode dans des textes qui évoquent d'autres pans de
l'histoire antillaise, d'autres souffrances — notamment celles de l'esclavage. Il nous paraît
toutefois légitime de questionner les modalités d'expression de cet innommable de la
déportation, de cerner son effectuation littéraire. La littérature peut-elle, empruntant d'autres
voies et modulant d'autres voix que celles des historiens, dévoiler la mémoire et l'oubli ?
La perte liée à l'arrachement au continent africain se prolonge avec l'esclavage. À ces
fardeaux de l'homme noir, Aimé Césaire répondra par un mot : la négritude, instrument de
révolte et de libération. Faut-il, une fois encore, retracer le cheminement de la négritude
césairienne à laquelle les critiques ont consacré tant d'ouvrages ? La lecture que nous nous
proposons de faire, tentera, à la suite de Daniel Delas 120, de penser la dimension “
racinienne ” de la négritude, en particulier sa volonté de “ racinement ” à une matrice :
l'Afrique. Nous prolongerons cette réflexion à travers, d'une part, l'évocation des liens
concrets entre les écrivains antillais et le continent africain et, d'autre part, l'étude de trois
romans féminins, publiés entre 1976 et 1982 : Heremakhonon, Une Saison à Rihata et
Juletane. Les relations entre une jeune femme antillaise et un homme africain seront le fil
directeur de notre analyse. La quête qui conduit à des séjours à valeur initiatique se poursuit
aussi sur d'autres modes, plus directement liés à l'imaginaire et à la mémoire. C'est autour du
concept de trace que nous appréhenderons les œuvres d'Édouard Glissant, essentiellement
Le Sel noir, Le Quatrième siècle, Pays rêvé, pays réel et La Case du commandeur, d'André
Schwarz-Bart : La Mulâtresse solitude 121, de Simone Schwarz-Bart : Ti-Jean L'horizon
122
et de Maryse Condé : Les Derniers Rois mages. La trace s'imprime dans une poétique, celle
du texte-paysage glissantien; elle sillonne aussi sous les pas du Nègre-marron tandis qu'une
figure historique, le roi Béhanzin, qui fut exilé en Martinique à la fin du XIXe siècle, devient
icône d'un passé qui embrasse les deux pôles d'une relation : l'Afrique et les Antilles. Ces
deux pôles sont essentiellement ceux de la littérature francophone. V.S. Naipaul, Shiva
Naipaul et Neil Bissoondath se réfèrent quant à eux à un autre continent : celui de leurs
ancêtres indiens. Le romancier Ernest Moutoussamy constitue à cet égard une exception
dans le paysage littéraire francophone. De l'Inde réelle aux West-Indies, L'Inde se donne à
lire à travers une mémoire partielle. Les écrivains indo-antillais remontent-ils eux aussi la
trajectoire de l'arrachement ? Peut-on parler d'indianité ? Quelle est l'Inde dont ils gardent le
souvenir ? À l'heure où “ L'Indien ” devient personnage de fiction dans les textes des
Daniel Delas, “ Le pourrissement de la racine ou l'échec d'une poétique. Lecture de Moi, laminaire...
d'Aimé Césaire ”, Convergences et divergences dans les littératures francophones, Paris, L'Harmattan, 1992,
pp.121-133.
121- André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1983 (© 1972)
122- Simone Schwarz-Bart, Ti-Jean L'horizon, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1981, (© 1979)
120-
romanciers martiniquais de la jeune génération — Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant —,
il importera enfin de s'interroger sur ce qu'implique la représentation de l'autre. Si la
littérature est destinée à laisser une mémoire à la postérité, quelle mémoire de “ L'Indien ”
nous lèguent les fictions ?
Les Antillais, quelles que soient leurs origines, sont fils de ceux qui traversèrent.
Cette première partie de l'étude s'appliquera à penser ces traversées.
CHAPITRE 1
TRAVERSÉES
I- Poétiques du “ nomadisme envahisseur ”
L'œuvre de Saint-John Perse, Vents, est publiée pour la première fois en 1946 alors
que le poète vivait depuis six ans aux États-Unis. Quatre chants où se mêlent plusieurs
époques et paysages composent le texte. Denis de Rougemont constate : “Vents me paraît
bien plus américain qu'Anabase n'était asiatique. J'y verrais même la meilleure description de
l'essor des États-Unis dans l'espace et dans le temps, si le sujet n'était plutôt le principe
animique, ou lyrique, que l'aventure et l'invention du Nouveau Monde ont illustré d'accidents
séculaires
123
”. Le poème ne peut se réduire à la seule aventure de la colonisation du
“ Nouveau Monde ”; il évoque aussi, en synchronie, différentes périodes de l'histoire
américaine.
Les Indes, publié en 1956 sous le titre : Les Indes : poèmes de l'une et l'autre terre,
est formé de six chants. Le texte respecte la chronologie de l'histoire et les trois premiers
chants : “ l'Appel ”, “ Le Voyage ”, “ La Conquête ” renvoient à la genèse des Amériques
conquises. Outre ces différences structurelles, Vents et Les Indes illustrent aussi deux façons
de lire et d'écrire cette histoire. Selon Jean-Louis Joubert, Glissant “ écrit ostensiblement
pour rivaliser avec le Saint-John Perse deVents qui célébrait la glorieuse aventure des
inventeurs d'Amériques 124 ”. Ces deux textes dévoilent une mémoire de la conquête, celle
que Glissant, dans Poétique de la Relation, qualifie de “ nomadisme envahisseur ” et définit
ainsi : “ [ il a ] pour but de conquérir des terres, par extermination de leurs occupants [...] il
ne ménage pas ses effets, c'est une projection absolu vers l'avant : un nomadisme en flèche ”
(p.24).
123-
Denis de Rougemont, “ Saint-John Perse et l'Amérique ”, Honneur à Saint-John Perse, Paris, Gallimard,
1965, pp.126-130.
124- Jean-Louis Joubert, “ Missives, numéro spécial intitulé Afrique noire, Caraïbe, Océan Indien :
littératures francophones, Paris, 1992, pp.71-74. Article cité par Alain Baudot, Bibliographie annotée
d'Édouard Glissant, Toronto, Éd. du GREF, 1993, p.637.
Dans l'œuvre de Saint-John Perse, à l'origine du départ est le vent. Figure récurrente
du poème dont il constitue le principe dynamique, le vent emporte les hommes hors de leur
territoire : “ C'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde, / De très grands
vents en liesse par le monde, qui / n'avaient d'aire ni de gîte, [...] ” (O.C., p.179). “ Les
vents sont forts ! Les vents sont forts ! ” proclame aussi le poète (p.193). Une impérieuse
nécessité accompagne le chant. Toute sédentarité est interdite à l'homme qui doit tenter une
aventure démesurée où l'orgueil et l'ubris seront ses seuls guides : “ Et qu'un mouvement
très fort nous porte à nos limites, et au-delà de nos limites ! ” (p.193). L'homme d'action,
l'homme vivant ne peut demeurer sur les territoires de l'Ancien Monde. La vraie science et la
pure connaissance sont ailleurs. Une odeur de poussière et de mort s'exhale des
bibliothèques qui ne contiennent que “ leurre ” et “ livres tristes, innombrables, sur leur
tranche de craie pâle...” (p.186). Au savoir inutile des livres anciens doit se substituer celui,
neuf et encore inexploré, de la terre nouvelle : “ Bible d'ombre et de fraîcheur dans le
déroulement des plus beaux textes de ce monde ” (p.199). La mort guette le sédentaire : “ "
Et si l'homme de talent préfère la roseraie et le jeu de clavecin, il sera dévoré par les chiens "
” (p.193).
Si l'aventure coloniale préfigure un monde nouveau, elle s'adresse aussi à des
hommes nouveaux qui ne doivent leur noblesse qu'à leur seul courage et non à leurs titres.
Ceux que désigne le premier chant sont “ les hommes sans naissance et les cadets sans
majorat, avec les filles de licence et les filles d'Église [...] ” (p.184). Figures altières, ils sont,
au chant III, “ hommes de fortune menant, en pays neuf, leurs yeux fertiles comme des
fleuves ” (p.219). Un mouvement ascendant accompagne leur progression : “ Les cavaliers
[...] montaient ”, “ ils s'arrêtaient [...] sur les gradins de pierre ”, “ la montée des eaux ”, “ la
tête haute ”, “ les plus hautes marches ”, “ ils émergeaient, la lèvre haute ” (chant III). Le
doute et l'incertitude sont honnis : “ [...] les tentations du doute seraient promptes / Où vient
défaillir le Vent... Mais la brûlure de l'âme est la plus forte, [...] ” (p.195). Glissant fait état
de la faiblesse des hommes d'aventure. Ces derniers ont certes répondu à “ L'appel ”, titre du
premier mouvement du poème, et entendu le son des “ lyres d'airain et de vent ”, la “ voix
sur la plage [qui les] somme encore de partir ” (Indes, pp.69-70), mais ils n'en demeurent
pas moins en proie au doute et à la peur. Ils ne sont pas des surhommes comme dans l'œuvre
de Perse. Les marins dont Glissant se fait le héraut souffrent d'avoir brisé leur sédentarité,
leur voyage est celui d'une interminable attente où “ les heures ne peuvent fuir ” (p.81),
attente ponctuée parfois par la mort : “ L'on a couché, ce jour, un des nomades sur la
planche oblique, quel est-il ? ” (p.86).
Dans les deux poèmes, les grands conquérants ne sont presque pas nommés. Seul le
nom de Colomb apparaît à deux reprises dans Vents. Il est aussi présent dans le prélude au
“ Voyage ” et Glissant nomme également “ Pizarre ” et “ Cortez ” dans “ La Conquête ”,
mais il parle surtout au nom de la masse des marins, au nom des anonymes qui prirent la
mer; il les désigne par des substantifs génériques : “ marin ”, “ navigateur ”, “ mousse ”,
“ errant ” ou “ nomade ”. Seul le dernier mouvement du poème, intitulé “ La relation ”,
rendra hommage aux découvreurs :
“Alors ! crions les Précurseurs et ceux qui prirent d'autres
mers au sas de leurs folies
Leurs noms furent omis, mais n'ont-ils pas ce droit de
paraître à la fin, lorsque la ville hiberne,
Eux qui les premiers firent sur la carte la marque de leurs
gants ? ”
(p.127)
Pourtant, dès le prélude de “ L'Appel ”, Glissant bouscule la chronologie et évoque
“ le père Labat ”, “ ce nègre prophète qu'il fit fouetter à sang ” et “ Toussaint Louverture ”
(p.67). L'introduction anachronique de ces figures historiques, la mention de la torture
imposée aux esclaves, interdisent toute idéalisation de la découverte, toute commémoration
de sa mémoire officielle. Le premier voyage porte déjà en germe son lot de massacres,
d'humiliations et de violences que les chants suivants se chargeront de révéler.
Le poète de Vents mêle lui aussi plusieurs temps et son chant s'adresse à tous ceux
qui firent le voyage vers l'ouest et, au-delà, à toutes catégories de conquérants, pionniers ou
nomades. Saint-John Perse est fils de ces hommes de conquête, “ successeur de Colomb ”
selon Claudel 125. Citant un fragment de Chronique (O.C.,
p. 394), Glissant dira que Saint-
John Perse “ avoue sa tribu : " Prédateurs, certes ! nous le fûmes " ” (I. P., p.116). Vents
s'inscrit en effet dans la tradition des poèmes de la conquête. Il fait écho à la Pérégrination
de Fernão Mendes Pinto et plus encore aux Lusiades du poète Camoens. Dans sa quête de
découverte, le poète rencontre aussi Pessoa et son hétéronyme Alvaro de Campos qui
revendiquent leur appartenance à la race des navigateurs. À la différence de Pessoa, il
appartient toutefois à un monde de nomades sans nation qui ne réclame aucune
reconnaissance pour son action violente, qui ne rattache à aucun territoire le privilège de la
conquête. Pessoa aura pris soin, dans Message (1934), d'affirmer la spécificité du
nomadisme portugais, de revendiquer comme sienne “ cette Magie qui invoque les Lointains,
les appelant à l'histoire 126 ”. Son œuvre porte trace de la supercherie d'Amerigo Vespucchi;
elle désigne une histoire tronquée au regard de la mémoire portugaise. Saint-John Perse,
s'élève, altier, au-dessus des querelles de pavillons. Ainsi, le chant III salue tous les
conquérants : “ des hommes dans le temps ont eu cette façon de tenir face au vent ” (Vents,
p.218). Suit une longue énumération de ces hommes d'Amérique, dans laquelle sont
facilement identifiables certains personnages de l'histoire officielle : “ hommes d'échanges et
de négoce ”, “ grands Réformateurs ”, “ grands Protestataires [...] ”
mais ces derniers
côtoient des personnages qui ont couleur de rêve, tels ces “ hommes sans dessein — de
ceux-là qui conversent avec l'écureuil gris et la grenouille d'arbre, avec la bête et l'arbre sans
usage ” (p.220) ou encore ces énigmatiques “ tatoueurs de reines en exil ” (p.225).
Paul Claudel, “ Un poème de Saint-John Perse : Vents ”, (O.C., pp.1121-1130)
Fernando Pessoa, Message, “ Colomb et les siens ”, Paris, Éd. Bourgeois, 1988, p.133. Pessoa
(re)construit l'histoire des conquêtes portugaises, édifie une mémoire culturelle qui se veut fondement de la
mémoire nationale. Rendons-lui grâce en citant l'intégralité du poème : “ D'autres viendront à posséder /
Tout cela que nous devrons perdre. / D'autres pourront bien trouver / Tout cela qui, lors de nos découvertes /
fut trouvé, ou ne fut pas trouvé, / Selon ce qui fut déterminé. / Mais ce qui leur demeure étranger / C'est cette
Magie qui invoque les Lointains, les appelant à l'histoire. / Et c'est ainsi que leur gloire / Est la stricte
auréole délivrée / Par une lumière d'emprunt. ”
125126-
Pour les deux poètes, le rêve, l'imagination et le désir sont aussi à l'origine du départ
et accompagnent la conquête. Saint-John Perse se plie à la toute-puissance du songe, il
s'inscrit en cela dans la lignée de Colomb : “ Et comme celui qui a morigéné les Rois,
j'écouterai monter en moi l'autorité du songe ” (p.185). Une dualité du songe et de l'action
parcourt le poème, mais le songe doit être dépassé au profit de l'action. Quels que soient
leurs cupides désirs de “ richesses et de titres ”, les conquérants du Nouveau Monde
demeurent, au Chant III, “ grands Itinérants du songe et de l'action ” (p.217). Dans Les
Indes, c'est plutôt le désir qui constitue un des principes dynamiques du poème. Ce désir
commence par mettre la conscience en rapport avec l'absence et fonde l'aspiration à la terre
nouvelle qui est pulsion jamais assouvie. L'aventure coloniale reste pure folie et la raison est
vaine : “ Inde ! ce fut ainsi, par votre nom cloué sur la folie que commença la mer ” (p.72).
Ni la mort ni l'attente ne parviennent à rompre l'enchantement qui lie l'homme à l'objet de
son désir. Le désir guide aussi le conquérant dans le chant “ La Conquête ”. Celui-ci aspire à
posséder la terre-femme, à lui ravir ses richesses, à la faire servante et amante des siens. Il la
personnifie, s'adresse à elle en une longue supplication et tente de la convaincre de se livrer
aux conquérants : “ Venez sur le rivage de votre âme ! Tendez vos trésors à vos
conquistadores ! ” (p.92). Son désir de possession ne souffre aucun rival : “ Ces hommes,
pour vous avoir, je les tuerai jusqu'au dernier ! C'est fait, voici leur sang ” (p.94). Ainsi
meurt Atahualpa, dernier empereur Inca, dernier résistant à l'entreprise coloniale espagnole,
étranglé sur ordre de Pizarro. Mais la terre-femme, murée dans son éternité, oppose une
muette résistance. À travers cette allégorie de la conquête, Glissant renouvelle et renverse le
mythe mexicain de la “ Chingada ” ou de la “ Malinche ” : femme violée par les conquérants
et responsable, dans l'imaginaire populaire, de la vulnérabilité de l'identité mexicaine. La
violence du nomadisme conquérant réduit la terre-femme à l'état d'objet mais ne dissout pas
son opacité, pas plus qu'elle ne parvient à épuiser le désir fondateur de ce dernier. En effet,
c'est moins la réalisation concrète du désir — la possession de l'objet convoité — qui est ici
en jeu que la sauvegarde du rêve qu'il porte en lui. Ainsi, les Indes, au cœur du conquérant,
demeurent Indes à l'horizon de ses rêves inassouvis et la terre conquise continue à coïncider
avec le rêve initial : “ Et si les Indes ne sont pas de ce côté où tu te couches, que m'importe!
/ Inde je te dirai. Inde de l'Ouest : afin que je regagne mon rêve ” (p.97).
Saint-John Perse n'évoque pas la relation aux natifs, sinon peut-être à travers cette
allusion sibylline : “ Mais la chair étrangère hantait d'un goût d'oronge et d'amanite ces
hommes nés, aux Chrétientés, de chair plus blonde que chair d'alberges et de pavies...”
(Vents, p.218). Faut-il voir dans cette chair étrangère connotée négativement la chair des
Indiens conquis, alors que la chair européenne, couleur de pêche et d'abricot, serait, elle,
connotée positivement ? Quelle que soit la réponse, les conquérants de Vents ne se heurtent
pas à d'autres hommes qui semblent ne pas même exister, mais à l'espace, à la terre
américaine dans son déroulement infini. L'homme ne peut s'y mouvoir que comme
conquérant, banni, exilé et étranger. C'est sans doute la raison pour laquelle l'homme du
Nouveau Monde subit aussi l'épuisement du vent. Au seuil du Chant IV, les vents cessent et
l'homme est condamné au retour : “ ... Nous reviendrons un soir d'Automne, avec ce goût de
lierre sur nos lèvres; avec ce goût de mangles et d'herbages et de limon au large des
estuaires ” (p.241). Le conquérant de Glissant ne revient pas mais fait souche en terre
nouvelle. À la terre-femme qu'il a réussi à faire plier sans parvenir à la posséder, il formule
cette menace prophétique : “ Je sais là-bas un peuple, dont je ferai commerce; que j'attellerai
à ta mamelle ” (Indes, p.100).
Alors que la poésie persienne loue la grandeur des conquérants et leur liberté
nomade, celle de Glissant inscrit aussi la tragédie de la traite négrière au cœur de l'œuvre.
Les conquérants offrent au monde européen un nouveau monde, leur “ nomadisme en
flèche ” en brise l'harmonie et le dépeuple de ses habitants. La traite négrière s'inscrit dans la
logique implacable de la conquête des Amériques : “ C'est un massacre ici (au réservoir de
l'Afrique) afin de compenser le massacre là-bas ” écrit Glissant (p.101). La déportation, en
laquelle plusieurs écrivains antillais voient l'origine de leur peuple, devait être écrite pour
donner asile à la mémoire.
II- La traite négrière : la mémoire et l'oubli.
1- Une littérature de la déportation ?
Il est difficile de dater précisément les débuts d'une écriture de la traite négrière.
Aimé Césaire fait souvent allusion à la traversée, mais pour le poète de la négritude cet
épisode n'est pas perçu comme l'acte premier de l'histoire antillaise. Il n'a pas pour ambition
d'articuler son projet poétique à partir de la traite, cette dernière est tout de même présente,
son importance est pressentie. L'émergence d'une littérature produite par des écrivains qui,
selon l'expression de Glissant, ont conscience d'être “ fils de ceux qui survécurent ” (Indes,
p.110) est contemporaine de l'analyse du fait négrier. Sa reconnaissance en tant
qu'événement inscrit dans une longue durée fut probablement une réalité non négligeable,
toutefois Glissant estime que “ jusqu'à présent [en 1996], on n'a pas vraiment réalisé ce
qu'était la traite des Nègres
127
”. Écrire la traite négrière n'est pas seulement rendre
hommage aux morts, ériger une légende des victimes qui sauve la mémoire brisée et
occultée, c'est aussi exorciser les fantômes du passé et leur tenace inscription dans le
127-
Fort intérieur avec Édouard Glissant, émission radiophonique réalisée par France-Culture, 29 sept.
1996.
présent, se faire le témoin d'une tragédie que l'on a pas vécu directement. L'écriture doit
tenter de dire un Événement qui, par son ampleur et son irréversibilité, est, selon
l'expression du philosophe Paul Ricœur, “ uniquement unique 128 ”. Cet Événement est
constitutif de l'identité de la communauté antillaise d'origine africaine dans ses dimensions
ethniques, culturelles et sociales. Sa déflagration résonne dans le présent, hante l'inconscient
des créateurs. Ces derniers doivent fouiller une mémoire meurtrie, s'interroger sur leur
propre identité de peuple né de la traite et écrire aussi en leur propre nom : celui de
descendants de déportés. Glissant semble être à l'origine d'une écriture de la traite négrière.
À partir des Indes, toute son œuvre — poèmes, romans et essais — accordera une
importance capitale à la traversée, s'appliquant à la dire et à penser les modalités de son
expression; expression qui se heurte aux relations entre l'histoire et sa représentation, aux
problèmes du silence et de l'amnésie.
Pour Paul Ricœur, récits historiques et récits de fiction ont en commun une
“ identité narrative ”. Ils ne sont pas une simple transcription de l'expérience ou de
l'événement mais participent de la même “ opération ”, laquelle est soumise à la narrativité
129.
C'est grâce à la médiation de la narration que la temporalité peut être dite. Questionnant
la fictionnalisation de l'histoire, Ricœur soutient que c'est “ l'imaginaire qui empêche l'altérité
de sombrer dans l'indicible ”. Par un phénomène de sympathie, l'historien est amené à se
projeter dans le passé, à faire comme s'il avait vécu dans ce passé, à se “ figurer que...”; “ cet
entrelacement de la fiction à l'histoire n'affaiblit pas le projet de représentance de cette
dernière, mais contribue à l'accomplir 130 ”. L'écriture littéraire pose le problème, inverse
mais corollaire, de l'historicisation de la fiction, laquelle s'appuie nécessairement sur
l'histoire. “ Le récit de fiction imite d'une certaine façon le récit historique ” sans pour
autant se confondre absolument avec l'histoire, sans se placer sur le même plan qu'elle mais
128-
Paul Ricœur , Temps et récit 3 - Le Ttemps raconté, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1985, p.341.
Ibidem, p.336.
130- Ibidem, p.346.
129-
en pratiquant la “ vérissimilitude 131 ”. Le principe de la vérissimilitude implique de se référer
à des faits. Quelle histoire convoquer ? Quels livres consulter ? Les Indes, Le Sel noir et Le
Quatrième siècle refusent de puiser aux sources officielles que sont les livres de bord des
navires négriers. L'oubli, placé au cœur même de la création, est la première urgence à
questionner. L'Intention poétique résume ainsi la dialectique de la mémoire et de l'oubli :
“ L'arrachement à la matrice, voilà donc où commence à suppurer
l'oubli, non, la mémoire déracinée, l'être dessouché de ses vies, la mer
blanche jour après jour impossible mais toujours là. Mer à traverser,
entre le réel et le souvenir. Un peuple en proie au vertige d'oubli. [...]
Or le réel n'est pas au-delà : il veille en l'imminence menacée de l'être.
La mer est en toi. C'est à toi de rejoindre, par-dessus l'oubli. [...]
Dévoilement. Durable, patiente, lourde pesée, quand l'être se projette
par-delà lui-même, dans le passé raturé qui n'est que blancheur
paralysante du présent.
Pesée vaine, tant que solitaire : non armé du vœu de tous. Nécessaire,
même si tu rames seul sur la mer à passer. Nous passâmes tous la mer,
tous doivent se souvenir. ”
(I.P., pp.188-189)
Se souvenir, donc, seul, sans que la communauté ne relaie la parole et l'écriture, sans
appuis mémoriels. Glissant congédie les chroniques coloniales et les listes qui taisent la
souffrance des déportés, qui ne sont d'aucune utilité : “ Sur le bateau négrier le seul livre est
du livre de compte qui porte sur la valeur d'échange de l'esclave ” écrit l'auteur de Poétique
de la Relation (p.17). Il se refuse à ouvrir les registres de la déportation. Ces registres, en
effet, occultent les épisodes les plus odieux. Ils ne sont souvent que paroles de bourreaux
ordinaires, sinistres branchages de l'histoire officielle.
A contrario, l'écrivain antillo-américain Caryl Philipps a choisi d'aborder la traite
négrière en l'inscrivant dans la visée de la “ vérissimilude ”. Il consacre la troisième partie de
131-
Ibidem, p.343.
La Traversée du fleuve (1993) à la trajectoire effectuée par un bateau négrier parti de
Liverpool pour rejoindre la côte africaine du Vent avant de gagner l'Amérique. Ce chapitre
forme une longue analepse qui vient éclairer les origines des personnages principaux,
descendants des captifs africains. L'auteur s'inspire du Journal of a Slave Trader du capitaine
John Newton, écrit au XVIIIe siècle, dont il adopte le style et la structure pour créer le
journal fictif du capitaine John Halmilton. D'un ton parfaitement neutre, dépouillé de toute
implication personnelle, de toute aversion ou sympathie envers la cargaison, le jeune
capitaine évoque sa difficile quête de “ marchandises ”. Les captifs sont décrits par leurs
seules valeurs physiques — immédiatement transcrites en valeur marchande — et désignés
par les numéros qui leur sont attribués. Cette écriture impersonnelle alterne subtilement avec
des lettres d'amour pleines de lyrisme que le jeune homme adresse à son épouse qui l'attend à
Liverpool. L'amoureux y révèle une âme pure, romantique et nostalgique. Relation
épistolaire et livre de bord forment deux écritures de l'extrême, jettent mutuellement l'une
sur l'autre une étrange lueur où se reflète et se renforce l'horreur de la traite négrière,
l'absolu déni d'humanité infligé à des êtres humains par cette âme immaculée pour laquelle
les valeurs humaines s'abolissent aux frontières de l'Europe. Le journal se clôt sur
l'embarquement de trois captifs : “ Un homme tranquille s'est approché. Lui ai acheté deux
grands et vigoureux garçons ainsi qu'une fille de fière allure. Je crois que mon négoce, pour
ce voyage, est arrivé à son terme ”(p.149). Ces mêmes phrases figurent, en italiques, à
l'incipit et à la clôture du roman dans deux passages où s'énonce, fragmentaire et brisée par
la douleur, la mémoire du père qui a vendu ses enfants au négrier. Dans le passage final, les
trois enfants portent les mêmes prénoms que les personnages principaux du roman qui,
chacun à des époques différentes, poursuivent leur chemin dans le monde. Le père écoute,
par-delà les siècles de séparation, par-delà le lancinement de la honte, la voix de ses enfants :
“ Un chœur aux multiples voix continue à grossir. Et j'espère que parmi
ces voix de survivants je pourrai de temps à autre entendre celle de mes
enfants. De mon Nash. De ma Martha. De mon Travis. De ma fille Joyce.
Tous. Blessés mais résolus. C'est seulement s'ils cèdent à la panique qu'ils
se briseront les poignets et les chevilles contre les instruments du
capitaine Halmilton. Un père coupable. Toujours à l'écoute. Il n'y a pas
de chemins tracés dans l'eau. Pas de panneaux. Pas de retour. J'ai perdu
la tête. Les récoltes n'avaient rien donné. J'ai vendu mes enfants bienaimés. Lui ai acheté deux grands et vigoureux garçons ainsi qu'une fille
de fière allure. Mais ils sont parvenus sur la rive éloignée du fleuve, avec
amour. ”
(p.213)
Ainsi, les fils de survivants deviennent-ils, grâce à cette superposition des différents
pans historiques de l'histoire noire-américaine, eux-mêmes survivants de cette tragédie. En
choisissant de dire la traite négrière par l'intermédiaire du journal du capitaine, Phillips
contourne l'indicible de la déportation. La parole des captifs reste silencieuse mais le
discours final du père les inscrit dans une histoire tissée de souffrances, d'amour et d'espoir.
La parole poétique est infiniment plus complexe et ambiguë, tant dans son
élaboration que dans sa réception. Frôlant l'indécence, elle est acculée aux risques de la nonréception. Qui voudrait entendre, alors que le monde n'a cessé de charrier son lot de
déportations, massacres et génocides, une voix qui remonte d'aussi loin. C'est peut-être la
raison pour laquelle l'écrivain barbadien Edward Brathwaite ne parvient pas véritablement à
dire la déportation. The Arrivants, sous-titré A New World Trilogy, n'évoque pas
directement la traversée, mais pointe douloureusement l'arrachement et l'oubli. Ses vers se
font brefs, lapidaires. Une plainte s'en échappe :
“ How long
how long
O Lord
O devil
O fire
O flame
have we walked
have we journeyed
to this place 132 ”
C'est entre les lignes que se lit la brisure, c'est à travers les anaphores que se dit la
souffrance. Au cœur de ses poèmes, Glissant apostrophe ses détracteurs, secoue la bonne
conscience d'une humanité oublieuse de ses crimes. Il affirme brutalement : “ J'ai fait la liste,
la strophe dure, de ceux qui furent sur l'océan de mort, et voici qu'on me dit : " Liste de
rustre, sans mesure ! ... Histoire ancienne, sans levain ! Parole et chant sans profondeur ni
ombre " ” (Indes, p.109).
À ces paroles opiniâtres fait écho, dans Le Sel noir, une
confrontation entre les négateurs de la tragédie négrière et le poète : “ Et ils m'ont dit : Ce
chant n'est pas de poésie, / oyez / C'est parabole et chose d'alentour. — Ont-ils compté / Les
strophes que la mort chante au-devant de / nous ? Ont-ils / Seigneurs sans glèbe, vu la face
de ce feu, qui / palpitait ? / Ils m'ont dit c'est mensonge, et l'univers triste leur / ment ”
(p.110). L'écriture est indissociable d'un questionnement éthique portant sur sa légitimité
même. Dans quelle mesure l'écrivain — fût-il descendant de déportés — peut-il créer du “
Beau ” à partir de l'horreur ? “ Parole non garante. Un peuple ne souffre pas la géhenne de
son transbord tout simplement pour que ta voix s'accorde ” dira encore Glissant (D.A.,
p.19).
À ces écueils qui entravent la parole, s'ajoute la question de la responsabilité de
l'Afrique qui se répercute, souvent douloureusement, dans les textes littéraires, lesquels
oscillent entre la peinture d'une Afrique victime du viol européen et celle d'un continent
vendant sa propre chair. Césaire développe la métaphore du viol : “ [...] L'Afrique / saigne,
ma mère / L'Afrique s'ouvre fracassée à une rigole de vermines, / à l'envahissement des
spermatozoïdes du viol. ” (Et les Chiens..., p.96). Glissant décrit pour sa part l'éclatement de
la solidarité familiale et sociale laminée par la traite : “ Tout le pays a été dragué, les mères
132-
The Arrivants, A New World Trilogy, Oxford University Press, 1988, p.9 ( © Rights of Passage, 1967).
“ Combien de temps / combien de temps / Oh mon Dieu / Oh diable / Oh feu / Oh flamme / avons-nous
voyagé / depuis ce lieu. ”
ont vendu leurs enfants, les hommes leurs frères, les rois leur sujet, l'ami vend son ami, pour
le rhum sans canne. Et ainsi ils achetaient la mort avec la monnaie de mort. Pour pouvoir
rouler, oui, dans la mort de rhum. Ou simplement pour ne pas embarquer sur le bateau. Pour
ne pas être obligé de faire le six-centième dans le parc ” (Siècle, p.33). Dans ces
appréhensions de la responsabilité africaine se lisent deux postures face à l'Afrique sur
lesquelles nous reviendrons ultérieurement. La mise en scène de Caryl Phillips et le lancinant
appel du père, sont sans doute la manière la plus sobre et la plus douloureuse de sonder les
relations américano-africaines.
Écrire la diaspora des origines est une entreprise bordée d'écueils. “ Comment dire la
cale négrière ? Comment dire cette peur qui défait l'être, ce vertige sur l'inconnu à mesure
que la rive s'éloigne et que seul s'élève à travers les suintements de la coque le murmure
froid des profondeurs marines ? ” s'interrogent Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant 133.
Comment faire entendre la voix captive qui, dans la cale négrière, ne fut pas émise ?
Comment dire cette parole tue et tuée lorsque les captifs avalaient leur langue pour se
suicider ? L'écriture, contournant la mutité du créateur et la surdité du récepteur, est
attentive à une rumeur située dans une zone infra-langagière. Elle laisse éclater les cris de la
cale qui vont se couler dans la voix et les voix déjà codifiées pour énoncer l'indicible. Elle
profile une poétique du cri.
2- Le cri de la cale.
Aimé Césaire, dans le Cahier d'un retour au pays natal, est le premier poète antillais
qui, haranguant son peuple : “ cette foule criarde si étonnamment passée à côté de son cri ”
(p.8), comprend l'ampleur du cri de la cale. Il lui permet de remonter vers le présent et laisse
sa clameur en briser le silence et l'inertie :
133-
Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., p.32.
“ J'entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les
hoquettements des mourants, le bruit d'un qu'on jette à la mer... les abois
d'une femme en gésine... des raclements d'ongle cherchant des gorges...
des ricanements de fouets... des farfouillis de vermines parmi les
lassitudes... ”
(p. 39)
Dire la cale négrière, c'est énumérer la cacophonie de chants lugubres, accomplir une
lente et profonde anamnèse où le souvenir vacille, où la parole suspend son élan, ainsi qu'en
témoigne la ponctuation. Le cri sourd pourtant, âpre et accusateur, pour fonder une parole
de révolte, pour refuser l'hypocrisie de la surdité : “ Nous vomissure de négrier / Nous
vénerie de Calebars / quoi ? Se boucher les oreilles ? Nous, soûlés à crever de roulis, de
risées, de brume / humée ! [...] ” (p.39). Le Rebelle, qui s'identifie aux captifs, refuse aussi
ses propres faiblesses et lâchetés : “ O mes membres de mur bousillé / vous n'éteindrez pas
de fatigue et de froid, / mon cri fumant mon cri intact d'animal pris au piège. ” (Et les
Chiens... p.121)
Cette première expression du cri permettra que les hurlements de la cale s'intègrent à
la poésie antillaise, dessinent une poétique. Dès L'Intention poétique, Édouard Glissant
pressent l'importance d'une poétique fondée sur le cri, seul rempart contre le silence, seule
garante de l'émergence d'une littérature. Questionnant l'impossibilité d'écrire liée à
l'impossibilité de bâtir une nation, il perçoit que la stérilité de l'écrivain doit être combattue
par la conquête d'une histoire et la constitution d'une mémoire collective dont le peuple
antillais demeure privé. Retourner à la source de cette histoire perdue exige de revenir au cri
collectif pour empêcher qu'il ne “ tombe en décri 134 ” :
“ Des cris que nous avons poussés depuis plus de trois siècles, de ce
charroi de matières vivantes qui semblent sans fin s'engouffrer dans une
134-
Maurice Blanchot, L'Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p.86.
bouche de néant, faire un tri systématique, afin de dégager peut-être ce
qu'il a manqué au cri pour devenir parole. ”
(I.P., p.192)
Le Discours antillais persévère dans cette exploration. La septième introduction —
“ À partir du cri ” — dit la nécessité de “ Quitter le cri, forger la parole ” (p.19). La quête
du cri vise ainsi à construire une parole qui en constitue le dépassement. Poétique de la
Relation s'ouvre aussi sur le rappel de la traite négrière. Le sens du navire négrier est relu et
recomposé par l'auteur qui précise encore la poétique du cri qui s'en échappe : “ Le ventre
de cette barque te dissout, te précipite dans un non-monde où tu cries. Cette barque est une
matrice, le gouffre matrice. Génératrice de ta clameur ” (p.18).
Les romans s'efforcent aussi aussi d'accomplir le “ cri de poésie ”. La Case du
commandeur évoque la traite négrière dans son premier chapitre intitulé “ traces du temps
d'avant ”. Les personnages du temps présent traquent la trace du premier cri. Un cri articulé
en un mot mystérieux, “ Odono ”, désignant à la fois un personnage (celui du même nom qui
serait débarqué en Martinique vers 1715) et l'indicible réalité de la déportation. Il erre dans
le présent sans que son sens ne soit donné, il marque du sceau de la folie les personnages qui
en sont les dépositaires et sa lancinante mémoire se ramifie en opacités non élucidées. Ce cri
désigne et tisse une chaîne qui unit personnages du passé et personnages du présent. Le
poète Derek Walcott, dans son oeuvre The Star-Apple Kingdom, suggère lui aussi une
tentative de communication avortée entre ceux de la cale et leurs descendants. L'unique
possibilité d'accéder à l'autre semble également être le cri : “ Next we pass slave ships. Flags
of all nations, / our fathers below deck too deep, I suppose, / to hear us shouting. So we
stop shouting [...]
135
” (p.22).
Le cri de la cale appelle la reconstitution poétique de l'antre duquel il s'échappe : “ Il
me semble que notre projet littéraire se noue au ventre même de la bête : dans l'antre du
135-
Traduction de C. Malroux : “ Après on passe les négriers. Pavillons de tous pays, / nos pères en bas,
sans doute trop au fond / pour entendre nos cris. Alors on s'arrête de crier [...] ”
bateau négrier. C'est de si loin qu'il faut venir ” dit Glissant 136. La cale du bateau négrier est
pourtant peu décrite. Césaire suggère un accouchement violent et destructeur : “ [...] le
négrier craque de toutes part... Son ventre se convulse et résonne... L'affreux ténia de sa
cargaison ronge les boyaux fétides de l'étrange nourrisson des mers ! ” (Cahier, p.61). Il
imagine que la “ négraille ” prend les commandes du négrier, se dresse face à ses
oppresseurs, l'anaphore “ debout ” scande les étapes de la rébellion. Chez Glissant, les mots
rencontrent l'amnésie et l'indicible : “ Cela se nomme d'un nom savant dont je ne puis me
souvenir, mais dont les fonds marins depuis ce temps ont connaissance, sans nul doute ”
(Indes, p.109). Le chant IV de ce recueil est entièrement consacré à la traite. Son rythme
diffère de celui des chants précédents : le verset est remplacé par une prose beaucoup plus
dense, une “ prose dure ” (p.104). Benoît Conort, dans un article intitulé “ Le Chant de
mort ”, — titre du chant IV — constate qu'à “ la brisure du vers [est substituée] une seule
coulée, comme si à l'insoutenable violence faite à l'homme le poète ne pouvait opposer que
le rempart lisse d'un discours où rythme et syntaxe coïncident
137
”. Contre les intolérables
sévices subis par le captif, le poète dresse une forteresse de mots reliés par une grammaire
“ mortuaire ” où la parole se fait aride. Les œuvres qui évoquent la cale négrière, cette
coquille de mort fermée sur elle-même, arrachent à son univers concentrationnaire des
fragments, des bribes et des morceaux d'un réel épars qu'elles recomposent chaotiquement.
Elles suggèrent la fatigue extrême et la dégradation des corps par des images de
putréfaction; elles nomment l'agonie atroce et les excréments : “ the shit, the moaning
138
”
(Kingdom, p.48). Elles désignent la mort infâme où s'abolit la dignité de l'homme. Dans cet
espace réduit à un non-lieu, le temps chronologique est brisé; passé, présent et futur se
figent en un même temps immobile, celui du néant et de la mort : “ Toute la nuit, par le
hublot, il voit passer la lame, elle le conduit le jour d'après dans la ronce du jour d'avant [...]
136-
“ Entretien du CARE avec Édouard Glissant ”, Revue CARE n° 10, Paris, Éd. Caribéennes, avr. 1983,
p.17.
137- Benoît Conort, “ Le chant de mort ”, Horizons d'Édouard Glissant, Paris, J et D éditions, 1990, p.63.
138- Traduction de C. Malroux : “ La merde, les gémissements. ”
” écrit Glissant (Indes, p.106). Il parle au nom d'une masse anonyme dont l'identité est
restée sur les rivages africains. Il individualise cependant les hommes à travers l'énonciation
et la répétition de leurs tortures et agonies : “ Un d'eux, qui profitant d'une mégarde des
chiourmes, tourne son âme vers la mer, il s'engloutit. Un autre abâtardi dont le corps est
sans prairie, sans rivière, sans feu. Un qui meurt dans sa fiente consommée à la fétidité
commune. Un qui sait sa femme enchaînée près de lui : il ne la voit pas mais il l'entend
faiblir. Et Un qui sait sa femme nouée au bois là-bas d'un négrier : il ne la voit pas mais il
l'entend partir ” (p.108). À défaut de donner un nom à chacun des déportés, entreprise
impossible, dire les “ uns ” qui sont autant de “ Un ” — dont il faut noter la majuscule —
permet de refuser la massification et la banalisation de l'horreur. Fondamentale pour
l'historien, la question des chiffres ne traduit pas la souffrance. L'énumération de Glissant,
sourde litanie des “ Un ”, rappelle à la postérité, ainsi que le faisait Elie Wiesel à propos de
la Shoah, que plusieurs millions de déportés c'est Un plus Un plus Un...
Derek Walcott évoque lui aussi la masse des captifs à laquelle le poète, écrivant la
tragédie de la traite négrière, s'intègre : “ We were the colour of shadows when we came
down / with tinkling leg-irons to join the chain of the sea, / the silver coins multiplying on
the sold horizon, 139 ” (Omeros, p.206) . Les captifs pleurent leur humanité perdue qui réside
dans les objets qui firent leur quotidien : la lance du chasseur, le panier du tisserand, la
calebasse cassée...
Dépositaires d'une mémoire raturée, les personnages des romans de Glissant et en
particulier ceux du Quatrième siècle, de La Case du commandeur et de Tout Monde gardent
la lancinante obsession de ce que, paradoxalement, ils n'ont jamais su, de ce qu'ils ne
parviennent à comprendre ou du moins à élucider. À cet égard, Le Quatrième siècle ouvre la
voie, non du cri, mais de la parole et surtout du dialogue. Un dialogue qui se noue entre
Papa Longoué, descendant du premier Longoué, et Mathieu Béluse, descendant du premier
139-
“ Nous étions la couleur des ombres quand nous sommes descendus / traînant des fers tintinnabulants
pour nous lier avec les chaînes de la mer / en échange des monnaies d'argent qui se multipliaient sur le
traître horizon [...] ”
Béluse. Les deux ancêtres furent captifs à bord du navire Rose-Marie. L'histoire de la traite
négrière, première étape de la souffrance nègre, s'énonce dans le ressassement de ses
épisodes les plus marquants. Longoué dévoile, Mathieu questionne, parfois contredit. Il
s'agit d'approcher le passé qui sans cesse se dérobe, de lui redonner forme par la parole, de
construire une genèse à travers ces deux personnages d'ancêtres opposés tout autant que
complémentaires. Précise et alerte, la parole du vieux Longoué transmet le passé mais se
brise sur son irréductible opacité : “ Ouvre tes registres, bon, et tu épelles les dates, mais
moi tout ce que je sais c'est le soleil qui descend en grand vent sur ma tête [...] avant hier est
un soupir, hier est un éclair, aujourd'hui est si vif dans tes yeux que tu ne le vois pas. Car le
passé est en haut bien groupé sur lui-même, et si loin, mais tu le provoques, il démarre
comme un troupeau de taureaux, bientôt il tombe sur ta tête plus vite qu'un cayali touché à
l'arbalète. ” (Siècle, p. 213). Anamnèse à travers laquelle s'articule la quête de tout un peuple
dépossédé que poursuit inlassablement Glissant : “ nous revivons dans un remuement
indistinct ces douleurs et cocasseries qui nous accassèrent dans notre transbord ” écrit-il
dans La Case du commandeur (p.17). La mort des captifs durant la traversée est pour les
personnages la mort primordiale, celle que l'on revit sans trêve. Elle est, telle une obsédante
réminiscence, la première des quatre morts de Longoué dans Tout Monde : “ La présence de
la cale était pour lui la plus forte, plus encore que l'invocation de ce qu'il appelait le Pays
d'avant, parce que dans la cale avaient mélangé toutes les odeurs que sa mémoire amassait,
avait amassées, amasserait encore par-delà ses quatre morts ” (p.91).
L'écriture de la cale négrière transmet des fragments de douleur, des éclats de vérité.
Elle effleure l'incompréhensible, l'irrecevable. Comment dès lors forger des lieux de mémoire
? Où commémorer la mémoire de la traite ?
3- De l'ex-île de la mémoire au cimetière marin.
La Maison des esclaves de l'île de Gorée, que l'Unesco a intégrée comme élément du
patrimoine de l'humanité, est-elle un faux lieu de mémoire ? Le fait que cette Maison n'était
peut-être pas une esclaverie mais une “ banale ” demeure de maîtres où vivaient des esclaves
abolit-il sa dimension mémorielle ? Le rétablissement de la vérité historique rencontre peutêtre ici une forme de spoliation : spoliation d'un site où s'imbriquent, en un étroit nœud
gordien, passé africain et passé antillais.
Au fil de toute son œuvre, Glissant n'aura eu cesse de rappeler à la postérité la valeur
emblématique de l'île de Gorée, de pénétrer, en nous suggérant de le suivre, dans l'île de la
mémoire. Un poème de Boises lui est entièrement dédié, le poète y désigne un captif
anonyme : “ Il n'eut d'espace de héler dépassement, ayant drivé entre rive et haut bord, dans
l'île d'amarrage où les rêves d'hier tuent au garrot les rêves de demain ” (Sel, p.149). Île où
s'effacent le temps et l'espoir, mais île d'amarrage de la souffrance et de la mémoire. Gorée,
perle noire dans l'archipel que dessine le recueil Fastes :
“ Halez, frères, halez la plus haute tempête
Jamais nous ne viendrons à la lucarne éblouie
Nos corps ne lustreront jamais le sable noir
Quand même nous rêvons deçà la barre d'écumes
140
”
Gorée ne survivra peut-être pas à la postérité. Elle préfigure toutefois,
fantasmatiquement, la mer de la déportation. Elle participe du cri de naissance d'un peuple
spolié qui se heurte sans répit au silence éternel de ceux qui n'ont pas gagné l'autre rive, de
ceux dont la présence s'est effacée avec “ le sillon du bateau sur l'océan ” (Siècle, p.57) et
qui furent engloutis dans les profondeurs sous-marines.
La mer est indissociable de la traite. À la suite des premières conquêtes portugaises,
un nouveau genre littéraire voit le jour, celui des récits de naufrages rassemblés au XVIIIe
siècle sous le titre História trágico-marítima. Dans la littérature antillaise, nul monstre marin,
140-
Édouard Glissant, “ Gorée ”, Fastes, Toronto, Éd. du GREF, Collection Quatre-Routes, 1991, p.18.
ni récit de naufrage. Les monstres sont les négriers et la mort qui serait provoquée par le
naufrage réel du bateau est moins effroyable que la tragédie de l'arrachement. Par son
immensité et ses dimensions insoupçonnées, la mer s'oppose en apparence à la cale négrière.
Cernant le navire, elle le transforme en univers concentrationnaire duquel il est impossible de
s'échapper, ainsi parachève-t-elle l'enfermement du captif. Elle le sépare à tout jamais du
pays premier; elle relie deux espaces qui ne soupçonnent pas encore leur présence
réciproque. C'est la mer sans fin, la mer de la déportation et de l'oubli que Glissant évoque
dans Le Sel noir : “ Voyez, la mer m'a déporté vers la journée fertile, / ô de si loin encore je
progresse avec les flots vers / cette absence et cette face ” (p.76). Puissance maléfique, elle
réclame son lot de sacrifices : “ J'ai vu la mer froide qui roule, attend, s'apaise / Elle prend
dans sa chair le vieux dictame, la chair jeune / comme offrande, chose due, au sacrifice de
l'autan ” (p.88-89). Elle est cimetière marin sans métaphore aucune, peuplée de requins,
“ arène aux requins sourds ” prêts à dévorer le captif. Le Rebelle d'Aimé Césaire s'écrie :
“ Oh, mes amis, il suffit : je ne suis plus que pâture; / des squales jouent dans mon sillage ”
(Et les chiens... p.79). C'est aussi la mer du silence, “ docile ”, complice des crimes perpétrés
sur ses eaux que dénonce l'ouverture du poème “ Carthage ” (Sel Noir, p.85). Pour croire
aux crimes de l'histoire, il faut des traces tangibles : retourner la terre, exhumer les charniers
et les corps des suppliciés. La mer semble interdire toute enquête, garantir l'éternelle
impunité du crime, exclure toute possibilité de donner une mémoire à ceux que la
déportation a tués. Pourtant, dans la poésie de Césaire, au cri de la cale répond la rumeur
qui s'échappe des fonds marins :
“ une rumeur de chaînes de carcans monte de la mer...
un gargouillement de noyés de la panse verte de la mer...
un claquement
de feu un claquement de fouet, des cris d'assassinés...
... la mer brûle
ou c'est l'étoupe de mon sang qui brûle ”
(Et les chiens..., p.150)
Chaînes et carcans échoués au fond des eaux témoignent de la présence d'une trace
frêle mais tangible de la traite et de la déportation. Ils en sont les résidus impalpables autant
qu'indestructibles. Ils attestent la mort occultée des captifs. Jetés par dessus bord lorsqu'ils
meurent, ainsi que le prouvent les chroniques des négriers, les captifs, après l'interdiction
officielle de la traite, sont massivement sacrifiés par les équipages qui continuent de
pratiquer la traite clandestinement et préfèrent se délester de leur cargaison plutôt que de la
céder aux autorités. La plupart des écrivains font tous allusion à ce pan obscur du réel. C'est
à partir de l'exploration des fonds sous-marins que Walcott, dans son poème “ The Sea Is
History ”, congédie l'amnésie, restitue aux déportés et à leurs fils la dimension historique qui
leur était refusée, substitue aux monuments traditionnellement dédiés aux victimes une
parole testamentaire :
“ Where are your monuments, your battles, martyrs ?
Where is your tribal memory ? Sirs,
in that gray vault. The sea. The sea
has locked them up. The sea is History [...]
but where is your Renaissance ?
Sir, it is locked in them sea sands
out there past the reef's moiling shelf,
where the men-o'-war floated down; 141 ”
(Kingdom, pp.48-50) .
Le poète devient le juge et l'accusateur des crimes sous-marins, de l'histoire engloutie
dont il piste les signes. Avec la volonté de rompre l'aveuglement, il interpelle son lecteur,
l'exhorte à plonger dans la mémoire meurtrie : “ strop on these goggles, I'll guide you there
141-
Traduction de C. Malroux : “ Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ? / Où est votre
mémoire tribale ? Messieurs, / dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer / les a enfermés. La mer est l'Histoire
[...] / mais où est votre renaissance ? / Monsieur, elle est enfermée dans ces sables marins / là-bas au large du
socle tourmenté du récif / où sombraient les vaisseaux [...] ”
myself
142
” (p.50). Il forge une mythologie des origines qui se présente comme une
véritable cosmogonie; il se confond à la faune sous-marine, se mêle aux monstres fabuleux
renvoyant aux débuts de l'humanité. Les morts engloutis sont arrachés à l'oubli, deviennent
partie intégrante du paysage marin où sont inscrits à jamais les fondements de l'histoire
antillaise et, au-delà, ceux de tous les peuples issus de la traite négrière.
Glissant partage avec Walcott une même vision de cette histoire immergée. À partir
de l'analyse de Brathwaite : “ The unity is sub-marine ”, il propose l'interprétation suivante :
“ Je ne traduis, quant à moi, cette proposition, qu'en évoquant tant d'Africains lestés de
boulets et jetés par-dessus bord chaque fois qu'un navire négrier se trouvait poursuivi par
des ennemis et s'estimait trop faible pour soutenir le combat. Ils semèrent dans les fonds les
boulets de l'invisible ” (D.A., p.134). Poétique de la Relation enrichit la lecture des “ boulets
de l'invisible ” qui deviennent signes précurseurs de la Relation, éléments premiers d'une
solidarité antillaise qui procède du drame de la traite et dont dépend l'avènement de
l'histoire. “ Racines dérivées ”, les boulets ancrent les morts dans les profondeurs marines
qui préfigurent une terre à venir. La mer de la souffrance est alors mer de la naissance d'un
peuple; elle n'est gouffre d'oubli que pour ceux qui ne veulent pas voir.
Écrire la traite négrière, bâtir une parole à partir d'une catastrophe historique dont
nulle chronique ne saurait rendre compte, dévoiler ce que l'historien ne peut faire sentir, telle
est sans doute une des tâches monumentales entreprises par ces écrivains. Face à
l'anéantissement, le verbe est assigné à dire ce qu'aucune parole n'est apte à signifier.
L'écriture antillaise sculpte une mémoire contre l'oubli, nouent mémoire et oubli, se fait ellemême lieu de mémoire, monument, dans son sens étymologique de perpétuation du
souvenir. Elle répercute en échos démultipliés les cris des victimes. Ce faisant, elle investit
aussi le lecteur d'une mission de réception, lui rappelle que le passé creuse une trace
éternellement présente. Elle s'adresse à ceux qui ne savent pas, à ceux qui périrent et à ceux
qui survécurent à l'enfer du navire négrier pour devenir esclaves.
142-
Traduction de C. Malroux : “ mettez ces lunettes de plongée / je vous guiderai moi-même. ”
4- Brisures d'appartenance.
La cale du bateau expulse un homme détruit qui, exhibé sur le marché de chair
humaine, deviendra esclave. Aimé Césaire évoque le marché aux esclaves :
“ Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes;
que les pulsations de l'humanité s'arrêtent aux portes de la nègrerie; que
nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes
tendres et de coton soyeux et l'on nous marquait au fer rouge et nous
dormions dans nos excréments et l'on nous vendait sur les places et
l'aune de drap anglais et la viande salée d'Irlande coûtaient moins chers
que nous [... ] ”
(Cahier, pp.38-39)
Pour la première fois dans l'histoire de la littérature antillaise, le Cahier assimile
l'esclavage à la mise à mort de l'homme. Il en ponctue obstinément les étapes. En deçà des
“ pulsations de l'humanité ”, l'esclave est aussi moins qu'un animal. Il n'est plus que matière
fécale. Cette réalité qui obsède l'imaginaire de l'écrivain est reprise par Simone SchwarzBart. Man Cia, dans Pluie et vent sur Télumée miracle, se heurte aussi à l'incompréhensible
de l'esclavage : “ [...] le temps où les boucauts de viande avariée avaient plus de valeur que
nous autres, j'ai beau y réfléchir, je ne comprends pas...143 ” Le marché aux esclaves est
également évoqué dans la poésie d'Édouard Glissant, en particulier dans Les Indes où est
décrite l'arrivée du bateau négrier :
143-
Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée miracle, Paris, Éd. du Seuil, coll. Point, 1980, p.190.
“ Cet enfant monte au plus haut de la terre, il voit sur l'horizon grossir la
cargaison [...] Allons! les crieurs paradent sur les tréteaux, ils débitent la
vie; les marchands s'empressent; le doux enfant glisse au bas du sentier,
abandonnant l'espace d'annonciation. Il ne sait, l'adolescent guetteur de
futur, qu'il y aura d'autres criées pour le malheur des prophéties [...]
(p.109)
Aucun lyrisme dans ce passage qui scande les étapes de la vente des esclaves en
décrivant la scène avec une sorte de recul, de hauteur, s'appliquant à cerner les mouvements
des acheteurs sans même évoquer ceux des esclaves. La mise à mort ontologique de
l'homme est ici évoquée par une simple phrase : “ ils débitent la vie ”. Nous retrouvons dans
ce poème l'histoire des origines, le dévoilement d'un mythe fondateur à travers la
terminologie religieuse : “ l'espace d'annonciation ”, “ le malheur des prophéties. ” Dans Le
Quatrième Siècle, Glissant évoque brièvement le marché aux esclaves mais en focalisant très
différemment son point de vue. Il décrit les impressions du futur Longoué qui échappera à
l'esclavage en devenant un Nègre marron, le marché n'est pas ici épreuve initiatique mais
simple formalité qui n'aura pas de résonances dans la vie du futur marron :
“ Au marché, il avait donc suivi, dans une sorte de rêve, le mouvement.
La pluie qui reprenait ses à-coups. Des femmes, blanches et rosies. Des
hommes, importants. Les malins, les têtus, les avares. Un objet en or
échangé contre un jeune garçon. Le crissement des robes traînées dans la
boue. Les cris des marchands, les grands gestes, le tonnerre aigu des
centaines de voix, la face vide, muette, de ceux qui le regardaient encore,
attendant sa décision. Mais il était attaché en compagnie de deux
hommes et de trois femmes; près de lui, l'autre semblait haler aussi deux
femmes. Seuls attachés dans tout le lot et tenus à l'écart, neuf bêtes déjà
marquées devant lesquelles la foule ne s'arrêtait pas, pressée d'arriver
aux occasions, au marchandage, à l'acquisition. Il vit passer la foule. ”
(p.56)
“ Migrant nu ”, selon l'expression de Glissant, l'esclave est dans une situation
d'étranger absolu. Il est contraint de travailler pour le profit du maître, les outils qu'il utilise
ne lui appartiennent pas, le fruit de son travail lui échappe et ne lui permet pas de fonder un
rapport signifiant avec la terre qu'il fait fructifier. Il est donc placé dans une situation
d'aliénation qui résulte des opérations de dépersonnalisation qu'il a subies lors de la capture,
pendant la traversée maritime et lors de sa vente. Meillassoux, dans son Anthropologie de
l'esclavage, résume la situation de l'esclave au processus suivant : désocialisation,
décivilisation et dépersonnalisation
144.
Cette dépersonnalisation fonctionne aussi bien en
aval qu'en amont puisque le rapport de filiation l'unissant à ses ancêtres a été rompu, ce qui
empêchera tout rapport de filiation l'unissant à ses enfants qui seront eux aussi des déracinés
et des étrangers. Le processus de reproduction naturel est brisé : les esclaves hommes jouant
le rôle d'étalon. Le personnage de Béluse dans Le Quatrième Siècle tient son nom de la
fonction qui lui a été dévolue : “ C'est pour le bel usage [...] ” (p.166). Il représente pour
Marie-Nathalie, la femme du propriétaire de l'Habitation l'Acajou, l'étalon rêvé qui devrait lui
permettre de peupler la plantation. Les femmes esclaves refuseront souvent d'enfanter afin
de ne pas donner de nouveaux esclaves au maître.
Dans ce contexte de perte totale
d'identité, d'absence d'espoir dans le futur, la mort apparaît comme la seule issue pour de
nombreux esclaves. “ Rappelons-nous que
les premières générations d'esclaves traités
cherchaient parfois la mort pour revenir en Afrique. L'au-delà se confondait avec le pays
perdu ”, écrit Glissant (D.A., p.124).
Ce lancinement d'Afrique gît dans la mémoire des descendants des déportés, perdure
par-delà les siècles. La tragédie de la traite négrière a coupé physiquement les esclaves et
leurs descendants de la terre d'origine. Elle a laminé de nombreux liens concrets les unissant
à l'Afrique. D'un point de vue anthropologique, des coutumes africaines survivent, dans la
musique — le tambour africain donnera naissance au tambour créole, le “ gros ka ” — dans
les gestes quotidiens, dans l'oralité et l'art du conte. La blessure de la perte reste ouverte et
144-
Claude Meillassoux, Anthropologie de l'esclavage, Paris, P.U.F. 1986, p.100.
les racines coupées sont douloureuses. La négritude, dont Aimé Césaire fut un des initiateurs
et un des plus fervents poètes, exprime une revendication de racines, une volonté de mettre
fin à un exil séculaire qui est désir d'ancrer son appartenance dans un continent longtemps
nié par la colonisation et reconquis par l'imaginaire poétique.
CHAPITRE 2
LA NÉGRITUDE CÉSAIRIENNE ET
LE
“ RACINEMENT ” EN AFRIQUE
I- Les fondations d'une appartenance nègre
Le terme “ négritude ” apparaît en 1939 dans Le Cahier d'un retour au pays natal
mais il est déjà présent, dès 1934, dans un article de la revue L'Étudiant noir créée par Aimé
Césaire, Léon Gontran Damas et Léopold Sédar Senghor. Confrontés à une civilisation
occidentale profondément raciste qui érige ses valeurs en valeurs absolues et nie le colonisé,
ces étudiants entendent lutter contre l'aliénation et l'assimilation. La couleur de leur peau et
leur situation de colonisé fonctionnent comme un puissant dénominateur commun qui
transcende leurs diverses appartenances nationales au profit d'une même appartenance
raciale dont ils revendiquent la dignité. Aimé Césaire affirme :
“ [...] nous avons pris le mot nègre comme un mot-défi. [...] C'était un
peu une réaction de jeune homme en colère. Puisqu'on avait honte du mot
nègre, eh bien, nous avons repris le mot nègre. 145 ”
Ils réhabilitent ainsi le terme ou, plus précisément, détournent l'insulte en inversant
son sens. Mais la seule appartenance raciale ne permet pas de se définir, ni de fonder un
discours politique ou poétique. Dans la France de l'entre-deux-guerres où la négritude voit le
jour, le Noir n'est pas seulement méprisé en raison de la couleur de sa peau, ce sont aussi
son histoire et sa culture avilies par la colonisation qui sont dépréciées et caricaturées. À ce
propos, les descriptions des différents peuples “ nègres ” que l'on peut lire dans un ouvrage
intitulé : Les Merveilles des races du monde, publié à la même époque et destiné à de futurs
instituteurs français, sont édifiantes. L'avant-propos brosse un rapide tableau de la “ race
Noire ” : “ [...] la plus proche de la nature, — brutale, solide dans sa taille bien prise, la face
145-
René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, Paris, Seghers, 1980, (entretien avec Aimé Césaire),
p.76. Les termes qui apparaissent en italiques dans le texte original sont présents en caractères gras lorsque
nous utilisons nous-mêmes les italiques.
et le crâne en bélier, le nez écrasé, l'œil bestial et la chevelure crépue, dispute à l'invasion
blanche ses villages, ses chasses, ses libertés. 146 ”
Les Dahoméens sont ainsi jugés : “ Ils mangent prodigieusement et dorment profondément,
si bien qu'il faut parfois en venir à la violence pour les tirer de leur sommeil. Au point de vue
moral, les Dahoméens sont les plus astucieux et les plus hypocrites des Nègres; mais ils sont
malhabiles dans leurs mensonges. Ils révoltent par leur insensibilité et leur insouciance. 147 ”
Face à cette bestialisation de l'homme noir que véhiculent les discours des voyageurs
européens et qu'officialise la culture “ savante ”, les jeunes fondateurs de la négritude
rattachent leur identité à un territoire — l'Afrique —, à une histoire, à une culture. Pour le
fils de la culture sérère qu'est Léopold Sédar Senghor, cette appartenance dans ses
différentes significations est moins problématique que pour l'Antillais Césaire. Ce dernier ne
sait rien de l'Afrique qu'il découvre à Paris. En marge de ses études à l'École Normale
Supérieure, il lit L'Histoire de la Civilisation Africaine de l'ethnologue allemand Frobénius,
œuvre qui réhabilite la grandeur historique et culturelle du continent africain, contredit la
théorie hégélienne qui considère l'Afrique comme Terra Incognita sans histoire, sans culture.
L'influence de Léopold Sédar Senghor est déterminante pour le jeune Césaire : “ En la
personne de ce jeune aristocrate sérère, affable et distingué, aux lunettes cerclées d'écailles,
il découvre l'Afrique ”, écrivent Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore
148.
Grâce à
Senghor, Césaire aborde une Afrique plus concrète. Sa pensée, nourrie par des philosophes
qui brisent la toute-puissance du rationalisme cartésien — Nietzsche, Bergson — et par les
psychanalystes allemands — Jung, Freud — se forme également par la lecture d'écrivains
français dont l'écriture bouleverse les normes établies et opère une révolution poétique :
Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes. “ La philosophie et la poétique
césairiennes de la négritude — car les deux sont ici difficilement dissociables — se
146-
Les Merveilles des races du monde, Paris, Hachette, pp. I-II. La date de publication est manquante dans
l'ouvrage que nous possédons mais les indications paratextuelles indiquent qu'elle se situe peu après la
première guerre mondiale.
147- Ibidem, p.240.
148- Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire le Nègre inconsolé, Paris, Syros, 1993, p.34.
nourrissent du courant moderniste de la pensée occidentale ” précise Daniel Delas
149.
Si
Césaire lit les auteurs noirs-américains — Mac Kay, Langston Hugues, Countee Cullen —
et s'intéresse également au Jamaïcain Marcus Garvey, leur influence apparaît toutefois moins
déterminante. Les rencontres d'intellectuels et, plus précisément, les “ vendredis de René
Maran 150 ”, initiés par l'auteur de Batouala sur lequel nous reviendrons, ne retiennent pas la
présence du jeune homme qui fuit les mondanités parisiennes pour se consacrer à l'écriture.
Le Cahier d'un retour au pays natal, œuvre fondatrice de la négritude, est un texte
d'appartenance; Césaire y revendique avant tout son appartenance à la caste des humiliés,
toutes origines et couleurs confondues :
“Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serai un
homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas ”
(p.20)
Chaque catégorie est rattachée, par le tiret qui la relie au mot “ homme ”, à
l'humanité en général. Césaire exprime ici sa solidarité d'Antillais colonisé avec toutes les
minorités en souffrance. Il a soin aussi de démarquer radicalement son peuple des peuples
africains conquérants et drapés de splendeur : “ Non, nous n'avons jamais été amazones du
roi du Dahomey, ni princes de Ghana avec huit cents chameaux, ni docteurs à Tombouctou
Askia le Grand étant roi, ni architectes de Djenné, ni Madhis, ni guerriers. Nous ne sentons
pas sous l'aisselle la démangeaison de ceux qui tinrent la lance ” (p.38). Une cascade de
propositions négatives définit l'appartenance antillaise qui existe dans ce vide et ce non-être
laissés par la traite négrière et l'esclavage. Ni l'Afrique des origines, ni l'Afrique réelle ne sont
la matrice principale du poème. Certains chercheurs ont comparé le Cahier... à la grande
149150-
Daniel Delas, Aimé Césaire, Paris, Hachette, 1991, p.23.
Ibidem, p.19.
tradition orale africaine, d'autres ont identifié et discuté la présence de mythes africains, tels
les mythes dogons, dans cette œuvre. Dans le cadre de notre recherche, nous préférons
appuyer notre analyse sur l'étude de la thématique du Cahier... et nous interroger tout
d'abord sur son titre. Quel est le pays natal vers lequel le poète appelle à un retour ? Si l'on
se fonde sur la biographie de l'auteur, la réponse est sans nulle doute la Martinique. En effet,
Césaire est rentré en Martinique durant l'été 1936 or il rédige la première ébauche du
Cahier... entre 1936 et 1938, laquelle semble contenir de nombreuses allusions
personnelles 151. Elle est éditée par la revue Volontés, de la page 23 à la page 51, au mois
d'août 1939; quelques jours plus tard Aimé Césaire et sa femme Suzanne retournent
s'installer en Martinique 152. Dans cette optique, la première version serait née d'une prise de
conscience effectuée lors du premier retour — constatation de l'extrême déliquescence de
son pays — et préfigurant le retour définitif. Cette hypothèse s'appuie sur ce que M. a M.
Ngal nomme le “ réalisme ” et le “ pittoresque ” 153 du Cahier... dans lesquels l'intention
poétique rencontre la volonté de témoigner d'une négritude — le fait d'être nègre — avilie
par le colonialisme. Or l'œuvre ne contient évidemment pas de “ pacte autobiographique ”,
de plus “ la subjectivité d'Aimé Césaire, certes exprimée par le JE omniprésent, est en
quelque sorte transcendée vers la figure générale du poète, du peuple martiniquais en même
temps que de tous les "damnés de la terre", de sorte que le poème apparaît comme une
fiction
154
”. Par ailleurs, revenir au pays natal sous-entend forcément l'accomplissement
d'une trajectoire qui relie deux pôles : le pays de l'exil et le pays de l'enfance. Dans la réalité,
ces deux pôles sont la France et la Martinique. Dans le poème, Paris et la France sont
absents. Les allusions à “ l'Europe peureuse qui se reprend et fière / se surestime ” (p.35), au
151-
Toutefois, son entière rédaction a duré vingt ans. Daniel Delas précise qu'un fragment supplémentaire
est publié dans la revue Tropiques en 1942. En 1947, le Cahier... bénéficie d'une double parution à New
York chez Brentano's et à Paris chez Bordas. Ce n'est qu'en 1956 que paraît son édition définitive, à
Présence Africaine. Daniel Delas, Aimé Césaire, op. cit., p.25.
152- Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, op. cit., p.69.
153- M. a M. Ngal, Aimé Césaire, un homme à la recherche d'une patrie, Dakar, Les Nouvelles Éditions
africaines, 1975, p.36.
154- Dominique Combe, Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Paris, P.U.F, coll. Études littéraires,
1993, p.46.
“ monde blanc horriblement las de son effort immense ” (p.48), à “ l'Europe [qui] nous a
pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences ” (p.57), renvoient à la
situation coloniale et non à la situation personnelle de Césaire. Il est “ déraciné, c'est-à-dire
seul ” disent Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, “ mais heureux de l'être parce
qu'enfin livré à lui-même, libre de courir une aventure intellectuelle. 155 ” Ces propos sont
confirmés par le regard que l'écrivain porte, a posteriori, sur son exil parisien : “ Alors que
la pensée de l'exil attristait la plupart de mes camarades de classe, elle me réjouissait : Paris,
c'était une promesse d'épanouissement; en effet, je n'étais pas à l'aise dans le monde antillais,
monde de l'insaveur, de l'inauthentique.156 ”
Son œuvre, en effet, ne laisse filtrer nulle tristesse d'exilé, nulle trace de ce spleen qui
traverse les pages de son prédécesseur dans l'exil, le poète Saint-John Perse. Dans le poème
“ La Ville ” de ce dernier, le soir qui se couche “ sur les poubelles de l'hospice ”, “ sur la
fontaine qui sanglote dans les cours de police ”, sur “ le mendiant dont les joues tremblent
aux creux des mâchoires ” (O.C., p.13) traduit la pesanteur de la ville d'exil, et en
contrepartie, les Antilles symboliseront la légèreté d'être. Rien de tel dans le Cahier.... La
ville s'énonce, immobile et pesante mais c'est la ville de l'enfance : “ Au bout du petit matin,
cette ville plate — étalée, trébuchée de son bon sens, inerte [...] ” (pp.8-9). Aucune nostalgie
du paysage insulaire. Les fleurs des flamboyants sont “ fleurs de sang qui se fanent et
s'éparpillent dans le vent inutile [...] ”; elles ne suggèrent que douleur, vacuité et absence de
mémoire. Certes, la Martinique de Césaire ne saurait être identique à celle du poète d'Éloges
en raison de leur appartenance à deux différentes “ ethnoclasses ” et le narrateur du Cahier...
ne vante pas la beauté de son pays, ne ressent aucune nostalgie idéalisatrice parce qu'il n'y a
rien à idéaliser, pourrait-on objecter. Selon Max Dorsinville, l'exilé que désigne le Cahier...
doit seulement accomplir son retour qui n'est autre qu'une descente en enfer afin de réaliser
la quête identitaire déclenchée par l'exil : “ arrivé aux racines de la condition de son peuple,
155156-
Roger Toumson, Simonne Henri-Valmore, op. cit., p.39.
M. a. M. Ngal, op. cit., p. 89. L'auteur cite des propos d'Aimé Césaire recueillis par Sieger.
le colonisé se livre à l'irrationnel [...] une mémoire essentielle se libère, explose. Elle nomme,
identifie, dénonce les agents destructeurs et se réconcilie avec les valeurs préservées de
l'héritage ancestral. 157 ” Mais quelles sont les “ valeurs préservées ” de cet “ héritage
ancestral ” ? Quelle est la terre qui en garde la mémoire ? Les Antilles décrites dans le
Cahier... ne sont porteuses d'aucun héritage si ce n'est celui de la perte, de la souffrance et
de la misère coloniale. L'exilé souhaite revenir vers “ la hideur désertée ” des “ plaies ” du
pays natal (p.22), mais c'est en se tournant vers une autre terre que la terre antillaise qu'il
espère peut-être les guérir. Existerait-il, par-delà des images qui renvoient à un lieu qui n'est
pas une vraie patrie, une terre ferme cristallisant aspirations et désirs ?
II- Le désir d'Afrique.
L'Afrique est très peu présente mais au-delà du champ lexical renvoyant à la
Martinique natale, l'on voit cependant apparaître, en un léger filigrane, l'Afrique des racines,
la terre matricielle suggérée par des images fortes. À la question : “ Qui et quels sommes
nous ? ”, le poète répond :
“À force de regarder les arbres je suis devenu un arbre
et mes longs pieds d'arbre ont creusé dans le sol de
larges sacs à venin de hautes villes d'ossements
à force de penser au Congo
je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de
fleuves. ”
(p.28)
157-
Max Dorsinville, Le Pays natal, Dakar, Nouvelles éditions africaines, 1983, p.26.
Quand s'élève le grand hymne de la négritude, c'est l'arbre africain que Césaire
ovationne : “ Eia pour le Kaïlcédrat royal ! ” (p.47). La recherche des racines et la volonté
d'enracinement fonctionnent comme une métaphore obsédante. Dans un entretien avec
Lilyan Kesteloot, Césaire développe la métaphore de l'arbre : “ [...] je suis arbre, je veux
être arbre, et je considère que le sommet de l'arbre, ça dépend de sa racine. Il faut
commencer à l'enraciner d'abord. À ce moment-là il poussera des feuilles, des branches, il
montera haut dans le ciel et large dans l'espace. 158 ” René Depestre commente ainsi cette
image : “ Pour Césaire l'arbre est le contraire de l'esclave. L'arbre n'a pas traversé la mer
avec des fers aux pieds... 159 ” L'arbre qu'aspire à être Césaire ne peut plonger ses racines
dans la terre des Antilles agonisantes mais bien dans cette Afrique qui vient de lui être
révélée par ses lectures et ses relations. Sans avoir une connaissance concrète de ce
continent, sans s'y être personnellement rendu, il fait appel aux “ armes miraculeuses ” de
l'imaginaire pour lui donner forme. S'opère une fusion entre le poète et l'Afrique, seconde
mais primordiale terre de référence. Le poète en revendique la filiation directe : “ Je tiens
maintenant le sens de l'ordalie : mon pays est la " lance de nuit " de mes ancêtres bambaras ”
(p.58). Il rattache également son île perdue sur l'immensité maritime, “ ces quelques milliers
de mortiférés qui tournent en rond dans la calebasse d'une île ” (p.24) à l'immense Afrique. Il
souhaite que cesse l'exil ontologique et métaphysique du Nègre : l'Afrique est là pour donner
un sens à la géographie éclatée du monde noir. Elle vient ponctuer la longue énumération
des pays des Amériques où furent déportés les captifs. Les habitants du monde noir
césairien, du continent aux territoires de la diaspora, souffrent la même passion.
D'un point de vue politique, la négritude césairienne ne naît pourtant pas d'une
volonté d'assimilation au continent africain; l'Afrique n'est pas non plus espace où les
transbordés doivent retourner, à cet égard Césaire perçoit très rapidement les limites de la
théorie de Garvey. Il déclare à Lilyan Kesteloot : “ [...] on ne va pas retourner en Afrique,
158-
Lilyan Kesteloot, Bernard Kotchy, Aimé Césaire, l'homme et l'œuvre, Paris, Éd. Présence africaine,
1993, p.206.
159- René Depestre, op. cit., p.66.
comme les Nègres américains sont retournés au Libéria... Non, l'histoire a passé par là,
l'affaire est réglée depuis que nos pères ont été transportés hors d'Afrique, nous avons
chacun nos pays et je suis maintenant un Antillais 160 ”. Aimé Césaire se défend donc d'avoir
caressé le mirage d'un sionisme noir, indéniable vérité, mais paradoxalement, l'Afrique est
pour lui la vraie patrie : “ Pour les hommes de ma génération, les Antilles ne définissent pas
une patrie, il existe le sentiment d'un au-delà : l'Afrique, sentimentale, cordiale, le continent
premier 161 ” dit-il. Son Afrique est lieu d'accomplissement que ne sauraient signifier les
Antilles, lieu mythique vers lequel tout Antillais de sa génération doit se tourner pour
accomplir une quête identitaire.
Si dès le Cahier d'un retour au pays natal, l'Afrique est terre à laquelle aspire l'être
antillais dépossédé, elle deviendra, dans les œuvres qui lui succèdent, terre de racinement.
Cette quête s'illustre de façon manifeste dans le poème “ Corps perdu ”, un des plus beaux
textes que Césaire a écrit sur l'exil. Il y affirme sa volonté de se “ perdre tomber / dans la
vivante semoule d'une terre bien ouverte 162 ”. L'adjectif “ ouverte ” s'oppose à toutes les
images d'enfermement, de claustration qui désignent les Antilles. Sans que l'Afrique
apparaisse nominalement, il la suggère ainsi. Il formule le vœu d'une “ RENCONTRE BIEN
TOTALE ” qui ne saurait être réalisée que dans l'embrasement de l'homme et de la terre :
“ Choses écartez-vous faites place entre vous
place à mon repos qui porte en vague
Ma terrible crête de racines ancreuses
Qui cherchent où se prendre
Choses je sonde je sonde
Moi le porte-faix je suis porte racines
Et je pèse et je force et j'arcane
160-
Lilyan Kesteloot, Bernard Kotchy, op. cit., p.201.
France-Culture, “ À voix nue : Aimé Césaire s'entretient avec Édouard Maunick ”, 28 juin 1993,
retransmission d'une émission diffusée pour la première fois en 1974.
162- Aimé Césaire, Cadastre, Paris, Éd. du Seuil, 1961, p.80.
161-
j'omphale 163 ”
À partir de cette image très proche de l'oxymore alliant la “ crête ”, force ascendante,
et les “ racines ancreuses ” — néologisme formé sur le substantif ancrage — qui cherchent à
plonger dans le sol, le poète évoque le coït qui le soude à sa terre. Homme dépossédé
(“ porte-faix ”), il retrouve son identité en pénétrant cette terre. Quatre verbes suggèrent
cette pénétration : sonder, peser, forcer, omphaler — néologisme construit à partir du grec
“ omphalos ” (nombril) mais qui peut aussi renvoyer, par homophonie, au phallus — alors
que le terme “ arcane ”, employé lui aussi sous une forme verbale, suggère le secret de la
communion qui se joue. C'est de cette osmose avec l'Afrique, de ces racines-phallus qui
s'enfoncent enfin dans le corps de l'Afrique-femme que les îles antillaises sortiront du néant,
rompront leur immémorial exil : “ Et par le jet insolent de mon fût blessé et solennel / je
commanderai aux îles d'exister ” (p.82).
L'image de la racine sillonne dans toute l'œuvre césairienne. Esclave révolté contre
l'ordre colonial, le Rebelle de la pièce Et les chiens se taisaient atteste et revendique son
humanité en convoquant la figure de l'arbre : “ est-ce qu'ils croient m'avoir comme la laie et
le marcassin ? / m'extirper comme une racine sans suite ? Vaincu, / Afrique, j'ai de la frénésie
cachée sous les feuilles / à ma suffisance; [...] ” (p.149). La présence de l'Afrique se
concrétise avec l'intensification des supplices du Rebelle annonçant sa mort prochaine. Il
devient victime expiatoire grâce à laquelle son peuple retrouve les souvenirs de l'Afrique
perdue ; il succombe à cause de son peuple et pour lui. En mourant, il ne lui rend pas sa
dignité bafouée mais entend lui restituer son identité africaine perdue qui perce sous la
couche d'aliénation la recouvrant : “ Pas de pardon / j'ai remonté avec mon cœur l'antique
silex, le vieil amadou déposé par l'Afrique au fond de moi-même ” (p.120).
La mise en scène de la pièce témoigne également de l'irruption de l'Afrique au sein
d'une action dont l'espace, jusqu'au moment de la mort, était celui de l'île antillaise. Une
163-
Ibidem, p.81.
didascalie indique que le jour de l'épreuve “ [...] un cortège du moyen âge africain envahit
la scène : magnifique reconstruction des anciennes civilisations du Bénin ” (p.125).
L'Afrique refoulée est ainsi réhabilitée; elle est présence intérieure qui, du tréfonds de
l'inconscient, accède à la pleine conscience du Rebelle; elle est aussi présence extérieure, qui
se superpose à l'espace antillais pour en abolir la laideur, signifiant la reconnaissance de la
splendeur de la civilisation africaine.
III- L'Afrique des indépendances
Le recueil Ferrements, publié en 1960, et constitué de pièces écrites de 1950 à 1960,
marque une profonde évolution dans la poésie césairienne. Ses poèmes, en particulier :
“ Salut à la Guinée ”, “ Le temps de la liberté ”, “ Afrique ”, “ Hors des jours étrangers ”,
“ Pour saluer le Tiers-Monde ” accompagnent et saluent la décolonisation de certains pays
africains, notamment de la Guinée
164.
Ils désignent une Afrique du présent qui progresse
vers l'indépendance et signifie l'espoir du futur. En effet, entre 1955 et 1965, les
mouvements anticolonialistes africains commencent à se radicaliser et conduiront à
l'indépendance des pays sous tutelle coloniale. “ Le texte poétique est désormais un
instrument pédagogique au service d'un projet ”, constatent Toumson et Valmore
165.
La
négritude césairienne et la négritude en général deviennent beaucoup plus politiques. En
1958, dans un contexte de lutte pour la décolonisation, le Général de Gaulle propose un
référendum sur la réforme de la constitution et l'appartenance à la Communauté française
des pays colonisés. Le vote des Guinéens est négatif. Le pays accède à l'indépendance et
164-
Il faut néanmoins signaler que dans le recueil Soleil cou coupé, publié en 1948 et intégré à Cadastre en
1961, Césaire évoque la Guinée : “ Ode à la Guinée ”, et l'Afrique en général : “ À l'Afrique ”, qui est un
hommage au paysan africain.
165- Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, op. cit., p.186.
Sékou Touré, leader du Rassemblement Démocratique Africain, devient chef de l'État. En
1961, invité par ce dernier, Césaire se rend en Guinée, ce qui est sans doute son premier
voyage en Afrique.
Directement irrigué aux sources du réel, le poème “ Afrique ” rappelle les exactions
commises par les Occidentaux sur ce continent et se mue en chant d'espoir, hymne de
libération :
“Afrique
ne tremble pas le combat est nouveau
le flot vif de ton sang élabore sans faillir [...]
Afrique les jours oubliés qui cheminent toujours
aux coquilles recourbées dans les doutes du regard
jailliront à la face publique parmi d'heureuses ruines ”
(Ferrements, p.80)
“ Pour saluer le Tiers-Monde ”, dédié à Léopold Sédar Senghor, loue lui aussi le
temps des indépendances africaines et de la résurrection du continent noir. Sa structure est
beaucoup plus simple que celle des poèmes des recueils précédents; il est avant tout chant
partisan, poésie engagée destinée à capter l'audience d'un vaste public :
“ Et voici de tous les points du péril
l'histoire qui me fait le signe que j'attendais,
Je vois pousser des nations.
Vertes et rouges, je vous salue
bannières, gorges du vent ancien
Mali, Guinée, Ghana ”
(p.83)
La plupart des thèmes de la poésie césairienne associés à l'Afrique sont condensés
dans cette pièce. La terre-mère y est magnifiée, le contact charnel avec la terreau végétal est
directement suggéré par une allusion au poète s'enduisant de terre africaine, symbole de
l'exilé qui retrouve sa patrie. Avec insistance et enthousiasme, Césaire affirme l'entière
solidarité de son île avec le continent premier : “ Écoutez : / de mon île lointaine / de mon île
veilleuse / je vous dis Hoo ! / Et vos voix me répondent ” (p.83). Fondé sur un système
d'échos et de répétitions, le poème se clôt sur l'image de la rencontre entre l'Afrique et
l'humanité souffrante. Il résume en l'intensifiant la négritude politique de Césaire : celle d'un
monde noir solidaire avec pour point de mire l'Afrique. Libérée de la domination coloniale,
l'Afrique devient, dans le poème “ Beau sang giclé ” du même recueil, force centripète qui
réclame justice à ceux qui déportèrent les esclaves : “ L'oiseau aux plumes jadis plus belles
que le passé / exige des comptes de ses plumes dispersées ” (p.45). “ Dit d'errance ” traduit
l'irrésistible et violente attirance du transbordé pour le continent matriciel :
“Ainsi toute une nuit
des côtes d'Assinie aux côtes d'Assinie
le courant ramène sommaire toujours
et très violent ”
“ Ifé qui fut Ouphas [...]
Vers une Ophir sans Albuquerque
Tendrons-nous toujours les bras ”
(p.90)
Les références à l'Afrique sont encore présentes dans La Tragédie du roi Christophe
(1963) 166. À l'instar du Rebelle, Christophe invoque l'Afrique au moment de sa mort mais,
ancrés dans une histoire et dans une île dont l'auteur a une connaissance directe, les
personnages s'y révèlent plus dynamiques, plus attachants que ceux d'Une Saison au Congo,
pièce publiée en 1966 167. Césaire y exploite l'immédiate actualité africaine, situant cette fois
la problématique du pouvoir dans l'affrontement entre Lumumba et les valets de l'ordre
colonial, parmi lesquels le sinistre et féroce Mokutu, parodie limpide du président du Zaïre :
Mobutu Sese Soko.
166167-
Aimé Césaire, La Tragédie du roi Christophe, Paris, Éd. Présence africaine, coll. Points, 1970 (©1963)
Aimé Césaire, Une Saison au Congo, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, (© 1966)
C'est de cette unique Afrique que Césaire espère le signe tant attendu de l'histoire :
l'apothéose d'un monde noir enfin libéré de l'oppression coloniale. Attentive aux seuls réveils
des nationalismes d'Afrique noire, la poésie de Césaire n'évoque pas la guerre de libération
nationale algérienne ni la répression française qui ensanglante l'Algérie française à la même
époque. Césaire, qui a pourtant su montrer dans son Discours sur le colonialisme la
souffrance partagée par les peuples meurtris, n'établit pas de liens concrets entre
décolonisation africaine et décolonisation algérienne; l'Afrique semble se réduire pour lui à
l'Afrique noire. Contrairement à Kateb Yacine, il ne sera pas un “ écrivain-passeur
168
” : le
cri du peuple algérien ne rencontrera pas, dans sa parole poétique, le cri des peuples
africains. Faut-il seulement y voir un effet de génération, Kateb a seize ans de moins que
Césaire ou le signe d'une vision du monde distincte ? Insensible au drame algérien, l'œuvre
césairienne tait également les violentes et meurtrières émeutes qui eurent lieu à Fort-deFrance en 1959, lesquelles opposèrent le peuple martiniquais aux forces de l'ordre
françaises 169.
La tenace référence à l'Afrique tend, au fil des œuvres, à devenir présence
aveuglante. Plus qu'ils ne fondent une écriture de l'urgence, la poésie et le théâtre de Césaire
explorent un manque, cherchent une patrie, disent l'impossibilité de construire l'espace
symbolique de cette patrie mentale. L'ultime œuvre, Moi, laminaire..., publiée en 1982,
consacre la disparition quasi-totale du continent des origines. Le poème “ Algues ” dit que la
“ relance ici se fait / par le vent qui d'Afrique vient [...]
170
” mais le vent semble être faible
plainte. D'autres éléments imprègnent l'écriture. Une rupture semble être consommée.
168-
Tahar Bekri, “ Les écrivains-passeurs, lettre à Pius Ngandu Nkashama ”, Notre Librairie, n° 119, octnov-déc. 1994, pp. 28-31. L'auteur cite Kateb Yacine, Tahar Djaout, Franz Fanon, Taïeb Saleh, entre autres
“ passeurs ”.
169- Les romanciers de la jeune génération : Raphaël Confiant et dans une moindre mesure Patrick
Chamoiseau inscriront cet épisode tragique devenu mémoire meurtrie au cœur de leurs textes. Le premier,
dans L'Allée des soupirs qui peut être lu comme la chronique d'une rébellion avortée, le second en évoquant
dans son autobiographie “ un Noël de cendres, de sang, de feu ”. Raphaël Confiant, L'Allée des soupirs,
Paris, Grasset, 1994; Patrick Chamoiseau, Antan d'enfance, Paris, Gallimard, 1993 p. 63.
170- Aimé Césaire, Moi, laminaire..., Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1982, p.41.
IV- La “ condition mangrove ”
Quête d'identité et quête d'appartenance se dissolvent en un impitoyable constat
d'échec qui ouvre le texte :
“ j'habite une blessure sacrée
j'habite des ancêtres imaginaires
j'habite un vouloir obscur
j'habite un long silence [...]
je m'accommode de mon mieux de cet avatar
d'une version du paradis absurdement ratée
— c'est bien pire qu'un enfer — 171 ”
Deux poèmes, “ mangrove ” et “ la condition mangrove ”, multiplient les références à
l'univers putride et nauséeux de la mangrove érigé en symbole négatif des Antilles
172.
Le
poète avoue son enlisement : “ il n'est pas toujours bon de barboter dans le premier marigot
venu 173 ”. Il porte un regard las sur la terre antillaise. Tout racinement est désormais
impensable : “ Et c'est dans cette terre de Martinique qu'il faudrait prendre racine !
Impossible ! L'impossibilité d'une poétique de l'enracinement semble éclater. Le temps a sapé
les fondations de la poétique du cri accoucheur ” commente Daniel Delas 174.
Le dernier poème déclare toutefois qu'“ il n'est pas possible de livrer le monde aux
assassins de l'aube ” et tente de susciter un ultime espoir en évoquant “ une nouvelle bonté
171-
Ibidem, p.11.
Motif récurrent dans la littérature antillaise francophone, la mangrove prend une toute autre
signification dans les oœuvres de Glissant et de Chamoiseau où elle est réhabilitée. Nous développons cette
comparaison dans l'article suivant : “ Les paysages référentiels dans les poétiques de la négritude et de la
créolité ”, Bulletin francophone de Finlande n° 6, Publication de l'Université de Jyväskylä (Finlande), 1995,
pp.56-66.
173- Aimé Césaire, Moi, laminaire..., op. cit., p.25.
174- Daniel Delas, “ Le pourrissement de la racine ou l'échec d'une poétique. Lecture de Moi, laminaire...
d'Aimé Césaire ”, op. cit., pp.129-130.
172-
[qui] ne cesse de croître à l'horizon 175 ”. Comparés à la ferveur du Cahier..., au militantisme
des poèmes de Ferrements, la force du verbe se meut en soupir. L'espoir s'évanouit dans la
poignante éclipse d'un horizon possible.
Cette relation passionnelle et inquiète à l'Afrique qui s'inscrit dans la quasi-totalité
des textes césairiens a généré des phénomènes de réception distincts en fonction des pays et
des périodes. L'œuvre de Césaire a fortement marqué ses lecteurs africains. À l'époque des
luttes pour la décolonisation, les intellectuels ont été sensibles à l'actualité directe que
véhiculaient poèmes et pièces de théâtre. Pierre angulaire de la création césairienne, le
Cahier... a généré de nombreux débats. Pour les jeunes lecteurs, il occupe toujours une place
de choix dans leur éducation
176.
Aux Antilles, le plus grand admirateur d'Aimé Césaire est
sans doute René Depestre dont la ferveur ne paralyse cependant pas l'esprit critique.
L'attitude d'Édouard Glissant est infiniment plus complexe. L'auteur de L'Intention poétique
salue en ces mots le Cahier... : “ [c'] est un " moment " : la retournée flamboyante d'une
conscience, l'élévation vers tous de la volonté neuve de quelques-uns. C'est aussi un cri :
plongée aux noires volutes de la terre. C'est une organisation : le poème suit une course qui
n'est sacrifiée à l'ardeur du dire et qui ne tyrannise la parole. Pour arriver à la pleine
découverte de soi, l'homme commence ici par découvrir son pays, terre de floraison, de
bonhomie et de misères, dans ses petitesses comme dans l'éclat de son soleil ” (pp.143-144).
Glissant définit la négritude comme “ un moment, un combat total et par conséquent bref et
flamboyant ” (p.148). Ce moment de la prise de conscience doit nécessairement être dépassé
par l'antillanité qui s'épanouira dans Le Discours antillais, et est déjà présent, en substance, à
travers cette analyse de la négritude césairienne. Glissant critique l'essence même de la
poétique de Césaire : “ l'enracinement totalisant ” qui procède d'un universalisme abstrait,
mime de la pensée occidentale. Le discours glissantien accordera dès lors une place assez
175176-
Aimé Césaire, Moi, laminaire..., op. cit., p.94.
Daniel Delas, Aimé Césaire, op. cit., p.155.
minime à Césaire, refusera la polémique mais se construira en opposition à la poétique
césairienne, érigeant la figure / concept du “ rhizome ” en contre-racine.
Plus récemment, les écrivains de la créolité ont prolongé, sous une forme nettement
plus polémique, les perspectives glissantiennes. Leur réflexion se situe dans le cadre d'une
double relation : relation conflictuelle à Césaire — à son œuvre et à sa personne d'homme
politique martiniquais —, relation de filiation directe par rapport au discours glissantien.
Toutefois, et ceci est primordial surtout dans le texte de Confiant, Aimé Césaire - Une
traversée paradoxale du siècle, aucune dissociation n'est faite entre l'homme et l'œuvre, l'un
et l'autre étant perçus comme des miroirs réciproques d'un paradoxe. Glissant désavoue
cette démarche, refusant de mêler et de confondre poétique et politique. Césaire apparaîtra
donc comme personnage des romans créoles, à la fois poète et député-maire. Allégeance est
faite à son œuvre dans Texaco. Le personnage de Marie-Sophie Laborieux se rend chez le
maire de Fort-de-France pour lui demander justice et dignité :
“ [...] je me souviens de la phrase du Cahier que Ti-Cirique m'avait lue
plusieurs fois auparavant et que j'avais relue seule; alors je la lui récitai
à haute voix, avec toute l'énergie du monde :
— ... et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous
savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre, éclairant la
parcelle qu'a fixée notre volonté propre et que toute étoile chute de ciel
en terre à notre commandement sans limites...
Je le vis se radoucir [...]. À l'instant du départ, il me retint en hésitant :
— Dites-moi, madame Laborieux, vous avez lu le Cahier ou c'est juste
une citation que...
— Je l'ai lu, monsieur Césaire...
Il ne dut pas me croire. 177 ”
Le Cahier d'un retour au pays natal devient parole sacrée grâce à laquelle la porteparole des habitants du bidonville introduit son propre cahier de doléances. Elle a lu le
177-
Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p.403.
Cahier..., tout comme Patrick Chamoiseau l'a lu. Cette scène nous semble hautement
emblématique de la relation entre les écrivains de la créolité et le père de la négritude :
expression d'un désarroi, quête éperdue de reconnaissance jamais acquise... En une phrase
désormais célèbre, Bernabé, Chamoiseau et Confiant déclaraient pourtant “ Nous sommes à
jamais fils d'Aimé Césaire 178 ”. Vint Aimé Césaire - Une traversée paradoxale du siècle,
dont la postface est rédigée par Jean Bernabé et la quatrième de couverture par Patrick
Chamoiseau, la part du diable revenant au plus offensif : Raphaël Confiant. Réquisitoire
violent et passionné, autre cahier de doléances, non plus celui d'une humble citadine mais
celui d'un intellectuel de la jeune génération fermement décidé à solder ses comptes avec
Césaire, à explorer toutes les dimensions de son œuvre, à sonder l'intégralité de son
parcours politique. Deux pôles de ce texte retiendront ici notre attention : l'Afrique et la
Martinique, cette dernière étant métaphorisée — métonymisée peut-être — par la
mangrove. “ [...] on constate que l'idéologie césairienne a développé chez l'Antillais une
sorte de complexe de " non-africanité ". Nous voulons dire par là qu'elle pose l'Antillais
comme étant un faux Nègre, un " mal-noirci ", (figure inversée du " mal-blanchi " imposée
par l'Europe), un être inauthentique présentant un manque, un déficit d'africanité qu'il se doit
impérativement de combler. Le vrai Nègre, le Nègre authentique se trouve en Afrique et
l'Antillais doit respectueusement, presque filialement, se mettre à son école afin de retrouver
le droit chemin (de sa race et de sa culture) 179 ” affirme Confiant. Jugement excessif sans
doute, passionné et passionnel, qui ne tient pas compte du fait que nombre d'intellectuels
africains ou de simples lycéens se sont aussi mis à l'école du Cahier, découvrant ainsi la
Martinique et le “ cri nègre ” qui la nommait, jugement qui ignore ainsi les relations antilloafricaines que Césaire a contribué à affermir, sinon à établir ; jugement pertinent toutefois
ainsi que l'illustreront les séjours en Afrique de la romancière Maryse Condé et surtout ceux
de ses héroïnes. À l'impossible enracinement dans la terre africaine répond l'exhortation de
178-
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989,
p.18.
179- Raphaël Confiant, Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle., op. cit., p.134.
Confiant : accepter la “ condition mangrove ”. “ Méditations sur une mangrove qui se meurt
” est une conclusion lyrique, non dénuée de grandiloquence, qui fait l'éloge de la mangrove,
inverse les attributs négatifs dont elle se leste dans les poèmes césairiens pour en faire le
véritable symbole de l'homme antillais. “ Marronnons, Césaire, marronnons dans la
mangrove créole ! ” supplie Confiant
180.
Cette phrase est une claire parodie de
l'interrogation adressée par Césaire à René Depestre : “ Marronnerons-nous Depestre
marronnerons-nous ? 181 ”
Les réponses au texte de Confiant n'auront pas manqué. Aimé Césaire accorde peu
de crédit aux écrits des auteurs de la jeune génération. Il privilégie le silence à la polémique.
Il avoue toutefois qu'il perçoit dans la créolité le retour d'un vieux complexe antillais et
l'accuse de réductionnisme : “ Je leur apporte un monde : l'Afrique. Ils m'apportent un
monde : la Caraïbe. Vous trouvez que ce sont les mêmes proportions ? Eh bien non, non,
non, ce n'est pas la même chose. C'est ça qui est réducteur, encore une fois. C'est pourquoi
je dis : la créolité, fort bien, mais ce n'est qu'un département de la négritude 182 ”. Certaines
ripostes, rédigées sous l'effet d'une colère soigneusement mise en scène — Annie Le Brun,
Pour Aimé Césaire 183 —, s'attacheront à réhabiliter la poésie césairienne qui est pourtant
apte à se défendre par elle-même. D'autres, plus distanciées dans le temps, affirmeront leur
entière allégeance à cette poésie, refusant de “ "décésairiser" les mémoires ”, proposant de
“ relire Césaire qui a choisi de s'identifier dangereusement
184
”. L'appréhension de ces
mouvements doit nécessairement s'accompagner d'une étude des différentes visions du
monde qu'elles proposent, lesquelles sont enracinés dans l'espace mais aussi dans le temps.
Plusieurs dimensions des textes des écrivains de la créolité référant à Césaire mériteraient
d'être abordées avec moins de passion, tant il est vrai qu'elles témoignent d'une quête fébrile
180-
Ibidem, p.304.
Extrait du poème “ Le verbe marronner ” publié dans Présence Africaine, avr.-juin 1955, cité par Daniel
Delas, Aimé Césaire, op. cit., p.128.
182- “ Un entretien avec Aimé Césaire ”, Le Monde, 12 avr. 1995, p.2, propos recueillis par Frédéric Bobin.
183- Annie Le Brun, Pour Aimé Césaire, Paris, Éd. Jean-Michel Place, 1994.
184- Sylvie Kandé, “ Les " Créolistes " : des post-césairiens ou des anti-césairiens ? ”, Notre Librairie, n°127,
juil-sept 1996, pp.72 et 82.
181-
qui, au niveau scriptural, passe parfois par un intéressant travail intertextuel. Cette quête,
ainsi que l'a noté Bernard Magnier, dans un article très distancié bien que publié
immédiatement après la parution de l'ouvrage de Confiant , “ ne refuse pas la dette mais
l'accompagne d'une grande douleur 185 ”.
Restent l'Afrique et son héritage, intertexte mémoriel, palimpseste de la littérature
antillaise : “ part maudite 186 ” que Césaire a choisi de privilégier. Cette Afrique qui a nourri
l'imaginaire poétique césairien sans que le poète y ait beaucoup séjourné a également été lieu
de “ retour ”, de pèlerinage aux sources d'une lointaine identité pour nombre d'écrivains
antillais. Leurs œuvres y font écho, s'y trame l'itinéraire d'une quête d'appartenance.
185186-
Bernard Magnier, “ Cahier d'un meurtre au pays natal ”, La Quinzaine littéraire, Paris, déc. 1993, p.6.
Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, op. cit., p.230.
CHAPITRE 3
LA QUÊTE DE L'AFRIQUE PERDUE
I- Les précurseurs
La question du retour en Afrique s'est posée, de manière plus ou moins cruciale, à
toutes les minorités noires issues de la traite négrière. En 1787, la Société anti-esclavagiste
anglaise achète le territoire côtier qui deviendra la Sierra Leone. Des Noirs affranchis s'y
installeront. La “ Société américaine de colonisation des gens de couleur libres des ÉtatsUnis ”, fondée à Washington en 1816, est à l'origine de la fondation du Libéria. Créé en
1847, alors que l'esclavage n'est pas encore aboli aux États-Unis, cette société doit permettre
un “ retour au pays ” des Noirs qui acceptent de partir en échange d'un affranchissement.
L'émigration n'est pas encouragée par les leaders noirs-américains et jouit d'un faible succès,
au milieu du dix-neuvième siècle seulement huit mille personnes acceptent d'émigrer. Les
émigrants se transforment rapidement en colons et exploitent les indigènes comme toute
puissance coloniale. À la suite de cet échec, aucun projet collectif cohérent et concret ne
verra le jour bien que les écrits de Marcus Garvey ou de Claude Mc Kay désignent l'Afrique
comme terre maternelle des Noirs de la diaspora. Le mouvement de retour en Afrique,
inspiré par Garvey durant les années vingt,
“ devait rester l'expression d'un nationalisme
idéologique et mythique plus que l'amorce d'un exode réel ” précise Hélène Devaux 187.
Ne concernant pas les Antilles, le Libéria a peu marqué les écrivains antillais. Seul
Caryl Philipps a choisi, dans La Traversée du fleuve, de consacrer un chapitre de son roman
à la vie d'un ancien esclave : Nash Williams. Ce dernier est “ fils ” naturel de l'Africain qui a
vendu ses enfants au négrier que nous avons déjà évoqué et fils adoptif d'un maître
américain. Ce dernier l'expédie au Libéria pour rester fidèle à ses convictions chrétiennes et à
l'image d'un homme progressiste qu'il nourrit de lui-même. Si ce très beau récit, comprenant
plusieurs lettres adressées par Nash à son maître, explore surtout la dialectique maître /
esclave qui perdure par-delà l'éloignement et l'émancipation de l'esclave, il pose un regard
187-
Hélène Devaux, “ Afrique-Amérique : aller-retour ? ”, Notre Librairie, n° 77, p.12.
inédit sur l'expérience noire-américaine au Libéria. Muni des doubles sacrements de son
maître et de L'Évangile, Nash aborde la “ Côte païenne ” avec la ferme intention de
christianiser les indigènes, de leur inculquer les credo de la civilisation blanche qui l'a formé.
Au fil de ses lettres, l'opinion de Nash se modifie pourtant sensiblement. Dans sa première
missive, il se félicite de la libéralité du pays, de l'absence de préjugés raciaux mais déplore
l'extrême déliquescence de ses frères de couleur. Meurtri par le silence de son maître, son “
cher père ” dont il se sent abandonné et auquel il ne cesse de réclamer en vain une aide
financière, Nash s'acclimate aux moeurs “ païennes ” dont il tire peu à peu de nombreuses
instructions. Subrepticement et presque à son insu, le colon s'intègre aux autochtones, il
épouse une indigène, puis prend deux autres épouses. L'ultime lettre qu'il adresse à son “
père ” signe la fin de son attachement aux valeurs blanches-américaines, il y loue le
dévouement de ses femmes et porte un regard implacable sur l'aliénation subie :
“ Loin de corrompre mon âme, cet État du Libéria m'a donné la
possibilité d'ouvrir les yeux et de jeter la défroque de l'ignorance qui
m'avait trop confortablement enveloppé tout au long de ma vie. [...]
L'école n'existe plus et n'occupera plus jamais une position dominante
dans les colonies dont je fais partie. Cette entreprise de missionnaire, ce
travail de persuasion est futile parmi ces gens, car ils n'adressent jamais
vraiment leurs prières au Dieu des Chrétiens. Ce sont leurs propres dieux
qu'ils prient sous le couvert du christianisme, car le Dieu des Américains
ne leur ressemble même pas dans leurs traits les plus fondamentaux. [...]
Que ma foi en vous soit brisée est une évidence. Vous, mon père, vous
avez planté la graine, et elle a poussé avec vigueur, mais voici beaucoup
d'années que nulle ne s'en occupe plus, et, pour avoir été abandonnée,
elle s'est desséchée et elle est morte. Votre œuvre est achevée ”
(pp.78-79-80).
Terre d'asile, le Libéria permettra à Nash de conquérir sa dignité d'homme libre, de
répudier la fausse filiation qui le liait à son maître, non pas de retrouver ses racines
ancestrales mais d'établir une nouvelle lignée dans cette terre d'exil qui devient sienne. Cette
exploration, sur le mode romanesque, du retour en Afrique propose une image pacifiée des
relations noires-américaines avec l'Afrique. Infiniment plus délicats et conflictuels furent les
séjours des écrivains antillais en Afrique.
À l'échelle des Antilles françaises, l'installation en Afrique reste minoritaire et
individuelle. À partir des années vingt, quelques écrivains émigrent sur le continent pour des
raisons personnelles essentiellement liées à leur situation professionnelle : leur appartenance
à l'administration coloniale française. Sans nous livrer à une étude exhaustive qui a déjà été
réalisée par Sunday Okpanachy 188, nous retracerons brièvement l'histoire de ces “ retours ”
et leur inscription dans le texte littéraire.
L'écrivain guyanais René Maran, né en mer à proximité de la Martinique en 1887,
représente, selon Michel Fabre “ le maillon le plus solide qui unit les négritudes américaine,
antillaise et africaine 189 ”. Fonctionnaire français en Afrique, Maran publie en 1921 son
roman Batouala 190 qui obtint le prix Goncourt. Il souligne les excès du colonialisme français
au nom de l'humanisme dont il se réclame. Cette dénonciation n'aboutit pas à la
revendication de l'indépendance des pays africains — en raison de la fidélité que son auteur
voue à la mère patrie — mais elle est une pierre jetée dans la bonne conscience du
colonialisme. Léopold Sédar Senghor perçoit d'ailleurs en René Maran un précurseur de la
négritude. D'autres romans de Maran s'inscrivent dans la même veine de dévoilement des
méthodes et abus de la colonisation française, en particulier Djouma, chien de brousse
191,
publié en 1927. Maran insistera sur la nécessité d'établir des relations plus humaines entre
Blancs et Noirs. Sa propre situation de Guyanais en Afrique trouve une certaine résonance
dans Un Homme pareil aux autres 192, roman qui s'érige avec force contre les préjugés
raciaux. Amoureux d'une Blanche qui est elle aussi amoureuse de lui, le “ Nègre ” Jean
188-
Sunday Okpanachy, La Rencontre des romanciers antillo-guyanais avec l'Afrique, thèse de doctorat
nouveau régime rédigée sous la direction de Jack Corzany, Bordeaux, 1984.
189- Cité par Alain Baudot, “ Les écrivains antillais et l'Afrique ”, Notre librairie, n° 73, janv.-mars 1984,
p.35.
190- René Maran, Batouala, (véritable roman nègre), Paris, Albin Michel, 1921, édition définitive, 1938.
191- René Maran, Djouma, chien de brousse, Paris, Albin Michel, 1927.
192- René Maran, Un Homme pareil aux autres, Paris, Éd. Arc-en-ciel, 1947.
Veneuse refuse de se marier avec elle; ne voulant imposer à leur couple la souffrance d'une
double exclusion — exclusion de la communauté européenne et de la communauté noire — ,
il fuit en Afrique où il retrouve son poste de fonctionnaire colonial. Ironie et dérision
côtoient une douloureuse lucidité : “ Être nègre, a-t-on en effet idée d'être nègre ? Voilà qui
est déjà singulier, à une époque où les blancs ont déjà envahi toutes les parties du monde.
