Revue - CCMF

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Revue - CCMF
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Centre Catholique des Médecins Français
(CCMF)
5 avenue de l'Observatoire, 75006 Paris
[email protected] — www.ccmf.fr
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Conseil national du CCMF
• Président: Dr Bertrand Galichon (Paris)
• Vice-Président: Pr Christophe de Champs (Reims)
• Secrétaires généraux: Dr Bernard Guillotin, et Dr Stanislas Faivre d'Arcier (Paris)
• Trésorier: Pr Christian Brégeon (Angers)
• Aumônier national: Père Jacques Faucher (Bordeaux)
• Autres membres: Dr François Blin (St-Witz), Pr Michel de Boucaud (Bordeaux), Dr Didier
Deroche (Joué-les-Tours), Pr Jean-Paul Eschard (Reims), Dr Françoise Gontard (Paris), Dr
Solange Grosbuis (Garches), Dr Patrick Lepault (Bordeaux), Dr René Pugeault (Dijon), Pr JeanMichel Rémy (Garches)
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Comité de Rédaction de Médecine de l'Homme
Dr Bertrand Galichon, Père Jacques Faucher, Père Olivier de Dinechin, Pr Christophe de
Champs, Pr Christian Brégeon, Dr François Blin, Pr Michel de Boucaud, Dr Solange Grosbuis,
Pr Jean-Michel Rémy, Dr Gérard Bleichner, Dr Bernard Ars.
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COTISATION ANNUELLE
Règlement par chèque à l’ordre du C.C.M.F.
• Médecin ou dentiste : 50 €
• Soutien : 50 € + . . . . . . (à votre convenance)
• Interne ou Chef de clinique : 25 €
• Etudiant : 15 €
Dr, Mr, Mme, Mlle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tél : . . . . . . . . . . . . . . . . .
Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Code Postal : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Spécialités : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
(Privé / Public)
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MEDECINE DE L'HOMME
Revue du Centre Catholique des Médecins Français
Trimestriel — Nouvelle série N°6 — Décembre 2011
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Sommaire
• Editorial: Nécessaires déplacements de la bioéthique à l’exercice du soin
Bertrand Galichon; Président du CCMF . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
• De la dimension du soin à la fragilité humaine : Quelques implications
anthropologiques pour la pratique médicale
David Doat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
• La fragilité humaine en Europe aujourd’hui
Dr Bertrand Galichon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
• Blessures spirituelles au cours d’addictions
Dr François Besançon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
• Regards sur la souffrance
Père Jacques Faucher . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
- Ni dolorisme ni surmédicalisation : des souffrances d’abord à entendre…
- Souffrances et douleurs : pour un diagnostic différentiel !
- Xavier Thévenot : « Au cœur de la souffrance, l’espérance… »
- Denis Vasse : « Le poids du réel, la souffrance »
- Pie XII et le traitement de la douleur
• Notes de lecture (Michel de Boucaud, Christian Brégeon, Bertrand Galichon) . . . . . . . . . 23
- Jacques Grignon : Spiritualité et psychologie pastorale
- Pierangelo Sequeri : L'Idée de la Foi. Traité de Théologie fondamentale
- Joseph Moingt, sj: Croire quand même
- Anne-Dauphine Julliand: Deux petits pas sur le sable mouillé
- Marc Baudriller : Les réseaux cathos
• La Société Médicale Belge de Saint-Luc
Dr Bernard Ars . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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EDITORIAL
NÉCESSAIRES DÉPLACEMENTS
DE LA BIOÉTHIQUE À L’EXERCICE DU SOIN.
Bertrand Galichon, Président du CCMF
Le programme éditorial de notre revue « Médecine de l’Homme » prévoyait initialement la
publication d’un numéro 6 ayant pour dossier : « Le professionnel comme bénévole » suivi du
numéro 7 avec pour thème « Le bénévole dans le soin ». L’actualité du mois d’octobre nous
invite à déplacer ces deux thèmes pour souligner un évènement majeur pour nos associations
médicales catholiques européennes en particulier belges et françaises.
Nous devons ici rendre hommage au Docteur Bernard Ars, Président de la Société Médicale
Belge de Saint Luc, qui est à l’origine de cette journée avec le support de notre association le
CCMF et la FEAMC (la Fédération Européenne des Associations de Médecins Catholiques).
