"Sur une route périlleuse" dans Le Monde (28 mai 1952)

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"Sur une route périlleuse" dans Le Monde (28 mai 1952)
"Sur une route périlleuse" dans Le Monde (28 mai 1952)
Légende: Le 28 mai 1952, à l'occasion de la signature à Paris du traité instituant la Communauté européenne de défense
(CED), le quotidien français Le Monde se penche sur la participation de contingents allemands au sein de l'armée
européenne.
Source: Le Monde. dir. de publ. Beuve-Méry, Hubert. 28.05.1952, n° 2282; 9e année. Paris: Le Monde. "Sur une route
périlleuse", p. 1.
Copyright: (c) Le Monde
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Date de dernière mise à jour: 14/05/2013
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14/05/2013
Sur une route périlleuse
Les ministres des six pays participant à la communauté de défense européenne signent aujourd’hui à Paris le
traité instituant une armée européenne, traité paraphé le 9 mai. On sait qu’il est étroitement lié aux « accords
contractuels » signés hier à Bonn, qui n’entreront en vigueur qu’après sa ratification. La participation de
l’Allemagne occidentale à la défense de l’Europe est en effet considérée comme le prix dont elle doit payer
les avantages que lui concèdent ces accords.
On pourrait observer que son réarmement constitue déjà un avantage pour elle, mais c’est là un point
discutable et discuté par les Allemands eux-mêmes : une forte minorité, socialistes en tête, s’oppose au
réarmement sinon en principe, du moins dans les conditions présentes.
C’est d’ailleurs une des caractéristiques de cette armée européenne qu’elle ait soulevé partout des
controverses et qu’elle doive sa création à des motifs contradictoires. Les Américains, qui la prônent, lui
eussent préféré une armée nationale allemande. Les Français, qui ont cédé à la pression et ne l’ont suggérée
que comme un moindre mal, auraient souhaité qu’elle demeurât dans les limbes, et sans doute se
féliciteraient-ils si elle pouvait encore avorter. Les Anglais approuvent le principe tout en préservant le plus
possible leur liberté d’action.
La demande d’une garantie anglo-américaine présentée par la France a pour but de rassurer une opinion
inquiète. On ne peut se faire d’illusion sur sa valeur. On croit savoir que la Grande-Bretagne et les EtatsUnis s’engageraient à laisser leurs troupes en Europe le plus longtemps possible, à examiner les mesures à
prendre en cas de sécession d’un des membres de la communauté de défense. Un tel geste serait considéré
comme une menace pour la sécurité de l’Occident et pourrait même entraîner l’annulation des accords
signés hier. Ce n’est pas avec de telles déclarations qu’on intimiderait l’Allemagne si elle devait un jour
retirer ses troupes de l’armée européenne. La chose ne serait possible que dans le cas d’une volte-face de sa
politique en faveur de l’U.R.S.S. Elle devrait alors rompre avec l’Occident, ce qui suffit à rendre vaine la
menace à son égard d’une rupture.
Ces éventualités ne peuvent être exclues. Deux autres paraissent plus immédiates, sinon plus probables.
La première est celle où l’armée européenne serait mise sur pied conformément aux prévisions. Ce qui
préoccupera la France sera dans ce cas l’équilibre des forces françaises et allemandes. La question est réglée
sur le papier ; on a fixé des chiffres d’effectifs, de divisions. Mais il est évident que si l’Indochine continue à
accaparer le meilleur des contingents français il sera impossible à la France de marcher de pair avec
l’Allemagne en Europe. Il y a là un problème de politique et de stratégie mondiales qui dépasse à la fois la
politique française et l’armée européenne. Il devra être résolu sur le plan mondial, et d’abord avec les EtatsUnis.
La deuxième éventualité serait celle où, un accord intervenant sur l’unification de l’Allemagne, l’armée
européenne ne serait plus possible pour le moment. Peut-être le serait-elle plus tard, mais il faudrait y
renoncer dans la période où une Allemagne unie s’organiserait. Nul ne peut savoir si toute armée lui serait
provisoirement refusée ou si elle aurait une armée nationale comme le voudrait l’U.R.S.S., si cette armée
serait limitée et contrôlée, ni combien de temps elle le serait. Quoi qu’il en soit, de nouveaux problèmes se
poseraient : il suffit de les indiquer pour en mesurer la difficulté.
Le réarmement de l’Allemagne dans le cadre européen n’est sans doute pas la meilleure solution. « Nous
nous embarquons aujourd’hui, écrit le « New York Times », sur une route périlleuse. » Il serait trop simple
en tout cas de croire qu’il suffirait d’écarter ce réarmement pour que tout fût réglé. Le règlement de la paix
implique un accord des deux camps adverses sur de nombreux points, et sur l’avenir de l’Allemagne, avec
ou sans armée, on se demandera si l’accord est possible dans les conditions actuelles. C’est aux diplomates
d’en faire la preuve et de tenter un suprême effort avant que le rythme des surenchères, qui va s’accélérant,
accule les deux camps à l’irréparable.
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