Mais être nègre, et fonctionnaire colonial par-dessus le marché, voilà qui est prodigieux,
renversant, miraculeux ! 193 ” L'amour impossible finira par trouver sa voie, grâce aux
encouragements bienveillants de ses amis blancs qui le considèrent digne de l'amour d'une
Blanche et Jean Veneuse quittera “ le pays de ses ancêtres ” pour rejoindre sa “ patrie
adoptive ” où l'attend sa bien-aimée. Le personnage est-il, comme l'écrit Franz Fanon,
“ l'homme à abattre ” et Un Homme pareil aux autres “ une imposture, un essai de faire
dépendre le contact entre deux races d'une morbidité constitutionnelle ?
194
” L'œuvre se
prête volontiers à cette analyse qui fustige la pathologie du personnage — introversion,
symptômes “ abandonniques ”, déni de soi —, mais le personnage littéraire, “ être de
papier ” se référant sans cesse aux autres êtres de papier que sont les personnages de
l'abondante bibliographie française qu'il se plaît à citer, disparaît derrière ce (trop) beau cas
pathologique. Le texte peut aussi être lu comme un témoignage romancé sur le racisme dont
la seconde guerre mondiale, qui vient à peine de se terminer, à démontré les horreurs. Un
Homme pareil aux autres dévoile l'absurdité du colonialisme, mascarade infâme où les êtres
perdent leur âme.
Avec plus de force que son confrère guyanais, l'écrivain guadeloupéen Albert Béville
(1917-1962), plus connu sous le nom de Paul Niger, explorera la problématique des difficiles
relations antillo-africaines. Haut fonctionnaire français, il est nommé en 1944 au Dahomey. Il
inscrit le colonialisme au cœur de son œuvre, son engagement est manifeste et parfois
grinçant. Le poème “ Je n'aime pas l'Afrique ”, publié en 1948 dans la revue Présence
193194-
Ibidem, p.62.
Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1982, p.52 et p.64.
Africaine, constitue un véritable pamphlet contre l'Afrique coloniale, cette Afrique avilie
“ des yesmen et des beni-oui-oui ”, “ des négresses servant l'alcool d'oubli sur le plateau de
leurs lèvres 195 ”. Il écrit aussi deux romans ayant pour cadre l'Afrique : Les Puissants 196 et
Les Grenouilles du mont Kimbo 197 (roman posthume). À travers un personnage de son
premier roman, il aborde l'exil antillais en Afrique. Obsédé par la quête des ancêtres
africains, cet homme exilé meurt dans la solitude et le dénuement.
Disparu dans la
catastrophe aérienne de Deshays le 22 juin 1962, Paul Niger
reste une figure marquante pour les écrivains antillais francophones 198. Lors de sa mort, il
venait d'être suspendu de ses fonctions d'administrateur en chef pour avoir participé au Front
Antilles-Guyane. Édouard Glissant lui dédie Le Quatrième siècle et lui rend un amical
hommage dans Tout-monde, saluant le caractère exceptionnel de son action en Afrique : “
[...] il savait, et je le savais moi-même, le difficile travail qu'il avait pu accomplir là, avant
que les peuples de ces pays d'Afrique n'aient assuré leur relève, et qu'ils avaient été
quelques-uns à n'avoir pas suivi le chemin des sous-ordres mimétisés venus des Îles [...] ”
(p.426).
De la même génération que Paul Niger, le poète marie-galantais Guy Tirolien
séjourne également durant de longues années en Afrique. À l'instar de ses prédécesseurs, il
est lui aussi haut fonctionnaire du gouvernement français et est nommé à Conakry. Dans un
entretien avec Maryse Condé, il résume ainsi son arrivée en Afrique :
“ On peut dire qu'avec quelques autres, Lisette, Béville, j'ai abordé
l'Afrique avec des yeux, non d'Antillais, mais d'authentique fils de
l'Afrique [...] Des fils de l'Afrique découvrant le continent originel sous
195-
Paul Niger, “ Je n'aime pas l'Afrique ”, Présence Africaine n°3, Paris, premier trimestre 1948, p.432.
Paul Niger, Les Puissants, Paris, Éd. du Scorpion, 1958.
197- Paul Niger, Les Grenouilles du mont Kimbo, Paris, Éd. Présence Africaine - Maspero, 1964.
198- Plusieurs écrivains ont participé à un hommage : Hommage des Antillais et Guyanais à Albert Béville,
Justin Catayé, Roger Tropos, Bordeaux, imprimerie Saint Hubert, 1963. Daniel Maximin salue la mémoire
de Paul Niger dans L'Isolé soleil : “ En vérité, tels les fruits du sablier qui éclatent comme une grenade à leur
maturité, ton père est mort dans l'accident d'avion : 22 juin 62, en compagnie de deux combattants de notre
autonomie : Niger et Catayé. ” Paris, Éd. du Seuil, coll. Points, 1981, p.16.
196-
un uniforme d'administrateur des colonies ! D'où la singularité de notre
cas et ses contradictions, ce qui peut expliquer le caractère assez spécial
de notre négritude 199 ”
Tout en restant fidèle à l'administration française, Guy Tirolien noue de nombreux
contacts avec les leaders des indépendances africaines. Son œuvre poétique Feuilles vivantes
au matin
200
évoque l'itinéraire d'un Antillais qui, après s'être installé en Afrique et avoir
épousé une Africaine, trouve la mort.
Les séjours des écrivains antillais en Afrique sont placés sous le signe d'une
douloureuse ambiguïté : c'est en tant que Français et représentant de la France qu'ils
émigrent en Afrique, c'est en tant que “ Nègre ” qu'ils sont perçus par leurs supérieurs et
collègues blancs, c'est en tant que fils de la diaspora que certains réagissent. Le rapport
antillo-africain est dès lors entravé par la figure envahissante de la France, le réseau des
appartenances se brouille et s'enchevêtre. L'Afrique est perçue comme un continent qui tient
ses enfants perdus à distance. C'est cette mise à distance, cette rencontre manquée avec
l'Afrique que vivent les héroïnes des romans que nous nous proposons maintenant d'analyser.
Paroles de femmes, Heremakhonon, Une saison à Rihata et Juletane traduisent une quête
existentielle, laquelle est en partie inspirée par l'expérience de leurs auteurs.
II- Quête identitaire et quête amoureuse
Maryse Condé rencontre à Paris celui qui deviendra son mari : Mamadou Condé, un
Guinéen. En 1960, elle part pour la Côte-d'Ivoire où elle enseigne le français, puis elle
199-
Maryse Condé, “ Afrique mon beau mythe ”, entretien avec Guy Tirolien, Notre Librairie, n°74, avr.juin 84, pp.26-27.
200- Guy Tirolien, Feuilles vivantes au matin, Paris, Éd. Présence Africaine, 1977.
rejoint son mari. Sa rencontre avec la Guinée est un véritable coup de foudre : “ En Guinée,
c'est d'abord la beauté des gens qui m'a frappée. Il y avait les descendants, le souvenir de
l'empire du Mali que je découvrais. Il y avait tout ce monde mandingue que je ne connaissais
pas. Il y avait le livre de Niane, Soundjata ou l'épopée mandingue, qui venait de paraître
201
”. Très vite, la Guinée grandiose qu'elle découvre à son arrivée cède la place à un pays
beaucoup plus pragmatique : celui dirigé par Sékou Touré qui vient d'accéder à la
présidence de la République. La grève des étudiants en 1962 marque un tournant dans la
prise de conscience de la jeune enseignante. Sans prendre part aux événements, elle observe
et est frappée par les méthodes dictatoriales du gouvernement de Touré; ses étudiants
subissent la répression policière, voire la torture. Parallèlement, son couple se désagrège.
Elle quitte alors définitivement la Guinée. Quelques années plus tard, elle s'installe au
Sénégal. La romancière Myriam Warner-Vieyra vit également au Sénégal au moment où
elle publie son roman Juletane. Ce récit est en fait le cahier que l'héroïne Juletane a tenu du
22 août 1961 au 8 septembre 1961. Il est lu, une nuit durant, par une femme médecin dont
on peut supposer qu'elle est antillaise et qu'elle vit en Afrique 202. Juletane y consigne,
fidèlement, le cauchemar de sa quête.
Les trois romans ont pour personnages principaux trois femmes guadeloupéennes :
Véronica, Marie-Hélène et Juletane. Toutes ont quitté leur île pour la France, pays à partir
duquel elles partent pour l'Afrique. Leur itinéraire personnel se caractérise par la perte du
pays natal. L'identité antillaise problématique de Véronica est à l'origine de la quête de
racines qu'elle accomplit en Afrique. À la question : “ Pourquoi êtes-vous venue en Afrique
? ”, elle répond : “
Tu comprends, je voulais fuir mon milieu familial, le marabout
mandingue, ma mère, la négro bourgeoisie qui m'a faite, avec, à la bouche, ses discours
glorificateurs de la Race et, au cœur, sa conviction terrifiée de son infériorité ” (Here.,
p.86). L'Afrique qu'elle recherche est celle de la splendeur, de la noblesse, celle d'avant la
201-
Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, Paris, Karthala, 1993, p.20.
La jeune femme est noire, elle se nomme Hélène Parpin, elle entend les appels à la prière diffusés par la
mosquée.
202-
catastrophe négrière et l'intrusion des Blancs : “ Je suis venue chercher une terre non plus
peuplée de nègres — même spirituels, ah, surtout pas spirituels —, mais de Noirs. C'est-àdire, en clair, que je suis à la recherche de ce qui peut rester du passé. Le présent ne
m'intéresse pas. Par-delà lui, je vise le palais des Obabs, les ciselures et leurs masques et les
chants de leurs griots ” (p.89). Juletane et Marie-Hélène s'installent en Afrique après avoir
épousé un Africain à Paris. Cette rencontre se situe dans un cadre historique et idéologique :
celui de la période précédant l'accès à l'indépendance des pays africains sous tutelle coloniale
française. Étudiante en seconde année de sciences politiques, Marie-Hélène se passionne
pour le devenir du continent africain et fait preuve d'un certain engagement politique.
Juletane s'initie aux discours militants auprès des amis de son mari : “ Les conversations
tournaient toujours autour du même sujet, primordial : l'avenir de l'Afrique, l'indépendance
[...] Tout ceci était bien théorique pour moi qui ne connaissais pas l'Afrique et très peu mon
pays d'origine... ” (Juletane, p.26).
L'Afrique appartient à leur mémoire d'Antillaises mais sous des formes différentes.
Elle est, pour Véronica, lieu mythique où ancrer ses racines errantes alors qu'elle représente
pour Marie-Hélène une terre qui se substitue à la terre maternelle : “ L'île et la mère étaient
la même chose, utérus clos dans lequel blottir sa souffrance ”, mais la mort de la mère rend
impossible tout retour à la Guadeloupe : “ à présent stérile, matrice désertée qui
n'envelopperait plus de fœtus. Restait l'Afrique, mère aussi, proche par l'espoir et par
l'imaginaire ” (Saison, p.77). Orpheline, Juletane espère y trouver une famille et fonder la
sienne; Marie-Hélène, séduite par les théories de la négritude, perçoit l'Afrique comme le
continent-phare de la libération du monde noir. Véronica espère y renaître et y résoudre ses
problèmes identitaires.
C'est à travers la relation amoureuse qu'elles tissent avec un Africain que se joue leur
relation avec l'Afrique. Leur conception de l'amour — qu'elle soit ou non théorisée — et sa
réalisation concrète révèlent la complexité de leur itinéraire africain. En pleine crise
d'identité, Véronica rencontre, dès son arrivée, Ibrahima Sory. Elle est fascinée par ce jeune
ministre qui appartient à la noblesse africaine. Elle voit en lui son “ nègre avec aïeux ”,
phrase qui s'impose comme un leitmotiv dans tout le roman. L'acte d'amour est vécu comme
un rituel d'initiation par lequel elle tente de se laver de la souillure originelle de la traite et de
l'esclavage héritée de ses ancêtres :
“ Cet homme-là qui va me posséder ne sait pas qu'à ma manière je suis
vierge. Bien sûr, le pagne ne sera pas tâché de sang. C'est d'un autre
sang qu'il s'agit. Plus lourd et plus épais [...] je sais lucidement pourquoi
ce nègre me fascine. Il n'a pas reçu d'étampes. ”
(Here, p.65)
Bien qu'augmentent le rejet et le dégoût que lui inspire Ibrahima Sory à mesure que
progresse sa découverte des exactions dont il est responsable, Véronica aspire à une fusion
totale avec lui. L'amour qu'elle lui porte est avant tout volonté narcissique de contempler sa
propre image purifiée. L'amoureux, ainsi que le constate Kristeva, paraphrasant Freud, n'est
autre qu'un narcissique qui a un objet : “ Il est essentiel pour l'amoureux de maintenir
l'existence de cet autre idéal et de pouvoir s'imaginer semblable à lui, fusionnant avec lui,
voire indistinct de lui 203 ”. La volonté d'identification de Véronica est aussi quête d'une
fusion amoureuse, d'un transfert que la communication devrait rendre possible :
“ [...] je suis venue pour me guérir d'un mal : Ibrahima
Sory sera, je le sais, le gri gri du marabout. Nous
échangerons nos enfances et nos passés. Par lui
j'accéderai enfin à la fierté d'être moi-même. ”
(p.71)
Ibrahima est le double inversé de son père qu'elle nomme, par dérision et antiphrase,
“ le marabout mandingue ”; un père aliéné, falot, qui ne transmet aucune mémoire, aucune
généalogie stable, aucune fierté d'être noire, seulement une parodie de “ négritude ”.
203-
Julia Kristeva, Histoires d'amour, Paris, Denoël, 1983, “ Freud et l'amour : le malaise dans la cure ”,
p.47.
Ibrahima Sory refuse le transfert œdipien auquel aspire la jeune femme. Il ne se prête pas à
son jeu, non seulement par machisme, mais surtout parce qu'il appartient à une culture où
l'individu est lié à la collectivité et n'a pas le loisir de se livrer à de perpétuels introspections
et questionnements identitaires. Elle poursuit seule un long et pénible monologue, se
reconnaît une “ rage de psychanalyse ” (p.119)
Le véritable drame du roman est celui de la parole : parole de femme antillaise qui
s'énonce sous le mode du soliloque stérile, parole qui se heurte au silence de la réception
masculine et africaine, parole supplantée et finalement niée par l'acte sexuel. Une des raisons
pour lesquelles le roman de Maryse Condé a tant heurté certains critiques lors de sa parution
— question sur laquelle nous reviendrons — tient peut-être à la spécificité de la quête qui
passe par la sexualité et la volonté d'être aimée. Véronica est à la recherche de son identité
de femme et de Noire : les deux termes ne peuvent être dissociés. Toute velléité d'aimer
l'autre librement lui a été interdite dès l'adolescence. “ La blessure est d'amour, mais aussi
d'amour-propre 204 ” constate Alain Baudot et cette blessure narcissique se répète, comme
une fatalité, tout au long de sa vie amoureuse. L'itinéraire sentimental de Véronica coïncide
avec ses trajectoires géographiques : la clé de son désir d'enracinement n'est autre que
l'échec de ses relations amoureuses.
Les deux autres héroïnes partagent elles aussi l'expérience de la déconvenue
amoureuse. Élevées en France ou dans un milieu très largement occidentalisé — celui de la
bourgeoisie antillaise —, ces jeunes femmes, tout en nourrissant un idéal amoureux qui leur
est propre, sont tributaires d'une conception occidentale de l'amour qui, en Afrique, se
heurte à des valeurs différentes. Marie-Hélène, l'héroïne d'Une saison à Rihata, ne se satisfait
pas de la vie conjugale qu'elle partage avec son mari. Sa conception de l'amour relève du
mythe et l'on sait, depuis Tristan et Yseut, la place prédominante qu'occupe l'adultère dans le
mythe. L'amour de Marie-Hélène prend pour objet des hommes inaccessibles car, à l'instar
204-
Alain Baudot, “ Maryse Condé ou la parole du refus ”, Recherche, pédagogie et culture, n°56, 1982,
p.33.
de l'amour courtois dont il procède, il ne peut exister qu'à travers un faisceau d'obstacles qui
doivent être franchis. L'héroïne choisit pour amant Madou, le frère de son mari; son premier
amant, un Haïtien rencontré à Paris, était l'amant de sa sœur. Telle l'héroïne de la famille des
Atrides, Marie-Hélène semble porter en elle la fatalité de son sang qui la pousse à violer le
tabou de l'inceste : “ Dans la tradition africaine, [écrit Pius Ngandu Nkashama] elle est, ni
plus ni moins, une véritable sorcière. Celle qui mange une sœur, un membre proche afin de
satisfaire aux exigences de ses propres monstres intérieurs. [...] Celle qui, comme une
somnambule, transgresse les lois et les interdits, brave les totems, et amène la mort autour
d'elle [...]
205
”. La liaison de Marie-Hélène avec Madou rompt un rapport de confiance
intrinsèque à la tradition africaine qui considère que le frère du mari est un “ petit mari ”
pour l'épouse et peut rester à ses côtés en toute liberté. C'est de cet écart entre la morale
dominante, les codes de conduites de la société d'accueil et la réalisation de l'amour adultère
— qui pour Marie-Hélène est seule expression de la passion amoureuse — que naît
l'étrangeté de sa situation en Afrique et, partant, son exil.
La relation que Véronica entretient avec le ministre se heurte elle aussi à l'ostracisme
des autres. Son ami Saliou, un opposant à la dictature d'Ibrahima Sory, lui reproche d'aimer
un homme abject et lui conseille de choisir un camarade révolutionnaire. Ses élèves
inscrivent sur le tableau de sa salle de cours le qualificatif de “ putain ”. Les amours
interdites des deux héroïnes de Maryse Condé se révèlent amours impossibles et sont
vaincues par la morale dominante. Il en est de même pour l'amour de Juletane envers
Mamadou bien que ce dernier s'inscrive dans le cadre de la liaison conjugale. Jeune fille pure
et peu cultivée, Juletane rêve d'un bonheur simple que devrait lui apporter le mariage qu'elle
conçoit comme une union sacrée dont l'intimité et la fidélité sont les pierres angulaires. À
travers le rêve qu'elle consigne à la fin de son cahier, alors que sa vie a définitivement
basculé dans la folie, s'exprime l'essentiel de son idéal : “ Je porte une jolie robe toute
blanche. [...] Mamadou me prend la main gauche, avec beaucoup de gentillesse. Lentement,
205-
Pius Nkashama Ngandu, “ L'Afrique en pointillé ”, Notre Librairie, n° 74, 1984, p.32.
il glisse à l'un de mes doigts un anneau d'or (symbole d'union, gage d'amour, promesse de
fidélité, assurance de bonheur , puis m'embrasse. [...] C'est le plus beau jour de ma vie, le
prélude qu'une symphonie d'amour sans fin ” (Juletane, pp.129-130). Or, ce rêve se brise
avant même qu'elle ne foule le sol africain puisqu'elle apprend sur le bateau que Mamadou
est déjà marié. Le drame de Juletane se réduit à un seul mot : la polygamie. Elle est
néanmoins consciente des valeurs de la société africaine et de l'impossibilité de les faire
concorder avec ses rêves : “ C'est vrai que nous aurions pu fonder une belle et grande
famille. Pour cela, il aurait fallu que je sois également née dans un petit village de brousse,
élevée dans une famille polygame, dans l'esprit du partage de mon mari avec d'autres
femmes. Bien au contraire, je ne suis de nulle part et mon prince charmant, je l'avais rêvé
unique et fidèle ” (p.115). La réalité lamine les rêves des héroïnes qui, progressivement et
irrémédiablement, vivent un cauchemar absolu.
III- Le triple échec
L'échec amoureux n'implique pas seulement le naufrage de la relation des héroïnes
avec l'homme qu'elles aiment, il affecte aussi leur identité de femmes antillaises et plus
encore soulève le problème crucial des relations antillo-africaines. En choisissant d'aimer un
Africain, ces femmes échappent en apparence au rapport d'aliénation qui détermine, selon
l'analyse de Fanon, les relations entre la femme noire et l'homme blanc. Soucieux d'examiner
l'exemple de Mayotte Capécia, une Antillaise aliénée par son amour inauthentique pour un
Blanc, Fanon dit ceci : “ Il s'agit pour nous, dans ce chapitre consacré aux rapports de la
femme de couleur et de l'Européen, de déterminer dans quelle mesure l'amour authentique
demeurera impossible tant que ne seront pas expulsés ce sentiment d'infériorité ou cette
exaltation adlérienne, cette surcompensation qui semblent être l'indicatif de la
Weltanschauung noire
206-
206
”. Si, selon Fanon, l'amour d'une femme noire pour un Blanc
Franz Fanon, Peaux noires, masques blancs, op. cit., pp.33-34.
risque d'être frappé d'inauthenticité, force est de constater que l'amour de Véronica pour
Ibrahima Sory est lui aussi parfaitement soumis aux conflits inconscients de l'héroïne. De
manière générale, la faillite des trois relations amoureuses anéantit l'idée même d'une identité
définie en terme de négritude. Sous le regard des Africains, les héroïnes antillaises se
découvrent une peau blanche. Marie-Hélène se heurte ainsi à l'hostilité du père de son mari :
“ Pourquoi as-tu fais cela ? Pourquoi as-tu épousé une blanche ?
— Mais ce n'est pas une blanche. C'est une Antillaise. Ses ancêtres
étaient des nôtres...
Et il s'était lancé dans une longue explication de la traite, de
l'implantation des Noirs aux Amériques. ”
(Saison, p.23)
Véronica est fascinée par l'Afrique dont le peuple, qui lui paraît vierge de toute
impureté et de tout métissage, représente l'antithèse du peuple antillais. L'obsession de la
généalogie qu'elle manifeste, — semblable en cela à la plupart des autres personnages des
romans de Maryse Condé —, désigne le manque qu'elle veut combler : l'absence d'ancêtres
identifiables et de mémoire. Elle refuse à la fois son identité de métisse : “ J'aurais pu
m'appeler Mariama ou Salamata [...] au lieu de cela, j'ai dans mon arbre généalogique du
sperme de Blanc égaré dans des vagins de négresse ” (Here, p.38) et la condescendance du
président Mwalimwana. Elle rappelle à ce dernier la complicité des rois nègres dans la traite
négrière : “ Vendue, Mwalimwana. Pas perdue. Tegbessou se faisait quatre cents livres à
chaque navire. ” (p.58). Juletane est elle aussi rejetée sur le rivage de l'étrangeté. La
troisième co-épouse de Mamadou la traite de “ toubabesse ”. Le déni d'identité représente
une blessure très vive : “ Elle m'enlevait même mon identité nègre. Mes pères avaient
durement payé mon droit à être noire, fertilisant les terres d'Amérique de leur sang versé et
de leur sueur dans des révoltes désespérées pour que je naisse libre et fière d'être
noire ” (Juletane, pp.79-80). L'invocation de cette métaphorique couleur blanche par ceux
qui refusent la différence culturelle et ne parviennent à penser le métissage frappe l'Antillaise
d'un déficit de pureté de couleur et, de fait, d'un déficit d'africanité. La communauté de
couleur sur laquelle se fonde une partie du discours théorique de la négritude trouve ici ses
limites. C'est l'unité même du monde noir qui est remise en question : la suprématie du fait
social et culturel sur l'aspect racial transforme l'espoir d'une harmonie du monde noir en
chimère. L'échec des couples antillo-africains symbolise dans ces romans l'impasse des
relations antillo-africaines, l'impossibilité de remonter le temps, d'effacer les traces de la
traite et les modifications à la fois physiques et culturelles dont elle inaugure le mécanisme.
Juletane analyse de façon implacable le processus d'exil et de dépossession et la folie
qui en découle. En butte à l'exclusion, l'héroïne se construit une identité négative 207. Inapte
à procréer dans une société où la valeur de la femme est largement déterminée par les
enfants qu'elle met au monde, sa vie n'a aucune justification. Elle nie son corps en ne lui
portant aucun soin, en refusant toute sexualité. Elle est l'aliénée — la folle et l'étrangère —
celle qui, parce qu'elle ne s'est pas adaptée aux normes du pays, apporte le malheur et la
mort avec elle. Ainsi l'Afrique tout entière apparaît à travers le prisme déformant de l'échec
relationnel des trois personnages. Le fantasme africain, qui fondait le lit de leur inconscient,
cède la place à une image tour à tour floue, grotesque ou sinistre. Le pays natal revient alors
avec sa charge émotionnelle. Dans Heremakhonon, les Antilles — territoire de l'enfance
perdue — se superposent à l'Afrique — terre de l'hypothétique guérison de cette enfance.
Les analepses qui renvoient à l'enfance sont extrêmement fréquentes. Ce sont, selon la
distinction de Genette, des analepses externes puisque leur amplitude reste extérieure au
récit premier, celui du séjour de Véronica en Afrique que nous nommerons récit I
208.
Elles
se greffent à ce dernier et parfois tendent même à l'occulter complètement. Ces analepses
transportent le lecteur non seulement dans un temps différent (définition même de l'analepse)
mais aussi dans un autre espace : celui des Antilles. C'est grâce à des éléments du récit I, qui
207-
Hanna Malewska-Peyre définit ainsi l'identité négative: “ [...] sentiment de mal-être, d'impuissance,
d'être mal considéré par les autres, d'avoir de mauvaises représentations de ses activités et de soi. ” “ Le
processus de dévalorisation de l'identité et les stratégies identitaires ”, Stratégies identitaires, Paris, PUF,
1990, p.113.
208- Gérard Genette , Figures III, op.cit., p.90.
font figures de prétextes ou d'embrayeurs, que se manifeste le souvenir. Ainsi, dès le début
du roman, à partir du regard que la narratrice porte sur Oumou Awa et de la constatation
qu'elle en tire : “ Rien à dire, ils savent traiter les femmes ici. Enceinte et à un mois tout au
plus de son accouchement et elle pile ” (Here, p.32), Véronica développe une comparaison
avec sa propre mère. Cette comparaison s'ouvrira sur une assez longue réminiscence de
l'enfance, ponctuée de dialogues entre les personnages de sa famille, qui éclipsera le récit I.
Le discours de Saliou, qui continue parallèlement aux pensées de Véronica, la ramène
finalement à la réalité : “ De quoi me parles-tu Saliou ? J'ai toujours eu ce défaut de très mal
écouter les autres ” (p.33). Parfois récit I et analepses se mêlent tant qu'il est difficile de les
séparer : “ Jean Lefèvre et Adama possèdent une bicoque dans l'île de Kariba [...] On y
accède par des bateaux poussifs pareil à ceux des Saintes. L'eau de la mer bleue comme un
dessin d'enfant. Le ciel aussi est bleu. Le marinier a des yeux bleus, souvenir de son aïeul
breton. Est-ce le présent ou le passé ? Le présent, le passé ” (p.180). L'enfance antillaise
dans sa temporalité et son espace se substitue à l'Afrique jusqu'à en faire parfois une toile de
fond sans incidences sur les pensées et la vie de la narratrice. La réalité politique et sociale
de l'Afrique, quel que soit son poids de sang et de violence, reste une donnée abstraite
qu'elle refuse de prendre en compte et qui fait de brèves irruptions à sa conscience lorsque
ses proches connaissances sont touchées. À la fin du roman seulement, alors que la violence
politique subie par son ami Saliou devient insoutenable, dans son ultime liaison avec
Ibrahima Sory, résonne la fureur du présent : “ Aux moments les plus inattendus, les portes
du camp s'ouvraient, Saliou apparaissait, boitant misérablement le long d'une interminable
route pour se perdre à un détour. ” (p.221). L'histoire de Véronica et de l'Afrique s'avère un
immense malentendu : alors qu'elle entreprend un voyage dans l'Afrique du passé à la
recherche de ses racines afin d'exorciser les fantômes de son enfance, elle se heurte à
l'Afrique du présent, engluée dans une dictature post-coloniale. Au terme de son aventure,
confrontée aux violences de la dictature, elle avoue s'être trompée d'aïeux et avoir cherché
son salut “ parmi les assassins ”. L'avion dans lequel elle s'embarque ne la ramène pourtant
pas vers l'aéroport du Raizet et vers sa famille mais à Paris. La trajectoire de Véronica décrit
un cercle qui la reconduit au point de départ.
L'Afrique de Juletane et de Marie-Hélène est tout aussi angoissante. Dans le roman
de Warner-Vieyra, l'espace national est une scène sans importance dans la tragédie familiale
qui se joue. Le pays n'est pas nommé mais il s'agit sans doute du Sénégal, pays où vit
l'auteur. Nous apprenons qu'il accède à l'indépendance après l'arrivée de Juletane mais aucun
détail n'est donné puisque tout est vu à travers le regard du personnage entièrement attaché
à (d)écrire son drame personnel et incapable d'analyser la situation politique du pays. Elle
écrit pour ne pas perdre la mémoire. Dans Une saison à Rihata, la politique et la situation de
l'Afrique post-indépendante pèsent de tout leur poids. La structure de ce roman présente des
similitudes frappantes avec celle de Heremakhonon. La plupart des événements et des
personnages ont leur double dans chacun des romans, en particulier Toumany, le président,
dont le corollaire est Mwalimwana dans Heremakhonon et Madou, l'amant ministre qui peut
être comparé à Ibrahima Sory. L'indépendance y apparaît comme un rêve avorté, MarieHélène et son mari en ont douloureusement conscience : “ Commençait-il comme elle d'être
écœuré par la corruption, le népotisme, la gabegie ? Sentait-il comme elle que rien n'avait
changé et que ce socialisme à l'africaine n'était qu'un leurre permettant à une poignée
d'hommes d'usurper le pouvoir ? ” (Saison, p.32). À la fin du roman, comme dans
Heremakhonon, la dictature écrase l'espoir démocratique qui s'était manifesté. Métonymie
du pays, l'espace familial au sein duquel évoluent les deux personnages est un espace clos.
L'adultère de Marie-Hélène oblige sa famille à quitter la capitale pour une ville de province
étouffante et mesquine : Rihata. L'exil à Rihata apparaît comme le châtiment de l'adultère.
L'espace de Juletane est celui de la maison traditionnelle africaine construite autour d'une
cour. Les maisons où vivent chacune des héroïnes sont délabrées. La petite chambre qui a
été cédée à Juletane est son unique refuge, le lieu où elle peut écrire son journal et préserver
son intimité. La maison familiale deviendra espace de la catastrophe, théâtre d'une tragédie
dont le dénouement sera marqué par la mort de la plupart des membres de la famille.
L'impasse du séjour africain — séjour définitif pour Juletane et Marie-Hélène — dessine une
géographie de la nostalgie. Véronica reconnaît que son île est le seul lieu où elle puisse
résoudre ses conflits identitaires alors que Juletane idéalise le paysage perdu de l'enfance et,
du fond de sa folie, entend un appel : “ Reviens dans ton île ”.
Impitoyables dans leur analyse des relations antillo-africaines, les trois romans
dressent un constat d'échec auquel la réception critique fut particulièrement sensible.
Heremakhonon eut lors de sa parution une réception très négative et l'auteur fut sévèrement
blâmé.
IV- Une réception ambiguë
En raison des
similitudes entre la trajectoire personnelle de Maryse Condé et
l'itinéraire romanesque de Véronica, l'œuvre fut souvent rangée dans le genre
autobiographique, voire dans le cadre de l'autobiographie déguisée. L'auteur fut accusée
d'être “ aliénée ”, d'avoir “ pactisé avec les réactionnaires 209 ”. La sexualité du personnage
de Véronica fut aussi prise pour cible : “ Un article du Naïf, signé de quelqu'un que je ne
nommerai pas, m'a traitée de " voyeur et de prostituée " ajoutant qu'on " respirait une odeur
de sperme " dans ce livre et pour finir, me comparant à Mayotte Capétia ” précise Maryse
Condé 210. Moins offensif, mais sensiblement sur le même registre, Sunday Okpanachy
évoque dans sa thèse de doctorat “ Véronica, la malade [qui] n'est toujours pas guérie
malgré des nuits folles avec le nègre avec aïeux 211 ”. Plus récemment, Lilyan Kesteloot
209-
Francoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, op.cit., p.63. Nous citons les premières réactions au
roman d'après Maryse Condé elle-même.
210- Ibidem, p.72.
211- Sunday Okpanachi, op. cit., pp.361-362.
percevait Marie-Hélène comme “ [le] nouveau porte-parole ” de Maryse Condé
212.
Dans
Lettres créoles, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant reprochent à l'auteur ce que l'on
pourrait nommer un déficit de créolité; ils condamnent, à travers le personnage de Véronica,
le choix existentiel et littéraire de sa créatrice. Recoupant les trajectoires de Maryse Condé
et celles de Véronica, ils font une lecture très personnelle et ironique d'Heremakhonon :
“ Véronica expérimentera déceptions politiques, souffrances existentielles et trahison
amoureuse avant de s'en revenir pour toujours, d'abord à Paris (à la fin du roman, elle
respire avec joie l'odeur des grands arbres de la capitale française) puis dans son île natale, la
Guadeloupe. Pourra-t-elle y demeurer ? S'est-elle réconciliée avec elle-même ? A-t-elle
réussi à assumer son identité créole ?
213
” Or Véronica a seulement évoqué le printemps sur
Paris et son hypothétique retour n'appartient qu'à l'horizon du roman, au hors-texte,
contrairement à l'itinéraire réel de son auteur.
Maryse Condé, alias Véronica, alias Marie-Hélène, se vit sommée de justifier à la fois
l'image qu'elle donnait de l'Afrique contemporaine — essentiellement perçue à travers un
épisode sanglant de son histoire —, son éloignement du pays natal et l'ambiguïté de son
personnage. La ligne de démarcation séparant roman et autobiographie étant franchie,
s'abolit l'essence même de la morale du roman qui, selon la définition de Milan Kundera, est
“ suspension du jugement moral 214 ”. Face à ces accusations, les explications de l'auteur
sont fréquentes et redondantes; lors de la réédition de Heremakhonon, en 1988, elle rédige
un avant-propos où elle défend son premier roman et explique la psychologie qu'elle prête à
Véronica. Dans ses entretiens avec Françoise Pfaff, elle écrit : “ Ce n'était pas du tout une
autobiographie romancée. C'était un roman du refus 215 ”.
212-
Lilyan Kesteloot, “ Une certaine négritude " outsider " ”, Notre Librairie, n° 118, juil.-sept. 1994, pp.6768.
213- Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., pp.150-151.
214- Milan Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p.16.
215- Françoise Pfaff, op. cit., p. 63. “ Maryse Condé ou la parole du refus ” est le titre d'un article d'Alain
Baudot précédemment cité dans lequel l'auteur évoque brièvement la réception négative du roman et insiste
sur la nécessité de prendre en compte l'écriture ironique de la romancière. Cette ironie “ refuge du
désespoir ” permet de comprendre certaines allusions a priori choquantes.
La réception négative de ce roman relève d'un principe idéologiquement correct. Sa
lecture fut trop souvent une lecture idéologique facilitée par l'absence d'opacité du texte, ses
multiples auto-commentaires qui renforcent le “ message ” pourtant (trop) clairement
énoncé. Lors de sa première parution, en 1976, la décolonisation était encore d'une brûlante
actualité. Nombre d'intellectuels et d'écrivains d'Occident et du Tiers- Monde apportèrent
leur soutien au gouvernement de Sékou Touré. Dénoncer les méthodes utilisées par le
gouvernement et son président — y compris sous une forme romanesque — pouvait alors
être considéré comme une remise en cause du processus de décolonisation et de
désaliénation de l'Afrique. À ce propos, il n'est certes pas inutile de rappeler qu'en 1965,
Cheikh Hamidou Kane présenta à Aimé Césaire le manuscrit d'un livre qui devait seulement
paraître en 1995 sous le titre Les Gardiens du temple 216. Le diagnostic de Césaire opéra
alors une autocensure dont témoigne l'auteur : “ D'après lui, mon roman risquait d'être une
machine de guerre contre le Sénégal. La critique des régimes africains pouvait apparaître
comme un appel aux militaires. Et ces gens qui prennent le pouvoir par la force ne sont
guère près ensuite à le restituer
217
”. Refusant à deux reprises de faire éditer son œuvre,
Hamidou Kane a choisi de mettre en pratique le conseil de Césaire. Un conseil qui n'aura
cependant pas empêché la dictature militaire de fonctionner, mais qui aura privé le monde
des lettres d'un roman où s'exprime la tension entre modernité et tradition, où, sans
compromis, l'auteur interroge l'histoire post-coloniale de l'Afrique. Maryse Condé a choisi la
morale romanesque qui se heurte souvent à la logique politique et à la bonne conscience.
Car si l'on examine les critiques à l'endroit du personnage de Véronica, elles rappellent
étrangement le réquisitoire dressé par un certain Ernest Pinard, avocat impérial, à propos de
Madame Bovary. Cet homme de loi blâme le livre non tant à cause de l'adultère d'Emma
mais surtout parce qu'“ il n'y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête ”, “ pas
216217-
Cheikh Hamidou Kane, Les Gardiens du temple, Paris, Stock, 1995.
Éric Fotino, “ Hamidou Kane, la " torche noire ” ”, Le Monde, 9 fév. 1996, p.VII.
une idée, une ligne en vertu de laquelle l'adultère soit flétri 218 ”. Maryse Condé, pas plus que
Flaubert, ne condamne son personnage. À l'instar de la femme de Charles Bovary, qui meurt
sans s'être repentie, Véronica échappe à son enfer africain sans renier ses amours, sans avoir
eu le courage de manifester ouvertement son opposition, sans s'être engagée pour la
libération du monde noir.
Dans les trois romans se brise de façon inexorable le miroir de l'Afrique, l'espoir d'un
racinement antillais dans la terre d'avant. L'échec s'inscrit à plusieurs niveaux. C'est un échec
politique — l'Afrique indépendante n'est pas apte à rassembler les diasporas noires —, un
échec de l'imaginaire et de la mémoire — l'Afrique moderne n'est pas l'Afrique perdue que
les Antillais idéalisent ; un échec relationnel — l'amour est inapte à réunir Antillais et
Africains. Cette peinture hautement pessimiste n'est probablement pas sans dangers pour
l'image même de l'Afrique : “ Le risque est là peut-être de substituer à l'arsenal ancien de
clichés un répertoire tout aussi attristant. L'Afrique des monts et merveilles est morte, vive
l'Afrique maudite ! Mais sans doute est-ce ainsi que les hommes rêvent lorsqu'ils
s'aperçoivent qu'il n'y a ici-bas ni terre promise, ni guerre sacrée ” écrit Alain Baudot
219.
Récemment, Denis Boucoulon, un jeune romancier antillo-africain a consacré un roman à
l'Afrique : Le Chien qui fume 220. Il y explore, à travers un personnage de dictateur, la
tyrannie qui sévit dans un pays africain anonyme. La quatrième de couverture “ attire ” ainsi
le lecteur : “ L'Afrique livrée à la barbarie, prise aux entraves de l'Histoire, hier comme
aujourd'hui ”. Le continent africain continue à être un objet d'écriture sans doute trop facile.
En explorant une mémoire complexe, les romanciers antillais ou d'origine antillaise,
perpétuent aussi des visions marquées par l'idéologie coloniale, ce qui ne fait exister ni
l'Afrique ni les Antilles.
218-
Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1972, réquisitoire de l'avocat impérial
Ernest Pinard, p.488.
219- Alain Baudot, “ Les écrivains antillais et l'Afrique ”, op. cit., p.45.
220- Denis Boucoulon, Le Chien qui fume, Paris, Éd. J.C. Lattès, 1994.
Loin de la terre promise, le désir d'Afrique s'insère aussi au cœur du paysage antillais.
Il y perdure sous forme de lancinement parfois douloureux, de mémoire lointaine, d'invisible
mais pérenne présence, de trace opaque à recomposer, inlassablement. Il s'enchevêtre dans le
présent, leste les mots de son poids de rêve, perpétue et invente une mémoire d'exil.
CHAPITRE 4
TRACES AFRICAINES DANS
L'IMAGINAIRE ANTILLAIS
“ Aller à la découverte de la trace c'est, peut-être,
continuer à écrire, tourner autour de l'introuvable
trace. ”
Edmond Jabès, Le Livre des marges
I- Le concept de trace
Au cours de notre étude, nous avons déjà évoqué à deux reprises la question de la
trace : traces du substrat autochtone dont les roches gravées témoignent et traces de la traite
négrière inscrites dans les fonds sous-marins. La quête d'appartenance passe par la
reconstitution de ce passé détruit, englouti ou nié. La recherche des traces africaines
participe de cette démarche qui manifeste de nombreuses similitudes avec une approche
méthodologique pratiquée dans d'autres disciplines, en particulier l'histoire, l'histoire de l'art
et la psychanalyse.
Dans un article intitulé “ Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de
l'indice 221 ”, Carlo Ginsburg analyse la méthode de l'historien de l'art Morelli. Pour ce
dernier, ce sont les caractères les plus ténus, les moins évidemment perceptibles et non les
plus manifestes qui permettent de distinguer les œuvres de maîtres de leurs copies. Selon
Ginsburg, cette approche a influencé Freud. À la lecture de Morelli, Freud constate : “ Je
crois sa méthode apparentée de très près à la technique médicale de la psychanalyse. Elle
aussi a coutume de deviner par des traits dédaignés ou inobservés, par le rebut ("refuse") de
l'observation, les choses secrètes ou cachées [...] 222 ”. Quelle que soit l'opacité de la réalité,
il demeure des points privilégiés qui permettent de l'approcher. Pour Paul Ricœur, le travail
221-
Carlo Ginsburg, “ Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice ”, Le Débat, n°6,
Gallimard, 1980, pp.3-44. Carlo Ginsburg est, avec Giovanni Levi, fondateur de la micro-histoire italienne.
222- Sigmund Freud, Le Moïse de Michel-Ange, (1914) cité par Ginsburg, Ibidem, p.9.
de l'historien s'appuie, par définition, sur la recherche de la trace qui, par-delà sa fragilité, “
oriente la chasse, l'enquête, la quête, la recherche
223
”. L'historien aura pour tâche de
donner “ signifiance ” à un passé révolu, ce qui n'implique pas cependant de faire renaître et
revivre ce passé qui demeure passé mais d'approcher l'irréductibilité même de la “ signifiance
”, le fait qu'elle “ échappe à l'alternative du dévoilement et de la dissimulation, à la
dialectique du montré et du caché, parce que la trace signifie sans faire apparaître ” affirme
Ricœur, citant et méditant les propos de Lévinas
224.
Par définition insaisissable et
irréductible, la trace rompt le tranquille ordonnancement des choses, elle interdit l'oubli, elle
est signe de l'expression du “ dérangement ”.
La trace est un des mots clés des textes glissantiens. Concept opératoire, elle
constitue un des titres des “ Introductions ” du Discours antillais : “ À partir des traces d'hier
et d'aujourd'hui mêlées ” (D.A., p.18). Elle sera à l'origine d'une pensée de la trace, partie
intégrante de la Poétique de la Relation : “ [...] la trace est ce qui est resté dans la tête dans
le corps après la Traite sur les Eaux Immenses, [...] la trace court entre les bois de la
mémoire et les boucans du pays nouveau [...] ” (Tout-monde, p.236). Glissant ne dévoile
pas l'origine de ce concept mais il est possible qu'il soit inspiré, non des historiens et
philosophes précédemment cités, mais de l'œuvre de Michel Foucault, L'archéologie du
savoir, dont on connaît l'importance qu'elle put avoir dans la pensée de l'auteur. Si Foucault
ne conceptualise pas la notion de trace, il développe longuement celle d' “ archive ”, non
descriptible et incontournable, qui se “ donne par fragments, régions et niveaux, d'autant
mieux sans doute et avec d'autant plus de netteté que le temps nous en sépare [...]
225
”.
Dans le texte littéraire de Glissant, la trace permettra de remonter jusqu'aux zones les plus
obscures de la mémoire, de nommer le passé oublié, de l'inscrire dans un texte-paysage.
223-
Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, op. cit., pp.218-219.
Ibidem, p.226. Ricœur réfère à Émmanuel Lévinas, Humanisme de l'autre homme, Paris, Fata Morgana,
1972, pp.62-70.
225- Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.171.
224-
II- Paysage-palimpseste
Toute l'œuvre de Glissant — poésie, romans ou essais — dit l'absence quasi totale de
traces africaines concrètes et palpables, celles-là furent gommées par la tragédie de la
déportation. Les déportés eux-mêmes, dont Papa Longoué et Mathieu Béluse évoquent le
trajet dans Le Quatrième Siècle, ont perdu tout espoir de retourner en Afrique. Encore
impalpable, le pays nouveau efface les traces du “ pays d'Avant ”. L'Afrique ne persiste qu'à
travers une opposition, un violent contraste de paysages que le captif du bateau négrier —
celui qui deviendra Longoué — perçoit du premier regard : “ [...] il avait déjà, lui, mesuré la
différence entre ces deux côtes (l'une infime, l'autre ramassée dans ses courbes) [...] il avait
déjà sondé la masse d'océan tassée entre leurs terres ” (Siècle, p.55). Mathieu Béluse
reprend plus loin cette comparaison : “ Oui, comme ces deux paysages, dis-tu. L'un tout plat
à l'infini, peut-être déjà perdu dans la mémoire, si grand, si plat, c'est la plaine du passé que
l'on retraverse sans fin, bon, disons, la terre perdue. Et si l'autre, celle-ci, est ramassée, en
boucles, en détours, si minuscule, si vite épuisée, c'est parce que le travail et le malheur sont
là ” (p.73).
Le poème “ Afrique ” du recueil Le Sel noir est entièrement consacré à l'Afrique.
Pour Glissant, contrairement à ce qui est le credo du poète de Ferrements, il n'appartient pas
à l'écrivain antillais de faire l'éloge du continent perdu. Il assume alors le risque de créer une
poésie du refus : “ Ni ponctuer l'éclat de tes cimes n'est mon propos / Ni toucher aux
senteurs qui font de toi un lourd cortège ” (Sel, p.110). Âpre, écartelée, son écriture
congédie toute mélancolie. Il a désappris le langage de la terre première, ce qu'il avoue sans
honte, ni nostalgie : “ Au corps, je n'ai plus cette senteur de tes bois marquée / Ni dans mes
yeux ton sel si ce n'est sel que j'ai rêvé ” (p.110). Grande est la portée symbolique du mot “
sel ”, lequel renvoie à la condition antillaise. Le sel est le sel marin de l'océan de la
déportation et la substance de la terre future. Il peut aussi suggérer, par association avec
l'histoire de Carthage perçue comme un épisode prémonitoire à celui de la destruction des
villages africains par les razzias et évoquée dans le poème “ Carthage ”, la coutume romaine
qui consistait à disperser du sel sur les territoires conquis afin de stériliser la terre. Le sel
serait alors ce qui parachève la destruction en effaçant toute trace de vie. Gabelle dans le
poème du même nom — “ Gabelles ” —, le sel est ration extorquée : “ sel noir ” volé à
l'Afrique. Il est aussi espoir de dire l'effacement pour le combattre.
Dans le recueil Pays rêvé, pays réel, l'Antillais a aussi oublié les gestes
essentiels : “ [...] Nous rions / De ne pas savoir nouer l'à-tous-maux et l'épais maïs / Quand
la terre d'hier débrosse en nous rocs et prurits ” (Pays, p.17). Pythagore, personnage de La
Case du commandeur, tente de combattre l'amnésie en cherchant à identifier l'Afrique dans
les manuels scolaires de sa fille, il se heurte à la seule carte de France. Il essaie, sans plus de
succès, d'imaginer le continent à partir de son propre paysage. L'oubli n'est pas seulement
culturel et géographique. Il affecte aussi l'onomastique. Le narrateur de Tout-monde ne
parvient pas à nommer la flore africaine :
“Une fleur blanche, une seule, dans une pierraille infiniment morte. Je ne
connais plus son nom. Ces noms des roches, des fleurs, des bêtes-longues
se sont eux aussi en allés. On a déporté les noms sur les Eaux Immenses.
”
(p.426)
L'amnésie due à la perte de toutes traces concrètes crée un douloureux lancinement,
une mutilation, une blessure inscrite au cœur de l'identité antillaise qui désigne l'Afrique par
défaut. C'est ce manque, cette absence qui signe l'existence de la trace africaine dans l'œuvre
de Glissant. La trace y est bien, conformément à l'analyse de Lévinas, “ signe d'un
dérangement ”, mais la poétique de la trace qui s'inscrit dans son œuvre ne renvoie pas,
contrairement à la méthode pratiquée par Morelli, au “ Même ”. Si Morelli entend prouver le
vrai grâce à l'identification de caractères attestant une indéniable authenticité du tableau,
Glissant s'efforce de pister une trace africaine renvoyant à une altérité. Cette altérité désigne
un “ autre ” intérieur que, dans L'Intention poétique, l'auteur qualifiait de “ l'Autre du Nous
que je suis aussi ” (p.158). Il est entièrement réhabilité dans le recueil Pays rêvé, pays réel
qui désigne à la fois la terre africaine et la terre antillaise. La tension, la dialectique des deux
terres inscrites dans le recueil appelle une analyse du titre. Faut-il considérer, ainsi que le fait
Évelyne Caduc-Derey, que l'adjectif rêvé renvoie clairement à l'Afrique alors que le terme
“ réel ” désignerait tout aussi explicitement les Antilles
226
? La poésie de Glissant semble
plus complexe; elle n'opère pas de distinction aussi nette entre les deux pays / paysages. Elle
forge plutôt une véritable alchimie où les Antilles deviennent palimpseste de l'Afrique, où la
trace du paysage africain perdure dans son irréductible opacité sous le paysage insulaire de
la mangrove :
“ Nous fêlons le pays d'avant dans l'entrave du pays-ci
Nous l'amarrons à cette mangle qui feint mémoire ”
(Pays, p.17)
“ L'anse du morne ici recomposée nous donne
L'émail et l'ocre des savanes d'avant temps ”
(p.98)
Ainsi, la poésie parvient à résoudre l'impossible (re)quête du pays perdu que
poursuivait Pythagore qui “ ne pouvait concevoir que ce pays-ci fût peut-être l'image
remodelée du pays d'avant ” (Case., p.33). Elle parvient aussi à désigner l'Afrique grâce à
une onomastique qui renvoie à des personnages de légende : Ata-Eli, Ichneumon, les Enofis,
et à inscrire ces noms dans le vaste ensemble des personnages antillais présents dans toute la
production de Glissant : Thaël, Mathieu, Mycéa... Ultime reconnaissance de l'Afrique, elle
226- Évelyne Caduc-Deurey, “ Pays rêvé, pays réel, le texte paysage chez Saint-John Perse et Édouard
Glissant ”, Horizons d'Édouard Glissant, op. cit., p.485.
est aussi nommée : “ Je t'ai nommée, Terre blessée, dont la fêlure n'est gouvernable, et t'ai
vêtue de mélopées dessouchées des recoins d'hier ” (Pays, p.83)
Réhabiliter l'Afrique au cœur du texte-paysage antillais, faire de l'œuvre un espace de
rencontre entre l'histoire, les légendes et mythes africains et l'imaginaire antillais, tel est sans
doute la vertu des textes glissantiens. Papa Longoué avouait à Mathieu Béluse que le pays
au-delà des eaux était “ le témoin irréfutable de l'antan, la source d'un passé suscité, la part
qui niée, à son tour niait la terre nouvelle, son peuplement et son travail ” (Siècle, p.45). À
cette dangereuse négation, Glissant n'a eu cesse d'opposer la présence, de sonder la trace.
Dépositaires de la mémoire et arpenteur de la trace, tels sont aussi les personnages de
Nègres marrons.
III- Le marron : légataire et arpenteur de la trace
L'histoire du marronnage, à son origine, est celle d'un double silence : silence de
l'écriture, silence de la parole; silence des archives historiques, silence du marron lui-même.
Quelques documents d'époque témoignent toutefois de l'élan de ceux qui, lors de leur arrivée
sur la terre d'esclavage ou à partir de l'Habitation, choisissent de fuir leur condition servile.
Des avis divers, des petites affiches ou des gazettes, comme celle de Saint-Domingue datée
du 9 février 1791, signalent l'existence de fugitifs mais les “ registres de marronnage font
défaut
227
”. Quelle est la géographie du marronnage ? Que sait-on du marron dans sa
dimension historique ?
Les pays qui lui sont les plus propices sont le Surinam, la Guyane, les grandes îles
comme la Jamaïque et Saint-Domingue — laquelle compte le marron le plus célèbre :
227-
Yvan Debbasch, Le Marronnage - Essai sur la désertion de l'esclave antillais, L'Année sociologique, 3°
série, Paris, PUF, 1962, p.7.
Mackandal. Bénéficiant d'un large arrière pays, elles offrent de multiples refuges aux
déserteurs de la canne. A contrario, la géographie des Petites Antilles est plutôt hostile au
marronnage, l'exiguïté de l'espace joue en faveur du maître qui, aidé de ses chiens et de ses
serviteurs, débusque rapidement les déserteurs. Toutefois, jusqu'à la fin du XVIIe, les îles
françaises sont parfois sensibles au marronnage par bandes ainsi qu'en attestent les quelques
centaines de fugitifs qui, en Martinique, obéissent à Francisque Fabulé. Yvan Debbash
distingue deux catégories de marrons : ceux qui pratiquent le “ parasitisme ”, se nourrissant
de vols et de rapines effectués sur les plantations et ceux qui forment des communautés et
établissent un régime quasiment autarcique. Au regard de la vérité historique, seules les
bandes marronnes organisées, placées sous la direction d'un chef, peuvent subsister des
années durant, le solitaire a peu de chances de survivre à son épreuve.
Généralement réprouvé par ces ex-condisciples, le marron jouit d'une mauvaise réputation
transmise par le colon pour lequel “ le nègre marron est en effet un barbare parce qu'en
brisant les normes sociales de la colonisation, il régresse
228
”. Hormis en Haïti, où le
gouvernement a élevé un Monument au Marron, l'histoire contemporaine l'a laissé à son
anonymat. La littérature antillaise va s'emparer de cette figure pour l'ériger au rang de mythe
fondateur. Édouard Glissant affirme : “ [...] le Nègre marron est le seul vrai héros populaire
des Antilles, dont les effroyables supplices qui marquaient sa capture donnent la mesure de
sa détermination. Il y a là un exemple incontestable d'opposition systématique, de refus total
” (D.A., p.104). L'écriture littéraire transgresse à la fois la mémoire officielle — celle des
planteurs — et l'image tour à tour diabolique et naïve qu'en donna la littérature hexagonale
ou békée 229. Dans Le Quatrième Siècle et dans les textes d'André et de Simone SchwarzBart : La Mûlatresse Solitude et Ti-Jean L'horizon, le marron apparaît comme l'homme de la
mémoire et / ou l'arpenteur du paysage insulaire. Il est celui qui trame la trace du nouveau
228-
Régis Antoine, La littérature franco-antillaise, op. cit., p.25.
Régis Antoine cite Saint Lambert (Ziméo, 1745) , Victor Hugo (Bug Jargal) et mentionne, pour les
productions créoles, Moreau de Saint-Méry ( Description de la Partie française de l'île de Saint-Domingue,
1797), Poirié de Saint-Aurèle (Veillées du Tropique, 1850), Levilloux (Les Créoles, 1835), Ibidem, pp. 2526.
229-
pays que Chamoiseau et Confiant définissent ainsi : “ à côté des routes coloniales dont
l'intention se projette tout droit, à quelque unité prédatrice, se déploient d'infinies petites
sentes que l'on appelle tracées. Élaborées par les nègres marrons, les esclaves, les créoles, à
travers les bois et les mornes du pays, ces tracées disent autre chose. Elles témoignent d'une
spirale collective que le plan colonial n'avait pas prévue. 230 ”
Tous les textes opposent les marrons aux esclaves des Habitations; cette dualité se
traduit directement par les expressions qui servent à désigner les uns et les autres. D'une part
: “ Ceux qui refusèrent ” (Siècle), “ les Nègres d'eau salée ” (Mulâtresse), “ les gens d'Enhaut ” (Ti-Jean), d'autre part : “ Ceux qui acceptèrent ”, “ les Nègres d'eau douce ”, “ les
gens d'En-bas ”, lignages distincts autant qu'inconciliables. Métaphore du refus, l'expression
“ Nègres d'eau salée ” renvoie aussi à la pureté africaine qui a échappé à la marque infamante
concomitante à la traite et à l'esclavage, à la soumission sexuelle et morale. À la dichotomie
des noms fait écho la séparation spatiale : l'espace des marrons est celui des mornes, celui
des autres est l'Habitation ou les lieux où elle se tint.
Dans Le Quatrième Siècle et Ti-Jean l'horizon, l'identité de la plupart des marrons n'a
pas été laminée par la tragédie de la déportation. De fait, ils ne sont pas seulement
dépositaires de la trace — cette ténue et têtue antidote à l'amnésie — mais figures inviolées
par l'espace et le temps de l'esclavage. À cet égard, le futur Longoué, “ marron du premier
jour ”, “ marron de la première heure ” (Siècle, p.45) échappe par son geste et par sa geste à
la malédiction de l'esclavage. Il se soustrait à la trace du fer rouge dont le maître tatoue le
corps de l'esclave et à la nomination servile. N'ayant pas été nommé par le maître, il échappe
à l'innommable de l'esclavage. Le talisman de sa victoire semble être le signe qu'il trace dans
l'air depuis sa claustration sur le navire négrier. Ce signe de malédiction est tout d'abord
dirigé contre son ennemi intime — le futur Béluse —; expression de la haine, il témoigne de
la survivance de son humanité : le captif n'a pas oublié la raison qui le pousse à haïr “ l'autre
”, ainsi demeure-t-il un humain. Le signe sera ensuite, “ d'un geste rapide et semi rituel ”
230-
Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., p.12.
(p.27), adressé à La Roche, acheteur de l'esclave. Puis, ainsi que le dévoile le planteur
Senglis à sa femme Marie-Nathalie, ce même geste mime, parodie et, partant, annihile, les
vaines tentatives baptismales de l'abbé. De toutes les figures de marrons, Longoué en est la
plus pure : l'archétype. Les marrons de Ti-Jean L'horizon sont les descendants des esclaves
révoltés, leur chef — Wademba — est un “ immortel ”. Dans ce roman où le temps semble
suspendu, l'esclavage n'a eu aucune prise sur “ les gens d'En-haut ”. Les fugitifs de La
Mulâtresse Solitude sont des marrons de la deuxième heure. Bayangumay, la petite Diola,
deviendra Man Bobette. Son marronnage est réponse à l'insoutenable de l'esclavage, sur son
corps sont inscrites en lettres indélébiles les marques des Blancs : ce corps a porté un enfant
du viol, il est lacéré de coups de fouets et autres traces de torture, il témoigne des initiales
de la servitude.
Nègre bossale ou esclave révolté, le marron emprunte la trace de la liberté qu'il
arpente tout autant qu'il forge. Son ascension vers le morne protecteur est chemin de croix.
Une figure se dessine : celle du Christ de la liberté, double inversé du marron diabolique que
retient la mémoire des plantations. L'enfant de Man Bobette — celle qui deviendra Solitude
— imagine ainsi la fuite de sa mère et de son amant : “ Sans doute étaient-ils déjà à mi-pente
de la montagne, Man Bobette et le vieux nègre à pilon, et grimpant, glissant ensemble,
tombant et se relevant, s'accrochant à tout ce qui dépasse, avec pour seule pensée d'arriver
au plus haut avant que ne retentissent les premiers appels des chiens
231
”. Dans les romans
de Glissant, la première ascension du “ marron primordial ” inaugure une série de montées
vers les mornes qui dessine non seulement l'espace du pays nouveau mais suggère une trame
narrative qui se réitère, se modifie, s'enrichit au fil des différents épisodes de l'histoire
martiniquaise et de la fresque glissantienne. Le futur Longoué, qui a fait son deuil du pays
d'avant, porte en lui la prescience du pays nouveau, il sait, tout comme La Roche et Senglis,
qu'il atteindra le morne les Acacias :
231-
André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude, op. cit., p.58.
“ Oui. Là le fugitif avait su qu'en atteignant le morne il serait sauvé. Il
écouta les chiens sans arrêter de courir [...] Il ne pouvait pas être sûr de
son calcul, la seule certitude étaient que les chiens gagnaient du terrain.
L'air était trop libre, la nuit trop claire. Pas assez d'eau. Les traces. Les
hautes herbes, meilleur que le sentier. Couper à travers [...] mais il
savait déjà qu'à la disposition des arbres et du terrain, qu'il était
vainqueur contre les chiens. Il ne fallait plus que monter toute la nuit
dans cette forêt. [...] Et toute la nuit, la première, il allait monter,
flamber à partir de ce corps déchiré, avant de retomber brusquement sur
la plaine pour recommencer son ascension et sa victoire et à nouveau
s'étaler jusqu'au bas de la pente.
(Neuf heures. Devant la muraille noire, hommes et chiens en cercle. Il n'y
avait rien à faire. À croire que ce marron avait couru depuis toujours le
morne aux Acacias, qu'il avait pu reconnaître le seul endroit où jamais
les bêtes ne sauraient le dépister. ”
(Siècle, pp. 43-45)
La fuite du marron sur le morne ouvre la trace tout autant qu'elle imprime la trace de
ses pieds sur le paysage, ainsi le futur Longoué, peu après avoir gagné son refuge, pourra-til redescendre vers l'habitation afin d'y libérer de la torture celle-là même qui l'avait délivré
de ses fers : Louise, l'esclave dont La Roche a fait sa maîtresse : “ [...] il rejoignait une
dernière fois, cherchant la guerrière dans ses vêtements éclatants, le monde des animaux
soumis et des maîtres trop transparents, il suivait à rebours la piste que les chiens avait
courue sur ses traces [...] ” (p.83). Au contraire des fugitifs traditionnels, qui prennent garde
à ne pas laisser d'indices, Longoué est “ indifférent aux traces qu'il pouvait laisser derrière lui
” (p.88). Il en sera de même pour tous les marrons de Glissant qui devront modeler le
paysage nouveau, se l'approprier, proclamer leur passage, ainsi les poursuivants qui se
lancent à la recherche de l'enfant Gani dans Mahagony “ [...] retrouvaient les traces laissées
à dessein par le poursuivi [...] 232 ”. La trace est manière de proclamer son existence, de
défier la loi des planteurs.
232-
Édouard Glissant, Mahagony, Paris, Éd. du Seuil, p.79.
Si la poétique de la trace est essentiellement glissantienne, l'espace des hauts
qu'investissent et balisent le marron et la communauté marronne est sensiblement différent
en fonction des textes envisagés. Il présente un dense réseau de signifiés souvent
contradictoires : métaphore de l'Afrique dans La Mulâtresse Solitude et Ti-Jean l'horizon, il
est micro-espace typiquement antillais dans les œuvres de Glissant où il devient, dans
Mahagony, ébauche du “ Tout-monde ”. Un marron repenti de La Mulâtresse Solitude,
dévoile, entre deux séances de torture, la vie des insoumis. Son discours insiste sur
l'africanité des marrons, la couleur “ noire ”, présence hyperbolique associée à la majesté et à
la pureté : “ un grand nègre Arada ”, “ un enfant aussi noir et joli qu'une graine d'icaque
233
”. Le campement que découvre Solitude, lorsqu'elle décide à son tour de marronner est
inscrit dans une “ forêt sans âge ” peuplée de paillotes; il reconstruit un imaginaire africain :
celui du village de brousse. Les coutumes africaines, les vêtements — des pagnes — et les
postures témoignent clairement de cette africanité. Au sein de ce microcosme, toutes les
ethnies sont présentes et les femmes, qui sont autant de joyaux d'un continent en exil,
affirment la supériorité de leur appartenance ethnique, dévoilent la poésie du paysage
africain, nomment les plaines, les savanes, les îles.
L'espace du marronnage se modifie considérablement lorsque Solitude prend la tête
d'un petit groupe de rescapés — ceux qui ont survécu au massacre de leur camp — pour
s'établir sur les hauteurs de la Soufrière. Le paysage antillais — ses volcans, ses sources
chaudes, sa rare végétation — fait alors irruption, seul perdure “ un morceau d'Afrique qu'il
[Maïmouni] transportait en lui et qui lui masquait le reste du monde 234 ”. L'acte marron
s'enracine dans l'espace et dans le temps — nous sommes en 1798 — sous l'impulsion d'une
femme qui porte la marque indélébile de l'esclavage et du métissage. La contextualisation
historique est également présente dans L'Isolé soleil de Daniel Maximin. Jonathan décide de
partir en marronnage à la suite de l'attaque de l'Habitation Les Flamboyants par un groupe
233234-
André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude, op. cit., p.71.
Ibidem, p.116.
de colons ivres de rage qui tuent et violent ses habitants. Il participera à l'insurrection de
Delgrès qui atteint son paroxysme le 28 mai 1802 au fort Matouba. Le texte de Maximin,
tout en évoquant la “ Petite Guinée ” située sur les hauteurs de Sainte-Rose, en Guadeloupe,
ne cède pas aux représentations caricaturales de l' “ aristocratie de la liberté 235 ”.
Ti-Jean l'horizon, d'un bout à l'autre du texte, témoigne de la suprématie marronne.
Dépositaires d'une mémoire inviolée parce que protégée de la contamination de ceux du bas,
les marrons transmettent son souvenir pérenne : “ Tous les soirs, les farouches s'asseyaient
en bordure du plateau, face aux lumières tremblantes de la vallée, et racontaient à leurs
enfants des histoires d'animaux d'Afrique, histoires de lièvres et de tortues, d'araignées qui
agissaient et pensaient comme les hommes et mieux qu'eux, à l'occasion 236 ”. L'Afrique est
cependant, ainsi que le signale Fanta Toureh, “ un continent inventé de toute pièce, fantasme
de l'opprimé [...] condamné à reproduire un archétype idéal : il ouvre donc sur le passé et
non sur l'avenir 237 ”. C'est en effet sous l'entreprise taraudante de cette Afrique fantôme et
mythique que Ti-Jean, descendant de l'immortel Wademba, entreprendra un voyage de
retour au pays des ancêtres. La petite Afrique des marrons apparaît ainsi comme un prétexte
à un “ retour ” en Afrique sur le mode de l'onirique. Curieusement, Simone Schwarz-Bart
s'inspire d'un conte antillais et de son personnage principal — Ti-Jean — qui s'oppose par sa
ruse à la force des békés pour explorer une toute autre mémoire 238.
Ce mythe de l'Afrique guetté par le fantasme du retour n'a bien évidemment aucune
prise dans les œuvres de Glissant. Le rapport que Longoué tisse avec le “ pays d'avant ”
apparaît nimbé d'oubli, un oubli renforcé par le fait que la mémoire marronne s'énonce à
travers la voix de Papa Longoué, le quimboiseur, et par l'entremise du dialogue qu'il
235-
Yvan Debbash, op. cit., p.38.
Simone Schwarz-Bart, Ti-Jean l'horizon, op. cit., p.14.
237- Fanta Toureh, L'imaginaire dans l'œuvre de Simone Schwarz-Bart, Paris, L'Harmattan, 1986, p.151.
238- Jean Laplaine écrit à ce sujet : “ [...] la romancière prend des libertés notables : elle transforme le statut
et la fonction des personnages, le négrillon est grandi au point de devenir l'emblème du retour de l'Ancêtre
primordial [...] ”. Il poursuit : “ L'histoire qui donnera du poids à l'existence de l'Antillais n'est pas le produit
de contrebande de quelque Odyssée solitaire relatée sur le mode impavide et boursouflé de S. Schwarz-Bart,
mais la furieuse patience du couple Papa Longoué Mathieu Béluse explorant avec humilité le cadastre de l'île
dérisoire. ”, “ Fantômes et fantasmagories de la négrité ”, Revue CARE, n° 5, pp.151-155.
236-
entretient avec le jeune Mathieu Béluse. Le premier Longoué ne parle jamais de l'Afrique
avec sa femme Louise, il ne transmet rien de ce qui ne lui appartient plus. Papa Longoué et
Mathieu Béluse tentent d'approcher non le pays perdu mais le manque, la mutilation qui
s'enchevêtre au réseau du passé, des passés : “ Et voilà peut-être ce qu'il faut chercher dans
l'entassement : cette partie de toi où la brûlure sillonne comme un éclair, et qui pourtant est
restée loin de toi dans les bois ou sur la mer ou dans le pays là-bas : la moitié droite du
cerveau ” (p.174), phrase à laquelle fait écho la réflexion de Mathieu : “ La misère vient
avec, mais c'est d'abord la moitié du cerveau, le bras coupé, la jambe qui nous manque
depuis si longtemps. Et c'est enterré si loin dans la terre, papa ” (p.268). L'Antillais souffre
de mutilations multiples parmi lesquelles toutes les strates de l'histoire antillaise laissent leur
trace : enfants de la diaspora, membres du corps mutilé de l'Afrique, corps démembré de
l'esclave sous la torture, cerveau mutilé de l'homme sous la dépossession et, plus tard, la
francisation... litanie d'un manque auquel on ne saurait donner un nom unique.
Le mythe de l'origine que représente le marron glissantien est bien celui de l'origine
d'un pays et d'un peuple : “ La vie du "marron primordial" est moins exemplaire que
fondatrice. Son geste est comme la création du monde. L'échappée de l'insoumis n'est que le
premier temps du mythe d'origine. Plus essentielle est la rencontre du Marron et du morne
étrangement familier qui l'accueille et le protège dans sa fuite ”, écrit Jacques André qui
constate également que le marron reproduit le mythe rousseauiste de l'homme vivant à l'état
de nature 239. Le morne que Jacques André qualifie de “ topos fondamental
240
” est le lieu
rêvé où se reflètent la géographie et l'histoire antillaises. Il ne reste pas figé dans son
isolement justement parce que ceux du bas y montent pour y retrouver Longoué. La
première qui accomplit l'ascension est, nous l'avons dit, Louise par laquelle Longoué est
nommé. La Roche, à son tour, va retrouver son marron de la première heure et un étrange
monologue à deux voix, à propos duquel Régis Antoine a montré combien chaque homme
239240-
Jacques André, op. cit., p.118.
Ibidem, p.121.
reste figé dans sa langue, aura lieu : Longoué s'exprimant dans ses mots africains rescapés
de la déportation, La Roche dans son créole de planteur 241. Drame de la communication ou,
plutôt, désir de signifier l'irréductibilité de chaque homme : le maître et celui qui jamais ne
fut esclave. La Roche respecte son fugitif dont l'espace délimite et balise celui de la
plantation. Il respectera aussi son fils, Melchior Longoué, auquel il permettra d'échapper à la
fureur des planteurs et, plus symboliquement, au marquage au fer rouge. Plus tard, bien plus
tard, sur le plan de la diégèse, c'est le jeune Mathieu, figure de l'historien, qui monte vers le
dernier des Longoué, ultime descendant du premier marron. L'adolescent Mathieu — en
lequel l'auteur se reflète — refuse tout d'abord d'aller solliciter l'aide du quimboiseur. Il
pressent que “[...] l'absence ronronnante, la crève paisible qui les faisait survivre à l'ombre
de la Croix-Mission [...] ” vont être brisées (Siècle, p.252). La relation entre Mathieu et le
dernier des Longoué permet à l'indicible de l'histoire d'être énoncé dans la synthèse entre les
deux composantes du peuple martiniquais : ceux qui refusèrent et ceux qui endurèrent, dans
la communion de deux visions du monde : celle du quimboiseur, touffue à l'image de son
morne, celle de l'adolescent issu de l'Habitation, nourrie de la science de l'école coloniale.
Ainsi le mythe du marron s'énonce-t-il en même temps qu'il est mis en question car ceux qui
acceptèrent, par force, l'univers du planteur ont protégé l'espace de la liberté marrone.
Marrons et esclaves forment ainsi le corps remembré d'une possible nation. C'est également
la même volonté de synchrétiser deux attitudes qui est exprimée par Maximin, à travers une
lettre que Georges, le frère jumeau du marron Jonathan, adresse à ce dernier :
“ Considère notre histoire et tu verras que nous avons toujours été
victimes ou rebelles, que nous avons plié ou que nous sommes morts,
mais qu'il manquaient une issue à nos suicides et la durée à nos révoltes.
Je te livre ces pensées éparses, et je pense que les Nègres-marrons
devront s'unir aux Nègres affranchis pour défendre notre liberté, car le
241-
Régis Antoine, La littérature franco-antillaise, op. cit., p.28.
marronnage est notre seule expérience de liberté conquise par la
fraternité 242 ”
À l'opposition se substitue la figure révélatrice de la gémellité. Au fil des textes,
l'image du marron se modifie, se multiplie et, peut-être, s'érode. Mahagony, en créant trois
figures de marrons, l'enfant Gani, le géreur Maho et le délinquant Mani complexifie le thème
et dilue le mythe. L'espace du marronnage se restreint spatialement et s'ouvre
symboliquement. Il s'organise textuellement autour de la figure centrale du Mahogany. Gani
amorce dans l'étroitesse de la terre l'image du “ Tout-monde ” qui trouvera sa pleine
expression dans le roman du même nom, il dessine l'Afrique, l'Inde... Tout en reprenant, sans
doute avec moins de splendeur, l'archétype du marron, Mahagony interroge avec angoisse sa
possible disparition. Le marron historique est mort à l'abolition de l'esclavage, rappelle, en
effet, Jacques André 243.
Les avatars du marronnage continuent à hanter le texte littéraire où marronner
signifie toujours refuser la loi de l'autre. Le verbe tend à supplanter le substantif : Glissant
comme les auteurs de la créolité marronnent les mots et la syntaxe de la langue française,
créant ainsi une esthétique. Césaire, nous l'avons vu, appelait lui aussi René Depestre au
marronnage. Cette évolution sémantique accompagne la mutation de la littérature antillaise,
souligne, chez les auteurs de Lettres créoles, une volonté de s'inscrire en faux contre
l'histoire littéraire écrite par ceux nommés les “ docteurs ” : “ Aujourd'hui encore, ils
persistent et mutilent les pompes de ce chaos. Marronne-les 244 ”. Persistance d'une forme de
transgression, disparition d'un mythe dans l'intransigeance de sa pureté car marronner
signifie accepter le métissage. En ce sens, le conteur — anti-marron — prend le pas sur son
rival, enracinant le mythe de la parole antillaise dans l'espace de l'Habitation. Le
questionnement identitaire dans ses relations à l'Afrique est-il pour autant clos ? Rien n'est
242-
Daniel Maximin, L'Isolé soleil, op. cit., p.43.
Jacques André, op. cit., p.136.
244- Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., p.13.
243-
moins sûr. Sillonnant sur les traces d'un ailleurs fugitivement inscrit dans l'île, les œuvres
d'Édouard Glissant et de Maryse Condé découvrent une autre figure, icône de la mémoire
brouillée : celle du roi Béhanzin.
IV- Béhanzin
Béhanzin est le dernier roi du royaume du Dahomey, il est le garant d'une légitimité
qu'il doit à son appartenance à la dynastie des “ Fons ”. À l'heure de son règne, le Dahomey
traverse une période de transition entre une économie fondée sur la razzia et le commerce
des esclaves — qui lui a assuré jusqu'alors puissance et richesse — et une économie
moderne liée au commerce de l'huile de palme. Après l'abolition de la traite négrière, le pays
a continué une traite illicite dont, économiquement, il ne pouvait se passer. N'ayant pas été
invité à la Conférence de Bruxelles, en 1890, qui entérinait l'abolition de la traite et
l'interdiction de vendre des spiritueux, Béhanzin considère que ces mesures ne le concernent
pas. La France poursuit, quant à elle, des projets impérialistes au sein desquels la traite a
cédé la place à la nécessité de conquérir rapidement le Dahomey, lieu stratégique, afin
d'assurer sa présence en Afrique de l'Ouest. Fermement décidé à repousser la présence
française, Béhanzin s'engage dans une lutte au service de laquelle guerriers et Amazones
mettront toutes leurs forces. Le 17 novembre 1894, l'expédition menée par le colonel Dodds
parvient à vaincre la résistance; Abomey est en flammes et appartient désormais aux
Français. Béhanzin est déchu de son trône et envoyé en exil en Martinique. Il y vivra avec sa
famille du 30 mars 1894 au 14 février 1906, date à laquelle il est à nouveau exilé, cette fois à
Blidah en Algérie, où il mourra. Ses cendres seront rapatriées en 1928 grâce à l'action de son
fils Ouanilo.
Sur la figure de Béhanzin se construisent trois mémoires divergentes : la mémoire
coloniale française qui élabore, par l'intermédiaire de campagnes de presse, le mythe d'un roi
sanguinaire, coupable d'anthropophagie 245; la mémoire collective africaine qui érige le
souverain en symbole de la résistance, en héros à l'origine de nombreuses épopées; la
mémoire collective antillaise, trame complexe oscillant entre les deux mémoires précédentes,
entre déni et reconnaissance. L'exil politique de Béhanzin en Martinique marque, en effet,
l'irruption de l'Afrique dans l'espace antillais, mais d'une Afrique vaincue par la colonisation.
Les premières réactions des Antillais face à ce roi sont méprisantes ou hostiles. La
francisation est déjà largement commencée, les Antillais, soumis au modèle français, ne
peuvent se reconnaître dans ce souverain d'une Afrique niée. La présence de Béhanzin
marque les Martiniquais, s'insinue dans leur inconscient collectif où elle survit sous forme de
trace refoulée, de “ refuse ”, selon l'expression de Freud. Mémoire culturelle, le texte
littéraire va explorer cette trace. Glissant lui consacre un poème et l'évoque dans le Discours
antillais :
“ Il brûle, astre déchu de ce plus fond soleil; au miroir de nos chaux, de
lui ses femmes s'égaillèrent
Ni un ô vent ne le connut. Ni le raillâmes, à louer vilenie et rire gras sur
sa kora.
Dans nos têtes ferrées, le roi recommencé rit nos démences, crie notre
nuit, meurt nos dénis ”
( Boises in Sel., p.151)
“ [Béhanzin] roi d'Afrique, miroir des exilés, sur qui nous nous reniâmes.
Il erre dans nos semblants ”
245-
La mémoire coloniale et la mémoire “ savante ” s'entremêlent parfois; dans Les Merveilles des races
humaines, le roi Gléglé, prédécesseur de Béhanzin, est ainsi dépeint : “ Le type connu du roitelet nègre,
affublé d'oripeaux disparates et d'ustensiles européens, trouve sa plus forte expression dans les anciens rois
du Dahomey. Un voyageur anglais, R. Burton, qui visita Abomey en 1864, décrit comme suit le fameux
Gléglé [...] : " Haut de plus de 1 m. 80, il est souple, agile, point bedonnant, pourvu de larges épaules [...] et
malheureusement d'un menton en forme de galoche. [...]. Le nez est résolument retroussé, anti-aquilin, fait
de telle sorte qu'on dirait que toutes les lignes en ont été tracées à contre-sens [...] " Voilà pour le portrait
physique et l'accoutrement; quant à la cruauté, les Dahoméens se sont rendus fameux par l'importance de
leurs sacrifices humains; fréquents aux XVIIIe et XIXe siècles, ils ont eu peine à disparaître avec la
conquête française ”, op. cit., p.243.
(D.A., p.18)
“ Ce fut une curiosité. Je crois qu'il rôde encore dans nos inconscients ”
(Ibidem, p.496)
Mémoire errante et spectre pérenne dans ces deux textes comme dans La Case du
commandeur, Béhanzin cristallise l'essentiel de l'intrigue romanesque des Derniers Rois
mages. Maryse Condé fonde ainsi un imaginaire littéraire sur la base d'un épisode historique
survivant sous forme de mémoire non consciente. Elle prend soin d'écrire son roman sous le
signe d'une “ protestation de fictivité ” précisant que “ le roi dont il est question n'eut de
descendance ni à la Guadeloupe, ni à la Martinique ” (Rois, p.6). En effet, dans le roman le
roi qui se nomme “ Panthère 246 ” a une liaison avec une jeune fille antillaise et conçoit avec
elle un enfant : Djéré. Les personnages des Derniers rois mages sont descendants directs du
roi exilé dont la présence fantomatique, par l'alliance entre Spéro, son arrière petit-fils, et
Debbie, une Américaine, germera sur le continent nord-américain. De génération en
génération, des Antilles aux Amériques continentales, se perpétue la mémoire du roi qui est
commémorée à partir d'un faisceau de dates officielles dont la date maîtresse est le 10
décembre, jour de la mort de l'ancêtre.
Pythagore, le personnage de La Case du commandeur que nous avons déjà évoqué,
pressent quant à lui l'existence de Béhanzin qui lui est révélée au hasard d'une conversation :
“ Et Pythagore à ce moment avait compris de quel inimaginable
personnage il s'agissait dans ce conte. Il fut pris d'un vertige de
connaissance [...] Les deux importants ne devinaient pas qu'ils ancraient
là plus qu'un rêve, l'échouage en pleine mer d'un pèlerinage sans nom.
[...] Et Pythagore fut comme ébranlé d'un coup de roulis dans les reins
en même temps qu'éclatait dans sa tête le Nom ” (Case., pp.36-37)
246-
Les emblèmes du (vrai) roi Béhanzin sont le requin et un œuf. Ses sentences sont les suivantes : “ Le
requin furieux trouble la mer ”, “ L'univers tient l'œuf que la terre désire ”, Rachida de Souza-Ayari,
“ L'histoire d'Abomey : des signes et des mots ”, Les Anneaux de la Mémoire, op. cit., p.133.
Pythagore, comme les descendants de Panthère, entreprend une quête du roi
mythique. Elle se manifeste à travers la recherche obstinée de traces écrites, traces concrètes
du séjour martiniquais du roi pour Pythagore, traces de la vie de l'ancêtre et de sa filiation
pour les descendants de Panthère. Tour à tour, les personnages de Maryse Condé hantent les
bibliothèques, glanant de maigres informations. Romulus, l'homme que la maîtresse de
Panthère a épousé après le départ de ce dernier, apprend, dans “ l'Écho des colonies ”, la
mort du vieillard durant son exil à Blidah. Nulle mention d'une descendance locale n'est faite
dans les journaux de l'époque. Spéro, le dernier descendant masculin de la lignée, consulte
lors de son séjour en France, un historien auteur du livre : “ Les Rois-Dieux au Bénin ”,
lequel accorde aucun crédit à l'histoire familiale de Spéro. Pour Pythagore, qui n'est pas
parvenu à décrypter la carte africaine sous le paysage colonial du livre d'école, le séjour de
Béhanzin en Martinique constitue la preuve d'une présence réelle de l'Afrique. Il lui faut
réhabiliter la mémoire de ce roi, “ dépister ” le manque, “ suivre à la trace ce seul Arrivant
[...] ”, “ Il n'aurait plus besoin de livres, ni de Marie Celat, sa fille; il ouvrirait le livre tracé
sur la terre par cet homme qui avait tourné dans l'espace de l'île comme un taureau terraqué
dans l'enclos où on le parqua ” (Case.,p.39). Abandonnant les livres d'une histoire coloniale
mensongère, il quête donc une trace documentaire concrète. Dans le bureau d'Informations,
il se heurte lui aussi à l'incompréhension des employés :
“ " Béhanzin, quel Béhanzin, pour qui nous prenez-vous, nous ne sommes
pas une gazette municipale." [...] Il n'y avait rien à faire. Il remonta dans
sa case, laissant une fois de plus, (la dernière) derrière lui ce vague émoi
des gens de la ville dérangés de leur sieste ou de leur sorbet, qui
s'inquiétaient de ce qu'un Nègre des champs, un coupeur de cannes, eût
la prétention de faire des recherches, pourquoi pas de se déclarer
archiviste ou paléographe, et à quel propos ? À propos d'un Africain
prisonnier qui avait passé dans le pays quelque trente ans auparavant et
avait laissé le souvenir (non, le vague relent si vite évanoui) d'un pantin
en robe, encanaillé de combien de femmes qu'il avait eu l'audace
d'appeler ses épouses ”.
(pp.40-41)
Les documents officiels démentent l'histoire familiale dans les Derniers Rois mages
ou ne portent pas témoignage du passage du roi dans La Case du commandeur. Les
personnages échouent très vite dans leur ambition de devenir les historiens de leur propre
passé. Les archives de l'histoire officielle contredisent leur rôle même de document défini
ainsi par Ricœur : “ Dans la notion de document, l'accent n'est plus mis aujourd'hui sur la
notion d'enseignement [...] mais sur celle d'appui, de garant, apporté à une histoire, un récit,
un débat. Ce rôle de garant constitue la preuve matérielle [...] de la relation qui est faite d'un
cours d'événements. Si l'histoire est un récit vrai, les documents constituent son ultime
moyen de preuve; celle-ci nourrit la prétention de l'histoire à être basée sur des faits
247
”.
L'histoire antillaise problématisée par la fiction relève alors de ce que Glissant nomme une
“ non-histoire ” caractérisée par le raturage de la mémoire collective. Pythagore se résout à
accepter cette non-histoire et sombre dans une folie sans fin alors que les personnages des
Derniers Rois mages tentent à tout prix d'élucider la trace primordiale et continuent, malgré
leur échec, à chercher des preuves concrètes, à se proclamer les descendants de Panthère.
Dans leur quête obstinée, l'imaginaire intervient pour combler le manque, attester
l'existence d'un lien entre l'ancêtre et eux et fonder la légitimé du mythe. Il s'exprime à
travers les “ cahiers de Djéré ” rédigés par le fils de Panthère. Ces cahiers sont au nombre de
dix et trois d'entre eux, les cahiers numéro un, trois et sept intitulés : “ Les origines ”,
“ Totem et tabou ”, “ l'Incendie d'Abomey ”, s'intègrent à l'économie générale du roman et
sont autant de récits dans le récit. Découverts par le petit-fils de Panthère, ils s'imposent
comme une sorte de pierre angulaire à partir de laquelle se sédimente la mémoire de la
lignée. Ils dévoilent un mythe fondateur des origines dont le contenu coïncide avec la
définition du mythe que donne Mircéa Éliade : “ Le mythe raconte une histoire sacrée; il
relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des
247-
Paul Ricoeur, Temps et récit, tome 2, Paris, Éd. du Seuil, coll. Point , 1985, pp.213-214.
commencements [...] c'est donc toujours le récit d'une "création" : on rapporte comment
quelque chose a été produit, a commencé à être
248
”. Selon Édouard Glissant, le mythe a
trois dimensions : “ une création du monde ”, “ une filiation avec légitimité (un
Dénombrement) ”, “ la légitimité de la possession de ce territoire 249 ”. “ Les cahiers de
Djéré ” relatent ainsi la genèse de la civilisation du Dahomey :
“ Un jour la forêt a écarté ses cuisses.
Et une à une, une à une, les cases rondes avec leurs toits de paille
sont tombées de son ventre et les hommes ont brandi leurs sagaies
pour aller chasser l'éléphant ou l'okapi tandis que les femmes allumaient
le feu entre trois pierres et donnaient aux enfants le lait
de leurs seins . ”
(Rois., p.88)
Cette forêt est la forêt primordiale qui sécrète la chaleur primitive, elle est une des
composantes principales du désiré historique, dernier argument du mythe : “ La forêt ! Tout
commence par là ! Tout finit par là ! ” (p.224). “ Les cahiers ” évoquent aussi la naissance
de l'enfant Panthère, fruit de l'accouplement entre une panthère et une jeune fille : Posu
Adewene. Ils fondent la légitimité de la possession du territoire, un territoire qui est la forêt
des origines et que possède la lignée de la panthère jusqu'à l'irruption de la conquête
occidentale. Ce mythe renvoie à l'histoire africaine. Il vient combler l'absence de mythe
fondateur antillais et, partant, le vide de la non-histoire antillaise. Par l'intermédiaire de son
scripteur, il relie la glorieuse lignée africaine à sa ramification antillaise : “ Sur la première
page, Djéré avait dessiné un arbre généalogique qui se terminait par ce mot orgueilleux :
MOI ” (p.56). Pour élaborer son mythe, Djéré se réfère aux mythes traditionnels africains,
ses derniers sont liés à “ une mystique de la parole et de la connaissance ”, ils sont aussi le
248-
Cité par Pierre Brunel, Préface au Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Éd. du Rocher, 1988, pp.8-
9.
249-
Édouard Glissant, “ Le chaos-monde, l'oral et l'écrit ”, Écrire la “ parole de nuit ” - La nouvelle
littérature antillaise, textes rassemblés et introduits par Ralph Ludwig, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1994,
p.119.
fruit d'un symbolisme qui “ définit en outre tout un système de correspondances entre les
différents règnes de la création et l'homme est vu comme un microcosme dont l'existence
obéit aux lois qui régissent l'univers entier
250
”. Si les mythes africains de fondations de
peuples, sous l'égide d'une personnalité héroïque, sont très nombreux, s'ils répondent à la
nécessité d'honorer les Ancêtres, le mythe reconstruit par Djéré se situe pour sa part au
confluent de deux cultures : la culture africaine qu'il il tente de reconstituer, la culture
occidentale qui lui fournit son cadre d'expression. Djéré élabore son écriture à partir des
récits que Panthère lui a racontés lorsqu'il était petit. Ces récits permettent qu'un pont soit
jeté “ entre passé historique et mémoire ” puisque, selon Ricœur, “ le récit ancestral opère
comme un relais de la mémoire en direction du passé historique, conçu comme un temps des
morts et un temps d'avant ma naissance 251 ”. Cette relation est entravée par tout un faisceau
de contradictions : ces récits oraux relèvent de la tradition orale africaine et leur réception
s'accomplit à travers le prisme de la culture occidentale; l'arbre généalogique à l'ombre
duquel Djéré situe son écriture fonctionne comme un dénombrement biblique dans lequel
Djéré prend soin d'affirmer son identité : “ MOI ”, une identité individuelle qui n'existe ni
dans la tradition orale africaine où la mémoire culturelle orale se réfère à une “ société au
sein de laquelle l'individu — au sens moderne du terme — n'existe pas 252 ”, ni dans la
tradition du conte créole puisque, ainsi que le rappelle Glissant, “ le conteur antillais ne dit
jamais Moi ”
(D.A. p.117). Cette individualité, très éloignée de l'idée d'un homme
“ microcosme ” de l'univers, s'affirme avec force à travers les indications intertextuelles et
paratextuelles; elle renvoie en particulier à la psychanalyse : l'un des sous-titres des
“ cahiers ” est “ Totem et tabou ”, clin d'œil direct à Freud. L'imaginaire créatif de Djéré,
habilement mis en scène par Maryse Condé, construit un récit dont le contenu aspire à
atteindre la trace africaine mais cette trace se perd dans les méandres d'une quête d'identité
qui passe par des outils occidentaux. Quelques siècles d'histoire et deux espaces différents
250-
Nicole Goisbeault, “ Les mythes africains ”, Dictionnaire des mythes, op. cit., pp.43-44.
Paul Ricoeur, Temps et récit, tome 3, op. cit., p.208.
252- Ralph Ludwig, Écrire “ la parole de nuit ”, op. cit., p.16.
251-
séparent la mythique genèse du Dahomey du “ MOI ” de l'Antillais qui ne parvient pas à
asseoir sa légitimité dans une histoire qui n'est plus la sienne. L'obsession véhiculée par Les
Derniers Rois mages est emblématique de l'obsession antillaise et noire-américaine de
légitimité; une légitimité artificiellement fabriquée en dehors de sa propre réalité historique
qu'elle nie et crispée sur une prétendue pureté ethnique. La trace africaine reste vaine,
impuissante à fonder toute appartenance réelle. Le paysage réel est nié, la Guadeloupe terre
“ tracassière ” et “ mesquine ”, “ le mot " Antilles " [qui] veut dire aussi médiocrité ” (Rois.,
p.234) ou “ les plaies que l'Amérique inflige à sa minorité noire ” ne peuvent satisfaire les
aspirations des personnages.
Certains personnages refusent alors le poids de cet héritage qui ne cesse de rejouer,
sur le mode carnavalesque, la longue quête d'identité en Afrique. Spéro interroge le sens de
cette quête familiale qui conduit son unique enfant à partir pour le Bénin : “ Est-ce que l'on
ne pourrait jamais vivre le temps de l'existence dans le présent ? Et s'il le fallait supporter la
hideur de ses plaies ? Le passé doit être mis à mort. Sinon c'est lui qui tue. [...] Est-ce que ce
n'était pas ce qui faisait le malheur de trop de noirs autour d'eux, tellement occupés à se bâtir
d'imaginaires généalogies qu'ils n'avaient plus la force de conquérir à leur tour leur Amérique
? Qu'espérait-elle ? Qu'attendait-elle de ce voyage jusqu'aux sources de l'antan ? ” (p.124).
L'allusion à “ la hideur ” des “ plaies ” renvoie sans nulle doute au Cahier d'un retour au pays
natal. Spéro congédie toute négritude, préconisant d'assumer et de construire l'américanité.
Maryse Condé, dans ses entretiens avec Françoise Pfaff, reprend en écho les paroles de ses
personnages qui tentent, selon elle et comme elle, d'en finir avec la quête africaine : “ Oui, je
me moque de moi-même. Ma quête est finie. Elle a pris fin avec Ségou. Il y a longtemps que
j'ai fini, alors qu'eux ils sont toujours en train de la faire. Il faut comprendre un jour que la
quête doit s'arrêter et qu'on doit vivre dans le présent. 253 ”
Édouard Glissant, dans son dernier roman, revient de façon plus offensive sur les
figures mythiques des derniers empereurs africains qui furent aussi grands conquérants et
253-
Françoise Pfaff, op. cit., p.145.
pourvoyeurs des négriers. S'emparant du personnage historique d'Askia le Grand, il
décontextualise l'empereur de la période historique durant laquelle il régna pour condenser
en lui d'autre pans de l'histoire africaine et l'élever au rang d'emblème. L'Askia dont Glissant
évoque la tragédie renvoie sans conteste à l'Askia Mohammed qui régna de 1493 à 1529 sur
le royaume du Songhaï, mais Tout-monde ne fait aucune allusion à ces données historiques.
Le personnage glissantien est un des derniers grands souverains africains qui succombe à la
conquête coloniale et sa bien-aimée, Oriamé, est déportée par les négriers. Glissant continue
ainsi à explorer la trace africaine et ses sinueuses rencontres avec les Antilles. Aux
empereurs déchus, il oppose le peuple africain, les Afriques que les Antillais n'ont jamais
véritablement reconnues dans l'authenticité de leur vécu :
“ Comment avons-nous découvert ces Afriques où se tenait pour chacun
de nous la terremère et dont les cinéastes nous content aujourd'hui le
roman ? Avons-nous vu le jour-après-jour de ceux qui ne voyaient pas
dans l'avenir, qui s'entêtaient tout simplement, mêlaient la boue,
tressaient la paille, battaient le fer, raclaient les peaux, puis un peu plus
tard, après tout ce tourment, battent le ciment, mêlent le moteurs, raclent
les farines de froment, détressent les inabordables tickets d'avion pour
Paris ou Bordeaux ou Londres ou Lisbonne ?
Non. Nous avons d'abord vu les grands seigneurs qui regardaient dans
l'avenir et qui devinaient les désastres marcher, Askia, Chaka, Béhanzin,
tous acharnés à leur conquête, tous engoncés dans ce repli de temps où
un continent rencontre un continent, (" trop tard, trop tard pour vous,
mon seigneur, voyez déjà la colonne armée de fusils qui avance dans la
savane, ") et c'est à travers leur tragédie de conquérants conquis, de
visionnaires inutiles - que nous avons vu. ”
(Tout-monde, p. 429).
Béhanzin, ultime trace de l'Afrique grandiose au cœur de l'imaginaire antillais, est
peut-être aussi un des ultimes avatars d'une interminable quête d'identité en Afrique que la
littérature antillaise n'a cessé de poursuivre. Lieu de divergences entre la mémoire officielle
nationale française qui le réhabilitera tardivement par l'intermédiaire de la mémoire savante,
la mémoire collective africaine et la mémoire collective antillaise, Béhanzin cristallise
aujourd'hui des divergences de mémoires à l'intérieur même du champ culturel francoantillais 254. Dans un court récit, Simonne Henry-Valmore s'applique à reconstituer la trame
historique du combat et de l'exil de Béhanzin. Elle invoque ses qualités de “ rebelle ” et de “
grand résistant ”, elle en fait le symbole d'une Afrique prestigieuse qui est aussi “ une
Afrique esclavagiste, une Afrique pratiquant couramment les sacrifices humains ”, contreimage de la représentation occidentale de l'Afrique contemporaine “ fantôme, famélique,
vaincue quémandant pour sa survie un bol de riz 255 ”. Aucune allusion n'est faite aux textes
de Glissant, Condé et au film de Chamoiseau dont on peut toutefois ne pas douter qu'elle en
ait connaissance. Les dernières lignes évoquent la mémoire antillaise irriguée aux sources de
la mémoire africaine : “ Et que signifie sa présence dans notre mémoire à nous, Antillais ? Le
roi Requin, le dernier grand roi hante nos nuits d'insomnie. À travers lui et son fantôme, ne
serait-ce pas tout simplement l'Afrique, cette part maudite de nous-mêmes, qui vient
réclamer son dû, sa place, sa juste place dans notre histoire ? 256 ”
Béhanzin ou comment penser l'identité antillaise ? Béhanzin et la trace mémorielle
africaine : mémoire à réhabiliter pour Simonne Henry-Valmore, mémoire à reconnaître mais
à exorciser pour Glissant et surtout pour Maryse Condé qui, à travers la descendance
orpheline de Panthère, désigne la diaspora noire-africaine orpheline d'une Afrique fantôme.
Aux chemins de la mémoire, il n'y a pas de bout, telle est sans doute la caractéristique de
tous les peuples “ diasporés ”, pour reprendre le néologisme d'Émile Ollivier 257.
Parallèlement à l'écriture noire-antillaise qui remonte l'océan de la déportation,
enracine son cri au sein de l'enfer négrier, explore l'Afrique de ses rêves et de ses
254-
Signalons que Patrick Chamoiseau a écrit le scénario d'un film consacré à Béhanzin, film que nous
n'avons malheureusement pas eu la possibilité de voir.
255- Simonne Henry-Valmore, “ Martinique, terre d'exil ”, Portulan, Négritude, antillanité, créolité, Fort-deFrance, fév. 1996, pp.152-154.
256- Ibidem, p.154.
257- Émile Ollivier, Les Urnes scellées, Paris, Albin Michel, 1995.
cauchemars, retourne à un pays prénatal, se construit une écriture qui explore une autre
mémoire : celle des Indiens des Antilles. Le romancier V.S. Naipaul a souvent reproché aux
écrivains noirs-américains de ne pas prêter attention à la mémoire indienne, remarque
également valable pour les écrivains antillais. Occupés à fouiller leur propre mémoire, à
dessiner leurs propres traces, ces derniers n'ont guère été sensibles à l'imaginaire de l'autre.
De l'Inde réelle aux West Indies, Indes rêvées devenues Indes de souffrances pour les
premiers travailleurs engagés, se perpétue la mémoire d'un continent, se trame l'itinéraire
d'une nouvelle diaspora qui prolonge l'imaginaire de l'exil antillais, provoquant aussi
divergences et convergences de mémoires.
II- L'Inde aux Antilles
1- L'Inde des origines : mémoire partiale, mémoire partielle
V.S. Naipaul, Shiva Naipaul, Samuel Selvon, Neil Bissoondath et Ernest
Moutoussamy sont tous fils de la diaspora indienne. Les trois premiers appartiennent à la
troisième génération de migrants installés à Trinidad. Neil Bissoondath, neveu des frères
Naipaul, représente la quatrième génération tout comme Ernest Moutoussamy dont les
ancêtres ont, eux, émigré en Guadeloupe. Ces écrivains assument différemment la mémoire
de la diaspora indienne et l'héritage ancestral qui leur fut transmis. Les œuvres de Samuel
Selvon, essentiellement centrées sur la migration en Angleterre et le monde antillais, accorde
une faible place à la migration indienne; Moïse, son personnage principal, est un noirantillais. L'indianité s'inscrit, selon plusieurs registres, au centre de la création des frères
Naipaul, de Neil Bissoondath et d'Ernest Moutoussamy.
Le concept d'indianité, que l'on doit évidemment rapprocher de ceux de négritude,
antillanité et créolité, est apparu assez récemment. Il n'a jamais, jusqu'à ce jour, suscité un
véritable mouvement littéraire. Les fictions et les essais de V.S. Naipaul, Shiva Naipaul et
Neil Bissoondath sont avant tout des œuvres soucieuses d'échapper à toutes écoles
littéraires, voire à toutes affiliations idéologiquement connotées. L'importance numérique de
la population trinidadienne d'origine indienne qui représentait, en 1970, 36,5 % de la
population globale ne semble avoir aucun impact sur la constitution du concept d'indianité
qui implique la revendication collective des valeurs indiennes dans la fiction. L'exil en
Angleterre ou au Canada de ces quatre grands écrivains les a probablement détournés d'une
quête communautaire. A contrario, Ernest Moutoussamy, qui appartient à une population
minoritaire mais qui réside en Guadeloupe où il assume des responsabilités politiques,
postule, dans ses discours et dans ses textes, l'existence d'une indianité qu'il définit ainsi :
“ L'Indianité n'est ni une doctrine, ni une idéologie. Elle est l'expression
d'un certain attachement à l'Inde, à ses valeurs, à sa culture et la
reconnaissance de tout ce qui caractérise le mode de vie aux Antilles.
Elle est le souffle historique, une racine culturelle, une feuille du
feuillage des hommes dans le défilé des souffrances, des réalités et des
espérances. Elle transcende toutes les frontières pour se mettre au service
de l'humanité et se jeter à la rencontre de la lointaine aurore des jours
couleurs oranges. 258 ”
L'indianité consacrée par Moutoussamy, dans cette allocution d'ouverture au
colloque interculturel dédié aux “ Indes antillaises ”, inscrit la culture d'origine au sein de
plusieurs cadres : le microcosme guadeloupéen défini par ses composantes ethniques et
culturelles et l'humanité dans sa dimension universelle. Elle participe d'une volonté de
dépassement dialectique des catégories étroites des appartenances pour contribuer à
l'avènement d'un monde où l'oppression n'aurait plus court. Ainsi, bien que l'auteur se
défende de rattacher son indianité à une quelconque idéologie, elle s'inscrit dans le courant
de la pensée marxiste et nourrit une écriture clairement engagée. Son roman Aurore, soustitré “ (roman antillais) ”, est dédié à ses proches et à ses “ aïeux ”; il est “ bâti sur des
événements historiques ” ainsi que l'affirme la quatrième de couverture. L'histoire commence
à Pondichéry, à la fin du XIXe siècle. Râma, le personnage principal, appartient à la caste
des Brahmanes. Promis à Aurore, une jeune fille de son rang, il s'éprend de Sarah, une
Intouchable. Renié par sa mère, Râma choisit l'exil. La première épreuve subie par les jeunes
gens est la traversée maritime, très explicitement présentée comme un redoublement de la
traite négrière :
“ Chacun ayant broyé rapidement ses vitamines d'oxygène et son coin de
ciel bleu, tous étaient déjà penchés avec un regard déjà absent sur
l'avenir, quand la sirène déchira le silence, non pas pour saluer un autre
navire, mais pour dire adieu à l'Afrique — continent orphelin de millions
258-
Ernest Moutoussamy , “ Allocution d'ouverture ”, Les Indes antillaises, op. cit., p.9.
d'hommes qui pendant des siècles avait livré ses fils aux négriers et au
colonialisme dans des cales encore plus sinistres.
Ces corps d'ébène qui dans le nouveau monde avaient enrichi l'Europe,
fécondé la terre stérile, créé des siècles de printemps pour des fortunes
insolentes, gravé leur souffrance sur les rives de fleuves et au flanc des
montagnes, parlèrent brusquement aux quelques brahmanes de l'Aurélie.
Des livres d'histoire aux pages ensanglantées s'ouvrirent aux souvenirs
scolaires. Les Antilles, les Amériques, inscrites au registre de la
conscience universelle comme étant la plus vaste tombe des fils de
l'Afrique, se couvrirent soudain du vol des vautours blancs. Les eaux
bariolées de rivières de larmes, l'écho des voix déchirant le flanc de
l'océan, ébranlèrent les évadés de l'Inde, qui se rendirent compte qu'ils
refaisaient la route de la traite négrière en obéissant aux mêmes
puissances qui déportèrent jadis tant de millions d'hommes noirs sur
l'autre rive de l'Atlantique. Avec la même croix, ils moisissaient de la
même façon dans les cales, en errant dans les sillages de ceux qui ne
revirent jamais leur terre natale. Pourtant l'écho des fers de l'esclavage
tombant sous le cri de Schœlcher et des nègres marron résonnaient
encore sous tous les cieux. ”
(p.93)
Avec un ample lyrisme, appuyé sur de nombreuses métaphores, Moutoussamy
élabore ici les fondements d'un rapprochement entre souffrance indienne et souffrance nègre.
Pour ce faire, l'auteur mêle à la “ représentance
259
” du passé une large part d'utopie
toujours appuyée sur un effet de vraisemblance. Ainsi, la résurgence de la traite négrière
s'accomplit-elle par l'intermédiaire des Brahmanes : leurs “ souvenirs scolaires ” les
autorisent non seulement à convoquer la mémoire de la traite sur les lieux mêmes où en
perdure la trace, mais aussi à englober en une même entité — celles des puissances du mal
— déportation nègre et diaspora indienne. Contre ce spectre du mal, Indiens et Nègres
devront unir leur efforts pour reconquérir leur commune dignité d'homme. En luttant contre
la ségrégation imposée par les colons et passivement acceptée par les deux ethnies, Râma
259-
Paul Ricœur, Temps et récit 3 - Le temps raconté, op. cit., p.335.
n'aura cesse, une fois débarqué en Guadeloupe, de construire une fraternité de classe : “ Il y
avait donc nécessité de briser le carcan imposé par le colon, de contourner les ruses et
stratagèmes des fossoyeurs de la fraternité pour se faire reconnaître mutuellement. Terrible
mission pour Râma et les plus conscients !
260
”. Souvent didactique, ponctuée par une
chronologie très précise, Aurore est un roman à thèse qui repose sur un sytème de
redondances entre les actions du personnage principal et le commentaire du narrateur
omniscient et entre le discours du narrateur et celui de Râma 261. La fiction explicite
l'indianité rêvée par Moutoussamy. Celle-là outrepasse la nostalgie de la terre maternelle,
ancre dans une nouvelle terre une culture millénaire dont les valeurs aident les engagés à
combattre l'oppression. Cette mémoire de la diaspora apparaît à bien des égards comme une
mémoire partiale, non parce qu'elle ne respecte pas la réalité historique, ce qui est l'inviolable
privilège de la fiction, mais parce qu'elle reconstruit le passé en l'orientant vers l'aurore —
terme clé du roman — d'un futur régi par un prisme idéologique, faisant souvent basculer la
fiction “ hors de l'histoire du roman 262 ”.
La mémoire de l'Inde ancestrale s'énonce sous des formes distinctes dans les œuvres
de V.S. Naipaul. Une Maison pour Monsieur Biswas (1961) et L'Énigme de l'arrivée (1987)
évoquent brièvement le déracinement de la première génération d'Indiens, la perte et la
nostalgie lancinante de la patrie perdue :
“ Ils ne parlaient pas anglais, la terre où ils vivaient ne présentait à leurs
yeux aucun intérêt; c'était un lieu où ils étaient venus pour n'y rester que
très peu de temps, et où ils s'étaient attardés plus longtemps que prévu. Il
parlaient sans cesse de retourner en Inde, mais lorsque l'occasion s'en
présenta beaucoup refusèrent, effrayés qu'ils étaient d'abandonner ce
provisoire auquel ils étaient habitués. Et tous les soirs les voyaient
260-
Ernest Moutoussamy, Aurore, op. cit., p.119.
Régine Robin, Le Roman mémoriel, op. cit., p.120. L'auteur cite Suzanne Suleiman, Le Roman à thèse.
262- Milan Kundera, Les Testaments trahis, op. cit., p.28.
261-
revenir sous l'arcade de la substantielle et amicale demeure, y fumer, se
raconter des histoires et parler de retourner en Inde. 263 ”
“ Les membres les plus âgés de notre communauté indienne à Trinidad
— surtout les plus pauvres qui n'avaient jamais pu se débrouiller en
anglais ni s'habituer aux langues étrangères — avaient la nostalgie d'une
Inde dont l'image apparaissait de plus en plus dorée dans leur mémoire.