Pour la première fois, le Parlement Européen accueillait dans ses locaux avec toute l’intendance
nécessaire une journée de réflexion non organisée par un mouvement politique ou un groupe de
lobbying. Ainsi, empreintes d’humanité. Ce colloque organisé sur le thème : « Sens et non-sens
de la vulnérabilité aujourd’hui en Europe » a rencontré un vif succès. Plus de 370 personnes
d’horizons les plus diverses ont répondu à notre invitation. Ce thème de la vulnérabilité a pu être
abordé sous différents aspects : anthropologiques, sociologiques, philosophiques, théologiques,
économiques et médicaux. Ainsi, des chrétiens ont pu dans l’enceinte d’une institution laïque,
hautement symbolique dans le concert des nations, produire une réflexion au cœur de notre
humanité, dans ce qu’elle a de plus incarné, comme l’a souligné Mgr Dupuis, nonce apostolique
au prés des Institutions Européennes.
Outre un compte rendu sur cette journée, ce numéro vous permettra de lire trois articles ayant
pour point commun la fragilité et celle qui l’accompagne bien souvent la souffrance. Concernant
cette dernière, le Père Jacques Faucher à travers un long article nous en donne toute la
signification symbolique et théologique. Dans son article « Blessures spirituelles de l’addiction »
le Professeur François Besançon nous fournit une grille de lecture pertinente et opérante de cette
pathologie toujours difficile à accompagner. Le philosophe David Doat de Lille nous donne un
regard philosophique sur la fragilité.
Ainsi après une année 2009-2010 essentiellement occupée par des considérations de bioéthique
comme l’exigeait l’actualité parlementaire française, nous nous tournons avec ce colloque au
Parlement Européen et depuis le numéro précédent vers des réflexions qui touchent plus à notre
activité praticienne quotidienne. Quelle est la valeur chrétienne, spirituelle du soin dans un
contexte très laïcisé ? Ainsi, nous commençons à préparer notre prochain rendez-vous national
avec nos amis belges. En effet, notre récollection organisée avec la Société Saint Luc, le week-end
des Rameaux 2012 prêchée par le Père Bruno Cazin sur le thème : « La Révélation dans le soin »
nous permettra de mettre en commun nos différentes réflexions sur la dimension spirituelle du
soin. Peut-être seront nous conduits à considérer une éthique de la transgression pour donner à
l’homme malade toute sa valeur spirituelle. La guérison ne passe-t-elle pas par cette
reconnaissance explicite de cette dimension ?
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DE LA DIMENSION DU SOIN À LA FRAGILITÉ HUMAINE :
QUELQUES IMPLICATIONS ANTHROPOLOGIQUES
POUR LA PRATIQUE MÉDICALE
David Doat
Département d’Ethique, Université Catholique de Lille
L’objectif de cette contribution est de mettre en évidence la particularité de la pratique médicale
dans le champ du soin en général et de la prise en compte de la fragilité humaine. Face aux
perspectives des développements technologiques et des évolutions socioculturelles que notre
société rencontre, à sa complexité croissante, il est en effet nécessaire – plus que jamais sans
doute - d’organiser notre engagement au service de la personne humaine sur la base d’une bonne
compréhension de la spécificité de l’être humain, de sa vulnérabilité et de sa dignité appelantes.
Car l’action se nourrit de la pensée. Même inconsciemment, nous agissons d’après des cadres
conceptuels qui demandent d’être toujours interrogés, éthiquement et philosophiquement. Je
proposerai donc dans un premier temps de situer la relation thérapeutique dans un contexte plus
large qui nous permettra de redécouvrir la signification profondément humaine du soin en
général quelles que soient nos spécialités particulières. Je poursuivrai mon propos par une
seconde réflexion concernant la question des frontières de la médecine confrontée au
développement de nouvelles pratiques liées aux avancées des techniques biomédicales et à la
recrudescence de courants de pensée inspirés de l’eugénisme. Ces évolutions ne sont pas sans
confronter la médecine aux enjeux politiques et moraux de son effectuation. Sur base des points
précédents de ma réflexion, je proposerai alors de poser une limite entre ce qui relève à mon sens
du projet de la médecine et ce qui n’en relève pas ou devrait être assimilé à une intention qui ne
procède pas de la visée médicale elle-même. C’est alors le statut et l’origine de cette intention
qu’il conviendrait d’étudier attentivement pour en évaluer la signification et la valeur positive ou
négative pour l’avenir de notre humanité.
1. Prendre soin, accompagner l’homme dans sa fragilité : deux dimensions importante
de la vie humaine
La relation de soin, si elle s’avère millénaire dans notre humanité, ne concerne pas seulement
l’accompagnement du handicap et la lutte contre les maladies. Ces deux aspects sont en réalité
deux expressions parmi d’autres d’une attitude qui ne se réduit pas au geste médical. Car qui
que nous soyons, nous passons notre vie à prendre soin de nous-mêmes et des personnes qui
nous sont confiées dans notre vie privée ou dans nos engagements professionnels. Le soin ne
s’adresse donc pas seulement aux plus faibles. Il nous concerne tous parce que nous en avons
tous besoin. Joan Tronto, professeur de théorie politique au Hunter College de l’Université de
New York propose de définir le soin comme « une activité générique qui comprend tout ce que
nous faisons pour [rendre habitable], perpétuer et réparer notre "monde" de telle sorte que
nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et
notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, qui
soutient à la vie »1. Bref, nous existons au sein d’un tissu d’attitudes de soin dont nous sommes
toujours sujets et destinataires depuis l'aube de notre vie jusqu’à son crépuscule.
