« Expériences du corps » de B. Huisman et F. Ribes

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« Expériences du corps » de B. Huisman et F. Ribes
« Expériences du corps » de B. Huisman et F. Ribes
?
Huisman B., Ribes F., Les philosophes et le corps,
Paris, Dunod, 1992.
« Chacun est certain de l’existence de son corps. C’est ce dont on ne doute pas tant la
certitude de nos sens attestent l’évidence de sa présence. C’est d’ailleurs par
l’intermédiaire de son corps que le jeune enfant prend conscience qu’il existe dans le
monde même si au départ de la vie, le monde lui apparaît comme le simple prolongement
indifférencié de son propre corps : la conscience de soi naît à partir de cette frontière que
je suis capable de tracer entre mon corps et le monde hors de lui, telle qu’à partir de cette
limite, je puisse dire : « Ce n’est plus moi ; ceci n’est plus mon corps. » Cette confiance
en la géographie du corps qui me rend sûr de mes limites et de la situation de mon corps
au sein du monde est loin d’être définitive : et le corps présente ce paradoxe pour la
pensée d’être à la fois ce à quoi nous croyons le plus facilement (qui doute réellement
qu’il a ou qu’il est un corps ?) et ce que nous incriminons le plus volontiers, précisément
parce que nous y adhérons trop vite. Dans cette mise en doute du corps, l’interrogation
philosophique joue un rôle crucial.
Le philosophe, tel que Socrate et Platon nous en ont proposé la figure durable, est méfiant
à l’égard de ce qui s’affiche d’emblée avec trop de visibilité : le visible est trop souvent
l’ombre de ce qu’il faudrait voir et le corps risque bien d’être l’arbre derrière lequel se
dissimule l’essentiel. Pourquoi précisément le corps ? parce qu’il est là, parce qu’il
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s’interpose toujours entre moi et le monde, parce qu’il prétend toujours être
l’intermédiaire nécessaire entre l’âme et les idées qu’elle désire contempler. L’expérience
du corps manifeste dès l’abord cette fonction d’écran sur lequel viennent se projeter et
s’inscrire les représentations et contre lequel viennent buter ce qui ne devrait pas
s’incarner. Le corps est donc pour le philosophe gênant. Il est parfois même criminel
puisqu’il rive au sol, il crucifie dans la matière ce qui, par nature aspire à l’immatérialité,
l’idée. La philosophie déclare donc la guerre au corps en lui assignant des limites
draconiennes : si l’âme ne peut faire autrement que de s’incarner, s’il faut bien en passer
par le corps, du moins que celui-ci soit discret, qu’il se fasse oublier, que la philosophie
nous apprenne à nous en détacher.
Faut-il alors penser que le premier acte de toute pensée philosophique passe, comme le
suggère Descartes, par la tentative de nier son propre corps ? Il y a, en tout cas, dans
l’expérience du sujet qui parvient à s’appréhender comme pur esprit, qui s’affranchit, futce de façon tout à fait dangereuse et provisoire, de l’arrimage au corps, un moment
métaphysique essentiel et universellement partageable. L’expérience de mise entre
parenthèse de son propre corps que Descartes relate, et que chacun peut revivre avec lui,
ne le conduit pas à se représenter comme un pur esprit, éther sans demeure ; c’est la
possibilité d’un retour vers une terre finalement inconnue d’avoir été trop évidemment
habitée : connaître son corps, savoir qu’il existe et où il existe, c’est accepter de faire le
détour par l’instrument qui rend cette connaissance possible, l’esprit ; c’est se rendre
compte contre l’opinion que l’esprit est plus aisé à connaître que le corps et c’est à partir
de là, se mettre en chemin vers la reconquête de son corps.
Mais nous ne pouvons reconquérir que ce que nous savons situer et reconnaître : la
philosophie saurait-elle d’avance les méfaits du corps sans être en mesure de le localiser
et par là de le neutraliser ? L’expérience du corps passera donc par la recherche du lieu
où il se rencontre : encore faut-il que le corps habite un espace précis et qu’il n’explose
pas dans la totalité du monde où il se répandrait. La première situation de mon corps ne le
fait-elle pas figurer tel un minuscule roseau, écrasé par l’univers tout entier ? Contre cette
image, Bergson avance celle d’un corps co-présent au monde tout entier, corps immense
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et infini qu’il n’est possible de nier que par un repli absolu sur le moi inorganique et
solipsiste. C’est cette continuité du monde à travers l’étoffe de mon corps, leur identité
charnelle que Merleau-Ponty affirme lui aussi de son côté : contre une pensée séparatiste
qui bornerait l’expérience du corps à la simple répétition de l’avènement du moi originel,
à la redite de la coupure du monde et du corps, Merleau-Ponty nous invite, par l’art et la
peinture, à suivre notre corps dans son prolongement mondain, à le vivre et le ressentir au
cœur des choses du monde auxquelles il participe; le corps n’est plus alors cette simple
enveloppe charnelle dont l’esprit s’entoure mais l’immense matière du monde avec
laquelle il tente de communier.