Ils vivaient à Trinidad et allaient y mourir; mais à leurs yeux ce n'était
pas leur place. ”
(Énigme, p.169)
En suspens entre deux terres, exilés spatialement, culturellement et linguistiquement,
les vieux Indiens ressentent ce que Glissant nomme “ la pulsion du retour ” qui est réponse à
l'angoisse de perdre “ l'ancien ordre des valeurs ” (D.A.,
p. 30). Ils subliment cet
impossible retour en cultivant le regret d'une Inde révolue. Cette fragile mémoire que
Naipaul effleure dans ses œuvres est la mémoire même qui ne lui fut pas transmise ou qui lui
fut seulement suggérée, de façon lacunaire et partielle, par les récits oraux des membres de
sa famille auxquels il fait allusion dans “ Prélude à une autobiographie ”. Ces trous dans la
mémoire familiale et collective brisent la continuité entre l'Inde du passé et l'Inde réelle : “
Au-delà de la mémoire des gens (parfois même au plus secret de leur mémoire) il y avait le
temps sans date, la nuit historique. Nous étions tous venus de cette nuit (et cela s'appliquait
à l'espace comme au temps). L'Inde où agissaient Nehru et Gandhi et les autres était
historique et réelle. L'Inde d'où nous étions venus était là-bas, à des distances infinies,
presque aussi imaginaire que la terre du Ramayana notre épopée hindoue
264
”. Dans ses
fictions, Naipaul choisit de ne pas violer la “ nuit historique ”. À l'instar de Glissant, ses
indications chronologiques sont dispensées avec parcimonie, comme pour respecter
263-
V.S. Naipaul , Une Maison pour Monsieur Biswas, Paris, Gallimard, coll. L'Imaginaire, 1985, ( ©
1961, A House for Mr Biswas)
264- V.S. Naipaul , “ Prologue à une autobiographie ”, Sacrifices, Paris, Éd. Bourgeois, coll. 10/18, pp.60-61
(© 1984, Finding the Centre)
l'épaisseur du temps, sa non-linéarité. Il mentionne seulement les épisodes de la diaspora
indienne qui lui furent légués par la parole, or, la traversée, le travail sur les plantations
s'inscrivent dans une douloureuse préhistoire dont la famille de Brahmanes a voulu gommer
l'ignominie. Cependant, l'identité, l'inconceptualisable indianité — Naipaul emploie rarement
ce terme et lorsqu'il le fait c'est en général en se référant à l'Inde contemporaine — ne cesse
de tarauder sa propre mémoire. Elle donne son titre à son dernier roman : L'Énigme de
l'arrivée où l'auteur, évoque les “ failles particulières à l'enfant indien, petit-fils d'immigrés,
dont le passé s'était soudain rompu, perdu, dans l'abîme entre les Antilles et l'Inde ” (p.202).
Le roman ne cherche pas à répondre clairement à la question implicitement posée par le titre
: le “ pourquoi ” de l'arrivée, la raison du premier départ vers l'ailleurs. Naipaul privilégie
l'opacité, une opacité qui perdure également dans son ultime recueil de nouvelles : Un
chemin dans le monde. Elle invite à dévoiler l'origine sur le mode de l'incertain : “ [...] il n'est
pas vraiment en mon pouvoir d'expliquer le mystère de l'héritage de Leonard Side. La
plupart d'entre nous connaissent les parents ou les grands-parents dont ils sont issus. Mais
nos origines sont plus lointaines, nous remontons à l'infini; tous, nous remontons jusqu'au
début de la race; dans notre sang, nos os, notre cerveau, nous charrions la mémoire de
milliers d'êtres [...] Il nous est impossible de comprendre tous les traits dont nous avons
hérité. Parfois, nous pouvons être étrangers à nous-mêmes
265
”. Est-ce pour pallier le
manque, approcher cette altérité à soi-même que V.S. Naipaul s'est rendu, sur les traces de
son grand-père maternel, dans un petit village indien que l'ancêtre percevait comme
“ l'unique endroit où il était vraiment chez lui ? 266 ” Un lieu mythique que le grand-père ne
revit jamais, la mort l'ayant surpris dans le train de Calcutta. Le continent d'origine n'est pas
terra incognita pour l'écrivain qui y a accompli plusieurs séjours et lui a consacré plusieurs
essais, notamment L'Illusion des ténébres (An Area of Darkness, 1964), L'Inde brisée (India
: A Wounded Civilization,1977) et L'Inde - Un million de révoltes (1992). Lors de son
265266-
V.S. Naipaul, Un Chemin dans le monde, Paris, Plon, 1995, p.16. (© 1994, A Way in the World)
V.S. Naipaul, “ Prologue à une autobiographie ”, op. cit., p.62.
premier séjour, en 1962, il avoue ne pas avoir abordé l'Inde en touriste mais s'être trouvé
prisonnier du double écueil de la trop grande proximité et du trop grand éloignement. S'il
fait allusion à la disparition chez lui des points de repères religieux, il reconnaît être porteur
de ce que l'on pourrait nommer une Inde intérieure : présence obstinée et pérenne d'une
culture séculaire que la communauté de Trinidad a su préserver jusqu'à son enfance. Cette
présence indienne rencontre le sens spirituel qui la sous-tend : “ En Inde, je sais que je suis
un étranger; mais je comprends de mieux en mieux que mes souvenirs indiens, les souvenirs
de cette Inde qui a survécu jusque dans mon enfance à Trinidad, sont comme des trappes
dans un passé insondable 267 ”. Le dernier essai se distingue assez nettement du premier. En
1962, Naipaul séjourne dans un pays qu'il souhaite situer sur sa cartographie personnelle. Il
est sensible à l'extrême misère de la population, il cherche à justifier le choix de ses grandsparents d'avoir fui le continent. Trente ans plus tard, il cherche à comprendre l'Inde
contemporaine, ses révoltes et son système politique.
Bien qu'il appartienne, par la famille de sa mère, à la lignée des Naipaul et qu'il
reconnaisse l'influence que l'œuvre de son oncle a exercé sur son écriture 268, Neil
Bissoondath entretient un tout autre rapport à l'Inde de ses aïeux. Son refus de la quête du
passé et sa stigmatisation de toute nostalgie idéalisante relèvent d'un choix individuel mais
aussi du fait qu'une génération supplémentaire le sépare des premiers migrants. Il affirme :
“ Considérer le pays de ses ancêtres comme sa vraie patrie, c'est risquer une étourdissante
absurdité : cela signifierait que ma patrie est l'Inde, un pays que je n'ai jamais visité et que je
ne visiterai jamais 269 ”. L'écrivain canadien a choisi, sans équivoque et visiblement sans états
d'âme, d'oublier l'Inde ancestrale, de laisser la mémoire du passé dormir sur la terre du passé.
V.S. Naipaul a pour sa part réussi, grâce à ses nombreux voyages en Inde, grâce à l'écriture
de ses voyages, à jeter un pont reliant plusieurs Indes, berceaux de son imaginaire : l'Inde
contemporaine, l'Inde des ancêtres, l'Inde de Trinidad, devenue Inde intérieure.
267-
V.S. Naipaul, L'Inde brisée, Paris, Bourgeois, collection 10 / 18, 1989, p.11. ( © 1977 )
“ Le droit d'être " offensant " ”, entretien avec Neil Bissoondath, " Annexe ", p.
269- Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions - La méprise du multiculturalisme, p.132.
268-
2- L'Inde intérieure
L'Inde intérieure s'intègre à l'architecture d'ensemble du paysage géographique et
humain des îles antillaises tout en s'en distinguant nettement. La concentration des
populations indiennes sur les plantations et, plus tard, leur maintien en milieu rural alors que
les descendants d'esclaves se dirigent vers les villes freinent le processus d'acculturation à
l'œuvre chez toute population déplacée. “ Culture émigrée dans un splendide isolement ”,
ainsi que la qualifient les auteurs d'Éloge de la créolité 270, la culture indienne se dissocie
clairement de la culture de l'Inde ancestrale largement ébranlée par le type de recrutement et
la traversée. Si ses fondements les plus rigoureux, notamment le système des castes, ont
disparu, des pans entiers résistent pourtant.
Ernest Moutoussamy rappelle dans Aurore que la religion hindouiste dont la pratique
est interdite et réprimée sur les plantations où travaillent les engagés a pu être préservée
grâce aux efforts des officiants. Certains travailleurs, anciens Brahmanes, sont les
dépositaires de la parole religieuse. Gopi, “ rescapé du premier voyage de mille huit cent
cinquante-quatre ” (p.124) et Râma organisent les rituels funéraires et de longues veillées
où est ressuscitée la langue perdue, la parole confisquée : “ Face à l'obligation d'apprendre et
de parler la langue créole francisée, Râma défendit avec obstination le tamoul. Chaque nuit,
à partir de neuf heures du soir, sous le vêpêlè, de la terre au ciel, l'on chevaucha la langue
maternelle pour raffermir les consciences et apprendre son histoire ” (p.16). “ Parole de nuit
”, la langue tamoule, rythmée par le son des tambours et des cymbales, joue un rôle
semblable à celui de la parole du conteur créole qui nourrit l'imaginaire des esclaves noirs.
Moutoussamy l'intègre à son roman sous forme de bribes, de mots dont le sens est révélé au
lecteur dans un glossaire final. Cette Inde dont l'auteur d'Aurore a voulu souligner la
270-
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit., p.30.
pérennité, constitue un dénominateur commun autour duquel se rassemble la communauté
des parias de la canne. Seuls quelques Indiens sont passés dans le camp des maîtres; sur la
plantation la souffrance génère la solidarité, une solidarité ethnico-religieuse qui perdure
bien après que les Indiens eurent cessés d'être des engagés. Les frères Naipaul et plus encore
Neil Bissoondath explorent les failles de ce mode de vie communautaire, dévoilent les
tensions qui se nouent au sein du même clan familial.
Une maison pour monsieur Biswas de V.S. Naipaul évoque le drame d'un homme
solitaire qui s'oppose à la majorité familiale soudée autour des valeurs religieuses et
culturelles. L'ancien système des castes est mimé, sous une forme dégradée, au sein de
l'entité clanique dans laquelle Monsieur Biswas s'affronte à l'omnipotence de sa belle-mère
— “ la grande reine ” — et de ses jeunes beaux-frères — “ les petits dieux ” —. Le Clézio
résume ainsi la réalité de l'Inde trinidadienne de Naipaul : “ C'était recommencer l'Inde, mais
une Inde compliquée à l'extrême, étouffante, réduite à la taille d'une île. Les nouveaux colons
[sic] avaient transporté avec eux leurs obsessions et leurs mythes, et l'île les avait gardés
271
”. Probablement influencé par le roman de son frère aîné, Shiva Naipaul, dessine,
quelques années plus tard, dans Lucioles, une saga indo-antillaise qui couvre presque un
quart de siècle — des années cinquante jusqu'à la fin des années soixante — où se révèle
toute la complexité des rituels hindouistes jalousement préservés de la modernité et du
métissage. Chaque année, la demeure de Govind Khoja, le fils, est le siège du “ cattha ”, fête
religieuse durant laquelle le clan se retrouve pour célébrer conjointement sa dévotion aux
dieux védiques et sa fierté d'appartenir à une famille d'origine brahmanique unanimement
respectée par la population trinidadienne. La plume incisive du romancier explore sans
complaisance les mesquines subtilités de cette réunion où chaque membre doit tenir
implacablement son rang, où la vertu des femmes se mesure à l'aune des corrections
corporelles qu'elles administrent à leurs enfants. La modernité, terme vague désignant toutes
formes d'assimilation à d'autres valeurs culturelles, est combattue à coups de baguette.
271-
J. M. G. Le Clézio, préface à l'édition française d'Une Maison pour Monsieur Biswas, op. cit., p.III
Saraswatee, une jeune femme soucieuse d'asseoir sa respectabilité auprès de ses sœurs,
châtie cruellement sa fille pour avoir coupé ses nattes. Elle est encouragée par l'apostrophe
du patriarche : “ " Tu avais honte de tes tresses ou quoi ? demande M. Khoja. Ça doit être
tes camarades de classe chic qui mettent ce genre d'idées dans ta pauvre tête. " Il éleva la
voix. " Je sais que nous sommes trop rétrogrades pour des gens comme toi et tes amis et tu
as honte de nous. Au train où vont les choses, je m'étonne que tu ne te sois pas encore fait
baptiser " ” (p.87). C'est ce spectre de la trahison que les Khoja tentent d'enrayer en
commémorant leur culture. Dans ce roman, les mots de la langue hindoue renvoient non
seulement au champ lexical de la religiosité et de la culture mais désignent aussi le système
de la parenté et les formules de politesse. Généralement démarqués par l'usage des
guillemets, ces mots : “ mousie ” (tante), “ mamee ” (avec une nuance de respect),
“ mamoo ” (oncle), “ nanee ” (grand-mère) et
“ pranam ” (bonjour)
prennent une
importance capitale lors du “ cattha ”. Ils sont le signe d'une appartenance inviolable au
microcosme indo-antillais :
“ " Dites pranam à votre mamoo, les enfants. "
M. Khoja penche la tête de côté, attendant le mot magique. Les garçons
s'exécutèrent.
" Quand vous serez allés à Oxford et à Cambridge, vous pourrez me
saluer de la manière que vous voudrez ", dit-il. ”
(pp.76-77)
Générant une réelle ségrégation ethnique — les Noirs contemplent, de l'extérieur, les
opulents repas alors que les Blancs aisés sont reçus avec tous les égards dus à leur rang —
ces cérémonies sont aussi le lieu où se creuse une lézarde qui deviendra gouffre : la rupture
entre les différentes générations. Pour les plus jeunes, la culture ancestrale se vide de sa
substance, se folklorise irrémédiablement : “ Ce qui avait troublé Mme Lutchman lors du
dernier cattha chez les Khoja avait été le sentiment que quelque chose se terminait. Elle se
rappelait les yeux des enfants quand ils les avaient regardés danser : leur expression n'avait
pas été très différente de celle qu'ils auraient eu devant un animal étrange, au zoo ” (p.138).
Progressivement, la culture indienne se métisse et la fête de Noël, célébrée à l'intérieur de la
famille nucléaire, consacre la mort de la grande famille et celle de son symbole suprême : le
“ cattha ”. La présence des cérémonies religieuses dans le roman indo-antillais, en particulier
chez les frères Naipaul et Bissoondath, signale à la fois la pérennité d'une culture et sa lente
érosion.
Le narrateur de L'Énigme de l'arrivée se remémore la cérémonie qui fut organisée,
dans les années quarante, lors de son départ pour l'Angleterre. Il souligne l'aspect
profondément désuet de ces adieux “ qui appartenaient à un autre temps, un autre continent,
un autre genre de voyage, d'où le voyageur risquait en effet de ne jamais revenir ”. Selon lui,
les gens y participent “ pour être présents lors d'une grande solennité clanique, pour
réaffirmer leur appartenance au clan
[...] ” (p.139). Les grands rituels religieux sont
essentiellement convoqués dans des situations extrêmes : départ ou funérailles. Deux scènes
de funérailles sont minutieusement décrites dans L'Énigme de l'arrivée et Retour à
Casaquemada. Ces obsèques traditionnelles, avec crémation sous la direction du pandit,
respectent les impératifs de l'hindouisme, mais le regard que les narrateurs portent sur elles
est fortement distant, voire critique :
“ Sati n'était pas pratiquante, pas plus que mon père, elle n'était sensible
aux rituels. Mais à sa mort, la famille voulut que tous les rites hindous
fussent accomplis pour elle, sans rien omettre.
Le pandit, un gros homme, arriva en retard à la cérémonie. Il avait été en
retard pour la crémation également, m'avait-on raconté [...] Un petit
autel en terre avait été aménagé sur une planche, sur le sol de mosaïque
de la galerie de la maison de Sati. La célébration du rituel dans ce cadre
— la maison et le jardin de banlieue, la rue de banlieue — était quelque
chose de nouveau et d'étrange pour moi. Mes souvenirs étaient anciens;
j'associais ce type de rituels à des images de la campagne. ”
(Énigme, pp.435-436)
Le narrateur de Retour à Casaquemada, à l'instar de Shiva Naipaul pour lequel la
mort et la crémation de son père furent une “ blessure intime ”, manifeste un profond
sentiment de dégoût et d'horreur lorsqu'il assiste à la crémation de son fils et de sa femme.
Sa description de la scène jette une lumière à la fois tragique et grotesque sur cette coutume
séculaire. Il doit enduire les corps de beurre afin qu'ils puissent s'enflammer et est tenu
d'allumer lui-même le bûcher, autant d'actes qui lui apparaissent comme une torture. Le
respect des rituels hindouistes auxquels Raj ne croit plus révèle ici du non-sens. La
cérémonie devient un acte barbare d'une violence inouïe reconstruite à travers un champ
lexical qui est celui de la profanation des corps. C'est en Occidental que ce petit-fils
d'immigrés réagit lors de cette terrible épreuve.
V.S. Naipaul analyse la situation des Indiens de Trinidad dans les années quatrevingt. Écartelée entre des traditions qui lui sont devenues étrangères mais qu'elle ne peut
transgresser, de peur d'être coupée de son passé, de la terre sacrée, des dieux et une
modernité au sein de laquelle elle n'a pas encore sa place, la communauté indo-antillaise est
condamnée à assumer sa nouvelle appartenance et son existence sur cette nouvelle terre.
Tout en constatant la disparition du monde sacré de son enfance, V.S. Naipaul reconnaît
qu'il peut et doit être ressuscité lorsque les hommes ressentent la nécessité “ d'honorer et de
[se] souvenir ” (Énigme, p. 445). Mais le souvenir sauvegardé au sein de cette Inde insulaire
est tout aussi fragile, et parfois tout aussi étouffant, que la mémoire de l'Inde du passé. Dans
Retour à Casaquemada, la double médiation du temps et de l'espace — l'émigration de Raj
pour le Canada —, effrite les origines, les recouvre d'un voile d'oubli. Les mots de la langue
hindie deviennent lettre morte pour Raj qui revendique cette perte comme une délivrance.
“ Une Question de sécurité ”, nouvelle qui s'intègre au recueil À l'Aube des
lendemains précaires, publié en 1990, explore conjointement la fracture qui divise deux
générations et la douleur de l'immigré nostalgique de sa culture. Pour échapper à la violence
qui ravage son île, une famille trinidadienne d'origine indienne émigre au Canada. Alors que
les enfants se sont totalement émancipés de leur double culture antillaise et indienne, M.
Ramgoolam, le père, se rattache farouchement à ses coutumes religieuses ancestrales : “ Il
avait insisté pour célébrer le Divali en respectant le plus possible la tradition. Il était resté
indifférent aux grognements infidèles de son plus jeune fils, aux suppliques lasses de sa
femme, aux mises en garde de son aîné. [...] Il s'était rendu au supermarché où il avait acheté
deux douzaines de moules à muffins en aluminium. (Impossible dans ce monde païen, de
dénicher des diyas, ces petites lampes à huile en terre qui projettent une ambiance
tremblotante et mystérieuse sur l'autel.) 272 ” Bissoondath utilise, pour évoquer la scène, les
armes tranchantes de l'ironie qui voisinent avec le portrait tragique du personnage. L'aspect
dérisoire du cérémonial que tente de mettre en place le vieil Indien est souligné par le
contraste entre les objets sacrés, fabriqués à partir de matériaux peu orthodoxes — moules à
muffins, caisses de lait figurant l'autel — et la présence perpétuelle d'une animatrice
d'émission télévisuelle qui débite sur le petit écran les boniments du “ tele-shoping ”. Deux
mondes se côtoient et s'imbriquent absurdement. Plus profondément, Bissoondath pénètre
une réalité, celle de l'émigré qui renforce ses croyances ancestrales, les mâtinant de
superstitions, pour opposer à la misère morale, aux humiliations, aux difficultés matérielles,
un rempart de présences protectrices : “ [...] il savait seulement qu'ici, dans ce pays étranger,
loin de tout ce qui l'avait créé, loin de tout ce qu'il avait créé lui-même, elles étaient
vitales 273 ”. Terrassé par la maladie, M. Ramgoolam meurt, seul. Son trépas est illuminé par
la lumière de la télévision, les lueurs tremblotantes des “ diyas ” se sont éteintes.
Les représentations de la mémoire indienne et de ses survivances dans les îles
antillaises renvoient à des visions du monde distinctes qui nourrissent des projets littéraires
différents et complémentaires. Les trois romanciers d'origine trinidadienne créent une
écriture qui parcourt, sans complaisance, avec ironie et tendresse, un microcosme indoantillais qui fut le berceau de leur éducation. Cette écriture évoque l'indianité plus qu'elle ne
la désigne, plus qu'elle ne la défend. Elle effleure sans les déflorer les silences de l'histoire de
272273-
Neil Bissoondath, “ Une Question de sécurité ”, À l'Aube des lendemains précaires, pp.110-111
Ibidem, p.124.
la diaspora indienne. Littérature indo-antillaise et noire-antillaise évoluent parallèlement mais
ont pour champ d'investigation leur propre histoire et leur propre mémoire qui souvent
taisent la mémoire de l'autre. Pour les descendants des “ coolies ship ”, comme pour ceux
des navires négriers, la représentation et l'intégration de l'autre dans la fiction n'est pas chose
aisée. Discrètement, Shiva Naipaul introduit dans son texte un personnage de servante noire
: “ Son grand-père était esclave, vous savez ” murmure la maîtresse de maison à ses invités
(p.69). Réciproquement, l'écriture des auteurs noirs-antillais cherche ses mots pour nommer
les Indiens. Un itinéraire se dessine : de l'absence à la présence ou la tentative de représenter
son proche voisin.
III- La représentation de l'Indien
Jusqu'aux années quatre-vingt, les Indiens ne sont guère présents dans l'écriture —
littérature et discours — des auteurs antillais d'origine africaine. Aimé Césaire, dans le
Cahier d'un retour au pays natal, ne fait aucune allusion aux Indiens des Antilles. Si le poète
identifie avec ferveur sa souffrance à celle d'“ un homme-hindou-de-Calcutta ” (p.20), le
milieu tamoul dans lequel baigna son enfance ne pénètre pas son œuvre. Sous le titre “ Le
paradoxe tamoul ”, Raphaël Confiant analyse les relations qu'entretient le poète et député
avec la communauté indienne de Guadeloupe. L'enfant Césaire, dont le père fut économe sur
l'Habitation Emma proche de celle où officiait Zwazo 274, eut toujours une attitude
infiniment respectueuse envers le vieil Indien; il fut également éduqué par une “ da ”
(nourrice) d'origine indienne. “ En réalité, c'est, à n'en pas douter, toute la prime enfance de
274-
Zwazo est considéré par l'anthropologue Gerry L'Étang comme “ le dépositaire de la mémoire hindoue
de la Martinique ”, cité par Raphaël Confiant, Aimé Césaire - Une traversée paradoxale du siècle, op. cit.,
p.65.
Césaire, qui fut marquée par la culture et la religiosité tamoules ” affirme Confiant qui
s'interroge sur ce qui lui paraît être un “ véritable gommage [...] une occultation de cette
culture “ coolie ” chez Césaire [...]
275
” et invoque, comme réponse, les tendances
essentialisantes de la négritude, la négation du métissage. Richard Burton résume ainsi le
refus de la reconnaissance de l'indianité dans le discours de la négritude : “ Puisque la
négritude est une pensée fixiste dans la mesure où elle tend, elle tendait, à privilégier le
biologique sur l'histoire, l'essence sur l'existence, bref la nature sur la culture, elle pouvait
difficilement penser cette entité nomadique, l'Indianité, qui ne pouvait que bouleverser sa
conception binaire de la réalité antillaise. Incapable de la théoriser, incapable, peut-être, de la
voir, elle l'occultait tout simplement 276 ”. L'absence d'Indiens antillais dans la poésie
césairienne n'est pourtant pas, nous semble-t-il, l'expression d'un mépris du poète vis-à-vis
de cette population. Césaire parle au nom d'un homme universel et non au nom des
différentes composantes de l'insularité martiniquaise. Il est difficile d'imaginer — bien que ce
soit justement ce manque que reproche Confiant — une myriade de petits personnages
indiens déployant leur us et coutumes dans les poèmes césairiens. La méfiance à l'égard du
métissage n'est peut-être pas une raison pertinente pour expliquer cette absence car SaintJohn Perse, peu suspect de sympathie envers le mélange ethnique, évoque volontiers les
servantes indiennes des habitations familiales. Parmi les “ grandes filles luisantes ” de “ Pour
fêter une enfance ”, (O.C., p.24) dont la sensualité éveille les désirs de l'enfant béké, une
jeune Indienne semble avoir eu un rôle tout particulier. Elle est à l'origine de la fascination
du poète pour “ toutes ruptures d'équilibre tendant à renouveler l'élan vital du grand
mouvement en cours par le monde ” ainsi qu'en témoigne sans ambiguïté une lettre adressée
à Madame Saint-Leger Leger : “ (Il ne fallait pas, Mère très chrétienne, confier mon enfance
antillaise aux mains païennes d'une trop belle servante hindoue, disciple secrète du dieu Çiva)
275-
Ibidem, p.71.
Richard Burton, “ Penser l'Indianité : la présence indienne dans la réflexion martiniquaise
contemporaine ”, op. cit., pp.180-181. Il est à noter toutefois qu'aussi bien Éloge de la créolité que Lettres
créoles sont postérieurs aux premiers romans de Chamoiseau et Confiant. Le projet littéraire vient entériner
des tendances déjà présentes dans l'écriture romanesque.
276-
” (O.C., Lettres d'Asie, p.859). Détenteur d'une autre mémoire que celle du descendant
d'esclaves qu'est Césaire, Saint-John Perse reconnaît la diversité martiniquaise avec plus
d'aisance que ce dernier. L'affectueux “ reproche ” qu'il fait à sa mère est en fait un éloge de
l'éducation qu'il reçut.
Les Indiens font une timide apparition dans Le Discours antillais qui, sur les cinq
cents pages qui le composent, leur accorde moins de vingt lignes. Cependant, et
paradoxalement, cette absence ouvre le propos même de l'auteur lorsque la mention du
terme “ coolies ” dans le glossaire lui inspire cette réflexion : “ J. Ivor Case reproche aux
écrivains antillais de langue française de ne pas s'être penchés sur la question des Hindous
transbordés à partir de 1850. Ces derniers gardent leurs coutumes; ils ont pendant longtemps
subi le racisme des Noirs. L'appellation est souvent considérée comme injurieuse. La
présence hindoue pose problème, par rivalité avec le groupe des Africains (ou inversement)
dans beaucoup des Antilles anglophones. Les Hindous sont appelés Malabars en Guadeloupe
” (p.497). Si Glissant n'apporte aucune réponse à la critique forte pertinent faite par Ivor
Case, il incorpore cependant les Indiens au paysage martiniquais (p.21) et évoque
brièvement une différence fondamentale opposant descendants de déportés et descendants
d'engagés : “ Les Martiniquais d'origine hindoue sont pour la plupart arrivés ici avec leur
familles. On prétend que leur sens de la solidarité de groupe est plus grand que chez les
descendants d'Africains (“ Épars ”, p.450). En dépit de ces minimes allusions à la situation
indienne, les modalités d'analyse que met en place Le Discours antillais peuvent-elles
s'appliquer à la saisie du discours des Antillais d'origine indienne ? La réponse sera négative
si l'on considère que la traite négrière est le fondement même de l'écriture antillaise. Elle sera
affirmative si l'on accepte, dans le sillage de l'auteur, que la “ Relation ” est le principe même
de l'identité antillaise et que l'émigration indienne intervint “ comme pour parfaire la totalité
de la Relation ” (p.21).
Pour la nouvelle génération d'écrivains martiniquais et guadeloupéens, l'indianité
revêt au contraire une importance non négligeable que Richard Burton attribue à L'Éloge de
la créolité “ dont le mérite insigne [...] est de théoriser, en prenant pour base, paradigme et
principe explicateur le fait de la créolophonie, l'apport de chaque groupe ethnique —
africain, européen, indien, libanais, chinois, caraïbe — à l'élaboration d'une commune
créolité qui réunirait tous les Martiniquais quelle que soit leur appartenance ethnique et quels
que soient par ailleurs les conflits individuels qui n'arrêteraient pas de les opposer les uns aux
autres
277
”. Il n'est sans doute pas excessif d'affirmer que L'Éloge... et Lettres créoles
réhabilitent l'Indien au sein de la pensée antillaise et de l'histoire littéraire des Antilles
francophones, brisant ainsi son statut de paria. Chamoiseau et Confiant construisent, dans
Lettres créoles, une parole collective des émigrations indiennes, chinoises et procheorientales qui vient s'insérer à la suite de l'analyse du système de la plantation . Sous le titre “
Fils de la déesse Mariemen, fils de l'Empire du Milieu et fils du Levant (1853) ” s'énoncent
les voix de peuples qui n'ont pas ou peu produit de littérature écrite. La voix indienne est
celle des Intouchables, elle égrène sa litanie d'humiliations : “ Nous ne savions plus où aller. /
Nous étions la lie de la terre. / Nous étions les Intouchables 278 ”. Ce petit texte qui a valeur
de parabole atteste une reconnaissance mutuelle entre populations noires et indiennes, sans
pour autant gommer les inimitiés toujours vives, sans propos lénifiants.
Dans la lignée des deux auteurs créoles, Ernest Pépin explique l'évolution de son
écriture, sa progression en direction de la créolité en ayant recours à une petite anecdote
révélatrice : “ J'ai été enseignant notamment dans une ville de la Guadeloupe qui s'appelle
Capesterre Belle-eau. Une grande partie de la population y était d'origine indienne. J'étais
alors un jeune professeur pétri, nourri de négritude. Pour mes cours, en tous cas celui de
littérature antillaise, on ne parlait que de négritude. Et j'ai éprouvé un certain malaise, parce
que, dans la classe en face de moi, je voyais des gens qui étaient d'origine hindoue. J'ai
découvert mon ignorance totale de la culture hindoue et son application à la culture
guadeloupéenne 279 ”. À l'instar d'Ernest Pépin avec lequel elle ne partage cependant ni la
277-
Ibidem, p.184.
Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., p.43.
279- Ernest Pépin, “ Itinéraire d'un écrivain guadeloupéen ”, Penser la créolité, op. cit., p.208
278-
même vision du monde, ni la même conception de l'esthétique, Simonne Henry Valmore
s'interroge sur l'occultation de l'Inde dans l'inconscient antillais : “ Et nous autres Antillais si
éloignés de l'Europe, quelle place avons-nous fait au grand creuset magique ? Quelle place
avons-nous donné à l'Inde tard venue dans notre histoire ? Autant qu'il m'en souvienne, notre
imaginaire n'était pas indien. Nous avions d'autres bords à visiter, d'autres ailleurs à
squatter 280 ”. “ La part faite à la culture indienne était une part maudite 281 ” poursuit-elle,
employant les mêmes termes que ceux désignant la présence et la revendication de l'Afrique
matricielle dans la poésie césairienne et la mémoire transmise par Béhanzin 282.
Sans avoir recours au voyage de retour dans l'Inde matricielle, les auteurs de la
créolité reconnaissent la composante indienne de leur peuple en rappelant l'émigration des
engagés et en la situant dans son contexte historique. Le narrateur de Chronique des sept
misères reconstitue ainsi l'ascendance d'Anastase : “ Son père et son grand-père venaient de
l'Inde. Chassés de Pondichéry par la famine, ils s'étaient engagés par contrat à travailler pour
un béké d'ici, demandeur de main-d'œuvre pour les cannes : depuis l'abolition de l'esclavage
ces salauds de nègres fuyaient le travail en général, et les champs en particulier. Le grandpère avait voyagé en cale et débarqué sur la grand-place de Saint-Pierre devant les services
de l'immigration où, assis entre les flaques de la dernière pluie, il avait attendu la
régularisation de ses papiers avant de s'embarquer dans la charrette du béké. Ce dernier
l'avait choisi et, comme pour cinq ou six autres, lui avait fait signer d'une croix son entrée en
enfer 283 ”. Dans Texaco, l'arrivée des premiers engagés indiens est perçue à travers le regard
de Ninon, la mère de Marie-Sophie Laborieux : “ Elle vit débarquer les koulis à peau noire,
et ceux de Calcutta, d'un rouge-caco plus clair. Ils portaient une raie bleue descendant
jusqu'au nez. Ceux-là se lamentaient au moment des naissances et explosaient des joies aux
280-
Simonne Henry-Valmore, “ Mother India. La psychanalyse peut- elle être indienne ? ”, Les Indes
antillaises, op. cit., p.167.
281- Ibidem, p.168.
282- Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le Nègre inconsolé, op. cit., p.230, Simonne
Henry-Valmore, “ Martinique, terre d'exil ”, op. cit. C.F. supra ( chapitre II et III ).
283- Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1988, pp.100-101. (©
1982)
heures de la mort froide. Drapés de haut en bas, ils vivaient regroupés comme des touffes de
pigeons et mangeaient de l'étrange 284 ”. La même réalité historique est présentée sous deux
formes différentes : dans le premier extrait le narrateur adopte un ton neutre, brisé toutefois
par l'irruption du discours indirect libre qui renvoie à la parole békée — “ ces salauds de
nègres ” —; dans le second extrait, les Indiens sont saisis par le regard créole de Ninon qui
les décrit à l'aune de ses propres référents culturels, soulignant leur altérité, manifestant son
étonnement. Une double tendance se dessine dont les effets sont parfois en contradiction :
d'une part la volonté de considérer les Indiens comme membres à part entière du monde
créole, d'autre part leur maintien — voire leur fixation — dans une situation exogène par
rapport à l'endogénéité créole. Le caractère exogène des Indiens apparaît à de nombreuses
reprises, et notamment sous la plume de Raphaël Confiant. Son roman Eau de café consacre
un chapitre, “ La dérive de René Couli ”, à ce personnage et aux traditions dont il est
porteur. Le narrateur, sans intervenir directement dans la diégèse, parle au nom d'un
“ Nous ” censé renvoyer à l'ensemble de la communauté antillaise, mode d'énonciation
fréquent chez les écrivains de la créolité. Pourtant, René Couli n'appartient pas à ce “ Nous ”
créole : “ Les Indiens [...] ne se hasardaient dans nos rues que le dimanche ”, “ [...] en dépit
de la dénonciation par nos prêtres de ces pratiques [...] ” 285 commente le narrateur qui
mentionne également les attributs indiens en ayant recours au pronom possessif “ leur ” : “
[...] comme ils disent dans leur langage couli
286
”. Ce mode d'énonciation introduit une
ligne de démarcation entre “ Nous et les autres ” pour reprendre le titre de l'ouvrage de
Todorov qui analyse “ la relation entre " nous " (mon groupe culturel et social) et " les
autres " (ceux qui n'en font pas partie) 287 ”. La nomination renforce ce partage, les
personnages d'Indiens dans Eau de café comme dans Chronique des sept misères sont
désignés par le terme générique “ Couli ” ou “ Kouli ” que l'on peut considérer comme un
284-
Patrick Chamoiseau, Texaco, op. cit., p.156.
Raphaël Confiant, Eau de café, Paris, Grasset, 1991, pp.117-118. C'est nous qui soulignons.
286- Ibidem, p.118.
287- Tzvetan Todorov, Nous et les autres - La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Éd. du
Seuil, 1989, p.11.
285-
“ ethnonyme 288 ”. Le père d'Anastase est “ appelé Kouli, car nul ne savait son nom 289 ”; le
terme “ Couli ” dans l'expression “ René-Couli ” n'a pas fonction d'adjectif mais, comme
l'indique la majuscule, est un nom propre; le tiret reliant prénom et nom renforce
l'identification entre le personnage et le nom qui le désigne : “ Couli ” est plus qu'un nom de
famille, c'est l'identité même du personnage, son essence. L'usage de ce nom n'est pas en soi
une marque de racisme car, depuis la négritude, le terme “ Nègre ” est également utilisé pour
désigner les Noirs ou les métisses mais il est à noter que les personnages noirs ou blancs
n'ont pas pour nom propre “ Nègre ” ou “ Blanc ” et que le mot “ Nègre ” n'a pas forcément
la même portée, ni la même valeur s'il est énoncé par un Noir ou par un Blanc.
L'onomastique désignant les Indiens est, de fait, essentialisante, voire stigmatisante. Elle
témoigne du regard non-indien sur l'Indien qui atteint son apogée dans le roman de Confiant.
Eau de café présente les Indiens comme les boucs émissaires de la société créole, intègre,
grâce au discours direct, les insultes adressées, en français et en créole, à ces derniers par les
autres personnages :
Man Léonce : “ Les coulis ne sont à l'aise que dans la malpropreté. Le
jour où vous entrez dans une de leurs cases, vous avez intérêt à vous
boucher les trous du nez . 290 ”
Des enfants : “ René-Couli ! Cou-li-li-li ! Cou-li-li-li ! Couli, mangeur de
chiens ! 291 ”
Le Major : “ Couli mendiant ! Couli puant le pissat, disparais devant les
grains de mes yeux, foutre! J'ai vu assez de coulis pour aujourd'hui 292 ”
Un gardien : “ " Tout kouli ni an kout dalo pou fè nan lavi yo " (Tous les
Indiens tombent un jour ou l'autre dans un caniveau) 293 ”
Une prostituée : “ J'accepte les nègres-Congo aussi noirs qu'eux, donc ce
n'est pas une question de couleur. Mais qu'est-ce qu'ils savent faire ces
288-
Guy Achard-Bayle, “ La désignation des personnages de fiction - Les problèmes du nom dans François
le Champi ”, Poétique, n° 107, sept. 1996, p.343. Terme emprunté à C. Bromberger.
289- Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, op. cit., p.101.
290- Raphaël Confiant, Eau de café, op. cit., p.117.
291- Ibidem, p.119.
292- Ibidem, p.122.
293- Ibidem, p.123.
coulis-là, hein ? À ce qu'il paraît, ils ont le kiki en tire-bouchon et en
plus, ils puent une odeur de poisson frais. Très peu pour moi ! 294 ”
Le discours dénigrant l'Indien va crescendo, culminant dans la dernière tirade où sont
associées sexualité et puanteur. Bien évidemment, nous ne prétendons pas que Confiant
reprend à son compte la litanie d'insultes, mais la surenchère verbale, l'entassement
d'invectives condensées en quelques pages finissent par créer une impression de malaise.
L'Allée des soupirs, tout en reprenant les mêmes schèmes définitoires pour désigner l'Indien,
est toutefois plus subtil. Autour du personnage de Ziguinote, se cristallisent mépris et
parfois hostilité mais le narrateur prend soin, à plusieurs reprises, de souligner qu'il ne
partage pas le jugement de ses personnages et que l'ostracisme appartient au passé : “ Les
coulis étaient, en ce temps heureusement révolu, la plus infâme des races après les chiensfer. 295 ”
Tout en soulignant le statut de paria de l'Indien, Patrick Chamoiseau se garde pour sa
part de multiplier les allusions directes à l'horreur qu'il peut susciter chez les autres
personnages. La répulsion / fascination pour l'Indien reste cependant au centre des fictions.
Il doit, littéralement, dans l'œuvre de Chamoiseau, symboliquement, dans celle de Confiant,
faire ses armes, prouver sa virilité et son statut d'homme. Kouli se mesure à un grand maître
du laghia — danse de combat. Victorieux de cette lutte qui apparaît comme un véritable
rituel d'initiation et d'intégration dans la société créole, il gagne le respect de la communauté
et le droit de séduire les femmes. D'une de ses brèves unions avec une “ câpresse silencieuse,
foudroyée par l'amour, qu'il koka toute la nuit avec une rage mystérieuse
Anastase. René-Couli, pour sa part, est boucher — “ égorgeur de bœufs
297
296
”, naîtra
”. Malgré le
mépris que lui vouent ses concitoyens, certains font appel à lui pour qu'il convoque ses
dieux ancestraux. Man Léonce lui demande de guérir son fils atteint d'une maladie mentale
294-
Ibidem, p.126.
Raphaël Confiant, L'Allée des soupirs, op. cit., p.254.
296- Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, op. cit., p.107.
297- Raphaël Confiant, Eau de café, op. cit., p.119.
295-
et d'alcoolisme. Ayant rompu la règle d'abstinence en couchant avec une prostituée —
“ L'Indien qui n'avait jamais goûté à une mulâtresse se jeta sur elle et n'en fit qu'une
bouchée parmi les abats gluants et les carcasses d'animaux qui encombraient les lieux 298 ”
— l'homme ne parvient à accomplir le rituel, abandonné par ses dieux tutélaires. Dans
L'Allée des soupirs, Ziguinote sortira victorieux parce qu'il parvient à vaincre la répulsion
que sa “ race ” inspire à une jeune prostituée et à gagner son amour.
En employant de semblables procédés — la nomination, le rituel initiatique — les
scènes que brossent Chamoiseau et Confiant donnent finalement de l'Indien, des Indiens, une
vision assez différente. La caricature chez Chamoiseau apparaît comme étant le fruit du
regard des personnages et l'union de Kouli avec la “ Chabine ” aura pour fruit un enfant
métis; a contrario, les associations systématiques de la saleté, du sang, de la sexualité et de
la religion qui se cristallisent autour de la figure de René-Couli génèrent un embarras
tenace. “ Nous faisons corps avec notre monde. Nous voulons, en vraie créolité, y nommer
chaque chose et dire qu'elle est belle [...]
299
” tel est le credo de l'écriture de la créolité.
Faire corps avec la part indienne de la population créole, dire qu'elle est belle, en percevoir
la grandeur humaine, aller au-delà des clichés, des stigmates souvent malsains véhiculés par
la population créole sur les Indiens, telle pourrait aussi être une des tâches importantes de la
nouvelle littérature antillaise, car il est vrai, ainsi que l'affirme Daniel Delas, que “ la
répétitivité des procédés de ce marronage thématique lasse : trop de femmes " coquées
contre un flamboyant! " 300 ”, trop de clichés accumulés sur un même personnage de “ couli
”, sommes-nous tentés d'ajouter. Cela paraît d'autant plus préjudiciable que la mention de
l'Indien semble être un passage obligé de tout roman de la créolité. À l'intérieur d'une
énumération plutôt élogieuse des différents brassages ethniques que perçoit avec
émerveillement une petite Antillaise de retour au pays natal, Gisèle Pineau intègre une petite
298-
Ibidem, p.128.
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit., p.40.
300- Daniel Delas, “ Être ou ne pas être un écrivain créole aux Antilles aujourd'hui ”, Notre Librairie, n°127,
juil.-sept. 1996, p.67.
299-
phrase égratignant les Indiens : “ Indiens malabars sombres, ombres de coolies, nez
tranchants, cheveux d'huile noirs, rasant les vitrines des magasins [...] ” (Julia,p.252). Sans
être adepte d'une critique “ idéologiquement correcte ”, l'on peut toutefois se demander
pourquoi ces Indiens parachutés dans le texte apparaissent avec un “ nez tranchant ” et
pourquoi ils “ ras[sent] les murs ”. La question de l'anthropologue C. Bromberger : “
pourquoi les sobriquets collectifs conférés par les groupes voisins [sont-ils] si généralement
dépréciatifs ? 301 ” se pose ici avec acuité.
Indéniablement influencée par le mouvement de la créolité, bien qu'elle s'en défende,
Maryse Condé intègre également à son roman Traversée de la mangrove la minorité
indienne. La famille Ramsaran appartient à la communauté villageoise de Rivière-au-sel,
située en Guadeloupe, sur la Basse-Terre. Elle respecte les traditions indiennes ancestrales
qui voisinent avec le catholicisme. L'Inde des aïeux est citée, parfois dépeinte sous une
forme éthérée, comme si la romancière éprouvait la nécessité de recréer un imaginaire indien
sans véritablement en maîtriser les matériaux, construisant pour ses personnages une Inde
rêvée, terre-mère nimbée de mystère et de douce nostalgie : “ Ils prendraient l'avion à
Roissy-Charles-de-Gaulle et après avoir survolé la moitié du toit du monde, ils atterriraient
sur une terre sans limite, là fauve et pelée, là verte et bruissante de cris d'oiseaux,
accueillante comme une mère, rebelle comme une jeune épousée. Dans la cité de Jaipur, le
vent gémit par les milles fenêtres du palais 302 ”, tels sont les fantasmes avortés de Sylvestre
Ramsaran. Calquée sur le fantasme de l'Afrique maternelle et maternante que nourrirent les
héroïnes de ses romans africains, l'Inde murmure à ses enfants de la diaspora des paroles
consolatrices, leur inspire des rêves et des désirs 303. “ Je voudrais être mon aïeule indienne
pour le suivre au bûcher funéraire. Je me jetterais dans les flammes qui l'auraient consumé et
301-
Cité par Guy Achard-Bayle, op. cit., p.343.
Maryse Condé, Traversée de la mangrove, Paris, Mercure de France, p.142.
303- “ Beaucoup d'Indiens vont en vacances en Inde. C'est un retour un peu mythique vers l'Inde comme
celui des Noirs en Afrique ” dit Maryse Condé (Entretiens avec Françoise Pfaff, op. cit., p.110) Est-bien le
même type de retour ? N'y aurait-il pas une différence entre des vacances et le désir de vivre et travailler en
Afrique ?
302-
nos cendres seraient mêlées, comme nos âmes n'ont pas su l'être
304
” pense Vilma
Ramsaran lors de la cérémonie mortuaire de Francis Sancher et ce vœu accompagne, en un
léger leitmotiv, tout le récit de la jeune fille. Bien que soit perceptible le fait que Maryse
Condé s'aventure dans un imaginaire qu'elle a peu fréquenté jusqu'alors, une des grandes
qualités de son roman repose sur l'absence de stigmatisation de cette famille indienne qui
participe avec ses différences et son identité propre à la vie de Rivière-au-sel. À l'instar des
romanciers indo-antillais, la romancière guadeloupéenne met l'accent sur le lent effritement
des valeurs indiennes traditionnelles : effrayé par le sang des cabris promis au sacrifice, le
jeune Sylvestre urine; plus tard et malgré son respect des traditions religieuses, il envisagera
de marier sa fille à un Chabin. Hommes et femmes, semblables à tous les personnages de
Maryse Condé, ne parviennent à communiquer les uns avec les autres. Les femmes subissent
la loi des hommes, les hommes la loi des pères. Indiens, Mulâtres, Nègres et Békés souffrent
du même mal : le manque d'amour. Francis Sancher, “ l'étranger ” poursuivi par le
cauchemar de l'histoire, hanté par la tragédie des peuples de la Caraïbe, accueille Vilma, la
petite Indienne. C'est autour du cadavre de Francis que les femmes et les hommes, les filles
et les mères, les Indiens et les Noirs évoquent, parfois, l'espoir d'une réconciliation... Dans ce
roman, et peut-être pour la première fois dans l'histoire de la littérature antillaise
francophone, les Indiens et les autres, les Indiens perçus par un regard autre, participent de
la même humanité. Ce regard où sourd une réelle tendresse est également celui qui éclaire
magnifiquement l'intégralité du “ Discours à Stockholm ” prononcé par Derek Walcott.
Le discours du poète saint-lucien s'ouvre sur l'évocation d'un petit village de
Trinidad, Felicity, et sur la description des préparatifs de la représentation du Ramleela,
adaptation scénique du Ramayana, la grande épopée hindoue. Avec subtilité et intégrité,
Walcott analyse l'évolution du regard qu'il porte sur ces préparatifs. Percevant tout d'abord
les acteurs comme de simples interprètes d'une représentation théâtrale dont le sens profond
lui échappe : “ Un champ, des enfants du village jouant les guerriers, les princes et les
304-
Ibidem, p.195.
dieux 305 ”, il pressent ensuite que ces derniers vivent cette épopée plus qu'ils ne la jouent .
Nul “ paradoxe du comédien ” dans la ferveur qu'ils manifestent :
“ Ils croyaient à leur jeu, au caractère sacré du texte, à la validité de
l'Inde tandis que moi, par habitude d'écrivain, je cherchais sur les
visages heureux de ces guerriers adolescents, sur les profils héraldiques
de ces princes villageois, une expression élégiaque, de deuil, voire une
espèce d'imitation bâtarde. Je troublais ces moments par mon doute et
mon admiration condescendante. Je me méprenais sur cette manifestation
où je voyais un écho de l'Histoire — les cannes à sucre, la main-d'œuvre
immigrée, l'évocation d'armées, de temples et d'éléphants barrissants
disparus —, alors qu'autour de moi régnaient tout au contraire
l'exaltation, la joie suscitée par les cris des garçons [...] 306 ”
“ Le Discours à Stockholm ” met en scène l'ambiguïté et la fausseté ethnocentrique
du regard extérieur qui réduit la culture de l'autre à sa seule dimension folklorique, la vidant
de cette substance qui, par-delà l'exil, par-delà le temps, continue à nourrir la ferveur, à
sécréter la pure poésie. Il égratigne le regard colonial et sa récupération, sous des modes
tout aussi néfastes, par les ex-colonisés. Cette expression de la foi transmise par l'Inde
ancestrale ne s'accompagne d'aucune nostalgie. Le Ramleela célèbre une “ présence réelle ”
qui, affirme Walcott, ne renvoie à nulle chimère parce que l'Inde n'est ni un paradis perdu, ni
une mémoire vaine. C'est au cœur même de cette continuité que se situe le poète qui accepte
comme siens tous les fragments d'héritages recomposés dans la corbeille insulaire auquel
l'art, mémoire du passé, mémoire pour le futur, donne forme et sens.
Nouée aux lointaines racines de la souffrance, la mémoire antillaise, son histoire, se
reconstruisent à travers les textes littéraires. La quête est au centre des textes que nous
avons analysés : quête du souvenir, quête des continents matriciels, quête des traces, quête
305306-
Derek Walcott ,“ Discours à Stockholm ”, Lettre Internationale, op. cit., p.37.
Ibidem, pp.37-38.
de l'autre. L'écriture de la traite négrière contraste violemment avec celle de la conquête. À
la poétique du “ nomadisme envahisseur ” se substitue une écriture de la douleur. Les
écrivains antillais qui évoquent cette tragédie n'ont pas pour ambition de rivaliser avec les
historiens de la traite négrière. Le Cahier d'un retour au pays natal fut écrit alors que les
premiers travaux de l'historien Gaston-Martin ne bénéficiaient que d'une audience restreinte.
Les premiers “ Anneaux de la Mémoire ” furent, peut-être, inscrits dans le verbe poétique.
Les deux visées distinctes de l'histoire et de la littérature se complètent plus qu'elles ne
s'opposent. Tout en reconnaissant que la vraie histoire “ renvoie d'abord à l'expérience de
souffrance et de mort vécue par les esclaves eux-mêmes
307
”, la “ littérature clinique ” n'a
pas pour unique finalité de nommer la souffrance des déportés, ni de mesurer les échos de ce
supplice dans le présent de leurs descendants. C'est bien l'écriture littéraire et elle seule qui a
alors valeur d'exorcisme. Toutefois, les débats concernant la responsabilité de l'Afrique dans
la traite négrière concernent aussi la littérature, laquelle se détermine en fonction de la
sensibilité poétique et politique des écrivains. Césaire a privilégié une certaine Afrique,
largement dépendante d'un imaginaire aujourd'hui désuet ou, pour le moins, contesté. À
l'égard des terres des origines, la fiction romanesque est probablement plus acerbe que la
poésie, laquelle parvient à concilier les pôles d'appartenances, à englober différentes
influences, ainsi l'Afrique affleure dans Le Cahier d'un retour au pays natal, se glisse dans les
recueils poétiques de Glissant, bien que divergent les intentions poétiques. Le roman
possède quant à lui l'apanage de la parodie, de l'ironie parfois grinçante : “ Le cœur serré je
pense au jour où Panurge ne fera plus rire 308 ” écrit Milan Kundera. La parodie de la quête
des origines qui culmine aussi bien dans l'œuvre de Maryse Condé que dans celle de Neil
Bissoondath est peut-être une forme d'avatar de cette quête. La quête de l'autre, telle qu'elle
se manifeste dans les textes à travers lesquels nous avons tenté de saisir l'image de l'Indien,
amenait à questionner une certaine esthétique car l'écriture créole qui dit l'Indien s'appuie sur
307308-
Charles Becker, op. cit., p.VII.
Milan Kundera, Les Testaments trahis, op. cit., p.46.
une forme d'énonciation, le “ Nous ”, constamment battue en brèche par l'exogénéité de la
figure construite. À l'île Maurice, le poète Khal, se reconnaît pourtant en étroite connivence
avec les écrits de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Il a forgé le terme “ coolitude ”,
en lequel résonnent seulement les sonorités de la négritude, tandis que l'intention dont
procède la notion rejoint la créolité : “ [...] la coolitude est l'alter ego indien de la créolité,
[...] la coolitude est à l'indianité ce que la créolité est à la négritude. La Coolitude n'a rien
d'un cri ethnique. Elle prolonge la créolité en Inde insulaire.309 ” Le poète se veut attentif à
une identité plurielle, laquelle s'exprime dans les îles où demeurent les fils de la diaspora
indienne, mais aussi en terre d'exil. Il mentionne Salman Rushdie et V.S. Naipaul : écrivains
d'origine indienne qui manifestent le désir de forger une “ parole esthétique ”.
Plusieurs écrivains des Antilles anglophones et francophones élaborent une parole
d'exil, dessinant des écritures migrantes, pénétrant les saisons d'une migration vers le
Nord 310. Ils ont le sentiment de poursuivre ainsi un exil commencé par leurs ancêtres. Ce
sont ces saisons de l'écriture et de l'appartenance que nous souhaiterions maintenant
explorer.
309-
Khal Torabully, “ Coolitude ”, Notre Librarie, n° 128, op. cit., p.71.
Saison de la migration vers le Nord est le titre d'une œuvre de l'écrivain soudanais Tayeb Salih qui
relate l'expérience migratoire d'une personnage et son retour au pays natal, Paris, Sindbad, coll. La
bibliothèque arabe, 1972 ( © 1969)
310-
DEUXIÈME PARTIE
ÉCRITURES MIGRANTES
INTRODUCTION
“ L'hiver a ses séductions redoutables, dont il faut parfois se garder... Venu de la
Martinique (qui est une île de la ceinture caraïbe) et vivant à Paris, me voici depuis huit ans
engagé à une solution française : je veux dire que je ne le suis plus seulement parce qu'il en
est ainsi décidé sur la première page d'un passeport, ni parce qu'on m'enseigna cette culture,
mais encore parce que j'éprouve de plus en plus nécessaire une réalité dont je ne peux
m'abstenir. Cas très individuel dont nul ne saurait à des fins diverses, faire un usage
d'orientation plus général ”, ainsi s'ouvre Soleil de la conscience (p.11). Cette situation dont
Glissant tient à rappeler la spécificité, est toutefois celle-là même que partagèrent et
partagent nombre d'écrivains antillais francophones et anglophones. La migration trouve
pourtant des résonances distinctes dans les deux espaces littéraires étudiés. Il n'est pas
inutile de s'interroger sur ce qui, dans la production francophone, apparaît, sinon comme un
manque, du moins comme une absence. Pourtant, il existe des écritures migrantes si l'on
entend ce terme non seulement comme le témoignage direct d'une migration personnelle qui
affecte uniquement l'auteur, mais aussi comme le mode d'expression, inscrit à l'intérieur de
l'œuvre, de l'exil d'un personnage romanesque : tel est le cas de Mariotte, l'héroïne d'Un Plat
de porc aux bananes vertes. V.S. Naipaul, Samuel Selvon et Neil Bissoondath font endosser
à leurs narrateurs une large partie de leur biographie, il en est de même pour Daniel Radford
et Gisèle Pineau. La romancière affirme :
“ Contrairement aux écrivains créoles de ma génération, je n'ai pas vécu
une enfance antillaise sous les tropiques. J'ai connu la cité, ses
alignements d'immeubles gris, la froidure des hivers en France, la neige,
les manteaux de laine et d'indicible sentiment d'être exclue, inadaptée,
déplacée dans cet environnement blanc-carré-policé. 311 ”
311-
Gisèle Pineau, “ Écrire en tant que Noire ”, Penser la créolité, op. cit., p.289.
Dans les œuvres de ces écrivains s'immisce l'expérience d'un exil ponctué par un
retour à l'île natale — pour la romancière guadeloupéenne — ou éternellement perpétué.
Tous n'appartiennent pas à la même génération : Selvon et V.S. Naipaul gagnèrent Londres
après la seconde guerre mondiale, Bissoondath est parti à Toronto dans les années soixantedix, Daniel Radford est né en France en 1954, il y vit encore. Tous manifestent, à leur
manière, une quête d'appartenance toujours sinueuse.
Le “ Je ” autour duquel s'articule leur écriture ne se dit pas directement, sans pudeur
et sans fards. Il doit être questionné. “ Le " Je est un autre " de Rimbaud n'était pas
seulement l'aveu du fantôme psychotique qui hante la poésie. Le mot annonçait l'exil, la
possibilité ou la nécessité d'être étranger et de vivre à l'étranger, préfigurant ainsi l'art de
vivre d'une ère moderne, le cosmopolitisme des écorchés
312
” écrit Julia Kristeva. Pourquoi
ne pas emprunter le chemin, bien balisé, de l'autobiographie ? Pourquoi parler de soi d'une
manière voilée ? Pourquoi créer des êtres qui sont tellement semblables à leurs auteurs sans
se confondre tout à fait avec eux ou des personnages, tellement différents de leurs créateurs
mais dépositaires d'une large part de leurs fantasmes, de leur vécu ? Questions banales,
certes, qui ne concernent pas seulement les œuvres que nous étudierons, mais qui, dans le
cadre du texte migrant, prennent une dimension propre. Pourquoi recourir, si fréquemment,
à la mise en abyme de l'écriture, laquelle a pour “ fonction de mettre en évidence la
construction mutuelle de l'écrivain et de l'écrit
313
” ? Cerner l'effectuation d'un dire en
suspens entre deux lieux, qui répète et intègre un large héritage littéraire, puise aux sources
d'une oralité antillaise — via le créole —, telles seront les pistes que nous suivrons.
312313-
Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1991, p.25.
Lucien Dallenbäch, Le Récit spéculaire, op. cit., p.25.
Nous envisagerons ensuite l'élaboration de l'espace migrant en faisant apparaître ses
lieux emblématiques, lesquels sont saturés de sens, porteurs d'un signifié de l'exil. Enserrés
dans un territoire particulier, les migrants appartiennent-ils à un groupe homogène ? “ Alors,
il ne resterait aux étrangers qu'à s'unir entre eux ? Étrangers de tous pays, unissez-vous ?
Pas si simple ” constate Julia Kristeva 314. Il existe peut-être une autre forme de regard,
infiniment plus complexe : regards posés sur ces entités floues que sont les groupes
artificiellement forgés par l'immigration, regards sur le discours de l'autre, mise en évidence
du discours d'exclusion, et frôlement d'une altérité absolue. Édouard Glissant évoquait pour
sa part “ le regard du fils et la vision de l'Étranger ” pour caractériser sa situation de double
culture (Soleil, p.11). Les catégories de “ fils ” et “ d'Étranger ” échangent leur propriété
avec le retour à l'île natale. C'est sous le signe d'Ulysse qu'il nous semble pertinent d'aborder
l'expérience du retour qui marque les textes de V.S. Naipaul, Bissoondath et de Philipps afin
de mesurer l'écart, d'interroger les avatars d'une figure littéraire, et de tenter de mettre en
évidence l' “intentio auctoris 315 ” qui anime les textes.
314315-
Julia Kristeva, op. cit., p.38.
Umberto Eco, Les Limites de l'interprétation, Paris, Le Livre de poche, 1994, p.29.
CHAPITRE 1
MIGRATION ET CRÉATION
LITTÉRAIRE
I- Une expérience commune de l'exil
Les écrivains antillais anglophones et leurs confrères francophones entretiennent des
relations très différentes avec leur métropole de référence et leurs œuvres ne sont pas
affectées au même titre par l'exil. Ces deux littératures partagent pourtant une même réalité
éditoriale : l'immense majorité des textes littéraires ou critiques antillais sont édités en
Europe ou en Amérique du Nord et non aux Antilles. De ce fait, le lien entre la littérature
antillaise et l'Occident est incontestable. La littérature antillaise est délocalisée en termes
d'édition, de diffusion et, souvent, de lectorat, réalité certes matérielle dont l'importance est
cependant capitale. Les différences entre les deux littératures antillaises sont d'un autre
ordre : elles concernent le lien que les auteurs entretiennent avec la métropole et l'inscription
de ce lien dans leurs textes. L'expérience personnelle de la migration, pour les anglophones,
joue un rôle majeur comme source d'inspiration littéraire.
Samuel Selvon consacre une large part de son œuvre aux émigrés antillais à Londres,
en particulier The Lonely Londoners (1956), Moses Ascending (1975) et Moses Migrating
(1983) 316. La migration détermine conjointement la vie et l'œuvre de cet auteur qui, à la fin
des années soixante-dix, a quitté l'Angleterre pour s'installer au Canada. “ I think that Moses
Ascending was good as a sort of finale to the London scene 317 ” écrit Selvon qui se
considérait lui-même comme un immigré :
“ Let me begin by saying that I went to England as an ordinary
immigrant... I just wanted to get out of Trinidad and when I did land up
in London, I did go around and do several odd jobs before I did my first
novel. My impressions then, were like I have written about. I had the
same amazement at the bignezz of the city because of I came from a small
316-
Moses Ascending est le seul roman de Samuel Selvon traduit en français ( L'Ascension de Moïse).
Cité par Agnès Luc-Cayol, Le comportement des Antillais dans leur milieu d'origine et à Londres à
travers quatre romans de Samuel Selvon : A Brighter sun, Turn again Tiger, The Lonely Londoners et Moses
Ascending, thèse de doctorat, Dijon, 1986, p.23. “ Je pense que Moses Ascending constitue une sorte d'adieu
à la scène londonienne. ”
317-
island. This was the first time in my life I was in a place like that, and I
went through a great deal of similar experience like the characters in my
work. 318 ”
Selvon a ensuite émigré au Canada. Il est mort en avril 1993, à l'âge de 71 ans,
pendant un séjour à Trinidad. Le Barbadien George Lamming auquel Selvon se réfère dans
L'Ascension de Moïse, a lui aussi émigré volontairement à Londres. Le premier roman de
V.S. Naipaul, Les Hommes de paille, s'inspire très largement de la première expérience
anglaise de son auteur; L'Énigme de l'arrivée, publié vingt ans plus tard, se livre à une
analyse minutieuse des relations que l'auteur entretient avec l'Angleterre, pays où il a choisi
de vivre. Tandis que certains textes de V.S. Naipaul et Selvon ont aussi pour cadre principal
l'espace caraïbe, l'œuvre de Neil Bissoondath est, quant à elle, entièrement marquée par
l'exil. Seul Retour à Casaquemada inscrit l'espace caraïbe insulaire au cœur du récit. Ce
premier roman, dont le titre français est trompeur, préfigure cependant l'adieu définitif à l'île
natale
319.
L'Innocence de l'âge, À l'aube des lendemains précaires qui lui font suite auront
pour unique cadre spatial la ville de Toronto.
Exil et émigration fournissent une thématique de prédilection à de nombreux romans
antillais anglophones d'une incontestable qualité littéraire. Cette littérature interroge la
complexité de la mise en relation que la migration produit. À la migration de l'écrivain fait
écho la migration des personnages; l'espace de l'exil fournit très souvent un modèle à partir
duquel est créé l'espace inscrit dans l'œuvre littéraire. La littérature antillaise francophone
développe quant à elle un autre imaginaire spatial et témoigne d'un autre type de relation
avec la France continentale.
318-
Doyle Marshall, “ Interview with Samuel Selvon ”, Writer, août 81, cité par Agnès Luc-Cayol, Ibidem,
p.280. “ Laissez-moi commencer en disant que je suis venu en Angleterre comme un immigré ordinaire... Je
voulais seulement partir de Trinidad et lorsque je me suis retrouvé à Londres j'ai erré et j'ai fait plusieurs
boulots bizarres avant d'écrire mon premier roman. De fait, mes impressions étaient semblables à celles que
j'ai écrites. Je ressentais la même stupeur face à l'immensité de la ville parce que je venais d'une petite île.
C'était la première fois dans ma vie que je me trouvais dans un lieu comme celui-là et j'ai éprouvé très
fortement le même type d'expérience que les personnages de mon œuvre. ”
319- Le titre original de l'oeuvre est A Casual Brutality. Il exprime de manière infiniment plus pertinente le
contenu de l'oeuvre.
Concrètement pourtant, les écrivains antillais francophones ont tous séjourné en
France. Pour la plupart d'entre eux, ce séjour figure un simple détour à l'issu duquel ils
regagnent le pays natal ou poursuivent leur route vers d'autres lieux. L'exemple de Maryse
Condé, que nous avons déjà évoqué, est à cet égard significatif : son premier séjour en
France apparaît comme un “ tremplin ” vers l'Afrique (Côte d'Ivoire, Guinée, Ghana,
Sénégal) alors que son second séjour, qui fait suite aux expériences africaines et dure
environ dix ans, se solde par un départ vers les États-Unis. Elle partage aujourd'hui sa vie
entre l'État de Maryland et la Guadeloupe. Édouard Glissant a vécu en France entre 1946 et
1965, tout en effectuant de nombreux séjours en Martinique. De 1951 à 1953, lorsqu'il était
dirigeant du Front antillo-guyanais, il fut assigné à résidence en métropole.
Schwarz-Bart a elle aussi longtemps habité à Paris. Chamoiseau, Confiant et
Simone
y ont
également séjourné. Ernest Pépin a étudié à Bordeaux 320.
L'expérience de ces écrivains antillais francophones en France métropolitaine pèse
pourtant de peu de poids dans leurs œuvres littéraires, à l'exception du premier essai de
Glissant qui se réfère explicitement au séjour parisien de son auteur et définit, dès la
première page, une situation de double culture. Chez les autres auteurs antillais
francophones, la faible représentation de l'Hexagone dans sa dimension de terre d'émigration
ou de terre d'exil n'est pas le fruit du hasard mais résulte au contraire d'un choix esthétique
qui semble délibéré et étroitement dépendant des relations qu'ils entretiennent avec la
France. Le rappel des “ discours ” qui accompagnent l'émergence de la littérature antillaise
francophone peut permettre de faire apparaître les termes de cette relation.
II- “ Discours du refus ”
320-
Il a écrit un recueil de poèmes — Salve et salive — qui réfère, dans la première partie, à son expérience
bordelaise. Ce n'est qu'à partir de L'Homme au bâton, (1992), clairement situé dans la littérature de la
créolité que l'écrivain atteint une certaine notoriété. Ernest Pépin, “ Itinéraire d'un écrivain guadeloupéen ”,
Penser la créolité, op. cit., pp.205-210.
Dès son origine, la littérature des Antilles françaises élabore “ un discours du
refus ” : “ le refus a été sans doute la première forme de constitution du discours antillais en
tant que discours "autonome" et le point de ralliement de l'ensemble des projets littéraires
antillais. Le refus d'une assimilation complète de la littérature des Antillais aux termes de la
pratique littéraire occidentale; le refus de la pratique d'une littérature "doudouiste" [...] 321 ”.
Ce discours du refus, qui s'exprime dans La Revue du monde noir, Légitime défense et
Tropiques coïncide à ses débuts avec la défense de la race nègre. L'écrivain antillais doit se
définir et définir sa littérature à travers un mouvement complémentaire de référence et
d'opposition au monde blanc; la France, puissance coloniale dont les Antilles dépendent,
incarne ce monde blanc. En ce sens, la France — en tant que superstructure, au sens
marxiste du terme —, loin d'être absente des réflexions théoriques, est au contraire au cœur
de la problématique de définition de l'Être antillais. Nous avons déjà pu voir, dans la partie
précédente, que la négritude vise à définir l'Antillais par ce qu'il est : c'est-à-dire un
“ Nègre ” et ce qu'il ne doit pas être : un “ Nègre ” aliéné au Blanc.
“ Discours de la différence ”, pour reprendre l'expression de Romuald Fonkoua, Le
Discours antillais dénonce la dépossession dont souffre le peuple antillais : dépossession
économique, historique, linguistique et spatiale. Pour la combattre, il importe de reconquérir
le paysage antillais. Glissant s'applique à le réhabiliter, à le nommer en le faisant accéder à
une pleine conscience politique et poétique. Il s'agit aussi de rompre l'isolement de l'île — en
l'occurrence la Martinique —, de briser la dépendance qui l'aliène à la seule métropole en la
recontextualisant au sein de l'espace caraïbe et, plus largement encore, au sein de l'espace
des Amériques, c'est-à-dire dans le “ contexte médian ” qui lui est spécifique. Défini par
Milan Kundera comme la “ marche intermédiaire entre une nation et le monde 322 ” le
321-
Romuald Fonkoua, “ Discours du refus, discours de la différence, discours en "situation" de
francophonie interne : le cas des écrivains antillais ”, Convergences et divergences dans les littératures
francophones, op. cit. p.58.
322- Milan Kundera, “ Beau comme une recontre multiple ” L'Infini, n°34, été 1991, p.57.
contexte médian des Antilles et des Amériques permet aux petites îles d'échapper, du moins
partiellement, à l'aliénation métropolitaine.
La créolité, qui apparaît comme le prolongement des théories glissantiennes, s'élève
aussi contre la dépossession : “ Nous sommes fondamentalement frappés d'extériorité [...]
Nous avons vu le monde à travers le filtre des valeurs occidentales, et notre fondement s'est
trouvé "exotisé" par la vision française que nous avons dû adopter ” écrivent les auteurs
d'Éloge de la créolité 323. Refusant conjointement l'assimilation à la France et à l'Afrique, la
créolité tisse d'autres espaces de référence en ajoutant à la solidarité d'ordre géopolitique
dont procède l'antillanité, une cohésion de nature anthropologique, une “ solidarité créole
avec tous les peuples africains, mascarins, asiatiques et polynésiens
324
”.
Ces textes théoriques avancent de concert avec les œuvres littéraires de leurs
auteurs; ils tendent à ébaucher un “ modèle ” de littérature antillaise, ce qui amène Maryse
Condé à affirmer : “ La littérature antillaise s'est toujours voulue l'expression d'une
communauté [...] Écrire se veut un acte collectif. Même quand il dit "Je", l'écrivain antillais
est censé penser un "Nous" 325 ”. C'est à travers ce que l'on pourrait nommer la production
d'un “ discours du Nous ” que se situe sans doute une des différences majeures entre la
littérature des Antilles françaises et sa consœur anglophone. Les écrivains de la Caraïbe
anglophone n'ont pas, à notre connaissance, produit de tels “ discours ”, hormis sans doute
Derek Walcott dans son “ Discours à Stockholm ” 326. Le lien avec la métropole de
référence est envisagé à l'échelle d'une production individuelle et non pensé dans le cadre
d'un manifeste ou d'un discours, en ce sens les remarques que nous avons faites à propos de
la relation à l'indianité peuvent être étendues à la relation à l'Occident. Par ailleurs, ce lien,
pour V.S. Naipaul et Bissoondath, n'est pas perçu comme une marque d'aliénation mais au
contraire comme une délivrance de l'exiguïté insulaire.
323-
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit. p.14.
Ibidem, p.33.
325- Maryse Condé, “ Chercher nos vérités ”, Penser la créolité, op. cit., p.309.
326- “ C'est une bénédiction que nous célébrons, une langue neuve et un peuple neuf, et c'est une tâche
redoutable qui nous attend. Je suis ici au nom de tous ces gens [...] ”, op. cit., p.44.
324-
Dans l'ensemble, la littérature des Antilles française élabore une cartographie qui
tente de définir une appartenance antillaise hors de la relation aliénante centre / périphéries,
Hexagone / “ poussières d'îles ”, cela ne signifie pas que les superstructures de la France en
soient absentes. Inscrites au cœur de nombreux textes, les superstructures françaises —
école, services sociaux etc.... — y sont parfois célébrées, en particulier dans La Rue CasesNègres de Joseph Zobel 327 où l'école publique apparaît comme un instrument de libération.
Elles sont fréquemment dénoncées dans les productions les plus récentes, de même que sont
tournés en dérision les outils de la francisation. Les romans de Chamoiseau multiplient les
figures ironiques de personnages venus de France et incarnant la francisation imposée :
l'étudiante révolutionnaire et l'assistante sociale de Chronique... ou le psychologue scolaire
auvergnat dans Solibo Magnifique 328 en sont les exemples les plus parfaits. Ce sont les
personnages français qui sont immergés dans un contexte antillais au sein duquel ils
s'égarent.
Mais l'affirmation de la négritude, de l'antillanité et de la créolité, pour salvatrice
qu'elle soit, ne prend pas vraiment acte de l'incontournable réalité de l'émigration et de l'exil.
“ Nous en avons fini, du combat contre l'exil. Nos tâches sont aujourd'hui d'insertion ” écrit
Glissant (D.A., p.265) ; pourtant l'exil demeure le lot d'un quart des Antillais... Le monde
créole que mettent en scène les auteurs de l'Éloge... n'est plus celui des exilés en métropole.
Maryse Condé déplore que l'actuelle production antillaise francophone se détourne, souvent
de façon méprisante, des Antillais d'outre-Atlantique :
“ La littérature de notre fin de XXe siècle ne tient aucun compte de ces
bouleversements, de ces mutations et de ces redéfinitions d'identité. Il est
vrai que l'on n'entend guère que la voix d'écrivains en résidence au pays.
Il est savoureux de constater que tous ont été des "négropolitains" ou des
327328-
Joseph Zobel, La Rue Cases-Nègres, Paris, Éd. Présence africaine, 1974.
Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1991 (© 1988)
"nég'zagonaux" pendant une période plus ou moins longue de leur vie
”
329
Les écrivains implicitement désignés sont Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant et
cette réflexion s'inscrit dans le cadre d'une polémique qui oppose Maryse Condé aux
écrivains de la créolité. La nouvelle “ créolité ” que Maryse Condé tente de définir serait
donc, contrairement à celle des auteurs de l'Éloge..., attentive à la réalité de l'émigration
antillaise. Hypothèse séduisante qui appelle vérification. Si l'on examine l'œuvre de Maryse
Condé, l'on constate en effet une représentation de la migration antillaise en Amérique (dans
Les Derniers rois mages et La Colonie du nouveau monde 330 en particulier) mais seuls
Heremakhonon et La Vie scélérate
331
évoquent la trajectoire et le séjour de quelques
personnages à Paris. En réponse à Françoise Pfaff qui constate que ses descriptions de Paris
sont toujours “ très négatives ”, l'écrivain dit : “ Je ne vois pas bien dans quel livre j'ai décrit
Paris. J'en ai peut-être vaguement parlé dans Hérémakhonon parce qu'il y avait le balayeur
que l'héroïne rencontre dans les rues. Mais le lieu où ils se rencontrent n'est pas tellement
important 332 ”.
Dans les textes francophones parmi les plus célèbres de ces vingt-cinq dernières
années, la migration existe comme présence secondaire, elle est souvent perçue de
l'extérieur, c'est-à-dire à partir des Antilles. Pluie et vent sur Télumée Miracle, Chronique
des sept misères, Texaco, La Vie scélérate et Traversée de la mangrove 333 offrent quelques
scènes éparses de départ vers la France.
III- L'émigration antillaise en France vue des Antilles
329-
Maryse Condé, “ Chercher nos vérités ”, op. cit. p.308.
Maryse Condé, La Colonie du nouveau monde, Paris, Éd. Robert Laffont, 1993.
331- Maryse Condé, La Vie scélérate, Paris, Éd. Seghers, 1987.
332- Entretiens avec Maryse Condé, op. cit. p.17.
333- Il s'agit d'un échantillon qui nous paraît représentatif de l'actuelle littérature antillaise. Tous ont reçu un
accueil positif de la critique, Texaco a été couronné par le prix Goncourt en 1992.
330-
Pluie et vent sur Télumée Miracle, qui fut écrit après Un plat de porc aux bananes
vertes, évoque le séjour en France d'Amboise, le second compagnon de l'héroïne Télumée.
Amboise quitte son île bien avant que l'émigration des Antillais ne se généralise : “ [...] il
avait fini par avoir le souffle coupé devant la "noirceur" de son âme et s'était demandé ce
qu'il pourrait bien faire pour la laver, afin que Dieu le regarde un jour, sans dégoût. Et c'est
ainsi [...] qu'il eut envie de venir en France où il vécut sept ans
334
”. Sa vie à Paris est
misérable; triste et solitaire, il est hanté par la “ peur de disparaître à tout moment sans qu'on
s'en aperçoive
335
” ; sa situation et celle de ses semblables est un long voyage au bout de
l'isolement et de l'humiliation. De retour en Guadeloupe, il refoule entièrement son séjour en
métropole : “ Il n'aimait pas non plus parler de la France, craignant que certains mots,
certaines descriptions n'aspirent l'âme des gens, ne l'empoisonnent 336 ”. À son incapacité de
parler de l'exil fait écho l'impossibilité d'être entendu : “ Ici, quand il parlait de la France, les
gens le regardaient comme une brebis égarée, qui en a tant et tant vue que devenue folle.
Alors Amboise se taisait, restait de longs jours sans ouvrir la bouche, en manière de
protestation muette 337 ”. Le vécu du Nègre en France apparaît dans cette œuvre comme
littéralement indicible, incommunicable et intransmissible.
Dans Chronique des sept misères, la désintégration de l'économie locale, symbolisée
par la lente agonie du marché de Fort-de-France, s'accompagne d'une migration vers
l'Hexagone avec l'aide du BUMIDON. Les djobeurs eux-mêmes, qui sont l'âme du marché
et lui confèrent son dynamisme, rêvent aussi d'égarer leur misère dans “ un exil définitif vers
la France ” et envient “ les jeunes marchandes envolées vers Paris en allers simples 338 ”. Le
roman se clôt sur cette phrase équivoque : “ [...] le gardien municipal a livré nos brouettes
au camion de la voirie, amer peut-être de nous imaginer dans cette belle vie de France où
334-
Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée Miracle, op. cit. p.215.
Ibidem, p.216
336- Ibidem, p.217.
337- Ibidem, pp.217-218.
338- Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, op. cit. p.136.
335-
alluvionnent les disparus, et — messieurs et dames bonsoir — il nous est très agréable de ne
pas le détromper 339 ”. À l'horizon du texte, se profile le spectre d'une émigration vécue
comme une fatalité inexorable, mais seul le départ est évoqué, les personnages d'émigrants
s'estompent. Le texte semble effacer d'une “ gomme invisible ” ceux qui ont quitté l'île. La
trace du départ s'insinue aussi dans Texaco où Nelta, l'amant de Marie-Sophie nourrit des
rêves de fuite :
“ Mais le rêve de Nelta c'était de baille-partir. Partir, c'était son mot
français. [...] Son salaire devait financer son envol vers la totalité du
monde. D'abord vers la France qui (comme pour nous tous) lui habitait
la tête. Il rêvait du paquebot Colombie, s'imaginait maintes fois
débarquant à Marseille. 340 ”
Pour sa part, Maryse Condé met en scène de vieilles personnes qui assistent,
impuissantes, au déclin de leur terre, signe de leur propre agonie. L'une d'elle évoque, avant
de mourir d'une apoplexie, “ la bête du bureau des Migrations 341 ” qui dévore les hommes
en âge de travailler; une autre accuse la “ Guadeloupe marâtre
342
” de ne plus nourrir ses
enfants. Contrairement aux vieux, les adultes et les jeunes gens rêvent de quitter l'île; la
seule destination accessible semble être la France. Un Haïtien émigré aux États-Unis écrit à
son ami réfugié en Guadeloupe : “ Cette Guadeloupe est un pays comme les autres. On ne
peut pas en sortir pour aller uniquement en France, renseigne-toi ”, ce à quoi l'ami de
Guadeloupe répond : “ Non, ce pays-là n'était pas un pays comme tous les autres. Les
avions n'effectuaient que des allers-retours La Pointe-Paris ! Les gens ne voyageaient qu'en
métropole 343 ”. Sarcasmes et dérision servent à dénoncer l'émigration.
339-
Ibidem, p.240.
Patrick Chamoiseau, Texaco, op. cit. p.295.
341- Maryse Condé, La Vie scélérate, p.235.
342- Maryse Condé, Traversée de la mangrove, op. cit., p.38.
343- Ibidem, p.211.
340-
Il est également intéressant de constater qu'un chapitre du roman de Confiant : Le
Nègre et l'Amiral évoque le séjour du personnage Amédée Mauville à Paris, dans les années
trente. Ce dernier fréquente le salon littéraire de Paulette Nardal. Après avoir découvert le
tableau “ Le Nègre ” de Géricault, il décide de quitter précipitamment la capitale : “ Je n'ai
pas envie de devenir le nègre de Guéricault, ni de Marcel, ni d'Antoine, ni d'aucun de ces
traîne-savates coloniaux qui hantent la capitale française de leur foulée légère d'hommes sans
racines 344. ” Brièvement esquissé, l'exil provisoire d'un jeune intellectuel cherchant
désespérément à devenir écrivain s'intègre à la vision satirique et négative des autres romans.
Le fantôme de l'exode vient troubler le paysage antillais. Les personnages
d'émigrants sont souvent des personnages secondaires, ils n'ont pas véritablement la parole,
ceux qui n'ont pas connu l'exil parlent à leur place. Eux semblent condamnés au silence.
Constatant la faible représentation des migrants dans la littérature réunionnaise, Jean-Claude
Marimoutou dit ceci : “ Occupé à arpenter l'espace réel et imaginaire de l'île, acharné à
fouiller (jusqu'à l'obsession parfois) la problématique identitaire, le texte réunionnais, qu'il
soit énoncé et / ou produit dans l'île ou en France, n'a guère mis en scène la figure du
migrantt [...] La place faite au migrant ou à l'émigré [...], son lieu dit ou à dire (sinon son
non-lieu), son effectuation littéraire de même que sa parole sont pour le moins
problématiques, comme si le Réunionnais en France était, sinon difficile à penser, du moins
difficile à dire, à articuler avec la question générale de l'identité et de la recherche du lieu
propre 345 ”. La situation du migrant dans la littérature antillaise nous semble témoigner d'un
malaise semblable. Pour toutes ces raisons, les œuvres du corpus francophone que nous
avons choisi d'analyser paraissent assez atypiques à l'échelle de cette littérature 346. En dépit
des nombreuses différences entre les deux espaces littéraires, une analyse comparée
s'impose. Nous nous appliquerons, dans le chapitre suivant, à envisager les manifestations
344-
Raphaël Confiant, Le Nègre et l'Amiral, Paris, Grasset, 1988, p.200.
Jean-Claude Marimoutou, “ Trois regards créoles sur la France : Leblond, Kristian, Lorraine ”,
Littératures des immigrations, tome 1 : Un espace littéraire émergent, op. cit., p.103.
346- Nous évoquerons aussi Quand la neige aura fondu de Joseph Zobel, fiction qui réfère à l'expérience
personnelle de son auteur, sans que le narrateur ne dise " Je ”. Paris, Éd. Caribéennes, 1979.
345-
d'une littérature de l'exil construite à partir d'un narrateur qui tente de formuler une parole
et une écriture migrantes.
CHAPITRE 2
DÉTOURS D'ÉCRITURE
I- Le “ Je ” de l'exilé : entre autobiographie et fiction
Les œuvres qui forment notre corpus principal sont des récits de vie assumés par un
narrateur qui dit “ Je ”. Ce narrateur est autodiégétique et intradiégétique : il raconte sa
propre histoire dont il est le personnage principal et le héros et “ ne cède pour ainsi dire
jamais à quiconque [...] le privilège de la fonction narrative 347 ”. Parmi ces “ Je ”, certains
désignent un personnage qui est nommé : Ralph Singh, narrateur des Hommes de paille,
Mariotte, narratrice d'Un Plat de porc aux bananes vertes, Moïse, narrateur de L'Ascension
de Moïse, Raj Ramsingh, celui de Retour à Casaquemada et Félicie, narratrice d'Un Papillon
dans la cité; d'autres : ceux de L'Énigme de l'arrivée, du Maître-Pièce et de L'exil selon Julia
renvoient implicitement à l'auteur de l'œuvre. La présence du narrateur autodiégétique
garantit a priori l'authenticité du récit, l'unicité du point de vue et abolit l'opposition sujetobjet puisque le sujet est l'objet de sa narration. Deux ensembles se dessinent toutefois : le
premier, territoire de la fiction; le second, espace du récit supposé autoréférentiel car “ le
récit à la première personne est le fruit d'un choix esthétique conscient, et non le signe de la
confidence directe, de la confession, de l'autobiographie
348
”. Il importe pourtant de
s'interroger sur les liens éventuels entre le “ Je ” autodiégétique et le “ Je ” de l'auteur et de
mesurer la portée référentielle de ces textes.
L'autobiographie est, selon Lejeune, le texte référentiel par définition, il la caractérise
ainsi : “ [c'est un] récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre
existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier l'histoire de sa
personnalité 349 ”. L'identité de l'auteur, du narrateur et du personnage principal est le point
nodal de l'autobiographie qui doit les confondre en un même “ Je ”, lequel renvoyant, au-
347-
Gérard Genette, Figures III, op. cit. p.254.
Ibidem, p.255, Genette cite Germaine Brée, Du temps perdu au temps retrouvé, Paris, Les Belles
Lettres, 1969.
349- Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p.14.
348-
delà de la première personne du singulier avec laquelle il ne coïncide pas toujours, au même
individu “ dont l'existence est attestée par l'état civil et vérifiable 350 ”. Cela détermine un
“ pacte autobiographique ”. Toujours selon Lejeune, parmi les textes littéraires, seuls les
textes non-fictifs — biographie et autobiographie — seraient des textes référentiels : “ [...]
exactement comme le discours scientifique ou historique, ils prétendent apporter une
information sur une “ réalité ” extérieure au texte, et donc se soumettre à une épreuve de
vérification. Leur but n'est pas la simple vraisemblance mais la ressemblance au vrai. Non
"l'effet de réel", mais l'image du réel.
351
”
Hormis “ Prélude à une autobiographie ” de V.S. Naipaul, les œuvres que nous
étudions ne relèvent pas, stricto sensu, du genre autobiographique défini ci-dessus.
Certaines, telles L'Énigme de l'arrivée, Le Maître-Pièce et L'Exil selon Julia, se situent à la
croisée de l'autobiographie, des mémoires et de la fiction. Récit rétrospectif que le narrateur
fait de sa propre vie, L'Énigme de l'arrivée se consacre surtout à décrire et à analyser
longuement le séjour de ce dernier dans le Wiltshire, mais il intègre aussi de nombreuses
tranches de vie précédant ce séjour, retraçant en particulier l'itinéraire de l'adolescent
originaire de Trinidad parti étudier à Londres. La confrontation de ce texte avec “ Prélude à
une autobiographie ”, publié trois ans plus tôt, permet de saisir son indéniable portée
autobiographique; les mêmes éléments figurent dans les deux œuvres : notamment le récit du
départ de Trinidad, le désir de devenir écrivain et l'importance capitale du père dans ces
deux décisions. Le narrateur de L'Énigme... peut être directement identifié à V.S. Naipaul,
non seulement parce qu'il est écrivain mais aussi parce qu'il a écrit les mêmes œuvres que ce
dernier, en particulier La Traversée du milieu et L'Inde brisée, récits que le lecteur
reconnaîtra sans difficultés grâce à la description qui en est faite :
“ Lorsque, en 1960 [...], j'entrepris mon premier livre de voyage, ce fut
ma petite île coloniale qui me servit de point de départ, psychologique et
350351-
Ibidem, p.23.
Ibidem, p.36.
physique. Le livre était une sorte de commande : je devais voyager à
travers les colonies, les fragments d'empire survivant en Amérique du
Sud, dans les Caraïbes et les Guyanes. [...] Peu après avoir terminé ce
premier livre de voyage, j'allai en Inde, pour en faire un autre. ”
(Énigme, pp.197-198 )
Tous ces éléments garantissent apparemment le statut autobiographique du texte.
Salman Rushdie écrit d'ailleurs en ce sens : “ [...] quand la force d'écrire de la fiction manque
à l'écrivain, il ne lui reste que son autobiographie
352
”. Pourtant, l'auteur ne semble pas
souhaiter que son texte soit directement identifié comme tel : son nom n'apparaît pas dans le
cadre du récit, les nombreuses œuvres auxquelles il fait référence et qui renvoient sans
conteste à sa propre bibliographie ne sont pas désignées par leurs titres. L'œuvre pourrait
s'inscrire au cœur de ce que Lejeune appelle “ espace autobiographique ” et qu'il définit
comme un territoire où le cloisonnement entre fiction et non-fiction n'est plus opératoire
mais où roman et autobiographie, envisagés “ l'un par rapport à l'autres ” sont créateurs d'un
“ effet de relief ”
353.
Les Hommes de paille, La Traversée du milieu, “ Prélude à une
autobiographie ” et L'Énigme de l'arrivée forment un espace autobiographique qui permet
d'éclairer les œuvres les unes par rapport aux autres.
Le Maître-Pièce
présente lui aussi de semblables problèmes de définition. Le
paratexte (première et quatrième de couverture) identifie l'œuvre comme un “ roman
baroque de l'exil ” et comme un “ chant poétique de l'enfance ” alors que le prière d'insérer
évoque un “ journal ”, expression reprise dans le corps du texte (p. 67, p.75). Roman,
journal ou autobiographie ? Aucune des trois catégories ne permet de caractériser avec
pertinence ce texte. L'identité avérée entre auteur, narrateur et personnage principal l'écarte
de la catégorie romanesque. Doit-on alors accréditer l'hypothèse d'un “ journal ”, selon le
vœu de l'auteur ? Le récit fait référence à des événements du passé et ne laisse filtrer aucune
indication concrète de dates d'écriture. Il ne saurait non plus s'agir d'une autobiographie au
352353-
Salman Rushdie, Patries imaginaires, op. cit. p.166.
Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographie, op. cit. p.42.
sens strict car le cadre du récit dépasse très largement celui du personnage principal. En
raison de toutes ces ambivalences et ambiguïtés, le texte relève lui aussi d'une catégorie
mixte : celle de l'autofiction. Ce terme fut créé par Serge Dubrovsky “ pour désigner un
roman dont le narrateur-protagoniste présente bien l'identité nominale de l'auteur
354
”.
Récemment, Marie Darrieussecq en proposait la définition suivante : “ L'autofiction est un
récit à la première personne se donnant pour fictif (souvent on trouvera la mention roman
sur la couverture), mais où l'auteur apparaît homodiégétiquement sous son nom propre, et
où la vraisemblance est un enjeu maintenu par de multiples " effets de vie " [...] 355 ”.
L'Exil selon Julia s'intègre parfaitement à cette catégorie : présenté comme un “ récit
” — terme nimbé d'ambiguïté — sur la couverture, le texte est ainsi commenté : “ [...] Gisèle
va naître dans ce pays où la couleur de sa peau est objet de dérision ou pire, de compassion
” (quatrième de couverture). L'identité entre la narratrice et l'auteur est irrécusable,
toutefois, à la différence de l'autofiction de Radford, l'enfant Gisèle n'est jamais nommée
dans le texte, y compris lorsque la mère ou la grand-mère énumèrent les autres enfants de la
fratrie, comme si l'auteur protégeait de cette façon son identité nominale. L'épigraphe
figurant en exergue signe fermement l'adhésion à un “ pacte autofictif ” :
“ Hasards de la mémoire, inventions ?
Tout est vrai et faux, émotions.
Ici, l'essentiel voisine les souvenirs adventices ”
L'auteur assume “ cette impossible sincérité ou objectivité, et intègre la part de
brouillage et de fiction due en particulier à l'inconscient. L'autofiction jouera ainsi sciemment
sur la ressemblance entre l'autobiographie et le roman à la première personne [...]
354-
356
”.
Jacques Lecarme, “ Éclat du vrai ou illusion vériste ? ”, Universalia 1994, complément annuel à
l'Encycloædia Universalis, La politique, les connaissances, la culture en 1993, p.400.
355- Marie Darrieussecq, “ L'autofiction, un genre pas sérieux ”, Poétique, n° 107, Éd. du Seuil, sept. 1996,
pp.369-370. L'auteur précise : “ Par " effet de vie ", j'entends les " effets de réel " qui tendent à faire croire
au lecteur que c'est bien la vie de l'auteur qu'il est en train de lire. ”
356- Ibidem, p.377.
Gisèle Pineau, à l'instar de nombreux auteurs contemporains, reconnaît l'extrême complexité
d'une écriture du “ Moi ” et tout particulièrement du récit d'enfance qui flotte à égale
distance entre le vrai et le faux, le désir d'authenticité et le désir d'invention 357.
Dès lors, un retour sur ce que nous avions nommé, à la suite de Lejeune, “ espace
autobiographique ” s'impose. L'Énigme de l'arrivée tout comme L'Exil selon Julia s'inscrivent
dans le sillage de textes incontestablement romanesques : Les Hommes de paille et Un
Papillon dans la cité. Vingt ans séparent la publication des deux textes de Naipaul tandis que
quatre années se sont écoulées entre les deux œuvres de Pineau. Dans l'un et l'autre cas, une
même quête identitaire, un même exil, voire une même écriture. Un Papillon dans la cité
invente un personnage de petite fille antillaise exilée en France, Félicie, qui témoigne d'un
parcours semblable à celui de son auteur et partage avec elle une grand-mère du même nom
: Man Ya. À propos de son enfance francilienne, l'auteur écrit : “ Seule avec les miens à
m'inventer des mondes dans la lumière des histoires que narrait ma grand-mère Man Ya,
vieille négresse de Routhiers, Capesterre de Guadeloupe. Vieille grosse négresse illettrée,
qui pleurait et dépérissait parce qu'on l'avait charroyée dans ce pays français chargé de
malédiction, si loin de sa Guadeloupe 358 ”. Le premier texte reconstruit uniquement
l'histoire de cette enfance arrachée à la Guadeloupe sur le mode de la fiction pour
adolescents; Man Ya reste en Guadeloupe où elle attend sa petite fille tandis que la même
grand-mère, dans L'Exil selon Julia, est, conformément à la réalité, exilée en France. Félicie
et Ralph, le narrateur des Hommes de paille, préfigurent les narrateurs-auteurs des seconds
textes. Entre la fiction et l'autofiction, V.S. Naipaul aura tenté l'écriture directement
autobiographique, du moins son ébauche. L'autofiction vient suppléer sa réalisation partielle
: le travail entrepris dans “ Prélude à une autobiographie ” se confirme et s'achève avec
L'Énigme de l'arrivée.
357-
Jacques Lecarme et Marie Darrieussecq citent de nombreux écrivains parmi lesquels Roland Barthes,
Serge Dubrovky, Georges Perec...
358- Gisèle Pineau, “ Écrire en tant que Noire ”, Penser la créolité, op. cit. p.290.
La fiction précède aussi l'autofiction, frayant un chemin en direction d'une écriture de
plus en plus autoréférentielle, de plus en plus impliquée dans le réel. Une lecture naïve — qui
parfois peut se révéler utile — amènerait cette constatation : Naipaul et Pineau parlent déjà
d'eux-mêmes dans leurs romans donc ces romans ne sont plus seulement des romans mais
des préfaces à l'autofiction, d'où, peut-être, l'émergence d'une autre catégorie : “ l'espace
autofictif ”, vaste ensemble susceptible de s'élargir, de se modifier, de se contredire au fil des
œuvres, territoire certes flou mais fécond, aimanté par le pôle autobiographique. Cet espace
qui permet de transcender les catégories assez rigides élaborées par Lejeune 359 ne doit
cependant pas être un “ fourre-tout ” dans lequel les textes se mélangent et les frontières de
genres se noient. On peut légitimement s'interroger, à l'instar de Marie Darrieussecq, sur la
validité d'une autofiction qui désignerait “ " la fictionnalisation de l'expérience vécue ", sans
critère diégétique strict, le système onomastique auteur / narrateur / personnage étant élargi
à diverses stratégies identitaires 360 ”. Toute littérature pourrait alors n'être qu'autofiction, ce
qui impliquerait alors le deuil du roman. C'est la raison pour laquelle, en dépit des multiples
passerelles qui existent entre la vie, voire l'avis, de Neil Bissoondath (du moins tels que les
dépeint l'auteur de l'essai Le Marché aux illusions) et la fiction Retour à Casaquemada, nous
considérons ce texte comme relevant de la seule catégorie romanesque. Nous aurons
toutefois l'occasion de mettre en évidence les liens entre les deux livres.
Ces textes mettent en place des stratégies d'écriture qui apparaissent comme des
tactiques de détour : détours d'écritures permettant d'énoncer non pas un récit de vie pris
dans son unicité, mais plusieurs récits tissant des liens les uns avec les autres. Est-ce un
hasard ou bien le détour, l'oblique sont-ils, pour l'exilé, une des seules possibilités d'accéder
à la parole ? Dans certains cas, il est “ impossible [...] de prendre la grande route des récits
359-
Lejeune a rectifié certaines affirmations contenues dans Le Pacte autobiographique, en questionnant en
particulier les “ cases aveugles ”, Moi aussi, Paris, Éd. du Seuil, 1986, p.23.
360- Marie Darrieussecq, op. cit., p.369. L'auteur se réfère à la thèse de Vincent Colonna, L'Autofiction.
Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, EHESS, sous la direction de Gérard Genette, 1989.
classiques, de commencer par un rassurant "Je suis né " 361 ”. Le détour peut alors ouvrir la
voie de la mémoire et de son dire. Une rapide comparaison d'Un Papillon dans la cité et de
L'exil selon Julia révèle la nature de cela même qui est péniblement dicible : la grand-mère
échoue en France à la suite de la décision de son fils de la soustraire à la violence conjugale
du “ bourreau ”. La brutalité dont sont victimes les femmes antillaises est un fait récurrent
dans tous les textes de Gisèle Pineau, elle a pour source l'histoire familiale. Un Papillon dans
la cité occulte entièrement le personnage du “ bourreau ”, le roman pour adolescents
autorise et (re)commande tout à la fois ce gommage. Le “ bourreau ” et le double calvaire
de la grand-mère — chemins de croix de l'exil et de la case guadeloupéenne — surgissent
avec force dans l'autofiction. Il n'est pas exclu que la première œuvre, en énonçant l'exil
familial mais en taisant l'exil de la grand-mère, ait noué les premiers fils qui forment la trame
de la seconde.
Ce détour est aussi présent dans L'Ascension de Moïse et Un Plat de porc aux
bananes vertes. Moïse apparaît comme le double inversé de son auteur. Mariotte ne partage
aucune caractéristique de la vie de ses auteurs mais elle condense les fantasmes de l'un et de
l'autre; fantasmes inscrits au cœur même du vécu de leurs peuples respectifs : le peuple
antillais pour Simone Schwarz-Bart, le peuple juif pour André Schwarz-Bart. Isolé dans un
asile gériatrique et frappé d'ostracisme, le personnage assume concrètement les souffrances
du peuple antillais et subit symboliquement les souffrances séculaires du peuple juif. Le
lecteur est alors amené à lire l'œuvre à la lumière d'un “ pacte fantasmatique
362
”, forme
indirecte du pacte autobiographique. La notion de “ texte référentiel ” investit ainsi le
territoire de l'autofiction et de la fiction 363. Ces écritures se placent sous le signe d'un travail
d'écriture qui est travail de deuil et mémoire de l'exil.
361-
Philippe Lejeune, La Mémoire et l'oblique - Georges Perec autobiographe. Paris, Éd. P.O.L, 1991,
citation extraite de la quatrième de couverture.
362- Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit. p.42.
363- Signalons aussi le texte de Vincent Placoly : La Vie et la mort de Marcel Gonstran qui construit, entre
autres, la “ Biographie succinte du personnage ” et “ l'autobiographie de Marcel Gonstran ” dans laquelle le
personnage, de retour dans son île, se rémémore sa vie et ses années d'exil en France. Paris, Denoël, 1971.
II- Une écriture du deuil ou le deuil de l'exilé.
Plusieurs textes entretiennent, à des degrés divers, des liens étroits avec la mort et
tout particulièrement la mort d'êtres proches qui semble être à l'origine de l'écriture. Le
Maître-Pièce, Un Papillon dans la cité et L'Exil selon Julia se construisent autour d'une
figure emblématique : Papa Roro, le grand-père de Daniel; Man Ya la grand-mère de Gisèle
Pineau et de Félicie. Papa Roro nourrissait une relation malheureuse mais réelle avec
l'écriture : “ Papa Roro repose en paix dans le caveau de la famille à Pointe-à-Pitre; il a
adressé un clin d'œil à son petit-fils. " J'ai écrit mon journal pour toi ". Lui qui ne savait pas
écrire m'en dicta des passages. Avant sa mort, une de mes tantes le détruisit. Il me reste à
dicter la mémoire de nos morts ” (Maître-Pièce, pp.127-128). Après la mort de son grandpère, le narrateur décide de reconstituer la mémoire familiale, tentant d'ordonner les
souvenirs personnels et familiaux qui s'y rapportent, interrogeant conjointement cette mort
qui anticipe la sienne et la vie du disparu qui fut, peut-être, à l'origine de l'exil familial. Gisèle
Pineau écrit également après la mort de Man Ya, une mort qui est évoquée à la clôture du
texte et dans le même temps refusée : “ Je n'ai jamais pleuré la mort de Man Ya. Elle n'est
jamais partie, jamais sortie de mon cœur. Elle peut aller et virer à n'importe quel moment
dans mon esprit. [...] Elle ne rondit plus son dos au fouet du Bourreau. Elle est assise sur un
nuage. Elle rit et mange des mangos roses ” (Julia,pp.305-306). L'écriture du deuil est
suppléée par l'écriture de la vie de celle qui est morte, façon détournée de réaliser, malgré
tout, le travail de deuil pour faire triompher la vie.
C'est au contraire la mort partout diffuse qui s'immisce dans L'Énigme de l'arrivée.
L'ultime chapitre, “ La cérémonie d'adieu ”, est consacré aux funérailles de la sœur du
narrateur, décédée quinze jours avant la crémation d'Indira Gandhi qui fut assassinée le 31
octobre 1984. Ces funérailles rappellent une autre cérémonie : celle de la crémation du père,
en 1953. La mort de la sœur est présentée comme un embrayeur du récit que nous venons de
lire ainsi qu'en témoignent ses dernières lignes : “ Et ce fut alors que, confronté à une vraie
mort, et saisi de cette nouvelle interrogation sur les hommes, je remisai mes brouillons et
mes hésitations pour me mettre à écrire très vite à propos de Jack et de son jardin ” (p.455).
Jack lui-même, un paysan du Wiltshire, est mort durant le séjour du narrateur dans cette
région. Face à toutes ces morts nommées, se dresse, immobile et absente du corps du texte,
la mort de Shiva Naipaul, frère de l'auteur, seulement mentionnée dans la dédicace :
“ À la mémoire
de mon frère bien-aimé
SHIVA NAIPAUL
25 février 1945, Port of Spain
13 août 1985, Londres ”
La fin de la rédaction de l'œuvre, si l'on s'en tient aux indications suivantes :
“ Octobre 1984 — avril 1986 ” inscrites à la clôture du livre, est antérieure à la mort de
Shiva. Il semblerait donc que le texte porte la trace muette d'un autre deuil, deuil récent et
particulièrement douloureux qui a accompagné l'achèvement de sa rédaction et qui ouvre sa
lecture. Shiva Naipaul est peut-être le véritable inspirateur de l'écriture, le responsable de
cette clôture structurale et ontologique : “ " Pour Untel " comporte [...] une part de " Par
Untel ". Le dédicataire est toujours de quelque manière responsable de l'œuvre qui lui est
dédiée, et à laquelle il apporte, volens nolens, un peu de son soutien, et donc de sa
participation. Ce n'est pas rien : faut-il encore rappeler que le garant, en latin, se disait
auctor ?
364
” Dédicataire de l'œuvre, Shiva Naipaul est aussi le double fraternel de V.S.
Naipaul : sa mort projette une lumière testamentaire sur L'Énigme de l'Arrivée qui apparaît
comme la nécrologie anticipée d'un écrivain qui attend sa propre mort en exil.
364-
Gérard Genette, Seuils, Éd du Seuil, Paris, 1987, p.127.
Si l'on peut écrire à partir d'une mort et pour les morts, peut-on écrire à la place des
morts ? Daniel Radford semble répondre affirmativement en prétendant réaliser le journal
non-écrit de Papa Roro, Gisèle Pineau ne se substitue pas à Man Ya et regrette même
d'avoir essayé de lui apprendre à écrire son nom. Elle relate une scène emblématique où les
enfants, fiers de leur savoir, s'appliquent à enseigner les lettres de l'alphabet à Julia. Pour
cette dernière, l'écriture est à jamais objet de rejet parce qu'elle est associée au “ Bourreau ”
qui lui envoyait des lettres d'amour mensongères durant son séjour en France lors de la
première guerre mondiale : “ Les mots d'amour ne sortirent jamais de la bouche du triste
sire, seulement de son esprit, de ses doigts. Toutes les paroles menteuses du papier avaient
jadis molli l'âme de Man Ya pour mieux la déchirer. Elle en gardait une défiance instinctive à
l'égard des écrits. Un bord de sa mémoire refusait de receler cette comédie de signes.
Monsieur Astrubal était un homme instruit mais ça ne l'empêchait pas d'être un féroce ”
(Julia, p.136). L'auteur écrit pour mettre la parole de Man Ya à l'abri de l'oubli et de la mort,
pour graver, lettres noires sur papier blanc, les souvenirs d'enfance qu'elle lui associe.
Mariotte écrit quant à elle ni pour les vivants ni pour les morts mais au milieu des morts et
des morts-vivants : les vieillards de l'hospice dont les décès rythment ses “ Cahiers ”, les
proches enterrés au pays natal et ceux disparus dans la tourmente du siècle, la “ Unetelle ”, “
le cher Moritz Lévy ”, personnage du Dernier des justes d'André Schwarz-Bart. L'œuvre
tout entière s'écrit sous le signe de la mort et de l'exil, de la mort en exil : Mariotte meurt en
écrivant son cahier, laissant la dernière phrase en suspens.
Intertexte mémoriel, la mort hante l'écriture. Cette inscription de l'écriture se trouve
renforcée par la présence d'une figure d'écrivain ou de scripteur envisagée dans son activité
scripturale.
III- La représentation de l'écrivain et de l'écriture
Dans L'Énigme de l'arrivée et Le Maître-Pièce, l'écrivain est présent sous la forme
d'une “ figure auctoriale 365 ” : l'auteur en train d'écrire ou de commenter le texte que nous
lisons. Les textes de fiction sont des récits de vie assumés, partiellement ou entièrement, par
des narrateurs-scripteurs qui redoublent, à travers leur entreprise d'écriture fictive, celle de
l'auteur. Nous entendons par le terme “ scripteur ” celui qui écrit un texte manuscrit. Ces
narrateurs sont les “ instances productrices ” du texte. Les auteurs construisent ainsi des
figures auctoriales qu'ils font endosser à un personnage; il s'agit d'un cas particulier de mise
en abyme : celle de l'énonciation qui s'effectue à partir de trois modalités :
1) “ la " présentification " diégétique du producteur ou du récepteur du
récit,
2) la mise en évidence de la production ou de la réception comme telles,
3) “ la manifestation du contexte (qui a conditionné) cette productionréception. 366 ”
Trois “ figures auctoriales ” se détachent avec force : celle de Moïse, de Ralph et de
Mariotte. Elles ne revêtent pas le statut d'un véritable écrivain ou d'un écrivain confirmé,
mais plutôt celui d'un scripteur qui forge une écriture du “ Moi ”. Moïse et Ralph écrivent
leurs mémoires tandis que Mariotte rédige son journal. Moïse aspire à être publié et à
trouver un public. Il se revendique non seulement comme l'écrivain du récit que nous lisons
sous le titre L'Ascension de Moïse, mais, sans le nommer, il s'attribue aussi la paternité du
précédent roman de Samuel Selvon : The Lonely Londoners qui relate l'épisode de l'arrivée
de Galaad, personnage également présent dans ses “ Mémoires ” et auquel il fait référence :
365366-
Lucien Dallenbäch, Le Récit spéculaire - Essai sur la mise en abyme, op.cit., p.101.
Ibidem, p.100.
“ Certains se souviendront que si je n'avais pas été là, Galaad se serait
royalement cassé la gueule en Angleterre. [...] J'ai fait la chronique de
ces jours pittoresques dans un précédent volume [...] ”
(Moïse, p.64)
Ainsi que le précise Mervyn Morris, le statut du “ Je ” exprimé dans cette citation est
ambigu : “ " I ", who ? Moses [...] is neither narrator nor author of The Lonely Londoners.
But at the end of the novel it is as though we have been reading the very book of Moses [...]