L’une des conditions de l’éthique médicale, la première peut-être, consiste donc dans
l’intégration de la médecine dans un ensemble de pratiques primitives et générales de soin qui
rendent possibles la vie humaine. L’importance de ces pratiques est liée au fait que nous sommes
fragiles d’une façon tout à fait unique par rapport aux autres espèces vivantes. Cet aspect a été à
mon avis insuffisamment mis en évidence dans le champ des théories de l’évolution humaine.
Celle-si insistent trop rarement sur le fait que toutes les caractéristiques de notre espèce sont
indissociables de la fragilité de notre nature humaine.
Ceci mérite une explication, car généralement, dans bien des aspects de la vie, ce terme de
« fragilité » est connoté de façon négative et réservé seulement à certains d’entre nous. Plus
spécifiquement, dans la pratique médicale courante, la fragilité porte le sens de « faiblesse ». Elle
renvoie à la situation d’un être exposé aux risques ou aux conséquences d’une « altération »
invalidante d’un organe, d’un tissu. Nous distinguons ainsi très rapidement entre des personnes
fragiles et des personnes en pleine santé, entre des individus invalides et des individus
« normaux », etc. Ceci peut même devenir source d’exclusion sociale et d’actes inhumains.
Pourtant, la fragilité est avant tout un constat universel: l’être humain est intrinsèquement fragile.
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Je ne prendrai ici qu’un exemple pour illustrer ce constat. Un des résultats de la bipédie, apparue
dans notre évolution, aura été de provoquer la naissance de bébés prématurés. En effet, si nous
comparons la durée de la gestation de l’embryon humain et celle de l’embryon chimpanzé ou
bonobo, nous devrions naître à terme après 18 mois et non 9 comme aujourd’hui ! Le cerveau du
bébé humain prenant de plus en plus de poids et de volume ajouté au fait que l’ouverture du
bassin va se rétrécir avec le développement de la station debout, il va s’en suivre que ces
évolutions vont conduire à la naissance de plus en plus précoce du nouveau-né humain. Ces
transformations mécaniques et fonctionnelles vont faire de notre espèce l’une des plus immatures
à la naissance. Mais ceci explique aussi pourquoi le cerveau humain est si peu rigide et jouit
d’une plasticité remarquable sans laquelle nous ne pourrions pas développer notre intelligence et
agir sur notre environnement. En même temps, et c’est ici que nous rencontrons la fragilité, cette
grande plasticité s’accompagne du grand dénuement de l’enfant. Dès notre naissance, nous nous
retrouvons dans une situation de dépendance par rapport à notre environnement humain. C’est
aux personnes qui nous entourent qu’il revient la tâche de nous faire accéder au langage, à
l’éducation et à la culture. Plus généralement, tout au long de la vie, la plasticité cérébrale
humaine met l’homme dans une situation de besoin et de vulnérabilité par rapport à un tissu
social sur lequel il va s’appuyer et qui va le marquer durablement. C’est dans une exposition au
milieu, qui le confronte aussi très fortement au risque de la blessure, qu’il va apprendre et se
constituer une identité suffisamment solide pour devenir à son tour un soutien humain pour ses
semblables2.
La fragilité humaine dont nous voulons parler ne se réduit pas aux conséquences de notre masse
cérébrale. Comme le suggère Mr Lambert, professeur de physique et de philosophie aux
FUNDP :
« On dirait que notre condition d’être vivant nous met en tension permanente entre un état de
force et de fragilité toujours latente. Nous naissons en effet démunis, extrêmement fragiles. Mais
à la fin de notre vie nous sommes aussi de plus en plus vulnérables et entre ces deux moments
limites nous n’en finissons pas de slalomer entre des affections plus ou moins importantes liées
à nos fragilités innées ou acquises, physiologiques ou psychologiques. Certains biologistes font
déjà remarquer que sans la fragilité du code génétique, il n’y aurait pas de mutation, donc pas
d’évolution et nous ne serions pas là aujourd’hui pour en parler. D’autres, comme Marie
Balmary, psychanalyste, nous disent qu’une vie invulnérable serait à l’image d’une coquille
d’œuf tellement solide qu’elle ne permettrait plus au poussin d’en sortir et de vivre sa vie. Cette
métaphore de la coquille évoque ainsi ce que notre vie relationnelle ou politique nous apprend :
la fragilité instaure de failles qui brisent le cercle des replis sur soi. Ces replis peuvent être
psychologiques au niveau de l’individu ».3
Ces replis à l’intérieur d’une enveloppe devenue trop rigide peuvent aussi toucher des pays. Sans
ouvertures, ceux-ci peuvent évoluer vers la force violente de ces nations closes qui se protègent
par des kilomètres de murailles ou des boucliers de missiles en refermant leurs frontières. Pour
conclure, nous pouvons donc dire avec que notre être biologique, psychologique, social, voire
politique, est marqué par une irréductible fragilité.