Nous ne saurions oublier pourtant la fonction individualisante que notre corps assure. Par
le corps, je m’affiche et m’affirme en face des autres comme celui qui est distinct de
chacun d’entre eux. Et comme le relève Sartre, cette expérience est particulièrement
troublante puisque je donne à voir par mon corps ce que moi-même je ne vois pas. Ainsi,
ce qui serait le plus proprement moi-même me serait interdit ; au point d’en vouloir à
autrui de savoir de moi ce que je ne saurais jamais. Le corps se dévoile alors dans sa
vocation d’intersubjectivité : c’est le lien par lequel nous pouvons nous reconnaître les
uns les autres et échanger entre nous. C’est par l’entremise du corps que s’effectue la
grande expérience de l’humanité, celle de l’amour ; c’est à le contempler, à l’éprouver, à
le subir que nous saisissons les âges de la vie ; il est le médiateur privilégié de nos
passions, de nos joies comme de nos souffrances. Il s’impose désormais comme le point
de passage de toutes nos expériences et non plus comme l’impasse d’une expérience qui
dévaluerait toutes les autres. La philosophie nous conduit, en dévoilant le corps, à penser
finalement le moyen de toutes nos découvertes.
Dernière œuvre que Merleau-Ponty ait publiée de son vivant, l’oeil et l’esprit reprend de
nombreuses questions déjà présentes dans les œuvres précédentes en leur conférant une
profondeur et une dramatisation nouvelles comme si l’essence de ce qui avait été
laborieusement cherché auparavant s’était enfin dévoilée, comme si le regard qui jusque
là ne pouvait que tournoyer parmi les choses réussissait maintenant à les viser. Cette
nouvelle lumière est peut-être fournie par le langage poétique auquel a recours l’auteur :
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il permet de cerner davantage « la source impalpable des sensations » qui alimente
l’expérience de la peinture comme celle de l’entrelacs du corps et du monde. A travers la
question de la peinture et de l’acte de peindre, c’est de la vision qu’il s’agit et du corps en
tant que voir ne se réduit pas à la simple réception par le corps d’un monde qui lui serait
extérieur. Dans toute vision, je fais à la fois et indissociablement l’expérience du monde
que je perçois hors de moi et celle de mon corps en tant qu’il est lui-même dans ce
monde, pôle à partir duquel le monde est situé. Ce qui est totalement remis en cause par
cette idée de la vision, c’est l’opposition figée du sujet et de l’objet, face à face de deux
substances tenues à distance par la vue, incarnées dans le corps et le monde. En
soulignant que le monde et le corps « sont de la même étoffe », nous comprenons ce qui
est na jeu dans l’idée de la « chair » du monde : loin qu’il y ait une rupture ontologique
entre l’ordre de l’homme et celui du monde (et Merleau-Ponty nous invite à une
«réhabilitation ontologique du sensible » ), il y a continuité assurée et garantie par la
corporéité humaine. Le tissu charnel de mon corps se poursuit au-delà de moi-même et
c’est cette identité commune que je retrouve dans les choses que je vois hors de moi.
Voir, ce n’est pas s’abstraire du monde, ni occuper un point de vue extérieur ou en
surplomb : c’est au contraire faire partie du monde, participer de la même chair qui se
trouve en position tantôt de sujet voyant, tantôt d’objet visible. Si l’homme se distingue
des autres choses du monde, c’est qu’il est toujours et tout à la fois les deux ; il est ce
«voyant visible » par lequel mon corps ne s’oppose pas au monde mais devient un corpsmonde, réalisant l’entrelacs de deux sphères qui jouent à se confondre et à se distinguer,
sans jamais pouvoir exister l’une sans l’autre. L’expérience du corps devient ici
l’expérience d’une non-rupture entre les choses et moi, la recherche de cette perpétuation
de moi-même dans le monde dont le peintre nous dit la vérité en faisant corps avec son
œuvre.