Moses and the omniscient author / narrator seem to merge. In Moses Ascending, which
takes the form of first-personn narration by Moses, much of the comedy requires that we
glimpse [...] the author Selvon though the Moses mask 367 ”. Selvon écrit sous le masque de
Moïse et, réciproquement, Moïse essaie d'usurper le rôle de son auteur, de se substituer à lui
en prétendant être l'auteur d'une œuvre qui existe, mais qui n'avait pas été présentée au
lecteur comme relevant de la création personnelle d'un personnage. Il tente de ce fait d'élever
son rôle de narrateur-scripteur au rang de “ narrateur-auteur 368 ”.
Mariotte et Ralph ne prétendent pas avoir d'antécédents scripturaux sanctionnés par
une édition. Le texte qu'ils tissent est inédit aux deux sens du terme. Il s'élabore sur les
ruines de projets avortés qui se situent dans un hypothétique avant-texte auquel ils font
référence. Mariotte explique qu'elle a, dans sa jeunesse, nourri le dessein d'écrire un récit
autobiographique, mais le journal intime qu'elle écrit sur ses cahiers d'écolier n'est en rien
semblable au projet initial. Ralph commence à écrire son récit à Londres, après être revenu
d'Isabella où il avait tenté de s'installer et de vivre. Durant son séjour insulaire, ses projets
d'écritures étaient ambitieux; il souhaitait évoquer les empires, la déstabilisation du monde,
367-
Moses Ascending, Londres, Éd. Heineman, 1984, introduction de Mervyn Morris, p.VII. “ Qui est "Je" ?
Moïse [...] n'est ni le narrateur ni l'auteur de The Lonely Londoners. Mais à la fin du roman, c'est comme si
nous avions lu le véritable livre de Moïse. [...] Moïse et l'auteur / narrateur omniscient semblent fusionner.
Dans L'Ascension de Moïse, qui prend la forme d'une narration à la première personne entreprise par Moïse,
l'essentiel de la comédie nous oblige à apercevoir [...] l'auteur Selvon derrière le masque de Moïse. ”
368- Gérard Genette, Figures III, op. cit. p.239.
l'arrivée des indépendances. Englouti par la réalité même qui devait être l'objet de sa
création, il ne parvient à réaliser son vœu mais réussit néanmoins à écrire :
“ Ce ne sont pas ici les mémoires historiques qu'à certaines périodes de
ma vie politique, je voulais écrire au soir de mon existence. Davantage
qu'une autobiographie, la mise à nu du malaise de notre époque, éclairé
par l'expérience personnelle de la connaissance du possible qui ne peut
naître que de la proximité du pouvoir. À présent, il ne s'agit guère de ce
genre d'ouvrage. ”
(Hommes, p.10)
La présentification du producteur du récit et la mise en évidence de la production de
ce même récit concourent ici, sans ambiguïté, à fixer un pacte autobiographique fictif entre
producteur et récepteur. Le lecteur apprend peu à peu que le narrateur écrit un texte qui
fusionne — sur le plan de la fiction — avec le texte qu'il lit. Le territoire dans lequel se met
en place ce pacte n'est pas celui de la similitude, mais celui de la “ vérissimilitude ”. En
d'autres termes, le lecteur accepte de croire que le récit qu'il lit est écrit par un narrateurscripteur, il se laisse abuser par ce pacte parce que les stratégies mises en place par l'auteur
sont crédibles et appuyées sur des indices. Un Plat de porc... introduit dans le paratexte un
indice graphique : la première page intérieure s'ouvre sur une vieille femme, dessinée au
crayon sur une page de cahier à gros carreaux. Mariotte est présentée comme l'auteur de ce
dessin. La description qui suit correspond en effet au dessin : “ [...] sur la première page de
ce cahier, je dessinais avec application ma silhouette avec filet de nuit et simili lunettes. Je
me trouvais très ressemblante ainsi. ” (p.56).
La mise en relief du récepteur n'est pas immédiatement perceptible. Les mémoires de
Ralph n'envisagent pas de récepteur potentiel même si, grâce à certaines formules renvoyant
à des épisodes que Ralph a déjà racontés — “ je l'ai dit déjà ”, “ je l'ai dit ” (Hommes, p.43,
p.46), il est possible de déceler la trace d'un lecteur futur en direction duquel le récit est
orienté. L'Ascension de Moïse et Un Plat de porc aux Bananes vertes construisent chacun
deux figures de récepteurs : les premiers, à l'instar du personnage- scripteur, sont inscrits
dans le texte; les seconds se situent dans le hors-texte et se confondent avec le lecteur de
l'œuvre. Moïse et Mariotte se méfient et se protègent du premier. Mariotte avoue : “ Et je
les vois les autres rôdant autour de mon cahier, venant s'asseoir à mes côtés, dans le seul but
de surprendre les signes que je trace; dans le seul but de me chiner par leur présence, comme
si les humiliait toute affirmation, aussi menue qu'elle soit, patte de mouche... de mon intimité
” (Plat de porc, p.182). Les deux personnages élaborent différentes stratégies pour que leurs
écritures intimes soient soustraites à la curiosité malsaine de leurs proches. Moïse enferme
son manuscrit dans un placard et conserve précieusement la clé avec lui, Mariotte découvre
une “ seule et unique solution ” : “ répartir [son] travail d'écriture en pavés de six heures; les
mettre sous enveloppe; les envoyer au diable ” (p.184). En dépit de toutes ces précautions,
les “ Mémoires ” de Moïse seront lus et violemment critiqués par Brenda, jeune militante du
Black Power, ce qui bouleverse l'auteur qui écrit pour un lecteur idéal, lequel aurait
connaissance non du manuscrit mais de l'œuvre publiée. Il est fréquemment convoqué :
Moïse le nomme son “ cher lecteur ”; il essaie de le captiver, de l'émouvoir et le prend à
parti : “ Je ne sais pas si c'est pareil pour vous, mais pour un Noir, c'est terrifiant d'être
ramassé par la police ” (Moïse, p.52). Il prend soin de renforcer le pacte autobiographique :
“ Rien n'est fiction dans ce récit : que je meure si je mens ” répète-t-il à deux reprises (p.111,
p.119). Les stratégies utilisées par Selvon pour faire endosser à son personnage le rôle de
narrateur-auteur ont évidemment un effet inverse à celui que le narrateur fictif prétend leur
attribuer. Elles contribuent à créer une écriture parodique. Mariotte envisage également un
lecteur potentiel extérieur à l'asile. Elle l'informe de la spécificité de son écriture : “ Je ne
puis employer d'autre langage que celui des vivants; mais j'avertis le lecteur du cahier que
tous les mots concernant un hospice doivent être vidés de leur sang jusqu'à la dernière
goutte ” (Plat de porc, p.11).
Dans ses deux textes, Gisèle Pineau met en place une spécularité partielle en ayant
recours à l'écriture épistolaire. Un Papillon dans la cité peut être considéré comme un
“ roman de correspondances [qui] dément constamment son merveilleux incipit : " le facteur
n'apporte jamais rien à ma grand-mère "
369
”. Les lettres sont des marques de retrouvailles
et de séparation. À l'issue de la première missive envoyée par la mère de Félicie en
Guadeloupe, la petite fille part retrouver sa mère en France et se sépare alors de Man Ya.
L'Exil selon Julia accomplit l'écriture des lettres mentionnées dans Un Papillon mais non
présentes : celles que la petite exilée envoie à Man Ya en Guadeloupe. Ces “ Lettres d'en
France ” occupent un chapitre entier. Gisèle Pineau s'applique à forger un style à la fois
simple et émouvant, accumulant les détails de la vie de l'adolescente. Cette forme épistolaire
à voix unique nous oblige à “ reconstituer la part manquante
370
”, et cette part est d'autant
plus incertaine que la destinataire est analphabète, qu'elle ne peut de ce fait ni lire les lettres,
ni y répondre. Au silence de la grand-mère, répondent des mots : ceux de la petite fille que
fut Gisèle Pineau, ceux de l'écrivain qu'elle est devenue, mots qui présentifient un
destinataire. Sans être directement consacré à l'exil en métropole, L'Isolé soleil introduit
aussi une relation épistolaire entre Marie-Gabriel, qui réside en Guadeloupe et son ami
Adrien, parti pour la France, qu'elle nomme “ l'exilé soleil ”. Cet échange de lettres entre les
deux personnages parvient à abolir l'opposition spatiale entre l'île antillaise et la France
métropolitaine à l'instar de ce qui prévaut dans les textes de Gisèle Pineau.
La spécularité de l'écriture appelle la mise en place de plusieurs indices afin que
puisse fonctionner un pacte autobiographique fictif entre producteur et récepteur. Dans les
quatre textes principaux que nous avons analysés, la “ vérissimilitude ” s'appuie sur des
indices forts. Peut-on déduire une éventuelle mise en abyme de l'écriture à partir d'indices
plus ténus ?
L'indice de l'écriture se manifeste parfois sous une forme partielle et équivoque. Au
chapitre 1 du roman de Bissoondath, Raj est à l'aéroport de Casaquemada, en attente de
369-
Serge Martin, Gisèle Pineau, Un papillon dans la cité, Notre Librairie, n° 119, Oct. Nov. Déc. 1994,
p.201.
370- Jean Rousset, Narcisse romancier - essai sur la première personne dans le roman, Paris, José Corti,
1972, p.116.
l'avion qui doit le ramener à Toronto. Son oncle lui offre un carnet et un stylo. Dans l'avion,
le narrateur tente de mettre de l'ordre à ses pensées. Il se heurte à sa propre mémoire
incertaine et vacillante : “ La mémoire : voilà le problème. Le seuil entre le souvenir et l'oubli
n'est qu'une membrane éphémère. Le passé était. Le présent est — mais une seconde
seulement ” (Casaquemada, p.31). Sans autre transition, ni explication, il se saisit ensuite de
son stylo : “ Je décapuchonne le stylo de Grappler, j'ouvre le carnet sur la tablette [...] Je me
dis affûte ta plume ” (pp.31-32). À partir du chapitre 2 et jusqu'à la fin du chapitre 17, le
récit est entièrement rétrospectif. Le chapitre 18, qui boucle le roman, rejoint le chapitre 1 :
l'avion se prépare à atterrir à Toronto. L'indice du stylo et de l'écriture donné au chapitre 1,
ne réapparaît ni dans le récit rétrospectif, ni dans le chapitre conclusif. Contrairement aux
autres personnages, Raj n'est pas présenté comme étant le scripteur de son propre récit;
narrateur total, il en est le scripteur partiel ou présumé. L'indice constitue toutefois un
embrayeur du récit, un moyen pour permettre le long travail d'anamnèse qui traverse le récit.
Hormis les lettres que nous avons mentionnées, d'autres signes plus fragiles
apparaissent dans Un Papillon dans la cité et L'Exil selon Julia sous forme d'aveux. À la fin
du roman, Félicie dit à son ami Mohamed qu'elle écrit : “ J'écris. J'écris tout ce qui m'arrive...
j'ai un cahier pour ça. / — Tu parles de moi ? / — Ouais ! / ” (Papillon,
p. 124).
L'histoire qui vient d'être contée accorde en effet une large place à Mohamed, l'ami de la
cité. La narratrice des lettres du second roman mentionne également à plusieurs reprises
qu'elle écrit son journal sur le modèle de celui d'Anne Franck. Elle écrit pour briser son exil,
pour témoigner de son humanité, pour parler de Man Ya : “ [...] je deviens écriveuse
d'après-midi, gribouilleuse de minuit, scribe du petit matin. Écrire pour s'inventer des
existences. Porte-plume voyageur, encre magique, lettres sorcières qui ramènent chaque jour
dans un pays rêvé ” (Julia, p.195). Ces indices viennent authentifier le style. Les journaux
intimes sont à la fois avant-textes et intertextes des œuvres.
L'Énigme de l'arrivée a recours à une autre forme de mise en abyme, plus classique,
qui consiste à donner le même nom à l'œuvre enchâssée et à l'œuvre enchâssante. À partir
d'un tableau du peintre Chirico, intitulé “ L'Énigme de l'arrivée ”, le narrateur conçoit
d'écrire une nouvelle dont le canevas serait le suivant :
“ Mon histoire se situerait à l'époque classique, en Méditerranée. Mon
narrateur [...] arriverait — pour une raison qu'il me restait à trouver —
dans ce port classique aux murs et aux portes semblables à des
découpages. Il passerait devant cette silhouette emmitouflée sur le quai.
Il tournerait le dos à ce silence, cette désolation, ce vide pour franchir
une porte. [...] La mission qui l'aurait amenée là — affaires familiales,
études, initiation religieuse — lui procurerait des rencontres et des
aventures. Il pénétrerait à l'intérieur de temples, de maisons. Il serait peu
à peu gagné par l'impression de ne pas progresser; il perdrait le sens de
sa mission; de plus en plus, il saurait seulement qu'il serait perdu. [...] Il
voudrait s'échapper, retourner sur le quai et remonter à bord du navire.
[...] À l'instant critique, il découvrirait une porte, l'ouvrirait et se
retrouverait sur le quai de l'arrivée. Il est sauvé; le monde est tel qu'il se
le rappellerait. Il n'y manque à présent qu'une chose. Au-dessus des murs
et édifices en découpages, on n'aperçoit plus de mât ni de voile. Le
voyageur est au bout de sa vie. ”
(pp.128-129)
Cette ébauche est suivie d'un commentaire attestant la mise en abyme rétrospective
de la vie du narrateur au sein de cette forme. Le dernier chapitre précise que l'écrivain a
abandonné le projet d'écrire une nouvelle. “ L'Énigme de l'arrivée ”, conformément à sa
première intuition, recouvre maintenant l'intégralité de son propre parcours dans le monde.
Le motif du navire rencontre, à de multiples reprises, l'idée de naufrage. Structures
signifiantes, les miniatures — nouvelles et tableau — anticipent et réfléchissent la diégèse.
Leur présence dans le texte a pour fonction de “ narrer la fable de son engendrement ”,
d'ouvrir une question qui traverse toute l'œuvre : “ Comment se fait-il [que l'œuvre] existe et
qu'elle existe sous cette forme ? Quelle est son "arrière-histoire" ? Ce passé qui mène jusqu'à
elle n'est-il pas sien et à ce titre digne d'être remémoré
371
? ” La spécularité sature le texte
d'informations sur sa genèse mais l'intelligence critique du lecteur n'est que faiblement
mobilisée. Les commentaires de l'auteur anticipent et bloquent toute possibilité
d'interprétation, introduisant un effet de piétinement, de déjà vu. À l'instar de Salman
Rushdie, on souhaiterait que la nouvelle eût été écrite 372.
Que l'acte scriptural repose sur plusieurs indications ou soit suggéré par un léger
indice, il est mis en abyme, de ce fait le lien entre écriture et exil se trouve souligné et
renforcé : “ le travail d'écriture devient le seul recours, l'urgence certaine afin de préserver le
lieu du soi
373
”. Grâce à la spécularité, apparaît une écriture spécifique et originale : ses
supports sont souvent modestes, elle pratique le détour, se tisse parfois dans la peur; son
contexte d'énonciation est un espace clos. En considérant l'ensemble des œuvres qui
interrogent l'écriture, nous souhaiterions maintenant nous demander sur quelles bases
s'élabore une éventuelle écriture antillaise de l'exil.
IV- Une écriture antillaise de l'exil ?
1- Modèles de références et intertextes
Les “ contextes médians ” des écrivains délimitent des aires linguistiques et
culturelles au sein desquelles ces derniers trouvent leurs modèles de référence. Nous nous
intéresserons uniquement aux modèles qui sont revendiqués comme tels, c'est-à-dire aux
371-
Lucien Dallenbäch, op. cit., p.119.
Salman Rushdie, Patries imaginaires, op. cit., p.166.
373- Najeh Jegham, “ L'affirmation du je et l'élaboration de l'écriture dans trois romans en français et en
arabe ”, Littératures des immigrations, 2 : Exil croisés, op. cit., p.108.
372-
écrivains nommés et à ceux dont les œuvres constituent, grâce à la présence d'un intertexte,
un soubassement à l'écriture.
Alors que le narrateur-scripteur des Hommes de paille ne se prévaut d'aucun modèle,
dans L'Énigme de l'arrivée, V.S. Naipaul dévoile ceux du jeune écrivain qu'il aspirait à
devenir lors de son départ de Trinidad. Ce dernier, nourri de culture anglaise, se réfère
uniquement à des auteurs anglais, des “ classiques ” dont la notoriété est incontestable :
“ [...] le J.R. Ackerley de Hindoo Holiday, peut-être, qui prenait des notes sous la table du
dîner en Inde; Somerset Maugham, partout distant, jamais surpris, infiniment averti; Aldous
Huxley, plein de toutes sortes de savoirs, y compris le savoir sexuel; Evelyn Waugh, à
l'élégance naturelle ” (pp.176-175). Il est également influencé par le style et les idées du
groupe de Bloomsbury, mouvement littéraire et intellectuel qui se développa au début du
vingtième siècle jusqu'aux années trente et dont les membres les plus célèbres furent Huxley,
Eliot, Forster et Keynes. Ces modèles, selon Naipaul, se révèlent très vite encombrants et
inutiles pour le jeune écrivain d'alors. Ses écrits, dans lesquels il tente de projeter un “ Moi ”
inauthentique et tronqué, taisent l'essentiel de son vécu, ne parviennent pas à dépasser le
stade du mimétisme :
“ J'écrivis donc mon journal. Mais il passait sous silence bien des choses
qui auraient mérité d'être relevées [...] Le journal que j'écrivis dans
l'avion ne disait rien des grands adieux familiaux à l'aéroport de
Trinidad [...] Pour commencer, la scène me paraissait trop mal assortie
au décor dans lequel j'écrivais, ce décor de magie et de prodiges.
Ensuite, ces adieux cérémonieux, avec de petits groupes de gens raides,
plantés autour des bâtiments de bois près de la piste, ne correspondaient
pas à l'idée que je me faisais du journal de l'écrivain, ni du vécu de
l'écrivain que je m'apprêtais à devenir. ”
(pp.139-140)
L'apprenti écrivain entreprend d'écrire une nouvelle qu'il intitule pompeusement
“ Soirée de gala ”, laquelle relate une traversée de l'Atlantique à bord d'un paquebot de luxe,
diamétralement opposée à la propre expérience de son auteur lors de son voyage de Port-of-
Spain à Southampton : “Soirée de gala... cela aurait pu être écrit par quelqu'un qui aurait
assisté à quantité de soirées de gala ” (p.157). Naipaul est un des rares écrivains antillais qui
revendique comme modèles des écrivains enracinés dans la tradition littéraire occidentale.
Certes, le novice dont il retrace les débuts ne peut se référer à une littérature antillaise
anglophone qui n'existe pas encore véritablement; le Naipaul que nous lisons dans L'Énigme
de l'arrivée n'écrit plus comme le jeune homme dont cette œuvre relate les mésaventures
scripturales, mais il s'agit toutefois de la même personne envisagée à deux moments de sa
trajectoire d'écrivain. L'auteur a réussi à créer une œuvre originale mais sa personnalité
littéraire reste proche des modèles qui furent jadis les siens, en particulier en ce qui concerne
Somerset Maugham. L'itinéraire de cet écrivain, né à Paris en 1847, auteur de romans
réalistes évoquant la vie londonienne et de textes autobiographiques (Servitude humaine, Le
Bilan, Le Carnet d'un écrivain) n'est pas sans évoquer la propre trajectoire de Naipaul, le
scepticisme qui imprègne son œuvre préfigure le ton des romans de l'écrivain antillais 374.
Simone et André Schwarz-Bart, Gisèle Pineau, Samuel Selvon et Daniel Radford ont
eux pour modèles des écrivains appartenant à d'autres “ contextes médians ”. Césaire est à la
fois l'auteur de référence de la narratrice d'Un Plat de porc et des auteurs. L'œuvre est
dédiée conjointement à Aimé Césaire et à Elie Wiesel. Césaire apparaît comme le véritable
inspirateur de l'écriture, l'épigraphe est extraite du Cahier d'un retour au pays natal
375.
Mariotte écrit sous le signe du père de la négritude, elle mêle son texte à sa propre écriture :
“ S.O.S poétique : Saint-Césaire aidez-moi, votre humble paroissienne;
car femme suis et povrette et ancienne. Dites-moi la Parole; frappez sur
le tambour usé de ma mémoire!... Regardez-moi ho je suis toute nue j'ai
tout jeté ma généalogie mes compagnons!... Chantez chantez pour moi
374-
“ [...] Maugham, le voyageur, le dramaturge cynique, le professeur sentimental, l'homme qui ne craint
pas ce que peuvent faire les êtres humains. Lorsque j'ai commencé à écrire, j'ai rapidement ressenti le besoin
d'identifier qui était l'écrivain, qui faisait son voyage dans le monde, qui faisaient les observations sur
Londres ou n'importe où ailleurs. J'ai ensuite commis des erreurs; j'ai jeté de bons matériaux ”, dit Naipaul, “
Délivrer la vérité ”, Entretien avec V.S. Naipaul, propos recueillis par Aamer Hussein, La République
Internationale des Lettres, avr. 1996, p.2.
375- “ Et voici l'homme à terre / Et son âme est comme nue ”
le Blues de
Aguacélo ?...
pas ?... près
défaite ?... et
la pluie... frère Grand-nègre chantez !... Aguacélo ?...
beau ... musicien ?... au pied d'un arbre...dévêtu, n'est-ce
de nos mémoires défaites ?... parmi nos mains de
des peuples de force étrange ?... oh oui de force étrange
nous laissions pendre nos yeux et dénouant la longe d'une douleur
nous pleurions... Ha! ”
(Plat de porc, p.157)
Dans les notes finales, André et Simone Schwarz-Bart prennent soin de préciser la
nature et la source des emprunts : Mariotte cite — “ souvenir tronqué et déformé ” — le
poème “ Aux écluses du vide ” du recueil Cadastre; elle fait également une “ évocation
mutilée ” du poème “ Blues de la pluie ” du même recueil 376. La vieille femme évoque aussi
un fragment du Cahier d'un retour au pays natal : “ dans un cul de basse fosse d'elle-même ”
(p.208). L'important intertexte césairien atteste à lui seul l'omniprésence du poète dans le
processus d'écriture de Mariotte. Ses “ cahiers ” apparaissent, dans leur ensemble, comme
une réécriture du Cahier d'un retour au pays natal, une immense “ allusion ” : “ énoncé dont
la pleine intelligence suppose la perception d'un rapport entre lui et un autre auquel renvoie
nécessairement telles ou telles de ses inflexions autrement non recevables 377 ”. La poésie de
Césaire guide la plume de la vieille Antillaise, laquelle s'approprie son œuvre dans un double
mouvement de reconnaissance du poète et de déni d'elle-même.
Le Cahier... est également convoqué par Gisèle Pineau lorsqu'elle évoque la disgrâce
qui frappa Sylvette Cabrisseau, première présentatrice noire à la télévision française dans les
années soixante. Pour les enfants et leur grand-mère, Sylvette incarne l'espoir, la
reconnaissance de leur négritude au sein de la blanche uniformité des programmes
télévisuels. Sa disgrâce sonne le glas de l'espérance :
376-
Les citations exactes sont les suivantes : “ Je suis tout nu. J'ai tout jeté. Ma généalogie. Ma veuve. Mes
compagnons ”, “ Aux écluses du vide ”, “ Soleil cou coupé ”, Cadastre, op. cit. p.47. Le poème “ Blues de la
pluie ”, qui est presque intégralement cité, est le suivant : “ Aguacero / beau musicien / au pied d'un arbre
dévêtu / parmi les harmonies perdues / près de nos mémoires défaites / parmi nos mains de défaite / et des
peuples de force étrange / nous laissions pendre nos yeux / et natale / dénouant la longe d'une douleur / nous
pleurions. ” Ibidem, p.18.
377- Gérard Genette, Palimpsestes - La littérature au second degré, Paris, Éd. du Seuil, 1992, p.8.
“ Tu as disparu du petit écran, passée à la trappe, avec nos illusions en
chapelet autour du cou. Et nous t'avons perdue, à jamais... Tu étais notre
gloire, un phare dans la nuit de France... Ta bouche, la bouche des
malheureux qui n'avaient point de bouche, ta voix, la liberté de celles
qui s'affaissaient au cachot du désespoir ”
(Julia, p.143) 378.
La situation de Moïse rappelle à la fois celle de Mariotte et celle de l'auteur de
“ Soirée de gala ”. Moïse ne maîtrise avec précision aucune “ culture savante ”; il possède
seulement de vagues réminiscences de la culture classique — mythologie grecque et
latine, fragments de Shakespeare — qu'il exhibe ostensiblement et maladroitement en les
commentant. Assistant au sacrifice rituel du mouton lors de l'Aïd El Khebir, il constate : “
Ensuite, Farouk sectionne la tête et l'enveloppe, à la façon du héros grec qui emballe une
tête de femme, j'oublie dans quelle histoire pour le moment, mais vous la connaissez, celle
où le type aux talons ailés décapite la femme — elle était tellement moche qu'il a dû faire ça
en la regardant dans un miroir, sinon elle le transformerait en pierre —, vous vous
rappelez ? ” (p.77). Plus loin, considérant la peau du mouton avec laquelle il souhaite se
confectionner une descente de lit, il ajoute : “ [...] je me souvenais d'un autre Grec qui, avec
une bande d'Argonautes, était allé voler une toison dans le jardin d'un roi — vous voyez de
qui je veux parler ? ” (p.78). Le scripteur croit en sa seule inspiration personnelle. Il
revendique le droit de forger une écriture du “ Moi ” : “ Les Mémoires sont personnels et
intimes ils n'ont pas besoin de traiter d'un thème ou d'un problème social ” (p.61). Ses
compagnons d'immigration, militants du Black Power, se chargent de lui rappeler que
l'écriture n'est pas un acte individuel mais collectif et qu'il existe de vrais écrivains noirs :
“ Tu crois que l'écriture c'est simple comme bonjour ? Tu devrais laisser ça à des types
comme Lamming ou Salkey. [...] Tu ne sais même pas que nous avons créé une littérature
378-
La citation du Cahier du retour au pays natal (p.22) subit de légères transformations : “ malheurs ”est
remplacé par “ malheureux ” et les verbes passent du présent à l'imparfait.
noire, et qu'on a des écrivains qui écrivent des livres tellement forts que le reste du monde
connaît notre existence et notre combat ” (p.61). Son sous-sol, investi par ces mêmes
militants, est rempli de livres de l'écrivain barbadien Lamming, du Jamaïcain Salkey et de
Baldwin. L'œuvre de ce dernier : La Prochaine foi le feu 379 lui est présentée comme modèle
de référence. Cette référence, loin d'être innocente, entre en résonance avec les activités
militantes du Black Power, elle établit un lien entre la branche anglaise de ce mouvement et
sa branche américaine. Moïse finit par accepter de se placer sous le signe des grands
écrivains noirs. Il tente, à sa manière, de produire une œuvre militante digne d'élever le statut
de son peuple : “ pour montrer aux Blancs que nous aussi on sait écrire des livres. ” (p.137).
Toutefois, il n'hésite pas à donner un coup de pied à l'œuvre de Lamming qu'il intitule “
Water for berries ”, ( “ De l'eau pour les fruits rouge ”), déformation parodique du texte
Water With Berries 380. À travers son personnage, Selvon remet en question l'écriture
militante, porte un regard narquois sur la parole communautaire et le Black Power.
Ce sont indubitablement Gisèle Pineau et Daniel Radford qui pratiquent le plus
ostensiblement l'intertextualité, exhibant une vaste bibliothèque qui puise à de multiples
sources. L'Exil selon Julia mêle modèles de référence et modèles de contre-référence, culture
savante et culture populaire. D'une part, la culture populaire française, essentiellement orale,
incarnée par des chanteurs métis ou des vedettes médiatiques chantant les Antilles :
Joséphine Baker, Henri Salvador, Claude François et ses Claudettes noires dont un extrait
de la chanson “ À Trinidad vivait une famille... ” figure dans le texte. Culture tronquée,
folklore bêtifiant et lénifiant aux yeux de l'enfant qui grandit, et, partant, de l'auteur, mais
culture toutefois, intertexte qui atteste les origines sociales de la famille et permet,
subtilement, de situer le temps de la diégèse. D'autre part, la culture avec un grand C : “ À
sept ans, je lis des pages de La Princesse de Clèves, des Fleurs du Mal, des Liaisons
379-
James Baldwin, La Prochaine fois le feu, Paris, Gallimard, 1996, (première édition, The Fire next time,
1962)
380- George Lamming, Water With Berries, Londres, Longman, 1971.
dangereuses, des Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe, des Lettres de mon moulin...
et quantité d'autres titres qui ont laissé leur encrage dans ma mémoire ” (Julia, p.84).
L'auteur avoue ses dettes, reconnaît son allégeance à la littérature française, non sans
souligner au passage l'extrême précocité de l'enfant noire méprisée par ses professeurs.
Aucun des deux modèles n'inspire véritablement son écriture, ni celle du journal de
l'adolescente. Les vrais modèles, fruits d'une grande révélation, sont Les Contes et légendes
des Antilles, cités assez longuement, qui viennent corroborer la parole de la grand-mère,
susciter et ressusciter la Guadeloupe, son passé esclavagiste, ses merveilles et ses terreurs et
Le Journal d'Anne Franck. Ce texte trouve ici une résonance particulière. Plus qu'une simple
présence, il inspire l'écriture de l'adolescente parce que “ porter une étoile jaune sur son
manteau. Porter sa peau noire matin, midi et soir sous le regard des Blancs ” (p.210) sont
deux souffrances que l'adolescente mêle et assimile. Ainsi écrit-elle à Man Ya : “ Je suis une
copieuse. J'imite Anne Franck et j'écris un cahier. Toi, tu remplaces Kitty, sauf que tu existes
vraiment ” (p.215). Le journal d'Anne Franck : intertexte douloureux, intertexte révélateur,
s'oppose, non sans ironie, aux Mémoires du Général de Gaulle. C'est à cause de
l'engagement de son père dans l'armée française que la narratrice vit en exil en France. Elle
rend le Général responsable de cet exil. Fidèle au sauveur de la France libre, le père ne
supporte pas le “ non ” des Français au référendum de février 1969. Il envisage alors de
retourner s'installer aux Antilles. L'adolescente écrit à Man Ya :
“ La France s'est déshonorée. Il ne peut pas rester dans un pays sans
honneur. Il a honte pour la France. Il pense tout haut au Général [...]
Loin des regards, dans sa maison de Colombey-les-Deux-Églises,
j'imagine le Général. Il marche à grandes enjambées, s'assied, écrit ses
mémoires et jette un coup d'œil par la fenêtre. Il ne sait pas qu'il existe
une Man Ya à Routhiers Capesterre, son regard ne porte pas si loin. Il
n'en parlera pas dans ses mémoires [...] Peut-être qu'un jour, dans un
autre monde, on dira au Général qu'il a existé des vieilles négresses
noires dans les campagnes de Guadeloupe, des femmes qui ne savent ni
écrire ni parler deux mots collés de bon français, des femmes qui ont
chaviré les temps de France et rétréci des longueurs d'océans ” (p.225).
La mémoire de Gisèle Pineau est farouchement dédiée à celle de sa grand-mère, sans
doute est-ce la raison pour laquelle la parole biblique alliée à des fragments de prières laisse
son sillon dans le texte : Man Ya croyait en Dieu, en la Vierge. Elle révérait, pieusement, la
parole sacrée qu'elle ne pouvait pas lire.
L'intertexte du Maître-Pièce est tout aussi prolixe mais ne génère pas le même effet
de réception. Un des modèles les plus marquants pour Radford est sans doute Édouard
Glissant auquel il a consacré un ouvrage
381.
Il cite Glissant : “ Édouard Glissant, dans Le
Discours antillais, écrit : " Nous sommes les ethnologues de nous-mêmes " ” (p.74) et tente
lui aussi de se faire l'ethnologue de sa propre famille et de son peuple en exil. L'autofiction
se présente souvent comme la mise en scène du Discours antillais. Radford s'applique à
fouiller les traces d'une histoire amnésique, il tente de sonder les silences du passé, d'analyser
la dépossession dont souffre son peuple et accorde une large place au paysage antillais. Pour
ce faire, il mêle les données anthropologiques, sociologiques et historiques à la prose.
Certaines expressions dont l'origine n'est pas précisée, telle cette mention de la “ saison
unique et chaude ” (p.76) qui renvoie sans conteste au chapitre du Discours antillais intitulé
“ La saison unique ” (p.437), sont directement extraites de l'œuvre de Glissant. Radford cite
aussi de nombreux autres écrivains, penseurs et poètes des Antilles et d'Amérique : Césaire,
Fanon, Baldwin, Saint-John Perse. Les citations constituent un abondant intertexte de
l'antillanité, du déplacement et de l'exil au sein duquel figure également un extrait de Claudel
mis en exergue au début de l'œuvre. Le Judaïsme est aussi omniprésent
grâce à de
nombreuses allusions au Talmud et à une citation d'André Néher extraite de Moïse et la
vocation juive (p.99). Cet intertexte juif est intimement lié à l'identité religieuse du narrateur.
Radford revendique une lointaine filiation juive : son grand-père est fils d'une “ fille d'une
381-
Daniel Radford, Édouard Glissant, Paris, Seghers, coll. Poètes d'aujourd'hui, 1982.
fille de Sion, échouée là [en Martinique] avec l'émigration arabe venue de Mésopotamie ”
(p.177), mais son judaïsme est avant tout le fruit d'une conversion nourrie par l'étude de la
Torah et des textes talmudiques. La dernière partie, intitulée “ Le Golem ”, exploite ce
mythe biblique qui est, plus spécifiquement, élément de la mystique juive et de la culture
hébraïque ashkénaze. Le Golem est présent dans le Livre des Psaumes, psaume 139, vers 16
: “ On interprète généralement ce psaume comme les paroles de l'homme qui remercie Dieu
de l'avoir créé et qui se remémore les différentes phases de la création 382 ”. Le Golem
désigne une masse de terre informe, une créature modelée dans de l'argile et privée de
l'usage de la parole. Le mythe se déploie à travers la répétition du mot “ glèbe ”. Il renvoie à
la genèse du Maître-Pièce, à son origine incertaine : “ D'où es-tu, livre qui sort de sa glèbe ?
” (p.295). Il désigne aussi l'impossible appartenance : “ J'erre à travers le monde à la
recherche de la glèbe mienne ” et la Guadeloupe natale, sa négritude dont le narrateur ne
parvient à se détacher : “ car la seule glèbe mienne au bout du compte, c'est leurs chairs et
leurs couleurs ” (p.302). Grâce à la présence hautement signifiante de cet intertexte
judaïque, l'exil du narrateur se trouve redéfini en même temps qu'est abolie sa dimension
spatiale au profit d'une dimension ontologique. Sans doute trop abondants, ces intertextes
tendent à parasiter l'écriture de Radford, mais ils témoignent activement, fébrilement, d'une
intense quête d'appartenance, d'un manque que l'affirmation d'une foi juive tente de combler,
voire de transcender.
Fortement hétérogènes, les références et modèles littéraires des écrivains mobilisent
plusieurs contextes. Ceux de la négritude et de l'antillanité prédominent. À travers les
auteurs cités par Moïse et de Mariotte, scripteurs qui “ bricolent ” tous deux une écriture en
situation de dépossession culturelle, on constate un clivage de nature linguistique : tous deux
se réfèrent à la littérature noire mais chacun se revendique d'un ou de plusieurs auteurs
écrivant dans la même langue que lui. Rien ne permet a priori d'affirmer que ces différents
382-
Catherine Mathière, “ Golem ”, Dictionnaire des Mythe Littéraires, op. cit. p.645.
modèles soient spécifiques à une écriture antillaise de l'exil : nombreux sont les écrivains des
Antilles qui se réclament de Césaire, Glissant, Lamming ou Baldwin. Pourtant la question
des sources et des modèles de référence s'affirme de manière aiguë, comme si l'exil de
l'écrivain ou du scripteur renforçait le besoin de se référer à des modèles stables et
incontestables, comme si l'existence d'une spécularité de l'écriture de l'exil ne pouvait se
tisser qu'à partir d'autres écritures souvent déchirantes. Le “ S.O.S. poétique ” de Mariotte,
cette démunie parmi les démunis, en est l'intense témoignage; Le Journal d'Anne Franck
trouve dans le texte de Pineau une réception particulière, résonne avec force. Cela est aussi
vrai pour Selvon hanté par l'écriture de Baldwin et pour Radford qui puise dans le judaïsme
la force d'exister. L'analyse de cette intertextualité semblerait donc prouver qu'il existe, pardelà les différences de modèles littéraires, une écriture de l'exil. Le langage et le style des
œuvres sont-ils eux aussi travaillés par l'exil ?
2- Langage de l'exil : paroles créoles ?
Les questions linguistiques traversent toute l'histoire de la littérature antillaise. Sans
être physiquement exilés, la plupart des écrivains antillais sont confrontés, dans leur acte
d'écriture, à la diglossie. La langue dans laquelle ils écrivent — le français ou l'anglais —
n'est pas la langue de leurs ancêtres, ni de leur peuple, parfois elle n'est pas même leur
langue maternelle. Le problème du créole, qui occupe aujourd'hui une large place dans le
débat autour de la littérature des Antilles françaises, fut très longtemps occulté. Langue
essentiellement affectée à un usage oral, souvent considérée comme un patois, elle fut
écartée de la création littéraire écrite; seule la langue “ noble ” — celle héritée de la
colonisation — était susceptible d'être écrite. Rappelons qu'Aimé Césaire, en qui André
Breton saluait un “ Noir qui manie la langue française comme il n'est pas aujourd'hui un
Blanc pour la manier 383 ”, concevait le créole comme “ incapable d'exprimer des idées
abstraites 384 ”. Certes, bien avant que ne fût élaboré un système codifié d'écriture du créole
existaient déjà des textes dans cette langue. Marie-Christine Hazaël-Massieux signale “ que
les témoignages écrits ne manquent pas en ce qui concerne le créole : depuis la fin du XVIIe
siècle, c'est-à-dire depuis les débuts de la colonisation, on dispose de textes écrits en créole
385
”. Parmi les textes littéraires, il convient d'évoquer “ Lisette quitté la plaine ” de Duvivier
de Mahautière, publié en 1754 et Atipa, écrit par le Guyanais Alfred Parépou, en 1875, pour
ne citer que les plus célèbres. Au regard de l'histoire littéraire, ce phénomène reste
cependant mineur. S'il existe aussi des créoles dans les Petites Antilles anglophones autrefois
colonisées par les Français 386, les questions de langue y sont moins marquées : “ C'est peutêtre dû au fait que les Antilles anglophones ont eu plus de liberté d'élaborer un langage qui
intègre des souvenirs d'autres moments linguistiques, d'autres périodes linguistiques de l'île.
Il n'y a jamais eu cette espèce d'exclusion, terriblement française, de la langue qui n'est pas la
langue standard ” dit Maryse Condé 387. En effet, l'action coloniale de la France s'est
toujours appuyée sur une politique linguistique visant à laminer les langues régionales et à
établir, comme seule langue de culture, la langue française, d'où l'existence d'une
francophonie souvent contrainte 388.
À l'échelle de nos textes, l'inscription du créole dans l'œuvre littéraire est présente
dans les textes francophones. La diglossie concerne à la fois l'auteur et les personnages dont
383-
André Breton, “ Un grand poète noir ”, préface à l'édition de 1947 du Cahier d'un retour au pays natal,
op. cit. p.80.
384 - Cité par Milan Kundera, “ Beau comme une rencontre multiple ”, L'Infini, op. cit. p.58.
385- Marie-Christine Hazaël-Massieux, Écrire en créole. Oralité et écriture aux Antilles, Paris, L'Harmattan,
1993, p.13.
386- Il n'existe aucun créole dérivé de la langue anglaise ou de la langue espagnole, “ ces langues ne
concédè[rent] là que des pidgins ou des dialectes dérivés ” écrit Glissant dans Poétique de la Relation
(p.111).
387- Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, op. cit. pp.157-158.
388- Cette politique linguistique n'est pas spécifique à la colonisation mais témoigne, depuis la Révolution de
1789, d'un très fort centralisme républicain. L'école joue un rôle majeur dans cette politique de
monolinguisme ainsi que le rappelle Jean Borreil : “ [...] l'école laïque et obligatoire viendra effectivement
traquer, à coup de "signal" ou de "symbole", de "Soyez propre, parlez français" et autres "Il est interdit de
cracher par terre et de parler breton", tout ce qui n'est pas bel et bon français chez tous les enfants. ”, La
Raison nomade, Paris, Éd. Payot et Rivages, 1993, p.147.
le langage ou l'écriture s'élaborent en exil. Les auteurs représentent la réalité linguistique de
l'immigration en tentant d'intégrer l'oralité créole au sein de la scripturalité. Radford, qui se
veut lui-même le “ Maître-Pièce ”, c'est-à-dire “ le maître de la pièce ” ou “ l'acteur principal
” emprunte cette expression au français régional des Antilles 389. Il a pour mission d'écrire un
récit à partir des témoignages oraux qu'il a recueillis des membres de sa famille, des
questions qu'il pose à ces derniers. Les quatre œuvres francophones manifestent une
transmission féminine des récits oraux. C'est souvent la grand-mère, — figure d'envergure se
substituant à la mère —, qui transmet à l'enfant la culture créole 390. Man Louise, la grandmère de Mariotte, Man Ya, celle de Félicie et de Gisèle Pineau, ne parlent pas français.
L'Exil selon Julia accorde une place centrale au créole de Man Ya : Gisèle Pineau s'inscrit
dans le sillage des auteurs de L'Éloge de la créolité, le créole participe de son esthétique et la
nourrit. La dichotomie entre culture masculine et culture féminine est partout clairement
affirmée. Grâce aux femmes, le créole franchit la mer et survit au cœur même de l'exil. Les
pères et grands-pères sont les farouches gardiens de la langue française. Conformément à de
nombreux parents de la classe moyenne ou de la bourgeoisie antillaise, le père de Daniel
mène une véritable lutte contre l'usage du créole. Le grand-père, malgré son absence de
culture littéraire, incarne cependant la culture livresque puisque l'auteur retient de Papa Roro
son appartenance au peuple du Livre. La créolophonie de Man Ya et son analphabétisme
s'opposent au français du “ Bourreau ”, à ses lettres de noblesse : “ Grades, Honneurs,
Mérite, Reconnaissance de la France à son fils de Guadeloupe ” glanés lors des guerres
(Julia, pp.136-137). Elle est garante de sincérité.
À cette dualité masculin / féminin fait écho l'opposition entre la culture savante
française et la culture populaire antillaise, la langue de prestige et la langue de l'esclavage,
des mauvaises manières. Le créole est dangereux pour les jeunes filles, Daisy, la mère de “
389-
Raphaël Confiant traduit “ acteur principal ” par “ maître-pièce ”, L'Allée des soupirs, op. cit., p.116.
De semblables expressions sont aussi présentes dans l'oeuvre de Chamoiseau : “ maîtresse-femme ”
(Texaco), “ maître-pièce ” (Antan d'enfance).
390- M'man Tine, la grand-mère de La Rue Cases-Nègres et Reine sans nom, celle de Pluie et vent sur
Télumée Miracle sont également des personnages essentiels dans l'éducation des enfants de ces romans.
Gisèle ”, résume ainsi la diglossie antillaise : “ Un homme qui te parle en français est un
bougre civilisé... Un bougre qui te crie en créole est un vieux nègre de la race malélevée [...]
coqueur roi de poulailler, capon à grands jarrets, Juda Iscariote, Belzébuth en caleçon, esprit
de vin de haine... Ah ! mais un monsieur qui cause dans un bon français de France est un
chef-d'œuvre immaculé, un prophète en cravate sanctifiée, un espoir de grand marier ” (Julia,
p.292). C'est dans une langue truffée de créolismes que s'effectue la dénonciation du créole;
nous retrouvons ici un discours récurrent dans les textes de la créolité. Méprisé, le créole
demeure toutefois la langue secrète des émigrés antillais, incompréhensible et opaque pour
les Français métropolitains. Multiples, les références au créole appellent une étude de la
présence concrète de cette langue dans le corps des textes.
Pour donner à leur écriture une “ couleur ” créole, les auteurs intègrent des phrases
du corpus maternel au sein du texte français. Cette présence est essentiellement marquée
dans les dialogues. Un Plat de porc aux bananes vertes, Un Papillon dans la cité et L'Exil
selon Julia utilisent cette langue dans les passages ayant trait à la communication avec la
grand-mère :
Mariotte :
“ Aïe mémé chè, aïe toute-douce an moin,... ne m'appelez donc plus
madame, s'il vous plaît !... ”
(Plat de porc p.44)
“ — Seulement ces mots que j'attendais de toi, grand-mère; seulement ces
mots : Alors Mariotte coumen ou yé chère ? Comment ou yé chère ?...
chère ? ”
(p. 49)
Man Ya (à Félicie) :
“ — Félicie !!! Où es-tu, ma fi ?... Féfé !!!
C'est après le déjeuner qu'elle m'a demandé d'aller lui chercher la lettre.
— Ouvè-y ! Ne nous cachons plus. Sa ki la pou-w, larivyè pa ka chayèy...
— Oui, Man Ya.
— Lis d'abord tout ce qui est marqué sur l'enveloppe et ne t'avise pas de
profiter de mon ignorance...391 ”
(Papillon, p.8)
La narratrice de Julia :
“ Je pleure jusqu'à ce que Man Ya entre dans mon cirque, me secoue pour
me tirer de là et dise : " Pa pléré ti moun ! Ou ké sové ! Pas pléré ! " ”
(Julia, p.76)
Man Ya et son petit-fils en route pour le Sacré-Cœur :
“ " Man Ya, retournons !
— Pa pè nou ké rivé...
— Man Ya, retournons !
— An di-w nou ké rivé !
— Man Ya ! Man Ya ! Retournons à la maison !
— Pa pè ti moun, lègliz-la tou pwé ! " ”
(p.121)
Dans le texte de Radford, où le discours direct est incorporé à la narration de
l'auteur, les phrases en créole apparaissent aussi dans le discours du peuple :
Scène d'adieu au Havre :
391-
Les phrases en créole sont traduites comme suit : “ Ouvre-là ”, “ Ce qui t'est destiné, la rivière ne
l'emporte pas. Nul n'échappe à son destin. ”
“ [...] le créole se prêtait idéalement à ces propos hâtifs : " Bo pèyi-la
pou mwen [...] ”
(p.40)
Une femme de la campagne :
“ Elle en était encore à dérouler le premier objet que ma grand-mère la
héla : “ Ka ou fé. ” Elle tira sur son papier jusqu'au bout et, en réponse
à ma grand-mère, leva ses deux mains au ciel et s'exclama en se tapant
fortement sur la cuisse : " Wi, blan-la volé, tann papyé pou embalé on ti
moso kon sa ! 392"
(p.190)
D'un point de vue formel, on notera tout d'abord les différents modes d'écriture dus
au fait que l'orthographe de la langue n'est pas encore stabilisée
393.
Le créole d'Un Plat de
porc... (1967) apparaît souvent comme une variante dégradée du français auquel il
emprunte, sans changement aucun, de nombreuses unités lexicales. Les extraits des trois
autres textes, lesquels sont écrits dans les années quatre-vingt dix, attestent une écriture plus
conforme aux propositions des linguistes, il est toutefois difficile de définir exactement le
système auquel se réfèrent les écrivains
394.
Il ne s'agit pas d'une transcription quelque peu
fantaisiste d'un discours oral, ni d'un simple calque du français, mais bien d'une écriture. Cet
aspect scriptural n'est pas d'une importance capitale pour la compréhension dans la mesure
où les passages en créole occupent, quantitativement, une faible place. Ils sont clairement
392-
Radford traduit ainsi : “ Embrasse le pays pour moi ”, “ Oui, le Blanc est un voleur, autant de papier
pour emballer un petit morceau comme ça. ”
393- M.C. Hazaël-Massieux développe cette question dans le premier et le troisième chapitres de son livre,
Écrire en créole, op. cit.
394- Le système plus ou moins officiel d'écriture du créole est celui du GEREC ( Groupe d'Études et de
Recherches en Espace Créolophone ). “ Le GEREC, à la suite de J. Bernabé, a posé le concept de " déviance
maximale " comme fondamental. Ceci tend à faire du " vrai créole " tout ce qui est éloigné du français ”
précise M.C. Hazaël Massieux (Ibidem, p.52). Elle propose un autre système d'écriture qui, en établissant
une graphie — et non une simple transcription — , unifierait les multiples formes du créole des Petites
Antilles sans s'éloigner systématiquement du français lorsque le rapprochement créole / français permet une
meilleure lisibilité.
séparés du reste du discours ou de la narration. Un Plat de porc... et L'Exil selon Julia
utilise des italiques, les autres textes proposent une traduction en français dans une note
disposée en regard du segment concerné (au bas de la page). Les répliques des deux
premiers corpus de citations sont enserrées dans un discours en français standard, — voire
même en français assez soutenu compte tenu qu'il s'agit d'un registre oral —, caractérisé par
la négation, l'inversion du sujet. Dans les citations du Maître-Pièce, le créole apparaît
comme langue du discours, à l'exclusion de tout autre registre linguistique lorsque l'auteur
souhaite présenter certains traits anecdotiques dans leur contexte d'énonciation. Sa présence
est souvent liée à une situation où prédominent émotion et affectivité : arrivée d'une lettre
venant de France, séparation, retrouvailles... Un même personnage passe du français
standard au créole comme si le trouble qu'il ressentait ne lui permettait plus de s'exprimer
autrement que dans sa langue maternelle, c'est du moins “ l'impression ” ressentie puisque,
dans le discours, les personnages s'expriment à la fois en français et en créole, y compris
ceux présentés comme étant créolophones unilingues. Les conseils, prodigués parfois sous
forme de proverbes, sont également donnés en créole. Une évolution très nette caractérise le
dernier texte de Pineau qui, à la manière de Chamoiseau et de Confiant, joue sur l'alternance
entre créole et français standard pour créer un effet d'humour, voire d'ironie. Il s'agit de
camper le personnage de la grand-mère dans sa langue créole. Envers et contre tous, elle
continue à parler cette langue dont l'usage à l'extérieur de la maison lui est interdit par ses
enfants. Deux tentatives de dialogue — l'une avec la police, l'autre avec des religieuses —,
en soulignant l'incommunicabilité entre les locuteurs, génère un comique de situation
impliquant la dénonciation de l'intolérance des Blancs 395.
Au sein du texte narratif, l'utilisation du créole concerne principalement le lexique.
Son champ lexical est affecté au domaine des coutumes et de la cuisine antillaises, à la faune
395-
Marie-Christine Hazaël-Massieux constate, non sans une certaine sévérité : “ G. Pineau, et quelques
autres, vont reprendre des procédés qui semblent faire leurs preuves puisque Chamoiseau a obtenu le
Goncourt pour Texaco en 1992 ”, “ Les avatars de la littérature en créole ”, Notre Librairie n° 127, juil.-sept
1996, p.25.
et à la flore. Sans faire une étude exhaustive, nous nous attacherons aux mots les plus
significatifs. Le terme “ gros ka ” — “ gwo ka ” en créole — apparaît dans trois textes :
“ Et soudain, ça a été, dans ma tête, une brève et souffreteuse sonorité de
ti-bois chantant sur le fuseau allongé du tambour N'goka. ”
(Plat de porc, p.83)
“ Papa Roro avait tout simplement pris la direction des opération, et ses
ordres scandaient le travail comme un gros " ka" ”
(Maître-Pièce p.116)
“ On dit qu'après le coucher du soleil, ceux-ci dansent et chantent au son
d'un zouk endiablé qui fait concurrence aux ka d'antan.”
(Papillon p.13)
Le terme est partout traduit, mais les modalités explicatives diffèrent. S. et A.
Schwarz-Bart donnent son étymologie et son origine africaine, cela leur permet de justifier
l'orthographe qu'ils emploient. Gisèle Pineau traduit seulement le terme par “ tambour ”
alors que Radford fournit, en note, une longue explication. Le champ lexical de la cuisine
antillaise est très présent. Un Plat de porc aux bananes vertes, qui, ainsi que l'indique son
titre, accorde une large place à la gastronomie insulaire, a recours au français ou au français
régional pour nommer les mets : “ soupe à congo ”, “ boudin aux aromates ”, “ accras
morue ”, “ pois des bois ” (p.217), à l'exception du terme “ Blaff ” cité en créole. A
contrario, Les plats sont majoritairement désignés en créole dans Un Papillon... :
“ doukoum ” (p.56), “ kalalou ”, “ matété ”, “ dombré ” (p.119). Ces mots sont traduits
comme suit : “ gros gâteau à pâte non levée ”, “ plante dont les feuilles sont potagères ”,
“ riz et crabe blanc ”, “ pâte composée de farine et cuite à l'eau ”.
D'une manière générale, le lexique créole est employé dans un contexte où le
locuteur se remémore, seul ou avec d'autres locuteurs natifs, des moments de son enfance
antillaise. Dans Le Maître-Pièce, alors que les expressions et phrases en créole traversent
toutes les petites anecdotes antillaises, nul dialogue en créole n'est présent au sein d'un
passage ayant trait aux vacances de la famille en Provence; l'auteur affirmant cependant : “
[...] ma mère et moi , depuis plus d'une heure, ventilions le silence de notre créole [...] ”
(p.213). Félicie fait néanmoins appel au lexique créole pour désigner des situations
françaises : “ Ceux qui parlaient de la France disaient que là-bas, les gens vivaient dans des
kaloj à poules ” (Papillon, p.32). L'enfant compare aussi le trafic routier de Paris à un
élément de la faune antillaise : “ [les voitures] allaient à Paris, lâchant une fumée noire
comme une encre de chatou ” (p.98).
Le créole est la langue intime ou, plus précisément, le “ patois ” de Mariotte et des
siens
396.
L'héroïne préserve sa langue contre toute tentative de dénigrement. Un
pensionnaire de l'hospice, nostalgique de la colonisation et de ses aventures sexuelles avec
des Antillaises, essaie de lui arracher des phrases. Elle résiste en lui opposant ce qu'elle
nomme elle-même du “ petit nègre ” :
“ Comme d'habitude, il a feint de ne pas me comprendre quand je lui ai
adressé la parole en français de France.
Mais aussitôt que je me fus moi-même traduite en petit nègre, il a dit
d'une mine réjouie : " Y a bon, y a bon, le Sportif apporter missié
Moreau " [...] ”
(Plat de porc, p.31)
L'utilisation du lexique créole dans la narration ou du dialogue en créole dans le
discours opère une distinction entre les deux univers des personnages : l'île natale et la
France de l'exil. Le statut du créole demeure mineur : les notes explicatives ou le marquage
typographique — italiques — établissent une très nette coupure entre les quelques éléments
exogènes et l'ensemble du texte français. Les traductions proposées sont destinées à guider
le lecteur dans sa lecture, à résoudre toute éventuelle incompréhension, à dissoudre toute
396-
Le terme “ patois ” est utilisé par le personnage et les auteurs : “ [elle] saluerait toutes les personnes en
patois ” (p. 212), “ Martiniquais et Guadeloupéens parlent le même patois créole [...] ” (p.223).
opacité. Le Maître-Pièce, pour un lecteur non créolophone mais cependant familier de la
littérature antillaise, se révèle souvent lourdement didactique. Le parti pris de S. et A.
Schwarz-Bart d'éviter les traductions n'implique cependant pas une créolisation du français
mais témoigne d'une volonté de mêler, de manière plus ou moins heureuse, plusieurs
registres linguistiques (français soutenu, standard, oral ou régional) au sein desquels le
créole apparaît souvent comme un saupoudrage quelque peu exotique. Nous souscrivons à
l'analyse de Fanta Toureh selon laquelle “ l'emploi du créole révèle deux tendances de la part
des écrivains: d'une part parer le texte d'un exotisme assez facile, avec ses liaisons, ses
répétitions, son emphase qui imite celle des contes populaires; d'autre part, remanier la
structure du français à partir du créole, cette dernière tendance étant à peine ébauchée dans
le roman. Le défi lancé au français par la narratrice apparaît au bout du compte bien
timoré 397 ”. Seul L'Exil selon Julia, en se dispensant des traductions et en opérant une
véritable créolisation du français, tente de donner à la langue maternelle un véritable statut
littéraire et de mettre en péril, de l'intérieur, la norme française, ainsi qu'en témoigne l'usage
des verbes “ terboliser ”, “ propreter ” et des substantifs “ amicalité ”, “ détestation ”,
fréquemment employés par le groupe de la créolité.
Un écart important se creuse entre le discours des personnages ou de l'auteur
soucieux de créer une écriture antillaise propre à signifier la réalité linguistique de l'exil,
l'attachement au créole langue maternelle et sa réalisation concrète. Il n'y a pas de véritable
travail d'écriture à partir de la langue des immigrés antillais en France, opération qui aurait
pourtant pu se révéler féconde 398. À cet égard, L'Ascension de Moïse, que nous avons
choisi d'analyser séparément pour d'évidentes raisons linguistiques, présente un vrai projet
littéraire et fait preuve d'une exploitation plus fine et plus pertinente des différents registres
de langue 399. La langage de Selvon fonctionne comme un ensemble très cohérent, sans
397-
Fanta Toureh, op. cit. p.33.
Le traitement “ infligé ” au créole se retrouve aussi dans la manière dont Gisèle Pineau présente la
langue parlée par les immigrés arabes. La grand-mère de Mohamed, l'ami de Félicie, élide les pronoms,
transforme les “ e ” muets en “ i ”. Son langage se trouve de ce fait caricaturé.
399- Nous nous référons ici au texte original.
398-
marquages particuliers, sans opposition anglais / créole, sans ruptures de style. Cette
cohérence ne signifie pourtant pas uniformité. L'écriture relève d'un authentique métissage
que souligne Mervyn Morris : “ The characteristic effects of Moses Ascending (as of Moses
Migrating) derive from the surprising combination of styles : archaic and modern; formal,
often stitled, Standard English and casual Trinidad slang, academic phraseology and nonStandard grammar; pseudo-literary affectations, clichés, foreign expressions, all tumbled
together with splendid indecorum [...] ”
400.
Le narrateur-scripteur écrit à partir de son
propre capital culturel : celui d'un Antillais qui a reçu une éducation très sommaire, celui
d'un travailleur immigré. La langue de Moïse est souvent marquée par le sceau de l'oralité :
ajout ou omission des “ s ” aux formes verbales de la première du singulier et de la
troisième, suppression d'auxiliaires, emploi de pronoms sujets à la place des pronoms
compléments. Cependant, Moïse considère que l'acte d'écriture nécessite l'emploi d'un
registre soutenu et se veut fidèle à ce credo, mais bien souvent il ne parvient à orthographier
correctement le vocabulaire savant : “ plinth ” (archaïsme signifiant
“ plinther ”, le substantif “ paradoxal ” se transforme en “ parabox ”
“ socle ”) devient
401.
Son emploi sans
cesse déviant du lexique l'amène également à forger des néologismes, à changer la classe
grammaticale des mots : sur l'adverbe “ grudgingly ” (à contrecœur) est créé le terme
“ grudgedity ”, l'adjectif “ circumspect ” est utilisé comme substantif : “ [...] it was good to
rub shoulders with My People, who had all behaved with the greatest circumspect 402 ”. Ces
déformations engendrent évidemment un effet comique mais elles ne stigmatisent pas un
registre particulier de langue, ni une catégorie sociale spécifique; elles attestent seulement le
délire verbal ou la créativité de Moïse. Selvon fait subir des transformations aux mots
anglais, portant ainsi symboliquement atteinte à “ la langue de la Reine ” selon l'expression
Moses Ascending, introduction, p.XI., op. cit., “ Les effets caractéristiques de L'Ascension de Moïse
(tout comme de Moses Migration) sont dus à l'étonnante combinaison de styles : archaïque et moderne,
formel, souvent guindé, anglais standard et argot désinvolte de Trinidad, phraséologie érudite et grammaire
non-standard; affectations pseudo-littéraires, clichés, expressions étrangères, le tout mêlé dans un splendide
chaos [...] ”
401- Ibidem, p.36 et p.60.
402- Ibidem p.125. Traduction littérale : “ [...] ça m'avait fait du bien de me frotter aux gens de Mon Peuple
qui s'étaient tous conduits avec la plus grande " circonspect ". ”
400-
de Moïse (p.142); il se garde d'orner son texte d'un lexique antillais susceptible d'une
interprétation exotique. Le texte peut être lu à plusieurs niveaux en fonction des
compétences linguistiques et des connaissances culturelles des lecteurs.
La traduction française de l'œuvre tend pourtant à introduire des éléments exotiques,
signe peut-être d'une recherche tenace de couleur locale chez les lecteurs français. Dès la
première page, Galahad gratifie Moïse d'un salut typiquement créole : “ Sa ou fè Moïse ”, or
le texte original emploie une banale formule de salutation commune au monde angloaméricain : “ Hello ” 403. Dans le même sens, la traduction des termes et expressions fautives
accentue l'effet caricatural ou comique de l'erreur : “ plinther ” est traduit par “ la piédestale
” (p.52) — le néologisme inventé par Moïse se trouve ainsi réduit à une simple faute de
genre —, “ parabox ” par “ paradorsal ” (p.83), “ circumspect ” par “ circonspiction ”
(p.168). Le Moïse traduit en français est manifestement plus inculte — parfois jusqu'à la
caricature — que celui de Samuel Selvon qui parvient, sous la plume avisée de son créateur,
à élaborer un langage original et savoureux coïncidant parfaitement avec la réalité qu'il
décrit.
La présence de quelques phrases en créole et le recours à différents registres mimant
l'oralité antillaise n'est pas un gage d'authenticité. Les problèmes d'inscription dans le langage
du réel de l'exil antillais rejoignent ceux qui se posent à tous les auteurs antillais. “ Écrire en
créole sous domination silencieuse ne fait pas exister par l'écriture mais par la posture que
confère l'utilisation d'une langue dominée — perçue indigne, sans avenir — dans un projet
littéraire ” affirme Chamoiseau 404.
403-
À ce propos, la justification de la traductrice semble particulièrement étonnante : “ Moïse n'est pas allé
à l'école, sa grammaire et son orthographe s'en ressentent. Il écrit comme il parle. Il truffe son récit
d'expressions ou de tournures créoles. C'est ainsi que le lecteur européen découvrira que le " Noir " désigne
ses congénères par le mot solex..., " quelque chose " devient un bitin (dérivé de butin), " Salut " se
transforme en Sa ou fè..." ” (Moïse, p.II). Une note précise que ces “ expressions [sont] empruntées au créole
des Antilles. Dans l'édition anglaise de Moses Ascending à laquelle nous nous référons, aucun des termes
précédemment cités par la traductrice n'est présent en créole. Quant au terme traduit par “ solex ”, il s'agit
tout simplement de “ darkies ” qui l'on pourrait traduire plus pertinemment par “ négros ”.
404- Patrick Chamoiseau, “ Écrire en pays dominé ”, La Nouvelle Revue Française, n° 516, janv. 1996, p.68.
Ce défi auquel est aujourd'hui confrontée la littérature antillaise est probablement
encore plus difficile à relever pour les romanciers antillais de l'exil ou ceux écrivant des
romans sur l'exil. Il reste un espace à capter, un espace symbolique de l'écriture à investir, à
habiter, à construire, lequel rencontre la construction d'un autre espace lui aussi fortement
dépendant du réel qui le sous-tend : les territoires des exilés. Les migrants forgent-ils leurs
propres manières d'habiter ou sont-ils condamnés à hanter l' “ inhabitable 405 ” ? Sous quelles
formes se manifeste cet “ inhabitable ” ?
405-
Georges Perec, Espèces d'espaces, op. cit., p.120.
CHAPITRE 3
DES “ESPÈCES D'ESPACE ”
I- Les lieux de l'exilé
1- Une géométrie de l'exclusion
La diversité géographique et culturelle des pays de l'exil — Angleterre, France et
Canada — est peu présente dans les textes. Ces nations sont essentiellement désignées
comme des entités homogènes qui, y compris dans les œuvres francophones, sont des
antithèses du pays natal. Dans Le Maître-Pièce, la métropole est représentée par une carte.
Avec son “ nez crochu, la Bretagne, et [sa] bouche édentée, l'estuaire de la Gironde ”, elle
symbolise pour l'enfant Daniel la sorcière France qui a ravi son grand-père à sa famille
(Maître-Pièce, p.160). Pour Selvon, V.S. Naipaul et Bissoondath, l'exiguïté insulaire
s'oppose à l'espace de la migration. Ce dernier fait référence à sa propre appréhension de la
différence spatiale : “ J'avais grandi sur une petite île, et il s'est écoulé un certain temps avant
que je puisse avoir une représentation adéquate de la seule étendue de ce pays. C'est avec
lenteur que l'esprit s'approprie l'idée d'une telle immensité [...] La superficie du pays suffisait
à donner une impression de richesse 406 ”, mais son roman ne fait quasiment aucune allusion
au vaste espace canadien et à ses régions. Raj évoque simplement le Québec que Madame
Perroquet, sa logeuse, a dû quitter, échangeant sa “ langue contre un boulot ”, pour venir
gagner sa vie à Toronto (Casaquemada, p.187). De même, dans L'Ascension de Moïse,
l'ouest des Midlands, (“le pays noir ”), est la région dont est originaire Bob, le valet de
Moïse. Ralph voyage en Angleterre et en Europe mais la nature, la destination et la durée de
ces voyages ne sont pas spécifiées. Daniel, Félicie et l'auteur de L'Exil selon Julia font
l'expérience d'une France régionale — d'une France “ profonde ” — au cours de vacances
familiales dans la Drôme et dans la Sarthe. Seule L'Énigme de l'arrivée explore véritablement
une région rurale de l'Angleterre : le Wiltshire. Les régions sont éclipsées au profit d'un
autre espace qui prédomine dans les textes et leur confère leur véritable cadre spatial : la
406-
Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit., p.34.
capitale — Londres, Toronto ou Paris —, mégalopole dans laquelle vivent les migrants.
Cette dernière apparaît comme une synecdoque de la nation, elle désigne et signifie le pays
de la migration auquel elle se substitue. Au sein de cet espace urbain, se dessinent des
territoires, des enclaves propres aux exilés, lesquels présentent des caractéristiques
communes quels que soient le texte envisagé et la période historique qu'il reflète.
Les narrateurs des Hommes de paille, d'une partie de L'Énigme de l'arrivée et de
Retour à Casaquemada occupent une chambre d'étudiant dans une modeste pension de
famille. Ralph et V.S. Naipaul partagent des conditions de vie similaires. L'un résidant à
Kensington Street, l'autre à Earl Court. La chambre de Raj, lors de son arrivée à Toronto, a
pour décor “ un terrain à l'abandon où traînaient des vieux jouets, où rouillaient des
meubles de jardin ” (Casaquemada, p.186). Elle n'est pas précisément localisée,
contrairement au second lieu où le personnage déménage : une autre pension située “ non
loin de Bloor Street et de Bathurst ” (p.265), dans un quartier populaire de Toronto. Les
difficultés à se loger que rencontre José, le personnage principal de Quand la neige aura
fondu de Joseph Zobel
407,
reflètent assez fidèlement les conditions de vie des étudiants
antillais dans le Paris de l'après-guerre. Après avoir désespérément cherché une chambre
dans la capitale où règnent encore pénurie et restrictions alimentaires, il échoue dans une
maison close désaffectée que le Ministère des colonies à réquisitionné comme foyer pour les
étudiants des colonies. Seul le Moïse de L'Ascension est propriétaire d'une maison
individuelle à Shepherd's Bush, un quartier pauvre de Londres. Mariotte est cloîtrée dans un
asile pour vieillards, rue d'Arvaz, à proximité de l'église Notre-Dame-Des-Champs. L'enfant
Daniel habite dans l'appartement familial de la rue Primatice, Félicie et la narratrice de L'Exil
selon Julia demeurent dans un logement d'une cité de la banlieue parisienne. La logique de
l'organisation de l'espace des migrants relève de l'emboîtement et de l'opposition
horizontalité / verticalité. L'emboîtement, répondant au modèle des poupées russes, est
407-
Joseph Zobel, Quand la neige aura fondu, Paris, Éd. Caribéennes, 1979.
ostensiblement affiché et caricaturé dans Un Papillon dans la cité. À son arrivée en France,
dans les années quatre-vingt, la petite fille découvre son nouvel univers :
“ Il [le beau-père] s'est garé face à un grand bâtiment gris, frère jumeau
d'une ribambelle au garde-à-vous devant une longue route et des
parkings.
— C'est le nôtre, le 3. Mets ce chiffre dans ta tête, Félicie. 3.3.3. Escalier
B.B.B. C'est facile, hein ! Bâtiment 3, escalier B... ”
(pp.31-32)
Tous les personnages de “ La cité ” vivent eux aussi “ dans ” des numéros : la
gardienne du petit frère habite “ bâtiment 4, escalier E, porte 3005 ” et son ami Mohamed, “
bâtiment 5, escalier H, porte 8002 ” (pp.53-54). La caractérisation de l'espace et sa
définition se veulent conformes à la réalité sociologique des grands ensembles des banlieues
parisiennes. Une géométrie de la peur et de la dégradation s'immisce au creux de cet espace
: les boîtes à lettres sont défoncées, certains bâtiments sont le repère de la drogue, de la
déliquescence et de la misère. Le collège lui-même, nommé “ le caveau ”, n'échappe pas à la
dramatisation.
Quatre lieux, à la fois spécifiques à l'exil et emblématiques, retiendront notre
attention : l'asile de Mariotte, la maison de Moïse, le Wiltshire du narrateur de L'Énigme et
le paquebot “ Colombie ”, lieu flottant entre la Martinique et la France.
2- L'asile : locus terribilis de la réclusion
À la différence des espaces des autres œuvres, l'asile dans lequel Mariotte finit ses
jours n'est pas en lui-même un lieu d'émigration, cependant la narratrice emploie le mot
“ exil ” pour désigner sa situation (Plat de porc, p.43) et l'hospice incarne pour elle l'espace
absolu de cet exil. Elle le définit comme “ son domicile légal [...] une espèce de lieu où la
communauté des hommes achève les vieillards en excédent ” (p.208). La représentation
réelle et symbolique de l'asile est tragiquement signifiée par le nom qui sert à le désigner : “
le trou ”, métonymie de la tombe : “ Je leur ai tout révélé, aux chères ombres de mon village
[...]: comment les Blancs d'ici jetaient leurs parents tout vifs dans la mort [...] Comment ils
s'y prenaient, leur coupant un à un tous les ponts, jusqu'à l'hospice [...] Il faut sauter ! ...
Même si l'on constate, au dernier moment, qu'il n'y a pas d'eau pour vous recevoir,
simplement un trou creusé en terre !....” (p.139). À l'intérieur du “ trou ”, le territoire des
femmes est distinct de celui des hommes et se dessine l'espace de la “ morgue ” : l'infirmerie
où séjournent les pensionnaires les plus atteints et dont ils ne reviennent jamais.
Les auteurs précisent que leur œuvre “ s'efforce à un certain réalisme ” et qu'ils ont
consulté “ une presse abondante, ces dernières années, sur la condition des vieux ”
(“ Notes ”, p.223). En effet, la peinture de la claustration en milieu gériatrique est fidèle à la
triste réalité, en particulier à celle des années soixante. Toutefois, la composition de l'espace
obéit aussi à d'autres modèles. Prison, mouroir, l'asile est un lieu concentrationnaire. Il est
coupé du monde extérieur. Les hommes de la rue, qui feignent de méconnaître sa présence,
y voient “ une caserne de pompiers ou quelque chose d'approchant; et pour ceux qui
savaient, pour les bonnes gens du voisinage, n'était l'hospice qu'une tumeur poussée à la
frontière de leurs avenues brillantes de santé [...] ” (p.158). Pour ceux du “ trou ”, les murs
d'enceinte tracent une tangible ligne de démarcation entre intérieur et extérieur, cauchemar
et réalité. Ils annihilent toute autre forme de vie.
Le signifié concentrationnaire de l'asile n'est pas dû au seul fait de son isolement, il
est aussi suggéré par la présence constante de violences réelles et symboliques : agression
nocturne du verre d'eau qui asperge Mariotte, agression diurne de la lumière réveillant les
pensionnaires. L'intimité de l'être se trouve mise à nu, dévoilée sans pudeur. Les corps
exposent leurs déformations, la sexualité y est vécue sur un mode sordide. Le règne des
viscères impose sa puanteur. Les êtres égarent leur identité, ils sont désignés par des
numéros : Mariotte devient “ la quatorze ”, elle se nommera elle-même “ la quelconque ” à
la fin de ses “ Cahiers ”. Elle perd aussi sa couleur qui, au sens propre, se déteint et, au sens
figuré, symbolise l'effacement de sa négritude. Signe d'une ultime résistance de l'humanité,
une économie de survie se met en place entre les pensionnaires : échange de menues denrées
(friandises, mégots, verres de vin) ou d'aides et de services mutuels. Le “ trou ” est le
territoire d'une agonie collective et infinie qui n'est comparable à aucune autre agonie. Celle
du Christ, dont la croix se dresse sur les murs de cet asile catholique, n'est que la “ modeste
aventure de Jésus [qui] prête à commentaires attendris ” (p.57). Derrière cette peinture
d'une humanité souffrante, absurdement souffrante, dont les terribles épreuves,
contrairement à la passion du Christ, ne servent à rien, ne rachètent rien, se profile l'écho
d'autres souffrances : souffrances mêlés du peuple juif et du peuple antillais 408.
Dans un article intitulé “ André Schwarz-Bart, peintre de la négritude ”, L. Van Delf
écrit : “ S'il est vrai que plus d'un grand créateur recèle, au tréfonds de sa sensibilité et de sa
mémoire, une image archétypique, une blessure première, que l'art seul a le pouvoir
d'exorciser, de transformer en ferment de beauté, le camp, l'univers concentrationnaire, voilà
à coup sûr le fantasme personnel, le noyau générateur de l'œuvre de Schwarz-Bart. Ses
livres parlent encore des Juifs, quand ils paraissent parler des Noirs
409
”. Pour étayer ses
propos, l'auteur cite André Schwarz-Bart. Ce dernier avoue que “ depuis 1945 [...] la plus
grande part de [sa] vie intellectuelle se déroule sous le signe du monde concentrationnaire
[mais qu'il n'en a] jamais dit un mot 410 ”. L'hospice, dans cette optique, serait l'écriture
contournée, détournée, de l'espace concentrationnaire, l'expression d'une blessure autrement
indicible. La souffrance juive serait l'emblème de la souffrance humaine. Le double exil de la
vieille antillaise en France et dans un asile parisien serait le prétexte inconscient pour accéder
408-
On notera quelques références directes à la Shoah : allusions aux camps de concentration à travers le
discours révisionniste d'une pensionnaire : “ [...] leurs crématoires, c'étaient des couveuses ? ” (p. 78); “ [ les
] bonnes âmes tueuses de Juifs ” (p.165); “ le cher Moritz Levy ” (p.187), personnage du Dernier des Justes
d'André Schwarz-Bart.
409- Louis Van Delf, “ André Schwarz-Bart, peintre de la négritude ”, Négritude africaine, négritude
caraïbe, Centre d'Études Francophones de l'Université Paris-Nord, Éd. de la francité, 1973, p.134.
410- Ibidem, citation extraite d'Histoire d'un livre.
à cet indicible de la tragédie juive. Pour pertinente qu'elle soit, cette hypothèse se heurte à ce
qu'Umberto Eco nomme “ les limites de l'interprétation ”. En effet, “ l'intentio
operis 411 ” — ce que dit le texte indépendamment des intentions de son auteur — ne peut,
dans cette œuvre écrite à deux mains, être réduit à la seule présence du “ fantasme
personnel ” d'André Schwarz-Bart. La secrète alchimie que génère le processus de double
écriture ne permet pas de départager nettement les intentions — conscientes ou
inconscientes — de chacun des auteurs. La construction et la description de l'espace asilaire
outrepassent indéniablement le réel de l'exil et celui de l'hospice, lieu conçu comme l'ultime
parachèvement de l'exil. Elle s'inspire à la fois de la réalité sous-jacente de l'espace
concentrationnaire qui, en permanence, affleure à la surface du texte, mais elle s'inspire aussi
de la déportation des Africains vers les Antilles. En effet, des parallèles très nets se tissent
entre la description de l'hospice et celle de la cale négrière que nous avons analysée dans la
première partie de notre étude. Pour toutes ces raisons, l'hospice n'est pas seulement une
prison mais un véritable lieu d'exil, sans doute l'un des plus tragiques loci terribilis qu'ait
créé la littérature antillaise. Il peut seulement être comparé à un autre asile : celui où échoue
Antoinette Cosway, personnage de La Prisonnière des Sargasses de la romancière Jean
Rhys 412. Semblable à Mariotte, la jeune femme perd la maîtrise du temps et de l'espace.
Sombrant dans la folie, elle refuse même de croire qu'elle vit réellement en Angleterre : “
Cette maison de carton-pâte où je me promène la nuit n'est pas l'Angleterre ” dit-elle
413.
Moins hostile, l'Angleterre de Selvon se réduit pour Moïse à une bien curieuse maison.
3- L'expulsion du “ chez-soi ”
411-
Umberto Eco, Les Limites de l'interprétation, op. cit. p.29.
Jean Rhys, La Prisonnière des Sargasses, Gallimard, Paris, 1996 (première édition, Wide Sargasso Sea,
Londres, 1966).
413- Ibidem, p.227.
412-
Sur un mode carnavalesque, inspiré du roman picaresque, Selvon élabore un lieu
symbole, un microcosme de l'immigration : la maison de Moïse qui est le pivot du roman,
l'axe métaphorique d'une situation sociale, historique et politique. Cette baraque décrépite
vouée à une proche démolition est conçue par son propriétaire comme une retraite, un
espace privé où il entend écrire sereinement ses mémoires. Dès le début du roman, ce projet
est contrarié par l'irruption de Galaad qui installe dans le sous-sol de la maison des membres
du Black Power et leur infrastructure militante. Par ailleurs, Moïse entreprend de louer les
chambres de sa propriété : “ Toutes les questions de gérance étaient réglées par mon fidèle
Vendredi, un immigrant des Midlands, répondant au nom de Bob, qui était venu chercher
fortune à Londres ” (Moïse, p.11). La maison se remplit progressivement, à la fois
verticalement et horizontalement. Moïse et le Black Power occupent les deux extrémités du
bâtiment, les autres locataires se partagent les chambres des étages intermédiaires.
L'organisation spatiale de la maison épouse étroitement l'ordre social officiel. Le titre de
l'œuvre se doit d'être lu littéralement : il signifie concrètement l'accès, à partir de la cave
dans laquelle vivait le Moïse de The Lonely Londoners, aux étages supérieurs de la
bourgeoisie. Cet ordre spatial et social se fissure rapidement. Faizull, un immigré
pakistanais, transforme la maison en foyer d'hébergement pour immigrés clandestins et
associe autoritairement Moïse à son entreprise. L'espace vital du propriétaire commence
alors à se réduire : la chambre de Bob est laissée aux immigrés, le serviteur s'installe avec
Moïse. Lors de la dernière arrivée de clandestins, Moïse et Bob sont contraints de céder
l'intégralité de l'appartement et de se réfugier dans la chambre de Galaad. L'expulsion de
Moïse est parachevée à la fin du roman. Bob prend femme, s'arroge l'appartement de son
maître, puis Brenda, la jeune militante du Black Power, s'octroie la nouvelle chambre de
Moïse en échange de son galetas dans le sous-sol. Cette dégringolade, dont les étapes sont
clairement scandées, génère un comique de situation derrière lequel se cache la réalité du
migrant : l'impossibilité de construire un espace intime et privé.
Toujours précaire, carnavalesque ou tragique dans ses représentations extrêmes, le
foyer des migrants n'est jamais un espace heureux. Il s'oppose radicalement à l'espace
matriciel de la théorie bachelardienne, celui d'une maison qui “ évince des contingences [...]
multiplie ses conseils de continuités [...] maintient l'homme à travers les orages du ciel et les
orages de la vie
414
”. L'enracinement au creux du lieu domestique est une chimère
inaccessible pour l'exilé. Cependant, si selon la formule de Heidegger, “ Être homme veut
dire : être sur terre comme mortel, c'est-à-dire : Habiter
415
”, quelle est la possibilité
d'habiter qui est laissée au migrant ? Faut-il créer et reconstruire, par les voies de
l'imaginaire, la terre d'accueil ainsi que tente de le faire le narrateur de L'Énigme de
l'arrivée ?
4- Une migration à la campagne
“ De façon significative et contrairement à la plupart de ses compagnons
d'immigration, V.S. Naipaul a choisi d'habiter une Angleterre pastorale, une Angleterre de
manoirs et de rivières ” écrit Salman Rushdie
chronotope
417
416.
La campagne du Wiltshire constitue le
du texte, chronotope majeur et englobant qui donne au récit son cadre
spatio-temporel. Le séjour de V.S. Naipaul dans le Wiltshire est présenté à la fois comme
une parenthèse et une “ seconde enfance ”. Le narrateur y accomplit une longue et lente
promenade, un déplacement presque immobile grâce auquel il s'applique à reconstituer les
différentes étapes du temps historique. Ainsi le paysage révèle-t-il une infinité de strates que
l'imagination du promeneur fouille et détecte. Amesbury, la ville la plus proche, renvoie le
414-
Gaston Bachelard, Poétique de l'espace, Paris, P.U.F, 1984, p.26.
Martin Heidegger, “ Bâtir habiter penser ”, Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958, p.173.
416- Salman Rushdie, Patries imaginaires, op. cit. p.165.
417- “ Nous appelerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par "espace-temps" : la corrélation
essentielle des rapports spatio-temporels telle qu'elle a été assimilée par la littérature [...] Ce qui compte pour
nous, c'est qu'il exprime l'indissolubilité de l'espace et du temps (celui-ci comme quatrième dimension de
l'espace). ”, Mikhaïl Baktine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1987 p.237.
415-
narrateur à l'époque médiévale : “ [...] il y avait une abbaye et peut-être aussi les vestiges du
couvent où s'était réfugiée Guenièvre en venant de Winchester-Camaalot après la dispersion
de la Table ronde du roi Arthur ” (Énigme, p.253). De même, les oies de Jack ne sont pas
seulement l'incarnation de la pérennité des coutumes paysannes mais réfléchissent le trajet
des oies antiques qui cheminaient “ depuis la province de Gaule jusqu'à Rome ” (p.28). La
rêverie du promeneur se plaît aussi à envisager des époques encore plus lointaines, suit le lit
d'un ancien fleuve “ qui appartenait presque à une autre ère géologique ” (p.39). L'antiquité
du paysage rural coïncide avec le fantasme d'enracinement qui caractérise V.S. Naipaul.
Ce dernier s'attache à décrire tout ce que l'exil lui interdit d'être. C'est pourquoi la
figure de Jack, son double inversé, s'impose comme un symbole obsédant de la stabilité et de
la force tranquille. Jack fait corps avec son paysage, “ sa vie m'apparaissait authentique,
enracinée, adaptée ” dit-il (p.24). Indissociable du personnage, le jardin est un chronotope
interne à celui de la campagne du Wiltshire. Jack cultive sa terre et se satisfait de sa
condition. Version antillaise du Candide de Voltaire, le narrateur souhaiterait lui aussi
cultiver son jardin mais c'est justement sa qualité — son fardeau — d'étranger qui le lui
interdit. Il ne cesse d'insister, de façon significative mais terriblement répétitive, sur son
étrangeté qui génère un malaise, “ une sensibilité à vif ” (p.28), et une profonde incongruité:
“ [...] j'étais aussi embarrassé d'être ce que j'étais, un intrus, non pas d'un autre village ou
d'un autre comté, mais d'un autre hémisphère ” (p.400). Un lien étroit s'établit entre le
changement, la dégradation, voire la dévastation du paysage, termes leitmotive du récit, et
sa présence dans la région. Le paysage bucolique de l'Angleterre pastorale, érigé au rang de
locus amœnus ne saurait échapper aux dégâts de la modernisation. Jack meurt, son jardin
demeure en friche, sa maison est détruite. Les pensées du narrateur, dans la troisième et la
quatrième parties du récit, s'attachent alors à d'autres personnages, eux aussi apparemment
immuables : le jardinier Pitton, le propriétaire du manoir. Mais cette seconde écriture du
séjour dans le Wiltshire, lourde d'intertextualité interne et qui trame une réécriture de la
première partie du texte, est résolument marquée par le deuil. Paysage mental et paysage
rural coïncident étroitement, l'un et l'autre se révélant mutuellement. Au jardin de Jack,
emblème de la stabilité, se substitue un autre lieu : le “ rebut ” de Pitton (“ refuse ” en
anglais) qui est aussi un “refuge ”.
“ Pitton baptisait " refuge du jardin " ce cimetière végétal, cette
décharge, et il mettait une certaine ingéniosité à trouver ou créer ces
" refuges " cachés mais inaccessibles. Ainsi Pitton employait-il ce mot; je
crois qu'il avait deux ou trois de ces refuges à différents endroits. Rebut,
refuge : ces mots n'avaient aucun rapport. Mais l'emploi que faisait
Pitton de " refuge " recouvrait étonnamment bien les deux à la fois. Son "
refuge " ne désignait pas seulement les "rebuts ", il contenait en plus
l'idée d'association, pas du tout aberrante, à un abri, un asile, une
cachette des choses qu'il est plus convenable de repousser à l'écart de la
vue et de la pensée. ”
(p.255)
La mise en vente du manoir signe la fin du séjour du narrateur dans le Wiltshire. La
tentative d'ancrer son exil sur le territoire de l'autre échoue. Ce séjour rural n'aura été qu'une
parenthèse, de même qu'il constitue un exemple atypique dans la littérature antillaise de
l'exil. “ [...] la campagne n'existe pas, c'est une illusion 418 ” écrivait Georges Perec, lui aussi
profondément marqué par le sentiment d'exil. Les lieux de l'exilé sont souvent des “ nonlieux ”, ce sont la mémoire individuelle et la mémoire collective qui leur confèrent leur statut
emblématique, les intègrent à une géométrie mentale spécifique. Ainsi en est-il du paquebot
“ Colombie ”, monde reliant deux mondes.
5- Le “ Colombie ” : lieu flottant de la mémoire migrante
418-
Georges Perec, Espèces d'espaces, op. cit. p.83.
Le paquebot “ Colombie ”, qui relia jusqu'aux années soixante-dix Fort-de-France au
Havre, est un lieu symbolique. Il apparaît dans Quand la neige aura fondu, Le Maître-Pièce,
Tout-monde et L'Exil selon Julia. A priori, ce paquebot pourrait correspondre à la définition
du “ non-lieu ” donnée par Marc Augé : “ [...] par " non-lieu " nous désignons deux réalités
complémentaires mais distinctes : des espaces constitués en rapport à certaines fins
(transport, transit, commerce, loisir) et le rapport que les individus entretiennent avec ces
espaces 419 ”. Le non-lieu, selon le sociologue, est produit par ce qu'il nomme la
“ surmodernité ”, il génère solitude et similitude. Bien que destiné au transit, le
“ Colombie ”, en lequel on peut voir une métonymie du paquebot transatlantique, est
toutefois un lieu intense de contacts entre les différents passagers et, surtout, entre les jeunes
Antillais voyageant dans les plus basses classes. Sa grande époque est celle de l'après-guerre,
période durant laquelle José, le personnage principal de Quand la neige aura fondu et
Raphaël Targin, personnage de Tout-monde partent étudier en métropole. L'un et l'autre
sont les récepteurs de la mémoire personnelle de leur auteur, c'est sans doute la raison pour
laquelle le “ Colombie ” occupe également une place importante dans l'espace textuel : le
roman de Zobel s'ouvre et se clôt sur un départ, celui de Glissant intitule “ Colombie ” un de
ses chapitres. Le voyage dans la cale du bateau rappelle à Raphaël Targin un autre voyage,
celui de ses ancêtres déportés vers les Antilles. Radford — qui évoque également “ Le
Flandre ” — et Gisèle Pineau font référence à des trajets effectués dans les années soixante :
ceux des deux grands-mères des narrateurs et de la famille de l'enfant Daniel. Alors que
l'auteur de L'Exil selon Julia ne décrit aucunement la traversée, insistant uniquement sur
l'arrivée tragique de Man Ya qui “ fait un signe de croix, met un genou à terre, et puis pleure
à tomber ” (Julia, p.48), Radford fait des paquebots des lieux de la mémoire des Antillais de
l'immigration : “ N'est-il pas naturel que ces paquebots, carrefours mouvants de populations
en transit, faisceaux de courants migratoires, relèvent d'abord d'une mémoire collective ?
419-
Marc Augé, Non-lieux - Introduction à une anthropologie structurale de la surmodernité, Paris, Éd. du
Seuil, 1992, p.118.
Une mémoire dont je suis le dépositaire obligé, ces îles flottantes étant, à l'époque, les seuls
traits d'union entre le rivage d'ici et celui de là-bas ” (Maître-Pièce, p.20). Glissant
mentionne, avec une certaine nostalgie la disparition du “ Colombie ”, remplacé par l'avion :
“ [...] le vieux Colombie comme un éléphant d'Afrique était allé mourir tranquille dans un
cimetière de bateaux, portant ses ancres peintes comme autant de défenses d'ivoire verdi [...]
” (Tout-monde, p.389).
L'enterrement du “ Colombie ” marque la fin d'une époque. Dès lors, le
transatlantique devient lieu de mémoire. Dans le même temps, s'abolit le “ non-lieu ” de son
arrivée — Le Havre — et émerge d'autres “ non-lieux ” de l'exil : la salle d'embarquement,
l'avion. La ville du Havre, contrairement à la traversée maritime, correspond bien à la
définition du “ non-lieu ” donnée par Marc Augé. Ville de transit, lieu de passage obligé
pour l'Antillais qui y prend le train pour Paris, elle est, dans Tout-monde “ un énorme ramas
de rails, où il avait fallu reconnaître le bon, celui qui menait à la gare Saint-Lazare ” (p.153).
Elle condense le pathos de l'exil chez Radford : “ Ville haïssable [...] aujourd'hui encore j'ai
peine à croire que le mot " hâvre " puisse être symbole de repos, quiétude de retour ” (p.19).
Dans la littérature antillaise la plus récente se précisent ces “ non-lieux ” de l'émigration et
de la “ surmodernité ” : “ Boeing 747 où on vous traitait presque comme un bétail ou une
cargaison ” (Tout-monde, p.274), l'aéroport d'Orly “ aujourd'hui un centre banal de triage
pour voyageurs convoyés sans ménagement vers leurs destinations sinon leurs destinées ”
(p.390).
Il n'est pas certain que l'écriture littéraire puisse faire accéder ces “ non-lieux ” au
statut de lieux de mémoire, bien que l'aéroport, ainsi qu'en témoigne Retour à Casaquemada
soit un espace emblématique de l'exil. Ces “ espèces d'espaces ” de la migration témoignent
du fait que le migrant est condamné à cristalliser son être et sa mémoire dans des espaces
privés de leurs sources essentielles que sont le pays natal, le berceau familial, le grenier des
souvenirs qu'évoque Perec. Il habite un espace solitaire : celui de la perte, un lieu
artificiellement solidaire tissé de plusieurs migrances où l'altérité est questionnement
permanent.
II- Figures de l'altérité
1- Regards antillais sur le pluralisme ethnico-culturel 420
La rencontre avec d'autres migrants est présente dans presque tous les textes. Les
relations qui unissent les narrateurs de V.S. Naipaul aux autres migrants, en majorité issus
des pays du Commonwealth et de l'Europe du Sud, sont assez cordiales. Lieni, la Maltaise
des Hommes de paille et son double, Angela, une Italienne du sud, dans la seconde œuvre,
sont des confidentes 421. Ralph, à son arrivée à Londres, souhaite vivre pleinement son rêve
de liberté. Il multiplie ses aventures féminines avec des étrangères françaises ou nordiques
mais se méfie de tous les particularismes culturels, de toutes les images du pays natal dont
420-
Par souci d'éviter tout anachronisme, nous n'utiliserons pas le terme “ multiculturalisme ” pour désigner
des situations antérieures à l'apparition de ce terme — 1971. Cependant, nous ne réduirons pas le champ
opératoire du terme à son seul pays d'origine.
421- Angela, personne réelle, a très probablement inspiré la création du personnage de Lieni dans Les
Hommes de paille. Chronologiquement, dans l'oeuvre littéraire, Lieni apparaît cependant avant Angela.
ses conquêtes tentent de lui infliger le récit : “ Je n'avais aucune envie, même en imagination,
de jamais pénétrer dans leur ferme normande, ni leur appartement à Nassjo, prononcé
Neshway, ni leur maison plantée sur les rochers du fjord sorti du manuel de géographie. Je
n'avais aucune envie d'entendre parler du lien qui les unissait à ces lieux [...] ” (Hommes,
p.33). Le narrateur-auteur de L'Énigme, lui aussi soucieux de préserver son autonomie,
défend une position beaucoup plus tranchée qui ne relève pas uniquement du simple
individualisme. La présence des immigrés dans le Londres de l'immédiat après-guerre
marque la fin d'une période et modifie sa conception toute coloniale de la grandeur de
l'Angleterre : une nation blanche, fière de sa civilisation et de sa suprématie, fleuron de
l'Empire. Il avoue : “ J'avais l'impression que la maison n'était plus habitée de la manière
prévue par le constructeur ou le premier propriétaire [...] j'avais l'impression que son statut
dans le monde avait baissé ” (p.168). Ce changement engendre une déception qui traverse
toute l'œuvre :
“ Les villes comme Londres allaient changer. Elles allaient cesser d'être
des villes à caractère plus ou moins national [...] Elles allaient accueillir
tous les peuples barbares de la terre, les gens de la forêt et du désert,
Arabes, Africains, Malais, en quête de savoir, de manières, de produits
prestigieux et de liberté. ”
(p.183-184)
Fortement empreinte d'ethnocentrisme, cette assertion traduit assez fidèlement la
vision du monde de V.S. Naipaul, sa peur du changement, son mépris parfois flagrant pour
les peuples jugés “ barbares ”. George Lamming, dans The Pleasures of exile, l'avait accusé
de chercher refuge dans la satire 422. Il est difficile de savoir si les prises de position de
l'auteur s'effectuent au premier ou au second degré.
422-
George Lamming, The Pleasure of exile, Londres, Éd. Michael Joseph, 1960, (ouvrage épuisé), cité
Robert D. Hammer, Critical Perspectives on V.S. Naipaul, Londres, Éd. Heineman, 1979, p.292.
Pour Selvon, les migrants sont a contrario l'élément central de la création
romanesque. Il utilise la caricature humoristique pour traduire les nombreux et épineux
problèmes de cohabitation qui surgissent au cœur du réseau de Pakistanais clandestins. La
question alimentaire, aléa non négligeable de la diversité religieuse des Indiens, est pour son
personnage une véritable quadrature du cercle : “ Il y en a qui sont végétariens. Il y en a qui
mangent pas de viande. Il y en a qui mangent de la viande mais pas de cochon. Certains
mangent du cochon mais pas de boeuf. Et les plats doivent être séparés ” (Moïse, p.115).
Moïse découvre aussi avec stupeur les us et coutumes des Indiens :
“ Trois d'entre eux, tournés vers l'est et La Mecque, faisaient des
salamalecs. Un autre était contre le mur opposé, comme s'il s'était mal
tenu en classe et que le maître l'ait puni. Un autre, recroquevillé, avait
les deux mains jointes et serrées comme s'il jouait de l'harmonica, mais
en y regardant de près, on voyait qu'il fumait; il mettait la cigarette à son
nez et expirait par la bouche. Un autre debout sur la tête, avait du monde
une vision de ver de terre. ”
(p.117)
À l'instar des descriptions des Français réalisées par le Persan de Montesquieu, le
portrait des Pakistanais que Moïse élabore atteint son but en feignant la naïveté et
l'ignorance. Les pratiques religieuses sont suggérées par des comparaisons avec des
situations triviales garantes d'un effet comique. C'est avec la même candeur apparente que
Moïse décrit le salut des membres du Black Power : “ Quand j'ouvre ma porte, voilà que
Galaad lève la main droite en l'air le poing serré, comme s'il allait me flanquer une beigne, et
que paradoxalement il dit : — Paix, mon frère. Le Noir est beau ” (p.19)
423.
Antillais
d'origine indienne, Selvon traite avec un humour décapant deux revendications identitaires
auxquelles il pourrait être assimilé mais qu'il ne partage pas : la religiosité indienne et le
423-
Le texte original dit : “ [...] Galahad raise his right hand up in the air making a fist of his fingers as if
he going to bust a cuff in my arse ”, littéralement : “ me flanquer un coup dans le cul ”
militantisme noir, mais les immigrés de Selvon ne sont perçus qu'à l'aune du regard de Moïse
et non à celle de son auteur.
La représentation du pluralisme ethnique et culturel dans le texte de Bissoondath est
plus complexe. Elle renvoie à une brûlante actualité : celle du multiculturalisme canadien que
nous avons déjà mentionnée dans notre approche historique. Un jeu d'échos se tisse entre la
fiction et Le Marché aux illusions, publié six ans plus tard. Selon ses propres termes,
Bissoondath avait pour mission d'écrire un essai “ très personnel 424 ”. Fermement hostile au
multiculturalisme tel qu'il est défini et pratiqué, il l'accuse de créer des ghettos ethniques et
culturels, de favoriser le repliement identitaire, et d'empêcher toute intégration des nouveaux
arrivants à la nation canadienne. L'idéal incarné par cette politique est “ un mode de vie
transporté en entier, un petit bastion d'exotisme préservé et protégé
425
” or “ l'ethnie ne
garantit ni la communauté des sentiments ni la convergence des intérêts. En fait, elle n'est
garante de rien 426 ” affirme-t-il. Répondant aux questions d'une journaliste de France
Culture, Bissoondath relate sa propre expérience lors de son arrivée à Toronto en 1973 :
“ À l'université York, je me suis spécialisé en français, c'est là que j'ai
découvert cette politique de multiculturalisme, juste à mon arrivée. Il y
avait des gens de Trinidad, des Antillais de la Jamaïque, de toutes les
îles. Ils m'ont vu, ils m'ont invité. On m'a expliqué, dès le début, cette
politique de multiculturalisme. On insistait que mon devoir, comme
quelqu'un né à Trinidad, était de promouvoir la culture trinidadienne à
Toronto, c'était d'ajouter ma culture à cette nouvelle culture canadienne,
ça m'a rendu très mal à l'aise parce que ce n'était pas ce que je
cherchais. Pourquoi est-ce qu'on quitterait un pays pour trouver une vie
dans un autre pays si on veut continuer à vivre comme dans le pays
d'origine? [...] ” 427
424-
“ Le droit d'être offensant ”, Entretien avec Neil Bissoondath, Annexe, p.
Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit., p.123.
426- Ibidem, p.143.
427- “ Toronto, métropole du troisième millénaire ”, “ L'Échappée belle ”, France-Culture, 29 déc. 1995.
425-
Raj émigre à Toronto dans les années soixante-dix. Il est contraint de partager les
territoires des exilés, immigrés et étrangers, mais il refuse tout contact avec eux. Le discours
qu'il développe préfigure clairement celui que son créateur officialisera dans son essai :
“ Je considérais leur comportement comme une forme de racisme, non un
racisme qui excluait mais un racisme qui annexait. Leur vision d'autrui
fondée sur la couleur de peau n'était que l'envers de la violence raciste.
C'étaient les minorités identifiables qui me donnaient le plus le sentiment
d'appartenir à une minorité identifiable, c'étaient elles qui me semblaient
dresser les barrières les plus infranchissables. ”
(Casaquemada, p.190)
C'est à partir d'un lieu emblématique du multiculturalisme : Kensington Market,
chronotope qui traverse le roman, espace-temps de la réalité de la migration, que se fonde la
radicale remise en question de cette politique. Kayso, l'ami trinidadien qui est venu accueillir
Raj à l'aéroport de Toronto, lui vante l'authenticité de ce lieu, ses “ odeurs ” et sa “ crasse ”
qui lui rappellent le marché de Salmonella, à Casaquemada. Le chapitre 11 s'ouvre, in media
res, sur une description de ce marché. Raj a été contraint de s'y rendre car Kayso, de retour
à Casaquemada, lui a demandé de le photographier. Dans le tableau brossé par le narrateur,
les “ odeurs ” et la “ crasse ” promises par Kayso se déploient en un vaste champ lexical : les
“ fientes acides ” des pigeons, l' “odeur de vieux et de lait caillé ”, les fruits et légumes qui “
suppur[ent] [...] comme des tas de composts miniatures ”, “ le lourd parfum caractéristique
du sang en train de coaguler ”. Une cacophonie de bruits discordants : “ gloussements
désordonnés ”, “ radios [qui] hurl[ent] ”, complètent cette scène dans laquelle les panneaux
en langue étrangère — portugais, hindi, italien — voisinent avec la nourriture française,
jamaïcaine et juive (p.250). Ce chaos babélien synthétise l'idée de multiculturalisme dont il
offre un condensé négatif. L'accumulation des différences souligne leur profonde
incompatibilité, leur incongruité au sein de la ville occidentale. L'unique dénominateur
commun de ces réalités disparates est la crasse. À travers les approches divergentes que Raj
et Kayso ont du marché, se lisent deux visions du monde, deux regards portés sur
l'expression du multiculturalisme canadien. Kayso incarne la figure de l'exilé nostalgique
d'une réalité sans objets définis, sinon ceux créés par ses fantasmes. Personnage
tragiquement romantique, nostalgique amoureux de sa nostalgie, il valorise la seule quête du
souvenir. Au Canada, il retrouve dans le marché cosmopolite le reflet magnifié de fragments
olfactifs et visuels de son île. Le retour à l'île natale ne guérit ni n'atténue ce manque mais,
tout au contraire, l'intensifie. Miroir de la nostalgie casaquémadaine, Kensington Market
devient, à Casaquemada, prisme d'une nostalgie de la nostalgie de l'exil canadien,
construction en abyme de la mémoire. Cette dernière, selon la belle définition de
Jankélévitch, réduit le passé à “ un simple souvenir; vestige et symbole idéal du présent,
image fantomale et vaporeuse inscrite en surimpression sur le réel perçu [...] 428 ”. La
projection du marché dans l'univers insulaire confirme l'importance de ce chronotope de
l'exil, lieu où se révèlent et s'écartèlent le passé et le présent, le Canada et l'île natale, et
souligne son tragique signifié qui dévoile une mémoire vaine. Après sa mort à Casaquemada,
Kayso est découvert dans une chambre dont les murs “ étaient couverts de photos agrandies
représentant un marché; un marché identifié, non sans mal, comme Kensington Market à
Toronto.” (p.390)
Bissoondath attaque la nostalgie du pays natal alimentée par une politique nationale
officielle, celle d'une nation qui, en ultime instance, dispose des étrangers à son gré, mais il
laisse s'exprimer cette nostalgie qui n'est pas uniquement prétexte à interprétation négative à
travers le discours d'Harbans, un immigré guyanais : “ Il faut que tu te souviennes que c'est
de vies entières qu'il s'agit [...] Il faut que ce soit mieux chez nous, il le faut, un point c'est
tout ” dit-il à Raj (pp.267-268). Harbans, sans autre forme de procès, sera expulsé en
Guyane : “ Service immigration venu. Ce matin. Eux l'ont emmené. Lui pas revenir. Faux
papiers. Visa pas bon... ” explique la logeuse
(p. 276). Dans cette vision à la fois
implacable et lucide de la réalité de l'immigration, réside sans doute toute la différence
428-
Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie, op. cit., p.26.
d'approche entre Bissoondath et V.S. Naipaul. Le narrateur de Retour à Casaquemada,
contrairement à ceux des Hommes de paille et de L'Énigme... écoute les souffrances des
émigrés. Bissoondath se dit lui-même capable de ressentir la souffrance des gens, de “ se
mettre dans la peau des personnes
429
”. Raj et son auteur ne rêvent pas d'un Canada blanc
mais d'un pays où le culte de la différence, dont ils dénoncent l'hypocrisie et la bonne
conscience béate, ne masque pas la misère et la douleur. Bissoondath s'attribue le droit
d'offenser. Il faut comprendre cette expression comme la revendication de la pleine liberté
du créateur qui est indissociable de la possibilité de transgresser les tabous d'une société
donnée. Il cite Rushdie : “ Les écrivains occidentaux ont toujours eu la liberté d'être
éclectiques dans le choix d'un thème, d'un cadre ou d'une forme [...] Je suis sûr que nous
pouvons nous permettre une liberté égale 430 ”. Mais cette liberté de l'écriture n'est ni viol, ni
profanation. L'œuvre romanesque de Bissoondath est probablement plus généreuse, plus
attentive à la réalité du migrant que son essai ou que ses paroles qui tendent à assimiler un
peu trop naïvement et rapidement l'immigration à un seul choix personnel
431.
La tendance
qui se profile dans le premier roman se confirme dans les œuvres littéraires ultérieures :
L'Innocence de l'âge, qui évoque le calvaire d'une jeune immigrée clandestine violée par son
propriétaire, mais surtout À l'aube des lendemains précaires où les personnages des
nouvelles — Canadiens, étrangers, réfugiés ou simplement exclus — ne parviennent pas à
trouver leur place au sein de la mégalopole tentaculaire.
À l'inverse des trois auteurs anglophones, Zobel vante les mérites de la rencontre
entre différents exilés. Le contexte historique et politique du roman est déterminant : nous
sommes au lendemain de la seconde guerre mondiale, à l'avant-veille des décolonisations.
José croit en la négritude, vénère l'Afrique, continent matriciel qui, comme pour le jeune
Césaire, lui est révélé à Paris. Il quête la chaleur de visages frères : “ [...] tout visage nègre,
429-
“ Le droit d'être offensant ”, op. cit., Annexe, p.
Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit., p.157. La citation est extraite de Patries
imaginaires, op. cit., p.27.
431- “ Le droit d'être offensant ”, op. cit., Annexe, p.
430-
tout regard, tout sourire d'un nègre avait pour lui quelque chose de rassurant, d'enrichissant
et de réconfortant dans ce cauchemar de visages indifférents [...]
432
”. Hébergé par un
couple franco-algérien, il rencontre de nombreux étrangers : des Indochinois, des Africains,
une jeune Roumaine et une Française ancienne résistante. Son amie Anca appelle à la
solidarité des peuples colonisés, à une négritude militante : “ Ce que je ne comprends pas,
[dit Anca], c'est l'absence d'une véritable conscience raciale, qui entraîne que les nègres de la
Guadeloupe pourraient apprendre avec la plus totale indifférence que l'armée coloniale a
ouvert le feu sur les nationalistes camerounais ou que les nègres de la Côte d'Ivoire ne se
sentent pas concernés par les problèmes raciaux aux États-Unis
433
”. Quand la neige aura
fondu se veut le reflet fidèle d'une époque : celle de l'émergence de la conscience anticolonialiste et anti-impérialiste; l'œuvre mentionne également la départementalisation des
anciennes colonies d'outre-mer, non sans une certaine amertume due au sentiment que le
colonialisme poursuit par d'autres voies son action.
Évoquant une période située trente ans après l'action de l'œuvre de Zobel, Un
Papillon dans la cité aborde les questions politiques de manière plus voilée puisqu'elles sont
perçues à travers le regard de la petite fille et que le roman s'adresse essentiellement à des
adolescents. Dans le Paris de la fin des années quatre-vingt, les immigrés — Antillais et
Maghrébins — unissent non pas leurs espoirs mais leurs enfants. Ce texte donne une image
foncièrement positive de la rencontre des migrants. Grâce à Mohamed, son ami d'origine
marocaine, Félicie découvre “ kouka ” et “ narguilé ” et accède à un autre espace
domestique composé de “ plateaux de cuir ” et de “ grands tapis ” (Papillon,pp.59-60). Elle
pénètre aussi un autre imaginaire : celui des ancêtres de Mohamed, Touaregs du Hoggart,
dignes et infatigables cavaliers. Elle goûte aux merveilles de grand-mère Fathia, version
marocaine de Man Ya, qui lui offre loukoums et makroutes. L'image de la femme arabe est
ici conforme à celle véhiculée par le roman “ beur ” qu'analyse Ana Maria Mangia : Madame
432433-
Joseph Zobel, Quand la neige aura fondu, op. cit., p.37.
Ibidem, p.84.
Fathia “ se charge de tenir vive la tradition et l'attachement aux valeurs ancestrales et au
pays d'origine ”. Elle est “ une vestale de la tradition 434 ”. Cette peinture idyllique de l'amitié
antillo-maghrébine contraste avec l'environnement hostile de la cité. Elle se veut une
description — une perception — de l'intérieur des relations ethnico-culturelles, une
rencontre qui s'effectue par la seule force de l'amitié, sans que le pouvoir français s'en mêle.