Attention : nous ne voulons pas dire ici que la fragilité est à tous les coups positive, car il y a des
conséquences détestables et horribles qu’il faut combattre. C’est là d’ailleurs qu’intervient le
type de soin qu’est la pratique médicale. Nous soulignions ainsi au niveau biologique, que la
fragilité du code génétique, en permettant que des mutations aient lieu, rend pour une part
possible l’évolution. Mais il ne faut pas oublier non plus que cette même fragilité des structures
de transmission et de réplication du vivant est aussi ce qui favorise l’apparition de maladies
génétiques particulièrement graves.
La fragilité n’est donc ni nécessairement bonne en soi ni exclusivement mauvaise. Elle peut être
l’objet de l’une ou de l’autre de nos appréciations morales pour des raisons tout à fait évidentes.
Mais le premier constat auquel nous sommes conviés, et où nous nous situons ici, précède
l’évaluation des conséquences positives ou négatives de la fragilité. Il s’agit avant tout de
reconnaître qu’ « il y a » originairement de la fragilité dans l’univers. L’être même des choses
créées est marqué par une fragilité irréductible.
La fragilité se manifeste donc au niveau humain à différents niveaux de complexités de notre être
biologique, mais aussi social ou politique. Il serait aussi possible de montrer que la vie
psychologique et la vie spirituelle sont aussi intrinsèquement traversées par la fragilité humaine4.
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A chaque fois, celle-ci se manifeste dans des modalités différentes, mais il s’agit toujours
d’expériences de la vulnérabilité humaine. La question centrale pour l’individu ou la société est
alors : que faire de notre fragilité, de celle d’autrui et de la nature ?
Nos deux remarques sur l’importance du soin en général et sur notre fragilité naturelle nous
amènent finalement à nous interroger sur ce qui nous rend vraiment humain. Nous proposons de
nous demander si nous ne pourrions pas trouver un indice de réponse dans notre rapport aux
plus fragiles d’entre nous.
Dans une grotte en Iraq, qui fut découverte il y a quelques décennies, furent retrouvés les
reliquats d’ossements d’hommes de Neandertal. Les paléontologues parvinrent à reconstituer le
corps handicapé d’un de ces êtres préhistoriques. A l’analyse, il découvrirent stupéfaits que
l’infirmité de cet individu avait été assumée pendant une trentaine d’année par une communauté
de chasseurs cueilleurs qui devaient couramment se déplacer pour échapper aux dangers et
trouver leur moyen de subsistance. En dépit des conditions environnementales qui s’avèrent
généralement peu adaptées au maintien de la vie des plus faibles, cette communauté de
néandertaliens avait choisi de prendre en charge l’infirmité de l’un de ses membres. Selon Xavier
le Pichon dont je résume ici l’intuition, mais aussi pour Yves Coppens, découvreur de Lucy, cette
attention à la fragilité dont témoignent des traces du passé qui remontent à plus de 100 000 ans,
marquerait le début de l’humanité.
Autrement dit, ce qui caractérise avant tout notre appartenance à l’humanité ne résiderait pas dans
notre capacité à produire des outils, à parler un langage, ou à réaliser des œuvres artistiques. Elle
résiderait dans notre disposition, qui concerne tout notre être, à accueillir la souffrance, la maladie
ou le handicap qui font partie de l’existence humaine. Ces dimensions de la vie, avons-nous dit,
ne sont pas en soi positives. Cependant, elles sont inévitables. Elles font partie de la vie. Face à
ces réalités, l’être humain est confronté à la nécessité de choisir l’attitude qu’il va adopter pour y
faire face. L’humanité de l’homme émergerait et se développerait chaque fois que l’homme,
contre toutes attentes parfois opposées émanant d’une logique utilitariste ou économique, prend
le parti, plutôt que de les rejeter, d’accompagner et d’intégrer dans le tissu des relations humaines
les membres les plus fragiles de la société dont il fait partie.
Nous pensons au terme de notre premier point que la négligence de ces quelques remarques que
nous venons de résumer concernant la dimension du soin en général, la fragilité humaine et la
prise en charge des plus faibles, risquerait d’isoler la médecine de ces aspects qui la traversent
dans des modalités qui lui sont propres.