Le peintre « apporte son corps », dit Valéry. Et, en effet, on ne voit pas comment un
Esprit pourrait peindre. C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le
monde en peinture. Pour comprendre ces trans-substantiations, il faut retrouver le corps
opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui
est un entrelacs de vision et de mouvement. Il suffit que je voie quelque chose pour
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savoir la rejoindre et l’atteindre, même si je ne sais pas comment cela se fait dans la
machine nerveuse. Mon corps mobile compte au monde visible, en fait partie, et c’est
pourquoi je peux le diriger dans le visible. Par ailleurs il est vrai aussi que la vision est
suspendue au mouvement. On ne voit que ce qu’on regarde. Que serait la vision sans
aucun mouvement des yeux, et comment leur mouvement ne brouillerait-il pas les choses
s’il était lui-même réflexe ou aveugle, s’il n’avait pas ses antennes, sa clairvoyance, si la
vision ne se précédait en lui ? Tous mes déplacements par principe figurent dans un coin
de mon paysage, sont reportés sur la carte du visible. Tout ce que je vois par principe est
à ma portée, au moins à la portée de mon regard, relevé sur la carte du « je peux ».
Chacune des deux cartes est complète. Le monde visible et celui de mes projets moteurs
sont des parties totales du même Être.
Cet extraordinaire empiétement, auquel on ne songe pas assez, interdit de concevoir la
vision comme une opération de pensée qui dresserait devant l’esprit un tableau ou une
représentation du monde, un monde de l’immanence et de l’idéalité. Immergé dans le
visible par son corps, lui-même visible, le voyant ne s’approprie pas ce qu’il voit : il
l’approche seulement par le regard, il ouvre sur le monde. Et de son côté, ce monde, dont
il fait partie, n’est pas en soi ou matière. Mon mouvement n’est pas une décision d’esprit,
un faire absolu, qui décréterait, du fond de la retraite subjective, quelque changement de
lieu miraculeusement exécuté dans l’étendue. Il est la suite naturelle et la maturation
d’une vision. Je dis d’une chose qu’elle est mue, mais mon corps, lui, se meut, mon
mouvement se déploie. Il n’est pas dans l’ignorance de soi, il n’est pas aveugle pour soi,
il rayonne d’un soi...
L’énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde
toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu’il voit alors l’« autre
côté » de sa puissance voyante. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et
sensible pour soi-même. C’est un soi, non par transparence, comme la pensée, qui ne
pense quoi que ce soit qu’en l’assimilant, en le constituant, en le transformant en pensée mais un soi par confusion, narcissisme, inhérence de celui qui voit à ce qu’il voit, de celui
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qui touche à ce qu’il touche, du sentant au senti - un soi donc qui est pris entre des
choses, qui a une face et un dos, un passé et un avenir...
Ce premier paradoxe ne cessera pas d’en produire d’autres. Visible et mobile, mon corps
est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa
cohésion est celle d’une chose. Mais, puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle
autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont
incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de
l’étoffe même du corps. Ces renversements, ces antinomies sont diverses manières de
dire que la vision est prise ou se fait du milieu des choses, là où un visible se met à voir,
devient visible pour soi et par la vision de toutes choses, là où persiste, comme l’eau mère
dans le cristal, l’indivision du sentant et du senti.
Cette intériorité-là ne précède pas l’arrangement matériel du corps humain, et pas
davantage elle n’en résulte. Si nos yeux étaient faits de telle sorte qu’aucune partie de
notre corps ne tombât sous notre regard, ou si quelque malin dispositif, nous laissant libre
de promener nos mains sur les choses, nous empêchait de toucher notre corps - ou
simplement si, comme certains animaux, nous avions des yeux latéraux, sans
recoupement des champs visuels - ce corps qui ne se réfléchirait pas, ne se sentirait pas,
ce corps presque adamantin, qui ne serait pas tout à fait chair, ne serait pas non plus un
corps d’homme, et il n’y aurait pas d’humanité. Mais l’humanité n’est pas produite
comme un effet par nos articulations, par l’implantation de nos yeux (et encore moins par
l’existence des miroirs qui pourtant rendent seul visible pour nous notre corps entier). Ces
contingences et d’autres semblables, sans lesquelles il n’y aurait pas d’homme, ne font
pas, par simple sommation, qu’il y ait un seul homme. L’animation du corps n’est pas
l’assemblage l’une contre l’autre de ses parties - ni d’ailleurs la descente dans l’automate
d’un esprit venu d’ailleurs, ce qui supposerait encore que le corps lui-même est sans
dedans et sans « soi ». Un corps humain est là quand, entre voyant et visible, entre
touchant et touché, entre un œil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de
recroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant-sensible, quand prend ce feu qui ne
cessera pas de brûler, jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident
n’aurait suffi à faire... »
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