En effet, l'existence même du “ ghetto ” n'est pas le fait des immigrés mais de ceux qui sont
responsables de la ségrégation spatiale, culturelle et raciale, telle cette maîtresse d'école pour
laquelle “ le niveau est trop bas ici, à cause des étrangers ” et qui dénonce la “ racaille ”
(p.41). Le seul lieu où les habitants de “ la cité ” vont faire leurs emplettes — hormis le
libre-service “ Chez l'Arabe ” — est le magasin Tati de Barbès-Rochechouard :
“ Est-ce que nous, les gens de couleur trop éloignée du blanc, avions le
droit d'aller acheter ailleurs qu'à Barbès-Rochechouard, dans ces
magasins TATI aux enseignes gigantesques? Dès que maman revenait de
faire ses courses à Paris, elle ne déposait sur la table de la cuisine, que
des sacs où les grosses lettres bleues TATI s'étalaient sur fond rose et
blanc. Rien que ces sacs-là... TATI [...] ”
(p.44)
Si le magasin Tati, comme le marché Kensington de Toronto, semblent réservés aux
étrangers, on mesure cependant la différence de perception des deux narrateurs. Le point de
vue de Félicie rejoint la conception de la ségrégation socioculturelle telle qu'elle se manifeste
dans le roman de la seconde génération de migrants maghrébins. Curieusement, L'Exil selon
Julia exclut toute représentation des autres immigrés, l'espace se resserre autour de la seule
famille antillaise vivant difficilement ses relations avec les Blancs, la dénonciation du racisme
s'y effectue avec virulence.
434-
Ana Maria Mangia ,“ Les rôles féminins dans le roman beur ”, Littérature des immigrations, tome 1,
op. cit. p.53.
2- La représentation du racisme.
L'expression du racisme des Blancs envers les Antillais constitue un mode d'insulte et
d'infériorisation qui stigmatise et dégrade l'origine ethnique du personnage sans que cette
origine soit clairement désignée. Métis ou d'ascendance indienne, les Antillais sont assimilés
à un même groupe ethnique, voire à une sous-humanité. Mariotte est appelée “ Miam-Miam
” par les autres pensionnaires lorsqu'ils sont “ à bout d'arguments ” (Plat de porc, p.52);
tous les Antillais de L'Ascension de Moïse sont des “ Blackies ”. Le fils de Madame
Perroquet, la logeuse de Raj “ n'aime que les Blancs ”, selon l'euphémisme de sa mère
(Casaquemada, p.189); il qualifie quant à lui Raj de “ negro 435 ” (p.198). Le discours raciste
est sans nuances et globalisant. Présence plus ou moins insistante selon les œuvres, son
expression ne varie guère quels que soient la date d'écriture du texte, la période envisagée
dans la diégèse et le contexte référentiel. L'Exil selon Julia constitue cependant une
exception. L'autofiction s'ouvre sur ces paroles rapportées puis commentées :
“ Négro
Négresse à plateau
Blanche-Neige
Bamboula
Charbon
et compagnie...
Ces noms-là nous pistent en tous lieux. Échos éternels, diables
bondissants, ils nous éclaboussent d'une eau sale. ”
(Julia, p.11)
Dès l'incipit, la phraséologie du mépris, écho d'un racisme ordinaire, dessine un
refrain maudit qui va s'immiscer dans l'écriture à plusieurs reprises. Sous le signe de ces
435-
“ Where's ya nigger ? ” dit le texte original, A Casual Brutality, Toronto, Penguin Books, 1989, p.169.
mêmes insultes s'ouvre le chapitre “ Adieu Bamboula ” qui décrit le retour au pays natal. À
cette violence verbale ouvertement exprimée, s'ajoute, dans tous les textes, l'impossibilité de
faire comprendre aux Occidentaux que les Antillais — qu'ils soient français ou anglais —
ont la même nationalité que celle des citoyens de leur pays d'exil, d'où, dans The Lonely
Londoners de Selvon, l'amertume ressentie par le personnage face à la précarité des droits
des siens : “ Go there and see if they will serve you. And you known the hurtfull part of it ?
The Pole who have the restaurant, he ain't have no more right in the country that we. In fact,
we is Bristish and he is only a foreigner, we have more right than any people from the damn
continent to live and work and the country 436 ”. L'Ascension de Moïse décrit également des
scènes de violences policières lors de manifestations du Black Power. Le racisme y est plus
clairement contextualisé.
La situation des émigrés de Selvon durant cette période qui précède l'indépendance
de Trinidad se retrouve, sur un mode semblable, dans les œuvres francophones. L'étrangeté,
le malaise ressenti par l'Antillais réside dans la non-coïncidence entre l'identité officielle —
celle des papiers d'identité — et l'identité ethnique créée par le regard raciste ou racialisant.
Ces “ écarts d'identité 437 ” sont parfois vécus comme des offenses, des humiliations. À cet
égard, Le Maître-Pièce, en évoquant la situation des Antillais pendant la guerre d'Algérie,
confirme l'analyse ébauchée par Glissant dans Le Discours antillais. Radford écrit : “ Les
Antillais étaient à cause de leur physique, enveloppés dans le même sentiment de haine que
les Algériens [...] Il fallait dire tout haut que nous étions Français — mais Français d'où ?
Notre couleur de peau établissait la frontière [...] Voulait-on nous obliger à reconnaître que
nous n'étions pas Français ? ” (Maître-Pièce, pp.30-31). Le racisme qu'affrontent les
Antillais est non seulement révélateur de la perception que les Français racistes ont de cette
minorité ethnique mais aussi de l'idée qu'ils se forgent d'eux-mêmes par rapport aux Arabes.
436-
Samuel Selvon, The Lonely Londoners, op. cit., p. 40. “ Vas-y et tu verras s'ils vont te servir. Et tu sais
le plus choquant là-dedans ? Le Polonais qui a le restaurant, il n'a pas plus de droits dans ce pays que nous.
En fait, on est des sujets anglais et il est juste un étranger, on a plus le droit que les autres gens du maudit
continent de vivre et de travailler dans ce pays. ”
437- Azouz Begag, Abdellatif Chaouite, Écarts d'identité, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points Virgule, 1990.
Il semble en effet, si l'on s'en tient à l'assertion du Maître-Pièce, que l'injustice ne soit pas
tant le racisme en général mais la confusion entre “ vrais ” et “ faux ” Français. Glissant
revient sur cette confusion : “ Ils avaient souffert, pendant la guerre d'Algérie, d'être parfois
poursuivis, eux si calmes et sérieux, comme s'ils avaient été des Algériens, la police n'avait
pas le temps d'établir des différences ni de faire des manières ” (Tout-monde, p.272).
Les multiples appartenances des Antillais, l'entremêlement des facteurs ethniques,
géographiques et historiques qui déterminent leur identité échappent résolument aux
Occidentaux. Bissoondath met en scène cette situation de malentendus dans un dialogue
entre Raj et Jan, sa future femme qui est canadienne. Jan tente tout d'abord de comprendre
l'origine du nom de Raj :
“ — Mais c'est quoi comme nom, au fait ?
— C'est indien.
— Indien d'Amérique ou d'Inde ?
— Des Antilles.
— Comprends pas
— Je suis de Casaquemada
— C'est au Mexique ? Tu parles drôlement bien anglais.
— Les Antilles. Tu sais ? Les Caraïbes.
— Tu es de la Jamaïque ?
— Non. De Casaquemada. C'est une autre île.
— Mais t'es pas noir.
— Il y a des Indiens aux Antilles. ”
(Casaquemada, p.314).
L'ironie qui caractérise l'écriture de Bissoondath se retrouve, sur un mode nettement
plus offensif, dans L'Exil selon Julia, texte qui, plus encore qu'Un Papillon dans la cité, tente
de solder des souvenirs d'enfance douloureux. Relatant des faits qui eurent lieu dans les
années soixante, l'autofiction désigne aussi, nous semble-t-il, l'expression raciste telle qu'elle
se manifeste dans la France des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Gisèle Pineau écrit :
“ Certains Blancs sont ainsi. Voir trop de noir à la fois les effraie... Aussitôt, ils imaginent
l'Afrique dans son entier débarquée à Paris [...] Montrez-leur un parent de trop ! Leur
intelligence déballe au même moment des troupeaux de frères polygames, sœurs et femmes
en pagnes colorés portant sur le dos une marmaille braillarde, colonie d'oncles marabouts,
revendeurs de grisgris, marchands de magie noire, tantes excisées ou bien infibulées, cousins
percussionnistes, petites cousines scarifiées... Tout ce beau monde les uns sur les autres,
avec boucs, moutons et cabris, dans un malheureux appartement pour une Famille Française
Type ” (Julia, p.108). Le racisme est le fait de tous les Blancs du texte, y compris des
enseignantes qui multiplient les humiliations. Un Papillon dans la cité inventait un
personnage de gentil professeur, blonde poupée “ Barbie ” grâce à laquelle la petite Félicie
pouvait retrouver Man Ya lors des vacances scolaires; L'Exil selon Julia évoque seulement
de sinistres sorcières, telle cette Madame Baron qui oblige l'adolescente à se terrer sous son
bureau, entre ses jambes, pendant les cours de français. Ainsi que l'indique le texte, c'est bien
un monde en “ Noir et blanc ” — titre de la première partie de l'œuvre — que dépeint
l'auteur, peinture qui ne va pas sans un certain manichéisme. D'une part, les mauvais Blancs,
d'autre part les bons immigrés, aucune relation humaine entre les uns et les autres ne semble
possible. Pour faire front à l'adversité, la mère de Félicie affirme que sa fille est elle aussi une
étrangère, celle de Gisèle, qui a appris les insultes adressées à l'enfant, propose une unique
solution : “ être la première de la classe ” (Julia, p.83).
Si l'opposition blanc / noir sur laquelle se fonde le discours raciste rappelle sans
cesse à l'immigré qu'il est différent, lui-même peut s'appliquer à penser la différence et
l'altérité, à sonder le monde blanc. La perception de la neige, élément qui constitue un motif
récurrent de l'œuvre antillaise de l'exil, pourrait être une manière de dire le lien qui unit le
migrant à son pays d'exil.
3- “ Les neiges de l'exil ”
À la “ saison unique ” des îles caraïbes, s'opposent les quatre saisons du pays de
l'exil. L'hiver est la saison la plus marquante. Toute l'histoire de Mariotte se déroule pendant
la période hivernale, les œuvres de V.S. Naipaul évoquent longuement cette saison sur
laquelle s'ouvre les deux récits. Pour Raj, le contraste entre le climat antillais et le rude hiver
canadien est encore plus net que pour les exilés en Europe. La nécessité de se protéger du
froid constitue une étape dans le processus d'adaptation et d'acculturation du personnage.
L'hiver européen ou canadien est cependant plus qu'une réalité météorologique. Il s'incarne,
se donne à voir, à sentir et à palper, à travers la neige, sa métonymie. Avant même qu'elle ne
lui dévoile sa froide altérité, l'Antillais possède une connaissance intuitive et fantasmatique
de la neige, elle s'inscrit au cœur de sa météorologie mentale. Selon Glissant, cette
connaissance préexiste à l'exil : “ Longtemps, là-bas, je la devinais, beauté menaçante. Et la
première fois qu'à mes yeux elle offrit son écume, ce fut juste comme une pluie ” (Soleil,
p.18). C'est également l'impression que ressent José, personnage d'un roman qui inscrit le
mot neige au sein même de son titre : “ Cette première vision de la neige ne produisit en lui
aucune commotion. Il la cherchait depuis si longtemps, qu'il s'y attendait peut-être. 438 ”
Dans les foyers insulaires, enfermée dans une boule de verre, elle fait “ pleuvoir [ses] flocons
” sur “ la Sainte Vierge ou la tour Eiffel ” écrit Radford (Maître-Pièce, p.15); pour signifier
la douceur de la France, le fils de Man Ya agite devant la vieille femme une cloche de verre
“ et des neiges éternelles tombent sur une tour Eiffel ” (Julia, p.46). Expression d'un cliché
de l'exil, la neige, lorsqu'elle devient expérience concrète, se charge de connotations
négatives ou positives, toutes révélatrices de la relation que le personnage entretient avec
son pays d'adoption 439.
438-
Joseph Zobel, Quand la neige aura fondu, op. cit., p.53.
Cette représentation de la neige traverse aussi les œuvres des écrivains maghrébins de l'exil. Elle est
présente dans la trilogie nordique de Mohamed Dibb et dans l'oeuvre de Tahar Djaout, L'Invention du désert.
Le narrateur y confronte ses rêves d'enfant nourris d'une littérature qui évoque “ des paysages de neige
épaisses ” et “ un campement de lapons [...] endroit idéal pour vivre ” à la réalité de l'exil dans les villes
froides du Nord. L'Invention du désert, Paris, Éd. du Seuil, 1987, p.166.
439-
Elle génère un signifié souvent négatif, déploie le pathos de l'exil : neige “ sale ” et
“ repoussante ” pour José
440,
“ [...] gadoue grisâtre et pénétrante, s'insinuant partout
comme une horde de rats ” pour le narrateur du Maître-Pièce, (p.153). La “ neige fondue ”
entrave la progression de Mariotte dans les rues de Paris, elle annihile toute possibilité de
trouver des mégots et enveloppe la vieille femme dans une tristesse infinie. Associée aux
termes “ nuit ” et “ brouillard ”, elle renvoie encore au fantasme de la déportation. Ces
neiges de l'exil qui ne cessent de creuser la douleur de l'éloignement du pays natal étaient
déjà celles du poète Saint-John Perse durant son exil aux États-Unis. Sous le signe des
“ premières neiges de l'absence ”, s'ouvre le poème “ Neiges ”. Évoquées par de suaves
sonorités, les neiges persiennes recouvrent êtres et choses. “ Neiges cruelles au cœur des
femmes où s'épuise l'attente ” (O.C., p.160), linceul de douceur et d'amnésie, elles font
disparaître les traces, partagent le monde et séparent le poète exilé de sa mère à laquelle le
poème est dédié. On mesure toutefois la différence de représentation entre poésie et prose.
La perception antillaise de la neige trame un nouvel exotisme, une vision de l'altérité
qui désigne tout ce qui est “ en dehors ” et ne correspond pas à la “ totalité mentale
coutumière
441
”. La blancheur réelle et métaphorique de la neige peut être en elle-même
dangereuse pour l'Antillais, ce que révèle le jeu d'opposition “ noir comme du cirage / blanc
comme neige ” évoqué par Moïse (p.28). L'authentique représentation symbolique de la
neige relève alors d'un “ exotisme polaire ” selon l'expression segalénienne
442,
ou d'un “
exotisme à rebours ” suggéré dans Soleil de la conscience (p.12) . Cet exotisme est apte à
renverser l'ordre occidental des choses et, en particulier, la perception prétendument
universelle d'un Noël nécessairement blanc et neigeux
443.
Il s'applique à décoloniser
l'imaginaire des peuples en détachant l'image de la neige de la fête de la Nativité. Mariotte
réhabilite ainsi les coutumes antillaises “ estimant, non sans dérision, que [leur] façon de
440-
Joseph Zobel, Quand la neige aura fondu, op. cit., p.59.
Victor Segalen, Essai sur l'exotisme - Une esthétique du Divers, Paris, Fata Morgana, 1978, p.20.
442- “ L'exotisme est volontiers "tropical". Cocotiers et ciels torrides. Peu d'exotisme polaire. ” Ibidem, p.13
443- Édouard Maunick, autre écrivain insulaire de l'exil, fait figurer la neige dans la liste des réalités
occidentales inculquées au peuple mauricien. Anthologie personnelle, Arles, Actes Sud, 1989, p.8.
441-
fêter la Noël était plus fidèle que celle des Européens, qui voyaient de la neige, des truffes et
de grands sapins en Palestine [...] ” (Plat de porc, p.159). Toujours sur le mode de la
dérision, Raj tente de convaincre sa logeuse québécoise que dans son pays la neige est “
dans le frigo ” et qu'il fait chaud “ même à Noël ” (Casaquemada, p.193).
Pour Raj et Ralph, la neige est aussi expérience initiatique. Raj contemple sa
première neige après avoir entendu les propos racistes du fils de Madame Perroquet, elle est
alors “ pluie magique surgie de la nuit ” (p.199) . Le narrateur des Hommes de paille, qui
fait de sa première neige une scène clé de son processus d'écriture, associe cet élément à la
lumière. La neige transforme la ville, la purifie, réconcilie le personnage avec son pays d'exil.
Pour Félicie, elle forme “ une longue nappe immaculée ” qui recouvre la laideur des rues de
la cité et en abolit la laideur (Papillon. p.93). Bissoondath reprend le cliché de la neige
associé au pathos de l'exil pour le renverser : “ Rien n'est plus triste, peut-être, qu'un homme
à la peau sombre sous la neige ”, écrit-il, mais il ajoute aussitôt : “ Ma propre histoire est
différente 444 ”.
Réalité concrète et prétexte à l'imagination, topos largement utilisé, la neige
synthétise et fonde une vision qui est perception plurielle de l'exil. Pour ceux qui ont connu
les “ neiges de l'exil ”, le retour à l'île natale est-il possible ? Peut-on conjurer l'altérité née de
la rencontre avec l'espace de la migration ? Vers quel passé retourne le personnage qui a
choisi d'accomplir en sens inverse le chemin qui l'a conduit à une migration vers le Nord ?
444-
Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit. p. 32. Le magazine québécois L'Actualité reprend
cette phrase et ajoute : “ Neil Bissoondath, sous la neige ou sous le soleil, ressemble à ce qu'il est : un
Canadien heureux ”, Montréal, janv. 1996, pp.26-27.
CHAPITRE 4
DES ANTI-HÉROS DU RETOUR OU
LA MÉTAMORPHOSE D'UNE
FIGURE LITTÉRAIRE
“ Trahir, c'est faire pousser des racines dans la terre
des autres. Dans la terre d'origine, l'exil est perçu
comme une honte, une souillure devant être justifiée et
que la réussite seule justifie.”
Safa Fathi, “ Exil ”, Pour Rushdie
I- Ulysse : exemplum virtutis
Tout exil hors du lieu de naissance suppose et appelle un retour en ce même lieu :
c'est du moins la leçon transmise par L'Odyssée. “ L'antiquité a inventé le paradigme de
l'exilé souffrant loin de sa terre ” écrit Hélène Monsacré
445.
Elle nous a aussi légué une
figure littéraire : celle du héros du retour qui, par-delà ses errements, revient auprès des
siens pour y accomplir ses devoirs d'époux, de père et de roi. Épousant une seconde fois
maison et patrie, Ulysse reconstruit une appartenance que l'exil a fortement mise en péril
sans parvenir cependant à la détruire. Il abolit ainsi les trompeurs miroitements du “ Divers
”, s'ancre dans le territoire du “ Même ”.
La richesse de la postérité littéraire du mythe d'Ulysse, — qui n'est plus à démontrer
—, s'appuie en grande partie sur le caractère du personnage, son “ statut d'une personne à
laquelle il devient possible de s'identifier 446 ”. Il est également tentant d'identifier, ou pour le
moins de comparer, tout retour à l'île natale au retour tel qu'il est défini dans L'Odyssée. Le
mythe fondateur autorise cette démarche en engendrant un paradigme du “ nostos ” auquel
sont associées des valeurs apparemment immuables : la fidélité au passé et à la mémoire, la
responsabilité, la nécessité d'exécuter une mission, autant d'éléments générant un exemplum
445-
Hélène Monsacré, “ Deux Odyssées ”, Magazine littéraire, n° 221, La littérature et l'exil. juil.-août
1985, p.16.
446- Denis Kohler, “ Ulysse ”, Dictionnaire des mythes littéraires, op. cit. p.1349.
virtutis. De l'exil de L'Odyssée à l'exil antillais en Occident, ces valeurs se sont modifiées,
érodées ou transformées mais elles constituent pourtant une grille de lecture qui peut
permettre d'appréhender les textes d'exil.
Dans un essai intitulé Le Pays natal, que nous avons déjà eu l'occasion de citer, Max
Dorsinville examine plusieurs œuvres d'auteurs antillais, africains et latino-américains dont
les héros rejoignent le pays de leur naissance 447. Il souligne que la décision du héros est liée
à la prise de conscience d'une identité de colonisé qui s'est effectuée en exil où est né “ le
sentiment d'appartenance à une culture commune reléguée au tréfonds d'une conscience
voulue oublieuse
448
”. À l'issue de cette révélation, le personnage ne peut rester en
Occident, son départ est la voie de son salut duquel dépend aussi le salut de son peuple. Il
aura pour mission le combat et l'éradication des “ prétendants ” : libérer son pays — voire le
Tiers-Monde — de la tutelle coloniale. Sa lutte en faveur des siens le conduit parfois à la
mort, — ainsi que l'illustre le roman de Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée
449
—
mais elle a un indéniable pouvoir cathartique : “ [...] l'engagement du héros transcende la
personnalité de l'individu, son sacrifice à valeur d'exemple : il convie à un acte propitiatoire
450
”. Le héros de cette littérature n'est pas un héros individuel mais collectif. Sa volonté et
son destin sont étroitement confondus avec ceux de son auteur. Cette analyse conduit
Dorsinville à blâmer l'attitude de Naipaul : “ Certains écrivains du Tiers-Monde (comme
Naipaul par exemple) échouent dans leur quête, étant incapables de se départir d'un système
de valeurs aliénant. Ils n'arrivent pas à témoigner de l'humanité de la condition de leurs
personnages parce qu'ils n'ont pas procédé à l'interrogation de valeurs dérivatives de la
Réforme, qui nous paraissent fondamentalement antithétiques à ce que le Tiers-Monde
447-
Max Dorsinville, Le Pays natal, op. cit., Les textes évoqués sont les suivants : Gouverneurs de la rosée
de Jacques Roumain, Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire, No Longer at Ease de Chinua
Achebe, This Earth my Brother de Kofi Awoonor, Souvenirs de sous-développement d'Edmundo Desnoes,
La Mort d'Artemio Cruz de Carlos Fuentes, The Mimic Men (Les hommes de paille) de V.S. Naipaul.
448- Ibidem, p.68.
449- Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, Paris, Éd. Messidor, 1989.
450- Max Dorsinville, op. cit., p.24.
apporte au monde 451 ”. Ainsi, pour Dorsinville, qui assigne une responsabilité politique à la
littérature dite “ du Tiers-Monde ”, le héros romanesque se doit d'être un héraut du retour.
Il sera fidèle et courageux comme l'Ulysse d'Homère ou forgera sa propre perte, entraînant
le discrédit de son créateur. Cette analyse, fortement empreinte de critères idéologiques liés
aux mouvements de décolonisation de l'Afrique, apparaît aujourd'hui désuète et réductrice.
Elle n'a cependant pas entièrement disparu du discours critique. Les œuvres de Naipaul et de
Bissoondath traitant du retour à l'île natale subissent ainsi de fréquentes attaques.
Bissoondath évoque un entretien qu'il eut avec un journaliste canadien : “ [...] il s'est
dit d'accord avec ce que j'avais écrit. Cependant, il estimait qu'il était préférable de ne pas le
dire ici au Canada. [...] Pourquoi donc écrire sur la corruption alors qu'il y a tant de belles
plages de sable fin à décrire ? Pourquoi traiter le problème du racisme, puisque le carnaval
est si coloré ? J'avais, selon lui, laissé tomber " mon peuple" 452 ”. L'essayiste cite également
deux articles s'attaquant avec une virulence insultante à Digging up the moutain (recueil de
nouvelles) et Retour à Casaquemada : “ Naipaul Legacies : Continuing the Colonizer's Dirty
Work ” et “ Immoral fiction ” 453. Leur auteur, une Canadienne engagée dans la défense des
“ minorités visibles ”, accuse Bissoondath de postuler “ un révisionnisme total, absolu et
délibéré de l'histoire ” et voit en lui “ un écrivain qui chie [sic] sur son pays d'origine ” 454.
Sur un mode heureusement plus élégant, Raphaël Confiant se déclare satisfait que le prix
Nobel ait été attribué à Walcott plutôt qu'à Naipaul. Il fonde son propos non sur une
comparaison de la qualité littéraire des œuvres mais sur la personnalité de Naipaul : “
écrivain brillant, mais qui a complètement renié la société antillaise et vénère l'Angleterre.
451-
Ibidem, pp.27-28. Les valeurs de la Réforme sont celles de l'ascétisme, de l'individualisme, de la
froideur. Elles sont “ infligées au colonisé ” dont l'oppression est une “ condition absolue de la rédemption
du colonisateur. ” (p.23)
452- Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit. p.165.
453- Ibidem, p.165. L'édition française traduit ainsi le premier titre : “ Le legs de Naipaul : comment on
achève la sale besogne du colonisateur. ”
454- Ibidem, p.166. Il s'agit d'un article de M. Nourbese Philip in Frontiers, Startford, The Mercury Press,
1992, p.190. (cité en note par Bissoondath).
Naipaul n'est pas un universaliste comme il veut le croire, mais un cosmopolite
455
”. Ces
critiques posent clairement le problème du lien entre l'écrivain exilé et son pays natal.
Naipaul et Bissoondath, nous l'avons dit, ont choisi de ne pas retourner vivre à
Trinidad. L'un est Anglais, l'autre a opté pour la nationalité canadienne. Paradoxalement —
mais le paradoxe n'est qu'apparence trompeuse — leur première œuvre romanesque est un
roman du retour. La situation de Caryl Philipps est plus complexe : né à St Kitts, il a grandi
en Angleterre et enseigne aux États-Unis. Son roman A State of Independance fut écrit aux
Antilles — “ St Kitts, 20 june 1985 ” — précise la dernière page. Quoi qu'il en soit, il n'est
pas inutile de rappeler que Les Hommes de paille, Retour à Casaquemada et A State of
Independance ne sont pas des témoignages. Le retour qu'ils évoquent est doublement fictif :
tout d'abord parce qu'il concerne un personnage, ensuite parce qu'il permet peut-être aux
auteurs d'envisager, par le biais de la création littéraire, un retour impensable ou difficile sur
le plan de leur histoire personnelle, de sonder et de dire le nœud ambigu qui continue, pardelà l'exil consenti, à les attacher à leur île. Cette mise en scène du retour s'emploie à
reconstruire l'île natale grâce à l'usage de la dérision.
II- Une onomastique de la dérision
Très précisément localisées sur le plan géographique, les îles s'inscrivent dans
l'archipel des Petites Antilles. Elles sont cependant désignées par des noms fictifs : Isabella,
Casaquemada. Quel est le sens de ces noms inventés ? Masquent-ils l'île de Trinidad ? Si “
lire c'est pouvoir fixer son attention et sa mémoire sur des points stables du texte, les noms
propres
455-
456
”, à quoi renvoient ces points sur lesquels s'appuie notre lecture ? Les Hommes
Raphaël Confiant, “ La bicyclette créole ou la voiture française ”, Le Monde, 6 nov. 1992.
Philippe Hamon, Le Personnel du roman, Paris, Éd. Droz, 1983, p.107. Hamon étudie le système
onomatistique des personnages, mais les outils qu'il forge sont également opératoires pour l'étude des noms
de lieux.
456-
de paille n'apporte aucune réponse à ces questions mais la dénomination ironique de l'île
s'impose d'elle-même. Isabella condense au moins deux signifiés. Le premier renvoie à la
reine de Castille qui permit à Colomb d'entreprendre son voyage, de découvrir et de nommer
les îles; le second, plus trivial, suggère un univers paradisiaque; Isabella peut ainsi se
comprendre comme “ isla bella ” — la belle île. Comparé à la réalité romanesque de l'île, ce
nom relève de l'antiphrase. L'adjectif “ bella ” se retrouve aussi, sous une forme redondante,
dans le nom de l'entreprise de la famille du narrateur : les usines “ Bella Bella Bottling
Works ” qui se chargent de la mise en bouteille du coca-cola. Ralph désigne également
Isabella par une périphrase — l'île aux esclaves —, absolue antithèse du signifié premier de
l'île dont elle souligne plus encore le caractère ironique.
Retour à Casaquemada accorde une très grande importance au nom octroyé à l'île,
prend soin d'édifier un pacte fictionnel et de savamment brouiller les pistes de l'effet de
“ représentance 457 ” du réel. Casaquemada est la voisine de Trinidad ainsi que l'affirme une
Trinidadienne que Raj rencontre à Toronto (p.274). Mais sa genèse, l'histoire de sa
découverte et de sa nomination, est fort distincte : “ Christophe Colomb, lors de sa
quatrième traversée [...] n'avait pas daigné s'y arrêter ni même l'honorer d'un nom. Ce nom
s'était fait attendre plusieurs dizaines d'années [...] ” (p.53). L'île fut nommée par un
capitaine de bateau qui, ayant abandonné un mutin sur un îlot désert, constate, lors d'une
escale sur ce même lieu, que l'homme s'est donné la mort par le feu. Il écrit sur son carnet de
bord : “ Casa quemada ”, “ Lopez Muerto ” 458. “ C'est à ces simples mots d'une concision
brutale [...] que l'île doit son nom et son embryon de mythe. Quelle différence avec Trinidad,
pensais-je, découverte par Colomb lors de la même traversée et qui doit son nom aux trois
sommets méridionaux qu'avait remarqués le marin : le Père, le Fils, et le Saint-Esprit : la
Trinidad, la Trinité ” commente le narrateur (p.53) 459. Casaquemada désignerait-elle alors
457-
Paul Ricœur, Temps et récit, tome III, op. cit., p.335.
“ Maison brûlée ”, “ Lopez Mort ”
459- Christophe Colomb n'a pas découvert Trinidad lors de son quatrième voyage mais lors du troisième,
élément que Bissoondath ne saurait ignorer. Le quatrième voyage est celui de l'humiliation et de la défaite
d'un Colomb “ vieux, malade, myope, sentant que le temps lui était compté et que la bienveillance de
458-
l'île de Tobago, sa petite voisine qui, en effet, ne fut pas découverte par Colomb ? Ce
dernier, selon Jean-Pierre Moreau, “ aperçut par un temps clair une île qui aurait pu être
Tobago mais qui était probablement un promontoire au nord de Trinidad
460
”. Cette
hypothèse se trouve conjointement confirmée et infléchie par plusieurs éléments qui
contribuent à troubler le référent historique. L'île du narrateur est de petite taille et sa forme
qui dessine “ une larme à l'envers ” ou “ un spermatozoïde bien dodu ” suggère celle de
Tobago, mais elle est riche en pétrole, ce qui est le cas de Trinidad. Son destin est également
mêlé à l'idée de Trinité : “ Le jour de la mort de Marilyn Monroe et de l'arrestation de
Nelson Mandela, Casaquemada accéda à l'indépendance. Ces événements n'avaient en
commun que leur date [...] mais ils restèrent associés dans mon esprit comme la Trinité
fatale de l'île ” (pp.357-358). La date qui est sous-entendue grâce à des références
historiques extérieures est 1962 : année de l'indépendance de Trinidad et Tobago.
Casaquemada condense ainsi des caractéristiques communes aux deux îles sœurs. Mieux,
elle est construite à partir de leurs fardeaux conjoints : anonymat initial de Tobago, exiguïté
extrême; richesse soudaine et déstructurante de Trinidad. Le nom de l'île fonctionne comme
un “ signal anaphorique 461 ” : il porte en lui le traumatisme originel de sa naissance. Il entre
aussi en redondance aussi avec le signifié de l'île. Casaquemada, c'est l'île cauchemar, le
décor idéal pour cette “ brutalité ordinaire ” qu'évoque le titre original. Bissoondath précise
qu'il s'est également inspiré de la Guyane, de la Jamaïque et de la Grenade pour créer l'île
462.
Lourde de sens, cette onomastique explore toutes les formes de la dérision et de la
dégradation. Elle se précise également à travers les noms des lieux : Lopez-City, la capitale,
porte le patronyme du mutin brûlé vif; Salmonella, la ville natale de Raj, renvoie à la bactérie
du même nom; Raleigh Street, la rue principale de la capitale, rappelle les actions du sinistre
aventurier.
l'Empire espagnol prenait fin ” ainsi que le dépeint Bissoondath (Casaquemada, p. 52). La confusion entre le
troisième et le quatrième voyage renforce sans doute le caractère tragique de ces îles.
460- Jean-Pierre Moreau, Les Petites Antilles de Christophe Colomb à Richelieu, op. cit. p.22.
461- Philippe Hamon, op. cit., p.108.
462- “ Le droit d'être offensant ”, Entretien avec Neil Bissoondath, Annexe, p.
Le narrateur des Hommes de paille baptise Kripalville le lotissement qu'il édifie, ce
nom — qui contient un prénom indien — est déformé en “ Crippleville ”, littéralement : la
ville de l'infirme. Bissoondath désigne aussi grâce à l'utilisation d'un surnom une importante
figure politique de Trinidad : le premier ministre Éric Williams. Ce dernier, dont l'identité
réelle ne sera jamais dévoilée, est appelé “ le Vieux ”. Deux autres personnages portent
également des noms qui coïncident avec leur identité ou leur caractère : Brown dans Les
Hommes de paille et Madera dans Retour à Casaquemada. Brown signifie “ brun ” ou “
noir ” en anglais 463 et Madera signifie “ bois ” en espagnol. Ce nom renvoie à la dureté
morale du personnage, à son absence de scrupules.
Caryl Philipps tait le nom de l'île dans le texte alors que le paratexte initial multiplie
les références à St Kitts. Il baptise la capitale de l'île “ Independance-ville ”, procédé de mise
en abyme du titre et du thème de l'œuvre. Émile Ollivier, exilé au Canada, utilise des
méthodes similaires : dans son dernier roman, Haïti est désignée par une périphrase: “ l'île de
la main du diable 464 ”. Ce système onomatisque qui dénigre le lieu natal et voile son identité
réelle contraste avec les noms des lieux de l'exil qui, ainsi que nous l'avons vu dans le
précédent chapitre, sont fidèles à la réalité. Innommables ou seulement dicibles par les
méandres du détour, l'île natale, ses lieux et ses personnages se recomposent dans un
vocabulaire fantaisiste qui se fait l'écho d'une relation ambiguë et conflictuelle, à l'image
même du retour.
III- Un retour équivoque ou l'équivoque d'un retour
Le retour se détermine différemment selon la situation politique de l'île au moment
où le narrateur décide de s'y installer à nouveau. Isabella est encore sous domination
463-
“ Brown ” peut signifier “ noir ” comme dans l'expression “ brown as a berry ” (noir comme un
pruneau).
464- Émile Ollivier, Les Urnes scellées, Paris, Albin Michel, 1995.
anglaise. Ralph y retourne parce qu'il a appris l'assassinat de son père — scène qui est
relatée à deux reprises : au chapitre deux de la première partie et au chapitre sept de la
seconde. Le narrateur de L'Énigme... retourne à Trinidad en 1956 pour un séjour de courte
durée qui se solde par un nouveau départ pour Londres : “ [...] il y avait des dettes; il y avait
des responsabilités familiales. Mais je n'avais pas les moyens d'aider qui que ce fût; c'était à
peine si je pouvais subvenir à mes propres besoins [...] la seule chose que je pouvais faire, la
seule manière de pourvoir à ma subsistance, c'était de retourner vivre en Angleterre [...] ”
(p.194).
Bertram, le héros de A State of Independance, rejoint son île immédiatement après
l'indépendance, ce qui est aussi le cas du héros de Lamming dans Âge et innocence 465,
lequel retourne aussi à St Kitts. Raj part à Casaquemada dans les années quatre-vingt.
Chaque retour est motivé par des raisons différentes. L'esprit missionnaire caractérisant la
démarche du héros se trouve stigmatisé — voire caricaturé — dans les romans de
Bissoondath et de Philipps. Bertram avoue : “ I know that twenty years is a long time to be
away, but I feel that the time is right and I must seize the opportunity to help the new nation
466
” (Independance, p.50). Il souhaite investir l'argent qu'il a économisé en Angleterre et
fonder une entreprise entièrement indépendante des Blancs. Ainsi allie-t-il deux velléités
contradictoires : éradiquer le colonialisme et construire sa propre richesse.
Le roman de Bissoondath, grâce aux personnages antithétiques de Raj et de Kayso,
illustre deux attitudes différentes face au pays natal. Kayso est le prototype de l'intellectuel
engagé persuadé d'avoir à accomplir une mission salvatrice. Son retour au pays coïncide, à
quelques jours près, avec l'arrivée de Raj à Toronto. C'est lui qui, le premier, l'arrache à son
exil consenti en lui suggérant qu'il a une dette vis-à-vis de l'île : “ J'enviai ce ton d'homme
content de la vie et de lui-même; l'idée me visita tout à coup que moi, je me laissais aller,
465-
George Lamming, Âge et innocence, Paris, Éd. caribéennes, 1986, ( © 1958).
“ Je sais que vingt ans à l'extérieur c'est une longue durée, mais il me semble que le moment est propice
et je dois saisir cette opportunité pour aider la nouvelle nation. ”
466-
que je vivais sans but ” dit Raj (Casaquemada, p.367). Ce dernier reçoit ensuite trois lettres
l'exhortant à rentrer. Celle de son cousin évoque la récente opulence économique de l'île et
le retour des immigrés :
“ Il avait l'impression que tous ceux qui avaient quitté l'île étaient en
train de revenir. Tous les jours, les avions déversaient des
Casaquémadains bizarrement habillés qui parlaient avec des accents
américains, anglais ou canadiens : tous rentraient pour avoir leur part de
gâteau au lime - oui, à ce fruit, expliquait-il, vert et doux comme l'étaient
les dollars américains qui les faisaient revenir [...] Avec tout ça, avec
tout cet argent qui ne demandait qu'à être ramassé, il voulait savoir
pourquoi je ne m'étais pas encore joint aux rapatriés. ”
(pp.371-372)
Ces retours dénués d'héroïsme et de tout esprit de mission sont inspirés par la réalité.
L'essayiste les évoque avec ironie :
“ Au milieu des années soixante-dix, à la suite des politiques adoptées
par l'OPEP, les réserves de pétrole de Trinidad (qui n'était pas membre
de l'organisation) ont permis à l'île de passer du statut d'État endetté à
celui d'État prêteur. Le rêve de richesse se réalisait soudain grâce aux
efforts déployés par d'autres. Plusieurs personnes ont eu alors l'envie
irrésistible de rentrer " chez elles" — toujours avec les meilleures des
intentions : pour faire leur part, pour aider leur peuple, pour contribuer
au développement de leur pays (un patriotisme tout à fait inexistant avant
les milliards du pétrole). C'était l'occasion de faire du bien et de
s'enrichir du même coup. 467 ”
Il s'inspire également de la réalité canadienne pour décrire le changement de
nationalité que Raj effectue avant de quitter le pays. Le personnage obtient un nouveau
passeport qui est vierge de toutes mentions, hormis celles, paradoxales, qui l'autorisent à “
467-
Neil Bissoondath, Le Marché aux illusions, op. cit., p.144.
entrer à Casaquemada ” et lui accordent “ le droit de résider dans l'île ” (Casaquemada,
p.343). Le caractère équivoque de ces retours préfigure les problèmes auxquels le
personnage se heurtera. À l'instar d'Ulysse, le héros antillais est confronté à une série
d'épreuves. Ces épreuves ne précèdent pas le retour, elles lui sont inhérentes. Elles tracent
un chemin de Damas — ou un chemin de croix — dont les embûches parsèment l'itinéraire
du personnage.
IV- L'épreuve du temps
Rien n'interdit à l'exilé consentant de revenir sur le lieu de sa naissance. Docile,
l'espace qui sépare les deux pôles du personnage se laisse parcourir, et cela d'autant plus
aisément que les moyens de transport modernes autorisent une grande rapidité de
mouvement. L'espace est réversible, mais le temps ne l'est pas : “ le temps est littéralement
irréversible, c'est-à-dire qu'il est absolument impossible de le renverser; impossible et non
pas seulement difficile, ou incommode ou dangereux. Cet impossible nous laisse
radicalement impuissants ” affirme Jankélévitch 468. L'aller et le retour dans l'espace
amoindrit la “ disjonction des lieux
469
” , mais n'annule pas la distance temporelle qui, elle,
ne cesse de se creuser. L'irréversibilité du temps — cette “ identité essentielle de la
temporalité
470
” — est un drame imperceptible, annihilé par la possibilité de retour dans
l'espace qui occulte l'invisibilité du temps par la visibilité du trajet. Spatialité et temporalité
468-
Vladimir Jankélévitch, op. cit., p.15.
Ibidem, p.27.
470- Ibidem, p.33.
469-
se contredisent mutuellement, ce qui fonde la tragédie du retour : “ topographiquement, le
retour annule l'aller, mais chronologiquement, il le prolonge et en prend la suite 471 ”.
L'épreuve du temps, en raison de cette irréversibilité immanente du temps, est une
épreuve marquante et cruelle qui s'impose au revenant. Dans les œuvres de Naipaul et de
Bissoondath, elle est considérablement affaiblie par le fait que les personnages ne sont pas
atteints par la maladie du retour : la nostalgie idéalisatrice du temps passé. Mais si le
corollaire de l'irréversible est la nostalgie, l'irréversible existe indépendamment de la
nostalgie. Disparu, le temps de l'enfance insulaire laisse sa marque, trahit l'évolution des
lieux, leur inexorable dégradation. Raj contemple le jardin de son grand-père : “ Des années
que je ne l'avais pas vu. Je ne l'avais jamais vraiment regardé, et ce fut pour moi une surprise
de ne pas y trouver des rangées impeccables de tomates, de laitues, de concombres et de
pousses de manioc. Était-ce simplement l'effet du temps ? Celui de l'âge et de l'infirmité ?
Dans le jardin de mon grand-père, dans ce coin de terre où il s'était épuisé si longtemps et
avec tant de passion, pas la moindre trace de ses efforts ” (Casaquemada, p.139). Il retrouve
aussi le magasin de ses grands-parents qui fut l'emblème de leur réussite sociale : “ À mon
retour à Casaquemada, je découvris que le magasin, autrefois attirant et plein de vie, était
devenu un endroit triste, sans lumière. La vie l'avait déserté, il n'avait pas d'avenir, à peine un
présent. Le passé seul restait, serré dans les coins, suintant des murs. Le magasin avait été
dépassé ” (p.149). Le narrateur de L'Énigme est lui aussi hanté par la dégradation du
paysage de son enfance, une dégradation qu'il juge à la fois physique et morale : “ Quand
j'étais petit, les hauteurs de la Northern Range [...] étaient désertes, encore revêtues de forêt
primaire, par endroits. À présent, jusqu'à mi-hauteur, elles étaient couvertes de cabanes et
cahutes d'immigrés illégaux venus des autres îles [...] les immigrés [...] avaient altéré nos
paysages, notre population, notre état d'esprit ” (p. 442). Comme souvent chez Naipaul, la
peur du changement engendre la peur de l'autre et développe un discours d'exclusion.
471-
Ibidem.
Bertram découvre un environnement qui, selon lui, a peu changé depuis son départ :
“ [...] the same houses were there, and Bertram imagined that the same people were doing
the same things inside them
472
” (Independance, p.54). Il mesure le passage du temps, qui
pour lui signifie essentiellement l'indépendance, à la présence d'un nouveau drapeau ou d'une
bière fabriquée localement. Cet aveuglement le transforme en fantôme divaguant sur les
traces de son passé dans une île où personne ne l'attend.
L'épreuve du temps se confond avec l'épreuve de la mort. Temps et mort relèvent de
la même fatalité, la mort est irrévocable comme le temps est irréversible. Sans doute n'est-ce
pas un pur hasard si les personnages sont confrontés au décès d'un ou de plusieurs des leurs
lors de leur retour. Bertram apprend la mort de son frère cadet. Cette mort a un effet
terriblement culpabilisant pour le personnage car sa mère l'en rend responsable : “ [...] your
brother missed you [...] I don't want to talk about Dominic. The boy did his best to nurse
whatever difficulties he had in his heart; but he was never the same once you did desert him.
Eventually he just took up with a wrong set of people, but you could have helped him
prevent that
473
” (pp. 82-83). À la mort du frère, fait écho une autre mort : celle du père
exilé aux États-Unis et revenu dans son pays pour y rendre l'âme. Les œuvres de Naipaul
associent aussi le retour à la mort : mort du père du narrateur dans Les Hommes de paille,
mort de la sœur de Naipaul dans L'Énigme de l'arrivée. L'exilé consentant retournerait-il
dans son pays seulement pour honorer la mémoire des morts et porter leur deuil ?
Cependant, la mort du père n'entraîne-t-elle pas la mort de l'idée de patrie, le terme signifiant
ici, conformément à son étymologie latine, l'espace occupé symboliquement et réellement
par le père ? Le retour serait alors l'histoire d'un travail de deuil, la prise de conscience
irréversible — comme le temps qui conduit à la mort — et irrévocable — comme la mort
qui l'a motivé — que le pays est seulement natal, c'est-à-dire rien d'autre qu'un terrain vague
472-
“ [...] Les mêmes maisons étaient là-bas, et Bertram imaginait que les mêmes gens étaient en train de
faire les mêmes choses à l'intérieur. ”
473- “ Tu as manqué à ton frère. [...] Je ne veux pas parler de Dominic. Le garçon fit de son mieux pour
grandir quels que soient les problèmes qu'il avait dans son cœur, mais il n'a plus jamais été le même depuis
que tu l'as quitté. Finalement, il a seulement eu de mauvaises fréquentations, mais tu aurais pu l'en
dissuader. ”
empli de souvenirs, le lieu d'un passé éteint. Pourtant, rationnellement, l'exilé n'est pas
responsable de la mort de ses proches, mais cette mort s'est inscrite dans un espace d'où il
était absent, ce que la mère de Bertram lui reproche, et dans un temps marqué par la
discontinuité.
La discontinuité du temps de l'exilé conduit la plupart des œuvres à reconstituer le
temps de l'enfance insulaire qui, interrompu par la période de l'exil, resurgit dans la mémoire
du personnage pour témoigner d'un lien entre enfance et retour au pays natal. D'un point de
vue narratologique, le temps de l'enfance s'inscrit dans le récit sous forme d'analepses. Dans
Les Hommes de paille, l'analepse forme un bloc compact qui s'étend du premier chapitre de
la seconde partie de l'œuvre jusqu'au chapitre 6 et se clôt par le départ du narrateur pour
Londres. Retour à Casaquemada organise les souvenirs du narrateur de façon fragmentée et
intermittente. Le récit de l'enfance s'intègre à celui du retour à partir du chapitre 3. Ce récit
II alterne avec le récit I dans les chapitres 3, 6, 7, 8 et 9; le chapitre 5 lui est entièrement
consacré. A State of Independance met également en place une inscription morcelée du
temps de l'enfance. Les analepses complètent l'histoire du narrateur et éclairent le lecteur sur
ses antécédents biographiques. Dans les trois romans, elles évoquent la scolarité du
personnage et, en particulier, sa relation avec ses camarades de classe. Parmi ces camarades,
l'un d'eux se détache clairement : Brown, Madera, Jackson (Independance); lesquels sont
aussi des figures centrales du récit principal. L'origine sociale et l'appartenance ethnique de
Brown et de Madera les opposent au personnage principal. Brown est un intrus à l'Isabella
Imperial College. Il y est toléré à titre d'exception car “ à condition d'avoir une bonne
conduite et de bien travailler, un garçon pauvre pouvait obtenir une bourse ”
(Hommes,p.196). Madera, véritable pierre angulaire du roman, apparaît dans le récit I avant
que ne soit évoqué le temps de l'enfance. Le portrait que brosse le narrateur de l'adolescent
Madera vient confirmer le tempérament de l'adulte. Sa violence, son agressivité et son
appétit de pouvoir le caractérisent. Il humilie les plus faibles. Dénué de compétences
intellectuelles, il s'impose par la force. Jackson est lui aussi un élève peu doué pour les
études.
Les relations entre les personnages principaux et leurs camarades se dégradent avant
le départ des premiers pour l'étranger. Les adieux se font sous le signe d'une humiliation
imposée par ceux qui partent à ceux qui restent. Ralph fait irruption chez Brown. Il
découvre une famille noire et pauvre, une maison dont les murs exhibent des portraits
charismatiques mêlant négritude et prophétisme : Joe Louis, Jesse Owens, Haïlé Sélassié et
Jésus. “ Nous ne pardonnons jamais à ceux qui nous surprennent en posture humiliante ”
commente le narrateur (p.199). L'humiliation ressentie par Madera est occultée dans
l'analepse de l'enfance. Le narrateur se souvient que Madera lui avait proposé de lui offrir à
boire mais il ne souhaite pas se souvenir de cette scène d'adieu. Jackson ressent comme une
offense le fait que Bertram ne lui ait pas rendu visite : “ We never did talk each over before
you left [...]
474
” (Independance, p.135) La réapparition de ces personnages lors du retour
au pays natal est signe du pouvoir maléfique du temps qui les place au centre des enjeux
politiques insulaires dans les rets desquels le revenant se trouve englué.
V- L'épreuve du pouvoir et de la violence
L'engagement de Brown, de Jackson et de Madera incarne des moments et des
formes différentes du pouvoir politique insulaire. Leur statut est révélateur du statut de l'île
et de sa situation pré ou post-indépendante. Brown est journaliste à “ L'Inquirer ”. Il
revendique sa négritude et la “ détresse de sa race ”. Son séjour à Londres, contrairement à
celui de Ralph, a renforcé sa spécificité ethnique. De retour à Isabella, il aspire à fonder une
maison d'édition “ nationaliste ” afin de lutter pour la souveraineté de l'île. Jackson est
474-
“ Nous nous ne sommes jamais parlés avant ton départ. ”
premier ministre du premier gouvernement indépendant. Madera est policier, il n'a pas de
réels pouvoirs politiques mais possède celui de la force qui, à Casaquemada, prime sur toute
autre forme de pouvoir.
Ces personnages sont fortement et exclusivement territorialisés dans leur île. Cette
territorialisation univoque constitue leur “ axe préférentiel 475 ”. Ils représentent la figure de
l'autochtone, un axe qui se modalise dans leur rôle d'actant. Le revenant se trouve impliqué
dans cette action ou rejeté sur ses marges, deux situations qui auront le même
aboutissement. La représentation de cette implication et / ou exclusion permet aux
romanciers d'élaborer une satire — voire une sévère critique — du fonctionnement politique
de leur pays d'origine.
Le roman de Naipaul scande et caricature rigoureusement toutes les étapes du
processus de décolonisation bien que le narrateur-scripteur se défende d'en faire une satire
476.
Brown associe Ralph au journal qu'il a fondé. Très vite, ils créent un parti politique et
multiplient les interventions publiques. Le succès du mouvement réside essentiellement dans
cette alliance insolite mais efficace du pauvre noir et de l'opulent “ Asiatique ”, du dandy —
ainsi que Ralph se nomme lui-même — issu d'une riche et influente famille. Les deux alliés
se méprisent mutuellement et méprisent plus encore le peuple pour lequel ils entendent
lutter : “ Dans cette odeur de sueur surchauffée, que je fuyais jadis, je m'efforçais de
reconnaître la vertu, la vertu du pauvre, de l'homme de peine, de l'opprimé [...] Le privilège
revenait à Brown d'être moins sentimental. " Ce vieux bouquet d'Afrique
477
", marmonnait-
il. Et parfois, quand nous étions parvenus sur l'estrade : " tu as eu ta bouffée du bouquet " ”
(Hommes, p.256). Le parti nationaliste gagne les élections, mais est impuissant à résoudre
les problèmes du peuple. Les efforts des nouveaux dirigeants apparaissent comme une vaste
475-
Philippe Hamon, op. cit., p.187.
La parole du narrateur apparaît ici dans toute son ambiguïté. Ce dernier fait exactement le contraire de
ce qu'il prétend éviter. La notion de “ narrateur non digne de confiance ” élaborée par Ricoeur à partir de
celle de Booth (unreliable narrator) permet de caractériser la parole de Ralph. Temps et Récit, Tome III, op.
cit. p.293.
477- L'oeuvre précise en note : “ en français dans le texte ”
476-
mascarade. Ces derniers ne parviennent pas à s'émanciper de la tutelle anglaise et des “
expatriés ” dont ils partagent le même mode de vie. L'exploitation des mines de bauxite reste
aux mains des Anglais. Ralph entreprend un voyage à Londres — qui préfigure son départ
définitif — mais la nationalisation des terres que réclame le peuple, et notamment sa
composante indienne la plus misérable, est refusée. À son retour, il est unanimement
désavoué et trahi par Brown. La violence raciale s'empare de l'île et les Indiens en sont les
premières victimes. Certains d'entre eux vont à Crippleville pour “ dire la détresse des
Asiatiques, les femmes et les enfants agressés, les massacres à la machette, les familles
brûlées vives dans les maisons en bois ” (p.321). Face à cette violence, l'impuissance de
Ralph est manifeste. Il choisit de fuir à Londres.
La peinture de cette tentative avortée de donner à l'île et à son peuple un semblant de
dignité est empreinte d'une volonté de réalisme. Derrière les personnages de Ralph et de
Brown, férus de belles lettres et de culture savante, transparaissent les leaders de
l'indépendance trinidadienne : C.L.R. James, Alfredo Mendes, Éric Williams, tous écrivains
et universitaires. Ces derniers remportèrent les élections de 1946, date qui correspond à la
période évoquée — mais non précisément datée — dans l'œuvre. Le parti politique fondé
par les deux personnages serait alors la préfiguration du P.N.M. (People's National
Movement) dirigé par Éric William, parti qui assuma le pouvoir de 1956 à 1986.
La situation de Bertram par rapport à son île natale et au pouvoir directement
assumé par Jackson est sensiblement différente. Bertram attend de Jackson qu'il l'aide à
fonder son entreprise et qu'il l'associe à la construction de l'indépendance. Ses entrevues
avec lui se révèlent catastrophiques. Bertram est très clairement perçu par ce dernier comme
un prétendant qui souhaite profiter d'une situation à laquelle il n'a pas contribuée. À l'ironie
des premières paroles du ministre : “ I was sure this independance would wash up all kinds
of offshore troublemakers, but Bertram Francis. I swear to God I never did think I would
see you again 478 ” (Independance, p.65), succède un rejet drastique. Ayant un rendez-vous
officiel avec son ancien ami, Bertram tente d'accéder au bureau du ministre, il se heurte aux
méandres bureaucratiques. Jackson parodie le discours de Bertram et lui signifie qu'il le
considère comme un Anglais revenant dans un pays où il n'a aucun droit et aucune
revendication légitimes à formuler. L'indépendance telle qu'il la conçoit consiste à substituer
l'ancienne domination coloniale de l'Angleterre à la puissance économique des États-Unis.
Bertram ne maîtrise pas les nouveaux enjeux du pouvoir. L'indépendance est pour lui une
simple utopie raciale : se débarrasser des Blancs. À cette utopie s'oppose le pragmatisme
cynique de Jackson :
“ Well, what you must realise is that we living State-side now. We living
under the eagle and maybe you don't think that is good but your England
never do us a damn thing except take, take, take. [...] You barely back
here and you wanting to invest in the place you remember, not the place
that is. Take a walk around, see what you think you could live here, then
come back and talk to me .479 ”
(p.112)
La violence reste essentiellement verbale, elle remet pourtant en question le sens
même du retour de Bertram et signe son exclusion. Jackson représente l'agent de cette
exclusion, de même qu'il incarne une forme de pouvoir absolu au sein de l'île, un pouvoir
totalement inféodé à la puissance nord-américaine.
Le contexte politique de Retour à Casaquemada, nous l'avons dit, est postérieur à
celui des autres romans. Les dates sont soigneusement passées sous silence. Le lecteur doit
478-
“ J'étais certain que cette indépendance allait ramener sur nos rives toutes sortes de trublions, hormis
Bertram Francis. Je jure devant Dieu que je n'avais jamais pensé te revoir un jour. ”
479- “ Eh Bien, il faut que tu te rendes compte que nous vivons à côté des États-Unis maintenant. Nous
sommes sous l'aigle, peut-être que ça ne te plaît pas, mais ton Angleterre n'a pas fait la moindre chose pour
nous, excepté prendre, prendre, prendre. [...] Tu viens à peine de revenir ici et tu veux investir dans le lieu
dont tu te souviens et non tel qu'il est. Va faire un tour, demande-toi si tu pourrais vivre ici, ensuite reviens
me parler. ”
reconstituer la datation à partir d'indices éparpillés dans le texte. Dans le premier chapitre de
l'œuvre, le narrateur avoue avoir trente-cinq ans, puis à la page 343, est révélée sa date de
naissance: “ 1953-06-06 ”, ce qui signifie que l'action se situe à la fin des années quatrevingt. La datation n'est pas d'une importance capitale. Seule la période évoquée — celle qui
succède à l'opulence due aux richesses pétrolières — donne un cadre temporel déterminant
inspiré de la réalité trinidadienne.
L'apparition de Madera, sinistre actant du pouvoir dictatorial, constitue l'événement à
partir duquel le narrateur reconstruit les différentes étapes de son cauchemar insulaire. La
première scène que dessine la mémoire du narrateur se situe dans son cabinet médical à
Lopez-City. Elle signe l'irruption initiale de la violence et met en place un premier indice qui,
tout au long du texte, sera associé à la violence policière. Madera apporte à Raj un homme
qu'il vient de lyncher : “ L'homme poussa un gémissement et se laissa tomber. [...]
Reprenant mon équilibre et levant les yeux, je découvris un béret bleu marine posé sur une
tête, et auquel était épinglé un petit éclair en argent ” (Casaquemada,p.41). L'éclair en
argent, perçu avant que ne soit établie l'identité de Madera, constitue un indice qui traverse
toute l'écriture. Madera réapparaît au chapitre 12. Il se rend chez Raj et lui expose sa
conception du pouvoir et les différentes manières d'éliminer les indésirables : “ Les
Argentins les jetaient du haut des hélicoptères, dit-il. Les Chiliens les brûlaient. Les
Guatémaltèques leur coupaient la tête. Et les Vénézuéliens! Des experts, c'est moi qui te le
dis, des experts. Ils ont compris que tout ça c'est une question de couilles. C'est celui qui en
a le plus qui gagne. Alors ils ont trouvé une façon unique de résoudre leur problème, dans
les années soixante et au début des années soixante-dix. La flamme ou la lame. T'en as
entendu parler ? ” (p.281). Face au discours menaçant de Madera qui est accompagné d'une
progression de la violence — incendies, émeutes raciales —, Raj prend la décision de quitter
l'île. Cette décision fait suite aux nombreuses exhortations de sa femme qui souhaite
retourner au Canada depuis son arrivée à Casaquemada. La déclaration de l'état d'urgence
retarde le départ.
La catastrophe qui se noue dans le récit I est parallèlement anticipée et mise en
abyme à travers deux cauchemars : l'un fait par Raj, l'autre par Asha, une amie de la famille.
Le premier succède, dans l'ordre du récit, à l'épisode de la rencontre avec Madera puisqu'il
est relaté au chapitre 13, mais il est très largement antérieur, d'un point de vue diégétique, à
la réapparition de Madera. Il intervient pendant le séjour canadien du narrateur, avant que ce
dernier ne rencontre celle qui deviendra sa femme. Le second rêve est à la fois postérieur au
premier et à la seconde irruption de Madera. Dans son cauchemar, Raj voit une voiture
accidentée et des corps déchiquetés : “ deux silhouettes écrasées sur les sièges avant,
fantômes gris, immobiles comme des cadavres ” (pp. 306-307). Le second cauchemar est
relaté par Asha, il s'agit de “ visions ”. Asha est certaine que Jan ne restera pas longtemps à
Casaquemada. Elle voit une voiture dans laquelle Jan est contrainte de monter tout en ayant
le sentiment qu'elle ne lui est pas destinée. Ces deux cauchemars sont, d'un point de vue
formel, des “ énoncés réflexifs métadiégétiques 480 ”. Ils suspendent la diégèse et présentent
un type spécifique de mise en abyme qui fonctionne comme une prolepse non identifiable. Ils
sont la prémonition de l'assassinat de Jan et de l'enfant Rohan et tissent un réseau d'indices
qui s'associe à l'indice récurrent de l'éclair repris par Asha à travers une mise en garde :
“ Attention aux éclairs, Raj ” (p.78). La dispersion de ces indices dans plusieurs chapitres du
roman génère une inquiétante étrangeté. Elle impose au lecteur une gymnastique mentale, le
somme de recomposer le chaos de la diégèse. Dans leur fragile intersection, se lit le sens
d'une H/histoire marquée par l'imminence de la catastrophe. Porteurs de “ signifiés implicites
481
”, ces indices impliquent une activité de déchiffrement de la part du lecteur. Ce
déchiffrement est différé jusqu'au chapitre 16 qui annonce le dénouement de l'histoire. Le
gouvernement quitte l'île. Jan et Rohan sont assassinés alors que Raj était absent de la
maison. Commentant cet assassinat, Asha avoue : “ [...] ils avaient des revolvers, Raj, les
types avec les éclairs sur la tête, j'ai essayé de t'avertir. Je t'avais dit de te méfier des éclairs ”
480-
Dallenbäch, Le Récit spéculaire, op. cit., p.71.
Roland Barthes, “ Introduction à l'analyse structurale du récit ”, L'analyse structurale du récit, Paris, Éd.
du Seuil, coll. Points, 1981, p.16.
481-
(p. 410). L'indice des éclairs brille une dernière fois alors que les cauchemars prémonitoires
se réalisent. Madera n'est pas nommé. Aucun assassin n'est présumé. Mais dans ce drame
personnel à travers lequel est donné à lire la tragédie de l'île, l'œuvre maléfique de Madera
pèse de tout son poids. Le policier tortionnaire apparaît comme l'un des responsables du
coup d'état militaire qui remplace la dictature du “ Vieux ” par une dictature plus sanglante,
avant que n'interviennent les “ hommes en vert ”, personnages eux aussi anonymes,
métonymie de la puissance militaire d'une grande puissance voisine.
D'autres personnages proches de Raj sont également associés à la tragédie du
pouvoir. Kayso qui luttait contre la corruption gouvernementale est assassiné. Grappler,
l'oncle de Raj, est un membre du gouvernement du “ Vieux ”. Il représente l'aile libérale du
parti mais n'a aucune influence directe. Son discours dévoile le contexte précis de la faillite
économique de Casaquemada. Il fait allusion à l'enrichissement rapide de l'île grâce au
pétrole. Il dénonce l'incapacité des dirigeants à gérer cette soudaine richesse : “ Malgré tous
les experts en développement qu'il y a ici ou à l'étranger, nous nous sommes comportés
comme une nation de nouveaux riches. C'était l'économie conçue comme une fièvre
d'achats. Notre argent n'a servi qu'à aggraver nos maux ” (p.235). Il est convaincu de
l'inexorable fatalité de la violence, une violence historique et coloniale, fruit de la double
colonisation espagnole et anglaise que le pouvoir post-colonial n'a fait que raviver sans
parvenir à créer une autre identité :
“ Casaquémadains : on n'a pas encore bien trouvé ce que ça veut dire,
en dehors des publicités ridicules pour touristes sur les gens qui se la
coulent douce au soleil. Mais j'ai l'impression qu'on y vient, qu'on
commence à se définir comme de vrais membres de ce qui reste de
l'Empire espagnol. Comme des payols. [...] Si nous sommes des payols,
avec des problèmes à la payol , alors nous avons besoin de solutions à la
payol. [...] Comme en Argentine. Comme au Chili. Au Guatemala. Au
Salvador. ”
(pp.244-245)
Retour à Casaquemada brosse la peinture la plus implacable de la réalité insulaire.
L'auteur utilise tous les moyens qu'offre la fiction pour dépeindre le cauchemar historique;
les références précises au contexte socio-historique succédant au boom pétrolier de Trinidad
sont alliées à des techniques de représentation voilée de la dictature : des réseaux d'indices
qui maintiennent l'attention du lecteur en éveil et le somme de reconstruire le drame
personnel d'un homme, l'aboutissement infernal de l'utopie du retour. La clé de l'échec est
peut-être tout simplement inscrite dans le nom même de l'île : comment revenir vivre dans
une “ maison brûlée ” ? Casaquemada décline la situation de toutes les dictatures, latinoaméricaines et autres. Bissoondath précise qu'un jeune Éthiopien lui a avoué que son texte “
lui avait rappelé son pays d'origine 482 ”. Raj et Ralph retournent en exil alors que Bertram
continue à s'interroger sur le sens de son retour et sur la relation qui l'unit à cette île. Le
trouble s'installe : “ [...] he was unsure about his relationship to his island he still insisted on
calling his home 483 ” (Independance, p.119)
Le retour à l'île natale, à l'instar de la quête africaine des héroïnes de Maryse Condé
et de Myriam Warner-Vieyra analysée dans la première partie de l'étude, relève de l'échec le
plus flagrant. Faut-il considérer les œuvres de Naipaul, Bissoondath et Philipps comme des
textes où les auteurs règlent leur compte avec le lieu de leur naissance et soldent une relation
conflictuelle ? Indéniablement, et surtout dans le cas de Bissoondath, cet aspect de l'œuvre
est prédominant : “ Dans ce roman, il est possible que j'explore le cauchemar du retour que
je n'ai pas vécu
484
” nous disait l'auteur. Mais les œuvres traduisent aussi la vision du
monde de chaque auteur, leur sensibilité politique, voire leur engagement. Naipaul
condamne le processus d'indépendance dans son ensemble et étend cette condamnation à
l'ensemble des pays décolonisés ou en voie de décolonisation : “ ça s'est passé comme ça
482-
“ Le droit d'être offensant ”, op. cit., Annexe, p.
“ Il n'était pas certain de la relation qu'il entretenait avec son île qu'il persistait à nommer sa patrie. ”
484- “ Le droit d'être offensant ”, op. cit., Annexe, p.
483-
dans une bonne vingtaine de pays ” scande le narrateur. Philipps insiste sur l'impérialisme
nord-américain et sur le mirage d'une décolonisation qui consiste seulement à changer de
drapeau et de maîtres. Le roman de Bissoondath est, d'un point de vue romanesque, l'adieu
définitif à l'île natale.
Pour conclure, une rapide comparaison de ces mises en scène avec le retour tel qu'il
s'exprime dans L'Exil selon Julia s'impose. De tous les textes francophones que nous avons
étudiés, ce dernier est le seul qui envisage des retours définitifs. À l'envol de Man Ya pour la
Guadeloupe, succède le rapatriement de toute la famille. Au “ Noir et blanc ” de l'exil
s'opposent les “ Couleurs ” des îles antillaises — titres de la première et de l'ultime parties de
l'autofiction. Les retrouvailles avec le microcosme insulaire, longtemps attendues, vibrent
d'une joie intense. Elles signent la fin du racisme et consacrent toute la polychromie
antillaise. Renaissance et épanouissement d'une adolescente dans son île, épousailles d'une
romancière et d'un pays, éloge de la créolité... Naipaul est anglais, récemment ennobli par la
Reine, Bissoondath est canadien, Philipps vit entre St Kitts et et les États-Unis, Gisèle
Pineau est créole. Le retour au pays natal, genre prolixe dans les lettres antillaises d'hier et
d'aujourd'hui, pourrait bien être le mode privilégié pour décliner son identité. Il atteste sans
nul doute l'évolution, la diversité et la complexité de ces identités.
Le “ Je ” du migrant est en équilibre instable entre l'autobiographie et la fiction tout
comme sa cartographie référentielle qui oscille entre pays d'accueil et pays natal, sans que les
deux pôles ne parviennent à s'harmoniser. Quelles que soient les positions des auteurs ou de
leurs narrateurs, la double appartenance se relève souvent irréalisable. “ Ma double
appartenance ne produit qu'un résultat : à mes yeux mêmes, elle frappe d'inauthenticité
chacun de mes deux discours, puisque chacun ne peut correspondre à la moitié de mon être;
or je suis bien double
485
” disait Tzvetan Todorov à propos de sa situation paradoxale de
franco-bulgare revenant, après vingt ans d'absence, en Bulgarie. L'exil brouille les catégories
de “ l'ici ” et du “ là-bas ” : “ ici ” n'est pas l'espace de l'exil, ce n'est pas non plus le lieu
natal. Le lieu migrant est toujours celui d'un “ là-bas ” insaisissable qui ne peut exister que
dans l'écriture, mais l'écriture ne dénoue pas la schizophrénie, tout au plus peut-elle la
désigner. Frappés de suspicion, “ Ici ” et “ Là-bas ” demandent à être sondés à nouveau : “
Et à chaque fois que tu entendras quelqu'un te dire : ici, n'oublie pas de lui répondre : où ? ”
affirme à Jacques Hassoun, à la clôture de son œuvre Alexandries 486. Sortir de la
schizophrénie pourrait être possible à la seule condition d'abolir le face-à-face entre deux
pôles antagonistes, c'est-à-dire en accomplissant et en acceptant l'errance. Cette errance dont
nous souhaiterions à présent questionner les manifestations s'inscrit au sein même
d'itinéraires de vies et d'écritures. Nous la nommons “ l'errance au monde
487
” : errance à
son monde, celui qui, archipel, mers ou continent, entre en connivence avec les petites îles
— la Guadeloupe, la Martinique et Sainte-Lucie — où trois poètes naquirent : Saint-John
Perse, Glissant et Walcott; errance produite par la mouvance dans le monde des sciences, de
la philosophie, des épopées, de la poésie; déterritorialisation d'une écriture qui vise à
inventer les lieux de son dire.
485-
Tzvetan Todorov, “ Bilinguisme, dialogisme et schzophrénie ”, Du Bilinguisme, Paris, Éd. Denoël,
1985, p.22.
486- Jacques Hassoun, Alexandries, Paris, Éd. de la Découverte, 1985, p.143.
487- Cette expression est conjointement inspirée d'un chapitre de Poétique de la Relation intitulé : “ Une
errance enracinée ” dédié à Saint-John Perse et d'un chapitre de Lettres créoles : “ L'errance au monde
enracinée ” consacré lui aussi à Saint-John Perse ainsi qu'à Salvat Étchard et à Lafcadio Hearn.
TROISIÈME PARTIE
L'ERRANCE AU MONDE
“ Nous connaissons l'histoire de ce Conquérant Mongol,
ravisseur d'un oiseau sur son nid, et du nid sur son
arbre, qui ramenait avec l'oiseau, et son nid et son
chant, tout l'arbre natal lui-même, pris à son lieu, avec
son peuple de racines, sa motte de terre et sa marge de
terroir, tout son lambeau de "territoire" foncier
évocateur de friche, de province, de contrée et
d'empire... ” Saint-John Perse, Oiseaux
INTRODUCTION
La notion de “ déterritorialisation ”, depuis sa création par Deleuze et Guattari, est
largement tombée dans le domaine de la critique. Flexible, elle se prête à de nombreuses
interprétations. La pensée des deux philosophes, telle qu'elle s'exprime dans Mille Plateaux,
s'applique à cerner le concept de territoire, duquel découlent territorialisation et
déterritorialisation. Une brève étude sémantique fait apparaître que le latin “ territorium ” a
donné “ terretoire ” puis “ territoire ”, mais également “ terratorium ” duquel dérivent “
tieroer ” et “ terroir ”. Jusqu'au début du XVIIe, “ terroir ” signifie aussi “ territoire ”. La
confusion entre les deux termes associe donc le territoire à un lieu concret, précisément
délimité, enraciné, se confondant avec la terre végétale qui le sous-tend. L'approche de Mille
Plateaux étend la notion de territoire, à partir d'une attention particulière portée à sa
quatrième acception : “ zone qu'un animal se réserve et dont il interdit l'accès à ses
congénères 488 ”. “ Le territoire est en fait un acte, qui affecte les milieux et les rythmes, qui
les " territorialise " [...] Un territoire emprunte à tous les milieux, il mord sur eux, il les
488-
Dictionnaire Robert I.
prend à bras le corps, (bien qu'il reste fragile aux intrusions ). 489 ” Tout élément propre à un
territoire précis peut être extrait de son milieu d'origine, ce qui implique d'autres
agencements. Deleuze et Guattari prennent pour exemple les ritournelles. Ils distinguent “
les ritournelles territoriales, qui cherchent, marquent, agencent un territoire ”, des
ritournelles déterritorialisées mais reterritorialisées qu'ils opposent enfin aux ritournelles qui
“ ramassent et rassemblent les forces ” 490. La sortie hors du lieu natal procède d'une ligne
de fuite, Gilles Deleuze a explicité, en termes plus fluides, les différentes lignes de fuite qui
amènent la littérature anglaise-américaine à tendre sans cesse vers un “ devenir autre ” 491.
L'idéal de la déterritorialisation, selon les philosophes, serait de ne jamais reterritorialiser
l'objet, afin de ne pas barrer et annihiler la ligne de fuite et de perpétuer, à l'infini, le “ horslieu ”. “ N'importe quoi peut faire office de reterritorialisation, c'est-à-dire " valoir pour " le
territoire perdu; on peut en effet se reterritorialiser sur un être, sur un objet, sur un livre, sur
un appareil ou système...492 ”
Les limites de ce vœu de non-reterritorialisation sont toutefois très vite atteintes et se
profilent à la fois la destruction du lieu de départ, qu'il soit spatial ou métaphorique — le
livre lui-même — et l'utopie, aux deux sens du termes, du lieu d'arrivée, lequel risquant alors
de se confondre avec le non-lieu tel que le définit Marc Augé, espace de la surmodernité,
d'une vacuité de sens. L'errance permet, nous semble-t-il, d'éviter l'abstraction du lieu sans
toutefois élire un espace d'appartenance restreint et destructeur.
L'errance à l'œuvre dans les trajectoires personnelles et littéraires de Saint-John
Perse, Édouard Glissant et Derek Walcott se construit autour de leur(s) antillanité(s)
respective(s). Le mouvement complémentaire et non exclusif de déterritorialisation et de
reterritorialisations partielles, toujours renouvelées, ne fige pas l'appartenance mais l'élargit,
la modifie par cercles : de l'île aux mers référentielles, de l'île au continent américain.
489-
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p.386.
Ibidem, pp.402-403.
491- Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1996, “De la supériorité de
la littérature anglaise-américaine ”, pp.47-63.
492- Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p.634.
490-
L'errance n'est pas seulement déplacement dans l'espace, elle travaille aussi l'écriture : elle
est circulation à l'intérieur des textes. Elle propose un “ devenir autre ” qui s'exprime selon
des modes différents mais complémentaires dans la littérature antillaise la plus
contemporaine. Ce devenir, selon Deleuze et Guattari, serait l'essence même de l'écriture,
son processus d'accomplissement et de renouvellement : “ Devenir, ce n'est jamais imiter, ni
faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. [...] Les devenirs ne
sont pas des phénomènes d'imitation, ni d'assimilations, mais de double capture, d'évolution
non parallèle, de noces entre deux règnes. 493 ”
Nous étudierons les formes de devenir mises en place par Tout-monde d'Édouard
Glissant : devenir de la théorie du “ chaos ”, devenir de la philosophie de Mille Plateaux,
devenir du roman, devenir de l'ensemble de l'œuvre glissantienne elle-même. Derek Walcott
revendique de manière plus affirmée l'acception des influences : “ I don't know why people
are astonished at the idea of learning from masters ” dit-il 494. Situé sous le signe d'Homère,
son héros / héraut éponyme, Omeros suggère de multiples interrogations. S'agit-il d'une
épopée, quels sont les critères constitutifs du genre épique ? Des épopées fondatrices que
sont L'Iliade et L'Odyssée au poème walcottien, quel est le chemin parcouru ? Comment les
personnages homériques sont-ils extraits de leur texte d'origine pour être reterritorialisés
dans le texte d'accueil ? Quel est le sens de l'onomastique et des langages, en quoi
traduisent-ils les drames de l'histoire antillaise mais aussi sa propension à l'hybridité ?
Enfin, nous nous intéresserons à l'intensification d'un phénomène, initié par Édouard
Glissant : la présence de fragments de la poésie de Saint-John Perse dans des œuvres
antillaises critiques et romanesques. Le rapport au texte persien et à la figure d'Alexis Leger
/ Saint-John Perse est l'objet d'un enjeu dont il importe de cerner l'ampleur et de détecter
l'intention. En distinguant intertextualité et métatextualité — “ la relation [...] de "
493-
Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p.8.
“ Derek Walcott interviewed by Shaun McCarthy ”, Outposts, Poetry Quatery, n° 171, Londres, Été
1991, p.8.
494-
commentaire " qui unit un texte à un autre dont il parle 495 ” —, nous retracerons l'itinéraire
de cette présence. Pour ce faire, nous interrogerons l'ensemble de l'œuvre glissantienne —
depuis L'Intention poétique jusqu'à Faulkner, Mississippi 496—, les Lettres créoles de Patrick
Chamoiseau et Raphaël Confiant ainsi qu'un corpus romanesque incluant les textes de Daniel
Maximin : L'Isolé Soleil (1981), L'Île et une nuit 497 (1995), Maryse Condé : La Vie
scélérate (1987), Traversée de la mangrove (1989), Patrick Chamoiseau : Antan d'enfance
(1990), Raphaël Confiant : Eau de café (1991), Ravine du devant-jour
498
(1993), L'Allée
des soupirs (1993) et Émile Ollivier : Les Urnes scellées (1995). L'œuvre d'Émile Ollivier,
que nous avons déjà eu l'occasion de citer, s'inscrit dans l'espace littéraire québéco-haïtien.
En raison de la thématique de l'exil qui est sienne et de l'important intertexte persien qui la
féconde, il nous a semblé légitime de l'intégrer à notre étude : pour ne pas enraciner dans les
seules îles des Petites Antilles le poète du “ grand pas souverrain de l'âme sans tanière ”
(Chronique,p.404). Pour tenter de cerner, au plus près, les paroles et la musique de ces “
ritournelles ” d'errance.
495-
Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p.11.
Édouard Glissant, Faulkner, Mississippi, Paris, Stock, 1996.
497- Daniel Maximin, L'Île et une nuit, Paris, Éd. du Seuil, 1995.
498- Raphaël Confiant, Ravines du Devant-jour, Paris, Gallimard, coll. Haute enfance, 1993.
496-
CHAPITRE 1
L'ANTILLANITÉ : SOURCE D'UNE
POÉTIQUE DE L'ERRANCE
I - Origine de l'antillanité : une antillanité des origines
La définition de l'antillanité proposée par Édouard Glissant insiste sur la
“ convergence des réenracinements dans notre lieu vrai ” (D.A., p.182). Elle est largement
ancrée dans un vœu politique : celui de réunir les îles de l'archipel antillais au sein d'une
éventuelle confédération antillaise. En cela, et conformément à ce qu'ont noté les auteurs de
L'Éloge de la créolité, l'antillanité est un concept géopolitique 499. Mais elle s'ouvre aussi sur
un vœu poétique : ériger la Caraïbe en archipel d'appartenance non entièrement dépendant
des réalités politiques et linguistiques imposées. Cette seconde tendance, sous-jacente dans
l'intégralité du Discours antillais, permet également d'élargir le sens de l'antillanité. On
pourrait ainsi l'appréhender plus prosaïquement comme “ le sentiment d'appartenance
antillaise ”. Régis Antoine indique qu'il emploie ce terme “ par commodité, sans lui donner le
sens précis qu'il a chez Glissant 500 ”. Cette antillanité implique principalement la relation que
les écrivains entretiennent avec l'île natale et son environnement.
Elle procède chez Saint-John Perse, Glissant et Walcott d'une naissance et d'une
éducation antillaise. Rappelons qu'Alexis Leger est né à la Guadeloupe en 1887, Édouard
Glissant à la Martinique en 1928 et Derek Walcott à Sainte-Lucie en 1930. L'univers de
l'Habitation imprègne l'enfance des deux écrivains francophones. Alexis Leger, jusqu'à l'âge
de douze ans, a vécu au rythme des deux Habitations familiales : La Joséphine (caféière) et
Le Bois-Debout
(exploitation sucrière). Glissant passait ses vacances dans la petite
plantation, située sur le morne Bezaudin, dont son père était économe et géreur. Une
génération sépare ces deux enfances : celle d'Alexis Leger s'inscrit dans la période qui
succède à la récente abolition de l'esclavage, celle de Glissant résonne d'échos serviles plus
lointains mais la structure de l'habitation demeure. Les deux poètes ne participent pas non
plus de la même ethno-classe, réalité décisive qui marquera leur appréhension du monde
499500-
Éloge de la créolité, op. cit., p.32.
Régis Antoine, La Littérature franco-antillaise - Haïti, Guadeloupe, Martinique, op. cit., p.293.
antillais. Walcott n'appartient pas au microcosme hérité de l'esclavage. Ses parents ne sont
pas de typiques Saints-Luciens; ils parlent anglais et sont protestants contrairement à la
majorité de la population qui s'exprime en créole et est de confession catholique. Le poète
résume ainsi la situation linguistique qui fut celle de son enfance : “ [...] people spoke
english. But they also spoke French Creole [...], the rural language and langage of poor
people was largely patois [...] so you grew up with two languages 501 ”.
Glissant et Walcott, en dépit de leur appartenance à des sphères linguistiques
différentes, sont tous deux porteurs d'une antillanité directe. Ethniquement, ils sont les fruits
du métissage antillais, sentimentalement et culturellement, leur identité d'homme et d'écrivain
est liée à l'archipel caraïbe dont tous deux se réclament. “ Walcott meditates on Carribean
history at Rampanalgas, an isolated beach in Northern Trinidad. Glissant looks South from
Diamant ” constate J. Michael Dash 502. L'île d'amarrage, pour Glissant, demeure la
Martinique natale. À l'âge de vingt ans, Walcott fut étudiant de l'University College of West
Indies en Jamaïque, quelques années plus tard, il a fondé à Trinidad The Little Carib
Theatre qui devient The Trinidad Theatre Workshop. Trinidad dont la présence illumine
l'intégralité du “ Discours à Stockholm ”, s'allie à Sainte-Lucie. En vertu de leur proximité
géographique et des multiples réalités que partagent les deux îles, le poète ne s'éloigne pas
véritablement du lieu d'origine; il jette un pont, dans sa vie comme dans son œuvre, entre les
deux îles de la Caraïbe anglophone. La Martinique, Trinidad et Sainte-Lucie deviennent pour
les deux écrivains des lieux privilégiés pour penser et écrire le monde. L'antillanité de
Glissant et de Walcott repose ainsi sur une fidélité jamais démentie au lieu natal, par-delà les
exils, par-delà les séparations. L'un et l'autre se connaissent et se reconnaissent comme étant
issus d'un même creuset antillais. La théorisation de la créolisation du langage, pour
501-
“ Derek Walcott interviewed by Shaun McCarthy ”, op. cit., p.4. “ [...] les gens parlaient anglais. Mais
ils parlaient aussi le créole français [...] la langue rurale et la langue des pauvres étaient majoritairement le
patois [...] ainsi vous grandissiez avec deux langues. ”
502- J. Michael Dash : “ Drunken Boats on a Sea of Stories ”, Journal of West Indian Literature, publié par
les “ Departments of English, the University of the West Indies ”, vol. V, n° 1-2, août 1992, pp.121-122, cité
par Alain Baudot, Bibliographie annotée d'Édouard Glissant, op. cit., p. 633. “ Walcott médite sur l'histoire
caraïbe à Rampanalgas, une plage isolée au nord de Trinidad. Glissant regarde le sud à partir du Diamant. ”
importante qu'elle soit dans le projet de Glissant, ne fait pas obstacle à son approche de la
production walcottienne; il avait même, semble-t-il, pour projet de traduire sa poésie
503.
Adams Kwateh, qui relate la rencontre entre les deux écrivains en janvier 1993, perçoit chez
eux une réelle complicité, ils “ ont en commun la même conception de l'homme caribéen qui
serait à l'origine de leur engagement par la littérature 504 ”. Pour toutes ces raisons, leur
antillanité n'est pas véritablement problématique.
A contrario, le sentiment d'appartenance antillaise d'Alexis Leger pose à la critique
un réel défi. La famille Leger a quitté la Guadeloupe pour Bordeaux alors que le futur SaintJohn Perse avait douze ans. Le poète, nous le savons de façon quasiment certaine, n'est
jamais retourné sur les lieux de son enfance même s'il en a vraisemblablement nourri le
projet 505. Depuis les années soixante-dix, de nombreux chercheurs ont questionné les
Œuvres complètes afin de cerner les contours fluctuants d'une possible antillanité
persienne 506. Tous ont souligné la difficulté d'assigner à résidence un homme dont la vie fut
traversée d'incessants déplacements, de figer un poète dont l'œuvre se situe sous l'étoile du
nomadisme. “ Comment enclore dans un lieu
— qu'il soit antillais ou autre — celui qui
écrivait : " Tu ne te tairas point, clameur ! que je n'ai dépouillé sur les sables toute allégeance
humaine (Qui sait encore le lieu de ma naissance ?) " ” s'interroge Priska Degras 507. C'est
sous le signe du paradoxe qu'il nous paraît pertinent d'aborder l'antillanité persienne.
503-
Daniel Delas, Entrevue avec Édouard Glissant, Le français aujourd'hui, n° 75, sept. 1985, pp.118-123
cité par Alain Baudot, Ibidem, p.148.
504- Kwateh Adams, “ Glissant et Walcott : deux consciences ouvertes ”, France-Antilles Magazine, 16-22
janv. 1993, pp.38-39, cité par Alain Baudot, Ibidem, p.650.
505- Pascal Bergerault fait figurer à la suite de son article “ Saint-John Perse : le retour impossible ” une
lettre d'Alexis Leger adressée à Paul Dormoy dans laquelle le poète écrit : “ J'espère reprendre, l'hiver
prochain, mon projet de voyage à la Guadeloupe. ” Cette indication, bien que ténue, permettrait de modérer
l'affirmation selon laquelle Alexis Leger se serait obstinément refusé toute possibilité de retour. Saint-John
Perse : antillanité et universalité, op. cit., pp.47- 67.
506- En 1987, un colloque international se tenait à Pointe-à-Pitre afin de célébrer le centenaire de la
naissance du poète. Certaines communications de ce colloque sont parues dans Saint-John Perse : antillanité
et universalité, Ibidem, d'autres dans Saint-John Perse : Antillais universel, Paris, Minard, 1991.
507- Priska Degras, “ Saint-John Perse : les Antilles absentes ? ”, Saint-John Perse : Antillais universel, op.
cit., p.313.
II- Saint-John Perse ou l'antillanité paradoxale
1- Antillanité et francité
Premier paradoxe duquel dépendent nombre d'ambiguïtés, la biographie qui ouvre
l'édition de la Pléiade est, contrairement à la loi du genre, établie par les soins de l'auteur
quelques années avant sa mort. Les lettres qui figurent dans cette même publication sont
également minutieusement sélectionnées, certaines sont réécrites, d'autres pourraient avoir
été inventées 508. Les textes à caractère autoréférentiel
“ longtemps pris pour parole
d'Évangile [sont] le chef-d'œuvre d'un faussaire 509 ”. Ainsi donc, le maître-d'œuvre aura pris
toute liberté pour composer son identité offrant l'image sublimée d'un Alexis Leger-SaintJohn Perse destinée à la postérité. Tomber dans le “ piège ” tendu par le metteur en scène
pourrait toutefois se révéler utile car s'y manifeste une complexe dialectique des origines :
l'antillanité s'inscrivant au cœur d'une francité farouchement proclamée, illustrée et défendue.
Le nom “ Antillais ” ne rebute cependant pas l'auteur qui se qualifie de “ jeune Antillais ”, d'
“ Antillais né ” et lui adjoint parfois l'adjectif “ français ” : “ Antillais français ”. Cette
identité antillaise procède donc d'un lieu — les Antilles — et non d'une appartenance raciale
ou d'une caste sociale, en cela Alexis Leger est antillais à l'instar de ceux que l'on appellera
plus tard les “ pieds-noirs ” ou les Français d'Algérie se désignaient eux-mêmes, avant
l'indépendance de l'Algérie, comme des Algériens. Mais l'antillanité persienne dérive aussi et
surtout d'une francité de l'exil affirmée grâce à la consciencieuse élaboration d'un “
authentique ” arbre généalogique.
508-
Mireille Sacotte signale que des lettres adressées à Mina Curtiss ont sans doute été rédigées en vue de
l'établissement des œuvres complètes : “ Cette dame [Mina Curtiss], à la vue des " Lettres à Mrs Henry
Tomlinson Curtiss " [...] aurait eu ce commentaire malicieux : " elles sont très belles, surtout celles que je
n'ai pas reçues ". ” Saint-John Perse, op. cit., p.46.
509- Mireille Sacotte, “ Le rire de Saint-John Perse ”, Europe, n° 799-800, nov.-déc. 1995, p.137.
Le poète sait d'où il vient et tient à le faire savoir. La mention de sa naissance est
accompagnée de précisions ayant trait aux origines directes de ses géniteurs : “ Son père,
Amédée Saint-Leger Leger, avocat aux Antilles, est le descendant d'un cadet de Bourgogne
parti de France à la fin du XVIIe siècle. Sa mère, née Françoise-Renée Dormoy, appartient à
une famille de planteurs et d'officiers de marine établie aux Îles depuis le XVIIIe ” (O.C.
p.IX). Le signalement des décès touchant des membres de la famille — grand-père paternel,
grands-mères maternelle et paternelle — donne lieu (ou sert de prétexte) à de longues
reconstitutions généalogiques. Une parenthèse de trente et une lignes accompagne la seule
mention de la mort de la grand-mère paternelle. La francité des familles Leger, Dormoy et
de Caille trouve sa pleine expression dans l'usage du champ lexical de la racine : le mot “
souche ”, répété de nombreuses fois, voisine avec le terme “ branche ”, lui aussi récurrent,
auquel répond le mot “ rameau ”. Racines et tronc originels demeurent dans la vieille terre
de France où les domaines, châteaux et lettres de noblesses témoignent de la grandeur de ces
surgeons replantés dans l'île antillaise sans avoir subi de douloureux transbords. Plus encore,
à la souche primordiale répond l'enracinement antillais d'ancêtres “ fondant souche hors de
France ” (p.X). Cette emphatique francité est renforcée par un profond attachement à la
légitimité de la présence française dans les Caraïbes : ainsi est salué le courage d'un lointain
parent par alliance qui “ s'était si fort battu en mer contre les Anglais et contre les Portugais
” ou l'ardeur du bisaïeul, “ en lutte toujours contre l'Anglais ” (p.X). Une lettre adressée à
Archibald MacLeish, datée du 23 décembre 1941, fait écho à la biographie. Au cœur de son
exil américain, Alexis Leger affirme ardemment la suprématie de sa francité personnelle :
“ De la France, rien à dire : elle est moi-même et tout moi-même. Elle est
pour moi l'espèce sainte, et la seule, sous laquelle je puisse concevoir de
communier avec rien d'essentiel en ce monde. Même si je n'étais pas un
animal essentiellement français [...], la langue française serait encore
pour moi la seule patrie imaginable, l'asile et l'antre par excellence,
l'armure et l'arme par excellence, le seul "lieu géométrique" où je puisse
me tenir en ce monde pour y rien comprendre, y rien vouloir ou renoncer.
[...]
Je ne vous parle pas non plus des Antilles, qui, pour avoir profondément
mêlé mon enfance à la vie animale et végétale des Tropiques, n'en
demeurent pas moins de l'essence française, et la plus vieille. ”
(pp.550- 551)
Francité hyperbolique et antillanité paradoxale sont à replacer dans un plus large
contexte : celui de la situation personnelle ou collective des Français nés hors de l'Hexagone
et dont le discours identitaire s'exprime en d'autres lieux que l'ailleurs natal. Comme
beaucoup d'autres, Saint-John Perse porte en lui un hiatus douloureux entre trois
composantes de l'appartenance : l'aspect juridique, l'aspect linguistique et le lieu natal. Ces
trois composantes ne peuvent coexister sur une même carte. Né dans l'ailleurs, il est, bien
avant le régime de Vichy, un Français parfois illégitime au regard de la métropole : un
descendant de “ ces messieurs d'Atlantique ” (p.XLI), “ le mulâtre du Quai d'Orsay ” selon
l'expression malveillante de l'un de ses ennemis. La privation de la citoyenneté française
durant l'Occupation ne fera que renforcer ce défaut d'appartenance qui se transmuera en
affirmation hyperbolique d'une fidélité à une France sanctifiée, devenue objet mythique,
circonscrite dans une langue et non pas dans une géométrie hexagonale qui ne fut jamais
véritablement sienne 510. Saint-John Perse a ainsi choisi d'inscrire son antillanité natale dans
une francité qui est toujours d'exil : exil des ascendants ou exil personnel, ce qui a
conjointement pour effet de la minimiser et de la transcender dans un concept plus universel,
mais non de la nier.
510-
À cet égard, l'hyperbole pourrait bien être la réponse directe à un manque ou du moins à une opacité
identitaire. Dans Le Monolinguisme de l'autre, Jacques Derrida témoigne également de son goût pour
l'hyperbole : “ [...] je l'ai aussi contracté à l'école, ce goût hyperbolique pour la pureté de la langue. Et
partant pour l'hyperbole en général. Une hyperbolite incurable. ” op. cit., p.81. Derrida exprime une
revendication — elle aussi paradoxale — pour la pureté absolue d'une langue qui lui fut interdite,
notamment lors de la privation de la citoyenneté française des Juifs d'Algérie durant le régime vichyste.
Saint-John Perse revendique pour sa part une identité française une et absolue au moment même où le même
régime vient de la lui retirer. Il s'agit sans doute là, par-delà toutes les différences entre les deux auteurs,
d'une manière désespérée de lutter contre la dépossession.
Cette francité de l'exil implique aussi une créolité qui est à appréhender dans son sens
dérivé de la première acceptation du terme “ créole 511 ”. Le poète utilise l'adjectif “ créole ”
pour se désigner et qualifier ses proches ainsi que l'attestent une lettre à Gabriel Frizeau
(p.729) et une lettre à sa “ Mère créole ” (p.831). Sa créolité nous paraît être partie
intégrante de son antillanité paradoxale. En ce sens, nous nous éloignons des positions de
certains critiques, notamment de Mary Gallagher pour laquelle “ autant l'emprise de la
créolité est capitale, autant la part d'antillanité est secondaire
512
” car il nous paraît
impossible de dissocier la créolité (le sentiment d'appartenance créole) de l'antillanité. Dans
la biographie et plus encore dans les poèmes sur l'enfance, antillanité et créolité se
manifestent essentiellement par la revendication d'une micro-appartenance à l'Habitation et à
ses composantes humaines et naturelles. La Joséphine qui inspire au poète l'épigraphe de “
Pour fêter une enfance ”, — “ King Light's Settlements ”— est le lieu d'une harmonieuse
croissance dont la plénitude a été interrompue par le départ définitif de la famille pour la
France. Dans un même mouvement, les poèmes présentifient une absence — le microcosme
de l'enfance — et mettent à distance la présence des souvenirs antillais dont l'écriture tend à
se détacher.
2- La présentification d'une absence ou la mise à distance de l'antillanité
Tous les poèmes réunis sous le titre générique Éloges furent écrits en France au tout
début du siècle : “ Images à Crusoé (1904), “ Pour fêter une enfance ”, “ Éloges ” (1907)
et “ Écrit sur la porte ” (1908). Publiés ensemble en 1911, ils seront ensuite revus, corrigés
511-
On peut distinguer deux types de créolité : la première dérivée du nom “ créole ” (personne de race
blanche née dans les îles tropicales), la seconde, qui renvoie au concept élaboré par les auteurs de L'Éloge de
la créolité, dérivée du terme “ créole ” signifiant la langue et le milieu anthropologique. Il reste cependant
que ce double sens du terme “ créolité ” peut être lourd d'ambiguïtés. Peut-être faudrait-il forger un autre
terme pour désigner le fait d'être un Blanc créole et d'assumer ou de revendiquer cette identité.
512- Mary Gallagher , “ Saint-John Perse et la nouvelle créolité ”, Souffle de Perse, n° 4, Aix-en-Provence,
janv. 1992, p.76.
ou réécrits par l'auteur, notamment à son retour de Chine, et leur disposition au sein du
recueil sera elle aussi modifiée. L'édition de La Pléiade répartit les pièces comme suit : “
Écrit sur la porte ”, “ Images à Crusoé ”, “ Pour fêter une enfance ” et “ Éloges ”. Ces
poèmes portent donc la marque d'une double écriture : la première est étroitement liée à
l'exil en métropole dont elle est dépendante, les secondes sont le fruit d'une réévaluation à la
lumière d'autres expériences de l'éloignement et d'une maturité littéraire déjà bien établie.
Lors de la première rédaction, le sentiment d'appartenance du poète à l'île natale est encore
vif. Le cordon ombilical qui le reliait au pays de naissance a été brutalement coupé par le
départ. Le jeune Alexis Leger ressent sans doute le besoin de témoigner de son
déracinement, d'inscrire dans le verbe poétique les traces nostalgiques d'une antillanité qui
survit à l'exil. Cependant, il éprouve déjà certaines réticences à céder à la tentation d'une
poésie lyrique signe d'une trop ardente subjectivité. Son rapport à l'île et à l'enfance, les deux
substrats de son sentiment d'appartenance antillaise, est mis en scène par le biais d'une
distanciation qui affecte l'ensemble de l'écriture, à commencer par les jeux de l'énonciation.
Dans “ Images à Crusoé ”, le premier poème dont Alexis Leger accepta la
publication, le poète s'adresse à Crusoé sur le mode du tutoiement amical. Le “ Je ” est
quasiment absent, sinon dans le premier fragment, “ tu pleurais, j'imagine ” où le locuteur,
par le biais du verbe modalisateur, laisse percer une présence ténue. Une “ subjectivité
impersonnelle ” se développe, laquelle bride et transforme les signes de l'émoi : “ Le recul
que prend le locuteur par rapport à son émotion est donc double, par le tu, et, par les
imparfaits d'ouverture et de clôture, qui, outre leur rôle dans la composition du recueil, lui
permettent de se détacher de sentiments qu'il aurait été sans doute trop douloureux
d'affronter directement ” constate
Joëlle Gardes-Tamine
513.
Les marques d'un
investissement personnel de l'auteur dans ce poème, d'une subjectivité atténuée mais réelle,
Joëlle Gardes-Tamine, “ La subjectivité dans Images à Crusoé ”, Saint-John Perse ou la stratégie de la
seiche, Publications de l'Université de Provence, 1996, p.47.
513-
se situent plutôt dans la ponctuation : multiplication des exclamations, abondance de tirets
enchâssant l'affluence ou l'influence des souvenirs.
“ Pour fêter une enfance ” réhabilite l'emploi du “ Je ” mais ce dernier n'existe que
dans une confrontation avec un “ Tu ”. “ Je ” et “ Tu ” ne sont cependant pas deux pronoms
interchangeables pour désigner l'enfant : l'un renvoie au poète, l'autre à l'enfant qu'il fut et
auquel il s'adresse tout comme il s'adressait à Crusoé, personnage fictif. Cette poésie
dialogique permet de rendre tangibles les distances temporelles et spatiales qui séparent
l'adulte de l'enfant, la terre de l'exil de la terre de naissance. Elle englobe également le jeune
créole dans une autre entité, celle de l'enfance antillaise sollicitée par de nombreuses
propositions interrogatives, convoquée et personnifiée :
“ Sinon l'enfance, qu'y avait-il alors de plus ? ”
“ Sinon l'enfance, qu'y avait-il alors qu'il n'y a plus ? ”
(“ Pour fêter une enfance ”, p.25)
“ Enfance, mon amour, n'était-ce que cela ”
(“ Éloges ”, p.37)
Dans “ Éloges ”, le “ Je ” est omniprésent mais il renvoie toujours au poète, l'enfant
étant parfois désigné par la troisième personne du singulier, pronom de l'absence : “ Et
l'enfant qui revient de l'école des Pères, affectueux / longeant l'affection des Murs qui
sentent le pain chaud, voit au bout de la rue où il tourne [...] ” (p.46).
“ Écrits sur la porte ” substitue à la forme dialogique le seul “ Je ” qui désigne non
plus le poète adulte mais le maître de l'habitation en lequel se trouvent condensés certains
traits du père d'Alexis Leger. Un doute subsiste cependant à propos de l'identification du
pronom personnel et des adjectifs possessifs à la première personne qui apparaissent à la fin
du poème :
“ J'aime encore mes chiens, l'appel de mon plus fin cheval,
et voir au bout de l'allée droite mon chat sortir de la
maison en compagnie de la guenon... ”
(p.8)
Qui est le locuteur ? S'agit-il du colon qui conclut l'éloge de sa vie par une
récapitulation des choses aimées qui lui appartiennent, interprétation qui s'inscrirait dans la
logique de l'énonciation et du discours : l'homme hiérarchisant les objets de son attachement
et faisant apparaître, en fin d'énumération, après l'évocation de sa fille, les animaux familiers
? Y-aurait-il au contraire changement de locuteur, glissement d'un “ Je ” désignant le colon à
un autre “ Je ” autobiographique, hypothèse que pourrait confirmer l'affection pérenne que le
poète voue au cheval. Bien qu'anodine, cette
ambiguïté fait du monde d'Éloges un
microcosme où les personnages manifestent tour à tour présence et distance.
La création des personnages procède en effet d'une même volonté de distanciation.
Crusoé est certes le frère d'infortune du poète mais, “ vieil homme aux mains nus ”, “
homme taciturne ” (p.11, p.15), il figure un lointain double que séparent de son créateur
second des années de vieillesse et de malheur. Si l'univers enfantin se trouve d'emblée
convoqué par la référence au personnage si propice aux rêveries des enfants, Crusoé, délesté
de son trop réputé prénom, incarne la figure de l'exilé essentiel, celui dont l'identité se situe
sur d'autres rives. L'intertexte Robinson Crusoé est subtilement détourné de son contexte
afin de mieux s'appliquer aux sentiments du poète. Par ailleurs, les lieux de Saint-John Perse
— La Guadeloupe et Bordeaux — ne coïncident pas avec ceux de Crusoé : une île et une
ville anonymes.
Reste la cohorte des personnages des trois autres poèmes, tous très concrets, tous
très Antillais. Certains appartiennent indéniablement à la généalogie du poète : la mère, le
père, coiffé du chapeau des maîtres d'Habitation, “ l'aïeule jaunissante ” ou encore la “ très
petite sœur ” dont la mort est mentionnée. Les amis de la famille : “ [...] des hommes sains,
vêtus de belle toile et casqués de sureau (comme mon père, qui fut noble et décent) ” (p.29)
s'inscrivent également dans le réseau des relations que la famille Leger entretient avec
d'autres familles békées. Ils sont désignés par leurs attributs vestimentaires, signe de leur
appartenance à la caste des colons. La masse des domestiques, trop nombreux pour que le
souvenir du poète retienne tous leurs noms, toutes leurs présences, constitue sans nul doute
le peuple des serviteurs dont chaque Habitation peut se prévaloir. Les plus proches sont
identifiés mais peu décrits à la différence de certaines figures de la ville coloniale qui
frappèrent l'imagination de l'enfant et auxquels le poète restitue leurs attributs : “ un nègre
dont le poil est de la laine de mouton noir / grandit comme un prophète qui va crier dans une
conque [...] ” (p.44), “ et des nègres porteurs de bêtes écorchées s'agenouillent aux faïences
des Boucheries Modèles, déchargeant un faix d'os et d'ahan ” (p.46). Le “ Conteur [qui]
s'élance dans la veille ” (p.49) s'origine lui aussi au cœur de l'Habitation. Aux côtés de ces
figures que le poète convoque pour recréer le monde de son enfance en les marquant du
sceau d'une appartenance antillaise voisinent d'autres personnages qui traverseront toute
l'œuvre poétique : les filles et les gendres, les fantômes énigmatiques et atopiques comme les
“ Anges dépeignés ” le “ Songeur ”, le “ négociant ”, le “ maître du navire ”... Les
personnages suggèrent donc l'univers antillais sans toutefois le lester d'une présence trop
forte. Leur territorialisation est incontestable mais fragile parce que filtrée par les brumes du
souvenir qu'effleure la création poétique, restituant ça et là des éclairs de la réalité antillaise
qui fut celle de l'enfant Leger. Ce réel parvient-il cependant à traduire autre chose que le
souvenir nostalgique ? Est-il antillais par les tournures, les expressions et la langue qui le
nomment ?
La prise en compte par la critique de la dimension linguistique de la poésie de SaintJohn Perse doit beaucoup aux travaux d'Émile Yoyo. Sous le titre Saint-John Perse et le
conteur, ce dernier fait paraître une analyse de l'inscription du créole dans l'œuvre persienne.
Il s'appuie sur le présupposé suivant : “ Saint-John Perse n'est pas un " homme de nulle
part ", il est profondément enraciné dans son pays natal. En effet, on ne naît pas impunément
dans une terre
514-
514
”. Il rappelle que le poète parle créole et que, dans son enfance, il fut à
Émile Yoyo, Saint-John Perse et le conteur, Paris, Bordas, coll. Études, 1991, p.16
l'écoute de la voix du conteur. Son analyse de la présence des mots et expressions créoles
dans la poésie persienne est cependant assez décevante. Il élucide certains traits, comme
l'expression “ Pour moi, j'ai retiré mes pieds ” (O.C., p.46) : “ en créole, retirer ses pieds,
signifie s'en aller, partir. Le poète se contente de traduire, de réciter l'énoncé tel qu'il est
structuré dans et par le créole 515 ”, mais ne se livre pas véritablement à un examen exhaustif
de la structure de la langue persienne. Le présupposé initial a, tout au long de l'analyse,
valeur de vérité absolue.
Cette approche, nonobstant sa portée annexionniste qui tend à recontextualiser Perse
dans le seul univers antillais en niant sa francité, a permis de cerner le lexique et certains
traits syntaxiques antillais auparavant occultés. Ces derniers n'appartiennent pas
exclusivement à la langue créole mais à un français régional, à une langue participant
conjointement du créole et du français. Ainsi trouve-t-on des syntagmes à deux éléments
fréquents dans la langue créole : “ très-belle ”, “ très-blanc ”, “ case-à-eau ” (p.7),
“ pommes-roses ” (p.26). On relève aussi des syntagmes nominaux à quatre éléments : “
l'eau-de-feuilles-vertes ” (p.23), “ l'herbe-à-Madame Lalie ” (p.48). Chaque mot est relié au
suivant par un tiret, ce qui indique sans doute le souhait que soit pris en compte le rythme
créole de ces syntagmes. On notera également la présence d'un vocabulaire très concret mais
jamais situé dans un contexte exotique, au sens commun du terme : “ kako ” (cacao), “ coco
” , “ l'oiseau Annaô ” (pp.7, 25, 47). À propos de cet oiseau, le poète fournira à Roger
Caillois des précisions étymologiques
:
“ son nom d'" Annaô ", dans une évocation
d'enfance tropicale, lui est venu pour moi d'une chanson de gardiens de troupeaux —
chanson qui m'a toujours paru s'adresser à leur oiseau familier, bien que je n'en aie jamais
connu le sens littéral. (Ce n'était pas du patois noir antillais, accessible aux enfants blancs,
mais du résidu d'ancien bambara, me disait-on — à moins que ce ne fût du congolais ?)”
(p.966). Quoique probablement fantaisiste, cette explication est précieuse : elle confirme le
515-
Ibidem, p.25. Cette expression que citent également Glissant, Chamoiseau et Confiant a assurément
valeur d'emblème.
fait que l'enfant Leger entendait le créole et que le poète réfléchissant à l'alchimie de son
œuvre intègre la dimension africaine de l'antillanité dont il accepte l'inscription dans son
texte.
L'univers créole est aussi signifié par la présence d'une petite comptine placée entre
guillemets dont le refrain “ Ne tirez pas ainsi sur mes cheveux ” (p.51) est répété. Il serait
fécond de questionner à nouveau les liens entre Saint-John Perse et le conteur ou le conte
créole, liens qui, selon Édouard Glissant, se perpétuent au-delà des poèmes sur l'enfance. “
Saint-John Perse, dans beaucoup de ses grands poèmes, exerce une pratique que l'on a très
peu soulignée dans son rapport avec le conteur créole : c'est la pratique des listes, les listes
des métiers dans les poèmes d'Exil et d'Anabase [...] c'est un procédé d'accumulation qui est
directement emprunté du conteur créole. Le conteur liste, c'est la tentative de donner le réel
non pas par profondeurs, mais par étendues, par accumulation d'étendues
516
”. Glissant a
également souligné l'art de la parenthèse, procédé également utilisé par le conteur créole. Il
mesure toutefois l'écart qui sépare Saint-John Perse du conteur : “ [...] il n'y a pas autour de
lui un cercle qui résume la nuit. Il n'y a pas de flambeaux à l'entour de cette parole;
seulement la main tendue vers l'horizon qui monte, houle ou haut plateau. C'est l'infini
toujours possible ” (P.R., p. 51). D'autre part, cette rythmique et cette syntaxe qui semblent
provenir du conteur créole sont sans doute aussi intrinsèques à toute forme poétique,
notamment en ce qui concerne l'accumulation qui peut être appréhendée comme une forme
de répétition, base élémentaire de la poésie 517.