2. Bio-pouvoir et technologies : dans quelles limites pour la médecine ?
La question que je pose est même la suivante : peut-on encore parler de médecine et de pratique
médicale lorsque celles-ci sont séparées de ces aspect ? Une médecine qui ignorerait la fragilité
irréductible de la personne humaine ne risque-t-elle pas de se mettre au service d’idéologies qui
entendent améliorer l’humain, quitte à nier qu’il existera toujours des failles dans notre
humanité ?
Ma première ouverture sera d’ordre historique et concernera cette époque charnière de notre
modernité qui a vu naître au XIXème siècle ce qui allait révolutionner la biologie. Je veux parler
ici du darwinisme et de la théorie de l’évolution. A cette époque le colonialisme connaît ses
heures de gloire. L’Angleterre victorienne cherche les fondements de son capitalisme et de sa
culture compétitive. De nombreuses croyances sont véhiculées concernant les « loosers », les
pauvres, les handicapés, les faibles, bref tous ceux qui ne parviennent pas à trouver leur place
dans le cadre du Marché et de la concurrence qui font partie de la nouvelle économie britannique.
C’est dans ce contexte que Darwin publie en 1859 L’Origine des espèces - l’ouvrage qui allait le
rendre célèbre – où il expose sa théorie de la sélection naturelle. Bien que dans cet ouvrage, il
n’aborde pas une seule seconde la question de l’homme et de sa place dans la nature, de grands
scientifiques et des politiques vont voir dans ses textes une justification naturelle des lois de la
compétition et du bien fondé de l’abandon des plus membres les plus faibles de notre société
humaine.
Francis Galton, cousin germain de Darwin, va fonder à cette époque une nouvelle science :
l’eugénisme. Selon lui, puisque notre espèce évolue et que dans la lutte pour la vie, ce sont les
meilleurs qui la font évoluer sur les plans biologique, psychologique et moral, il revient au
politique et à la médecine de s’associer pour soutenir sinon accélérer dans notre société le travail
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de la nature5. C’est ainsi que naît l’eugénisme qui repose sur l’idée que l’amélioration de la
santé physique et morale de l’espèce est plus importante que le respect de la dignité de
l’individu. Sur base de ce présupposé fondamental et en admettant que la nature justifie que les
plus fragiles soient mis de côté pour que les plus forts se multiplient en plus grand nombre,
l’eugénisme va se répandre en Europe occidentale à travers des politiques de stérilisation des
populations faibles, d’enfermement voire d’élimination des individus ou des races défavorables.
Dans le cadre de la pensée eugéniste, je considère que la médecine est donc tout à fait détournée
de ses finalités propres. Il ne s’agit plus en effet de protéger, de soutenir et de préserver la vie
mais de sélectionner des individus. La médecine s’éloigne ici de la finalité générale du soin.
L’eugénisme repose par ailleurs sur l’idée qu’il existe deux catégories d’individus : des
individus forts et des individus plus fragiles. Cette division est liée au rejet de l’idée qu’il existe
une vulnérabilité commune et irréductible entre tous les êtres humains. Enfin, la pensée eugéniste,
en privilégiant les intérêts du groupe sur la protection de l’individu, relativise la valeur de la
personne humaine. Sa dignité dépendra de sa capacité plus au moins grande à contribuer au
progrès de l’espèce. Ici, ce qui est rejeté, c’est à la fois l’importance du rôle joué dans notre
humanisation par la protection des membres plus fragiles de notre société humaine et le souci du
respect comme fin en soi de toute personne humaine, quelle que soit sa situation, dans la relation
de soin.
Bref, Lorsque la pratique médicale est détachée de l’ensemble des activités de soin qui prennent
en charge la fragilité humaine et accompagnent la vie, il devient alors inévitable que sa finalité se
renverse en une maîtrise de la vie, non plus un secours. Elle peut alors devenir l’outil d’un
pouvoir exercé par des êtres devenus insensibles, froids et illusionnées par une impression
d’indépendance et de supériorité qui se manifeste avec indifférence dans la relation
thérapeutique. Celle-ci n’en est plus une comme ce fut par exemple le cas sous le régime du
3ème Reich où les pratiques des médecins nazis poursuivaient d’autres fins que celles de la
préservation de la protection de la vie.
La seconde approche que j’envisage est objectivement d’ordre philosophique et morale. Elle
nous permet de poser un cadre au sein duquel la médecine nous semble conforme à sa fin. Il
s’agit de nous mettre d’accord sur les concepts et les valeurs - bref d’appeler un chat un chat.