Si les poèmes sont indéniablement pénétrés d'une réalité anthropologique antillaise
qui s'exprime quelquefois par la langue créole et par le français régional, Mireille Sacotte et
Renée Ventresque ont constaté que leur réécriture, notamment celle d' “ Écrits sur la porte ”
et d' “ Images à Crusoé ”, s'est efforcée d'alléger les textes de leur vocabulaire créole : “ la
516-
Le Bon plaisir d'Édouard Glissant, document radiophonique, France-Culture, 12 mai 1994.
Jean Molino, Joëlle Gardes-Tamine, Introduction à l'analyse de la poésie, tome I - Vers et figures, Paris,
P.U.F, 1982, " Répétitions et parallélismes ", pp.192-234.
517-
version définitive a gommé tout l'aspect trop daté, trop situé, en somme trop sensible pour le
poète à la relecture
518
”. La mise à distance qui s'accomplit par l'intermédiaire du jeu
d'énonciation trouve son écho dans la minimisation du vocabulaire des origines antillaises.
La langue créole apparaît ainsi en palimpseste du texte, présence réelle mais fugace, comme
si l'exilé ne voulait — ou ne pouvait — conserver vives des marques antillaises trop
pesantes, comme si seul importait de dire une antillanité en exil, d'en figer la présence au
sein d'un ordre colonial à jamais disparu.
L'ordre est toujours synonyme d'harmonie et se manifeste par une répartition des
rôles et des gens à la fois sexuelle, sociale et ethnique. À la virilité des colons répond la
douceur de leurs femmes et filles : “ Un homme est sûr, sa fille est douce ” (p.7). Dans cette
expression, le parallélisme de construction met en valeur le contraste entre les sexes, leur
nécessaire complémentarité qui contribue à la mesure d'une société appuyée sur un régime
patriarcal. Encore plus marqués, les couples maîtres / serviteurs, ou plus généralement
maîtresses / servantes forment le soubassement de la société coloniale. La louange de
l'autorité des femmes sur leurs servantes va de pair avec l'exaltation de leur féminité par le
maître de céans : “ Mon orgueil est que ma fille soit très-belle quand elle commande aux
femmes noires ” (p.7). La distribution des rôles correspond à l'appartenance ethnique
mentionnée par les couleurs. La gamme chromatique se déploie; la couleur blanche étant
toujours étroitement associée à la noblesse et à la supériorité. La blancheur des femmes, de
leur peau — le “ bras très-blanc ” —, ou de leurs parures — “ [...] je dirai qu'on est belle,
quand on a des bas blancs [...] ” (p.26) — se reflète aussi sur l'Habitation : la “ maison
blanche ”, le “ blanc royaume ” et les fréquentations familiales : “ de grandes figures
blanches ”. Le blanc n'est pas ici couleur neutre mais revêt au contraire des connotations
fortement positives 519. Il apparaît toujours comme adjectif mélioratif. Face à l'unicité, à la
518-
Mireille Sacotte, Saint-John Perse, op. cit., p.55.
La couleur blanche est récurrente dans l'œuvre persienne, elle est déjà prédominante dans “ Cohorte ”,
texte dont Saint-John Perse avait refusé la publication et à propos duquel Régis Antoine écrit : “ L'écrivain a
519-
pureté symbolique de ce blanc des dominants, les “ serviteurs de différentes races, d'origine
caraïbe, africaine ou asiatique (Malabarais, Chinois, Annamites et Japonais) ” mentionnés
dans la biographie (p.IX) dessinent en apparence un arc-en-ciel bigarré symbole de diversité,
une palette fantasmatique puisqu'il est fort peu probable que l'Habitation ait pu s'enorgueillir
de serviteurs caraïbes, ces derniers ayant été décimés par la conquête. La diversité se trouve
elle aussi régie par la précision de la dénomination : “ la nourrice jaune ” , le “ sorcier noir ”
ou la “ bonne métisse ” qui apparaissent également dans “ Pour fêter une enfance ” comme “
des faces insonores, couleur de papaye et d'ennui [...]
520
” (p.27). Ordonnancement et
opposition des couleurs caractérisent donc le petit monde d'Éloges.
Les travaux et les jours de l'Habitation sont également régis par un parfait règlement;
à chaque chose correspond un lieu soigneusement respecté et mis en valeur par la
construction formelle, par l'utilisation de déictiques placés à l'initial du vers :
“ [...] À droite
on rentrait le café, à gauche le manioc [...]
Et par ici étaient les chevaux bien marqués, les mulets
au poil ras, et par là les boeufs;
ici les fouets, et là le cri de l'oiseau Annaô — et là encore
la blessure des cannes au moulin. ”
(p.25)
aussi recours à des signes d'excellence, comme, prioritaire, la couleur blanche des centres de commandement
colonial : " Les femmes blanches, les prélats, les animaux en toile blanche, le factionnaire casqué et blanc,
les domestiques en surah blanc " (Cohorte, O.C. 688) ”, “ La poésie insulaire de Saint-John Perse ”, Penser
la créolité, op. cit., p.266.
520- La taxinomie qui réfère aux différentes couleurs est véritablement mise en place après l'abolition de
l'esclavage. Un système très strict de dénomination des différents types de métissage est dès lors établi. Joan
Dayan recense dix dénominations fabriquées par Moreau de Saint-Méry afin de distinguer les métissages de
l'île de Saint-Domingue. “ Codes of law and bodies of color ”, Penser la créolité, op. cit., p.62. Dans son
appréhension de la réalité ethnique de la Guadeloupe, Saint-John Perse subit indéniablement les effets de ce
compartimentage. Sa vision racialisante sera renforcée ultérieurement par les lectures de Hegel et de
Gobineau.
Rien n'échappe à ce strict règlement, pas même “ le cri de l'oiseau Annaô ” qui
semble vouloir contribuer à l'apologie de cette rigoureuse administration relevant d'une
“ fiction sociale 521 ”. Nul doute en effet, ainsi que le constate Régis Antoine, que le poète
était parfaitement informé des conflits sociaux et raciaux qui sévissaient en Guadeloupe
alors qu'il écrivait son texte 522. Mais le monde d'Éloges est celui d'un cadre disparu, d'une
présence devenue absence, d'une appartenance révolue à la caste des Blancs créoles. La
louange de cet ordre archaïque supplée à la disparition, rassure le poète sur la nature de ses
origines : celle d'un Blanc des Antilles, celle d'un Antillais paradoxal.
Les
poèmes
de
l'enfance
antillaise
oscillent
entre
territorialisation
et
déterritorialisation, mouvement continuel qui dérive d'une double volonté de dire les
Antilles, territoire du souvenir et de l'enfance et de s'en détacher. Le poète se déprend d'une
antillanité enclose dans le microcosme de l'Habitation coloniale. Pour ce faire, il ordonne ses
émotions et ses souvenirs au sein d'un recueil remanié pour mieux faire apparaître “ les
étapes de la sortie de l'enfance
523
”. À la différence du colon du premier poème qui vante
ses possessions “ toutes choses suffisantes pour n'envier pas les voiles des voiliers / [qu'il]
aperçoi[t] à la hauteur du toit de tôle sur la mer comme un ciel ” (p.8), le narrateur des
dernières pièces avoue : “ Pour moi j'ai retiré mes pieds ”. S'il peut s'en aller, c'est aussi
parce qu'il est né aux Antilles. Mais, pérenne, survit une présence-absence, peut-être ce “
même leurre essentiel d'une présence dans l'absence et d'une absence dans le présent
524
”
perçu plus tard lors des pluies torrentielles baignant le paysage américain. Régis Antoine a
montré comment le poète avait réussi à “ faire germer et à déployer dans l'universel une série
de thèmes-images de source strictement créole
521-
525
”, la plupart des recueils garderont le
Renée Ventresque, Les Antilles de Saint-John Perse, op. cit., p.72.
Régis Antoine, Les Écrivains français et les Antilles - des premiers pères blancs aux surréalistes, Paris,
Éd. G.P. Maisonneuve et Larose, p.334.
523- Renée Ventresque, op. cit., p.47.
524- Charlton Ogburn, “ Comment fut écrit " Pluies " ”, (O.C., p.1119)
525- Régis Antoine, “ La poésie insulaire de Saint-John Perse ”, Penser la créolité, op.cit., p.270.
522-
signe antillais. En contrepartie, l'insulaire laisse aux Antilles “ son empreinte délébile, son
vestige, étymologiquement, la trace du pied
526
”. Et la trace persienne qui affleure dans la
petite île se propage d'île en île, agrandit l'espace de l'antillanité des origines, dessinant une
identité en devenir participant d'une poétique de l'ouverture à un vaste entour antillais
laquelle rejoint, par-delà les différences, les itinéraires de Glissant et Walcott.
III - Une appartenance ouverte
Pour Saint-John Perse, Glissant et Walcott, l'insularité n'est jamais synonyme
d'exiguïté, ni de claustration contrairement à ce qui prévaut dans la vision de Naipaul,
Bissoondath, Condé et nombre d'autres romanciers antillais. Souvent honnie par la prose,
l'insularité est vantée par la poésie. Elle suggère toutes sortes de métaphores. Elle est cercle
protecteur : la rotondité bienheureuse de l'île qui enveloppe le petit roi d'Éloges est en retour
vantée grâce à la répétition du “ Ô ” laudatif. Un même procédé de style est employé par
Walcott dans Omeros : le “ O ” d'Omeros délimite les contours de l'île natale des
personnages. Si l'île des Petites Antilles échappe au repliement mortifère, ce n'est pas
seulement en vertu de sa forme propice aux rêveries d'une poétique de l'espace insulaire,
c'est sans doute aussi et surtout parce qu'elle est poussière de terre ceinte de mer ainsi que
l'affirme Édouard Glissant :
“ On prononce ordinairement l'insularité comme un mode de l'isolement,
comme une névrose d'espace. Dans la Caraïbe pourtant, chaque île est
une ouverture. La dialectique Dehors-Dedans rejoint l'assaut Terre-Mer.
C'est seulement pour ceux qui sont amarrés au continent Europe que
l'insularité constitue notre prison. ”
(D.A., p.249)
526-
Mark W. Andrews, “ " Aux Syrtes de l'exil " : Saint-John Perse et les territoires de l'autre ”, Saint-John
Perse : Antillais universel, op. cit., p.303.
Le couple île / mer est un topos de toute littérature insulaire. Il est aussi présent chez
les poètes mauriciens Édouard Maunick et Jean Fanchette ou encore, bien que différemment
problématisé, chez le romancier cubain Reinaldo Arenas. Ce qui fonde cependant la
spécificité de l'approche des trois écrivains antillais est l'idée d'une mer qui tisse la relation
entre les petites îles et le monde, relation envisagée à l'aune des valeurs, de l'imaginaire et de
l'intention poétique de chaque créateur.
1- Antillanité et appartenance maritime
La mer ne renvoie pas au seul archipel antillais. Souvent plurielle, parfois magnifiée
par une majuscule, elle est figure emblématique des œuvres, en particulier chez Saint-John
Perse qui lui consacre et dédie Amers et avoue son allégeance dans Chronique : “ [...] la mer
est partout — mer d'outre-mer et d'outre-songe et nourrice d'eaux mères : celle-là même
que nous fûmes, et de naissance, en toutes conques marines... ” (p.398). Avant d'accéder à
cette dimension universelle dans l'écriture de Perse et de Walcott ou de nourrir la poétique
d'une totalité-monde pour Glissant, la mer est d'abord pensée en lien avec l'espace originel.
Dans ce contexte, deux mers se disputent l'imaginaire littéraire antillais : l'Atlantique et la
mer des Antilles ou mer Caraïbe. Saint-John Perse s'affirme résolument comme un homme
d'Atlantique :
“ Si importante et décisive fut l'influence du fait atlantique dans la
formation humaine des premiers Antillais français, que leurs fils des Îles,
tenant géographiquement l'Atlantique pour un " continent " plus que
comme une " mer ", y virent plus un " habitat " qu'un environnement. À
la question : " D'où êtes-vous, de quel pays ? " ils n'eussent point
répondu : " De telle ou telle île ", mais : " D'Atlantique". Un Saint-Leger
Leger naissait d'Atlantique comme on naît d'Europe ou d'Amérique. Il y
reconnaîtrait toujours le masque de son destin. " Nous qui sommes
d'Atlantique " fut longtemps l'expression courante dans les plus vieilles
familles des Îles. ”
(p.XL).
L'atlanticité familiale, réelle ou mythique mais assurément emphatique, est une
manière d'éviter la définition d'une identité trop étroite, figée en un seul lieu. Elle permet de
ce fait d'échapper à l'exiguïté insulaire tout comme à la clôture hexagonale. Dans son
approche du “ fait atlantique ”, le biographe substitue à la mer la forme rêvée d'un possible
continent, transforme cette mer en un lieu d'une condition humaine. L'Atlantique est aussi le
lien entre deux espaces distincts — les Antilles et la France —,
entre deux temps : celui de l'enfance et celui de la jeunesse puis plus tard, avec l'exil
américain, le présent d'un exilé et son passé de Français. Elle est le lieu métaphorique où il
est possible de penser et de rassembler une identité, d'accomplir l'acceptation de l'exil parce
que, toujours librement traversée, elle abolit aussi toute territorialisation définitive.
L'Atlantique s'inscrit chez Perse dans une cartographie bien différente de celles de fils et
filles de transbordés d'origine africaine ou indienne. Océan de la déportation chez les
écrivains noirs-antillais, condensée dans le “ middle passage ” qui en est sa métonymie chez
les Anglophones ainsi que nous l'avons vu dans le premier chapitre de l'étude, elle est
“ Terre sainte ” pour le descendant de colons (O.C.,p.XLI). Aux arpenteurs d'Amériques,
elle offre sa bénédiction souveraine : “ De la naissance à la mort, toute grande demeure
antillaise tenait une baie ouverte sur l'Atlantique, et ceux des Îles qui périssaient en mer, au
temps de la marine à voile, furent toujours considérés comme des " mis en terre " auxquels
s'étendait le culte des morts ” (p.XLI). Le jeu d'analogies fondé sur des allitérations entre
terre et mer se prolonge avec l'association mer / mort. À ce couple est alliée la même idée de
sainteté, de religieuse mémoire dans le discours prononcé en Vendée et intitulé “ Pour
l'inauguration d'un mémorial aux marins morts en mer ” (p.543). Le poète y évoque les
“ noces saintes de la Mer et des Morts de la mer ”, invoque une religion — du verbe latin
“ religare ” — qui unit hommes et mers, terres d'ici et terres d'ailleurs dans le même fait
atlantique, puissance supérieure et essence première.
À la différence de Saint-John Perse, Glissant se réfère à l'Atlantique souvent sous sa
forme générique “ l'océan ” comme espace où fut tranché le cordon ombilical unissant les
déportés à l'Afrique. Certes, il ne laisse pas aux seuls poètes de la conquête le privilège de
l'appartenance océane : “ Car pour la souffrance elle appartient à tous : chacun a, entre les
dents, le sable vigoureux ” (Indes, p.35). Mais la représentation de l'Atlantique issue de la
mémoire de la traite négrière résonne dans le présent des Antillais qui lui tournent le dos
pour lui préférer la Caraïbe, tentant ainsi d'exorciser leur naissance indigne :
“ Comme si nous avions décidé d'ignorer l'Atlantique, si dangereuse.
Comme si cette autre mer, la Caraïbe, qui s'aboute au Golfe du Mexique
et qui calèche jusqu'en Colombie, était en réalité une terre où tant d'îles
faisaient lacs. ”
(Tout-monde pp.489-490)
Les attributs que Glissant associe à la mer Caraïbe, son ensemble de définitions et
les potentialités qu'il lui reconnaît, sont cependant assez proches de l'Atlantique persienne.
Le biographe des Œuvres complètes écrit en effet : “ Et aussi bien l'Atlantique, mer ouverte,
ne fut-elle jamais le berceau d'aucune civilisation particulière, mais simple "lieu" de
formation humaine. De l'homme, incirconscrit, elle fut le site le moins clos ” (p.XLI). Il n'est
pas exclu que cette approche ait influencé la perception glissantienne de la mer Caraïbe, que
l'écrivain martiniquais s'en soit inspiré pour fonder sa propre élaboration du fait caraïbe.
Chaque auteur élirait ainsi une mer de prédilection; les deux mers se rejoindraient dans un
même acte d'ouverture participant d'une identité en devenir.
Dans les textes glissantiens — et tout spécialement dans les essais —, la mer Caraïbe
va peu à peu acquérir une fonction capitale jusqu'à être un des points d'orgue de la
“ poétique de la Relation ”. Comme souvent chez Glissant, l'appréhension du réel antillais
semble émerger tout d'abord sous forme d'intuition, de pressentiment inscrit au sein d'une
plus ample réflexion. “ [...] je vois Sainte-Lucie au sud, la Dominique au nord : j'imagine la
suite. Chaque île contribue à l'unité de cette mer ” peut-on lire dans L'Intention poétique
(p.190). Le déterminant démonstratif “ cette ” n'a pas ici fonction anaphorique : dans les
phrases qui précèdent aucune mer n'a été explicitement désignée. Dans un contexte
d'évocation des Antilles, il a une référence exotérique : “ cette mer ”, c'est la mer que,
littéralement, Glissant porte en lui et qu'il nous montre : la mer des Antilles. Une mer en
apparence fermée mais qui s'ouvre sur l'espace des Antilles insulaires. Dans “ la poétique de
la Relation ” dont Glissant fonde les prémisses dans Le Discours antillais, la mer Caraïbe fait
figure de matrice de cette relation pensée dans un premier temps à partir de l'intrication
entre entour maritime et insularité : “ Qu'est-ce que les Antilles en effet ? Une multi-relation.
Nous le ressentons tous, nous l'exprimons sous toutes sortes de formes occultées ou
caricaturales, ou nous le nions farouchement. Mais nous éprouvons bien que cette mer est là
en nous avec sa charge d'îles enfin découvertes ” ( D.A., p.249 ).
La découverte des îles, leur mise en relation en synchronie et en diachronie, tel est
sans doute le terrain d'entente sur lequel se retrouvent, sur des modes différents et
complémentaires, les trois écrivains. Car pour atlantique — voire même atlantiste — qu'il
fût, Saint-John Perse n'en a pas moins navigué sur la mer Caraïbe. Une sensualité hardie,
personnalisée par des métaphores maritimes qui renvoient à la Caraïbe sans qu'elle ne soit
cependant désignée, est effleurée dans Éloges : “ La mer, entre les îles, est rose de luxure;
son plaisir est matière à débattre, on l'a eu pour un lot de bracelets de cuivre ” (p.49). Sa
poésie vogue sur les mers du globe, l'homme est lui aussi un navigateur de toutes
maritimités; la mer des Antilles focalise aussi sa quête identitaire. Ainsi, à l'îlot chéri, berceau
fantasmatique de la naissance et fief de sa famille, répondent une constellation d'îles où il
séjourne régulièrement sa vie durant. Ses voyages sont marqués par une préférence très
nette pour les îles de la Caraïbe anglophone : Tobago, Trinidad, la Grenade, la Barbade,
Nevis, les Îles Vierges, les Bahamas... En arpentant les Antilles anglaises, le voyageur
ressuscite les émotions de son lointain passé : “ [...] je me suis retrouvé si étonnamment
familier avec toutes les choses de mon enfance : flore, faune, senteurs, atmosphère, et toutes
autres associations d'idées qui tissent en moi de si mystérieux liens. Seul le langage des
Noirs différait dans ces îles américaines, longtemps danoises; mais combien peu leur façon
d'être
527
”. Le voyage insulaire favorise l'anamnèse mais maintient, grâce aux différences
mentionnées — essentiellement de nature linguistique —, un voile protecteur qu'un retour
en Guadeloupe aurait déchiré. Le détour par les îles anglophones permet de pister les traces
d'une généalogie : Saint-John Perse s'intéresse de très près à l'île de Caille, située à proximité
de la Grenade, qui porte le nom d'un ascendant de sa famille paternelle. Ces traces familiales
glanées ça et là témoignent également d'une disposition authentiquement créole, fruit d'une
solidarité de classe, à essaimer dans les îles de l'archipel caraïbe : “ Dès le XVIIIe siècle,
quand les fils de famille étaient devenus trop nombreux sur les vieilles plantations de la
Martinique et de la Guadeloupe, ou quand il s'agissait de parer éventuellement aux risques
de guerre et de révolution, beaucoup de cadets aventureux cherchaient à s'assurer dans
d'autres îles quelque terre exploitable ou quelque point de refuge sur les routes d'exil ” note
le biographe (p.XXXVII). La Caraïbe persienne n'est pas seulement un appendice de
l'Atlantique, elle est mer d'un héritage à recomposer. “ À chacun son histoire, aussi : c'est
une caractéristique de chaque écrivain créole, surtout s'il campe sur des positions antiimpérialistes, que de se choisir sa, ses séquences historiques [...] ” constate Régis
Antoine 528.
Walcott et Glissant se rejoignent pour leur part dans une commune perception des
mers de l'histoire antillaise. “ The Sea Is History ”, le titre d'un des chants de The Star-Apple
Kingdom est placé en exergue à Poétique de la Relation. Réciproquement, la composition
du poème de Walcott autorise une lecture à la lumière de la poétique glissantienne. Le
“ Shooner Flight ” est en effet l'errance de Shabine (Chabin), un marin trinidadien, sur la
527-
Lettre à Paul Dormoy citée par Pascal Bergerault, “ Saint-John Perse : le retour impossible ”, Antillanité
et universalité, op. cit., p.66.
528- Régis Antoine, “ La poésie insulaire de Saint-John Perse , op. cit., p.268.
mer Caraïbe. Ce voyage découvre, une à une, nombre d'îles des Petites Antilles. Shabine
s'embarque sur le “ shooner ” pour échapper à un amour malheureux et pour s'extraire de la
matérialité d'une existence stérile :
“ But they had started to poison my soul
with their big house, big car, big-time bohbohl
coolie, nigger, Syrian, and French Creole
so I leave it for them and their carnival —
I taking a sea bath, I gone down the road. 529 ”
(Kingdom, p.11)
Son voyage établit un lien entre les îles, les égrène comme autant de perles d'un
rosaire : Trinidad, La Barbade, Sainte-Lucie, la Dominique. Il noue le présent aux racines du
passé : un passé lointain, celui de la traite négrière ou du massacre des Caraïbes dont l'ultime
présence est rappelée aux abords de la Dominique. Shabine s'identifie avec leur malheur,
mine la panique de leur fuite : “ I ran like a Carib through Dominica, / my nose holes
chocked with memory of smoke; / I heard the scream of my burning children [...]
530
”
(p.28). Un passé plus récent incarné par des amiraux qui jouèrent le destin des Antilles dont
les voix trouent le tumulte maritime. Un passé personnel aussi que Walcott fait endosser à
son narrateur en rappelant, à proximité de Castries, les souvenirs d'une enfance pieuse :
“ [...] and that was the faith
that had fade from a child in the Methodist chapel
in Chisel Street, Castries, when the whale-bell
sang service and, in hard pews ribbed like the whale,
proud with despair, we sang how our race
529-
Traduction de C. Malroux : “ Mais ils avaient commencé à m'empoisonner l'âme / avec leur grosse
maison, grosse bagnole et bohbohl, / couli, négro, Syrien et Français créole, / alors je les laisse, à eux et leur
carnaval — / je fais un plongeon dans la mer, et puis en route. ”
530- Traduction de C. Malroux : “ Je courus comme un Caraïbe à travers la Dominique, / le souvenir de la
fumée obstruait mes narines; / j'entendais le cri de mes enfants dans les flammes, [...] ”
survive the sea's maw, our history, our peril [...]
(p.34)
531
”
Curieusement, l'itinéraire de ce vaisseau que Michael J. Dash nomme judicieusement
“ drunken boat(s) on a Sea of Stories ” ignore les Antilles françaises. Cette absence est
certainement la marque tenace d'un défaut de communication entre espaces anglophones et
francophones; elle peut aussi être le signe du dédain profond que Walcott voue à la société
coloniale et post-coloniale française. À cet égard, The Arkansas Testament, qui oppose
deux sections : “ Here ” et “ Elsewhere ”, situe la Martinique dans la seconde. Sous le titre “
French Colonial " Vers de Société "
532
”, le poète avoue : “ I memorize the atmosphere in
Martinique / as comfortable colonial - tobacco, awnings / Peugeots, pink / gendarmes, / their
pride in a language that I dared not speak / as casually as the gesticulating palms / before
Algeria and Dien Bien Phu —
533
” (p.75). Glissant ne désavouerait sans doute pas cette
vision anti-impérialiste, d'autant plus que le paysage maritime et insulaire de Walcott abolit
toute frontière artificielle. Nulle ligne de démarcation ne sépare mer et îles. Dans la
végétation insulaire se reflètent l'histoire de la mer et les tragédies des marins. Des
comparaisons établissent cette correspondance : “ Those casuarinas bend / like cypresses,
their hair hangs down in rain / like sailors's wives 534 ” (Kingdom, p.24). Les îles sont autant
de fruits de mer, imprégnées du sel du bocal caraïbe ainsi que le souligne cette éloquente
image : “ Green islands, like mangoes pickled in brine 535 ” (p.28).
531-
Traduction de C. Malroux : “ [...] et c'était la foi / qu'avait jadis l'enfant dans l'église méthodiste / de
Chisel Street à Castries, quand la cloche baleinière / sonnait pour l'office et que sur les bancs durs comme
fanons, / dans l'orgueil du désespoir, on chantait notre race sauvée / du ventre de la mer, notre histoire, nos
périls ”
532- En français dans le texte.
533- “ Je me souviens de l'ambiance en Martinique / opulente colonie — tabac, auvents, Peugeots, /
gendarmes roses, / leur fierté dans un langage aussi hasardeux que les palmiers gesticulant / que je n'osais
parler / avant l'Algérie et Dien Bien Phu — Dans son entretien avec Shaun Mc Carthy, Walcott dénonce le
post-colonialisme français — la départementalisation —, et l'omniprésence des gendarmes, op. cit., p. 14.
534- Traduction de C. Malroux : “ ces casuarinas / ploient comme des cyprès, sous la pluie leurs cheveux
pendent / comme ceux des veuves de marins. ”
535- Traduction de C. Malroux : “ Des îles vertes comme des mangues en saumure. ”
Le voyage de Shabine outrepasse les Petites Antilles pour venir aboutir à d'autres
poussières d'îles. Les Bahamas sont perçues comme la limite de l'espace insulaire, la
frontière éclatée d'une identité archipélagique :
“ Though my Flight never pass the incoming tide
of this inland sea beyong the loud reefs
of the final Bahamas, I am satisfied
if my hand gave voice to one people's grief.
Open the map. More islands there, man,
than peas on a tin plate, all different size,
one thousand in the Bahamas alone [...] 536 ”
(p.36)
Tout-monde fait aussi vœu d'énonciation des îles et des îlets, amassant en une même
phrase la totalité éclatée et diffractée des petites Antilles : “ Je vous dis, il n'y a plus ni Ici ni
Là-bas, et même, ces îlets éparpillés autour des petites îles, on commence de les rassembler
dans la maille sans aucune différence, Marie-Galante avec Saint-Vincent, Saint-Kitts avec
Sainte-Croix, Basse-Terre avec Saint-Pierre, et la Soufrière avec la Pelée, et le rocher du
Diamant dans sa marge de mer avec le bourg du même nom sur son rivage en face dans le
sud de la Martinique [...] ” (p.479).
L'identité maritime, concomitante de l'antillanité, se décline sur deux mers :
l'Atlantique et la Caraïbe, océan des héritages contradictoires et mer d'une identité en
devenir. Ces mers se trouvent également confrontées à une autre matrice civilisationnelle : la
Méditerranée, fruit d'un héritage transmis ou imposé.
Traduction de C. Malroux : “ Mon Flight ne franchirait-il jamais le flux / de cette mer intérieure audelà des sonores récifs / des extrêmes Bahamas, je serai content / si ma main a donné voix à la douleur d'un
peuple. / Déplie la carte. Il y a plus d'îles en ce lieu que de pois dans un plat d'étain, de toutes tailles, / un
millier, ami, rien que des Bahamas [...] ”
536-
2- Mare suus, mare nostrum ?
La part antillaise qui marque le legs de Saint-John Perse et de Glissant coexiste, de
façon conflictuelle ou pacifiée, avec la part française et latine. Ils ont tous deux éprouvé la
nécessité de définir leur identité d'homme et leur identité poétique en rapport avec l'héritage
gréco-latin et judéo-chrétien. Dans cette quête d'appartenance, dans ce signalement
d'identité, il semble que la Méditerranée constitue un enjeu important. Elle est objet de
méfiance, mare nostrum qui n'est pas leur et c'est pourquoi ils la frappent du sceau de
l'extériorité.
Les relations de Saint-John Perse avec la Méditerranée relèvent en grande partie
d'une libre — et souvent fantaisiste — mise en scène identitaire. C'est en 1957, à la faveur
d'un don amical, qu'il s'installe en Provence maritime, sur la presqu'île de Giens.
Contrairement à ce que prétend la biographie, Mireille Sacotte souligne que cette
domiciliation méditerranéenne relève au contraire d'un “ choix délibéré ” et précise : “ cette
conduite, illogique pour un Celte, ce désir d'ancrage sur la rive méditerranéenne, sera donc
mis en scène comme un hasard presque pénible, une " ironie du sort " suivie d'une
adaptation progressive, puis d'une véritable conversion à l'amour de cette nouvelle terre
favorisée par la ressemblance inespérée avec certains traits antillais [...]
537
”. Lettres et
biographie élaborent un tableau très concerté et tout empreint de lyrisme de cette
conversion. Dans un premier temps, le poète refuse instinctivement de s'acclimater à cette
nouvelle rive. Chagrin, il avoue à Mina Curtiss : “ À cette pointe extrême d'une France d'Oc,
sans frontière autre vers le Sud que cette ligne très fictive de partage entre le ciel et l'eau, je
dois faire face à cette mer latine qui n'est point celle de mon enfance, ni d'aucun de mes
ascendants : je n'en perçois que mieux le Celte en moi, à cette rumeur lointaine qui me
descend toujours du Nord par l'oreille interne ” (O.C., pp.1058-1059). Il mentionne
toutefois l'existence d'un “ vieux puits perdu ”, égaré dans l'immensité du jardin provençal,
537-
Mireille Sacotte, Saint-John Perse, op. cit., p.40
qu'il s'efforce de retrouver. Autant d'étapes qui préparent la conversion. Celle-ci revêt deux
formes distinctes dans lesquelles domine le mysticisme. Dans une autre lettre adressée à
Mina Curtiss, datée du 9 septembre 1959, Saint-John Perse reprend à l'incipit le motif du
puits : “ Et j'ai trouvé le second puits : c'est mon anneau d'alliance ” (p.1063) 538. En milieu
méditerranéen, signale Predrag Matvejevitch, “ la croyance populaire veut que le fond des
puits recèle la vérité tout entière
539
”. Les épousailles mystiques s'accomplissent sous le
signe de l'eau douce du puits vers laquelle “ un doigt magique [...] comme une baguette de
sourcier ” a guidé l'amie qui a choisi pour lui la résidence des Vigneaux. Dans la biographie,
elles prennent forme d'une véritable révélation bénie, cette fois, par l'eau marine d'une
“ tempête farouche en pleine lumière méditerranéenne, et dont l'étrangeté est telle, parmi
tant de clarté et de pureté, comme au foyer même de la flamme, qu'elle réconcilie Saint-John
Perse avec cette mer d'azur ignorante de l'ombre ” (p.XXXVI ). Inimitié, réconciliation :
élaboration patiente d'un mythe personnel où la Méditerranée fonctionne comme un prisme
révélateur d'une identité qui se veut à jamais atlantique.
Ce n'est évidemment pas sous une forme aussi personnelle que Glissant envisage son
rapport à la Méditerranée, mais les mentions de l'histoire méditerranéenne jalonnent, comme
autant de petites pierres de touche, tous ses essais; seul Soleil de la conscience n'y fait
aucune allusion. L'Intention poétique convoque une citation d'Alejo Carpentier, extraite du
Partage des eaux, pour opposer l'unicité latine à l'hybridité caraïbe : “ Ici, en réalité, ne
s'étaient pas déversés des peuples consanguins, comme ceux que l'histoire avait malaxés à
certains carrefours de la mer d'Ulysse, mais les grandes races du monde, les plus différentes,
celles qui, pendant des millénaires, s'étaient ignorées mutuellement sur la planète ” (p.141).
Le Discours antillais reprend cet antagonisme de façon lapidaire dans une parenthèse
hautement significative : “ (où la mer Caraïbe diffracte, là par exemple on estimera qu'une
mer elle aussi civilisatrice, avait d'abord puissance d'attraction et de concentration) ”
538539-
Nous mentionnons ici deux lettres qui ont peut-être été écrites en vue de l'édition de La Pléiade.
Predrag Matvejevitch, Bréviaire méditerranéen, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1995, p.44.
(p.422). Poétique de la Relation réitère la comparaison en l'étayant : “ Cette région [la
Caraïbe] a toujours été un endroit de rencontre, de connivence, en même temps que de
passage vers le continent américain. Je la définirais, par comparaison avec la Méditerranée,
qui est une mer intérieure, entourée de terres, une mer qui concentre (qui, dans l'Antiquité
grecque, hébraïque ou latine, et plus tard dans l'émergence islamique, a imposé la pensée de
l'Un), comme au contraire une mer qui éclate les terres éparpillées en arc. Une mer qui
diffracte ” (p.46).
La Méditerranée, dans les discours glissantiens, apparaît ainsi toujours comme
contre-référence; s'ils la convoquent ce n'est que pour mieux tenter de définir, par
opposition, ce qu'est ou ce que devrait être la Caraïbe. Cette image est bien évidemment
foncièrement différente de celle de Fernand Braudel 540 ou de Predrag Matvejevitch. Elle se
distingue aussi de l'analyse d'Alexandre Humbolt, reprise par Oruno Lara, qui évoque une “
Méditerranée américaine ” : complexe de mers comprenant la mer des Caraïbes et le Golfe
du Mexique. Il est capital de mesurer combien, pour Glissant, la mer antique s'affirme
comme l'antithèse du paysage antillais et de l'entour caraïbe, c'est-à-dire comme partie
intégrante d'un “ discours du refus ”. “ [...] Quel que soit le mode d'expression du paysage,
la géographie, on le sait depuis les travaux d'Yves Lacoste, a été inventée pour faire la
guerre ” affirme Romuald Fonkoua commentant la poétique du paysage glissantien 541. En
l'occurrence, il s'agit ici de faire la guerre à une mer en combattant sa vocation — réelle ou
présumée — à l'universalisation pour mieux affirmer, au contraire, le potentiel de diversité
dont est porteuse la Caraïbe. Démarche qui, d'un point de vue méthodologique, est sans
doute contestable car Glissant fait l'impasse sur toutes les relations qui se sont jouées en
Méditerranée, sur tous les enjeux actuels et futurs qui s'y nouent. Il faudra attendre Toutmonde, œuvre de rassemblement qui tente d'éluder, d'élucider les antagonismes au profit
540-
Fernand Braudel (sous la direction de): La Méditerranée - L'espace et l'histoire, Paris, Flammarion,
1985.
541- Romuald Fonkoua, “ Discours du refus, discours de la différence, discours en " situation " de
francophonie interne ”, Convergences et divergences dans les littératures francophones, op. cit., p.71.
d'un vœu de totalité plénière, pour voir s'infléchir le discours glissantien. Dans la
conversation qui se noue entre Mathieu Béluse et le vieux Rocamarron, la mer latine entre
alors en relation avec d'autres lieux, s'intégrant enfin à la totalité-monde : “ Ils parlaient du
Pacifique et de ces constellations de terres, de la Scandinavie et de ces glaces qui descendent
vers l'Équateur, de la Méditerranée et de ces trames qu'on y découvre à nouveau malgré tant
de haines et de vents contraires qui s'y sont affrontés ” (p. 473).
Sur des modes différents mais tout aussi affirmés, Saint-John Perse et Glissant ont
choisi de définir leur identité maritime par opposition avec la mer latine. Derek Walcott
réagit autrement. Il parvient à intégrer une part de l'imaginaire méditerranéen le plus
archétypique au sein de sa poésie, à remythifier l'espace caraïbe par la référence aux épopées
homériques. Cette démarche est probablement favorisée par le fait que Walcott n'a pas à se
situer en regard de la puissance assimilatrice d'une francité latine, contrairement aux deux
poètes francophones. Il n'inscrira pas la Méditerranée dans le territoire d'une contre-culture.
Latent dans toute son œuvre, l'imaginaire méditerranéen s'affirme magistralement dans
Omeros. La mer ou les mers que traverse le bateau de Walcott, allégorie de son poème,
puisent en grande partie dans l'idée même de la mer qui prévaut dans les textes homériques
et en particulier dans L'Odyssée. Une mer qui, pour être profondément liée à des espaces,
majoritairement continentaux dans L'Iliade, insulaires dans L'Odyssée, n'en est pas moins, en
partie, indéterminée. N'est-elle pas en effet une seule et même immensité, l'unique mer que
les personnages des épopées — et les Grecs d'alors — pouvaient parcourir ? Par-delà les
territoires qu'elle cerne, réels ou fabuleux, (nombre de chercheurs ont essayé en vain de
vouloir faire coïncider à tout prix l'espace du poème et celui du réel), elle est gigantesque
lancinement qui parcourt l'épopée, lieu de naufrages et de tempêtes, obstacle toujours dressé
entre l'homme et la terre, puissance tutélaire. La mer d'Homère est une Méditerranée
mythique et la puissance du mythe fondateur autorise le processus de déterritorialisation qui
est à l'œuvre dans le poème de Walcott. En ce sens, et contrairement au biographe des
Œuvres complètes et à Glissant, Walcott ne se pose pas le problème de la confrontation
Atlantique / Méditerranée ou Caraïbe / Méditerranée parce que la Méditerranée n'appartient
pas pour lui à un imaginaire unique. Elle n'est pas liée à une volonté d'impérialisme
économique ou idéologique mais à un imaginaire universel, transmis par des textes que tout
lettré d'Europe, du Maghreb ou des Amériques peut s'approprier pour le ressourcer aux
richesses de sa propre culture. Détourné de son jaillissement premier, cet imaginaire permet
de renverser la symbolique de l'Atlantique — mer de la perte, mer des traces enfouies —, de
bâtir un mythe des origines et de montrer que la genèse des peuples des Caraïbes est au
moins aussi digne de louange que celle des héros homériques. Antonio Ortega constate : “
Muchas de las transposiciones clasicas, y especialmente de temas homéricos, son quizas la
manera que Walcott tiene de enlazar su mundo antillano con una idea de origen, donde sus
personajes tienen sus equivalentes heroicos, aunque la realidad de la vida moderna del
Caribe no puede ser mostrada por medio de los imagenes del antiguo Mediterraneo [...]
542
”. En effet, le monde que reflète l'œuvre s'est considérablement élargi par rapport à celui
des poèmes homériques. La mer d'Omeros s'est agrandie à l'échelle de la planète, elle s'est
enrichie de toutes les mers du globe que les hommes ont traversées, découvertes et sur
lesquelles ils ont souffert. Sans perdre de sa substance, toujours désignée par le terme “ the
sea ”, elle porte en elle une multiplicité inscrite dans le nom même d'un des personnages : “
Seven Sea ”. Cette universalité de la mer se retrouve également chez Saint-John Perse. Seuls
ses textes à caractère autoréférentiel tendent à amarrer son identité à la seule Atlantique,
Amers se place sous le signe d'une invocation des mers : “ Et vous, Mers... ” (O.C., p. 257).
L'appartenance des trois créateurs est en phase avec une “ maritimité ” qui inclut
l'antillanité pour Glissant et Walcott, l'outrepasse pour Saint-John Perse. Les mers de
542-
Antonio Ortega, “ Derek Walcott : la épica de los nombres ”, El Urogallo, Madrid, déc. 1994,
pp.70-71. “ De nombreuses transpositions classiques, et particulièrement de thèmes homériques, sont peutêtre la manière utilisée par Walcott pour relier son monde antillais à une idée de l'origine, dans laquelle ses
personnages trouvent leurs équivalents héroïques, bien que la réalité de la vie moderne de la Caraïbe ne
puisse être dévoilée par l'intermédiaire des images de la Méditerranée antique. ”
l'appartenance antillaise conduisent aussi au continent américain avec lequel les trois
créateurs entretiennent un rapport non moins passionnel.
3- Regards croisés sur l'américanité.
D'un point de vue biographique tout d'abord, Alexis Leger, Walcott et Glissant ont
vécu ou vivent encore aux États-Unis. Le premier arrive à New York en 1940 et établit sa
résidence principale à Washington en 1941, commençant ainsi par un exil forcé puis consenti
qui se perpétue jusqu'en 1957, date à laquelle il retourne pour la première fois en France. En
octobre 1940, le diplomate est en effet privé de ses droits civiques par le gouvernement de
Vichy 543. Walcott élit domicile aux États-Unis de façon plus ou moins permanente à partir
de 1976. Depuis 1981, il est professeur de “ creative writting ” à l'université de Boston.
Glissant a lui aussi choisi de vivre sur le continent nord-américain. Après avoir vécu
plusieurs années en Louisiane où il fut professeur à l'université de Baton rouge, il enseigne
maintenant à New York. Ces domiciliations américaines n'impliquent évidemment pas, en
elles-mêmes, une américanité; l'américanité pouvant être définie comme le sentiment
d'appartenance au continent américain. Quels liens l'américanité entretient-elle avec
l'antillanité ? L'antillanité est-elle “ une province de l'Américanité à l'instar de la Canadianité
ou de l'Argentinité
544
” ainsi que l'écrivent Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël
Confiant ou, en d'autres termes, l'américanité englobe-t-elle a priori l'antillanité : est-on
forcément américain dès lors que l'on est antillais ? Quelle place occupent les États-Unis
dans l'américanité ? Ces questions sont au cœur de la relation que les trois écrivains nouent
avec le continent américain.
543-
Joëlle Gardes-Tamine précise : “ [...] c'est au nom de la vraie France que son arrivée à New York
semble se faire, puisqu'il la datera dans la biographie de la Pléiade du 14 juillet 1940. Ce faisant, il modifie
légèrement la réalité pour donner une portée historique à l'événement par la mention de ce jour symbolique :
il s'inscrit ainsi dans la lignée des grands exilés que sont Chateaubriand, Victor Hugo et Dante. ”, “ Les
correspondances de l'exil ”, Saint-John Perse ou la stratégie de la seiche, op. cit., p.31
544- Éloge de la créolité, op. cit., p.32.
Saint-John Perse lorsqu'il s'exile aux États-Unis est, ainsi que nous l'avons déjà noté,
un homme foncièrement attaché à une identité française dont il souhaite sauvegarder
l'intégrité hors de la France occupée. En 1941, il écrit “ Exil ”, puis plus tard “ Poème à
l'étrangère ”, “ Pluies ” et “ Neiges ”. Ces poèmes sont publiés dans des revues nordaméricaines et argentines pour les deux derniers et réunis ensuite sous le titre générique Exil.
“ Il n'y a pas le moindre souci d'actualité politique ni d'incidence personnelle, pas plus dans
le poème : Exil (qui traite seulement de l'exil humain, de l'exil terrestre sous toutes ses
formes), que dans le poème Pluies [...] ” écrit-il dans une lettre à Adrienne Monnier (O.C.,
p.553). Ces textes ne témoignent que très faiblement de son sentiment d'appartenance
nationale et spatiale. Le poète avoue cependant : “ Me voici restitué à ma rive natale... Il
n'est d'histoire que de l'âme, il n'est d'aisance que de l'âme ” (“ Exil ” p.130). Dans
l'affirmation liminaire, le retour à la “ rive natale ”, au lieu matriciel, semble abolir le premier
exil, celui qui l'a séparé de l'île antillaise. Peut-on alors postuler l'existence d'une américanité
en disjonction avec la francité du citoyen Leger mais en harmonie avec l'antillanité héritée de
l'enfance insulaire ? Cette américanité existe surtout dans la vie d'Alexis Leger. Elle ne sera
jamais consacrée par le choix de la nationalité nord-américaine : l'ancien diplomate retrouve
à la Libération ses droits de Français et reçoit un statut de résident permanent aux ÉtatsUnis en 1949. Elle existe plutôt sur un mode d'affinités sélectives (son mariage avec
l'Américaine Dorothy Russell), de partage et de choix de certaines valeurs américaines et
d'une haute idée de la mission que les États-Unis doivent incarner dans le concert des
Nations. Alexis Leger sera toute sa vie un fervent défenseur du Pacte de l'Atlantique Nord.
Dès 1943, dans une lettre adressée au président Roosevelt, il affirme la nécessité de
maintenir et de consolider les liens politiques entre la France et les États-Unis (p.617). À la
mort du président Kennedy, il publie dans le journal Le Monde un hommage à la mémoire
de cet homme d'État où l'on perçoit un secret désir de jouer un rôle similaire à celui du
poète Walt Whitman dans son éloge du président Lincoln (p.640). Cet américanisme
participe de l'américanité du poète. Cette dernière s'affirme essentiellement dans l'active
découverte du paysage américain.
Outre les nombreux voyages dans les îles antillaises que nous avons précédemment
évoqués, Saint-John Perse accomplit aussi plusieurs séjours sur le continent et les îles ou
îlots proches des États-Unis. Ces visites ont valeur mémorielle. Sur les plantations de
Georgie ou de Louisiane, le voyageur cherche encore les rares résidus significatifs de sa
trame familiale, il se rend ainsi sur la plantation où vécut un de ses parents, “ la sépulture du
maître avait été, depuis longtemps arrachée par la mer ” constate l'écrivain américain
Charlton Ogburn qui accompagne le poète (O.C.,p.1116). Bien avant qu'Édouard Glissant
ne relève le lien serré qui unit, à partir du lieu focal qu'est la plantation, les îles américaines
et le continent, Saint-John Perse perçoit ce lien à partir de sa propre histoire. Au-delà de la
quête personnelle, il arpente inlassablement les Amériques avec une prédilection marquée
pour les États du Sud (Caroline, Georgie, Texas, Floride...) et ceux du Nord-Est (Maine,
Massachusetts), l'insularité, les grandes étendues, les terres frontalières et les extrêmes. La
biographie mentionne plus de trente voyages, accomplis entre 1942 et 1963. L'auteur les
décrit minutieusement, leur consacre une large part des huit pages couvrant cette période,
leur accordant toujours plus d'importance qu'aux rencontres solennelles, éclipsant même
dans l'abondance des détails le cheminement de sa production poétique. L'américanité du
poète, sur le plan biographique, réside dans cette vaste saisie de l'espace américain. Alexis
Leger navigue et marche, s'intéresse aux espèces animales et végétales, découvre les
paysages et s'en émerveille. Charlton Ogburn note : “ Pendant tout le trajet, Saint-Leger
Leger [...] suivait attentivement des yeux le déroulement de la haute sylve américaine en
marche vers le Sud, reconnaissant au passage maintes espèces qui lui étaient déjà familières.
” (p.1115). La première version du poème “ Pluies ” est rédigée durant cette expédition et
s'inspire des premières pluies d'automne s'abattant sur les paysages du Sud. Alexis Leger sait
faire corps avec l'immensité du continent. Son itinéraire n'est jamais celui d'un touriste; il est
souvent l'hôte privilégié d'Américains de renom, séjourne régulièrement chez Francis et
Katherine Biddle à Long Beach Island, chez la critique littéraire Minna Curtiss dans le
Massachusetts, est accueilli en Argentine par Victoria Ocampo à laquelle il consacre un
vibrant hommage 545. Sa biographie et ses lettres font état d'un faible intérêt pour l'histoire
américaine qui, bien souvent, ne mobilise son attention que dans la mesure où elle coïncide
avec celle des siens. Le paysage semble se substituer à l'histoire. Précédant Glissant, le poète
en perçoit la dimension monumentale, toujours hautement significative et quasitestamentaire. En Victoria Ocampo, il discerne les méandres du fleuve argentin : “ Victoria
Ocampo aura mené l'œuvre en cours de sa vie comme un grand arbre de chez elle; ou mieux
— car les arbres sont serfs de leur enracinement — comme cet impérieux Rio de la Plata
[...] dont elle porte à jamais en elle la sourde pulsation : aussi fidèle à son afflux de grand
fleuve nourricier qu'à ses noces océanes et à l'alliance, au loin, des beaux courants marins
qui la relaient vers d'autres rives ” (p.504). C'est bien l'ouverture du paysage américain, ce
que Glissant nommera “ l'irrué ”, qui fascine le poète. C'est aussi la propension de ce
continent — essentiellement des États-Unis — à progresser vers le futur. Bon connaisseur
de la littérature nord-américaine, Saint-John Perse constate en elle “ [...] une libre et forte
évolution créatrice qui tend à dégager, comme la ruée d'un fleuve s'ouvrant lui-même son lit,
un cours imprévisible de valeurs nouvelles ” (p.555). En des termes similaires, il salue la
vitalité de la langue américaine, son évolution par rapport à la langue anglaise et son large
potentiel d'évolution. En contrepartie, des amis et critiques inscrivent résolument sa poésie
dans une lignée américaine. Katherine Biddle, sous le titre “ St-John Perse : an american
view ”, constate : “ Le terme " américanisme " appliqué parfois à Alexis Leger embrasse en
réalité l'hémisphère occidental tout entier [...] à la différence pour nous des Français, il
tourne spontanément le dos à tout ce qui est révolu pour faire librement face au futur; il ne
soumet pas la vie aux règles étroites de la logique ” (O.C., pp.1247-1249). Le poète et
critique Kenneth White salue également l'ouverture de la poésie persienne : “ [...] dans le
domaine français, une poésie de l'espace où circulent des vents, des flux, des oiseaux et de “
545-
“ Pour Victoria Ocampo - " Dame de San Isidro et du Rio de la Plata " ” , (O.C., p.503)
grandes filles ” n'est pas si fréquente [...] En ce sens, elle est plus américaine que française
(proche, par exemple, de celle d'Archibald MacLeish ou de Wallace Stevens, sans parler de
Walt Whitman). 546 ”
Ce que l'on nomme l'exil américain de Saint-John Perse aura en fait été tout autre
chose qu'un exil. En terre américaine, le poète perpétue l'histoire héritée des siens : celle d'un
Français des Amériques, celle d'un homme farouchement attaché à une certaine idée de
l'Occident qui est peut-être “ sa vraie demeure ” ainsi que le souligne Glissant (I.P., p.120).
Cette demeure occidentale est au contraire violemment refusée par Derek Walcott. Son
regard sur les États-Unis se présente à de nombreux égards comme l'exact contraire du
regard persien.
En dépit de la proximité géographique de ses îles de référence avec l'Amérique du
Nord et bien que sa langue maternelle — l'anglais de Sainte-Lucie — le rapproche
linguistiquement des États-Unis, Walcott est le moins américain des trois écrivains. Dans les
deux recueils qui accordent une place importante à l'Amérique du Nord : The Arkansas
Testament et The Fortunate Traveller, cette dernière apparaît toujours comme terre d'exil,
lieu d'une immense et désespérée solitude. Les personnages des poèmes, dans lesquels se
reflète et se démultiplie la figure du poète, déambulent à travers les États-Unis. Dans “ The
Arkansas Testament ” qui clôture le recueil du même nom, la chambre d'un motel de
Fayetteville condense toutes les caractéristiques d'une Amérique mercantile et stérile. Elle
est le lieu d'une méditation morose sur l'existence, d'une interrogation angoissée sur l'identité
de l'exilé du Sud : “ My shadow's scribbled question / on the margin of the street / asks, Will
be a citizen / or a afterthought of the state ? 547 ” (Testament, p.314). Le poème “ North and
South ” témoigne également d'une profonde détresse :
546-
Kenneth White, La Figure du dehors, Grasset, Paris, 1985, p.118.
“ Une question griffonnée sur mon ombre / à la marge de la rue / interroge, Serais-je un citoyen / ou
une pièce rapportée de l'État. ”
547-
“ Here, in Manhattan, I lead a tight life
and a cold one, my soles stiffen with ice
even throught woollen socks; in the fenced back yard,
trees with clenched teeth endure the wind of February,
and I have some friends under its iron ground. 548 ”
(Traveller, p.26)
La langue américaine résonne d'une douloureuse étrangeté et c'est tout à la fois
l'identité et l'intégrité de l'homme des Tropiques — de l'étranger dans les villes froides — et
celle du poète qui vacillent en terre d'exil : “ Sometimes I feel sometimes / the Muse is
leaving, the Muse is leaving America. / Her tired face is tired on iron fields [...] 549 ” (p.14).
Cette muse s'incarne dans une femme de mineur ou, dans le poème qui suit, dans une femme
d'ouvrier; elle est symbole de la misère matérielle et morale de l'Amérique contemporaine.
Elle est aussi rêvée sous la forme d'une personne accueillante et charitable. La dualité des
sentiments du poète envers l'Amérique s'exprime à travers la mouvance significative de cette
inspiratrice qui finit par représenter le rêve d'une autre Amérique dont le paysage s'incarne
dans sa métamorphose. “ I am falling in love with America ” constate-t-il alors, invoquant
une possible rencontre avec une femme, métaphore d'un paysage idéal :
“ [...] she will admite me like a broad meadow,
like a blue space between mountains,
and holding her arms at the broken elbows
brush the dank hair from a forehead
as warm as bread or as a homecoming 550 ”
(p.16)
548-
Traduction de C. Malroux : “ Ici, à Manhattan, je mène une vie étroite, / une vie froide, mes pieds
engourdis par le verglas / malgré les chaussettes en laine; dans la cour clôturée, / les arbres endurent dents
serrées la bise de février, / et sous son sol de fer j'ai quelques-uns de mes amis. ”
549- Traduction de C. Malroux : “ Parfois je sens parfois / que la Muse s'en va, la Muse quitte l'Amérique, /
Son visage las est fatigué des champs de fer [...] ”
550- Traduction de C. Malroux : “ [...] elle m'accueillera comme une large prairie, / un espace bleu entre les
montagnes, et tenant ses bras par les coudes rompus / je relèverai ses cheveux moites sur le front / aussi
chaud que du pain ou un retour au pays. ”
Si la poétique du paysage américain dans l'œuvre de Walcott tisse un espace
généralement peu hospitalier — urbain, froid et pauvre —, elle dessine aussi l'immensité
vertigineuse des prairies, le chatoiement des automnes. Car le refus de l'américanité — voire
même l'anti-américanisme, le terme n'est sans doute pas trop fort — est essentiellement lié
au rejet de l'impérialisme nord-américain. Contrairement à Glissant qui, en matière d'antiimpérialisme, est surtout préoccupé par le rôle de la France, Walcott n'a cesse d'éclairer d'un
regard sévère l'action des États-Unis dans les pays du Sud, et en particulier dans la Caraïbe
et l'Amérique latine. “ Central America ”, dans le recueil The Arkansas Testament, évoque
les horreurs des guerres, la misère des populations civiles, les hélicoptères planant au-dessus
des travailleurs et se clôt sur le soutien que l'Empire accorde aux dictatures d'Amérique
Centrale. “ Roman Peace ”, qui lui succède, grâce au détour par l'histoire de la Rome
antique, renchérit dans la dénonciation de l'impérialisme. Mais c'est sans doute “ Old New
England ” qui réunit, avec une ironie acerbe présente dans l'oxymore “ Old New ” du titre,
l'histoire des conquêtes nord-américaines. La Nouvelle Angleterre est le lieu où
s'amoncellent toutes les strates de la domination et de la destruction. Le champ lexical de la
conquête fait coexister les symboles de l'église anglicane : “ A white church spire whistles
into space / like a swordfish ”, “ The hillside is still wounded by th spire / of the white
meetinghouse ”, “ His harpon is the white lance of the church ” aux côtés du symbole de la
domination de l'espace : “ a rocket pierces heaven 551 ” (Traveller, p.11). Le poème est
saturé d'objets tranchants animés par des verbes d'action qui traduisent l'extension mortelle
de la violence conquérante. L'impérialisme contemporain — la guerre du Vietnam —
rencontre aussi l'anéantissement des Indiens et le sang des baleines dont sont enduits les
clippers qui reviennent au port. La piste indienne, à jamais disparue, gît sous la modernité
destructrice du chemin de fer qui troue l'Amérique. Se multiplient alors les emblèmes d'une
551-
Traduction de C. Malroux : “ la flèche d'une église blanche siffle dans l'espace / comme un poisson épée
”, “ Le flanc de la colline est toujours blessé par la flèche d'un temple Quaker blanc ”, “ Son harpon est la
flèche blanche de l'église ”, “ une fusée perce le ciel ”.
expansion dans le temps et dans l'espace qui est l'objet d'une révolte poétique. Le poème est
sans doute le plus offensif de ce recueil qui, ainsi que le constate Mervyn Morris, se veut un
chant contre l'oppression imposée et subie : “ Corruption, injustice, hatred, fear, oppression
are recurrent concerns in The Fortunate Traveller. Victims include American Indians, black
people, Jews and Third Word people. Conflict and violence seem to be endemic
552
”. Jusqu'à Omeros, Walcott maintiendra l'opposition Nord / Sud : pays conquérants et
pays conquis. En cela, sa poésie s'oppose bien sûr à celle de Saint-John Perse, tout comme
divergent leurs intentions poétiques. Si sa vision de la Caraïbe et de l'histoire antillaise se
rapproche de celle de Glissant, son appréhension de l'Amérique du Nord comme lieu d'exil et
terre d'oppression l'éloigne également des vœux glissantiens de mise en relation des
Amériques.
L'Amérique du Nord, dans le discours et la poétique glissantiennes, n'est jamais
séparée d'une totalité plénière formée par l'ensemble du continent américain et réunie sous le
pluriel “ les Amériques
553
”, expression de José Marti. Ces Amériques ne sont pas
classifiées, crucifiées, par les quatre points cardinaux mais réunies par “ l'unité-diversité ” de
leur paysage et envisagées grâce à la distinction de trois entités :
“ [...] l'Amérique des peuples témoins, de ceux qui ont toujours été là et
que l'on définit comme la Méso-Amérique, la Meso-America; l'Amérique
de ceux qui sont arrivés en provenance d'Europe et qui ont préservé sur
le nouveau continent les us et coutumes ainsi que les traditions de leur
pays d'origine, que l'on pourrait appeler l'Euro-America et qui comprend
bien entendu le Québec, le Canada, les États-Unis et une partie
(culturelle) du Chili et de l'Argentine; l'Amérique que l'on pourrait
appeler la Neo-America et qui est celle de la créolisation. Elle est
Mervyn Morris, “ The Fortunate Traveller ”, The Art of Derek Walcott, op. cit., p.106. “ La corruption,
l'injustice, la haine, la peur, l'oppression sont des inquiétudes récurrentes dans The Fortunate Traveller.
Parmi les victimes sont inclus les Indiens américains, les Noirs, les Juifs et les gens du Tiers-monde. Les
conflits et la violence semblent être endémiques. ”
553- “ [...] je parle du pays des Amériques ” précise Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit.,
p.11.
552-
constitué de la Caraïbe, du nord-est du Brésil, des Guyanes et de
Curaçao, du sud des États-Unis, et d'une grande partie de l'Amérique
centrale et du Mexique.
Cette partition ne comprend pas de frontières; il y a des imbrications
de ces trois Amériques. La Meso-America est présente au Québec et au
Canada de même qu'aux États-Unis. Un pays comme le Venezuela et un
pays comme la Colombie comportent une partie caraïbe et une partie
andine, c'est-à-dire une Neo-America et une Meso-America. 554 ”
Des trois Amériques, l'Euro-America, qui, comme nous venons de le voir, ne se
confond pas intégralement avec les États-Unis, est celle par rapport à laquelle Glissant se
sent le plus étranger. Dans L'Intention poétique, il en signalait l'isolement et la solitude.
Selon lui, la volonté d'expansion de l'Américain moyen, concrétisée dans l'impérialisme nordaméricain, serait un moyen de “ rattraper l'irréversible de sa genèse : la honte obscure et
puritaine du déracinement [...] ” (p.181). En cela, sa théorie a largement inspiré Bernabé,
Chamoiseau et Confiant qui écrivent : “ L'Américanité est [...] pour une large part, une
culture émigrée dans un splendide isolement
555
”. Toutefois, Glissant ne réagit pas de la
même manière que les auteurs de la créolité face à l'Euro-America et au danger qu'elle
représente pour les autres Amériques — insulaires ou continentales. Plutôt que de l'ignorer,
son discours s'efforce de la restituer à sa juste place en faisant d'une part resurgir les cultures
témoins et d'autre part en valorisant les cultures de la créolisation, c'est-à-dire en fait en
minimisant son rôle.
Glissant oppose au territoire des pionniers et de la conquête des espaces terrestres et
sidéraux la terre qu'il nomme “ L'Autre Amérique ” : “ L'Autre Amérique nous prend. Nous
voici tenus de connaître ce dont nous avons été si longuement coupés : l'énorme
échevèlement de morts où chemine l'espoir têtu des peuples d'alentour ” ( D.A., p.228). Elle
ne comprend pas seulement l'Amérique latine mais en elle se retrouvent aussi tous les
554555-
Édouard Glissant, Ibidem, p.13.
Éloge de la créolité, op. cit., p.30.
oubliés, les humiliés de l'histoire nord-américaine (peuples autochtones, peuples métisses,
population frappée par la pauvreté endémique au Sud comme au Nord). Cette position, tout
en étant largement géopolitique, n'en est pas moins grandement optative. Elle fonctionne
dans le cadre d'un discours et d'une poétique qui, s'ils sont impuissants à refaire le monde,
font émerger la possibilité d'une relation inter-américaine inédite 556. Dans l'espace de la
création littéraire, les personnages voyagent dans les Amériques et, par l'entremise de cette
errance, font s'interpénétrer les espaces afin de créer de nouveaux enjeux. C'est cette
démarche que Tout-monde tente de réaliser.
Plusieurs personnages arpentent îles et terres parmi lesquels le béké Laroche, son fils,
le narrateur et Mathieu Béluse. Ce dernier se doit d'accomplir une prophétie qui lui a été
confiée par Papa Longoué : raccorder le pays de terre et le pays de mer, la Caraïbe insulaire
et le continent américain. Il y parviendra en retournant au Lamentin, lieu de l'enfance de son
créateur, où se réalise la fusion entre passé et présent et se réconcilient les histoires
éparpillées. Sa rencontre avec un vieil homme nommé Rocamarron fait écho à une scène
présente au début du roman : celle de la course du béké Laroche sur les traces de son fils
naturel, fruit de ses amours avec une esclave. Les trois parcours génèrent trois types de
discours. Sans mentionner que le père du jeune mulâtre n'est autre que lui, Laroche narre à
son ami Senglis les étapes de cette double quête : quête d'émancipation que poursuit le fils,
quête du fils que piste le père. L'un comme l'autre, bien que tout les oppose, apprennent à
connaître le monde et, en particulier, certains lieux qui se superposent à leur île natale :
“ Connaissez-vous la Nouvelle-Orléans ? Mon cher, tout un morceau de
France, que convoitent ces Américains. [...] " Une ville étonnante ! Tout
y est de Normandie ou d'Espagne, ou plutôt tout y respire l'air chaud des
Habitations, qu'il appelle là-bas des Plantations. Le coton y remplace
notre canne, mais c'est à peu près rien d'autre qu'ici [...] "
556-
Les intertitres du Discours antillais disent à eux seuls cette relation entre les Amériques que tisse
l'œuvre glissantienne : “ Chili ”, “ Le paysage cubain ”, “ Le roman des Amériques ”, “ Montréal ”.
" Ne savez-vous pas que là-bas les maisons de maîtres sont aussi
belles que les nôtres, avec une majesté mélancolique de colonnes et de
balustrades que nous n'avons pas, et des jardins de gardénias et de
magnolias où vous perdez votre âme, et des bordées d'arbres plus vieux et
plus solennels dans leur feuillage en corolle qu'un figuier maudit dans la
damnation de ses branches racinées d'enfer " ”
(pp.75-77-78)
Plus de trois cents pages après cette scène et plus de deux siècles après cette histoire,
Mathieu Béluse découvre un étrange cahier “ qui semblait être une Chronique de famille et
de nation en même temps ” (p.438). Ce cahier donne à lire les sinuosités des voyages du
premier Rocamarron et de ses descendants. La trajectoire de cette famille mêle et relie de
nombreux pays : les îles des Petites Antilles, le Brésil, le Vénézuela, Saint-Domingue, la
Colombie, Panama. Les Rocamarron ne s'enracinent dans aucun lieu; ils s'étendent de toutes
parts. Leur voyage relève de l'alliance entre nomadisme et marronnage, deux réalités
prédominantes dans l'ensemble des œuvres glissantiennes.
Les voyages du narrateur-auteur font eux aussi écho au trajet des Rocamarron tout
en s'intégrant à un nomadisme plus large que nous évoquerons ultérieurement. Le premier
carnet de voyage du narrateur est en effet consacré au “ Rêve de la Méso-Amérique ”. À
Pachacamac, au Pérou, il lit l'absence d'une légende des disparus : “ [...] il n'y a nulle
inscription, aucun retour des objets aux murs, de la parole à la roche, sinon parfois les
écritures des touristes sur les parois refaites. Tu dois te débrouiller seul sur l'horizon gris
clair ” (p.443). L'Amérique des peuples autochtones, si difficile à reconstituer, leste de sa
fugace mémoire l'Euro-America et rejoint une mémoire du futur : celle de la Neo-America
éparpillée dans l'espace de toutes les Amériques. La trajectoire du narrateur relie Baton
Rouge au Canada : “ Quand on remonte ainsi dans le Continent, on se rapproche par
paradoxe des Îles de la Caraïbe, qui sont plus présentes au Canada ou au Québec (cet infini
tourbillonnant) que dans la Louisiane, laquelle est pourtant si antillaise d'histoire et de nature
” (p.464). Le Québec occupe en effet une place particulière dans les textes glissantiens. Il est
également au cœur du Discours antillais.
La convergence Québec / Antilles s'appuie
majoritairement sur une évocation de la situation linguistique de diglossie présente dans les
deux lieux.
Ce réel américain, dans toutes ses dimensions, s'est récemment réaffirmé dans
Faulkner, Mississippi, parue en 1996. L'Intention poétique et plus encore Le Discours
antillais laissaient pressentir, non seulement l'importance accordée à cet écrivain américain,
mais aussi tout ce que la pensée glissantienne a pu puiser à la lecture de Faulkner. L'essai
s'ouvre sur le récit d'un voyage entrepris par Glissant, sa femme (“ elle ”) et quelques amis
antillais, un égarement dans le Sud profond, à la recherche de la maison de l'écrivain :
Rowan Oak. L'approche différée de l'ancienne plantation, traversée par l'angoisse de fouler,
sans légitimité aucune, les territoires — les terroirs ? — de l'Autre laisse deviner, avant
même que l'essayiste ne le dise, que ce parcours erratique mime la démarche de l'auteur pour
pénétrer l'œuvre faulknérienne. Penser Faulkner sur les lieux où s'élabora son écriture ne
revient pas à céder à un quelconque pittoresque ou fétichisme. C'est dans ce lieu : la
plantation américaine, qu'il convient de poser les vraies questions. Faulkner, Mississippi est
un livre de questions historiques, littéraires, sociologiques, une interrogation de l'identité des
Amériques à travers un pan de leur littérature :
“ La littérature fait-elle oublier le malheur, l'injustice ? A-t-elle au
contraire à voir avec eux, pour les nommer et les combattre, et l'œuvre de
Faulkner tout particulièrement parmi d'autres ? 557 ”
“ Toute l'œuvre est ainsi décidée à partir d'un a priori infranchissable,
d'une question en vertige : comment éclairer les "commencements" du
Sud, cet accaparement de la terre par les Blancs venus d'Europe et à vrai
dire de nulle part, tous en proie (dans l'œuvre) à une violence
irrépressible, qui n'avaient certes pas le droit d'acheter ces "grands-
557-
Édouard Glissant, Faulkner, Mississippi, op. cit., p.27.
Bois" des mains des derniers Indiens, gardiens de la terre, lesquels
n'avaient certes pas le droit de les leur vendre ?
[...] comment comprendre ou du moins envisager cette "damnation" du
Sud ? Est-elle liée à l'obscur enchevêtrement de l'esclavage, de ses
racines, de sa tourmentée histoire ? 558 ”
À partir de ces questions que va se construire l'analyse de l'œuvre. Une analyse
rigoureuse et précise, évoquant les différentes périodes ou périodisations de l'œuvre, qui
enroule le réel au cœur de la critique, fouille jusqu'à l'os la poétique, pose les problèmes de
la réception noire américaine : “ [...] cette œuvre se sera accomplie quand sa lecture aura été
rendue "effective" par la revisitation des Noirs américains, généralement, tout comme
certains d'entre eux, et peut-être Toni Morrison, l'une des premières, ont commencé de le
faire, tout comme par ailleurs je tente de le faire ici 559 ”. L'espace-temps de la plantation et
le comté mythique de Yoknapatawpha, à la fois projection et transformation du Mississippi,
sont les creusets où s'est effectuée la rencontre entre les deux composantes majeures de la
population — voire les trois si l'on y inclut les Indiens faulknériens —, dont il importe de
questionner la non-Relation. Ce que l'œuvre de Faulkner désigne et tait est l'ineffable de la “
damnation du Sud ”, l'impossibilité d'accepter l'abolition, l'impossibilité de transcender la
défaite. Avec pertinence et courage, congédiant la vision moraliste, Glissant dévoile à la fois
la présence de la fausse complicité entre Blancs et Noirs — celle-là même qui réduit
l'esclavage à une parenthèse somme toute banale et heureuse — le racisme et la vision de
Faulkner. Il mentionne en particulier l'absence de monologue intérieur chez les “ personnes ”
noires :
“ [...] je préfère penser qu'il y a dans ce choix méthodologique la lucidité
et l'honnêteté (la générosité en somme, naturelle autant que systématique,
c'est-à-dire d'ordre esthétique) de celui qui sait, qui admet qu'il ne
558559-
Ibidem, p.37.
Ibidem, p.80.
comprendra jamais, ni les Noirs ni les Indiens, et qu'il serait odieux (et, à
ses yeux, ridicule) de poser au narrateur tout-puissant et d'essayer de
pénétrer ces consciences pour lui impénétrables. 560 ”
Mesurer le chemin parcouru, ou à parcourir, à partir de la plantation, vers le
métissage et la créolisation, telles sont les pistes proposées par Faulkner, Mississippi.
Concept tout aussi problématique que l'antillanité, l'américanité telle que la vivent,
l'écrivent ou la théorisent les trois auteurs entretient indéniablement d'innombrables liens
avec leur antillanité. Américanophile, Alexis Leger se sentait chez lui aux États-Unis, c'est-àdire à la fois proche de son entour natal et immergé dans un continent où s'exacerbe une
essence occidentale qui fut pour lui objet de désir et de quête, source féconde de création.
Tout au contraire, Walcott éprouve, en terre étasunienne, une douloureuse étrangeté dont
son œuvre se fait l'écho : c'est parce qu'il est Antillais qu'il ne peut se sentir Américain.
Nourrie par un très fort sentiment anti-impérialiste, sa vision de la relation inter-américaine
signale que tant que les États-Unis auront pouvoir de décision sur l'ensemble des pays du
continent, aucune Relation — au sens glissantien du terme — ne sera possible. Dénoncer la
puissance hégémonique des États-Unis est alors une dimension concomitante à l'affirmation
de l'antillanité. Glissant transcende ces deux positions au profit d'une américanité qui n'est
pas province de l'antillanité, quoiqu'en disent les auteurs de L'Éloge..., mais qui s'origine
dans son espace natal. L'antillanité rêvée, sur le plan politique comme sur le plan poétique,
serait alors un possible modèle pour la construction d'une américanité qui engloberait
harmonieusement toutes les Amériques et tenterait de relier les histoires antagonistes qui s'y
sont
succédées.
Par-delà
ces
visions
contradictoires
de
l'américanité,
s'affirme
magistralement dans l'œuvre des trois créateurs le fait que l'identité ne peut et ne doit être
pensée sur une même carte. La cartographie des appartenances se révèle en effet multiple.
560-
Ibidem, p.97. Pour la même raison peut-être, dans L'Étranger, Camus se gardera de nommer les Autres
autrement que par le terme générique et tellement révélateur : “ les Arabes ”. Les quelques réflexions sur
Camus et Le Premier Homme contenues dans Faulkner, Mississippi laissent espérer que Glissant leur
consacrera aussi un essai...
S'y confrontent et s'y opposent francité et antillanité pour Saint-John Perse qui maintient à
distance, par le verbe poétique, la présence d'une antillanité fragile mais pérenne. Cette
cartographie permet également de penser l'insularité caribéenne dans son rapport à ses
maritimités. Atlantique, mer des Antilles et Méditerranée fondent un imaginaire de
l'ouverture qui interdit toute territorialisation mesquine, qui autorise la relation à l'univers,
s'ouvre sur une errance au monde. Tout-monde prolonge l'ouverture, la théorisation et la
mise en application de la totalité en ayant directement recours à la théorie du chaos. Une
esthétique originale s'y profile.
CHAPITRE 2
UNE ESTHÉTIQUE
DU “ CHAOS-MONDE ”
I- La multistructure de Tout-monde
1- Les soubassements théoriques de l'oeuvre
L'élaboration de la structure et du sens de Tout-monde s'appuie majoritairement sur
trois paradigmes : le chaos, le rhizome et le Divers qui s'inscrivent dans des champs
différents : le discours épistémologique, le discours philosophique et le discours poétique.
La notion de rhizome, théorisée par Deleuze et Guattari, procède elle-même d'une
déterritorialisation de la théorie du chaos dont les auteurs de Mille Plateaux se sont très
librement inspirés pour construire leur pensée.
La théorie du chaos s'origine dans l'Antiquité grecque, au sixième siècle avant JésusChrist, chez les “ physiciens de l'Ionie 561 ”. Ces derniers puisent dans des “ représentations
mythiques véhiculées par les religions, les traditions, les légendes 562 ”. À l'origine du monde
serait le chaos initial duquel découlerait l'ordre. Cette conception mythique de la genèse du
monde s'exprime en particulier dans la Théogonie d'Hésiode. La réflexion sur les relations
ordre / chaos est éclipsée, à partir de Platon, au profit de ce que Roger Cavaillès nomme les
“ idéologies de l'Ordre 563 ”. Le retour à la théorie du chaos s'accomplit progressivement au
dix-neuvième siècle et, toujours dans le domaine épistémologique, culmine à partir de la
seconde moitié du vingtième siècle, notamment à travers l'analyse de “ l'effet papillon ” et la
découverte de “ l'attracteur étrange ” par le météorologue Lorenz. Cette théorie peut être
sommairement résumée ainsi : “ une toute petite variation dans les variations initiales peut
très vite conduire le système vers un état d'équilibre imprévisible l'instant précédant. Ceci se
traduit, au niveau de l'attracteur, par le fait que deux trajectoires, aussi voisines que possible,
561-
Roger Cavaillès, “ Histoires parallèles du " bruit " et du " chaos " ”, Théorie, Littérature, Enseignement,
n° 12, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, automne 1994, p.23.
562- Ibidem, p.23.
563- Ibidem, p.25.
divergent brusquement [...] les battements d'ailes d'un papillon, dans les îles des Antilles,
peuvent provoquer, à plus ou moins longue échéance, une tempête sur les côtes de
Bretagne 564 ”. La théorie du chaos engendre également de fécondes applications dans le
domaine des mathématiques, et notamment dans la géométrie dite “ fractale ” dont
l'autosimilarité est l'un des principes clés. Il fut lancé par le mathématicien Benoît B.
Mandelbrot “ pour décrire ces configurations qui, vues à des distances variables, ont l'air
d'être des imitations (et non des copies) d'elles-mêmes 565 ”. Un des exemples illustrant le
mieux ce concept est celui de la côte de l'Angleterre “ dont l'irrégularité est comparable
qu'on en observe une carte complète, un morceau de cinq cents kilomètres de long, ou la
courbe sinueuse qu'on peut en tracer autour des galets d'un de ses îlots
566
”. D'après Ian
Stewart qui élargit quelque peu la précédente définition : “ un processus est dit autosimilaire
si l'on peut en extraire une petite partie, l'agrandir, et recréer quelque chose qui ressemble de
très près à l'ensemble 567 ”. Ces systèmes réhabilitent le hasard et la non-linéarité des
phénomènes ainsi que leur mutuelle intrication. Ils seront très vite décontextualisés du
domaine des sciences dites dures pour être étendus au champ des sciences économiques, de
la philosophie, de l'histoire et de la littérature. Cette déterritorialisation élit certains
phénomènes privilégiés — ceux que nous avons mentionnés dans notre brève approche — et
fonde ce que les scientifiques nomment une vision “ chaotique ” qui n'est bien évidemment
pas une application simple et mécanique des faits scientifiques mais une interprétation. La
figure du rhizome prolonge, en la complexifiant, la mise en évidence de la non-linéarité des
systèmes.
Un des premiers objectifs de la pensée rhizomatique de Deleuze et Guattari a été la
mise en question du livre. Le livre classique, que les philosophes nomment “ livre-racine ”,
564-
Ibidem, p.30. L'exemple du papillon a en fait été produit sous forme de question par Lorenz : “ Does the
Flap of a Butterfly's Wings in Brasil Set Off a Tornado in Texas ? ” Lorenz n'avait alors pas répondu
affirmativement à cette question.
565- Hugh Kenner, “ Autosimilarité, fractales, Cantos ”, Littérature et théorie du chaos, Ibidem, p.93.
566- Ibidem, p.93.
567- Gérard Cordesse, “ Autosimilarité et complexité : paysages et personnages dans A room with a View. ”
Ibidem, p.103.
se présente selon eux comme une “ belle intériorité organique, signifiante et subjective ”, une
totalité toutefois inapte à traduire la complexité du réel dont l'ambition de proposer une “
image du monde ” est jugée révolue 568. Ils lui opposent un “ livre-radicelle ” ou “ livrerhizome ” qui aurait pour vocation de constituer une totalité dans laquelle aucune unicité
n'aurait prise. Six principes définissent le fonctionnement rhizomatique. Les quatre premiers
trouvent de nombreux échos et déploiements dans le texte de Glissant :
“ 1° et 2 ° Principes de connexion et d'hétérogénéité : n'importe quel
point d'un rhizome peut être connecté avec n'importe quel autre, et doit
l'être.
3° Principe de multiplicité : c'est seulement quand le multiple est
effectivement traité comme substantif, multiplicité, qu'il n'y a plus aucun
rapport avec l'Un comme sujet et comme objet, comme réalité naturelle
ou spirituelle, comme image et monde. [...]
4° Principe de rupture asignifiante [...] Un rhizome peut être rompu,
brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses
lignes, et suivant d'autres lignes [...] Ces lignes ne cessent de se renvoyer
les unes aux autres. 569 ”
Le rhizome ne se rapporte pas à un calque mais à une carte “ qui doit être produite,
construite, toujours démontable, connectable, renversable, modifiable, à entrées et sorties
multiples avec ses lignes de fuites. 570 ”
Avant de se concrétiser pleinement dans Tout-monde, les termes “ chaos ” et
“ rhizome ” jalonnent l'œuvre glissantienne, émergeant sous forme d'intuitions ou d'“agents
d'éclats ”. Le terme “ chaos ” apparaît dès Soleil de la conscience : “ Ce que je voudrais
établir d'abord, c'est la quasi-nécessité d'un chaos d'écriture dans le temps où l'être est tout
chaos ” écrit Glissant qui ajoute ultérieurement “ J'ai dit le chaos de l'écriture dans l'élan du
poème ” (p.15, p.52). Mais ce “ chaos ” n'est, dans ce premier essai, qu'un pressentiment qui
568-
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p.11.
Ibidem. pp.13-16
570- Ibidem. p.32.
569-
ne rejoint pas encore la théorie du chaos. C'est très certainement grâce à l'œuvre de Deleuze
et Guattari que Glissant parviendra à concrétiser son intuition de la fécondité de la notion de
chaos, au sens scientifique du terme, pour la création littéraire. Le rhizome véhicule en effet
le sens décontextualisé de la théorie du chaos. Glissant l'intègre à sa pensée dès Le Discours
antillais tout en critiquant l'interprétation qu'en firent les auteurs de Mille Plateaux : “ Le
rhizome n'est pas nomade, il s'enracine, même dans l'air (c'est parfois un épiphyphe); mais de
n'être pas une souche le prédispose à " accepter " l'inconcevable " de l'autre : le bourgeon
toujours nouveau qui est à côté ” (p.196). Le rhizome devient une notion matricielle dans
Poétique de la Relation qui fait ainsi coexister chaos et rhizome. Un exposé de l'auteur sur
la théorie du chaos, donné en 1980 devant l'Association des professeurs de physique-chimie
de Martinique, figure dans cet essai sous le titre “ Le relatif et le chaos ” :
“ Nous tournions autour de la pensée du Chaos, pressentant qu'elle
circule elle-même à contre-sens de l'acception ordinaire du
“ chaotique ” et qu'elle s'ouvre sur un donné inédit : la Relation, ou
totalité en mouvement, dont l'ordre flue sans arrêt et dont le désordre est
à jamais imaginable ”
(p.147)
Le paradigme scientifique et le paradigme végétal engendrent la “ Poétique de la
Relation ” qui les prolonge dans d'autres directions, les concrétise et les dépasse en un plus
ample projet : un projet poétique, comme son nom l'indique, un projet de mise en Relation
de la totalité plénière du monde, d'approche passionnée de sa diversité. Chaos et rhizome
rencontrent ainsi une troisième notion : le Divers qui s'inscrit dans le champ de l'esthétique
et, plus précisément, de l'esthétique segalénienne dont Glissant est un fervent lecteur, tout
autant qu'adepte, depuis L'Intention poétique. Segalen se proposait de recenser toutes les
formes d'un exotisme vrai fondateur des relations entre le voyageur et les autres, l' “exote” et
les paysages du monde. L'auteur envisageait ces liaisons dans la perspective de l'élaboration
d'une esthétique du Divers qu'il définit ainsi :
“ Je conviens de nommer " Divers " tout ce qui jusqu'aujourd'hui fut
appelé étranger, insolite, inattendu, surprenant, mystérieux, amoureux,
surhumain, héroïque et divin même, tout ce qui est Autre [...]
Je garde au mot " esthétique ", le sens précis, qui est celui d'une science
précise que les professionnels de la pensée lui ont imposé, et qu'il garde.
C'est la science à la fois du spectacle, et de la mise en beauté du
spectacle; c'est le plus merveilleux outil de connaissance. C'est la
connaissance qui ne peut être et ne doit être qu'un moyen non pas de
toute beauté du monde, mais de cette part de beauté que chaque esprit,
qu'il le veuille ou non, détient, développe ou néglige. C'est la vision
propre du monde. (Une Imago Mundi, en cet exemple : la mienne) 571. ”
Chaos, rhizome et Divers, trois notions centrales dans l'œuvre glissantienne, qui
parfois cheminent séparément, s'inscrivent en osmose dans Tout-monde. Ce texte, dans son
intégralité, repose sur un vœu passionné d'approcher par tous les moyens possibles la
diversité diffractée du monde, une diversité rhizomatique et chaotique qui fonde une errance
textuelle et génère une nouvelle organisation du livre.
2- Un archipel de textes
Tout-monde est constitué de trois grandes parties placées sous le signe d'une
épigraphe et dont les titres : “ I - La lune en montant ”, (p.27) “ II- Soleil couché ” (p.241),
“ Terre ! Terre ! ” (p.422) apparaissent plusieurs pages après le commencement de chacune
d'entre elles. À l'intérieur de ces dernières, s'insèrent plusieurs chapitres tous titrés. Aucun
chapitre n'est relié à celui qui le précède selon un quelconque principe logique qui puisse être
571-
Victor Segalen, Essai sur l'exotisme, une esthétique du Divers, op.cit., p.82. Le scénario dont la mort de
l'auteur empêcha la concrétisation en une œuvre définitive a été recomposé et publié grâce au travail de
Pierre Jean Jouve et d'Annie Joly Segalen. Le passage cité est daté du 2 octobre 1918 et s'intitule
“ L'Exotisme Comme une esthétique du Divers ”.
identifiable. Des ruptures interviennent toujours : rupture dans le temps de la diégèse,
rupture de lieu, rupture narrative. On pourrait multiplier les exemples à l'infini, l'on indiquera
seulement que le chapitre “ Banians ” (p.29) a pour cadre temporel les années cinquante
auxquelles se superposent les années quatre-vingt, son cadre spatial est majoritairement
l'Italie et le personnage sur lequel se focalise le récit est Mathieu Béluse. “ L'eau du volcan ”
(p.62) qui lui succède nous renvoie deux siècles en arrière — avant 1789 —, dans l'espace
de l'Habitation avec pour personnages les békés Laroche et Senglis. Cette non-linéarité est
soulignée par Glissant qui en fait le principe même de son écriture : “ Nos récits sont s'il se
trouve de longues respirations sans début ni fin, où les temps s'enroulent. Les temps
diffractés ” (p.62), autocommentaire qui fait écho au Discours antillais dont il dédramatise
cependant le propos : “ Notre quête de la dimension temporelle ne sera ni harmonieuse ni
linéaire. Elle cheminera dans une polyphonie de chocs dramatiques, au niveau du conscient
comme de l'inconscient, entre des données, des " temps " disparates, dont le lié n'est pas
évident ” (p.199). Les chapitres qui suivent perpétuent ces allées et venues dans le temps et
dans l'espace. Les catégories de l'analyse narratologique se révèlent souvent impuissantes à
traduire le mouvement du texte. Chaque partie de cette totalité complexe se connecte à
d'autres parties du roman selon un hasard toujours imprévisible. Les lignes du texte, qui
apparemment se brisent, sont reprises sous forme de ramifications sinueuses fondant “ une
esthétique de la rupture et du raccordement ” (P.R., p.166).
La figure du rhizome autorise ruptures et rapprochements, elle favorise aussi, grâce à
son principe de multiplicité, la prolifération de nombreuses formes littéraires. “ Roman
parfois, ou collection de nouvelles, tout autant qu'autobiographie, récit de voyage,
autocommentaire de l'œuvre, polémique, développement philosophique... ” écrit Jean-Louis
Joubert à propos de Tout-monde 572. “ Il s'agit bien d'un roman à mon avis, [affirme
Glissant] mais d'un roman éclaté
572573-
573
”. En effet, le terme “ roman ” peut être utilisé pour
Jean-Louis Joubert, “ Le chaos du monde ”, La Quinzaine littéraire, 16-31- déc. 1993, p.5
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p.129.
qualifier ce texte mais non pour le réduire à l'unicité d'une forme littéraire. Est perpétuée,
jusqu'au paroxysme, une écriture à caractère dialogique et polyphonique dont Bakhtine puis
Carlos Fuentes ont souligné l'intention :
“ Le roman est instrument du dialogue au sens le plus large : pas
seulement dialogue entre les personnages mais aussi entre les langages,
genres, forces sociales, périodes historiques distantes et contiguës. Le
roman, dit Bakhtine, est l'expression " galiléenne " du langage. Plus
qu'un genre parmi d'autres, il les utilise tous pour placer l'auteur comme
le lecteur dans une aire de langages compétitifs, conflictuels. [...] Forme
ouverte, forme incomplète qui atteste que tant que l'homme vit, il vit en
qualité d'être incomplet, qui n'a pas dit son dernier mot. " 574 ”
L'abolition des genres littéraires traditionnels, une des visées de l'écriture
glissantienne, procède d'un nomadisme à travers les différents modes d'écriture qui démolit
plusieurs frontières, à commencer par la démarcation entre écriture à caractère
autoréférentiel et fiction. Le texte englobe plusieurs passages renvoyant explicitement ou
implicitement à la vie de l'auteur, et notamment aux lieux privilégiés de sa cartographie de la
“ totalité-monde ”. Dans cette géométrie personnelle prédomine, bien évidemment, la
Martinique natale à laquelle font écho de multiples lieux envisagés comme autant d'îles
récitées dans un archipel de textes. Vernazza, village des Cinque Terre, en Italie, évoque et
convoque la jeunesse de l'auteur, dans les années cinquante; les étés passés en ce lieu avec
un groupe d'amis italiens, peintres et sculpteurs. Lui répond à distance un autre séjour de
jeunesse, placé lui aussi sous le signe de l'insularité et de l'errance : celui du narrateur et de
son ami le poète Roger Giroux en Corse (“ Atala ”, p.243). Sur cette géographie estivale,
s'emboîtent ou se superposent d'autres récits, fragmentaires ou non, à caractère
autobiographique : le séjour du narrateur à Paris au cœur d'une bohème estudiantine et
574-
Carlos Fuentes, Le sourire d'Érasme - Épopée, utopie et mythe dans le roman hispano-américain, Paris,
Gallimard, 1990, p.43.
artistique (p.244), la traversée entre la Martinique et le Havre à bord du “ Colombie ”
(p.124), un voyage en avion en direction de Miami (p.463), un séjour au Canada (p.464), un
autre dans une maison de santé dans les Alpes françaises et en Touraine (p.336)... Cette
sélection des souvenirs et leur intégration dans le roman attestent une fidélité à des paysages
et des gens qui ont profondément marqué le créateur, un hommage à la pérennité d'amitiés
enracinées dans les mouvances de la jeunesse ou de l'âge mûr 575. Les lignes rhizomatiques
des récits autoréférentiels recomposent la mélodie récurrente d'une vie placée sous le signe
de la relation amicale. Le sculpteur Valerio Adami, un des membres du groupe de Vernazza,
livre ce témoignage :
“ [...] l'amitié n'est pas un point mais une ligne. Comment on s'est
rencontré, ce n'est pas ça qui compte, c'est la ligne, c'est donc bouger la
main et faire du point une ligne, une ligne qui est notre vie, nos
souvenirs. C'est ça l'amitié entre Édouard et moi : une vraie longue ligne
. 576 ”
Tout-monde déploie le vaste réseau des relations amicales d'Édouard Glissant : on y
rencontre aussi le poète Maurice Roche, Cheikh Anta Diop, Paul Niger, Patrick Chamoiseau
(Gibier), Alain Baudot, Cesare Peverelli et tous les membres du groupe de Vernazza et bien
d'autres présences, récurrentes ou passagères, qui contextualisent le texte dans une vie et
dans un siècle, illustrant le dicton martiniquais placé en exergue au Discours antillais : “ An
neg an sièc ”. L'œuvre n'est cependant pas une “ manière ” d'autobiographie, ni directe, ni
oblique. Glissant opacifie les références à sa propre vie, les sélectionne, fait endosser de
nombreuses tranches de vie à ses personnages, en particulier Mathieu Béluse auquel il prête
sa date de naissance et Raphaël Targin. Il se joue aussi de l'indiscrétion de son lecteur en
575-
La plupart des essais d'Édouard Glissant portent trace de ses amitiés, de Soleil de la conscience jusqu'à
Faulkner, Mississippi où sourd la nostalgie de la perte : “ [...] (je pense à ces amis en allés, Roger Giroux,
Jean Laude, Jacques Charpier, Kateb Yacine, il semble que nous sommes quelques-uns vivants qui
entretenons vraiment un Cercle des poètes disparus, je pense à Albert Béville, qui ne les a pas fréquentés, je
travaillais avec lui de ce côté caraïbe de l'Atlantique, lui qui connut aussi et si bien l'Afrique et l'Europe, et
ces amis erraient avec moi de cet autre côté méditerranéen [...] ) ”, op. cit., p.121.
576- Valerio Adami, “ Le Bon plaisir d'Édouard Glissant ”, France-Culture, op. cit.
pratiquant l'art du sobriquet, ce détour propre à la parole créole. Dans le paratexte final, il
écrit, non sans humour : “ Je suppose pourtant qu'un curieux voudra peut-être chercher les
clés du conte, préciser les patronymes, non donnés dans le texte, qui eussent renchéri sur les
prénoms avoués ” (p.513). S'il clarifie plusieurs noms désignant ses proches et ses amis, il
préserve l'identité de certains autres, poursuivant l'opération de brouillage entre fiction et
réel à l'œuvre dans le texte. L'écriture progresse ainsi en équilibre sur une ligne où imaginaire
et réel s'interfèrent comme en témoignent également l'intégralité du chapitre intitulé “ La
tragédie d'Askia ” situé dans la troisième partie qui prolonge l'écriture autoréférentielle sur le
mode transfiguré du journal de voyage.
Quelques allusions aux récits de voyages traditionnels affleurent à la surface du
texte, parmi lesquels le titre de la partie : “ Terre ! Terre ! ” qui évoque les chroniques des
découvreurs d'Amériques et la mention du Voyage en Orient de Chateaubriand. Glissant
utilise ces éléments bibliographiques pour les contredire au sein de sa propre création. Au
récit qui traduit un voyage latéral — du centre vers la périphérie, de l'Europe vers
l'Orient —, fruit d'un certain ethnocentrisme européen, il préfère une écriture inspirée de la
tradition ethnographique : le carnet de voyage. Dans L'Intention Poétique, l'auteur
reconnaissait déjà l'apport précieux de l'ethnographie à la littérature en tant “ qu'avancée
dans la reconnaissance de l'autre ” (p.127). Explicitement nommé dans deux sous-titres :
“ Premier carnet : Rêve de la méso-amérique ”, “ Deuxième carnet : Rêve d'une autre
Afrique ”, le carnet est cependant le modèle générique de l'ensemble du chapitre. On
distingue en effet une typologie qui lui est propre : le narrateur note ses impressions et ses
réflexions au fil de sa progression dans l'espace, l'écriture apparaît comme contemporaine du
voyage. Typographiquement, ce n'est qu'à partir de la mention du mot “ carnet ” dans le
sous-titre que les lieux ouvrent le récit. Mais dès le début du chapitre, la nomination des
villes de l'Afrique de l'Ouest où séjourne le narrateur : “ Lagos, [...], Ibadan [...], Lomé [...]
” (Tout-monde, p.424) fonctionne comme un embrayeur de l'écriture alors qu'est congédié le
couple quantième-lieu — topos du carnet de voyage. L'oblitération des dates substitue à la
scansion impersonnelle du récit chronologique le rythme particulier d'une errance au monde
qui épouse la mouvance du temps. L'écriture se veut “ sans départ ni forme, faussement
ponctuelle, [elle] tourne autour de son objet comme une felouque en dérive autour des
ombres du matin ” (p.459). Elle se nourrit aussi du rêve, terme talisman présent dans tous
les sous-titres : “ Rêve de ce qui est ”, “ Rêve de ce qui fut ”, “ Rêve de ce que fut la
tragédie d'Askia ”, “ Rêve à nouveau de ce qui est ” etc... Le mot “ rêve ” fonctionne
comme une anaphore qui transforme tous les sous-titres en autant de fragments d'un même
poème. Il génère la création, participe d'une opération de reconfiguration du réel,
déterritorialise le journal de voyage, l'enrichit d'une légende — le récit de la tragédie d'Askia
—, d'un conte inspiré par l'éclat d'une présence enfantine — Mahmoud — et de fragments
du cahier de la famille Rocamarron. Par son contenu, mais aussi par sa forme, ce cahier
accomplit une mise en abyme de la construction du roman :
“ Les pages étaient bleu pâle, striées de doubles lignes rouges dans
lesquelles des écritures de toutes les couleurs et de tous les styles
s'inscrivaient. Le cartonnage de couverture était gris et usé. Mais il
s'agissait d'un document manifestement assez récent, comme refait de
neuf d'après d'anciennes copies, dans un désir de recomposer une sorte
d'archives. ”
(p.437)
L'œuvre construit et exhibe un “ atelier de travail
577
”, c'est-à-dire le mécanisme de
sa propre production, grâce à une intertextualité interne qui aspire en amont les textes
antérieurs, profile, en aval, les œuvres à venir et une “ spécularité théorisante 578 ” qui
éclaire, par de complexes procédés de mises en abyme, la construction du texte, les reflets
de chacune de ses parties dans la totalité englobante du roman.
577578-
Abdelkebir Khatibi, “ Incipits ”, Du bilinguisme, op. cit., p.182.
Ibidem, p.182.
La vision du paysage français que décrit Glissant dans Soleil de la conscience à partir
d'un trajet dans un train est reprise pour suggérer les impressions ressenties par Raphaël
Targin lors de son arrivée au Havre : “ Il se tourna difficilement vers le paysage qui défilait
entre les fumées de la locomotive : les champs ordonnés qui traversaient leur géométrie
entre les tas d'arbres mieux rangés que des bouquets d'hortensias, les mares et les étangs plus
unis que la tôle aplatie, les rivières qui lézardaient sans un bouillon, sans un cassis d'eau, sans
une roche tourbillonnant, comme si elles avaient maîtrisé le temps et dévoré l'espace.”
(p.154) 579. En dépit des différences structurelles entre les deux textes, publiés à plus de
trente ans d'intervalle, Tout-monde apparaît comme la réalisation des vœux formulés dans le
premier essai, comme son accomplissement. Il accouche aussi d'un texte : “ La tragédie
d'Askia ”, présenté comme étant à “ paraître ” en 1953 et qui jusqu'alors n'avait jamais vu le
jour 580. Preuve s'il en est de l'extrême ténacité du projet de l'auteur.
L'intertextualité interne repose sur un effet d'autosimilarité. Chaque petite partie des
textes insérée dans le roman peut être agrandie par l'imagination et la mémoire du lecteur et
dessiner l'architecture du texte qui lui sert de référent. L'incipit du premier chapitre —
“ Banians ” — est une récitation du vers inaugural du chant “ L'appel ” : “ Sur Gênes va
s'ouvrir le pré des cloches d'aventures ”, qui se répète quelques pages plus loin après la
déclamation du second vers : “ Ô lyre d'airain et de vent, dans l'air lyrique des départs ” (
Indes p.69 / Tout-monde, pp.29, 31, 33 ). La dialectique des deux terres à l'œuvre dans Pays
rêvé, Pays réel se retrouve, élargie au sein d'une plus vaste relation, dans les carnets de
voyage. Essais et poèmes glissent subtilement dans le roman où s'amplifient leurs échos, se
déploie leur poétique. Ainsi, les quatrains de Fastes, recueil immédiatement antérieur à Toutmonde, germent-ils dans l'œuvre. La plupart des lieux titrant ces quatrains : Assouan,
Erfoud, Québec, Éget, Bezaudin, Tremiti, Ibadan, Vernazza, Baton Rouge... se diffusent et
579-
“ La plaine, interminable; l'Europe. S'exercer à reconnaître les changements de paysages, là où d'abord
l'œil n'a formulé qu'une épuisante surface plane. [...] je remonte vers le nord aux champs étales. Blés
mouvants, que jamais n'ébouriffe la montée saoule d'une peigne [...] ” ( Soleil p.17).
580- Alain Baudot précise que la quatrième de couverture d'un “ cahier hors texte intitulé Instances de la
poésie en 1953 ” porte la mention suivante “ À paraître : " La tragédie d'Askia " ”, Bibliographie annotée
d'Édouard Glissant, op. cit., pp.7-8.
se recomposent, acquièrent une nouvelle place, perpétuent une trace. “ Tout-monde va
puiser dans toute l'œuvre de Glissant une matière qu'il reforme et diffracte, enrichit et
dépasse ” écrit Priska Degras 581. La volonté de dépassement des œuvres antérieures conduit
parfois à une palinodie — au sens premier du terme — prise en charge par les personnages
eux-mêmes : Anastasie réfléchissant et contestant le destin de Marie Celat, Marie Celat et
Mathieu revivant leur histoire tourmentée depuis La Lézarde.
En ce sens, le roman est véritablement l'œuvre de l'œuvre glissantienne mais il n'en
est que l'aboutissement provisoire car certains fragments du texte suggèrent aussi un livre à
venir. Mathieu, en évoquant “ l'homme des plantations qu'était alors William Faulkner ”
(p.165), insinue le souffle de Faulkner, Mississippi, construit un pré-texte à un nouveau
texte. Tout-monde, à de nombreuses reprises, évoque aussi les multiples pistes que
développeront les conférences d'Édouard Glissant, en particulier celles réunies dans l'essai
Introduction à une poétique du Divers. Ces procédés confirment une certaine perception de
l'écriture appelée à sinuer sans répit sur ses propres traces : “ [...] pour l'écrivain, ce qu'il
écrit n'est peu à peu que le brouillon de ce que désormais (là sans cesse) il va écrire. 582 ”
Plaisir d'une immersion dans une totalité créatrice qui relie passé, présent et futur,
plaisir semblable à celui que crée le jazz de “ retour sur les mêmes thèmes, souvent usés,
mais renouvelés ou retrouvés par des interprétations successives ” écrit Jean-Louis
Joubert 583. La délectation cède parfois la place à l'ennui lorsque la spécularité théorisante et
les incessantes répétitions et inscriptions des mêmes théories interdissent le plaisir de la
découverte : c'est du moins ce que nous avons parfois ressenti à la lecture d'Introduction à
une Poétique du Divers qui répète et commente Tout-monde qui lui-même répète et
commente les essais antérieurs. Plus séduisante, plus vertigineuse est la spécularité
théorisante qui relie texte et paratexte.
Priska Degras, “ Tout-monde ou la splendeur de l'errance et du chaos ”, Notre Librairie, n° 127, juil.sept. 1996, p.47.
582- Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p.35.
583- Jean-Louis Joubert , “ Le chaos du monde ”, op. cit., p.5.
581-
Dans la lignée de Mahagony, se construit une spécularité de l'écriture et de la parole
qui repose essentiellement sur le lien entre l'auteur et son personnage Mathieu Béluse.
Mahagony mettait en scène la révolte du personnage contre son créateur, sa transformation
en homme “ échappé de son image livresque
584
” qui se heurtait toutefois à la difficulté
d'accéder à la création philosophique. Mathieu demeure le personnage d'un autre qui lui fait
endosser une partie de sa biographie, mais réussit à devenir lui-même un auteur potentiel, à
dialoguer avec son “ maître ” et à l'inspirer. Pour ce faire, il écrit un livre : le “ Traité du
Tout-monde
585
” dont certains fragments apparaissent dans cinq épigraphes mises en
exergue aux chapitres du texte : “ Le lieu ”, “ Le récit ”, “ L'errance ”, “ L'identique ”, “ Les
profonds ”. Il écrit aussi des réponses “ aux objections contre le Traité du Tout-monde ” qui
figurent également dans le paratexte : épigraphes et notes infra-paginales (p.374, p.436) tout
en étant également un lecteur actif et critique des carnets de voyages du “ romancier ” (“ La
tragédie d'Askia”) 586. La spécularité repose, comme dans les romans analysés dans la
seconde partie de notre étude, sur la présentification diégétique du producteur du récit —
Mathieu auteur du “ traité... ” — et sur un effet de miroir dû au fait qu'œuvre enchâssante et
œuvre enchâssée portent presque le même titre. Toutefois les relations entre les deux
producteurs de textes — l'auteur réel et l'auteur fictif — et les deux textes sont infiniment
plus complexes et hardies que dans les œuvres de Naipaul, Selvon ou des Schwarz-Bart.
L'auteur réel, en plaçant certaines parties de son texte sous le signe de l'écriture de son
personnage-auteur, lui rend ainsi hommage et atteste la reconnaissance qu'il lui voue. Le lien
qui se tresse entre texte et paratexte redéfinit ces deux catégories : le paratexte étant
généralement considéré par la critique comme un élément second, à visée utilitaire, un “
584-
Édouard Glissant, Mahagony, op. cit., p.29.
Gérard Meudal écrit que “ Traité du Tout-monde ” est le titre du prochain essai d'Édouard Glissant,
“ Terrain Glissant ”, Libération, op. cit., p.22. Cet essai est également annoncé comme “ à paraître ” dans la
liste des œuvres d'Édouard Glissant mentionnée en page de garde par l'éditeur de Tout-monde.
586- Une note, dont nous conservons ici la typographie précise : “ Dans le texte du romancier, les passages
mis ici en italiques avaient été soulignés par Mathieu Béluse qui y reconnaissait dans doute sa propre trace.
Suivons-la donc avec lui. On dirait que la parole du romancier, par moments, est celle même de Mathieu
Béluse. ” (Tout-monde, p.445)
585-
cornac ” conduisant le texte “ éléphant ” 587. “ Éléphant ” et “ cornac ” nouent ici une liaison
non hiérarchisée. Les épigraphes éclairent les directions de l'œuvre, marquent les points
cardinaux d'une pensée de la totalité-monde, répètent en les prolongeant Le Discours
antillais ou Poétique de la Relation :
“ Le lieu. [...] Ne projetez plus dans l'ailleurs l'incontrôlable de votre
lieu. Concevez l'étendue et son mystère si abordable. Ne partez pas de
votre rive pour un voyage de découverte et de conquête. Laissez faire au
voyage ”
(p.29)
“ L'errance. [...] La pensée de l'errance débloque l'imaginaire, elle nous
projette hors de cette grotte ou prison où nous étions enfermés, qui est la
cale ou la caye de la soi-disant unicité. ”
(p.124)
“ L'identique. [...] Ce qu'ils ont en commun, ancien maître et ancien
opprimé de cette sorte, c'est la croyance précisément que l'identité est
souche, que la souche est unique, et qu'elle doit prévaloir [...] Ouvrez au
monde le champ de votre identité . ”
(p.158)
En faisant endosser à son personnage la production d'une pensée sur la “ totalitémonde ”, Glissant questionne le processus même de l'éclosion de cette pensée : “ ce n'est
peut-être que cela, la réflexion / réfection de l'écriture sur soi : l'expression d'une errance,
une différence, entre un personnage et la personne
588
”. Tout-monde prolonge l'expérience
du dédoublement initiée dans le précédent roman, tente également de bâtir une polyphonie
vertigineuse, un maquis de voix discordantes et concordantes.
587-
Gérard Genette, Seuils, op. cit., p.376. “ Le paratexte n'est qu'un auxiliaire, qu'un accessoire du texte. Et
si le texte sans son paratexte est parfois comme un éléphant sans cornac, puissance infirme, le paratexte sans
son texte est un cornac sans éléphant, parade inepte. ”
588- Lydie Moudileno, “ Écrire l'écrivain : Créolité et spécularité ”, Penser la créolité, op. cit., p.203.
3- Un maquis de voix.
À l'archipel de textes répond un maquis de voix savamment mêlées, judicieusement
confondues. Pour pénétrer ce maquis, nous hasarderons une question banale : “ qui est le
narrateur ”, puis nous laisserons l'auteur nous répondre :
“ Le livre est fait de telle manière qu'on ne peut pas dire qui parle.
D'abord on dit l'auteur parle. Ensuite on dit : " Quelqu'un parle " .
Ensuite on a même dit “ ça parle ” au sens psychanalytique du mot
" ça ". Et il y avait toujours eu cette individuation ou cette neutralisation
de celui ou de celle qui parle. Je crois que le problème est que celui qui
parle est multiple. Il n'y a pas quelqu'un qui parle, il n'y a pas " ça " qui
parle. [...] Ce qui est projeté comme parole rencontre un autre multiple
qui est le multiple du monde . 589 ”
En examinant l'œuvre de plus près, cette réponse n'est pas suffisante. Pour multiples
qu'elles soient, les voix sont cependant canalisées par des narrateurs. Dans l'ensemble du
roman, prédominent des narrateurs extradiégétiques et hétérodiégétiques qui racontent au
premier degré une ou des histoire[s] dont ils sont absents. Toutefois, au sein d'un même
chapitre et d'un même récit, on constate de très nombreux passages de la narration
hétérodiégétique vers une narration homodiégétique marquée par un glissement des pronoms
personnels à la troisième personne du singulier et du pluriel vers la première personne du
pluriel ou, moins fréquemment, vers la première personne du singulier. Dans la plupart des
cas, l'irruption du narrateur homodiégétique a pour effet de commenter ce qui vient d'être dit
: “ nous écrivons comme ça ” dit un personnage du chapitre “ Atala ”, phrase que reprend en
écho le narrateur : “ Nous écrivons comme ça. Nous contons ces histoires sempiternellement
589-
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p.131.
reprises [...] ” (p.267) ou, à la fin du roman : “ (il n'y a aucun rapport avec Madame Pérelle,
mais vous êtes habitués à ses sautes que je pratique) ” (p.494). La narration homodiégétique
implique la présence des instances énonciatrices “ Je ”, “ Nous ” et “ On ”. De manière
générale, au “ Je ” homodiégétique est préféré l'usage d'un “ Nous ”. La quête du “ Nous ”
participe d'une opération de reconquête de l'identité antillaise dont les essais de Glissant ne
cessent de répéter l'urgence. Elle pallie à ce manque que mentionne l'incipit de La Case du
commandeur : “ Nous qui ne devions peut-être jamais jamais former, final de compte, ce
corps unique par quoi nous commencerions d'entrer dans notre empan de terre ou dans la
mer violette alentour ” (p. 15). Le “ Je ” se profile souvent dans le sillage du “ Nous ” dont il
est partie intégrante, singularisation partielle. Glissant s'interrogeait, à la fin de Poétique de
la Relation, sur le sens des instances énonciatrices : “ S'agit-il du nous communautaire,
enrhizomé dans le fragile rapport à un lieu ? Du nous total, impliqué au mouvement de la
planète ? Du nous idéal, dessiné dans les remous d'une poétique ? Quel est ce “ on ” qui
intervient ? Celui de l'Autre, celui de voisinage, celui que j'imagine dans les remous d'une
poétique ? ” (p.222). Les instances narratives se relaient pour opacifier le récit, nouer une
relation au monde et à l'autre. Elles convoquent également un “ vous ” ou, parfois, un “ tu ”
tout aussi ambigu : s'adresse-t-il au narrataire ou au lecteur ? Présentifiant un récepteur, du
récit ou de l'œuvre tout entière, le “ vous ” exhorte ce dernier à participer pleinement à
l'élaboration de la Relation, à se joindre à cette polyphonie. Mais c'est surtout l'atelier de
travail qui réfléchit, jusqu'au vertige, la spirale des voix et génère une impression de
polyphonie :
“ Le dieu avait conté l'histoire, on estimait qu'il exagérait. Le poète quant
à lui avait repris ce conte dans il ne savait plus quel ouvrage, et Mathieu
Béluse avait fait de même, et aussi ce chroniqueur qui s'était tant mêlé
des affaires de Mathieu (remarquez aussi la multiplicité, à partir de
Mathieu Béluse : Mathieu, le chroniqueur, sans conter celui ou celui-là
qui écrit en ce moment et qui ne se confond ni avec Mathieu, ce
chroniqueur, ce romancier ni ce poète, ils prolifèrent, peut-on dire qu'ils
sont un seul divisé en lui-même, ou plusieurs qui se réclament en un ? )
[...] Les Antillais sont en nombre à dévider les histoires. Si tu es seul
dans le fatras, tu dessèches comme un grand-gosier à qui on a coupé son
taffia ”.
(Tout-monde, p.271)
Impression de polyphonie généralisée parce qu'au niveau de la narration
extradiégétique, seuls interviennent les narrateurs hétérodiégétiques et homodiégétiques déjà
mentionnés. Ces derniers sont présentés comme romancier — “ Mathieu m'appelle "ce
romancier-là " ” (p.461) —, chroniqueur, conteur, déparleur ou commentateur... Mathieu et
Raphaël Targin, proposés aussi comme créateurs, ne sont jamais narrateurs du récit, leurs
voix apparaissent uniquement dans les dialogues. La polyphonie est ainsi en partie une mise
en scène de l'éclatement du narrateur traditionnel, de son éclatement en instances
énonciatrices qui, toutes, en ultime instance, convergent vers l'auteur
590.
Ce dernier recrée
dans l'œuvre l'itinéraire de sa propre genèse de créateur, projette sa vie et sa parole dans
certains de ses personnages : Mathieu, Raphaël ou le “ poète ” que Raphaël rencontre à bord
du “ Colombie ” et qui deviendra plus tard “ déparleur ” (p.279). Tout-monde rencontre
sans doute ici les limites de son ambition : l'insistance avec laquelle l'atelier de travail
accentue la prolifération des voix crée un effet parfois lassant sur le lecteur, d'autant plus
que cette exhibition se heurte à une certaine monotonie : on retrouve d'un bout à l'autre du
texte la même tonalité glissantienne. En forgeant des narrateurs et des personnages qui tous
lui ressemblent trop, Glissant ne parvient pas, contrairement à Diderot qui met en place de
véritables figures, à écrire par “ vingt bouches à la fois
591
”. Cependant, la plus féconde
polyphonie de l'œuvre, celle qui “ cherche à se substituer à la cacophonie des dialogues de
590-
“ Nous ployons tous, personnages et lecteurs, sous le cours magistral du maître ” écrit, non sans
malveillance, Lakis Proguidis, “ Thèse à roman - Édouard Glissant commente Édouard Glissant ”, L'Atelier
du roman, op. cit., p.159.
591- Daryush Shayegan, “ Le choc des civilisations ”, Esprit, n° 220, avr. 1996, pp.51-52 (l'auteur
paraphrase un extrait de la Lettre sur les sourds-muets de Diderot)
sourds 592 ”, se réalise dans la narration au second degré, par l'intermédiaire des narrateurs
intradiégétiques (Panoplie, Anastasie, Mycéa, Colino, Massoul et Stepan). Elle est aussi
présente dans les dialogues que nous avons mentionnés. Les récits des personnages —
contes ou monologues — laissent percer une différence, une véritable errance de la parole.
Chacun d'entre eux enrichit le roman de la saveur, de la texture d'une voix originale.
Certains remettent en question l'univocité d'autres discours présents dans le roman, la
prétention de tout discours à s'ériger hégémoniquement : “ Qu'est-ce que c'est qu'un Traité ?
[...] Traité de quoi ? Traité du Bas-Monde ! Ne récitez plus les Traités ! Qu'est-ce que nous
sommes ? Des maltraités!... ” s'exclame Panoplie Derien (p.238). Avec la même force, qui
relève de l'énergie du désespoir, Anastasie se rend dans le bureau du “ déparleur ” pour
l'accuser d'être son “ voleur de paroles ”. S'identifiant à Marie Celat, elle remet en question
ce que le romancier a dit d'elle dans ses romans et lui assène : “ Voyez-vous, monsieur,
votre livre n'est pas fini tant que vous n'avez pas trouvé dans un pays inconnu quelqu'un
comme moi qui s'assied là et qui le récite mot à mot. ” (p.198)
En discordance ou en concordance, les voix exercent un droit de réponse sur
l'imaginaire glissantien, fondent une prolifération de la parole qui concoure au
questionnement de l'écriture de l'errance. Tout-monde prolonge, en l'intensifiant et en
l'opacifiant, la trace sinueuse d'une parole mouvante qui s'enrichit de toutes les langues du
monde.
4- “ Tourments de langage ”, tourbillon de langues
“ J'écris désormais en présence de toutes les langues du monde, dans la poignante
nostalgie de leur devenir menacé. Je conçois qu'il est vain d'essayer d'en connaître le plus
592-
Ibidem, p.51.
grand nombre possible; le multilinguisme n'est pas quantitatif. C'est un mode de l'Imaginaire.
Dans la langue qui me sert à m'exprimer, et même si je ne pratique que cette seule langue, je
n'écris plus de manière monolingue ” affirmait Édouard Glissant lors du Carrefour des
littératures européennes de Strasbourg, en 1993 593. Tout en s'inscrivant sans ambages dans
l'esprit de ses essais, lesquels proclament la nécessité de la coexistence dynamique des
langues et l'impératif d'écrire “ en langues ” pour citer Khatibi 594, cette assertion n'en est pas
moins problématique. Elle semble faire abstraction du schisme linguistique, fruit douloureux
de la diglossie créole / français. La création de l'écrivain antillais, nous avons déjà eu
l'occasion de le constater, est, dès l'origine, entravée par ce face-à-face entre langue orale et
langue écrite, langue maternelle et langue scolaire. La convocation de toutes les langues du
monde, le multilinguisme comme soubassement à l'écriture, ferment d'une poétique,
s'inscrivent cependant dans la trame d'une réflexion sur l'irréductibilité entre créole et
français affirmant l'exigence de transformer la diglossie contraignante en bilinguisme assumé.
La question du multilinguisme constitue un des “ repères ” du Discours antillais : “ L'appel
au multilinguisme comme hypothèse de dépassement ne saurait se confondre avec une " fuite
en avant " par quoi on camouflerait les contraintes diglossiques existantes ” (p.356) . C'est
en partie pour pallier les contraintes diglossiques qui marquent l'existence antillaise et le
travail d'écriture d'une meurtrissure que Glissant fonde un multilinguisme de l'imaginaire.
Contrairement à nombre d'écrivains en situation de francophonie interne, l'auteur ne pense
pas, n'élabore pas son écriture à partir d'un face-à-face entre deux langues. Il n'envisage pas
sa poétique comme le résultat d'une greffe : greffe du français académique sur le créole
natal, greffe du créole sur le français de l'écriture car c'est bien de la greffe — qui ne “ colle
” pas toujours — que naît le grief et, partant, la douleur linguistique 595. L'imaginaire des
langues de la “ totalité-monde ” puise cependant sa substance au sein même de la langue
593-
Édouard Glissant, “ Le Cri du monde ”, Le Monde, 5 nov. 1993, p.27.
Abdelkebir Khatibi, “ Incipits ”, op. cit., p.180.
595- “ Greffe ” et “ grief ” sont constamment associés dans l'œuvre de Derrida : Le Monolinguisme de l'autre,
qui inscrit en épigraphe une citation extraite du Discours antillais (p.334).
594-
créole : langue des békés, des esclaves noirs mais aussi des engagés indiens ; langue des
Antillais et de leur identité plurielle. Glissant construit une genèse probablement fantaisiste
du créole en lequel il voit la trame des dialectes français exportés par les colons et soudés
par une syntaxe héritée des langues africaines qu'ont transportées les esclaves. La parole
baroque est l'un de ses féconds avatars : “ C'est dans ces mêmes prolongements [de la
plantation] que s'est forgée le plus ardemment la parole baroque, inspirée de toutes les
paroles possibles, et qui nous hèle si fortement ” (P.R., p.89). L'imaginaire du créole
conduit Glissant à penser et à réaliser non pas la créolité mais la créolisation, à sortir de la
diglossie réductrice en inventant un langage 596.
Le langage de Tout-monde, dans le sillage des précédents romans ou essais, inscrit la
trace de l'oralité créole au sein du texte français. Ce processus de créolisation ne passe pas
par l'insertion de mots créoles dans un texte écrit en français standard. Tout en manifestant
sa présence, le lexique créole n'est pas exilé dans le texte. Le langage est travaillé de
l'intérieur par le créole, non seulement au niveau du lexique et de la syntaxe mais aussi par
une rythmique héritée — concrètement ou fantasmatiquement — de la parole du conteur
créole; d'où la prolifération des parenthèses : “ J'abuse des bienheureuses parenthèses : (c'est
ma manière de respirer) ” (I.P., p.50), les procédés de ressassement, la scansion liée à la
répétition de la particule d'affirmation “ oui ”, l'opacification du sens. Tous ces procédés
renvoient à l'économie de la parole conteuse. Le style manifeste une errance de l'oralité dans
l'écrit, un cheminement de l'oral à l'écrit, “ une exploration de la dialectique de l'écriture,
dans le cadre même de l'écriture 597 ”. Le langage permet aussi, par sa flexibilité, d'accueillir,
dans le corps du texte, d'autres langages manifestant un rapport étroit avec l'énoncé qu'ils
sous-tendent. Ainsi, le dialogue qui se noue entre les békés Laroche et Senglis n'est pas une
reconstitution fidèle du français parlé par les colons au XVIIIe siècle, mais une invention
596-
Romuald Fonkoua a montré que la véritable ambition de Glissant est de “ construire un langage ”,
“ Édouard Glissant et le langage - Du langage du cri à la raison du langage ”, Notre Librairie, n° 127, op.
cit., pp. 32-46.
597- Édouard Glissant, “ Le Chaos-monde : l'oral et l'écrit ”, Écrire la parole de nuit, op. cit., p.118.
dont les expressions font signe, manifestent un clin d'œil humoristique à la situation évoquée
dans cette scène grâce à la présence d'expressions aujourd'hui désuètes ou d'une syntaxe
surannée. Ce choix n'est pourtant pas foncièrement novateur car largement utilisé par
plusieurs auteurs français — Molière et Zola, entre autres — pour donner à leurs dialogues
une coloration réaliste.
Plus audacieux est le parti pris de faire réciter sa vie à Stepan Stepanovitch.
Personnage à l'identité incertaine, Stepan “ comprend langue d'Ukraine ”, “ comprend
l'italien ” (pp.366-367) mais il parle dans sa langue personnelle traversée par ses blessures de
guerre, sa divagation dans l'Europe des nations en guerre :
“ Langue de Stepan toute spéciale ! Adopté langage en tenue camouflée !
Langage en tenue de campagne, pour toujours ! Vous ne connaissez pas
langue de Stepan ! Tchèque allemand italien français ! Décidé, personne
plus jamais ! Plus jamais connaître langage de Stepan ! ”
(p.371)
Quelle est en effet la langue maternelle qui parle dans et sous le texte écrit en français
mutilé, haché par les points d'exclamation, troué par la répétition obsédante du mot “
sauvagerie ”, divaguant du “ Je ” au “ Il ” ? C'est une langue coupée de son territoire
d'origine — jamais nommé — dont ce “ langage en tenue camouflée ” et les “ morceaux en
grains de sa voix ” (p.353) miment la perte en traduisant la folie de l'être. Situation extrême
où par la guerre, dont nous verrons qu'elle est une des causes de l'errance au monde, la
langue perd ses armes, se disloque dans un langage qui résonne sourdement de la relation
violente aux autres, oscille entre douleur et jouissance, reconstitue la quête névrotique du
corps de la femme. Prise entre le délire verbal et le risque de rupture communicationnelle —
l'anéantissement de la fonction phatique du langage — la non-langue de l'errant, son langage
de “ petit Stepan ”, traduit une déterritorialisation paroxystique de la langue. De surcroît,
le monologue du personnage alterne avec la parole de Marie Celat, autre langage opaque
traduisant également une parole déboussolée.
Tout-monde crée aussi un imaginaire plus heureux où s'inscrit, par la pratique de
l'interlangue, l'empreinte d'une langue aimée. Les épisodes qui ont Vernazza pour cadre sont
ainsi parsemés, émaillés de phrases en langue italienne. L'italien est pour Mathieu langue
d'accueil, langue d'exultation et de jeu, langue de l'amitié et de la prescience du “ Toutmonde ” :
“ Il cria dans son italien approximatif, — professant que c'était
jouissance d'écorcher vaillamment la langue italienne, là même où il était
pétrifié d'avoir à ânonner ennuyeusement l'anglo-américain,
— mais ce jour-là toute jouissance était morte dans son cri : " Sono
battuto delle meduse ! " — expression qui devint rituelle dans ce groupe
d'amis et que toutes les jeunes femmes du groupe [...] reprenaient tout en
choeur : " Sono battuto delle meduse ! " ”
(p.38)
L'expression inventée par Mathieu, forgée sur le décalque d'une expression française,
subvertit à la fois le français et l'italien qu'elle pidginise selon une pratique de l'interlangue
propre aux locuteurs bilingues. L'interlangue est libératrice. Un dialogue entre un groupe
d'Antillais et une femme de San Gimignano qui ne parvient à comprendre de quelle partie du
monde sont issus ses hôtes perpétue l'amour / humour de l'interlangue :
“ " Dunque, siete Americani, conclut-elle.
—Sì, sì, ma non degli Stati Uniti. "
Ils expliquent les îles en arc devant le continent, Cuba, la Guadeloupe, la
Martinique, Haïti, les îles [...] elle persévère à questionner, prend le
temps d'écouter, mais soudain, ravie : “ Ho capito ! s'écrit-elle, siete
Giapponesi ! " ”
(p.55)
Tout-monde donne une place particulière à la langue italienne, langue non
hégémonique aux côtés de laquelle peuvent coexister les dialectes : “ le vieux parler de Sicile
” de Julio ou le napolitain. L'italien s'oppose à l'anglais véhiculaire, qui a perdu toute saveur,
et au français jacobin qui lamine tous particularismes, abolissant aux frontières de l'exil
hexagonal les langues vernaculaires des immigrés.
Grâce à la parabole des trois Anestor, Glissant met conjointement à nu l'effacement
progressif du vernaculaire maternel, sa présence douloureuse dans l'inconscient puis sa
redécouverte par le biais d'une autre langue. Anestor est un travailleur immigré qui “
divagu[e] en trois exemplaires ” (p.396) : un “ citoyen ” de l'immigration française. Anestor
Masson est Antillais, Anestor Salah, Arabe, Anestor Klokoto, Zaïrois. Le premier ne
pratique plus le créole avec sa femme, ses enfants “ broderaient un français fleurelysé de
banlieue ” (p.396); le second entend et comprend la langue arabe qu'il parle dans son cœur,
et le troisième “ en avait assez de ne pas parler couramment la langue de ses compatriotes. Il
avait des tourments de langage ” (p.396). Une altercation entre Anestor Klokoto — qui
défend la position de l'auteur — et Anestor Masson, avocat de la seule langue créole,
débouche sur une décision, prise par le premier, de faire traduire dans une langue africaine,
une phrase qui semble être l'écho inversé d'une assertion clé du Quatrième siècle : “ Il faut
marcher sur les Eaux, oui sur les Eaux Immenses, alors tu peux encore vivre dans un pays
d'ancêtres ” (p.397) 598. Or, le traducteur traduit cette sentence dans son langage, dans sa
poétique, laquelle est transcrite en français. Une entreprise similaire est renouvelée par
l'Anestor Zaïrois qui soumet la version française au “ déparleur ”, lequel constate que la
plupart des lexèmes africains ont un sens en créole et conclut : “ À un certain point, tous les
textes du monde se rejoignent ” (p.399). Par la traduction, par l'invention d'une poétique,
s'accomplit la mise en Relation des langues et, partant, la sauvegarde de leur fragilité,
l'émergence d'un “ devenir-autre ”. Contrairement à l'analyse que Khatibi fait de Talismano,
598-
La phrase du Quatrième siècle à laquelle nous nous référons est la suivante : “ Mais tu ne sais pas ce qui
s'est passé là-bas dans le pays au-delà des eaux ! Depuis si longtemps, depuis si longtemps, mon fils... ” Elle
est prononcée par Papa Longoué et adressée à Mathieu Béluse (p.57)
roman de Abdelwahab Meddeb, selon laquelle existerait une jouissance de l'intraduisible
dans le texte du bilingue, Tout-monde exalte la jouissance de l'infiniment traduisible, qui
n'est pas jouissance de la transparence d'un texte à l'autre, mais de l'opacité préservée. “ Le
traducteur invente un langage [...] commun aux deux [langues] mais en quelque sorte
imprévisible par rapport à chacune d'elle. Le langage du traducteur opère comme la
créolisation et comme la Relation dans le monde, c'est-à-dire que ce langage produit de
l'imprévisible. [...] Art du croisement des métissages aspirant à la totalité-monde, art du
vertige et de la salutaire errance, la traduction s'inscrit ainsi de plus en plus dans la
multiplicité de notre monde 599 ”. La réflexion glissantienne s'inscrit dans le sillage d'Antoine
Berman, grand penseur de la traductologie, pour lequel l'acte de traduire “ est un processus
où se joue tout notre rapport avec l'Autre ”, une épreuve exigeant de “ rester ouverts à ce
qui, dans toute traduction, reste mystérieux et immaîtrisable, à proprement parler in-visible
(la face de l'œuvre étrangère qui va apparaître dans notre langue, nous ignorons sa nature,
quels que soient nos efforts pour faire parler à tout prix la voix de cette œuvre dans notre
langue.) 600 ”
La traduction, dépassement de l'Être et accession à l'Étant, est plaisir d'une
connexion entre les extrêmes les plus lointains, fascination pour ces extrêmes de l'écriture
inscrits dans le corps du texte. Une épigraphe attribuée à “ S. Lafdi ”, lecteur du “ Traité du
Tout-monde ” de Mathieu Béluse, trace un lien, de nature analogique, entre les noms des
personnages glissantiens — Mycéa, Ichneumon, Laoka, Mahogany, Ata-Eli, Genipa — et “
leur signification symbolique en arabe dialectal (marocain ou égyptien) ou en arabe classique
” (p.423). Elle propose la traduction de tous les noms des personnages dans ces langues.
Elle forge ainsi un lien étroit entre l'onomastique de la fiction et les langues arabes, faisant
voyager les personnages dans un espace distinct de leur espace matriciel et, en retour,
immergeant d'autres parlers au cœur d'une poétique antillaise. Semblable approche
599-
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p.45.
Antoine Berman, L'Épreuve de l'étranger - culture et traduction dans l'Allemagne romantique, Paris,
Gallimard, 1984, p. 287.
600-
caractérise la lecture des hiéroglyphes égyptiens qu'accomplit le narrateur-voyageur lors de
son périple sur le Nil. À partir des mots “ Men ” (tisser), “ Maat ” (la vérité) et “ Rê ” (le
soleil), le déchiffreur tisse sa propre proposition : “ J'éclaire la vérité en montrant la trame. "
Le rhizome, la Relation " ” (p.456).
Conformément à sa belle affirmation qui donnait au “ Cri du monde ” toute sa force,
Glissant écrit Tout-monde dans l'écho amplifié et magnifié de “ toutes les langues du
monde ”. Il parvient à faire du français — langue imposée, langue apprivoisée — le creuset
d'un langage en lequel se noue l'errance d'autres parlures, en lequel s'inscrit l'errance au
monde.
CHAPITRE 3
L'ÉPOPÉE DE L'ERRANCE
ANTILLAISE
II- “ L'appétit du monde ”
1- Errance et dépossession.
Forme à la fois paradoxale et paroxystique de l'errance, la drive (mot créole qui vient
de “ dérive ”) est issue de la dépossession. Engendrant des manifestations pathologiques,
dont Le Discours antillais analysait les causes et les conséquences, elle constitue une
“ réponse ” à une situation de violence subie et imposée. Le sort des driveurs interpelle la
communauté antillaise dans son ensemble ainsi que le constate Marie-Sophie Laborieux,
personnage de Texaco : “ Le destin du driveur c'était de nous porter, tous ensemble, vers les
mondes égarés dans nos obscurités. Il assumait ce que nous cherchions et nous permettait de
le chercher sans que nous ayons à en souffrir. 601 ” Édouard Glissant évoque, grâce au
personnage d'Anastasie, une drive féminine. Ancrée dans son île qu'elle quittera seulement
pour se rendre à Paris dans le bureau du “ déparleur ”, Anastasie “ endure ”, pour
reprendre une expression faulknérienne traduisant les souffrances des Noirs 602. Elle endure,
dans la durée immobile de sa vie, une douleur issue de sa dépossession et qui engendre la
dépossession. Violée par “ ce monsieur-là ”, sorte de banal avatar du maître d'Habitation,
Anastasie est, à l'instar de ses ancêtres, spoliée de son corps et de sa jouissance. Dans le
601
- Patrick Chamoiseau, Texaco, op. cit., p.394.
“ " They endured ". Ils enduraient. Ils endurèrent ” écrit Glissant, citant Faulkner. Cette endurance est
aussi perçue comme un “ durer dans ”, une manière de “ dur[er] obstinément ”, (Faulkner, Mississippi,
op.cit., p.87)
602-
monologue — l'histoire de sa vie — qu'elle adresse au romancier, une phrase leitmotiv de
ses obsessions se répète inlassablement : “ Tous ces pays, monsieur, en même temps au
même moment ” (Tout-monde, p.201). Sa souffrance rencontre celle de Marie Celat à
laquelle elle s'identifie, elle rencontre aussi une souffrance errante de par le monde. À
l'inertie de son corps sous les assauts de Monsieur Bérard, elle oppose une fébrile activité
d'écriture, un délire épistolaire qui disperse sa trace dans le monde entier :
“ J'ai fait une lettre, bien bâtie dans ma tête, je pense qu'on aurait dit
que c'était de la folie. Mais c'était ordonné dans ma tête [...] Alors, j'ai
paraphé la lettre d'un seul balan pour combien d'exemplaires, je l'ai
envoyée. Aux Brésils et aux Pérous, dans les Guyanes et les Mexiques,
sans compter les Cubas et les Jamaïques. Et même dans des Italies que
vous ne soupçonnez pas. [...] Même, j'ai envoyé à des noms que j'ai
inventés, dans des pays que je devinais à peine.[...] J'adressais : ' À
monsieur Athanor Composite, la renommée saura bien le trouver dans
le grand Caracas.' Ou dans le Valparaiso infini... ”
(p.209 ).
C'est une même réalité de privation de corps, non du corps physique, mais du corps
national, qui sous-tend l'errance des Antillais au sein des guerres menées par la métropole. “
Les tiques du Sénégal ”, “ 28 septembre ” et les onze premières pages de “ Nous ne
mourrions pas tous ” évoquent trois conflits : la guerre d'Indochine , la guerre d'Algérie et le
début de la seconde guerre mondiale (de la “ drôle de guerre ” à la capitulation française et
l'occupation). Ces récits sont, à des degrés divers, frappés d'obscurité. Trame incertaine, le
déroulement chronologique est d'emblée brouillé par la présence des récits des deux guerres
coloniales avant celui de la seconde guerre mondiale. Le marquage chronique, qui se résume
à la mention de quelques dates, s'inscrit en pointillé dans le texte. Fil conducteur ténu et
incertain, il gomme les grandes dates de l'histoire officielle : l'Armistice requise par Pétain en
1940, les accords de Genève en 1954 qui annoncent la fin de la présence française en
Indochine et les accords d'Évian en 1962; autant de jalons dont l'absence témoigne d'un
autre “ leurre chronologique ” (D.A., p.27) se répercutant, de manière oblique, sur le
parcours chaotique des Antillais. Quelles que soient les instances narratives qui prennent en
charge ces récits : Rigobert Massoul, un Antillais engagé volontaire dans les guerres
coloniales ou le narrateur dans le récit de la “ drôle de guerre ”, l'errance antillaise dans le
tourbillon des conflits se donne à lire comme l'aboutissement d'une situation de dépendance
qui relie les îles antillaises à la France. Cette situation n'est pas dénoncée mais seulement
mentionnée : “ En ce temps-là [en 1939], les Antillais ne savaient pas encore qu'ils allaient
être mêlés à toutes ces guerres qu'ils n'auraient pu avoir décidées, dont ils ne percevaient
peut-être que les apparences les plus misérables, et dont ils ne soupçonneraient peut-être pas
même comment elles pourraient finir, si elles finissaient ” (p.374). Dans ces fragments
arrachés à la grande histoire mondiale des conflits du vingtième de guerre, Glissant tient à
distance tout jugement moral, toute visée éthique. Dénués d'héroïsme, ses personnages
témoignent du sort d'une communauté embarquée dans une dérive sans fin, carnavalesque
ou cauchemardesque. Le pharmacien antillais chemine avec sa troupe dans une campagne
française non identifiée, subissant les aléas d'un “ tourbillon ” qui l'enveloppe et sur lequel
plane la menace d'une possible déportation en Allemagne. La vision du narrateur,
entièrement focalisée sur celle du personnage, plonge dans l'épaisseur de ce destin qui se
dénoue avec la rencontre d'un officier allemand parlant créole et fournissant à l'Antillais un
précieux “ Ausweiss ” que ce dernier utilisa “ peut-être ” au profit de la résistance (p.384).
Le récit homodiégétique de Rigobert Massoul, alias Soussoul, porte à son paroxysme
l'opacité du réel. À son arrivée à Saigon, ce dernier constate : “ C'est la guerre dans le pays
depuis 1945, on ne sait pas pourquoi ” (p.285). Il appréhende par contre la guerre d'Algérie
à partir de la réalité martiniquaise, assimilant Habitation et mitidja : “ Les colons, ils
manœuvraient des grandes Habitations où ils étaient seigneurs et maîtres, comme chez nous
dans les temps, non ? [...] Les Arabes travaillent dans ces Habitations. Ils ne sont pas payés,
ou si peu que rien, ils sont maltraités, ils prennent coups sur coups. Tout comme chez nous
dans les temps. Ça a duré quelques années. Mais on ne peut pas supporter comme ça, toute
l'éternité. Voilà pourquoi la guerre s'est déclarée ” (p.327). Soussoul relate les trajectoires
qu'il accomplit en compagnie de ses camarades antillais Raphaël Targin et Élie Santonin.
Leurs itinéraires relient la métropole aux colonies, égrènent des chapelets de pays, de
régions et de villes : le Tonkin, Huê, le Cambodge, Phnom Penh, le Laos, Savannakhet,
Tunis, Alger, Oran... Soussoul élucide, à l'aune de ses références natales, le paysage
asiatique et le désert maghrébin :
“ Ces parages-là, c'est grand comme cinq mille Martiniques. Partout la
forêt des deux côtés, vous auriez pensé la Trace entre Balata et MorneRouge. ”
(p.286).
“ Là , c'est des marches sans fin dans le désert [...] ce sable-là est comme
une soupe d'herbage [...] ”
(p.316)
La guerre est une bourrasque où s'exacerbe une esthétique du chaos qui se donne à
lire à travers le dense champ lexical du chaos (“tourbillon ”, “ spirale ”, “ point fixe”...) qui
imprime le passage de sa texture. La seconde guerre mondiale et les guerres coloniales
mélangent dans les casernes françaises métropolitains et habitants des territoires colonisés
par la France : Bretons, Auvergnats, Africains, Pondichériens, Antillais... Chaque
personnage fomente à sa manière la Relation. Soussoul vit avec une Laotienne à laquelle il
donne une petite fille qu'il abandonne en 1955, prétextant qu'il ne souhaite pas déraciner
l'enfant de son paysage natal; en inventant aussi, en Algérie, un “ couscous au ragoût cochon
” (p.322), accomplissant le métissage humain et culinaire dont Glissant vante les mérites.
Élie Santonin poursuit de fantasmatiques idylles avec une dame annamite, puis une jeune
fille berbère. Raphaël Targin, conscience pensante du groupe, déclare : “ Ce n'est pas contre
les gens d'ici que je fais la guerre, je fais la guerre contre le monde, Soussoul, ni pour
ravager, ni pour dominer, c'est pour essayer de percer dans ces emmêlements ” (p.302).
Targin, qui mentionne le fait que certains Antillais, — dont Franz Fanon, “ un Algérien
martiniquais ” — sont passés dans le camp des Arabes, entrevoit en effet la complexité,
voire l'absurdité des guerres coloniales, lézarde l'épais brouillard de la dérive.
Par leur dérive, Anastasie, Rigobert Massoul, Élie Santonin et Raphaël Targin, se
frayent un chemin au sein de l'histoire imposée, brisent la spirale de la souffrance, inscrivent
leur empreinte sur la terre de l'Autre. Ces errances sont aussi un moyen de transcender la
dépossession. Leurs sinueuses ramifications rencontrent la folie d'autres personnages : les
divagations de Marie Celat et d'Anastasie renvoient aussi à l'errance de Stepan Stepanovitch
qui rejoint celle de Rigobert.
Si les guerres — et en particulier les guerres de décolonisation — ont une telle
importance, c'est également parce qu'elles sont un des agents de la possibilité de la Relation.
Elles consacrent l'irruption “ de tous ces pays qui avaient attendu dans la nuit, de l'autre côté
de la face visible de la terre ” (p.137). Cette assertion, reprise sous différentes variations, fait
écho à la réflexion sur “ Le Même et le Divers ” menée dans Le Discours antillais : “ Cette
accélération, portée par les luttes politiques, a soudain fait que les peuples qui, hier encore,
peuplaient la face cachée de la terre (comme il y a eu pendant longtemps une face cachée de
la lune) ont eu à se nommer au monde totalisé. S'ils ne se nomment pas, ils amputent le
monde d'une part de lui-même ” (p.191). En bouleversant l'ordre colonial, issu du “
nomadisme en flèche ”, l'accès des peuples à la souveraineté nationale détruit les catégories
de “ centre ” et de “ périphérie ” et autorise le nomadisme circulaire.
2- Le nomadisme circulaire.
Rendu possible par la décolonisation, le nomadisme circulaire procède aussi d'une
volonté individuelle de transformer l'ancienne logique du voyage : du centre vers la
périphérie, de la périphérie vers le centre. Édouard Glissant évoque, sous forme de
potentialité, cette métamorphose : “ [...] Mathieu Béluse commençait de formuler pour lui
une autre manière de fréquenter le monde, une activité brûlante de l'imaginaire, une
transformation réelle de la sensibilité et de l'esprit, ce qu'un autre appellerait bientôt une
mise en Relation [...] ” (p.48). Mathieu est en effet la figure centrale, sinon totale, de la
Relation, un de ses adjuvants les plus actifs. Sous leurs apparences désordonnées, ses
voyages s'inscrivent dans le champ de la quête. Il doit, nous l'avons déjà signalé, accomplir
la prophétie de Papa Longoué : relier en une même totalité les pays des Amériques. Cette
quête se terminera par la réalisation d'un double présage : l'accès à la Relation et l'exécution
de la blessure que Longoué lui a prédite. Immédiatement après sa rencontre avec le vieux
Rocamarron, Mathieu est attaqué par “ deux vagabonds errants qui le blessèrent d'un coup
de coutelas [...] ”. Ultime et tragique conséquence de la quête, cette mort exécute-t-elle la
“ Tragédie de la Relation ” entrevue dans Le Discours antillais : “ J'avais fait le rêve de cette
tragédie nouvelle, et il m'étonnait comme elle était ardue à conquérir. J'avais projeté une
Tragédie de la Relation, et qui entre autres ne concevrait pas un sacrifice rituel du héros
communautaire. Une tragédie de tant de Nous, de tant de Je, impliqués dans un seul, ou
donnés par tous ” (p.153) ? Mathieu Béluse, s'il consacre en effet l'émergence de “ l'épars
infini de la Relation ”, finit par mourir même si ce n'est pas sous forme de sacrifice rituel
comme le Rebelle de Césaire qui succombe par et pour le peuple. Sa mort est-elle nécessaire
à l'éclosion de la Relation ? Condense-t-elle les souffrances du monde — l'errant assassiné
par des errants — que Tout-monde a voulu relier ? Suggère-t-elle aussi, à l'instar de
l'interprétation que Glissant fait de la mort de Segalen, que l'accès à la Diversité du monde,
peut se révéler mortel ? Car Mathieu est aussi le héraut de la Diversité, le fragile témoin de
son inexorable tarissement. Lorsqu'il retourne sur les lieux de sa jeunesse, c'est pour
constater, sans nostalgie mais avec une implacable lucidité, combien ils se sont dégradés.
Mathieu et les narrateurs, miroirs de l'âme glissantienne, construisent leur voyage
contre les ravages touristiques. Comme Segalen qui assimile les touristes aux “ bestiaux [...]
les plus faciles à conduire, à museler, à châtrer
603
”, Glissant vilipende ce degré zéro de la
mise en contact qui apparaît tout à la fois comme un avatar du “ nomadisme en flèche ” et
de la sédentarité la plus vile. Le voyageur idéal emprunte ainsi au voyageur de L'Essai sur
l'exotisme sa soif inaltérable du Divers, sa quête de tout ce qui est “ Autre ”. Il s'éloigne des
sentiers battus, forge sa cartographie privilégiée. Il affectionne les lieux où l'histoire n'a pas
laissé de monuments grandioses, mais des traces incertaines, à deviner plus qu'à décrypter, à
relier plus qu'à élucider : lieux de la circulation, de la circularité nomade. Il découvre le
paysage nilotique, figé dans un temps immémorial, extrême contraire de l'ordre glissantien,
ainsi que l'a montré Christine Van Rogger-Andreucci 604. Mais dans cette Égypte,
nouvellement inscrite dans l'espace romanesque, ne prévalent ni le temple de Louksor —
“ Nous sommes restés indifférents (extérieurs, étrangers vraiment ) au temple ” (p.452) —,
ni l'unicité pesante des figures pharaoniques. C'est, au contraire, l'Égypte symbole d'une
“ Autre Afrique ” qui, en stimulant l'imagination du voyageur, appelle une identification
entre l'Antillais descendant d'esclaves et les esclaves nubiens des princes d'Assouan :
“ Partout dans la ville, on m'interpelle : Nubian ! La joyeuse apostrophe des gens me
rappelle aussi que je ne saurais passer pour un Égyptien. Comme l'éléphant et le lion, je
viens d'au-delà le désert. Les princes d'Assouan m'ont jadis exhibé ” (p.458).
Le texte génère ainsi ses propres “ lieux-communs 605 ” qui renvoient, de détours en
détours, au lieu matriciel, à l'origine incertaine. Il conçoit une cartographie archipélagique
dans laquelle Vernazza condense une spirale de lieux. Fragment d'une Italie chérie, le village
“ figurait, sans que qui que ce soit en eut conscience, véritablement le bout du monde : une
île épargnée dans le naufrage de toutes choses, un cap isolé vers le large ” (p.33). Tous les
soirs, la place du village devient un centre d'attraction où se tient le “ Giro de Italia ”, “
603-
Victor Segalen, Essai sur l'exotisme - Une esthétique du Divers, op. cit., pp.46-47.
Christine Van Rogger-Andreucci , “ " L'œil dérobé " ou la relation à l'usure ”, Horizons d'Édouard
Glissant, op. cit., pp.183-200.
605- “ J'appelle lieux-communs (visées qui structurent les œuvres et qui se répètent tout à vrac de notre
monde, mots qui se relaient, intuitions qui s'étaient), ces rencontres, ces lieux éperdus ou si lumineusement
communs en effet, et qui établissent pour chacun, le reliant à tous les autres, ce lieu qui lui fut d'abord
donné. ” dit Glissant, “ La grand'scène du monde ”, Littératures, Revue du Parlement International des
Écrivains, Strasbourg, oct-nov. 1994, p.6.
604-
œuvre collective ” inventée par Mathieu Béluse et ses amis qui reflète la convivialité
villageoise, ses tensions, ses mouvements et diffracte l'imaginaire du monde : “ un jeu
complet qui traversait en imagination un pays idéal ” (p.36). Vernazza renvoie à des lieux
emblématiques : à Gênes, à laquelle elle s'oppose, à l'île natale à laquelle elle se superpose, et
aux Isole Tremiti, situées dans l'Adriatique où Mathieu séjourne avec les mêmes amis durant
la même période. Ces îles qui sont “ deux ou trois îlets seulement ou tous un archipel de
roches ” (p.47) sont ceintes par la mer dont les profondeurs contiennent le trésor de la
Diversité. Au cours de leurs explorations maritimes, les personnages y découvrent une
grotte : “ Et soudain ils surgirent, ô splendeur, dans une caverne entièrement tapissée de
fleurs marines, où toutes les couleurs du monde chatoyaient sous trente ou quarante
centimètres d'eau plus claire que l'air ” (p.49). Cette cartographie aux archipels infiniment
connectables sécrète ses attracteurs étranges.
3- Les attracteurs étranges.
Le lien entre les lieux et les gens s'inspire de la théorie des attracteurs étranges. Deux
ou plusieurs lieux, éloignés dans l'espace et dans le temps, convergent brusquement dans une
même phrase ou dans une même image. Cette osmose s'accomplit grâce à l'activité
transformatrice de l'imaginaire. Certaines villes que leurs noms paronymiques rapprochent,
telles “ Gênes ” et “ Genève ”, ou, en langue italienne, “ Genova ” et “ Ginevra ”, divergent
cependant par leur histoire. L'une, ville à partir de laquelle se déploie l'expansion de Colomb
vers le Nouveau Monde, sécrète l'essence de l'esprit conquérant; l'autre se repaît dans une
sédentarité morose et tranquille. Combloux, en Savoie, et Bloncourt, en Touraine, où se
situent les deux maisons de santé dans lesquelles séjourne le narrateur, échangent leurs
sonorités : “ Bloncourt et Combourg ” se mélangent dans une anamnèse chaotique qui
confond lieux et temps (p.336). La plupart des “ lieux-communs ” se pénètrent et
s'enchevêtrent grâce à un subtil glissement d'images qui porte bien au-delà du jeu de mots.
L'“ ici ” du voyageur, du narrateur ou du personnage est brusquement traversé par le
paysage d'un “ là-bas ” qui colore le texte de sa substance. Cette pénétration dérive d'un
double mouvement qui est à la fois surimpression de végétaux, d'animaux, d'odeurs, de
sensations et d'émotions du paysage natal sur le paysage de l'ailleurs ou, à l'inverse, irruption
de cet ailleurs dans l'île. Un passage, à l'intérieur duquel chaque doublet de lieux s'enchaîne à
d'autres doublets créant ainsi, jusqu'au vertige, la connexion d'une multiplicité rhizomatique,
résume l'essentiel de cette technique. Les verbes de mouvements qui sont des opérateurs de
l'errance — “ vous naviguez ”, “ vous dérivez ”, “ vous errez ”, “ vous dévalez ”... —
assurent le glissement d'un paysage à l'autre. Les joncs du paysage nilotique se transforment
en champs de cannes à sucre alors que surgit une distillerie d'où s'échappe “ le vezou ensucré
brûlé ” (p.235), l'horizontalité de la nappe immobile du Bayou proche de Baton Rouge se
métamorphose en la verticalité tambourinante d'une “ grosse pluie ” qui s'abat sur la Tracée
en Martinique; la Savane de Fort-de-France se substitue à l'église Saint-Germain des Prés.
Inversement, Rigobert Massoul, de retour en Martinique, voit surgir les végétaux de
l'Asie du sud-est :
“ Quand je parcourais comme ça dans cette campagne du Lamentin, je ne
pouvais pas m'empêcher, je divaguais tout en esprit dans les hauts de
Laos, les coups de gros bois vert et tous les ombrages, les échantillons de
fougères et les calicots où vous écarquillez les yeux [...] Vous frissonnez
là et il vous paraît que le haut de Savannakhet a déporté sur ce morne de
la Pelletier que vous distinguez au loin ”
(pp.304-305 )
Cet art de la synthèse parvient à faire éclore et à réactiver, des années plus tard, des
lieux terrés dans la mémoire. La jonction de Marie-Galante et de la Dominique permet
l'irruption de la Corse dont le narrateur n'avait su décrypter le paysage lorsqu'il y séjournait.
Une seule image est parfois apte à condenser deux réalités très distinctes, comme le
prouvent les “ oiseaux bleus d'Assouan ” auxquels l'auteur faisait allusion dans le poème “
L'œil dérobé 606 ”. Christine Van Rogger-Andreucci se heurtait à l'énigmatique provenance
de ces oiseaux et à l'irruption de leur mystérieuse couleur au sein du paysage nilotique
607.
Glissant élucide ce rapprochement : “ Assouan — Les oiseaux blancs, — des ibis, — traçant
leurs gammes sur les branches des arbres, me rappellent ces nuées d'oiseaux bleus et noirs
qui s'abattent sur les bords de l'étang de la Restinga, dans l'île de Margarita au Venezuela.
(p.446). On reconnaît la présence de ce que les Surréalistes appelaient des “ intersignes ” :
relations mystérieuses établies entre deux réalités en apparence éloignées.
Édouard Glissant inscrit l'errance dans le “ Chaos-monde ” au cœur d'une esthétique
qui emprunte à Victor Segalen son éloge du Divers tout en le transcendant dans une plus
ample saisie des rapports qui se nouent dans la “ totalité-monde ”. À l'instar de Segalen,
Glissant ne conçoit pas le rapport aux autres et au monde comme devant être régi par une
éthique. Fidèle en cela à ce précepte donné dans Le Discours antillais : “ La Relation
planétaire ne comporte pas de morale agie ” (p.129), Tout-monde éclaire cette proposition :
“ C'est cela qu'il poursuivait avec des mots : cette brisure d'obscurité qui,
par en dessous, mettait en relation les pays les gens, leurs rancœurs,
leurs aménités, la façon dont ils surprennent le rai d'une frégate ou d'un
malfini planant dans le soleil couchant, ou la manière dont ils repèrent
une graine qui éclate au plein d'une pluie de bambous.
Le reste
n'est pas à dire : ni les combats organisés ni les combats solitaires
désespérés, ni les foules traçant dans les brasiers ni la femme éventrée
dans l'absolu d'une cave, ni les boucliers des flics, ni les mitrailleuses des
mercenaires ni les coutelats des macoutes. Ce reste est à combattre; ou
606-
Édouard Glissant, “ L'œil dérobé ”, Poetsie, n° 51, Paris, déc. 1989. Ce poème, repris dans l'ouvrage
Terra (1990 ) “ — de diffusion confidentielle — ” précise Alain Baudot, figure dans la Bibliographie
annotée d'Édouard Glissant, op. cit., pp.670-677.
607- “ [Les] " oiseaux bleus d'Assouan " que je ne parviens pas à identifier avec une espèce réelle et dont je
me demande s'ils ne renvoient pas plutôt à l'oiseau bleu de nos légendes, expression d'un idéal inaccessible et
dont se souvenait Apollinaire en écrivant " Fiançailles " [...] ”, “ " L'œil dérobé " ou la relation à l'usure ”,
op. cit., p.187.
plutôt, ne se pourrait dire que quand il avait germé comme pourriture et
avait été combattu comme gangrène ” (p.258)
Glissant ne se réfugie pourtant pas dans une quelconque tour d'ivoire. Vice-président
du Parlement International des Écrivains, il lutte activement pour la liberté d'expression.
Avec Salman Rushdie et de nombreux autres intellectuels, ils se préoccupe de fonder des
villes-refuges pour accueillir artistes, écrivains et journalistes persécutés dans leur pays
d'origine. Mais il se méfie de l'humanisme et de l'écriture engagée au sens sartrien du terme.
Walcott ne partage pas exactement les mêmes positions esthétiques. L'éthique est au centre
du questionnement qui parcourt sa poétique. C'est cette profondeur scripturale, éthique et
poétique que nous souhaiterions maintenant aborder afin d'entrevoir les aspects du devenir
antillais ramassés et dispersés dans Omeros : immense poème qui se met à l'école du genre
épique.
CHAPITRE 3
L'ÉPOPÉE DE L'ERRANCE
ANTILLAISE
“ But they crossed, they survived. There is the epical
splendour. ”
Omeros
I- L'inscription d'Omeros dans le genre épique
La caractérisation la plus claire et dans le même temps la plus étroite qui fut donnée
du genre épique nous semble être celle de Mikhaël Bakhtine. Ce dernier envisage l'épopée
dans une perspective comparatiste avec le genre romanesque; il distingue trois principes
essentiels et selon lui intangibles :
“ 1° Elle cherche son objet dans le passé épique national, le " passé
absolu ", selon la terminologie de Goethe et de Schiller.
2° La source de l'épopée, c'est la légende nationale (et non une
expérience individuelle et la libre invention qui en découle)
3° Le monde épique est coupé par la distance épique absolue du temps
présent : celui de l'aède, de l'auteur et de ses auditeurs 608. ”
La temporalité et l'historicité sont au centre de cette définition, pour laquelle seul le
passé, “ le passé absolu ”, peut nourrir l'écriture épique; toute intrusion du présent du
narrateur dans la geste épique, en détruisant “ la distance épique ”, entraîne
irrémédiablement la sortie hors du genre, faisant basculer le texte dans d'autres genres, en
particulier dans la forme romanesque, lieu de rencontre, d'expression et de tension entre
passé, présent et futur. Bakhtine évoque toutefois “ les chants épiques héroïsants à la gloire
des contemporains 609 ”, qui brisent cette règle de l'impénétrabilité entre passé et présent, ce
608609-
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p.449.
Ibidem, p.450.
qui est le cas d'Omeros, mais qui empruntent aux traits définitoires de l'épopée leur
intentionnalité : “ Ils transfèrent sur les événements et les hommes de leur temps une forme
épique accomplie, autrement dit, ils transfèrent sur eux la forme chronotopique du passé, les
font participer du monde des "pères", des "commencements", des "sommets", ils les
canonisent en quelque sorte de leur vivant 610 ”. L'irruption du présent s'accompagnerait
ainsi d'une nécessaire et absolue “ solennisation ” du matériau trivial puisé dans la
contemporanéité, matériau auquel serait conférée la grandeur irrécusable du “ passé
absolu ”, son statut de légende appuyé sur une “ source unique ” — la mémoire du passé —
et définitivement étanche à toutes formes de devenir, à toute mémoire orientée vers l'inconnu
du futur. “ Dans le monde épique, il n'y a point de place pour l'inachevé, l'irrésolu, le
problématique. Il ne demeure en lui aucune échappatoire vers l'avenir 611 ”. De fait, l'épopée
est inapte à traduire les aspirations et les aspérités de notre siècle, elle est un “ genre
complètement achevé et même figé, presque sclérosé 612 ”. Si l'on s'en tient exclusivement à
l'analyse du théoricien russe, Omeros ne participe aucunement du genre épique, tout au plus
l'œuvre lui emprunterait-elle son intentionnalité pour créer un poème narratif adapté à la
vision du monde de l'auteur et à la nature de l'univers qu'il souhaite représenter. En effet,
Omeros fait coexister plusieurs temps : le passé — amérindien, africain, colonial — le
présent, — celui des personnages qui évoluent dans une île et dans un monde contemporain
de l'auteur et de ses lecteurs —, voire même le futur rêvé, fantasmé par le poète, temps du
devenir des histoires passées et présentes. Cette saisie des temps s'effectue à partir du
présent du narrateur qui détermine les incursions dans le passé et c'est pour répondre aux
interrogations du présent, à ses lacunes, que la mémoire du passé est exhibée. Par ailleurs,
nul désir de canonisation ne transparaît : l'œuvre ne s'érige pas en sanctuaire.
610-
Ibidem, pp.450- 451.
Ibidem, p.452.
612- Ibidem, p.450.
611-
Dans son ouvrage consacré à l'étude du genre épique 613, Daniel Madelénat aborde
en premier lieu les “ invariances ” de l'épopée parmi lesquelles sa structure formelle. Toute
épopée se construit sur une grande quantité verbale 614 retenue parfois comme critère de
définition : “ Nous qualifierons d'épopée n'importe quelle œuvre pourvu que sa longueur
nous paraisse suffisante, surtout si elle se divise en une douzaine de parties 615 ”. Peu
rigoureuse, cette définition insiste toutefois sur la nécessaire division en parties — chants ou
livres. Omeros, à l'instar des épopées fondatrices, est un long poème constitué de plus huit
mille vers, partagé en sept livres et soixante quatre chapitres. Sa longueur même alliée à la
volonté d'intégrer l'hexamètre homérique au sein du poème, ainsi que le constate John
Figueroa 616, et à la présence de figures qui tissent un réseau d'écho et d'invariances, autorise
une incorporation de cette œuvre au genre épique.
Outre la question de la structure, Madelénat, tout en reprenant les traits définitoires
donnés par Bakhtine, élargit son champ d'investigation et envisage, sans les exclure a priori
des textes qui se situent de façon problématique à la frontière de l'épopée et d'autres formes
littéraires, qui bouleversent ou renouvellent les schèmes traditionnels des épopées
fondatrices. Aux héros emblématiques de L'Iliade, de L'Odyssée, ou de L'Énéide qui,
toujours au premier plan, se détachent sur un fond de personnages anonymes ou de peu
d'importance, protégés ou persécutés par des dieux se situant “ au-dessus ou au-dessous de
la scène héroïque ” 617, se substituent, dans des textes plus récents, des personnages triviaux.
Le romantisme, en inventant une néo-épopée, conçoit un héros qui “ se dégage de la
noblesse figée du type, s'individualise, se popularise et se rapproche du lecteur
618
”. Ainsi
les bourgeois, les pauvres gens, les humbles pasteurs font-ils leur apparition dans des œuvres
613-
Daniel Madelénat, L'Épopée, Paris, PUF, 1986.
“ L'épopée possède une caractéristique importante qui lui permet d'accroître son étendue ”, Aristote,
Poétique, Le Livre de poche, coll. Classiques, Paris, 1990, p.125.
615- Ibidem, p.29. Madelénat cite l'ouvrage de N. Frye, Anatomie de la critique, Paris, Gallimard, 1969,
p.299.
616- John Figueroa , “ Omeros ”, The Art of Derek Walcott, op. cit., p.203.
617- Daniel Madelénat, op. cit., p.52.
618- Ibidem, p.237.
614-
que leurs auteurs ou leurs contemporains assimilent au genre épique. “ L'épopée n'est plus ni
nationale ni héroïque, elle est bien plus, elle est humanitaire 619 ” affirme Lamartine.
L'épopée s'éloigne ainsi de l'esprit des origines, s'adapte à l'esprit du temps, se dénigre ou se
transforme, selon le regard avec lequel on l'aborde.
De la lecture de ces critiques, il apparaît que l'épopée ne peut être définie comme un
genre susceptible de trop grandes modifications, ne peut se métamorphoser et s'acclimater à
l'infini, au risque de perdre son âme ou, pour le moins, de la vendre au genre romanesque.
La néo-épopée romantique semble annoncer le crépuscule d'une forme condamnée à
disparaître. Les auteurs contemporains n'auraient-ils alors pour échappatoire que la seule
écriture romanesque, avec la fluidité qui la caractérise et que nous avons pu analyser dans
Tout-monde ou, pour rester dans la parole poétique, le poème épique tel que Saint-John
Perse a pu le forger ? Ce serait sans doute oublier un des traits définitoires du genre — sa
vocation légendaire — qui indépendamment de la “ représentance ” du “ passé absolu ” et
de la “ distance épique ” peut nourrir de féconds avatars. Ce serait aussi condamner les
écrivains appartenant à des mondes qui n'ont pas encore écrit l'épopée de leur peuple à
laisser dans l'ombre les liens étroits unissants passé, présent et futur. L'épopée relève du
conscient et de l'inconscient collectifs; elle ramasse un héritage, elle est l'écho des
préoccupations du présent, elle profile le futur, “ homologue d'une culture, elle se bâtit et se
complique avec elle 620 ”. Accompagnant une culture toujours en voie de constitution et de
définition la littérature antillaise trouve en Omeros une œuvre complète qui construit une
nouvelle forme d'épique appuyée sur un double référent : le référent antillais et ses multiples
sources, historiques, géographiques et langagières et le référent homérique qui lui sert
d'hypotexte.
Walcott est un grand connaisseur et amateur des épopées fondatrices, son “ Discours
à Stockholm ”, ainsi que nous l'avons déjà noté, s'interroge sur la vitalité du Ramleela à
619620-
Extrait de Jocelyn cité par Madelénat, Ibidem, p.238.
Ibidem, p.82.
Trinidad; l'homme de théâtre a également réalisé une adaptation scénique de L'Odyssée en
Angleterre 621. L'inscription d'Omeros sous le signe d'Homère atteste la revendication d'une
filiation assumée par rapport à l'épique traditionnel et permet aussi de mesurer l'évolution,
voire les ruptures, la tonalité proprement antillaise, typiquement walcottienne de cette
œuvre. L'Iliade et L'Odyssée sont les hypotextes de l'œuvre, la saisie de l'hypertextualité
requiert une “ lecture relationnelle 622 ”. Si l'on prend comme méthode analytique celle que
propose Genette, Omeros est le résultat d'une opération transformative qui procède à la fois
de la transformation simple (“ transformation ”) et de la transformation complexe
(“ imitation ”) 623. La “ transformation ” relève de la transposition d'une action dans des
temps et lieux distincts de ceux de l'œuvre première, en l'occurrence la transposition de
certains personnages et actions de L'Iliade dans le temps présent ou dans un passé qui n'est
pas celui de l'hypotexte et dans un espace qui est celui de la Caraïbe contemporaine, de
l'Amérique et de l'Europe du vingtième siècle, de l'Afrique ancestrale, entre autres. “
L'imitation ” consiste à raconter une autre histoire à partir d'un texte en s'inspirant de la
forme et du thème établis par l'auteur premier : Walcott s'inspire de la structure et de la
thématique des deux œuvres homériques pour créer son poème. Pertinente et opératoire,
cette méthode présente toutefois certains inconvénients : elle oblige à une lecture de l'œuvre
seconde à l'aune du système mis en place par l'œuvre première; elle fait courir un risque au
critique : celui de juger le texte second comme le bâtard d'un modèle idéal et de le réduire à
un médiocre avatar de ce dernier. Or, Walcott crée l'épopée d'un peuple : “ Écrire pour ce
peuple qui manque... ("pour " signifie moins " à la place de " que " à l'intention de ")
624
”.
Inspiré de Genette et de Deleuze et Guattari, la lecture relationnelle que nous proposons de
continuer n'a pas tant pour objectif de rendre à Homère ce qui appartient à Homère que de
tenter de cerner en quoi Omeros construit une nouvelle forme d'épique nourrie
621-
Derek Walcott, “ Discours à Stockholm ”, op. cit., p.37.
Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p.557.
623- Ibidem, p.16.
624- Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p.15.
622-
substantiellement de la poésie homérique et des réalités multiples qui convergent dans le
creuset caraïbe.
II- Le voyage d'Omeros dans l'univers homérique : de l'épopée fondatrice à l'épopée
novatrice
1- Le “ devenir-autre ” du référent homérique.
Walcott emprunte à Homère quelques-uns de ses personnages de L'Iliade parmi les
plus célèbres : Achille, Hector, Philoctète et Hélène. Ses personnages, conformément à la
norme de la réécriture, font l'objet d'une réfection 625 qui complexifie leur caractère et leur
fonction. Les héros grecs, en effet, sont faits d'un seul bloc, souvent définis par un seul
adjectif, voués à une cause unique. Achille, Hector et Philoctete sont des pêcheurs antillais
qui puisent leur subsistance dans le ventre de la mer; Hector abandonnera cette activité
traditionnelle pour devenir chauffeur de taxi, transportant les touristes à bord de sa
“ comète ”. Helen est une femme de ménage noire-antillaise d'une immense beauté pour la
conquête de laquelle Hector et Achille engageront un duel. La transposition des personnages
homériques dans le monde d'Omeros entraîne donc non seulement une réfection mais
également un déplacement des rôles. Dans L'Iliade, Hélène est l'objet d'un enjeu qui oppose
Ménélas à Pâris et, partant, les Achéens aux Troyens ainsi qu'aux différents peuples luttant
pour la cause achéenne. Dans Omeros, deux individus combattent pour elle : Achille et
Hector. Malgré les haines qu'elle déchaîne, l'Hélène antique est un personnage de faible
envergure. Elle apparaît rarement; victime du caprice des dieux, elle se lamente sur les
drames dont elle est responsable. A contrario, Helen bénéficie d'une opération de
“ valorisation ” qui consiste à “ attribuer [à un personnage], par voie de transformation
pragmatique ou psychologique, un rôle plus important et / ou plus " sympathique ", dans le
625-
Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., pp.473-474
système de valeurs de l'hypertexte, que ne lui en accordait l'hypotexte 626 ”. Douée d'un fort
caractère, la jeune femme représente une sorte d'archétype de la femme antillaise de milieu
populaire 627. Ni victime, ni soumise, elle charme tous les hommes qui croisent son regard, y
compris le narrateur qui avoue :
“ I saw her once after that moment on the beach
when her face shook my heart, and that incredible
stare paralyzed me past any figure of speech,
when, because they thought her moods uncontrollable,
her tongue too tart for a waitress to take orders,
she set up shop [...] 628 ”
(p.54)
Elle porte fièrement un enfant dont elle avoue ne pas savoir qui est le père et cet
enfant à l'origine incertaine est une métaphore de l'Antillais. Helen est une allégorie de l'île,
une nouvelle déesse dont les “ sandales en plastique ” (p.52) rappellent non sans une certaine
dérision les sandales d'Athéna. Son nom même, ainsi que le rêve Plunkett, est un des anciens
noms de l'île. Helen s'inscrit dans la lignée de la poésie lyrique de Ronsard et dans celle,
romanesque et contemporaine de notre siècle qui, de Nadja (André Breton) à Alexandries
(Jacques Hassoun), en passant par Nedjma (Kateb Yacine) et Alejandra (Ernesto Sabato),
dessine et symbolise l'image d'une ville ou d'un pays dans des femmes mystérieuses et
enchanteresses. L'amour d'Helen, la femme-île, guide les actions d'Achille et d'Hector,
alimente les fantasmes de Plunkett et substantifie l'écriture de Walcott : “ Helen needed a
history, / that was the pity that Plunkett flet towards her. / No his, but her story. Not theirs,
626-
Ibidem, p.483.
Cet archétype se retrouve en particulier dans les textes de Joseph Zobel, Simone Schwarz-Bart, Raphaël
Confiant, Gisèle Pineau et surtout de Patrick Chamoiseau (Marie-Sophie Laborieux, personnage de Texaco
ou la mère du narrateur d'Antan d'enfance).
628- “ Je la vis peu après cet instant sur la plage / lorsque son visage fit trembler mon cœur, et cet incroyable
/ regard me paralysa au-delà de toutes figures de langage, / quand, parce qu'ils pensaient que ses humeurs
étaient incontrôlables, / et sa langue trop mordante pour une femme de chambre qui doit obéir aux ordres, /
elle sortit de la boutique [...] ”
627-
but Helen war / The name, with its historic hallucination, / brightened the beach [...]
629
” (pp.47-49) . Écrire l'histoire (story) d'Helen entraînera l'écriture de l'histoire (history) de
l'île qui portait son nom; nous sommes très loin du modèle homérique, au cœur même d'une
féconde déterritorialisation du texte fondateur.
Aux côtés de ces personnages dérobés à l'univers de L'Iliade et transformés par
l'imaginaire walcottien, coexistent, avec une importance tout aussi grande, d'autres habitants
de Gros Îlet : Ma Kilman, la propriétaire du “ No pain cafe ”, Dennis Plunkett, figure
emblématique du Blanc, du baroudeur repenti qui, par amour pour le peuple dans lequel il
vit, deviendra un expert du lieu et de sa mémoire, ainsi que divers personnages de pêcheurs
— Placide, Pancreas, Chrysostom, Maljo. À propos de ces derniers, Walcott précise :
“ They have only Christian names 630 ”. Le caractère syncrétique de l'onomastique ne traduit
pas seulement un souci de canoniser des petites gens en leur attribuant des noms empruntés
à L'Iliade ou au panthéon chrétien mais, il porte la trace d'une tradition léguée par l'esclavage
qui consistait à octroyer de grands noms aux esclaves. Plus précisément, c'est à l'abolition de
l'esclavage, sous la houlette de fonctionnaires narquois et retors, que les anciens esclaves
reçurent en héritage des identités ubuesques 631. La question du nom, de l'identité dans ce
629-
“ Helen avait besoin d'une histoire, / telle était la compassion que Plunkett ressentait envers elle. / Non
pas son histoire à lui mais la sienne. Non pas leurs guerres mais la guerre d'Helen / Le nom, avec son
hallucination historique, / réjouissait la plage [...] ”
630- : “ Ils portaient seulement des noms chrétiens ”
631- Dans Le Quatrième Siècle, Édouard Glissant dépeint une scène d'attribution des noms dirigée par deux
fonctionnaires de la République : “ Son collègue en était à épuiser la liste des prénoms usuels qu'il
attribuait, en tant que patronymes, à une série de ces sauvages. [...] L'aboyeur entreprit alors les célébrités
antiques.
- Famille Cicéron...
- Famille Caton...
- Famille Léthé...
L'antiquité entière défilait, du moins celle qu'ils connaissaient par ouï-dire : de Romulus à Horace et Scipion.
” (p.177)
Le changement de nom est également l'une des épreuves quasiment initiatiques que subirent certains
émigrants qui passèrent par Ellis Island avant de gagner l'Amérique. Georges Perec relate cette petite
anecdote hautement révélatrice : “ On conseilla à un vieux juif russe de se choisir un nom bien américain
que les autorités d'état civil n'auraient pas de mal à transcrire. Il demanda conseil à un employé de la salle
des bagages qui lui proposa Rockefeller. Le vieux Juif répéta plusieurs fois de suite Rockefeller, Rockefeller
pour être sûr de ne pas l'oublier. Mais lorsque, plusieurs heures plus tard, l'officier d'état civil lui demanda
son nom, il l'avait oublié et répondait, en yiddish : schon vergessen ( j'ai déjà oublié ) et c'est ainsi qu'il fut
inscrit sous le nom bien américain de John Ferguson. ” Georges Perec et Robert Bobert, Récits d'Ellis Island
- Histoires d'errance et d'espoir, op. cit., pp.17-18.
qu'elle a de plus tangible, de plus éminemment visible et perceptible, réunit étroitement le
référent homérique et l'histoire antillaise. Une scène capitale interroge la perte du nom
originel. Le retour d'Achille en Afrique, qui fait suite au rapt d'Hélène par Hector, conduit à
une confrontation entre Achille et son père :
“ His father said : / " Afo-la-be ", / touching his own heart. / " In the
place you have come from / what do they call you ? " / Times translates. /
Tapping his chest, / the son answers : / " Achille ." The tribe rustles,
" Achille. " / Then, like cedars at sunrise, the muttering settle.
AFOLABE
Achille. What does the name mean ? I have forgotten the one / that I gave
you. But it was, it seems, many years ago. / What does it mean ?
ACHILLE
Well, I too have forgotten [...]
AFOLABE
A name means something. The qualities desired in a son, / and even a
girl-child; so even the shadows who called / you expected one virtue,
since every name is a blessing, / since I am remembering the hope I had
for you as a child. / Unless the sound means nothing. Then you would be
nothing. / Did they think you are nothing in that other kingdom ? 632 ”
(pp.190-192)
La nomination d'Achille s'inscrit dans la tradition homérique et plus largement dans
celle de tous les grands textes fondateurs où l'étranger est amené à décliner son identité, sa
généalogie et son lieu d'origine ainsi que le fait Ulysse en Phéacie : “ Je suis Ulysse, fils de
Laerte, dont les ruses sont fameuses partout et dont la gloire touche au ciel 633 ”. Mais
632-
“ Son père lui dit " Afo-la-be " touchant son propre cœur / Dans le lieu d'où tu viens comment te
nomment-ils ? Le Temps traduit. / Frappant sa poitrine / le fils répondit : " Achille ". La tribu murmura "
Achille ", puis semblables aux cèdres à l'aube, les murmures se calmèrent / AFOLABE : Achille. Que
signifie ce nom ? J'ai oublié celui / que je t'ai donné. Mais c'était, je crois, il y a bien longtemps. / Que
signifie-t-il ? / ACHILLE : Eh bien, j'ai moi aussi oublié [...] AFOLABE : Un nom signifie quelque chose.
Les qualités que l'on souhaite à un enfant, / y compris à un enfant femelle, ainsi même les ombres qui t'ont
nommé / espéraient une vertu, parce que chaque nom est une bénédiction, / Parce que je me souviens de
l'espoir que je nourrissais pour toi quand tu étais enfant. / À moins que le son ne signifie rien. Ainsi tu ne
serais rien. / Pensaient-ils que tu n'étais rien dans cet autre royaume ? ”
633- Homère, L'Odyssée, Chant IX, op. cit., p.142.
l'expérience d'Achille en Afrique, à l'instar de celle d'Ulysse chez Polyphème, est celle de
l'oubli et du marquage de l'oubli au cœur même du nom. Achille est celui qui, nommé par les
autres — ceux de l'autre royaume, “ that other kingdom ” — porte un nom qui ne signifie
rien, ne transmet rien, fait de lui le dépositaire d'une absence de mémoire au regard de son
ancienne tribu et de son propre père. Il est celui qui n'a plus de nom car son nom originel est
lui aussi frappé par l'amnésie. Il est “ nothing ” pour ceux de son royaume comme pour
ceux de la tribu perdue puis retrouvée, littéralement une “ non-chose ”. L'expérience
d'Ulysse durant son exil loin d'Ithaque est également hantée par la perte progressive de
l'identité, et en particulier de l'identité nominale, qui atteint son paroxysme lors de sa
rencontre avec le Cyclope. À l'interrogation de Polyphème, Ulysse répond : “ Cyclope, tu
t'enquiers de mon illustre nom. Eh bien, / je répondrai [...] Je m'appelle Personne, et
Personne est le nom que mes parents et tous mes autres compagnons me donnent 634 ”. Ce
n'est pas seulement grâce à un habile jeu de mots qu'Ulysse devient “ Personne ”, c'est aussi
parce que loin des siens son identité s'érode. Son périple sera celui de la “ douloureuse noncoïncidence de soi à soi 635 ” et de la reconquête progressive de son identité. Ainsi, le
référent homérique rencontre-t-il le passé antillais dans ce qu'il a de plus sensible 636. La
conjonction de ces deux référents permet d'explorer une tragédie de la perte dont la version
antillaise outrepasse la version antique, car si le retour à Ithaque permet à Ulysse d'exister à
nouveau et de faire exister le monde grec, le voyage d'Achille en Afrique consacre seulement
la pérennité de l'amnésie.
Obsession antillaise qui culmine chez Walcott, la question du nom se cristallise
également dans le nom d'Homère — Omeros dans son langage poétique. Invoqué, convoqué
et présentifié, Omeros permet aussi d'explorer le monde de la création littéraire, d'interroger
634-
Ibidem, p.152.
François Hartog, Mémoire d'Ulysse - Récits sur la frontière en Grèce antique, Paris, Gallimard, 1996,
p.26.
636- Le retour d'Achille en Afrique appelle aussi une comparaison avec l'escale d'Ulysse et de ses
compagnons au pays de Lotophages; la fleur du lotus est fleur d'amnésie qui entraîne chez ceux qui la
consomment l'oubli du retour. L'Odyssée, Chant IX, op. cit., p.155.
635-
au sein de l'œuvre les valeurs de l'épopée que souhaite construire Walcott. Dès les premières
pages, s'élève un hymne en son honneur : “ O open this day with the conch's moan, Omeros,
/ as you did in my boyhood, when I was a noun / gently exalted from the palate of the
sunrise 637 ” (p.22). Toutefois, Omeros ne se limite pas à incarner une figure abstraite, il
apparaît également à plusieurs reprises. Présentifié grâce à son buste qui exhibe une tête
avec des amandes de pierre à la place des yeux — signe de sa légendaire cécité — Omeros
va dialoguer avec le poète. Au livre V, ce dernier aperçoit sa statue sur le parvis de l'église
St. Martins-in-the-field à Londres. Prince déchu, le père des épopées est raillé par les
touristes mais servira de guide spirituel au narrateur. Face à l'embarras du poète qui lui
adresse cette plainte : “ The gods and the demi-gods aren't much us to us ”, Omeros répond
: “ Forget the gods [...] and read the rest
638
”. Ce conseil du maître éclaire le texte qui,
selon John Figueroa, n'est pas une épopée car il est rarement hantée par les dieux. Ce bref
échange entre l'inspirateur et son élève affirme l'inutilité des dieux pour la création épique
contemporaine. Chassés par les producteurs d'Hollywood auxquels Omeros fait allusion, les
dieux de l'Olympe ne sauraient venir en aide aux personnages antillais, tout comme leurs
propres dieux, les dieux africains, se sont tus lorsqu'ils eurent besoin d'eux, ainsi que le
rappelle le livre III. Dans ce monde sans dieux et où la foi dans le Dieu des Chrétiens fut
également brisée par le silence divin lors de la tragédie des camps de concentration — “ So,
aping His indifference, I write now, / not Anno Domini : After Dachau
639
” affirme
également Walcott (Traveller, p.157) —, le poète reconnaît son allégeance à la parole
homérique qui, venue du fond des âges, imprime de sa présence son imaginaire :
637-
“ Oh, inaugure ce jour, Homère, avec les gémissements de la conque, / comme tu le fis dans mon
enfance, lorsque j'étais un nom / doucement exhalé du palais de l'aube. ”
638- “ Ces dieux et ses demi-dieux ne nous sont pas d'une grande utilité ", " Oublie les dieux [...] et lis le
reste. ”
639- Cette assertion s'intègre à la citation suivante : “ Jacob, in his last card, sent me these verses : / " Think
of a God who doesn't lose His sleep / if trees burst into tears or glaciers weep. / So, aping His indifference, I
write now, not Anno Domini : After Dachau. ”, Traduction de C. Malroux : “ Jacob, dans sa dernière carte,
m'a adressé ces vers : " Imagine un Dieu qui ne perd pas le sommeil / si les arbres fondent en larmes ou si
les glaciers pleurent. / Aussi, singeant Son indifférence, j'écris aujourd'hui / Après Dachau et non après
Jésus-Christ " ”
“ I muttered, " I have always heard
your voice in that sea, master, it was the same song
of the desert shaman and when I was a boy
your name was as wide as a bay, as I walked along
the curled brow of the surf; the word " Homer " meant joy,
joy in battle, in work, in death, then the numbered peace
of the surf's benedictions, it rose in the cedars,
in the laurier-canelles; pages of rustling trees.
Master, I was the freshest of all your readers " [...] 640 ”
(p.388)
Malgré sa fascination pour le verbe homérique, le poète, au livre VII, est frappé par
l'impossibilité de louer la beauté du monde antillais; atteint de mutisme, il ne parvient à
assembler les mots et les sons pour constituer le chant de louange dont il souhaite honorer le
paysage insulaire. Omeros lui-même entonnera les premiers
vers — “ his own Greek
calypso ” (p.392) — qui synthétisent le chant épique, celui de l'aède, et le chant populaire —
la calypso antillaise. Un chant à deux voix, fruit d'une double culture, magnifie l'histoire et la
nature, loue l'île de Sainte-Lucie :
" It was a place of light with luminous valleys
under thunderous clouds. A Genoan wanderer
saying the heads of the Antilles named the place
for a blinded saint. Later, others would name her
for a wild wife. Her mountains tinkle with springs
among moss-bearded forest, and the screeching of birds
stitches its tapestry. The white egret makes rings
stalking its pools. African fishermen make boards
from trees as tall as their gods with their echoing
axes, and a volcano, stinking with sulphur,
640-
“ Je marmonnais, " J'ai toujours entendu / votre voix dans cette mer, maître, c'était la même chanson /
que celle du chaman du désert et quand j'étais enfant / Votre nom était immense comme une baie, tandis que
je marchais le long / des bords frisés de la vague; le nom " Homère " signifiait la joie, / la joie dans le
combat, dans le travail, dans la mort, après la paix comptée / des bénédictions des vagues, il se soulevait
dans les cèdres, / dans les lauriers-cannelles; des pages des arbres bruissants. / Maître, j'étais le plus tendre
de vos lecteurs ”
has made it a healing place [...]
(p.392)
641
”
L'obsession du nom rencontre dans ce chant celle de la cécité à travers le rappel du
nom donné par Colomb à l'île : celui de Lucie, sainte aveugle. La création repose sur deux
impératifs : celui de la nomination au sens large — nommer le monde antillais — et celui de
la voyance — briser les apparences trompeuses. Cette tragédie de l'écrivain s'incarne avec
force dans le livre sept, dans une scène hautement symbolique où le créateur accomplit sa
descente aux enfers. Inspirée de La Divine Comédie, cette scène substitue à Virgile — le
guide de Dante — la figure homérique tandis que le poète prend la place de Dante. Il vacille,
en un long cauchemar, dans une fosse où gisent les poètes : “ [...] Selfish phantoms with
eyes / who wrote with them only, saw only surfaces / in nature and men, and smiled at their
similes, / condemned in their pit to weep at their own pages. / And that was where I had
come from. Pride my craft. / Elevating myself. I slid, and kept falling / towards the shit they
stewed in [...]
642
” (Omeros, p.400). Alors que sous la conduite de Virgile qui les lui
nomme, Dante retrouve les poètes antiques “ qui ont ici un tel honneur / que leur sort est
séparé de tous les autres
643
”, les créateurs qu'aperçoit le poète restent anonymes. Ils ne
bénéficient d'aucun privilège mais sont condamnés à un étrange supplice : contempler leur
échec dans le miroir de leur propre création, une création vaine, inapte à percer le mystère
de l'homme, à dépasser les apparences et l'évidence trompeuse de leur propre regard. Ils
sont incapables d'accéder à la véritable vocation du créateur qui, selon la formule
641-
“ C'était un lieu de lumière aux vallées lumineuses / sous des nuages tonnants. Un Génois errant /
récitant le rosaire des Antilles le baptisa du nom / d'une sainte aveugle. Plus tard, d'autres voudraient
nommer / cette épouse impatiente. Ses montagnes tintent avec les printemps / parmi les forêts barbues de
mousse, et les cris perçants des oiseaux / tissent sa tapisserie. La blanche aigrette décrit des cercles / en
chassant dans le marécage. Des pêcheurs africains fabriquent des bateaux / à partir d'arbres aussi grands que
leurs dieux avec des haches sonores / et un volcan, diffusant du souffre / en a fait un lieu de cure. ”
642- “ Spectres égoïstes avec des yeux / qui écrivaient seulement avec eux, qui voyaient uniquement les
apparences / de la nature et des hommes et qui souriaient à leurs semblables, / condamnés dans leur fosse à
pleurer sur leurs propres pages. / Et c'était de là que je venais. L'orgueil de mon art / M'élevant moi-même.
Je glissais et continuais à tomber / dans la merde où ils gisaient. ”
643- Dante, La Divine comédie, L'Enfer, Paris, Flammarion, 1992, chant V, p.53.
rimbaldienne doit “ se faire voyant 644 ”. Omeros extirpe son élève du cercle des poètes
narcissiques et lui lègue son ultime message : “ " You tried to render / their lives as you
could, but that is never enough; / now in the sulphur's stench ask yourself this question, /
whether a love of poverty helped you / to use other eyes, like those of that sightless stone ?
"
645
” (p.402). Sans dévoiler un sens univoque, le message homérique plonge aux arcanes
de la création poétique. En pratiquant une méthode proche de la maïeutique socratique,
Omeros invite le poète à interroger ce qui pourrait être interprété comme la matrice même
de l'écriture walcottienne : le dévouement pour les humbles qui le pousse à essayer de les
représenter et finalement à tenter l'écriture de leur épopée
646.
Ce motif de la cécité qui
s'inscrit dans toutes les scènes où Omeros est présent est parabole de la “ voyance ”
poétique qui s'oppose au faux regard, au regard annexant et méprisant auquel Walcott fait
allusion dans le “ Discours à Stockholm ”.
Figure initiatrice, Omeros a un double dans l'univers de Gros Îlet : un personnage de
vagabond également aveugle, “ Old St. Omere ”, dont le surnom, inspiré d'une étiquette de
foie de morue, est “ Monsieur 647 Seven Sea ” (p.30). Le référent mythique — les sept mers
du globe — se trouve ainsi allié à un référent trivial pour fonder l'identité de ce personnage.
Loin de dénaturer les textes fondateurs, la déterritorialisation des personnages homériques
et leur intégration dans le texte walcottien consacre l'émergence d'une épopée hybride qui
644-
Arthur Rimbaud, “ Lettre à P. Demeny ”, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
Paris, 1972, p.251.
645- “ Tu as essayé de représenter / leurs vies comme tu le pouvais, mais ce n'est jamais suffisant; /
maintenant dans la pestilence du souffre demande-toi / si l'amour de la pauvreté t'a aidé / à utiliser d'autres
yeux, comme ceux de cette pierre aveugle ? ”
646- Cette question est également présente au livre premier lorsqu'une voix s'adresse au père du narrateur
afin de lui rappeler qu'il doit écrire dans et pour le souvenir des ouvrières qui transportaient leurs lourds
paniers de cuivre et défilaient devant ses yeux lorsqu'il était enfant : “ [...] Your own work owes them /
because the couplet of those multiplying feet / made your first rhymes. Look, they climb, and no one knows
them; / they take their copper pittances, and your duty / from the time you watched them from your
grandmother's house / as a child wounded by their power and their beauty / is a chance you now have, to
give those feet a voice. ” (p.108)
“ [...] ta propre œuvre leur est redevable / parce que le couplet de leurs pieds se multipliant / composa tes
premières rimes. Regarde, elles grimpent et personne ne les connaît; / elles prennent leur pitance de cuivre,
et ton devoir / depuis le temps où tu les regardais de la maison de ta grand-mère / comme un enfant atteint
par leur pouvoir et leur beauté / est l'opportunité que tu as maintenant de donner une voix à ces pieds. ”
647- En français dans le texte.
mêle habilement la noblesse au trivial, détourne à son profit l'univers homérique en y puisant
de nombreux matériaux pour leur conférer un nouveau souffle.
2- Épique et humanisme.
À l'instar des personnages, de nombreuses séquences sont inspirées par L'Iliade et,
sous une forme plus détournée, par L'Odyssée. Motifs centraux de L'Iliade, la guerre, ses
batailles et ses duels sont repris par Walcott qui minimise, dévie et transforme le fait
belliqueux dans une perspective humaniste. L'écart le plus important qui sépare les deux
textes est, nous l'avons dit, dû au fait que le texte de Walcott ne met pas en scène
l'opposition entre deux peuples mais entre des individus qui appartiennent au même peuple.
La scène d'ouverture du poème décrit la fabrication des canoës, énumère les différents
bateaux de cette flotte antillaise vouée non pas à l'expansion sur les territoires de l'Autre, ni
à la reconquête d'une légitimité — Hélène, femme légitime de Ménélas — mais à la seule
conquête de la nourriture : dignité élémentaire et fondamentale de l'homme. Walcott établit
cependant une comparaison entre les pêcheurs antillais et les guerriers qui menèrent une
bataille “on the other shore of the world
648
” (p.20) . Le chant II de L'Iliade présente un
catalogue des vaisseaux, chaque élément de cette flotte atteste la puissance des armées
luttant pour le clan des Achéens. Les canoës antillais : “ Praise Him, Morning Star, St.
Lucia, Light of My Eyes ” et “ In God We Troust ”, l'embarcation d'Achille, sont bénis par
le prêtre et portent des noms populaires et ironiques, celui d'Achille est une parodie de la
phrase inscrite sur les dollars nord-américains : “ In God We Trust ”. Ils sont l'unique
richesse des pêcheurs qui les construisent de leurs propres mains, semblables à Ulysse
lorsque, au chant V de L'Odyssée, il est enfin autorisé à quitter la nymphe Calypso.
L'aspect belliqueux du poème se trouve essentiellement concentré dans les batailles
qui opposent les hommes à la mer, leur font braver les tempêtes. Toutefois, dans son désir
648-
“ sur l'autre rivage du monde ”
de restituer à Helen sa propre histoire, le narrateur évoque les batailles navales qui
opposèrent les belligérants français et anglais dont la mer des Antilles fut le théâtre. La saisie
de l'histoire maritime s'effectue grâce au personnage de Plunkett. Ce dernier entreprend de
savantes et exhaustives recherches, il consulte d'anciennes cartes nautiques, de nombreux
livres historiques. Un événement focalise son attention : la bataille navale des Saintes qui
opposa, en 1782, la flotte française de l'amiral de Grasse à la flotte anglaise de l'amiral
Rodney, apportant la victoire aux forces britanniques. Il retrace la lutte entre deux bateaux,
le “ Malborought ” sur lequel s'est embarqué un gardien maritime hollandais nommé
Plunkett et le “ Ville de Paris ”. Cette quête répond à un manque historique, l'absence de
nation, qui se manifeste de manière particulièrement aiguë chez Walcott et Glissant. Le
narrateur du poème “ The Shonner Flight ” déclarait : “ I have Dutch, nigger, and English
in me, and either I'm nobody, or I'm a nation
649
” (Kingdom, p.11), expression à laquelle
fait écho, dans Omeros, celle qui est attribuée au père du narrateur : “ The rock he lived on
was nothing. Not a nation or a people 650 ” (p.104). Plunkett s'affronte à une tâche qui n'est
pas celle de l'historien mais de l'écrivain et qui consiste, selon l'expression de Paul Ricœur, à
reconfigurer le temps, à établir un réseau de sympathies et d'échos entre réel et imaginaire
pour donner forme à la légende d'un peuple, enraciner le présent dans le passé :
“ He had no idea how time could be reworded,
which is the historian's task. The factual fiction
of textbooks, pamphlets, brochures, which he had loaded
in a ziggurat from the library, had the affliction
of impartiality; skirting emotion
as a ship avoids a reef, they followed one chart
dryly with pen and compass, flattening an ocean
to paper diagrams, but his book-burdened heart
found no joy in them except their love of events,
649-
Traduction de C. Malroux : “ J'ai du Hollandais en moi, du nègre, et de l'Anglais, / et soit je ne suis
personne, soit je suis une nation. ”
650- “ Le rocher sur lequel il vivait n'était rien. Ni une nation / Ni un peuple. ”
and none noticed the Homeric repetition
of details, their prophecy. That was the difference.
He saw coincidence, they saw superstition. 651 ”
(p.134)
La coïncidence homérique que découvre Plunkett et qui parfois repose seulement sur
des analogies lexicales — Le “ Ville de Paris ” et Pâris, par exemple —, permet de suppléer
au manque historique, de dire ce que les livres d'histoire taisent : la sédimentation de la
conscience d'un peuple autour d'une île-femme que se disputèrent les belligérants
occidentaux et que les habitants de Gros Îlet, antillais natifs ou antillais d'adoption, tentent
de se réapproprier pour fonder, dans la multiplicité de leurs appartenances, leur épopée
nationale. Cependant, et à l'instar de ce qui est perceptible dans Tout-monde, l'identité même
de l'île et sa souveraineté sont menacées non par des forces ennemies encerclant l'île mais, de
l'intérieur, par la pénétration touristique. Les touristes réduisent les personnages à des
besognes subalternes, les dépossèdent de leur patrimoine, contraignent Philoctete et Achille
à fuir vers une autre île inviolée. Plus tragiquement encore, ils volent l'âme des indigènes
avec leurs appareils photographiques 652. La grandeur épique d'Achille que le narrateur salue
à la fin de l'œuvre repose sur sa liberté de pêcheur, son refus d'être le serviteur des
Occidentaux. À la différence de ces derniers, Plunkett participe de la communauté. Lors de
l'affrontement verbal qui l'oppose à Hector, il revendique énergiquement son appartenance à
l'île : “ I'm not a honky. / A donkey perhaps, a jackcass, but I haven't spent / damned near
twenty years on the godforsaken rock / to be cursed like a tourist. Do you understand / [...]
651-
“ Il n'avait aucune idée de la façon dont le temps pouvait être reformulé, / c'était la tâche des historiens.
La fiction fondée sur les faits / des manuels, des pamphlets, des brochures, qu'il avait accumulés / en une
montagne dans la bibliothèque, souffrait / d'impartialité; elle détournait l'émotion / comme un bateau évite
un récif, ils exécutaient froidement une carte nautique / avec une plume et un compas, réduisant un océan / à
des diagrammes de papier, mais son cœur consumé par les livres / ne trouvait aucune joie en eux hormis
l'amour des événements / et personne n'avait remarqué la répétition homérique / des détails, sa prophétie. En
cela résidait la différence. / Il avait vu la coïncidence, ils avaient vu la superstition. ”
652- Une très vieille superstition prétend que l'appareil photographique vole votre âme dit Derek Walcott,
“ Derek Walcott in conversation with Jean Antoine ”, Poetry Ireland Review, op.cit, p.72.
Hector held out one hand [...] / " Pardon Major, I didn't know it was you "
653
”. C'est par
ses actions que Plunkett est reconnu comme membre de la communauté et ses actions
témoignent de sa responsabilité.
Nombreuses, les scènes d'affrontement entre deux personnages font écho aux duels
homériques de L'Iliade dont elles transforment le sens. Walcott utilise la puissance
symbolique de certaines scènes pour les dévier adroitement, ainsi la scène du rapt d'Hélène
qui se situe dans un avant-texte de L'Iliade, devient un des pivots d'Omeros. À l'issue d'une
dispute avec Achille qui survient sur l'ancien marché aux esclaves, Helen est enlevée par
Hector. Ces scènes se grèvent d'éléments extraits d'autres traditions, et en particulier à la
coutume chrétienne du pardon, fort éloignée de la matrice homérique. Les personnages,
contrairement à l'auteur et au narrateur, ne mettent pas en doute la bonté divine et la
protection de la Vierge; ils trouvent consolation dans le Salve Regina qui leur inspire
miséricorde. Lors de l'enterrement d'Hector, la scène de réconciliation post mortem entre
Achille et le défunt se présente en fait comme l'antithèse de la scène du duel entre Hector et
Achille qui se solde par la mort du Troyen 654. Agonisant, l'Hector antique adjure Achille de
respecter sa dépouille mortelle, mais la vengeance d'Achille, signe de son indéfectible fidélité
à Patrocle, se perpétue par la profanation du corps d'Hector qu'il attache à un char et traîne
autour de la ville 655. L'Hector antillais meurt au volant de sa “ comète ”, d'une mort
naturelle qui est toutefois présentée comme le résultat de son abandon de la mer, la
vengeance de la mer / mère envers celui qui l'a trahie. S'inclinant devant lui, Achille
prononce silencieusement un hommage funéraire :
653-
“ Je ne suis pas un gringo. / Un âne peut-être, une bourrique, mais je n'ai pas passé / vingt ans de merde
sur ce rocher oublié de Dieu / pour être insulté comme un touriste. Tu comprends ? / [...] Hector tendit une
main / " Pardon Major, je ne savais pas que c'était vous ". ”
654- “ Toute L'Iliade est une préparation au duel — truqué par Athéna — entre Achille et Hector, au chant
XXIII, mais les duels sont rares dans le poème et peu sanglants ” précise Pierre Vidal-Naquet, La
Démocratie grecque vue d'ailleurs, Paris, Flammarion, 1990, p.44.
655- Hector adresse à Achille cette supplique : “ Je t'en supplie, par ton âme et tes genoux, par tes parents, ne
laisse pas les chiens me dévorer près des vaisseaux achéens ! Le bronze, en masse, et l'or, accepte-les, ces
dons que te donneront mon père et ma mère vénérable; et mon corps, rends-le à ma maison, pour qu'au feu
du bûcher les Troyens et les Troyennes, leurs femmes, me fassent participer mort. ” Homère, L'Iliade, op.
cit., Chant XXII, p.371.
“ "The spear that I give you, my friend, is only wood.
Vexaxion is past. I know how well you treat her.
You never know my admiration, when you stood
crossing the sun at the bow of the long canoe
with the plates of your chest like a shield; I would say
any enemy so was a compliment. ’ Cause no
African ever hurled his wide seine at the bay
by which he was born with such beauty.
Your hear me ? Men
did not know you like me. All right. Sleep good. Good night. " 656 ”
(p.320)
Peut-on alors accréditer l'hypothèse d'une épopée humaniste malgré l'antagonisme
entre les deux termes ? Hautement emblématique de l'éthique walcottienne, cette scène
témoigne du souci permanent de l'Autre que manifestent nombre de personnages. À travers
le “ You ” qu'articule Achille, s'énonce ce que Lévinas, à la suite de Jankélévitch nomme “
un nouveau " premier scandale " ”, celui de la mort d'autrui qui implique un devoir
d'humanité “ s'imposant par-delà les limites de l'être et de son anéantissement, par-delà la
mort 657 ”.
Omeros construit une épopée dont l'homme est le véritable héros : un homme doué
de l'amour pour son prochain, digne de pardon et de respect, vénérant le royaume de Dieu
mais habitant le “ royaume de ce monde ” pour paraphraser Alejo Carpentier; un homme
habitant aussi et surtout le royaume maritime. Ainsi l'idée de nation qui prend corps dans
Omeros ne se circonscrit-elle pas uniquement aux contours de l'île mais se métaphorise dans
l'image du bateau. Les frêles embarcations des pêcheurs sont investies d'un sens tout aussi
656-
“ " La lance que je te donne, mon ami, est seulement en bois. / L'offense est passée. Je sais que tu l'as
bien traitée. / Tu ne sais pas combien je t'admirais, quand tu te dressais / en croisant le soleil à la proue du
long canoë / les côtes de ton torse comme un bouclier; je voudrais dire / qu'un tel ennemi était un éloge.
Parc' qu'aucun Africain n'a jamais lancé ainsi sa large seine face à la baie / dans laquelle il naquit avec une
telle beauté. / Tu m'entends ? Les hommes / ne t'ont pas connu comme moi. C'est bon. Dors bien. Bonne nuit
". ”
657- Emmanuel Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op. cit., pp.11-12.
fort que celui du bateau dans l'épopée grecque qui est métaphore de la Cité. Barques
d'errances voguant sur la mer des Antilles, ces bateaux symbolisent l'œuvre tout entière qui
transporte les personnages vers tous les horizons du monde. Comme toute épopée, Omeros
expérimente les confins de l'ailleurs, nouvelle Odyssée ou, peut-être contre-Odyssée.
III- L'Odyssée antillaise
1- Les voyages des Ulysses
Depuis la publication de The Star-Apple Kingdom, les critiques se réfèrent à
L'Odyssée pour appréhender l'œuvre walcottienne. Seamus Heaney voit en Shabine “ a kind
of democratic Ulysses
658
” tandis qu'Alain Jouffroy affirme : “ L'Ulysse moderne habite la
planète, c'est-à-dire nulle part 659 ”. Le motif de l'errance introduit une transformation
importante dans l'œuvre de Walcott. Dans la lignée de “ The Shonner Flight ”, Omeros
abolit l'opposition entre les contraires, qu'ils soient “ Here ” et “ Elsewhere ” (Testament) ou
“ North ” et “ South ” (Traveller).
Présente dans toutes les épopées, l'errance incarne, selon Glissant, sa dimension
fondamentale : “ [...] les livres fondateurs des communautés [...] étaient des livres d'exil et
souvent d'errance. Cette littérature épique est étonnamment prophétique : elle dit la
communauté, mais à travers la relation de son apparent échec, ou en tout cas de son
dépassement, l'errance, considérée comme tentation (désir de contrevenir à la racine) et le
plus souvent éprouvée dans les faits ” (P.R., p.27). Dans l'optique glissantienne, celui ou
ceux qui ont éprouvé l'errance ne peuvent construire le territoire fantasmé d'un non moins
fantasmatique enracinement, ne peuvent consacrer le fondement de leur identité par
658659-
Seamus Heaney, “ The language of exile ”, Parnassus, Poetry in Review, Londres, Été 1979, p.6.
Alain Jouffroy, “ Derek Walcott, vagabond des Antilles ”, Le Monde diplomatique, op. cit., p.27.
exclusion de l'Autre. Seul l'usage qu'en ont fait les récepteurs, précise Glissant, tend à
“ exclure l'autre de cette communauté ” (I.P., p.67). Si la “ poétique de la Relation ”
fonctionne, pour l'appréhension des épopées fondatrices, comme un prisme déformant — le
périple d'Ulysse et son retour à Ithaque consacrent l'exclusion de l'Autre et le retour à la
racine unique, celle du lit matrimonial — elle éclaire avec pertinence la néo-épopée
walcottienne. L'errance y a, en effet, une fonction non seulement initiatique mais aussi
relationnelle. Dans le même temps, la figure d'Ulysse se métamorphose par dédoublement.
Achille, Seven Sea, Plunkett et le narrateur qui se confond avec le poète — voire avec
l'auteur — sont autant d'Ulysses antillais voguant sur les traces de leur mémoire et de leur
devenir éparpillés dans le monde entier. Omeros s'écrit sous le signe d'un Ulysse multiple
qui, contrairement à l'Ulysse antique dont “ l'aventure dans le monde n'a été qu'un retour à
son île natale — une complaisance dans le Même, une méconnaissance de l'Autre ” ainsi que
l'affirme Lévinas
660,
chercherait à connaître le monde et les autres, à approcher leur vécu,
leurs souffrances.
Quels sont donc les espaces que balisent cette Odyssée et quels sont ces autres
qu'elle rencontre ? La cartographie d'Omeros se construit non sur le modèle du rhizome,
mais sur la notion de “ racines diasporiques 661 ”, proposée par Henri Meshonnic. La quête
géographique est toujours orientée par et vers le mystère des origines, la question de
l'absence et de la trace. Elle s'effectue sous l'aile protectrice d'une colombe (“ swift ” ou “
sea swift ”), oiseau de paix qui précède inlassablement les voyageurs.
De manière inédite dans la littérature antillaise, Walcott accorde une large place aux
cultures témoins, celle des Indiens des îles — arawaks et caraïbes — et des Indiens des
plaines — Sioux, Crows et Dakotas. Grâce à un reggae de Bob Marley, “ Buffalo Soldier ”,
les Indiens des plaines font irruption dans le paysage de Gros Îlet : “ Red Indians bouncing
660-
Emmanuel Lévinas, Humanisme de l'autre homme, op. cit., p.43.
Citée par Henry Raczymow, “ La mémoire trouée ”, Revue PARDÈS, n° 3, Paris, Éd. J.C. Lattès, 1986,
p.179.
661-
to a West Indian rhythm, / to the cantering beat
662
”. Le bruit de leurs luttes contre les
conquistadores réveille la mémoire des Indiens des îles exterminés par les mêmes acteurs :
“ A beach burns their memory. Copper almond leaves
cracking like Caribs in a pepper smoke, the blue
entering God's eye and nothing raked their lives
except one elegy from Arac to Sioux,
the shadow of a frond's bonnet ridind with sand,
While Seven Sea tried to tell Achille the answer
to certain names [...]
He described the snow
to Achille. He named the impossible mountains
that he had seen when he lived among the Indians 663 ”
(p.228)
La mémoire indienne est littéralement exhumée par Achille qui exhibe un totem
enfoui dans la terre insulaire tandis que Seven Sea lui dévoile l'origine hybride du nom d'un
arbre, le “ pomme-arac ” : “ Aruac mean the race / that burning there like the leaves and
pomme is the word in patois for " apple "
664
”. Le substrat autochtone est également
convoqué lors du séjour à Boston accompli par le narrateur qui se remémore la neige
ensevelissant la mémoire indienne. Cette trace autochtone dont Glissant, Chamoiseau et
Confiant rappellent parfois le souvenir ne parvient cependant pas, dans leurs textes
littéraires, à pénétrer pleinement l'écriture — hormis sans doute dans Faulkner, Mississippi.
L'Odyssée walcottienne explore avec finesse et perspicacité une mémoire fragmentaire avec
laquelle le peuple antillais n'entretient quasiment aucun lien d'appartenance ethnique mais qui
662-
“ Les Peaux Rouges bondissaient au rythme des Antilles, au rythme d'un petit galop. ”
“ Une plage brûla leur mémoire. Des feuilles d'amandes cuivrées / crépitaient comme les Caraïbes dans
une fumée de piment, le bleu / pénétra les yeux de Dieu et rien ne fut ratissé de leurs vies / hormis une
élégie qui s'étend de l'Arawak au Sioux, / l'ombre d'un bonnet de fronde chevauchant les sables blancs /
tandis que Seven Sea tentait de donner à Achille l'explication de certains noms [...] / Il décrivit la neige / à
Achille. Il nomma les montagnes impraticables qu'il avait vues lorsqu'il vivait avec les Indiens. ”
664- “ Arawak signifie la race / qui a brûlé là comme les feuilles et pomme est le mot en patois pour la
"pomme". ”
663-
participe d'une poétique de l'errance, qui constitue une des balises des espaces mémoriels de
l'imaginaire américain, une de ses racines diasporique. À la différence de Tout-monde,
Omeros est plus clairement orienté par la quête des origines. Le voyage d'Achille en
Afrique, sans consacrer le retour au Même, est une rencontre douloureuse avec l'Autre, un
lieu de souvenir hautement symbolique hanté par la figure du Temps. Mais Omeros compose
à la fois des lieux de rencontre entre les mémoires. Les personnages ne touchent pas
seulement les cicatrices de leur mémoire personnelle et collective, leur périple rencontre
également la mémoire des autres, celles de lieux qui sont, a priori, étrangers à leur propre
vécu. Lorsque le narrateur voyage en Irlande, le pays d'origine de Plunkett, il entremêle le
passé et le présent d'une île marquée par la domination anglaise, empreinte de croyances
ancestrales et de souffrances. Dans ce paysage d'abbayes, de pierres tombales et de brumes,
il est pénétré par l'esprit du lieu, laisse sa souffrance séculaire remonter à la surface : “ The
weight of the place, its handle, its ancient name / for " wood with a lake " or " abbey with
hooded hills, " / rooted in the bucket's clang, echoed the old shame / of disenfranchissment. I
had no oasis, / no pebbled language to drink from like a calm horse [...]
665
” (p.272).
L'ancien nom du lieu, comme l'ancien nom de l'île antillaise, est le gardien d'une mémoire
meurtrie qui rencontre la sienne par un phénomène de sympathie (de “ souffrir avec ”)
permettant de transcender la concurrence et l'opposition des mémoires, de tisser la Relation.
Semblable osmose advient lorsque le narrateur séjourne au Canada et rencontre une jeune
polonaise, femme de chambre dans un hôtel. La répression policière du début des années
quatre-vingt surgit alors de la seule contemplation muette de cette jeune immigrée : “ A
Polish Sunday enclosed it. A Baroque square, its age / patrolled by young soldiers, the flag
of their sagging regime / once bright as her lipstick, the consonants of a language / crunched
by their boot soles [...] / She was part of that pitiless fiction so common now, / that it
665-
“ Le poids du lieu, son surnom, son ancien nom / pour désigner " un bois avec un lac ", ou " une abbaye
aux collines encapuchonnées, " / enracinées dans le son métallique de la cuvette, répétait l'antique honte / de
la perte des droits civils. Je n'avais aucune oasis, / ni langage rocailleux dans lequel m'abreuver comme un
cheval tranquille. ”
carried her wintry beauty into Canada [...]
666
” (p. 290). Cette rencontre, en tous les lieux
du monde, des souffrances de l'exil, est une constante de l'œuvre walcottienne. “ Forest of
Europe ”, dédié à Joseph Brodsky, établissait, à partir de l'exil de Brodsky et du poète aux
États-Unis, un lien avec tous les exilés : “ From frozen Neva to the Hudson pours, / under
the airports domes, the echoing stations, / the tribunary of emigrants whom exile / has made
as classless as the common cold, / citizens of a language that is yours [...]
667
” (Kingdom,
p.74)
Le voyage se poursuit en Europe, au Portugal, où Lisbonne incarne, à la manière de
Gênes dans Tout-monde, un lieu de départ vers l'ailleurs, un lieu central. Ulysse est le
premier des fondateurs, celui grâce auquel la Grèce demeure en se prolongeant au Portugal.
La légende dit qu'il aurait fait escale dans l'estuaire du Tage, y fondant “ Olisipo ” : la ville
d'Ulysse. Walcott invoque “ Ulissibona ” : forme synthétique d'Ulysse et de Lisboa. Le
narrateur erre aussi dans Istanbul où le poids d'une ville lourde d'histoire, aux minarets qui
se dressent vers le ciel, lui rappelle le cauchemar historique, les épisodes sanglants de
l'humanité. Il s'interroge alors sur le pouvoir de l'art à détecter l'horreur : “ [...] did Dada
foresee the future of Celan and Max Jacob / as part of the cosmic midden ? 668 ” (p.282).
L'épopée convoque le choc des cultures et des mémoires, saisit des “ espaces-temps
” qu'elle propulse en d'autres lieux, d'autres temps. En cela, elle s'inscrit sous le signe ambigu
mais réel de la post-modernité, rejoint les sinuosités de Tout-monde, dessine une Babel
flamboyante de langues, conjugue les langues, les voix et les langages dans le creuset de la
poésie.
666-
“ Un dimanche polonais l'encerclait. Une place baroque, son temps patrouillé par de jeunes soldats, le
drapeau de son régime délabré / autrefois d'un ton vif comme son rouge à lèvres, les consonnes d'une langue
/ grinçant avec les semelles de leurs bottes [...] / Elle faisait partie de cette impitoyable fiction si commune
de nos jours, / qui apportait sa beauté hivernale au Canada. ”
667- Traduction de C. Malroux : “ De la Neva gelée à l'Hudson se déverse, / sous les dômes des aéroports,
des gares sonores, / l'affluent des émigrants dont l'exil / autant que le banal rhume a aboli les classes, /
citoyens d'une langue qui est désormais la tienne [...] ”
668- “ [...] Dada avait-il prévu le futur de Celan et de Max Jacob / comme partie intégrante de la porcherie
cosmique ? ”
2- La traversée des langages.
Si Bakhtine attribue au seul genre romanesque le privilège de l'hétéroglossie, de
l'hétérophonie — la diversité des voix — et de l'hétérologie — la diversité des registres
sociaux, des niveaux de langues — , Glissant envisage, pour sa part, l'avènement d'un
nouvel épique prenant en compte cette multiplicité linguistique et vocale : “ Je crois que la
littérature, autour de cette question de l'identité, entre dans une époque où elle produira de
l'épique, de l'épique nouveau et contemporain [...] Mais alors, cet épique d'une littérature
contemporaine, nous ne pouvons pas ne pas considérer qu'il sera donné, au contraire des
grands livres fondateurs des communautés ataviques, par une parole multilingue " dans
même " la langue qui servira à sa réalisation [...] La nouvelle littérature épique établira
relation et non exclusion
669
”. Omeros tend à réaliser le vœu de Glissant. L'œuvre fait
coexister et alterner trois langues : l'anglais, le français et le créole saint-lucien.
L'anglais est langue de la narration, elle est majoritairement présente dans le poème
et obéit, dans l'ensemble, aux normes syntaxiques et lexicales de la langue standard. La
distinction entre le français et le créole est assez difficile à établir. On peut identifier comme
mots ou syntagmes français les unités lexicales qui apparaissent à l'intérieur du texte anglais
sans traduction et démarquées par des italiques. Les termes qui désignent la nature
appartiennent au français régional : “ laurier-cannelles ” (p.10), “ bois-campêche ”, “ boisflot ” (p.14), “ pomme-arac ” (p.226), “ pomme-cythère ” (p.378). Certaines expressions
viennent ponctuer le discours — jurons, insultes, particules d'affirmation ou de négation :
“ Merci ” (p.32), “ Salope ” (p.34), “ Non merci ! ” (p.172), “ Oui, Bon Dieu ! ” (p.180),
“ Bon Dieu, aie, waie ” (p.378). Au total, moins de trente mots français sont parsemés dans
le texte anglais. Sous une forme également isolée, apparaissent quelques expressions latines
qui s'inscrivent dans un tout autre champ lexical, celu i de la religiosité : “ Veni Creator ”
669-
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., pp.67-68.
(p.100), “ Dominus illuminatio mea. / O Lord, light of my life ” (p.158), “ Mea culpa ”
(p.330), “ Salve Regina ” (p.424). Ce petit corpus d'expressions latines émerge en toute
indépendance par rapport aux trois autres langues. Nonobstant sa faible présence, il
convoque les souvenirs d'enfance de l'auteur : l'apprentissage scolaire de la langue latine
dans le cadre d'une éducation religieuse à la “ Methodist infant school ” et à la “ Methodist
primary school ”.
Le créole apparaît exclusivement dans les dialogues entre personnages antillais.
Plunkett et sa femme Maud, pas plus que le narrateur et Omeros ne s'expriment dans cette
langue. Les passages en créole sont toujours précédés ou suivis par leur traduction en
anglais, ce qui génère le même effet de redondance que nous avons pu analyser à propos des
œuvres des écrivains francophones dans la seconde partie de notre étude. Mais cet effet de
redondance dépend toutefois du récepteur : pour le lecteur anglais non francophone, la
traduction en anglais s'impose. Articulé par ces personnages dont les noms renvoient en
partie à L'Iliade, le créole vient renforcer la trivialisation des personnages, compléter leur
déterritorialisation et reterritorialisation dans l'univers antillais. Il est parfois le langage des
disputes, ainsi qu'en témoigne cette dispute entre Achille et Hector lors de la construction
des canoës :
“ " Touchez-i, encore : N'ai fendre choux-ous-ou, salope ! "
" Touch it again, and I'll split your arse, you bitch ! "
" Moi j'a dire - ' ous pas preter un rien. ' Ous ni shallope,
' ous ni seine, ' ous croire ' ous ni choeur campêche ? "
" I told you, borrow nothing of mine. You have a canoe,
and a net. Who you think you are ? Logwood Heart ? "
" ' Ous croire ' ous c'est roi Gros Îlet ? Voleur bomme ! "
" You think you're king of Gros Îlet, you tin-stealer ? "
Then in English : " I go show you who is king ! Come ! "670”
670-
Traduction des phrases en anglais : “ Touche-le encore et je te casserai le cul, salope ! ”, “ Je te le dis :
ne me prends rien. Tu as un canoë / et un filet. Qui penses-tu être ? Un cœur de campêche ? ”, “ " Tu crois
que tu es le roi de Gros Îlet, toi, voleur de boîtes de conserves " / Puis, en anglais : " Je vais te montrer qui
est le roi, viens ! " ”
(p.26)
Dans cet extrait et dans d'autres passages du poème, la démarcation entre français et
créole est assez floue. Compte tenu de la prédominance du lexique et de la syntaxe
française, il est plus juste de parler de français créolisé que de créole “ pur ” ou de créole
francisé. L'interlangue se constitue à partir des trois langues mises en contact, d'où une
situation d'hétéroglossie. L'association de l'anglais et de l'interlangue dans certaines
situations d'énonciation que nous avons mentionnées génère à la fois hétérophonie — des
voix parlent en anglais ou / et en interlangue — et hétérologie — des voix parlent en anglais
ou / et en interlangue selon le contexte, jouant sur la gamme des registres sociaux.