Si la spécialisation, le savoir, le pouvoir même de la médecine peuvent amener aux pires abus, et
même en contiennent - comme nous l’avons vu au niveau du second registre de la relation
médicale - intrinsèquement le risque, je pense avec Frédéric Worms, philosophe et éthicien, qu’ils
comportent originairement une sorte de norme interne liée d’une part à « la priorité du
pathologique et donc du thérapeutique », à leur intégration au sein des dimensions en général du
soin d’autre part. Par conséquent, je m’accorde pour soutenir ceci avec notre philosophe :
« A travers tous les développement sociaux, industriels, politiques de la médecine (…), le risque
du pouvoir est donc moins dans son essence simple que dans son orientation double, dans le
danger d’une orientation plutôt qu’une autre : bref dans une orientation qui oublie la priorité
du thérapeutique, de l’obligation de soigner les maux, de manière concrète, juste, également
accessible et répartie entre les hommes, au profit d’une autre orientation, qu’elle consiste
seulement à prendre le moyen pour fin (financière, symbolique, politique) ou à lui donner une
autre fin ( politique, à nouveau, mais aussi eugénique, démiurgique même).»6
Si j’encadre ma réflexion dans la question de l’eugénisme et de la désaffiliation de la médecine
du domaine du soin lorsque celle-ci se confond avec cette doctrine, c’est qu’il me semble que
nous vivons aujourd’hui une époque historiquement cruciale où la question de l’eugénisme
rejaillit face à l’avenir de notre humanité au sens de la pratique médicale.
Selon un philosophe allemand tout à fait contemporain, Peter Sloterdijk, on ne pourrait plus, en
effet, avec tous nos moyens d’aujourd’hui, accepter de laisser au hasard ce que l’on pourrait
maîtriser7. Nous aurions en effet acquis depuis deux siècles de nouveaux pouvoirs sur notre
humanité qui élargissent les applications et le sens traditionnel de la médecine. Par la
connaissance et les techniques qui permettent d’agir sur notre biologie, nous pourrions un jour
agir sur les caractéristiques de notre espèce qui pourraient évoluer selon nos aspirations. Selon
Sloterdijk, notre responsabilité s’élargit ici de plus en plus au niveau d’une politique de l’espèce.
Ses suggestions à cet égard vont dans le sens d’une sélection des individus avant la naissance.
L’heure serait venue de planifier notre évolution elle-même. Les notions de santé parfaite, de
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performance corporelle et de perfection plastique deviennent dans cette perspective de nouvelles
normes qui ne situent plus la médecine dans son rapport traditionnel à la maladie mais dans une
nouvelle exigence de transformation des corps qui vise ultimement à libérer l’homme de toute
faille et de toute fragilité humaine.
De telles vues prônées par Sloterdijk se rapprochent plutôt des courants de pensée et des écrits
de sciences-fictions qui reposent sur l’idée qu’avec l’aide de la science et des biotechnologies,
nous pourrions favoriser l’émergence d’une nouvelle humanité. Elles ne reposent ni sur l’idée
qu’il existerait un sens profondément humain à reconnaître aux membres les plus démunis une
place et une fonction importante dans notre société, ni sur la reconnaissance que la vulnérabilité
humaine est une dimension inévitable et fondatrice de notre existence, ni enfin sur une juste
compréhension du soin dont dépend moralement la médecine.
Pourtant, les idées d’importants courants de pensée dont notre philosophe allemand se fait ici le
porte-parole semblent particulièrement attirantes et engendrer des comportements et des idéaux
très puissants. Comment dès lors proposer une autre vision de l’avenir de notre humanité et de
notre responsabilité dans l’usage positif de la science et des techniques ? Quel projet politique à
la fois réaliste et enraciné dans notre nature humaine pourrions-nous défendre ? Quel point de
départ pourrions-nous prendre dans la pensée pour fonder notre position ? Toutes ces questions
nous suggèrent de nous mettre au travail car il est grand temps de proposer une alternative solide
sur le plan de la pensée, réaliste dans l’action, et riche d’un idéal qui pourra porter nos
générations futures vers de nouveaux sommets en humanité.
En guise de conclusion : de l’alternative au jugement de la conscience morale
Nous nous trouvons au terme de notre réflexion devant une alternative qui traverse l’histoire de
l’humanité : ou bien…ou bien… Quoiqu’il ne fasse malheureusement pas encore l’objet d’une
réflexion politique consciente des enjeux en présence, l’oscillation n’a jamais été aussi marqué
qu’aujourd’hui. Au croisement du social et du psychique, elle concerne notre rapport sociétal à la
fragilité humaine. Tout se passe comme s’il n’y avait pas lieu d’y songer. Or, consentir à cette
situation correspondrait analogiquement au même résultat qu’un vote « blanc » aux élections : à
donner sa voix aux orientations effectives du parti dominant.