L'interlangue est aussi langue de la prière :
“ Merci, Bon Dieu, pour la mer-a, merci la Vierge ”
" Thank God for the sea who is His Virgin Mother ";
" Qui ba moin force moin " - Who gave me the privilege
of working for Him. Every bird is my brother ";
" Toutes gibiers c'est freres moin', pis n'homme ni pour travail " " Because man must work like the bird until he die. " 671 ”
(p.222)
L'utilisation de l'interlangue français / créole dans ce contexte de louange de la mer et
de la Vierge Mère permet d'établir, grâce à l'homophonie entre “ mer ” et “ Mère ” une
relation analogique absente dans la langue anglaise. Walcott utilise donc l'interlangue non
dans un souci de réhabilitation de la langue créole — qu'il qualifie d'ailleurs souvent de “
patois ” — mais dans une visée qu'il souhaite exclusivement poétique. Dans sa conversation
avec Jean Antoine, il avoue son faible intérêt pour les batailles linguistiques s'inscrivant dans
le cadre de l'hybridation de la création littéraire :
671-
“ Merci, mon Dieu pour la mer qui est Sa Vierge Mère ”, “ Qui me donne le privilège de travailler pour
Lui. Chaque oiseau est mon frère ”, “ Parce que tout homme doit travailler comme les oiseaux jusqu'à sa
mort ”
“ I think the question as to whether the vocabulary, the syntax or
whatever, is inconsequential. I don't get into arguments about that. I'm
saying that as long as I don't change the pitch of my voice or the tone of
my voice, if I decide to talk in creole, or in Trinidadian or Jamaican, or
in what people call formal English... That I don't in any of them,
patronise my own voice [...] When you look as this thing, or noun, this is
a beautiful thing, or sweet tasting thing like a mango and so on, you are
not really interested in who grafted what to what; ultimately you just
enjoy the mango. And the mango is what it is. A lot of criticism and a lot
of attemps to try to trace cross-currents or hybridation of this in terms of
what the identity of the thing is, (and it is interesting and academic) but
ultimately, the " is " of the noun, is; that is what it is. 672 ”
S'il n'est pas avéré que la tonalité de la voix reste identique quelles que soient les
langues ou l'interlangue employées dans le poème, Walcott se démarque nettement des
écrivains de la créolité qui accompagnent et justifient la présence du créole dans leurs
œuvres par un discours théorique et font de son usage à l'intérieur du texte français une
condition obligée de la littérature antillaise. Dans la création, l'hybridation linguistique ne
peut, selon le poète, être décortiquée au risque de perdre la substance de l'Être, sa beauté et
sa saveur. Walcott est avant tout un poète et le langage spécifique de la poésie est pour lui
primordial. Plus que les mots et la syntaxe qui les soude, les sons et le rythme mobilisent sa
création. Il se déclare très attaché à la métrique et considère le vers libre comme une
pratique égocentrique 673. Les emprunts à la poésie occidentale ne sont pas signes
672-
“ Derek Walcott in conversation with Jean Antoine ”, op. cit., pp.78-84. “ Je pense que la question en
matière de lexique, de syntaxe ou de quoi que ce soit est absurde. Je ne veux pas rentrer dans cette
polémique. Je dis que je ne change pas la tonalité ou le ton de ma voix si je décide de parler en créole, ou en
trinidadien ou en jamaïcain ou dans la langue que les gens nomment l'anglais formel... Que je ne laisse
aucune d'entre elles prendre le dessus, s'imposer sur ma propre voix. [...] Quand vous regardez cette chose
ou ce nom, c'est une belle chose, ou une chose dont le goût est doux comme une mangue ou n'importe quoi
d'autre, vous ne vous intéressez pas à ce qui a greffé ceci à cela, finalement vous appréciez seulement la
mangue. Et la mangue est ce qu'elle est. Nombre de critiques et d'essais tentent de retracer les rencontres des
cultures ou l'hybridation des choses en termes de questionnement sur l'identité de la chose (et c'est
intéressant et universitaire) mais en dernière ressource, l'être du nom est, il est ce qu'il est. ”
673- “ Derek Walcott interviewed by Shaun McCarthy ”, op. cit., p.9.
d'aliénation à des modèles contraignants car, selon lui, la poésie participe d'un universel
humain fondé sur les rythmes des battements cardiaques et de la respiration. La véritable
question de la poésie n'est pas tant le langage de la différence, l'affirmation d'une quelconque
authenticité antillaise, créole ou autre, mais celle du partage de la même réalité corporelle
soumise aux mêmes palpitations que doit traduire, au plus près, une langue de l'origine, un
langage naturel. Ce langage aspire à relier les Antilles à une idée très concrète d'universel.
Un des universaux walcottiens est, bien évidemment, la mer, matrice d'une écriture, d'une
forme qui mime ses mouvements : “ Well, when I write / this poem, each phrase go be
soaked in salt; / I go draw and knot every line as tight / as ropes in this rigging; in simple
speech / my common language go be the wind, / my pages the sails of the schooner Flight.
674
” écrit-il dans “ The Shooner Flight ”
(p.13). En ce sens, cette poésie, et tout
spécialement celle d'Omeros est une poésie maritime et tellurique enracinée dans le langage
de son île.
Omeros articule aussi un son idéal, mise en abyme de l'intention poétique, où
converge l'essence même du langage poétique. Ce son est emprunté à la première lettre
d'Omeros : “ I said, " Omeros ", / and O was the conch-sell's invocation, mer was / both
mother and sea in our Antillean patois, / os, a grey bone, and the white surf as it crashes /
and spread its sibilant collar on a lace shore 675 ” (p.24). Le “ O ”
mobilise tout un
imaginaire. Il fait écho au “ O ” joycien qui ponctue la fin d'Ulysse, exalte et mobilise
souvenirs et nostalgie, louange la vie : “ [...] et O cet effrayant torrent tout au fond O et la
mer la mer écarlate quelquefois comme du feu et les glorieux couchers de soleil et les
figuiers dans les jardins de l'Alemeda et toutes les ruelles bizarres et les maisons roses et
bleues et jaunes et les roseraies et les jasmins et les géraniums et les cactus de Gibraltar
674-
Traduction de C. Malroux : “ [...] Eh bien, quand j'écrirai / ce poème, chaque phrase sera trempée de
sel; / je tirerai et nouerai chaque vers aussi serré / que les cordes de ce gréement; en discours simple / mon
langage ordinaire sera le vent, / mes pages les voiles du schooner Flight. ”
675- “ J'ai dit "Omeros" / et le O était l'invocation de la conque, la mer était / à la fois la mère et la mer
dans notre patois antillais, / l'os un os gris et la vague blanche lorsqu'elle se brise / et répand son collier
sifflant sur une plage dentelée. ”
quand j'étais jeune fille 676 ”. Derek Walcott considère en effet que le “ O ” d'Omeros est une
forme de célébration, il l'oppose au “ O ” de Beckett (En attendant Godot) qui renvoie à une
idée de déclin de la civilisation européenne , son “ O ” suggère un son matinal, la différence
se situe entre le lever et le coucher du soleil dit-il 677. Cependant cette voyelle est aussi un
son résiduel de la musique arawak : “ the low-fingered O of the Aruac flute 678 ” (p.210). Le
“ O ” serait alors son de mémoire et d'avenir : célébration de l'île antillaise dans sa verticalité
historique et son horizontalité géographique, miroir de l'île et de son rapport à l'univers, son
interculturel et intertextuel. La poésie devient le lieu où se résolvent les conflits
linguistiques, où s'affirme l'appartenance, dans une perspective qui est fort proche de celle
de Saint-John Perse. Elle consacre le don des sons.
Épopée des Antilles, réécriture des épopées grecques, Omeros ne serait-il pas,
finalement, l'un des textes contemporains qui parvient à donner une seconde vie à un genre
que d'aucuns considéraient comme totalement achevé ou, pour le moins, en voie d'extinction
? En jouant sur la distance qui sépare ses personnages de leur référent homérique, en
explorant des mémoires et des espaces multiples, en plaçant une réflexion éthique au cœur
de son œuvre, en construisant un poème où parlent les voix du peuple, Walcott noue
tradition et modernité. Aède de la communauté antillaise, aède des exilés, chantre d'un
humanisme concret, Walcott résume ainsi l'essence de son chant :
“ I sang of quiet Achille, Afolabe's son,
who never ascended in an elevator,
who had no passport, since the horizon needs none,
never begged nor borrowed, was nobody's waiter,
whose end, when it comes, will be a death by water
[...], I sang the only slaughter
that brought him delight, and that from necessity —
676-
James Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, 1996, p.1135.
“ Derek Walcott in conversation with Jean Antoine ”, op. cit., p.82.
678- “ le O modulé par le bas d'une flûte arawak ”
677-
of fish, sang the channels of his back in the sun.
I sang our wide country, the Caribbean Sea.
[...] whom no man dared insulte and who insulted no one [...]
(p.438)
679
”
Cette œuvre explore le “ devenir autre ” de la littérature, confirme que “ l'horizon
n'exige aucun passeport ”. Les lettres antillaises, lorsqu'elles recomposent Homère ou
captent les mots persiens participent d'un mouvement d'extension. Épopées ou fragments
poétiques sont des sources qui se versent dans une écriture multiple. Moins ambitieux que
Walcott, certains écrivains se confrontent à une écriture tout aussi majestueuse, celle de
Saint-John Perse. Est-ce une autre manière de chanter la Caraïbe ? Où sont ces mots
dérobés et quels sont-ils ?
679-
“ J'ai chanté le discret Achille, fils d'Afolabe, / qui n'est jamais monté dans un ascenseur, / qui n'avait
pas de passeport parce que l'horizon n'en exige aucun, / qui n'a jamais mendié ni emprunté, qui n'était le
serviteur de personne / dont la fin, quand elle viendra, sera une mort par la mer [...] / J'ai chanté l'unique
massacre / qui lui a donné du plaisir, et cela par nécessité - / celui de la pêche, j'ai chanté les chaînes de son
dos au soleil. / J'ai chanté notre vaste pays, la Mer Caraïbe. [...] / que nul homme n'a osé insulter et qui n'en
a insulté aucun. ”
CHAPITRE 4
LES MOTS DÉROBÉS : LES
ÉCRIVAINS ANTILLAIS ET LE
TEXTE PERSIEN
“ [...] nul n'ignorait qu'il vénérait un bougre nommé
Saint-John Perse dont il avait la manie de citer les
textes [...] ”
Raphaël Confiant, L'Allée des soupirs
I- Le métatexte ou l'enjeu des appartenances
À Glissant revient le privilège d'une intuition décisive qui, dès L'Intention poétique,
l'amène à fouiller la poétique persienne, à instaurer une sorte de corps à corps — d'œuvre à
œuvre — avec elle, fondant ainsi un lien qui, au fil des ans, se renforce tout en se modifiant.
Cet essai procède largement par évocations d'écrivains, pour la plupart français et
contemporains, dont l'auteur questionne la poétique afin d'élaborer les fondements
substantiels de la sienne. “ Saint-John Perse, le plus essentiel des poètes vivants ” écrit
Glissant (p.115). Essentiel, mais différent de son critique. Essentiel parce que dans son
œuvre prévaut le refus d'enraciner l'être ailleurs que dans la parole poétique : “ Son réel
limon, c'est sa condition de passant, et tout ce qui emporte comme la mer : cheval ou
dromadaire, vent cardinal, la tente de feutre, le fleuve ” (p.118). La lecture glissantienne a
ceci de spécifique qu'elle embrasse en un même texte l'intégralité de la création, butinant de
recueil en recueil, accumulant, sans donner de références précises, un dense tissu de
citations ou d'allusions. L'art de l'allusion, si prégnant, est très proche de celui prôné par
Segalen : “ L'allusion littéraire est un jeu d'idées assez délicat, qui cite sous une forme
voilée... [...] J'aurais souvent recours à l'allusion. À tout le moins ne rompt-elle pas la
sonorité même de la phrase 680 ”. Un double souci se manifeste : conserver la poétique
persienne, renvoyer à l'ensemble de l'œuvre c'est-à-dire ne pas figer, ne pas réifier. Glissant
retient une dimension fondamentale et partout présente : la récurrente aspiration à
680-
Victor Segalen, Essai sur l'exotisme, Une Esthétique du Divers, op. cit., p.62.
l'universel, cette “ vocation d'universel ” qui fit du poète le scripteur du “ livre de bord du
monde ” (p. 118-119). Il ne partage pas cette tentation, le combat contre l'idée d'universel,
ses pièges totalisants et généralisants, s'affirme au contraire comme l'un des plus puissants
ferments de sa propre création, ainsi que l'illustre Tout-monde. Il se démarque assez
nettement des intentions de son aîné, ne cède à la fascination de l'œuvre qu'avec certaines
réserves. Une lucidité d'Antillais se sentant réduit aux schèmes de l'autre — l'Occident —
par l'effort de ce vœu d'universel l'amène à questionner les soubassements socio-ethniques
de cette poétique. Il mesure, non sans inquiétude, la distance qui le sépare du poète et avoue
appartenir à ceux qui, dans Éloges, constituent le décor humain de l'enfance du petit roi :
“ (moi qui suis une de ces "faces insonores, couleur de papaye et d'ennui" ) ” (p.116).
L'Intention poétique se construit donc sur un double mouvement de reconnaissance et de
démarcation dans lequel l'ensemble des résistances et des réticences ouvre à la louange d'une
parole digne de féconder l'imaginaire de son critique.
Le Discours antillais, sous le titre “ Saint-John Perse et les Antillais ”, approfondit la
relation entre le poète béké et le peuple antillais; la confrontation s'élargit. Nombre de
remarques présentes dans l'œuvre précédente sont reprises, l'antillanité de Saint-John Perse
est plus clairement visée. Le poète reste inclassable, pris entre deux écueils, deux tentatives
de réductions : “ celle par quoi on veut le ramener à toute force dans son terreau natal (lui,
l'errant fondamental); celle par quoi on s'acharne à le blanchir de sa créolité, de cette
distorsion dont je suis sûr qu'il a secrètement pâti ” (p.431). Glissant lui-même continue à
osciller entre deux figures persiennes qu'il décrit tout autant qu'il construit : celle du “ colon
de l'univers ” et celle de “ l'errant fondamental ”, figures difficilement réconciliables, sinon
conciliables. Il ne cesse, pourtant, de réitérer la nécessité d'accepter Saint-John Perse comme
partie prenante de l'héritage antillais : “ Au-delà, Saint-John Perse est à tous nécessaire ”
(p.433). Il est alors un des seuls à percevoir la portée de cette nécessité, aussi bien en termes
d'appartenance à une terre, qu'en termes d'appartenance à un langage. “ Ainsi Perse fut-il
souvent présent dans la clairière de mes mots ”, avoue l'auteur du Discours antillais (p.433).
Une trace sous-jacente participant d'un tissu culturel spécifique imprime toute l'écriture
glissantienne. Les œuvres qui favorisent le plus l'intertexte diffus sont les textes sériels : ceux
qui s'inscrivent dans une série constituée par la totalité des textes d'un même auteur et dans
un ensemble formé par toutes les œuvres qui nourrissent l'écriture. “ La citation sérielle
réfute la problématique de l'origine et de la copie, elle affirme le simulacre dans le retour de
la trace 681 ”. Grande est la difficulté à identifier précisément l'influence persienne,
l'identification porte en elle le risque majeur de la réduction et les textes résistent à l'analyse.
La trace persienne réfère en particulier à la vision du paysage antillais. Perse comme Glissant
sont deux écrivains de la mangrove. Une comparaison minutieuse de La Lézarde avec
Éloges et Exil, en particulier “ Pluies ”, permettrait sans doute de faire apparaître
connivences et divergences, d'évaluer l'ampleur du sillon persien. Régis Antoine constate la
présence d'une “ intertextualité critique
682
” dans La Lézarde, tandis qu'Alain Baudot
souligne que “ peu de lecteurs s'aperçoivent que depuis au moins " Boises ", Glissant est en
complète rupture de poétique avec l'auteur de Vents.
683
” Nous avons montré pour notre
part la différence d'appréhension qui marque l'écriture de la conquête. À lire Tout-monde et
les derniers essais, il est légitime de se demander si Glissant n'opère pas une certaine
distinction entre les recueils, notamment entre Vents et ceux qui louent le paysage antillais
et / ou américain. Évoquant la beauté du chaos, le narrateur de Tout-monde dit : “ Il y avait
eu ce que Saint-John Perse en avait connu : la verticalité prodigieusement descendante du
banian (" le banian de la pluie prend ses assises sur la ville...") qui avait joint l'élan à la racine
[...] Oui, un enfant béké avait pu inventer cette alchimie, libre qu'il était de toutes les
révulsions d'abîme où avaient macéré les nègres ” (p.55). Tout en rappelant qu'il est
impossible de séparer l'analyse des textes poétiques et romanesques de celle des essais, il
nous semble toutefois que l'écriture poétique emprunte d'autres chemins que ceux de SaintJohn Perse, s'en détachant ostensiblement alors même que les derniers essais critiques
681-
Antoine Compagnon, La Seconde main - ou le travail de la citation, Paris, Éd. du Seuil, 1979, p.91.
Régis Antoine, “ La poésie insulaire de Saint-John Perse ”, Penser la créolité, op. cit., p.269.
683- Alain Baudot, Bibliographie annotée d'Édouard Glissant, op. cit., p. XLV.
682-
réévaluent certains jugements contenus dans les premiers : “ Il n'aurait pas supporté de jouer
les colons de l'univers comme il m'a longtemps paru ” (P.R., p.50). Certains critères
idéologiques — ou du moins vaguement moraux — qui coloraient les approches antérieures
cèdent le pas à la seule volonté de saisir la poétique, au risque, nous l'avons déjà signalé, de
surenchérir sur l'oralité persienne. Alors que l'auteur de L'Intention poétique doutait de la
présence d'une “ Relation ” à l'œuvre dans les poèmes de son aîné, il affirme que Perse “
prophétise la poétique de la Relation ” (p.54), contredisant ainsi l'aspiration à l'universel
généralisant dont l'intention le blessait. Il s'applique aussi à tisser des liens entre le poète et
d'autres créateurs : Segalen, Faulkner et Camus. Progressivement s'ébauche une définition
plus souple, plus poreuse, plus complexe aussi de l'appartenance; définition qui permet
d'intégrer d'autres écrivains du Sud, qui ne concerne plus seulement l'antillanité mais le
rapport au lieu natal vécu dans l'ailleurs. Loin des sentiers de l'universel, Glissant
communique avec ceux dont il dit : “ Ce lieu, leur Lieu, Saint-John Perse et Camus l'ont
emporté avec eux comme une source mélancolique et frémissante, c'est Éloges et c'est
Noces à Tipasa, comme une poétique, et ils l'ont transcendé dans autre chose, la sobre clarté
de la conscience inquiète ou l'équanimité de l'Universel
684
”. Paix et réconciliation
ponctuent la relation entre Glissant et le poète.
La lecture critique de Patrick Chamoiseau et de Raphaël Confiant témoigne, pour sa
part, d'une relation qui s'effectue sous le signe de Glissant. Le métatexte se complexifie. Dès
le titre du chapitre consacré au poète dans Lettres créoles : “ L'errance au monde enracinée
”, se lit le titre du chapitre de Poétique de la relation : “ Une errance enracinée ”. Échos,
reflets et jeux de miroirs ne doivent cependant pas masquer la liaison précise qui unit les
auteurs de la créolité à leur aîné. Glissant intervient comme garant de leur approche, laquelle
construit ses propres présupposés. Trois pages d'écriture, dont la technique relève du
centon, parlent de Saint-John Perse, parlent à sa place. Elles s'intitulent “ L'enfance du grand
exil ”. Leurs auteurs juxtaposent de manière très dense de multiples fragments persiens,
684-
Édouard Glissant, Faulkner, Mississippi, op. cit., p.310.
“ agençant des pans de son propre dire poétique 685 ”. Ce texte assumé par un narrateur
autodiégétique — “ le Saint-John Perse ” de Chamoiseau et Confiant — rappelle une forme
utilisée pour dire les mémoires des membres du peuple créole qui n'ont pas écrit : Indiens,
Syro-libanais, Chinois... Ces textes, parmi lesquels nous avons déjà évoqué celui consacré
aux Indiens, portent la marque d'une parole communautaire énoncée par un “ Nous ”. Le “
Je ” complète le “ Nous ” des absents. Contrairement à ce que les auteurs avaient fait pour
présenter Aimé Césaire, ils ne souhaitent pas citer, couper et coller le verbe persien en
l'entourant du métalangage de la critique, mais bien plutôt s'approprier une parole, et faire
leur, par le biais de la réécriture, une vision du monde qualifiée de créole :
“ L'îlet-aux-feuilles était un rêve sur la mer.
À la brune du soir, Père avait coutume de se vêtir de drill blanc et
d'arpenter les hautes galeries de notre demeure, un cigare entre les
doigts. Sa peau de mulet rouge ennoblissait chacun de nos gestes. Ses
lèvres frémissaient au chant de l'oiseau Annaô, là-bas tout au fond de la
plantation où les grandes bêtes taciturnes et crépues essuyaient leurs
fourches et leurs coutelas dans une mare si petite qu'elle s'ajustait avec
exactitude au reflet de la lune. 686 ”
S'il est inutile de reconstituer intégralement le système de correspondances établi
entre les deux textes, quelques remarques s'imposent. L'on constate des emprunts littéraux,
pour la plupart extraits d'Éloges : “ de grandes bêtes taciturnes ” (O.C., p.23), d'autres,
toujours littéraux, mais où intervient un changement d'énonciation : “ [...] et les servantes de
ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes chaudes près de toi qui tremblais ”
(O.C. p.23) qui devient : “ Elles remuaient leurs jambes chaudes près de moi qui tremblais
687
” ou encore “ La barque de mon père, studieuse, amenait de grandes figures blanches ”
qui se transforme en “ la barque de Père 688 ”. Certains syntagmes de la poésie persienne
685-
Lettres créoles, op. cit., p.159.
Ibidem, p.157.
687- Ibidem, p.157.
688- Ibidem, p.157.
686-
sont conservés mais déplacés, ainsi l'Ange qui désigne les “ figures blanches ” caractérise,
dans le texte second, le cheval du père. De même, le verbe “ s'ennoblir ”, qui marque l'action
des bêtes, apparaît sous sa forme non pronominale et désigne la peau du père chez les
auteurs de la créolité. La substitution de la majuscule à la minuscule dans le mot “ père ”,
pour infime qu'elle paraisse, est également une transformation majeure : le maître
d'habitation est ainsi “ déifié ”, ce qui n'était pas le propos d'Éloges.
Au centon succède le métatexte qui s'inspire de la critique glissantienne tout en s'en
distinguant sur plusieurs points. Méthodologiquement, Chamoiseau et Confiant s'appliquent
à faire coïncider l'œuvre avec la biographie de son auteur, chaque recueil illustrant une
période de la vie du poète, périodes dans lesquelles se détachent l'enfance antillaise et l'exil.
L'appartenance du poète à “ la caste des maîtres blancs créoles ” n'entrave pas sa vision du
monde car “ l'homme ne participe que peu aux conditionnements et aux névroses engendrées
par la société coloniale
689
”. On lira dans cette affirmation la répétition du propos
glissantien. Saint-John Perse assume donc, aux dires de ses critiques, un esprit créole, une
créolité ancrée dans la langue de l'enfance : “ [...] il l'acceptait fonctionnellement ainsi que
l'ont toujours fait les Békés
690
”, d'où la liberté dont il jouit dès ses premiers écrits. Les
défenseurs et illustrateurs de la créolité situent le poète dans une perspective de connivence
et non de divergence. À la suite de Mary Gallagher, ces interprétations nous apparaissent
comme une tentative quelque peu forcée de créoliser Saint-John Perse procédant d'une
démarche dont les soubassements méthodologiques et critiques reposent sur des critères
idéologiques. L'œuvre poétique et les lettres persiennes ne cessent de réitérer le refus du
métissage, synonyme de bâtardise et d'impureté, position en parfaite inadéquation avec les
valeurs de la nouvelle créolité. La vision du Divers — empruntée à Segalen, via Glissant —
est appliquée à Saint-John Perse (“ Il ne tente pas pour autant d'harmoniser en lui les
689690-
Ibidem, p.161.
Ibidem, p.161.
grouillements du Divers
691
”), or Oiseaux pointe “ [...] la nudité d'une évidence et le
mystère d'une identité : unité recouvrée sous la diversité ” (O.C., p.413). La lecture de
Chamoiseau et Confiant s'avère également partiale en cela que, contrairement à celle de
Glissant, elle accorde une importance démesurée aux premières œuvres, réduisant ainsi toute
l'œuvre d'exil. Elle tend également à définir la poétique persienne — en raison même de
l'appartenance békée du poète garante de sa liberté — par contraste avec la négritude et
l'œuvre césairienne. La louange faite au poète de la plantation porte en filigrane une critique
de l'auteur du Cahier d'un retour au pays natal.
Faut-il pour autant en conclure que les auteurs de la créolité annexent à leur profit
les textes persiens, construisant de ce fait une vision tronquée de la littérature et de l'histoire
? C'est du moins le reproche non exempt de virulence que leur adresse Maryse Condé dans
un article ouvertement polémique et paradoxalement intitulé “ Éloge de Saint-John
Perse 692 ”. Ce texte retrace les étapes d'une relation toujours passionnelle : relation d'un(e)
écrivain(e) noir(e)-antillais(e) aux prises avec les textes et la vie d'un poète blanc, quête dont
l'enjeu ostensiblement affiché demeure celui d'une identité à conquérir et à faire reconnaître.
L'éloge commence par une déclaration de haine : “ J'ai toujours haï l'arrogance réelle et
imaginaire des vainqueurs et abhorré les mots "aristocrate", "diplomate", "ambassadeur".
L'adulation dont Saint-John Perse a été l'objet, dès ses premiers écrits, l'a précisément tenu
éloigné de moi
693
”. Âpreté qui, au fil des pages et de l'introspection, se tempère
progressivement, pour aboutir à une forme d'accommodement non avec l'homme ni avec le
style d'une poésie qualifiée de “verbeuse ” et “ froide ” mais avec une “ leçon 694 ” : celle de
la non-appartenance à un territoire particulier, celle de l'exil toujours renouvelé.
691-
Ibidem, p.164. Éloge de la créolité place en épigraphe une citation de Segalen que Glissant affectionne
tout particulièrement : “ C'est par la différence et dans le divers que s'exalte l'Existence. / Le Divers décroît /
C'est là le grand danger ”.
692- “ L'attention que certains Martiniquais se mettaient à porter à Saint-John Perse me semblait un coup
bas, une manière perfide de faire de l'ombrage à Césaire, mon idole alors. [...] J'appris qu'au pays, grâce aux
efforts de certains, il réintégrait l'univers littéraire. Cela m'irritait.” Maryse Condé, “ Éloge de Saint-John
Perse ”, Europe, n° 789-800, op. cit., p.22.
693- Ibidem, p.20.
694- Ibidem, p.25.
En terre francophone, la relation à Saint-John Perse est aujourd'hui une véritable
histoire de famille, avec ses drames, ses refoulements, ses déclarations d'amour. Le lecteur
du “ Discours à Stockholm ” de Derek Walcott en appréciera d'autant mieux les belles
allusions au poète. Walcott le revendique comme faisant partie du patrimoine littéraire
antillais. Il le considère avec plus de recul et de simplicité, moins de passion et en fait l'éloge,
au vrai sens du terme : “ Alexis Saint-Léger Léger [sic], Saint-John Perse de son nom de
plume, a été le premier Antillais à obtenir ce même prix Nobel pour la poésie. Il était né en
Guadeloupe et écrivait en français, mais avant lui il n'y avait rien d'aussi frais et limpide sur
le plan de la sensibilité que ses poèmes sur son enfance, celle d'un jeune Blanc privilégié
vivant dans une plantation antillaise; Pour fêter une enfance, Éloges et, plus tard, Images à
Crusoé. Enfin, la première brise sur la page, chargée de sel et rafraîchissante comme les
alizés, le bruit des palmiers et des pages qu'on feuillette " alors que l'odeur du café remonte
l'escalier "
695
”. D'Éloges à Anabase, Walcott entend célébrer la diversité de Saint-John
Perse, sa poésie tellurique qui ne récite pas seulement les Antilles mais que récitent euxmêmes les “ choux palmistes ”, tout comme Anabase recompose les “ fragments d'une
épopée imaginaire 696 ”. Le monde persien, mis en relation avec les acteurs du Ramayana,
n'exclut pas la reconnaissance de “ Césaire l'Africain ” dit encore le récipiendaire du Nobel.
Cette ample saisie des poétiques antillaises s'effectue sous le signe de l'universel et de la
fraternité. Walcott transforme l'hommage qui lui est attribué en éloge de l'antillanité sous
toutes ses formes. La quête, tourmentée ou pacifiée, que traduisent les textes que nous
venons d'évoquer, traverse aussi l'écriture romanesque.
II- L'intertexte : une littérature en quête d'elle-même.
695696-
Derek Walcott, “ Discours à Stockholm ”, op. cit., p.42.
Ibidem, p.43.
Parmi les écrivains de la jeune génération, Daniel Maximin illustre une attitude
envers Saint-John Perse assez atypique. Son roman L'Isolé soleil ignore le poète. Pourtant,
ainsi que le remarque Bernard Mouralis : “ L'Isolé soleil peut [...] apparaître à juste titre
comme le roman de la littérature antillaise. Recueil de morceaux choisis, il nous fait accéder
à l'essentiel de la production antillaise
697
” De la poésie négrophile à Peau noire, masques
blancs, en passant par Légitime Défense, Le Cahier d'un retour au pays natal et bien d'autres
textes fondateurs, présents sous forme de citations ou d'allusions, Maximin balise l'itinéraire
d'une littérature et dévoile la trajectoire de jeunes Antillais en quête d'identification, première
étape avant d'accéder à la pleine maîtrise d'une écriture désaliénée de la parole des pères.
L'absence de Saint-John Perse y paraît significative et sans doute justifiée : ni le chantre de
l'Habitation, ni le poète d'Anabase, ni celui d'Exil... ne sauraient diriger l'intention qui anime
les jeunes scripteurs 698. Pourtant l'univers de l'Habitation, celle des Flamboyants, est un
espace-temps qui traverse toute la production romanesque de l'auteur, depuis la période de
l'esclavage jusqu'au vingtième siècle. Le troisième volet de la trilogie : L'Île et une nuit
consacre à la fois l'effondrement des Flamboyants sous l'attaque du cyclone et l'irruption de
l'écriture d'Alexis Leger. Durant les heures qui précèdent l'arrivée du cyclone, un jeune
homme laisse à ses amis “ un texte de Saint-John Perse, une lettre inédite retrouvée par la
responsable du musée de Pointe-à-Pitre, une mine de renseignements, dit-il ironiquement,
pour les paysans qui n'ont pas fait d'études 699 ”. Suivent immédiatement deux pages d'une
citation de cette lettre, probablement réelle, qui se clôt par des points de suspension. “
Langage-objet ”, la citation est entourée d'un métalangage qui a fonction de commentaire,
lequel est une critique envers ceux qui se réjouissent des cyclones :
697-
Bernard Mouralis, “ L'Isolé soleil ou le roman de la littérature antillaise ”, Convergences et divergences
dans les littératures francophones, op. cit., p.120.
698- Adrien écrit à Marie-Gabriel : “ Sur la Terra Nostra des Amériques, les écrivains doivent écouter le
chant des aveugles qui font peau neuve dans la zone sacrée, et leur conseille d'écrire d'une manière impure,
parodique, mythique, et documentaire tout à la fois ”, L'Isolé soleil, op. cit., p.89.
699- L'Île et une nuit, op. cit., p.19.
“ Laissons à d'autres le désespoir si commun parmi nous des rêves de
ruines et d'apocalypse bien totale pour asseoir les projets de renouveau.
Et souvenons-nous aussi de la parole du poète en exil apprenant que la
Joséphine, l'habitation de son enfance avait été rasée par un cyclone :
" Tant mieux. Qu'ainsi en emporte toujours le vent. " 700 ”
Dans sa biographie, le poète écrit ceci : “ À New York, Mrs Jacqueline Kennedy,
qui avait été, sur les lieux, voir ce qui restait à la Guadeloupe d'une ancienne plantation de la
famille du poète, l'habitation La Joséphine, ravagée par le dernier cyclone, lui rapporte, avec
ses impressions personnelles, un souvenir particulièrement émouvant [...] ” (O.C.,
p.XXXVIII). La mention de ce souvenir est sensiblement rectifiée par une note contenant les
propres impressions du poète, celles-là mêmes que cite Maximin : “ Au rapport qu'elle lui en
faisait, avec toute la délicatesse et tous les ménagements possibles, d'une si totale
destruction, Jacqueline Kennedy avait été surprise d'entendre Saint-John Perse s'écrier : "
Tant mieux, tant mieux ! Rien derrière moi ! Qu'autant en emporte toujours le vent !... " ”
(O.C., p.1101). Si l'on se souvient que la biographie et les notes ont été rédigées par SaintJohn Perse, on mesure une fois encore la mise en scène et l'on perçoit dans la citation de
Maximin une prise de distance, non exempte d'ironie, envers l'ancien roi de l'Habitation. Le
romancier guadeloupéen intègre la parole rapportée de l'homme sans reconnaître la voix du
poète.
L'ironie assez mordante apparaît aussi dans La Vie scélérate de Maryse Condé. La
romancière parodie cet extrait d'Éloges : “ Ma bonne était métisse et sentait le ricin; toujours
j'ai vu qu'il y avait des perles d'une sueur brillante sur son front, à l'entour de ses yeux — et
si tiède, sa bouche avait le goût des pommes-roses, dans la rivière avant midi ” (O.C., p.26).
Elle remplace “ métisse ” par “ négresse ”, et dérision flagrante, “ ricin ” par “ ganja ”; les “
pommes-roses ” deviennent quant à elles “ les fruits du goyavier sauvage cueillis avant
700-
Ibidem, p.22.
midi 701 ”. Le procédé employé est celui que Michel Schneider nomme “ le plagiat de
dérision ” qui “ utilise le procédé formel du démarquage [...] non à des fins d'appropriation,
mais de détournement ” et dans lequel “ la non dissimulation de l'emprunt est [...] essentielle
à l'effet comique
702
”. Manière d'affirmer, dans un détournement sans détour, que l'enfance
de la jeune fille s'écarte sensiblement de celle du poète.
Tout autre est l'attitude des romanciers de la créolité qui vont justifier pleinement ce
qu'Antoine Compagnon nomme “ la relation entre deux systèmes ” : l'auteur premier et
l'auteur second, le texte premier et le texte second, “ relation multipolaire ”. Raphaël
Confiant inscrit en épigraphe d'Eau de café cet extrait de Vents : “ Et de la Mer elle-même il
ne sera question, mais de son règne au cœur de l'homme ”. Antan d'enfance et Ravines du
devant-jour se placent sous le signe d'Éloges. Mary Gallagher constate que le texte de
Chamoiseau porte trace de la poésie persienne. Un des vers qui traverse la prose : “ Je me
souviens de l'icaque / oh je me souviens de l'icaque ” rappelle l'icaque qui figure dans “ Pour
fêter une enfance ” mais aussi “ de nombreux versets d'autres poèmes encore de la même
suite poétique, par exemple : ... Je me souviens du sel, je me souviens du sel que la nourrice
jaune dut essuyer à l'angle de mes yeux (O.C., p.24) ou encore [...] Je me souviens des
pleurs d'un jour trop beau dans trop d'effroi, dans trop d'effroi (O.C., p.26) ou enfin le
caractère emphatique de l'O dans ...O! j'ai lieu de louer! (O.C., p.28) 703 ”. Le dernier
chapitre de l'autobiographie de Confiant intitulé “ Sinon l'enfance ” renvoie aussi à “ Pour
fêter une enfance ”, titre auquel font écho les ultimes paroles du narrateur : “ Dit le poète :
sinon l'enfance qu'y a-t-il qu'il n'y a plus ?... 704 ” (O.C., p.25). Des enfances créoles se
disent, grâce à une autre enfance créole. Antan d'enfance et Ravines du devant-jour
s'identifient à la nostalgie d'un temps à jamais perdu, traquent une certaine forme d'exil
ontologique qui est plus temporelle que spatiale : “ Et quand s'écoule d'un au-delà des yeux,
701-
La Vie scélérate, op. cit., p.222.
Michel Schneiner, Voleurs de mots, op. cit., p.54.
703- Mary Gallagher, “ Saint-John Perse et la nouvelle créolité ”, op. cit., pp.89-90.
704- Raphaël Confiant, Ravines du devant-jour, op. cit., p.208.
702-
sans annonce ni appel, un lot de souvenirs, quand s'élève en bouffée la mensongère estime
d'un temps heureux [...] et que l'on s'y sent, non pas étranger, mais en humeur d'exilé [...]
705
”.
Publié dans le sillage des Lettres créoles et des textes précédemment mentionnés,
L'Allée des soupirs instaure un véritable dialogue avec l'œuvre persienne grâce au
personnage de Monsieur Jean, quinquagénaire apprenti poète et amoureux fou de la belle
Ancinelle. Monsieur Jean puise dans le répertoire persien afin de faire face à n'importe quelle
situation délicate. Il récite la parole du poète pour séduire sa belle mais aussi pour menacer
le “ Pied-noir ” Ramirez, ce qui semble pour le moins étonnant : “ Étranger dont la voile a si
longtemps longé nos côtes (et l'on entend parfois de nuit le cri de tes poulies), nous diras-tu
quel est ton mal, et qui te porte, un soir de plus grande tiédeur, à prendre pied parmi nous
sur la terre coutumière ? 706 ” (“ Amitié du Prince ”, O.C., p.47). L'orateur privilégie la
poésie des cycles antillais et américain, essentiellement “ Amitié du Prince ” et Vents. Les
poèmes de l'enfance comme ceux du “ Grand âge ”, moins virils, moins pénétrés par l'élan
conquérant, sont absents. L'enjeu de l'intertexte est aussi clairement polémique. À travers les
débats qui opposent Chartier (le “ Blanc-France ”) et l'ancien instituteur, c'est la quête d'une
littérature créole qui est visée. Monsieur Jean congédie Césaire, “ sa théorie, sa Négritude ”
et son “ charabia surréaliste ” grâce au verbe persien. Chartier cherche le moyen de
réhabiliter le créole et de créer le “ grotesque ” antillais. Ancinelle se contente de vivre ses
passions. Elle balaie le culte du livre dont son amoureux l'entourait : “ J'ai failli sombrer dans
cette vénération du livre qui vous dessèche tous la cervelle. Sache que je n'ai pas lu ce
recueil de Saint-John Perse que tu m'avais offert pour mon anniversaire 707 ” dit-elle au
prétendant évincé. Saint-John Perse est ainsi pris dans le tourbillon de la créolité, d'une
littérature qui se fabrique et se pense, qui s'écrit dans la perte d'une oralité qu'elle piste.
705-
Patrick Chamoiseau, Antan d'enfance, op. cit., p.12.
Raphaël Confiant, L'Allée des soupirs, op. cit., p.47.
707- Ibidem, p.432.
706-
Les mots dérobés à l'univers persien, dans les œuvres romanesques citées, et quelle
que soit l'intention qui anime l'auteur second, constituent un tempo secondaire, une petite
musique grinçante ou mélodieuse. L'harmonisation, voire l'harmonie entre texte premier et
texte second, s'accomplit dans des œuvres qui font de la poésie persienne un véritable thème
au sens musical du mot.
III- La germination des mots
Traversée de la mangrove, loin de la parodie crispée de La Vie scélérate, associe à
Francis Sancher d'étranges paroles que ce dernier avait coutume de prononcer. Émile
Étienne, l'un des participants à la veillée funéraire, se les remémore :
“ C'est ainsi qu'il avait fait sa connaissance " Chez Christian ", attablé au
comptoir et buvant son sec comme un habitué tout en déclamant :
" Amitié du prince !
Je reviendrai chaque saison avec un oiseau vert et bavard sur le
poing ! 708 ”
On reconnaît immédiatement l'apostrophe qui, dans le texte premier, figure après la
déclamation du récitant : “ Je reviendrai chaque saison, avec un oiseau vert et bavard sur le
poing. Ami du Prince taciturne. Et ma venue est annoncée aux bouches des rivières. Il me
fait parvenir une lettre par les gens de la côte : " Amitié du Prince ! Hâte-toi [...] ” (O.C.,
p.69). À la fin du roman, alors que tous les personnages ont reconstruit la vie de Francis
Sancher à partir des éléments disponibles, chacun continue à questionner l'appartenance
problématique du défunt et à interroger la citation persienne dans laquelle semble résider un
mystère :
708-
Maryse Condé, Traversée de la mangrove, op. cit., p.247.
“ Qui était-il en réalité cet homme qui avait choisi de mourir parmi eux ?
N'était-il pas un envoyé, le messager de quelque force surnaturelle ? Ne
l'avait-il pas répété encore et encore : " Je reviendrai chaque saison avec
un oiseau vert et bavard sur le point ? Alors personne ne prêtait attention
à ses paroles qui se perdaient dans le tumulte du rhum. Peut-être
faudrait-il désormais guetter les lucarnes mouillées du ciel pour le voir
réapparaître et recueillir enfin le miel de sa sagesse 709. ”
L'apparition de l'intertexte était annoncé, dès le début du roman, par un indice dont
l'importance est capitale. Le récit de Moïse, l'un des proches de Francis, fait mention d'une
malle contenant tous les biens de l'étranger et en particulier : “ Les livres qu'il aimait, tous en
espagnol, à l'exception d'un Saint-John Perse en collection de la Pléiade 710 ”. Le viol de la
malle par Moïse entraînera une rupture définitive entre les deux amis. La malle contient un
secret que cherche à préserver son propriétaire, secret jamais dévoilé mais qui n'est
probablement autre que celui de l'histoire antillaise. Des similitudes frappantes relient les
origines de Francis et celle d'Alexis Leger : tous deux appartiennent à de vieilles familles de
Blancs créoles, tous deux sont à la fois intérieurs et extérieurs à l'actuel peuple
guadeloupéen. Le questionnement des personnages de Rivière-au-Sel face au descendant de
propriétaires d'esclaves devenu étranger absolu vient troubler leurs vies sédentaires,
bousculer les habitudes d'une “ terre coutumière ”, celle-là même que troublait l'étranger
d'Amers (O.C., p.321). Les références à “ Amitié du Prince ”, constituent un tempo qui
participe de la musicalité de l'œuvre, qui s'accorde à sa structure. La théâtralisation et le jeu
des voix qui prévalent dans le poème rejoignent la polyphonie du roman, la prise de parole
des personnages. “ Ce ne sont ni les mots ni les phrases que l'on peut imiter, mais peut-être
une chose impalpable, sous les mots, entre les phrases, moins un rythme que la battue
singulière d'un écrivain attaché à un tempo ” écrit en ce sens Michel Schneider à propos du
709710-
Ibidem, p.265.
Ibidem, p.46.
texte plagiaire 711. Ce qui est probablement aussi non pas imitable mais communicable est la
couleur de l'œuvre première. La couleur verte de l'oiseau persien n'appartient pas seulement
à “ Amitié du prince ”, elle sature l'ensemble des Œuvres complètes : “ C'est le goût du fruit
vert, dont surit l'aube que tu bois ” (Éloges, p.12); “ Alors on te baignait dans l'eau de
feuilles vertes ” (“ Pour fêter... ”, p.23); “ Il me souvient des femmes qui fuyaient avec des
cages d'oiseaux verts ” (“ Histoire du régent ”, p.75); “ Dans l'Été vert comme une impasse,
dans l'été vert de si beau vert ” (“ Poème à l'étrangère ”, p. 171); “ J'ai rêvé l'autre soir d'îles
plus vertes que le songe... ” (Amers, p.327) ... Le vert persien, coloris d'une enfance
antillaise, couleur d'élection, germe dans le roman guadeloupéen.
À l'instar de Maryse Condé, Émile Ollivier établit un parallèle très net entre l'œuvre
persienne et son dernier roman. L'occurrence “ urnes rescellées ”, privée de son affixe “ re ”,
apparaît une première fois dans le titre; elle est immédiatement élucidée grâce à la citation
placée en épigraphe : “ C'est le désir encore au flanc des jeunes veuves. Des jeunes veuves
de guerriers comme de grandes urnes rescellées ” (“ Pluies ”, pp.152-153). L'épigraphe
revêt une fonction assez classique : “ cette pratique de l'épigraphe en annexe justificative du
titre s'impose presque lorsque le titre est lui-même constitué d'un emprunt, d'une allusion ou
d'une déformation parodique
712
”. Le signifié du titre se ramifie et essaime dans tout le
roman; il renvoie à la fois aux filles Mosanto, vouées à la virginité par leur père, aux morts
mystérieuses, au désir parfois profanateur de l'archéologue et aux urnes des élections
haïtiennes, métaphoriquement scellées par des siècles de dictature. Mais cette occurrence,
qui déterritorialise très largement le fragment de “ Pluies ” de son lieu d'ancrage, n'est que
l'un des fils qui relie le roman à la poésie persienne. D'autres poèmes : “ Cohorte ”, “ Écrits
sur la porte ” les deux “ Chanson[s] ” qui encadrent Anabase inspirent à l'auteur un fécond
travail de réécriture. À l'issue de son séjour haïtien — qui devait être un retour définitif —
Adrien, le personnage principal, décide de quitter l'île pour retourner à son exil québécois.
711712-
Michel Schneider, op. cit., p.108.
Gérard Genette, Seuils, op. cit., pp.145-146.
La voix d'un narrateur s'adressant au personnage commente le parcours d'Adrien et tente de
définir la relation qui le lie au pays natal et la nature de sa quête :
“ Que possédais-tu en propre sinon des papiers d'identité ? Là-bas, pas
de tombe familiale, pas de demeure ancestrale. Ici, tu avais laissé ton
chien, ton cheval bai et tes tourterelles. Tu étais revenu les chercher. Tu
les a cherchés longtemps sans les trouver. Tu as eu beau demander à des
passants s'ils ne les avaient pas vus, décrivant le chemin qu'ils avaient
pris et indiquant à quel nom ils répondaient. Tu en as rencontré un ou
deux qui avaient entendu les aboiements d'un chien et les pas d'un
cheval; deux ou trois autres ont même vu disparaître une tourterelle
derrière un nuage, et tu dois avouer qu'ils semblaient vraiment désireux
de les retrouver puisqu'eux aussi ils en avaient perdu : la perte est un
solide ciment.
Adieu ! as-tu dit alors. Adieu ! Désormais tu appartiens à la race de ceux
qui ont à jamais perdu un chien, un cheval bai et des tourterelles 713. ”
Ce long passage tisse les fragments suivants : “ [...] l'enfant maître d'un poney pie,
taché de rouge et blanc [...] ” (“ Cohorte ”, p.688), “ J'aime encore mes chiens, l'appel de
mon plus fin cheval ” (Éloges, p. 8), “ Mon cheval arrêté sous l'arbre plein de tourterelles, je
siffle un sifflement si pur [...] ” (“Chanson ”, p.117). Les trois motifs sont prétextes à un
ample développement lyrique, dans lequel le double d'Adrien — l'auteur lui-même ? —
inscrit son exil dans le prolongement de l'exil persien. La citation filée demeure dans la
même tonalité que la parole persienne, elle conduit à une relecture de l'enfance à travers les
attributs quasiment sacrés qui lui sont affectés : cheval, tourterelles et chien, à la lumière
aussi de l'exil toujours recommencé. Présents dans de nombreux poèmes, mentionnés aussi
dans la biographie et les lettres de la Pléiade, le cheval ou le poulain sont des figures
obsédantes qui perdurent jusqu'à Chronique : “ Et l'étalon du soir hennit dans les calcaires ”
(p.389). Dans le roman, le cheval est aussi animal par lequel la mort se propage. N'étaient
713-
Émile Ollivier, Les Urnes scellées, op. cit., pp.284-285.
les risques de surinterprétation, le texte tout entier peut se lire à l'aune de la poésie persienne
: Reine, l'une des filles Mosanto, adulée par ses prétendants, suggère un rapprochement avec
“ Récitation à l'éloge d'une reine ” et les personnages féminins de baigneuses rappellent
l'admiration que Perse vouait aux belles nageuses 714, élément présent dans sa poésie et dans
ses lettres, signe d'une étroite connivence entre la femme et la mer, d'un incessant
dynamisme que réitère le texte second.
Par l'intermédiaire de ces mots qui germent dans une nouvelle œuvre, le poète qui
n'est jamais retourné aux lieux de son enfance réintègre le paysage qui l'a vu naître, tout en
demeurant l'errant fondamental. Poète de l'ubiquité, homme de tous les lieux, Saint-John
Perse nourrit l'imagination des romanciers antillais, devient une figure romanesque. La
poésie persienne a peu évoqué l'ultime lieu de résidence du poète, la maison des Vigneaux
sur la presqu'île de Giens. Glissant, dans Fastes intitule “ Les Vigneaux ” l'un de ses
quatrains :
“ Une étoile ralliait l'archipel comme cachiman
Nos îles sur les murs sèment leurs siècles convenus
À voix haute, pour une fois, le jardin paresse
Seule la longue-vue confie aux écumes son ciel 715 ”
Éloge d'un poète à un autre poète, continuation d'un archipel de mots et de textes.
Fastes entendait “ Allouer à l'éloge une géographie souterraine, d'où les ruptures ne
s'effacent pas... Rappeler voyants et demeurants, qu'ils se reconnaissent entre eux... 716 ”,
autre signe d'une mise en Relation...
714-
“ " Nous, plus étroites des hanches et du front plus aiguës, nageuses tôt liées au garrot de la vague,
offrons aux houles à venir une épaule plus prompte. / " L'aspic ni le stylet des veuves ne dorment dans nos
corbeilles légères... ” (Amers, p.315)
715- Édouard Glissant, Fastes, op. cit., p.39.
716- Ibidem, p.9.
Dans tous les textes substantifiés par la poésie persienne, un mouvement
complémentaire de déterritorialisation et de reterritorialisation s'accomplit. Extraits de leur
terre première, les mots du poète se déterritorialisent, perdant de leur sens qui se trouve
infléchi par l'usage qu'en font les romanciers. La grande poésie devient parfois simple
ritournelle. Les puristes regretteront certaines utilisations parfois excessives, le déploiement
d'un intertexte issu d'une œuvre qui, elle-même, pratique peu l'intertextualité. Mais ces
mêmes mots fécondent ainsi d'autres écritures, traversent la frontière des genres en passant
de la poésie à la prose. Le commentaire comme l'intertexte répondent peut-être à cette
nécessité soulignée par Michel Foucault “ de dire enfin ce qui était articulé silencieusement
là-bas, [..] dire pour la première fois ce qui avait déjà été dit et répéter inlassablement ce qui
pourtant n'avait jamais été dit
717.
” L'approche de l'intertexte et du métatexte requiert plus
que toute autre critique une lecture relationnelle (Genette) car elle met en relation non
seulement deux pôles — texte premier et texte second — mais, transitant par d'autres
écritures — celles de Glissant pour les auteurs de la créolité —, elle montre la gestation
d'une littérature en quête d'elle-même.
Les lettres antillaises ont aujourd'hui une mémoire activée par l'écriture : leur propre
mémoire. Mémoire qui, comme tendrait à le prouver le “ Discours à Stockholm ” de
Walcott, transcende non seulement les frontières ethno-sociales mais aussi, bien que
partiellement, les frontières linguistiques. Il n'est pas certain que la quête soit close, que
l'appartenance tant questionnée soit identifiée et identifiable. Émerge, dans ces écritures du
devenir dont nous avons retracé la genèse et le déploiement, la certitude qu'il existe non pas
une littérature que nous pouvons qualifier de “ mineure ” — une littérature faite dans une
langue majeure et qui en contredit les intentions impérialistes — mais bien une littérature
majeure. Une littérature écrite en plusieurs langues, en de multiples langages, irriguée par
toutes les influences, y compris les plus lointaines. Une littérature d'errance et d'espoir.
717-
Michel Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p.27.
CONCLUSION GÉNÉRALE
La mémoire “ ne s'oppose pas à l'oubli qu'elle englobe ” écrit Pierre Nora
718,
désignant pourtant une mémoire nationale — en l'occurrence la française — qui se donne à
voir ou à lire dans des lieux ancrés dans un territoire, en général peu contestables,
rassembleurs d'un peuple, miroirs de son passé. Au cœur de toute mémoire se glisse une part
d'opacité, d'oubli. Ainsi la mémoire peut-elle être mémoire de l'oubli mais elle n'est jamais
oubli de l'oubli. Nous n'oublions pas que nous ne savons plus exactement, précisément,
clairement, ce qui s'est passé, telle est peut-être l'idée qui résonne avec force dans cette
littérature antillaise qui s'interroge sur le trauma originel de son peuple. Tout exil, toute
rupture d'appartenance construisent à la fois une mémoire contre l'oubli et une “ mémoire
pour l'oubli
719
”. L'écriture forge aussi ses propres lieux de mémoires, lieux pluriels à
l'image même des intentions qui les motivent. Nous n'avions pas pour ambition de
catégoriser et encore moins de classer ces lieux, mais tout simplement de les dire et de les
réunir : océan de la conquête, bateau négrier, île de Gorée, mer de la déportation, Afrique
matricielle... Saint-John Perse et Glissant, lorsqu'ils évoquent les navigateurs et leur désir de
conquête, ne construisent pas les mêmes figures, désignent différemment la même histoire,
mais reconnaissent tous deux son importance. Le navire négrier, sinistre emblème de
l'horreur, hante l'imaginaire de nombreux créateurs. Pour Aimé Césaire, Édouard Glissant,
Caryl Philipps, Derek Walcott, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, il s'érige en espace
d'une mémoire torturée. Les écrivains sont alors les légataires de la perte et le livre le seul
véritable lieu de mémoire. À la Recherche du temps perdu est l'œuvre choisie par Pierre
718719-
Pierre Nora, Les Lieux de mémoires, présentation, op. cit., p.VII.
Mahmoud Darwich, Une Mémoire pour l'oubli, Arles, Actes Sud, 1994.
Nora pour signifier la mémoire française. Le Cahier d'un retour au pays natal, Tout-monde
et Omeros pourraient être les lieux des mémoires antillaises : livres des appartenances, livres
des origines incertaines.
L'Afrique mobilise fortement l'imaginaire césairien, elle devient symbole d'un
héritage à reconquérir pour proclamer une dignité d'homme nègre. Les racines ont sans
doute été coupées par la traite négrière mais, pour faire front au racisme, pour donner corps
à une poétique, il importait de proclamer une continuité. À la suite de Daniel Delas, nous
avons centré notre lecture de la poésie de Césaire autour de la racine, laquelle perd, au fil
des œuvres, sa puissance opératoire. Faut-il alors, ainsi que le préconisent Deleuze, Guattari
et Glissant, condamner définitivement ce modèle jugé archaïque et destructeur ? Peut-être
n'est-il pas inutile de citer Émile Ollivier : “ Il n'aime pas ce terme chargé de connotation
botanique. Aïe ! si tu n'as pas de racines, pourquoi t'ont-elles tant fait souffrir, de cette
douleur en tout point pareille à celle que ressentent les mutilés longtemps après qu'on leur a
enlevé le membre gangrené ? Pourquoi se sont-elles ramifiées comme les ongles et les
cheveux qui continuent même après la mort ? 720 ” Le romancier haïtien du Québec évoquait
les racines haïtiennes de son personnage Adrien. Les racines africaines, mutilées par les
tortures de la traite et de l'esclavage, ont elles aussi généré cette douleur sans fin à laquelle la
chair africaine, magnifiée par la poésie, pouvait redonner vie. Pourtant, force est de
constater que l'Afrique, source d'espoirs et de rêves, se brise aux écueils du présent. C'est
une Afrique fantôme, sinon une Afrique cauchemar, que rencontrent les héroïnes des romans
de Maryse Condé et de Myriam Warner-Vieyra. L'échec du mariage d'une Antillaise avec un
Africain apparaît comme la métaphore d'un impossible amour. Ces paroles de femmes
témoignent du “ désamour ”, explorent le gouffre qui sépare l'osmose idéalisée de la solitude
antillaise en terre africaine. Amour et séjour en Afrique sont deux aspects, ici couplés, d'une
cure quasiment thérapeutique. S'impose alors le deuil de l'origine ou l'acceptation de la trace
720-
Émile Ollivier, Les Urnes scellées, op. cit., p.35.
mémorielle. Il est un paysage-mémoire, celui-là même qui se substitue aux lieux trompeurs
de la mémoire officielle, où l'imaginaire glissantien inscrit les traces africaines. Il est encore
des “ hommes-mémoires 721 ” dont la littérature s'empare pour leur restituer une grandeur
déniée — les Nègres marrons — ou au contraire pour cristalliser en eux l'essentiel d'une
quête afin de la parodier, ce dont témoigne la figure ambiguë du roi Béhanzin. Doit-on
s'indigner des libertés que prend la littérature vis-à-vis du réel historique ? Tout au long de
cette étude, nous avons tenu à affirmer la liberté de l'écriture romanesque et poétique : son
droit imprescriptible à remodeler le réel, son droit à la déviation, sinon à la “ déviance ”.
L'imaginaire d'un texte se constitue souvent en divergence par rapport à l'histoire.
Divergences et convergences : deux mots qui accompagnèrent l'appréhension des lettres
antillaises. Édouard Glissant affirme : “ les expériences des exils sont incommunicables ”
(P.R., 32), signifiant non seulement la difficulté à dire les exils mais aussi l'impossibilité de
les faire communier entre eux. La diaspora indo-antillaise, plus récente, moins brutale que la
traversée négrière, s'affirme dans le sillage de cette dernière. Elle s'y réfère, quêtant une
légitimation; elle dessine ses propres portulans, énonce ses propres lieux de mémoire,
lesquels appartiennent à un héritage antillais commun qui doit être reconnu par tous. C'est à
la lecture d'un “ roman familial 722 ”, aux deux sens du terme, que nous a conduit l'étude des
romans de V.S. Naipaul, Shiva Naipaul et Neil Bissoondath : l'itinéraire d'une grande famille
indo-trinidadienne s'y énonce et l'on peut percevoir les évolutions de la “ mentalité ” indoantillaise, génération après génération. Les écrivains non-indiens n'appartiennent pas à la
même famille, telle est du moins la constatation qui s'impose lorsque l'on scrute la
représentation de “ l'Indien ” dans les lettres antillaises francophones. Pour nuancer notre
propos, il importe toutefois de rappeler que Chamoiseau et Confiant s'intéressent à un
groupe : celui des parias de la canne échoués dans “ l'En-ville ” auquel le clan NaipaulBissoondath accorde pour sa part un intérêt moindre. Il est juste aussi de se souvenir que le
721-
Pierre Nora, “ Entre mémoire et Histoire - La problématique des lieux ”, op. cit., p.XXX.
Par cette expression nous entendons “ le roman d'une famille ” mais nous référons aussi au “ roman
familial ” tel que le définit Freud.
722-
“ Discours à Stockholm ” de Derek Walcott consacrait, au cœur même de l'institution
littéraire, la mémoire indienne de Trinidad.
Dans l'ensemble, l'exil — dénominateur commun de ces textes — n'abolit ni les
différences ethniques, ni les différences sociales pour ce qui est des Indiens. L'émigration des
Antillais vers le Nord, cette ample et interminable “ Saison de la migration vers le Nord ”
perpétue aussi les différences de points de vue.
Avant même d'aborder l'étude comparée des textes migrants, nous avons tenu à
interroger les absences. L'exil organisé par le BUMIDOM trouve très peu de résonances
dans les œuvres francophones. L'immigration est souvent difficile à écrire pour des écrivains
dont la préoccupation centrale est plutôt une illustration et défense du pays natal. Ce fait
permet de cerner une différence non négligeable entre la littérature des Antilles françaises et
sa consœur anglophone. En matière d'écriture et d'exil, l'absence est tout aussi importante
que la présence. À l'inverse des mémoires de l'exil premier qui construisent, explicitement ou
implicitement, un “ Nous ”, le corpus de textes envisagés dans la seconde partie énonce un “
Je ”, lequel émerge à la croisée de l'autobiographie et de la fiction. Deux remarques
s'imposent : d'une part, ce “ Je ” est articulé grâce au détour parce que l'exil, en mettant en
péril l'appartenance dans sa globalité, implique une reconquête de l'identité individuelle;
d'autre part, l'autobiographie oblique, l'autofiction, la fiction (très) référentielle ne sont pas
l'apanage de la littérature antillaise de l'exil. Le “ Je ” s'inscrit donc dans un espace — celui
de l'exil — et dans une période — la deuxième moitié du vingtième siècle — où prolifèrent
les recherches formelles d'une nouvelle écriture oscillant entre fiction et autobiographie,
mêlant les deux genres dans ce que certains chercheurs qualifient aujourd'hui d'autofiction.
Une spécificité de l'écriture antillaise de l'exil se doit toutefois d'être pointée. Les écritures
autoréférentielles n'y tombent jamais dans le piège d'un “ type de récits autocentrés [qui]
puise son énergie dans un narcissisme dévastateur, si bien protégé qu'il en vient à nier ou à
oublier la simple existence d'autrui...
723
” Sans forcément être de la qualité du Premier
Homme d'Albert Camus 724, toutes les œuvres manifestent le souci de l'histoire, voire le
souci des autres. La petite histoire des exilés rencontre, inévitablement, l'Histoire, croisant
même parfois “ l'Histoire avec sa grande hache 725 ”. Dès lors, la mise en abyme de l'écriture
migrante relève non seulement d'une technique, elle aussi fort répandue, mais encore d'un
désir d'interroger ce que signifie concrètement écrire en exil. L'affirmation d'une individualité
est partout présente : il s'agit d'écrire, quels que soient les supports du texte, pour maintenir,
envers et contre tous, son droit à l'existence. Il importe d'écrire pour préserver une parcelle
d'autonomie, ce qu'illustre L'Ascension de Moïse, pour dire l'enfer d'un double exil dans Un
Plat de porc aux bananes vertes. L'activité scripturale de la narratrice de L'Exil selon Julia
interroge quant à elle son exact contraire : l'analphabétisme. Écrire le scripteur, mimer
l'écriture des petites gens, dire la parole de ceux qui ne savent pas écrire, sans misérabilisme
ni populisme, telles sont les intentions qu'illustrent et réalisent ces œuvres. V.S. Naipaul
parvient quant à lui à retracer l'itinéraire sinueux d'une volonté qui est à l'origine de son exil :
devenir écrivain. Les scripteurs de l'infime, à l'opposé du “ grantécrivain 726 ” témoignent de
ce vœu : “ essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque
chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un
sillon, une trace, une marque ou quelques signes
727
”. L'analyse formulée par Bernard
Mouralis à propos de L'Isolé soleil peut aussi s'appliquer aux textes étudiés : “ Le problème,
en effet, n'est pas d'écrire quelque chose, mais tout simplement d'écrire, au sens le plus
intransitif du terme
723-
728
”. Pour hétérogènes qu'ils soient les intertextes qui s'inscrivent dans
Jacques Lecarme, “ Paysages de l'autofiction ”, Le Monde, op. cit., p.VI.
Jacques Lecarme écrit : “ [...] aucune réserve ne sera formulée pour une autofiction accidentelle, ce
roman inachevé à la troisième personne [...] ”, Ibidem, p.VI. Le Premier Homme nous paraît être un
“ modèle ” parfait d'autofiction en matière d'exil et de quête.
725- George Perec, W ou le souvenir d'enfance, Paris, Denoël, 1975, p.13
726- Émile Ollivier dit de lui : “ Ce dernier étant comme un manitou qui sort de la littérature de papier et
investit, sous prétexte de " service après-vente ", toutes les sphères de la vie publique. Présent au monde, il a
réponse à tout. ” “ Améliorer la lisibilité du monde ”, Penser la créolité, op. cit., p.224.
727- George Perec, Espèces d'espaces, op. cit., p.123.
728- Bernard Mouralis, “ L'Isolé soleil ou le roman de la littérature antillaise ”, Convergences et divergences
dans les littératures francophones, op. cit., p.120.
724-
l'écriture sont également lettres d'exil. La langue créole suscite ou ressuscite l'île natale, son
traitement ne résiste cependant pas entièrement au danger d'exotisme : tel est du moins ce
que dévoile l'analyse de quelques énoncés significatifs qui parsèment les textes. A contrario,
la présence du créole dans les poèmes antillais de Saint-John Perse, dans Tout-monde et
Omeros repose sur d'autres desseins, génère d'autres effets de réception. Souvenir léger
d'une belle enfance antillaise, le créole persien dit la perte, conserve l'empreinte. Glissant,
fervent adepte de la créolisation, part de sa langue maternelle pour diffracter dans son
écriture les langues et les langages du “ Tout-monde ”. Tous ne sont pas présents, mais l'on
pressent leur importance. Walcott laisse parfois ses personnages s'exprimer en créole : ce
n'est pas la langue que pratiquait sa famille mais c'est la langue de son peuple.
Habiter l'écriture ne dispense pas d'habiter l'espace de l'exil. En dépit de la différence
des lieux de l'immigration et des époques auxquelles se réfèrent les auteurs de la seconde
partie de l'étude, apparaît une certaine cohérence de la géométrie de l'exil. Les microanalyses de l'asile d'Un plat de porc..., de la maison du narrateur de Selvon et de la
campagne de Naipaul nous ont permis de cerner ce que l'on pourrait nommer, parodiant
Bachelard, une “ anti-poétique de l'espace ”. Les espaces, eux aussi fortement symboliques,
du pluralisme ethnico-culturel, sont étroitement dépendants de la sensibilité de leur auteur et
du pays désigné. Gisèle Pineau stigmatise un modèle : le modèle français homogénéisant qui
marginalise pourtant les étrangers ou ceux ressemblant peu aux Français “ de souche ”. Neil
Bissoondath vilipende le modèle différentialiste : le multiculturalisme canadien. Le discours
de son personnage, en de multiples endroits, recoupe celui de l'essayiste. Ici, la littérature
interroge directement le réel dont l'imaginaire décuple les effets. Présence obligée dans tout
texte d'exil, le racisme est lui aussi mis en scène. Pour certains — Samuel Selvon, Gisèle
Pineau, Daniel Radford — il y a là une blessure personnelle à nommer et à exorciser. Le
couple Schwarz-Bart tente pour sa part d'exprimer les tragédies des peuples de chaque
écrivain : double nuit, double brouillard. La migration se métonymise dans les neiges de
l'exil, mais la mère aimante aux mains jointes qu'invoquait Saint-John Perse (O.C., p.161)
semble avoir déserté le lieu natal.
Les Hommes de paille, Retour à Casaquemada et A State of Independance n'ont pas
seulement valeur cathartique. Ils ne se contentent pas de conjurer le tourment d'un retour. Ils
forgent une nouvelle image du personnage de revenant : un anti-héros confronté à l'épreuve
du temps et surtout à celles de la violence et du rejet. À l'inverse d'Ulysse, les personnages
ne chassent pas les prétendants car ils sont eux-mêmes des prétendants. D'Ithaque aux
Petites Antilles anglophones, l'image de l'île du retour s'est métamorphosée. L'épreuve la
plus cruelle à laquelle Ulysse fut confronté lors de son arrivée à Ithaque est celle de la
disparition de la couche conjugale, piège que lui tend Pénélope afin de s'assurer qu'il est bien
son mari. Mais Ulysse sait que le lit est immuable parce qu'il l'a construit sur “ un rejet
d'olivier feuillu / dru, verdoyant, aussi épais qu'une colonne
729
”. L'exil d'Ulysse se clôt par
le retour à la racine. Dans l'île natale du revenant, le séjour en Occident a brisé une seconde
fois le sentiment d'appartenance. “ Ayant été menés au-delà du lieu de notre naissance, nous
sommes des hommes "traduits". Il est généralement admis qu'on perd quelque chose dans la
traduction; je m'accroche obstinément à l'idée qu'on peut aussi y gagner quelque chose ”
écrit Salman Rushdie
730.
Toutefois, les textes de Naipaul et de Bissoondath affirment, en
ultime instance, anglicité et canadianité, appartenances clairement relayées par le choix
identitaire de leurs auteurs. L'exil assumé et consenti aboutit ici à une négation du sentiment
d'appartenance antillaise. Il y a bien “ traduction ”, mais le corps maternel disparaît. Plus
complexe est l'attitude de Philipps qui écrit, à Saint-Kitts, l'histoire d'un personnage qui se
sent exclu d'une île qu'il aime. Face aux risques d'acculturation inhérents à l'exil, il importait
de tenter de repenser la relation à l'insularité natale dans le cadre d'une antillanité ouverte.
729730-
Homère, L'Odyssée, op. cit., pp.372-373.
Salman Rushdie, Patries imaginaires, op. cit., p.28.
Le détachement de tout lieu est un horizon utopique. Il convenait alors de dissocier
errance et déterritorialisation, cette dernière n'étant qu'une composante — scripturale,
intertextuelle — de l'errance. La poétique de l'errance est apparue comme une manière de
fréquenter son environnement, de mettre en relief son appartenance antillaise, son antillanité,
au sens prosaïque du terme. L'étude de la biographie de Saint-John Perse — cette
autobiographie à la troisième personne — et des poèmes de l'enfance antillaise ont mis en
évidence le double mouvement de reconnaissance et d'éloignement du poète à l'égard de
l'antillanité natale. L'antillanité de Saint-John Perse, de Glissant et de Walcottcrée un
imaginaire maritime en faisant jouer les mers référentielles, lesquelles se complètent. Si elle
rejoint l'américanité, c'est aussi pour proposer une vision plurielle des Amériques. Vers
l'antillanité perçue comme source de l'errance convergent d'autres sources. Le “ devenir
autre ” de l'écriture, ses lignes de fuite, s'illustrent à la fois dans Tout-monde, Omeros et
dans ces mots dérobés à la poésie persienne par les romanciers antillais. Tout-monde
déterritorialise la théorie du chaos, le roman s'inspire des sciences pour les subvertir et
nourrir une esthétique qui est, sans conteste, une forme d'aboutissement de la production
critique, poétique et romanesque de l'auteur, une manifestation paroxystique de sa “
poétique de la Relation ”. L'imbrication des genres, la mise en abyme permanente de
l'écriture, l'entremêlement du texte et de son paratexte et surtout “ les tourments de langue ”
transmués en tourbillons de langage font de cette œuvre un des textes parmi les plus
marquants de cette fin de siècle. “ S'il ne fallait retenir qu'un nom et qu'une œuvre pour
symboliser le début des années 90, peut-être pourrait-on avancer le monumental Tout-monde
d'Édouard Glissant [...] Cet ouvrage chaotique s'accorde bien à l'esprit du temps (fin d'un
monde, gestation d'un nouveau) quand il manifeste l'éclatement du sens dans un désordre
ramifié et fécond ” écrit Jean-Louis Joubert 731. Nous retiendrons aussi le nom d'Omeros. Il
fallait l'audace et le talent de Derek Walcott pour oser, à l'heure où l'épique semblait mort,
s'attaquer aux textes homériques, insuffler l'esprit d'Achille, d'Hélène et d'Hector dans des
731-
Jean-Louis Joubert, “ Cinq ans de littérature ”, Éditorial, Notre Librairie, n° 125, janv-mars. 1996, p.5.
personnages de l'espace insulaire et, en retour, en transformer l'esprit. Omeros est une œuvre
totale : toute l'histoire antillaise y est syncrétisée, reliée en de nombreux endroits à l'histoire
d'autres lieux du monde, tissée de blessures et d'espoirs. C'est une épopée humaniste où
l'homme est le véritable enjeu de l'écriture; un livre de mémoires, une narration du présent
qui chemine vers le futur. La néo-épopée walcottienne est finalement le livre de la relation
des exils. Grâce à l'errance, une identité archipélagique, à l'image de l'arc antillais, voit le
jour.
La richesse du “ devenir autre ” de la littérature consiste à puiser aux sources du
déjà dit, du déjà écrit pour créer une nouvelle forme. La prolifération des mots persiens dans
les romans antillais répond aussi à ce vœu. La malle de Francis Sancher, l'étranger de
Traversée de la mangrove, qui contient l'histoire douloureuse de son propriétaire et les “
Œuvres complètes ” de Saint-John Perse, pourrait bien être la métaphore de cet acte de
réappropriation si fréquent aujourd'hui dans les lettres antillaises. Les mots persiens ne sont
pas seulement captés par les romanciers, joyaux enfermés précieusement dans une nouvelle
forme littéraire, ils sont aussi transférés dans un autre imaginaire. Comme tout déplacement,
comme tout métissage, le résultat de cet intertexte demeure imprévisible, surprenant
souvent, vivifiant toujours.
Nonobstant le plaisir que procure la lecture de ces écritures de la déterritorialisation,
il convient d'en souligner les limites, voire les contradictions. Tout-monde nous semble
continuer la grande histoire du roman, mais dans le même temps, en intégrant de trop
nombreuses digressions philosophiques et critiques — lesquelles, rappelons-le recoupent les
discours glissantiens — il met en péril l'idée même de devenir, d'où la crainte, exprimée par
Priska Degras, “ [d']une sorte de point de non-retour dans l'œuvre romanesque de Glissant
tant le foisonnant [...] désordre y fonde également une limite peut-être impossible à
dépasser. 732 ” En dépit de la complexité d'Omeros, l'œuvre est moins didactique que Toutmonde, elle effectue l'errance sans en mimer le déploiement. La “ splendeur épique ” qui
magnifie le petit peuple de la Caraïbe, le riche détournement des sources homériques, ne
sont cependant pas les moyens de rendre aisé le texte au peuple auquel il semble consacré :
l'humble peuple antillais. Cette question n'est certes pas nouvelle : écrire sur le peuple ne
signifie pas écrire pour le peuple. À l'inverse, le déplacement des mots persiens dans des
romans accessibles au grand public — si l'on en croit les succès de libraire — démocratise
une écriture poétique généralement considérée comme hermétique. Les enjeux de cette
quête ne vont pas sans règlements de comptes. Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, à
travers les jeux de l'intertextualité et du discours critique — ce dernier étant parfois interne à
l'œuvre littéraire — opposent deux “ pères ” : Aimé Césaire, le “ père noir ”, Saint-John
Perse, le “ père blanc ”. Incorporer le monde créole de Saint-John Perse au sein de leur
créolité leur permet de minimiser l'importance de l'héritage césairien, voire de prendre une
certaine revanche sur la parole békée. Exaspérée par “ le vacarme de voix masculines 733 ”
(entendons celles de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant), Maryse Condé n'hésite pas à
faire de Saint-John Perse le garant de ses choix personnels et esthétiques, non sans avoir
également soldé quelques litiges envers “ l'homme et sa coterie de fortunés abordant aux
terres caraïbes dans des yachts de luxe 734 ”. Reste à savoir si ces mots dérobés relèvent d'un
effet de mode ou traduisent une véritable reconnaissance, un enracinement durable de
l'imaginaire persien dans les lettres créoles actuelles et futures. L'avenir se chargera de
répondre à cette question.
Littérature antillaise francophone et littérature antillaise anglophone cheminent
parallèlement, parfois sans se rencontrer. Leur étude traverse également les mêmes
Priska Degras, “ Tout-monde ou la splendeur de l'errance et du chaos ”, Notre Librairie, n° 127, op. cit.,
p.51.
733- Maryse Condé, “ Éloge de Saint-John Perse ”, Europe, n° 799-800, op. cit., p.24.
734- Ibidem, p.25.
732-
difficultés. Ce n'est pas tant la différence linguistique qui rend difficile la comparaison que la
construction d'imaginaires distincts liés à l'origine des écrivains et à leurs choix existentiels.
Nous avons parfois été amené à dissocier l'analyse des textes, seul moyen d'éviter la
confusion, le “ chaos ”, au sens commun du terme. La quête des origines, qui devient moins
aiguë dans la nouvelle littérature antillaise, n'est pas un objectif central de la production
anglophone. Pour les frères Naipaul, Samuel Selvon, et plus encore pour Neil Bissoondath,
l'Inde n'est pas un continent dont la mémoire devait être réhabilitée, ainsi l'indianité revêt une
importance moindre que la négritude. Le concept de “ coolitude ” auquel nous avons fait
allusion rencontrera-t-il un jour de véritables adeptes dans l'archipel antillais ? Ici encore, la
question reste ouverte.
L'exil en France, souvent stigmatisé par les écrivains des Antilles françaises, source
de douleur, voire de pathos, se solde par un retour à l'île natale, ou du moins par de
fréquents allers et venues, ce qui conduit à nuancer le terme d'exil. Il s'applique sans nul
doute à la réalité sociologique des Antillais de France qui, pour la plupart, deviennent des
métropolitains à part entière ou des “ nég'zagonaux ” ainsi que les qualifient les insulaires. Il
ne pourrait qualifier pertinemment la situation des écrivains : le fait même que la Guadeloupe
et la Martinique sont départements d'outre-mer leur permet de vivre intégralement ou
partiellement au pays natal — choix accompli par la plupart d'entre eux — et de légitimer
leur littérature grâce aux institutions françaises, aux médias... En ce sens, ils participent
pleinement du champ littéraire français, se situant à la fois selon ce que Bourdieu nomme “ le
principe de hiérarchisation externe ” : la consécration par des critères commerciaux et selon
le “ principe de hiérarchisation interne ” : reconnaissance par un public plus restreint, celui
des pairs, et non par le grand public 735. Le mouvement de la créolité et les derniers romans
de Maryse Condé répondant au premier principe; les textes d'Édouard Glissant, moins
735-
Pierre Bourdieu, Les règles de l'art - Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éd. du Seuil, 1992,
pp.302-303.
fréquentés par les lecteurs, moins primés, répondant au second ainsi qu'en atteste la reprise
de nombreux concepts glissantiens par les auteurs de la créolité et la citation du Discours
antillais mise en épigraphe au Monolinguisme de l'Autre 736. L'éclatement de l'Empire
britannique et la souveraineté des îles anglophones ont conduit les écrivains anglophones à
accomplir un choix plus définitif. L'hétéronomie reste flagrante : plusieurs œuvres de
Naipaul — notamment La Traversée du milieu — étaient des commandes d'éditeur, tout
comme Le Marché aux illusions de Neil Bissoondath. La lutte contre le multiculturalisme
officiel, accomplie par la plume d'un néo-canadien, revêt ainsi une “ honnêteté ” digne de
convaincre les lecteurs. Retour à Casaquemada avait largement préparé le terrain de la
réception. Quant aux champs littéraires antillais, force est de constater qu'ils ont du mal à se
constituer, bien que la réception des œuvres s'accomplisse aussi dans les îles. Le fait que
certains écrivains, comme Édouard Glissant, Caryl Philipps et Maryse Condé, habitent au
pays natal, publient leurs œuvres en France et en Angleterre et travaillent aux États-Unis
tisse de nombreuses relations entre plusieurs lieux. L'absence d'enracinement dans un seul
sol, dans une seule forme que nous avons étudiée dans la dernière partie de l'étude se vérifie
aussi au niveau de la réception : celle du grand public ou de la critique universitaire. Les
lettres antillaises francophones, grâce à une revue comme Notre Librairie, rencontrent
fréquemment les littératures de l'océan Indien, avec lesquelles elles partagent des affinités
d'imaginations, ce qui permet d'éviter le risque d'une fausse relation : celle de la “ World
Fiction ”, catégorie inventée par la critique anglo-saxonne pour rassembler des auteurs qui
n'ont parfois strictement rien en commun, sinon l'usage de la langue anglaise et leur
étrangeté teintée d'exotisme au regard d'une pensée post-colonialiste 737. Salman Rushdie
mettait en doute la notion de “ Commonwealth literature ” 738. La littérature antillaise ne
736-
Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l'Autre, op.cit, p.11.
Sous le titre “ La World Fiction, une fiction critique ”, Pascale Casanova analyse les risques de la
mondialisation de la culture, Liber, Supplément au numéro 100 de Actes de la Recherche en Sciences
Sociales, décembre 1993, pp.11-15.
738- Salman Rushdie, Patries imaginaires, “ La littérature du Commonwealth n'existe pas ”, op. cit., pp.7787.
737-
constitue pas un ensemble homogène, ne le formera sans doute jamais. Elle sera toujours
traversée par des lignes de fuite. Nous persistons à croire, sans angélisme, que les seules
cartes d'identité acceptables sont celles que décline l'écriture; nous pensons aussi que la
diversité n'interdit pas la comparaison, quelles qu'en soient les limites.
Au terme de cet itinéraire, il convient d'évoquer les pages blanches dans les livres des
exils antillais : celles des diasporas chinoises, syriennes, libanaises ... Patrick Chamoiseau et
Raphaël Confiant auront tenté de dire leur parole 739, mais l'imaginaire de ceux-là mêmes qui
empruntèrent les chemins de l'exode reste à écrire. “ Peut-être que demain le véritable
écrivain de la Caraïbe sera un écrivain chinois ” dit Édouard Glissant 740. Une autre
poétique, une autre histoire pourraient alors se fondre dans le creuset caraïbe. De nouvelles
cartographies se dessinent, ouvertes, non exclusives. Les mémoires se croisent, comme en
témoigne parfois la présence de la mémoire juive dans le texte antillais. Amis de longue date,
Derek Walcott et Joseph Brodsky auront partagé un semblable exil en terre américaine.
Walcott, qui lui dédie The Fortunate Traveller, écrit :
“ may be we are part Jewish, and felt a vein
run through this earth and clench itself like a fist
around an ancient root, and wanted the privilege
to be yet another of the races they fear and hate
instead of one of the haters and the afraid. ” 741
(p.32)
739-
Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., pp.47-51
“ Glissant et Walcott : deux consciences ouvertes ” France-Antilles Magazine, 16-22 janv. 1993, propos
recueillis par Adams Kwateh, cité par Alain Baudot, Bibliographie annotée d'Édouard Glissant, op. cit.,
p.650.
741- Traduction de Claire Malroux : “ peut-être sommes-nous en partie juifs : j'ai senti une veine / courir
dans la terre et se crisper comme un poing / autour d'une racine antique, et désiré le privilège / d'appartenir à
une autre de ces races craintes et haïes / plutôt que d'être l'un de ceux qui craignent et haïssent. ”
740-
Des Caraïbes aux Mascareignes résonne souvent une même poétique. Les mots
d'Édouard Maunick, poète de l'exil et de l'errance, pourraient aussi dire la quête antillaise : “
Nos aïeux venaient tous de quelque part; nous avons pour mission de continuer leur exil
dans un lieu devenu pays natal. 742 ” Des voix se répondent, celles des écrivains passeurs de
mers et de frontières. Celles de ceux qui, comme l'auteur de Tout-monde, disent la trace d'un
éternel passage :
“ Nous ne mourrions pas tous. Nous avions traversé, comme les peuples
du monde, c'est-à-dire, ceux-là qui ont eu la chance de passer à travers
le tourment, ceux-là qui n'ont pas été impurement et pas si simplement
effacés de la face sombre comme de la face ensoleillée de la Terre, nous
avons l'habitude, n'est-ce pas, de ces traversées, de cela qui est Océan
furieux sur nos destins, nos errances. Et c'est pourquoi, oui, nous
comprenons les Chaos. ”
(p. 407)
742-
Édouard Maunick, Anthologie personnelle, “ Dire avant écrire ”, op. cit., p.7.
ANNEXES
ANNEXE 1
TABLE DES SIGLES ET
ABRÉVIATIONS
TABLE DES ABRÉVIATIONS ET SIGLES
Cahier
: Cahier d'un retour au pays natal
Casaquemada
: Retour à Casaquemada
Case
: La Case du commandeur
Et les Chiens
: Et les Chiens se taisaient
D.A.
: Le Discours antillais
Énigme
: L'Énigme de l'arrivée
Here
: Heremakhonon
Hommes
: Les Hommes de paille
Independance
: A State of Independance
Indes
: Les Indes
I.P
: L'Intention poétique
Julia
: L'Exil selon Julia
Kingdom
: The Star-Apple Kingdom
Maître-Pièce
: Le Maître-Pièce
Moïse
: L'Ascension de Moïse
O.C.
: Saint John Perse, Oeuvres complètes
Papillon
: Un Papillon dans la cité
Pays
: Pays rêvé, pays réel
Plat de porc
: Un Plat de porc aux bananes vertes
P.R
: Poétique de la Relation
Rois
: Les Derniers rois mages
Saison
: Une Saison à Rihata
Sel
: Le Sel noir
Siècle
: Le Quatrième siècle
Soleil
: Soleil de la conscience
Testament
: The Arkansas Testament
Traveller
: The Fortunate Traveller
Traversée
: La Traversée du fleuve
Aurore, Ferrements, Juletane, Lucioles, Omeros, et Tout-monde ne sont pas abrégés.
ANNEXE 2
ENTRETIEN AVEC
NEIL BISSOONDATH
LE DROIT D'ÊTRE OFFENSANT 743
Entretien avec Neil Bissoondath
Propos recueillis par Véronique Bonnet
Véronique Bonnet : La publication du
Marché aux illusions a entraîné de multiples
réactions au Canada. Le fait qu'un néo-canadien, selon l'expression consacrée, ait dénoncé
la politique officielle de multiculturalisme du gouvernement canadien a pu paraître
choquant. Pour quelles raisons avez-vous choisi d'écrire cet essai ?
Neil Bissoondath : L'essai était nécessaire. Après vingt ans de multiculturalisme officiel au
Canada, il était temps, me semblait-il, d'en faire le bilan. Je l'avais vécu et c'est pourquoi je
pensais avoir une perspective différente. Je savais que d'autres personnes avaient essayé de
critiquer le programme du multiculturalisme. Malheureusement, ces personnes-là étaient
toutes blanches et se faisaient traiter de racistes. Pour moi, ces réactions faisaient aussi partie
du contexte du multiculturalisme au Canada : on n'avait pas le droit de le critiquer.
Personnellement, en tant que néo-canadien, j'avais beaucoup de critiques à faire de ce
programme. Quand mon éditeur m'a demandé si je voulais écrire un essai sur ce sujet, elle a
précisé qu'il devrait être très personnel et très honnête. J'ai bien réfléchi, j'ai pensé qu'il était
temps et j'ai décidé de le faire, tout simplement. Je ne me suis pas inquiété des réactions des
gens. Je savais que j'exprimais ma pensée et mes idées honnêtes. Il fallait un débat dans le
pays pour faire le bilan, la seule façon de le faire, c'était en offrant un livre comme Le
Marché aux illusions.
743-
Entretien publié dans La République Internationale des Lettres, Paris, mai-juin 1996, p.8. Le titre a été
choisi par la rédaction. J'avais pour ma part proposé : “ Neil Bissoondath : écrivain canadien ? ”
VB : Vous insistez sur le fait que c'est votre qualité d'étranger ou de néo-canadien qui vous
a permis d'aborder ce sujet.
NB : C'est le fait que je suis Canadien en effet, car je me considère comme tout simplement
Canadien, et c'est aussi la liberté d'expression.
VB : En tant que citoyen canadien, que pensez-vous du dernier référendum sur la
souveraineté du Québec
744?
La manipulation des néo-canadiens par le gouvernement
fédéral visant à accroître les votes négatifs et la réaction brutale de Jacques Parizeau
rendant les néo-canadiens responsables de l'échec du “ oui ” vous confirment-ils dans
votre analyse de la politique multiculturaliste ?
NB : Je dois vous dire franchement que j'ai détesté le processus du référendum parce que je
voyais des deux côtés des mensonges, des tentatives de manipulation. Personne n'était
convaincant, mais il ne s'agit pas nécessairement des effets du multiculturalisme. Le
gouvernement fédéral, c'est certain, a essayé de manipuler les gens, mais il essayait de
manipuler tout le monde tout comme le gouvernement séparatiste. Je ne peux pas oublier
que c'est Monsieur Parizeau qui nous a dit ouvertement et franchement que l'indépendance
économique du Québec résoudrait tous ses problèmes économiques et Monsieur Bouchard
nous a dit que l'indépendance serait comme une baguette magique. Les mensonges étaient
généralisés. Parmi tous ces mensonges, il est sûr qu'il y avait des tentatives de manipulation
des néo-canadiens mais cela faisait partie du contexte très triste de ce référendum.
VB : Au mensonge officiel, vous opposez la liberté d'expression. En condamnant le
multiculturalisme, ne craignez-vous pas, cependant, d'accréditer la vision politique de ceux
qui, à l'instar de Preston Manning, le leader du Reform Party, véhiculent un discours
souvent ouvertement hostile aux minorités ethniques, sinon raciste ?
744-
Référendum sur la souveraineté du Québec, 30 oct. 1995, ( 50,6 % de “ non ”contre 49,4 % de “ oui ”).
NB : C'est une des raisons pour lesquelles j'ai écrit ce livre. Je ne peux pas contrôler le fait
que le Reform Party ait récupéré mes idées sur le multiculturalisme, toutefois il fallait dire
que le Parti Réformiste est le seul parti qui a eu le courage de critiquer le multiculturalisme
mais ses membres l'ont fait dans des termes souvent racistes. J'ai toujours pensé qu'il était
nécessaire de critiquer le multiculturalisme mais je n'aimais pas les termes ni la vision du
Parti Réformiste. Ma propre vision est plus positive. Je dois dire que j'ai reçu plusieurs
coups de téléphone des députés du Parti Réformiste. Ils voulaient m'inviter à Ottawa et j'ai
refusé fermement. Je ne veux rien avoir à faire avec eux. Les racistes et les réformistes ont
compris, je crois, qu'ils ne peuvent pas me compter parmi les leurs, tout simplement. Je suis
hostile à leurs idées; je ne peux cependant pas m'empêcher de critiquer le multiculturalisme à
cause de ces racistes. Il y a certaines vérités qu'il faut dire malgré tout.
VB : Ces vérités qu'il faut dire et que vous exposez dans votre essai concernent
l'éclatement de la société canadienne, son morcellement en différents groupes ethniques
que rien ne relie entre eux, sinon la crispation identitaire. Vous évoquez aussi la censure
franche et larvée qui frappe certains discours ou productions littéraires canadiens
s'écartant de la pensée correcte. En réaction, un groupe de professeurs a revendiqué le
“ droit d'être offensant ”. Vous semblez assez proche de leurs positions. Cela signifie-t-il
que toute pensée est exprimable, que l'on a le droit de tout dire ? Une démocratie ne doitelle pas aussi protéger immigrés et citoyens des mots qui blessent ?
NB : Moi, je dirai que non. En tant qu'écrivain, je crois à la totale liberté d'expression.
VB : Mais ne faut-il pas faire une distinction entre la fiction et le discours politique ou
l'essai ?
NB : Oui, cette distinction est faite dans nos lois. Par exemple, on interdit des expressions
antisémites, des expressions racistes. Je dois dire que cela me rend souvent mal à l'aise parce
que l'histoire nous montre que l'on ne peut pas interdire les idées, y compris les idées les plus
folles. Quand on essaie d'interdire des idées, elles se cachent mais ne disparaissent pas. La
seule façon, me semble-t-il, d'écraser ces idées, c'est en les exposant, en permettant aux gens
de s'exprimer, en répondant avec d'autres idées. C'est probablement un peu optimiste mais je
n'ai jamais accepté l'idée de la censure. C'est souvent difficile, très dur d'entendre les racistes
parler ouvertement. Le plus grand danger est pourtant de les laisser cheminer
souterrainement parce qu'ainsi ils vont continuer à vivre.
VB : Ce racisme s'est fortement développé avec l'émigration récente des gens du TiersMonde. Votre expérience de l'émigration et de l'intégration est assez spécifique : vous avez
librement choisi de venir au Canada et ce pays est maintenant votre patrie. Cependant,
pour la majorité des migrants, l'émigration est surtout liée au déséquilibre nord / sud.
N'est-il pas légitime que la relation au pays natal reste fondamentale pour ces derniers ?
NB : C'est absolument légitime mais la plupart des émigrants ne sont pas obligés d'émigrer,
hormis les réfugiés bien sûr. Les émigrants décident en fin de compte de ce qu'ils vont faire.
Il s'agit d'un libre choix, d'un choix très personnel, éclairé souvent. Chaque individu, chaque
émigrant — je précise encore que j'établis une distinction entre émigrant et réfugié — doit
savoir ce qu'il cherche, ce à quoi il aspire. Le pays natal est certainement important, mais le
présent et le futur pour les enfants nés au Canada sont encore plus importants. Souvent, on
oublie cela, on devient prisonnier du passé. J'ai vu trop de gens qui ne sont pas parvenus à
s'intégrer et à réussir une nouvelle vie à cause du passé, un fardeau trop lourd à porter qui
les écrase.
VB : Dans ce cas, le métissage ethnique vous paraît-il une solution ou un espoir pour
l'avenir du Canada ? Est-ce que l'on peut envisager également une forme de métissage
culturel ?
NB : Oui, absolument, le métissage existe déjà dans des villes comme Toronto et
Vancouver, moins à Montréal, mais ce processus est déjà engagé malgré le multiculturalisme
et c'est le futur, je crois. Le multiculturalisme officiel, en favorisant l'ethnicité, est une
barrière à ce processus tout à fait naturel. Pour moi, il serait fascinant de voir ce que
deviendra le Canada dans cent ans, dans cent cinquante ans. J'ai l'impression que le
multiculturalisme aura disparu et que l'on trouvera dans ce pays une culture tout à fait
nouvelle.
VB : L'élaboration de cette nouvelle culture passe par le dépassement de la nostalgie du
pays que l'on a quitté. Votre premier roman : Retour à Casaquemada semble faire écho à
votre expérience personnelle. Comme vous, le narrateur a quitté son île antillaise pour
venir étudier à Toronto, contrairement à vous, il retourne au pays natal et cette expérience
se solde par un échec tragique. Est-il abusif de voir dans ce roman une forme d'exorcisme
du spectre du pays natal ?
NB : C'est tout à fait possible, ce n'est pas une idée que je rejette, c'est une idée très
intéressante. Quand je pense à ce roman, je sais qu'il y a certaines choses que j'ai inventées et
d'autres fondées sur mon expérience personnelle qui servent de bases pour réfléchir, pour
rêver, pour tisser la fiction. Dans ce roman, il est possible que j'explore le cauchemar du
retour que je n'ai pas vécu.
VB : Dans ce même roman, le système onomastique qui désigne les lieux est caractérisé
par une pratique du détour et de l'ironie : l'île se nomme Casaquemada, la ville du
narrateur Salmonella. Pourquoi ce choix ?
NB : J'ai inventé Casaquemada.
VB : Vous vous êtes toutefois inspiré de Trinidad.
NB : De Trinidad, de la Guyane, de la Jamaïque, de la Grenade aussi. Ce sont les quatre
pays qui ont inspiré Casaquemada. À Trinidad, et dans les autres pays des Antilles, on
trouve souvent des noms qui indiquent un événement du passé enfoui dans notre mémoire,
mais renvoyant à une histoire très intéressante. Le nom de Trinidad, par exemple, est
espagnol et évoque la Trinité. Ces histoires ont été perdues. Dans ce roman, j'essaie de
recréer le passé de l'île pour ne pas le perdre.
VB : C'est tout de même très négatif, ironique.
NB : J'ai, pour ma part, trouvé ça très drôle. Il y a souvent une certaine ironie, des
références à une violence historique.
VB : Casaquemada condense effectivement toutes les violences. Est-elle un microcosme de
l'Amérique-latine ou renvoie-t-elle plus profondément à tous types de dictatures sévissant
dans le monde ?
NB : C'est ce que je recherchais en effet : renvoyer à toutes les dictatures, à tous les pays
pauvres qui essaient de s'imposer et qui en sont incapables, qui découvrent la violence
interne, pas seulement l'Amérique-latine, pas seulement les Antilles mais également l'Afrique.
J'ai rencontré de nombreuses personnes qui se sont reconnues dans mon roman: par
exemple, un jeune Éthiopien, à Toronto. Il avait dix-huit ou dix-neuf ans et j'avais fait une
lecture dans son école. Il est venu me voir pour me dire que Retour à Casaquemada lui avait
rappelé son pays d'origine : l'Éthiopie. J'ai alors pensé que j'avais réussi à dépasser
l'autobiographie ou la représentation insulaire.
VB : Après Retour à Casaquemada, vous avez consacré deux œuvres à Toronto : un recueil
de nouvelles, À l'Aube des lendemains précaires, et un roman, L'Innocence de l'âge. Dans
vos nouvelles, la plupart des personnages, émigrants et Canadiens, sont brisés par la
torture, la misère ou la vie. Est-ce que la nouvelle, en tant qu'art du fragment, peut
traduire cette solitude qui traverse des villes comme Toronto ?
NB : Pas plus qu'un roman. Un roman en serait capable aussi. Je dois dire que ce n'est pas
moi qui choisis les nouvelles, c'est les nouvelles qui me choisissent. Roman ou nouvelle, la
fiction commence toujours pour moi par une voix dans ma tête, un personnage qui me parle,
qui me montre quelque chose et je n'ai pas le choix, il faut que je commence à écrire... Je
commence à travailler, à écouter, j'écris et lentement je découvre le personnage, l'intrigue, le
contexte. Je découvre aussi si ce que j'écris est un roman ou une nouvelle. Je ne décide pas.
VB : Vous décidez pourtant de certaines situations existentielles. À l'Aube des lendemains
précaires porte un regard attentif sur la souffrance parfois intolérable que subissent les
hommes. Pourquoi êtes-vous aussi attentif à la souffrance ?
NB : Je ne suis pas certain d'avoir la réponse. Je suis né peut-être avec une certaine
sensibilité qui est parfois pénible à vivre et je pense que c'est une partie importante de ma
personnalité d'écrivain. Je peux percevoir une situation dans une photo, dans un film ou dans
la réalité. Je me trouve alors tout à coup dans la peau des personnes qui sont dans cette
situation et je commence à ressentir leur souffrance. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est une
des raisons pour lesquelles je suis capable d'écrire. Pour moi, l'écriture est l'exploration de la
réalité, des autres, des gens très différents de ma personnalité.
VB : L'altérité a un rôle important dans vos œuvres. L'immense espace du Canada est aussi
pour vous une forme d'altérité, pourtant vos fictions sont centrées sur la ville. Envisagezvous d'écrire sur l'immensité canadienne ?
NB : Je ne sais pas. Je ne peux pas prédire le cheminement de mon écriture. Il faut toujours
que je quitte un endroit pour pouvoir le décrire dans ma fiction. J'ai quitté Toronto pour
écrire L'Innocence de l'âge, il va falloir quitter Montréal pour décrire cette ville dans un
roman, peut-être faudrait-il que je quitte le Canada pour parler de cette immensité qui me
plaît, qui me parle au niveau personnel, mais qui ne s'est pas encore transmise dans ma
fiction.
VB : Vous envisagez de quitter Montréal ?
NB : Oui, nous partons pour Québec. Il serait intéressant de voir si dans un an ou deux ma
vision de Montréal va évoluer, si la distance va introduire un changement par rapport à ce
que je vis maintenant.
VB : Les lieux influencent votre écriture. D'autres écrivains, en particulier votre oncle V.S.
Naipaul, ont-ils joué un rôle dans votre écriture ? Existe-t-il des liens entre la fiction de
Naipaul et la vôtre ?
NB : Seulement le fait que ma fiction existe. On m'a souvent parlé de ressemblances, de liens
très importants entre Naipaul et moi. Je suis certain qu'il y en a parce que quand j'étais jeune,
je lisais mon oncle, je le lis toujours. Il fait partie de mon monde intellectuel et émotif. Il
m'est toutefois difficile de cerner ces liens ou de les décrire. Je n'en suis pas assez conscient,
je sais seulement qu'ils existent.
VB : On peut probablement déceler des rapports entre Retour à Casaquemada et Les
Hommes de paille de Naipaul.
NB : C'est possible, je ne le renie pas. Il serait intéressant de lire un jour la vision de
quelqu'un d'autre qui pourrait me montrer ces rapports.
VB : A contrario, l'œuvre du poète et dramaturge Derek Walcott est très différente de la
vôtre. Appréciez-vous sa poétique ?
NB : J'ai très peu lu Walcott, hormis quelques poèmes ici et là. Ces poèmes ne sont pas
facilement disponibles. Je les ai cherchés dans les meilleures librairies du Canada sans les
trouver. J'ai beaucoup aimé ce que j'ai lu, néanmoins je ne peux pas dire que je connaisse
cette œuvre. L'homme lui-même, je le trouve très gentil, très doux, je l'aime bien.
VB : La critique littéraire contemporaine parle beaucoup de “ World fiction ” ou des
“ Écritures migrantes ”. Vous sentez-vous proche de ces courants ou revendiquez-vous une
totale indépendance à leur égard ?
NB : Une totale indépendance, en effet. S'il faut que j'accepte une étiquette, ce serait celle
d'écrivain canadien parce que dans cette catégorie il est possible de tout mettre : ce n'est pas
limitatif. L'étiquette “ écrivain émigrant ” ou “ écrivain antillais ” restreint la vision de ce que
l'on fait, la vision des autres, c'est un stéréotype. L'idée de World fiction est une invention
d'un journaliste, nécessaire jusqu'à un certain point. Le fait de me retrouver parmi des
écrivains que j'admire ne me dérange pas mais cette dénomination est surtout utile pour les
études universitaires. Pour un working writer, ce n'est pas vraiment important.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Fort intérieur avec Édouard Glissant, France-Culture, 29 sept. 1996.
SOMMAIRE
INTRODUCTION GÉNÉRALE..........................................................p.5
APPROCHE HISTORIQUE.............................................................p.19
I- La “ découverte ” de l'Amérique et l'extermination des natifs.........................p.20
II- L'écriture “ clinique ” de la traite négrière................................................p.23
III- La “ coolie trade ”..........................................................................p.31
IV- Historique des migrations antillaises et pays d'immigration..........................p.37
PREMIÈRE PARTIE : MÉMOIRES D'EXILS....................................p.46
Introduction..................................................................................p.47
Chapitre 1 : Traversées......................................................................p.50
I- Poétiques du “ nomadisme envahisseur ”.................................................p.51
II- La traite négrière : la mémoire et l'oubli..................................................p.57
1- Une littérature de la déportation ?..........................................................p.57
2- Le cri de la cale..............................................................................p.63
3- De l'ex-île de la mémoire au cimetière marin.............................................p.68
4- Brisures d'appartenance....................................................................p.72
Chapitre 2 : La négritude césairienne et le “ racinement ” en Afrique.................p.75
I- Les fondations d'une appartenance nègre.................................................p.76
II- Le désir d'Afrique..........................................................................p.81
III- L'Afrique des indépendances.............................................................p.84
IV- La “ condition mangrove ”................................................................p.88
Chapitre 3 : La quête de l'Afrique perdue.................................................p.94
I- Les précurseurs..............................................................................p.95
II- Quête identitaire et quête amoureuse....................................................p.100
III- Le triple échec.............................................................................p.106
IV- Une réception ambiguë..................................................................p.110
Chapitre 4 : Traces africaines dans l'imaginaire antillais...............................p.115
I- Le concept de trace.........................................................................p.116
II- Paysage-palimpseste......................................................................p.118
III- Le marron : légataire et arpenteur de la trace..........................................p.121
IV- Béhanzin...................................................................................p.130
Chapitre 5 : De l'Inde aux West Indies...................................................p.141
I- L'Inde aux Antilles.........................................................................p.142
1- L'Inde des origines : mémoire partielle..................................................p.142
2- L'Inde intérieure...........................................................................p.148
II- La représentation de l'Indien.............................................................p.155
DEUXIÈME PARTIE : ÉCRITURES MIGRANTES..........................p.168
Introduction.................................................................................p.169
Chapitre 1 : Migration et création littéraire...............................................p.172
I- Une expérience commune de l'exil.......................................................p.173
II- “ Discours du refus ” .....................................................................p.175
III- L'émigration antillaise en France vue des Antilles....................................p.179
Chapitre 2 : Détours d'écriture............................................................p.183
I- Le “ Je ” de l'exilé : entre autobiographie et fiction.....................................p.184
II- Une écriture du deuil ou le deuil de l'exilé.............................................p.190
III- La représentation de l'écrivain et de l'écriture.........................................p.193
IV- Une écriture antillaise de l'exil ?........................................................p.201
1- Modèles de références et intertextes.....................................................p.201
2- Langage de l'exil : paroles créoles ?.....................................................p.209
Chapitre 3 : Des “ Espèces d'espaces ”..................................................p.222
I- Les lieux de l'exilé.........................................................................p.223
1- Une géométrie de l'exclusion.............................................................p.223
2- L'asile : locus terribilis de la réclusion..................................................p.225
3- L'expulsion du “ chez-soi ”...............................................................p.228
4- Une migration à la campagne.............................................................p.230
5- Le “ Colombie ” : lieu flottant de la mémoire migrante................................p.232
II- Figures de l'altérité........................................................................p.235
1- Regards antillais sur le pluralisme ethnico-culturel....................................p.235
2- La représentation du racisme.............................................................p.243
3- Les “ neiges de l'exil ”....................................................................p.247
Chapitre 4 : Des anti-héros du retour ou la métamorphose d'une figure littéraire...p.250
I- Ulysse : exemplum virtutis ...............................................................p.251
II- Une onomastique de la dérision.........................................................p.254
III- Un retour équivoque ou l'équivoque d'un retour.....................................p.257
IV- L'épreuve du temps......................................................................p.260
V- L'épreuve du pouvoir et de la violence.................................................p.264
TROISIÈME PARTIE : L'ERRANCE AU MONDE............................p.273
Introduction.................................................................................p.274
Chapitre 1 : L'antillanité : source d'une poétique de l'errance.........................p.278
I- Origine de l'antillanité : une antillanité des origines....................................p.279
II- Saint-John Perse ou l'antillanité paradoxale............................................p.282
1- Antillanité et francité.......................................................................p.282
2- La présentification d'une absence
ou la mise à distance de l'antillanité.........................................................p.285
III- Une appartenance ouverte...............................................................p.294
1- Antillanité et appartenance maritime.....................................................p.295
2- Mare nostrum ?...........................................................................p.302
3- Regards croisés sur l'américanité........................................................p.307
Chapitre 2 : Une esthétique du “ chaos-monde ”........................................p.322
I- La multistructure de Tout-monde.........................................................p.323
1- Les soubassements théoriques de l'écriture.............................................p.323
2- Un archipel de textes......................................................................p.327
3- Un maquis de voix.........................................................................p.336
4- “ Tourments de langage ”, tourbillon de langues.......................................p.340
II- L'“appétit du monde ”....................................................................p.346
1- Errance et dépossession...................................................................p.346
2- Le nomadisme circulaire..................................................................p.350
3- Les attracteurs étranges....................................................................p.353
Chapitre 3 : L'épopée de l'errance antillaise.............................................p.357
I- L'inscription d'Omeros dans le genre épique...........................................p.358
II- Le voyage d'Omeros dans l'univers homérique :
de l'épopée fondatrice à l'épopée novatrice............................................p.363
1- Le “ devenir autre ” du référent homérique.............................................p.363
2- Épique et humanisme......................................................................p.371
III- L'Odyssée antillaise......................................................................p.376
1- Les voyages des Ulysses.................................................................p.376
2- La traversée des langages.................................................................p.381
Chapitre 4 : Les mots dérobés : les écrivains antillais et le texte persien................p.388
I- Le métatexte ou l'enjeu des appartenances..............................................p.389
II- L'intertexte : une littérature en quête d'elle-même.....................................p.396
III- La germination des mots.................................................................p.400
CONCLUSION GÉNÉRALE..........................................................p.407
ANNEXES...................................................................................p.420
Annexe 1: Table des sigles et des abréviations............................................p.421
Annexe 2: Entretien avec Neil Bissoondath............................................. ..p.425
BIBLIOGRAPHIE........................................................................p.434
SOMMAIRE.................................................................................p.460