Aussi importe-t-il de mettre à découvert l’alternative dans laquelle nous séjournons – quitte à en
marquer les traits :
• Ou bien : nous nions le « fait » irréductible de la fragilité et nous nous mettons à rêver d’une
société sans failles, d’individus parfaits et d’un contrôle total de la réalité. Une société est
érigée dans laquelle nous masquons, excluons ou même éliminons tout ce qui nous manifeste
dans la réalité qu’il existe de la précarité. Nous élevons des murs psychiques et des murs réels
derrière lesquels nous cachons les indésirables : tous ces êtres qui, par leur handicap ou leur
vulnérabilité plus manifeste, briseraient notre idéal d’indestructibilité. Nous séparons les
valides des invalides. Nous encourageons la sélection et l’élimination immédiate des embryons
porteurs d’un risque de fragilité anticipée dans ses conséquences négatives. Mais qui n’en
n’est pas porteur ? Nous assimilons la fragilité à la faiblesse et opposons à cette réalité celle de
la force. Mais alors ne nous enfermons-nous pas dans notre imaginaire ?
• Ou bien : nous considérons que notre humanisation, ce qui fait de nous des personnes
humaines, réside dans notre manière d’accueillir la fragilité, la nôtre, celle d’autrui et celle de la
nature, de leur faire place dans notre monde. Les progrès technique et scientifique se mettent au
service de l’intégration du « fait » de la fragilité dans le projet d’une société humaine. Nous
reconnaissons que l’homme ne devient véritablement homme qu’en prenant soin de son
semblable et du monde qui l’entoure. Cette reconnaissance procède de l’expérience que
l’homme a de lui-même et de la réalité qui l’environne. Notre imagination devient alors un outil
que nous mettons au service de la réalisation collective d’un projet politique qui reconnaît aux
personnes dont la fragilité est plus manifeste un rôle important dans la cohésion sociale. Leur
présence dans notre société stimule notre intelligence du réel dans sa structure fragile, évolutive
et plastique. Les structures sociales et économiques sont humanisées.
Les traits du croisement que je viens d’ébaucher sont marqués pour mettre à jour l’enjeu qui
demeure confus dans les choix de toute société humaine. Or, la conscience morale du sujet
singulier ne peut ni évaluer la valeur d’une orientation globale ni s’engager dans une direction
voulue particulièrement s’il n’existe aucune clarté quant aux conséquences ultimes ou idéales
10
d’un projet individuel ou de société. Dans la confusion, l’action et la pensée demeurent passives
et indifférentes. Ce n’est que lorsqu’apparaissent dans le miroir de la réflexion les traits d’une
alternative objective qu’un libre arbitre émerge dans la chaîne des phénomènes sociaux. Le choix
d’un horizon dans lequel inscrire nos actions suppose ce travail d’éclaircissement par
l’intelligence. Je me devais donc d’y souscrire au terme de mes réflexions précédentes afin de
clarifier l’horizon dans lequel une notre action peut s’orienter en vue du bien réel de notre
humanité.
Je terminerai ma réflexion en faisant ressortir la conception de la société qui sous-tend le second
membre de l’alternative que j’ai mise en évidence. Cette conception se rattache à la vision
aristotélicienne du collectif comme organisme. Elle s’inscrit par ailleurs dans le fleuve de la vie et
reconnaît à la société humaine son origine évolutive – ce qu’Aristote ne pouvait anticiper étant
donné sa conception métaphysique du cosmos. Comme le soutenait Charles Darwin, l’homme ne
peut se comprendre lui-même s’il ne se différencie pas de ce dont il provient et qui lui est le plus
semblable, c’est-à-dire de l’histoire des espèces dont il apparaît comme l’une des branches
spécifiques.
La société ne ressemble pas dans cette optique à un bloc de marbre ou une mécanique
impersonnelle. Elle doit constamment prendre la mesure de son organicité et de son insertion
dans un « élan » qui est la propriété de la vie. Elle forme un corps social constitué d’une
multitude d’individualités vivantes. Les institutions sociales ou politiques ont alors pour vocation
de l’entourer comme la membrane plasmique d’une cellule qui, grâce à ses propriétés de
résistance et de souplesse, favorise des échanges tout en préservant la vie. Elles ne sont pas là
pour dissimuler l’existence d’une réalité inadaptée à l’idéal d’une société sans faille qui fascine
– mais égare. Le signe de l’appartenance d’une société humaine à la vitalité de la vie et de son
élan positivement créatif apparaît dans le fait que la souffrance et la mort ne sont plus fuies. Elles
sont constitutives de la vie : une pierre ne meurt ni ne souffre. Seul le vivant est doué de
sensibilité et de valeur propre en tant qu’il risque d’être blessé et perdu. Elles sont donc
accompagnées et accueillies collectivement sur le mode de l’éthique de la personne et du soin que
l’on découvre déjà dans une unité de soins palliatifs, dans certaines associations comme les
communautés de l’Arche fondées par Jean Vanier ou dans différentes structures. Celles-ci
découvrent déjà aujourd’hui dans la démarche d’accueil de la fragilité un processus millénaire
d’humanisation qui apparaît déjà empiriquement à l’œuvre il y a plus de 100 000 ans dans nos
premières communautés de vie humaine.
_____________________________________
1. Tronto J., Un monde vulnérable, p.143.
2. Lambert D. (2009). Plasticité : lecture blondélienne d'un concept biologique. Angelicum (86), p.123.
3. Extrait de Lambert D., Soins palliatifs : quel reflet sociétal ? Quelles références éthiques ?, Conférence publique
à l’occasion des festivités du Foyer Saint François, 2009.
4. Le « fait » doit être reconnu comme tel - indépendamment d’un jugement éthique tout à fait légitime que nous
exerçons à son sujet eu égard aux conséquences positives ou négatives qui surviennent comme des possibilités
liées à notre constitution fragile. Avant même que nous l’évaluions d’un point de vue moral, nous en
constatons la présence dans nos observations de la nature et au-dedans de nous-mêmes dans l’expérience intime
de notre être.
5. Francis Galton, en proposant d’appliquer dès les années 1860 au contexte sociétal les thèses darwiniennes
contenues dans L’Origine des espèces, et pourtant strictement limitées à l’étude de la nature, va amener Darwin
à se prononcer sur la question de la doctrine eugéniste naissante. Douze années vont se passer au cours
desquelles Darwin ne va rien affirmer au sujet de l’être humain. Tout ceux qui, avant Darwin, anticipèrent sa
vision de l’homme, tels Herbert Spencer ou Francis Galton dont je présente dans cet article les positions, sont
à l’origine d’une très grave méconnaissance historique et des positions véritables de Charles Darwin. Dans son
ouvrage La Descendance de l'homme
et la sélection
sexuelle ,
paru en 1871
(http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Descendance_de_l%27homme_et_la_sélection_sexuelle), Darwin reprend les
conclusions de Francis Galton sur l’hérédité en soulignant qu’il lui paraît vraisemblable que les protections
sociales s’opposent au libre jeu de la sélection naturelle[]. Il se refuse cependant à adopter les conclusions
eugéniste et politiques de Galton, plaçant l’esprit de coopération et d’empathie envers les plus fragiles audessus des lois scientifiques
6. Worms F. (2006). Les deux concepts du soin. Vie, médecine, relations morales, Esprit (321).
7. Sloterdijk P., Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000.
◊
11
LA FRAGILITÉ HUMAINE EN EUROPE AUJOURD’HUI.
Dr Bertrand Galichon
Nous devons rendre un hommage appuyé au Dr Bernard Ars, Président de la « Société médicale
belge Saint Luc » pour ce très beau colloque organisé au sein même du Parlement Européen. Il a
été aidé dans cette entreprise par la FEAMC et notre association le CCMF. Cette journée a pu se
tenir grâce aussi à l’entremise du groupe parlementaire PPE et du Dr Anna Zaborska.
Quel argumentaire pour la tenue d’une telle journée sur ce thème dans un lieu si
symbolique ?
Dans une société européenne qui rend les honneurs à la performance, l’efficience, nous
assistons à une explosion des situations de fragilités. Notre modèle européen se trouve devant
l’avènement d‘une double mutation fondamentale sanitaire et sociale avec le vieillissement de la
population et l’augmentation de la prévalence de la fragilité secondaire à l’augmentation de
l’espérance de vie avec une maladie chronique. Pourrons nous suivre cette augmentation de la
demande des moyens alloués nécessaires sur le plan financier, humain ? Quelle place allons
nous réserver à toutes ces personnes fragilisées par l’âge le handicap ou la maladie chronique ?
L’exercice de leur citoyenneté va-t-il pouvoir être assuré en pleine dignité ? Nous voilà devant
une injonction de créativité pour que s’exprime sous un jour renouvelé la dignité de notre
société.
Tous les acteurs de notre société sont concernés par cette question essentielle du sens et non
sens de la fragilité aujourd’hui et demain en Europe, enjeu crucial en « rupture avec les
idéologies anti-humanistes de ces trois derniers siècles ». Posture qui dans nos sociétés
occidentales nous ont fait passer de la personne, du citoyen à l’individu, au consommateur,
remettant en question l’essence et la finalité de notre altérité. Nous sommes contraints dans un
contexte de restrictions budgétaires de prendre en compte la vulnérabilité humaine sous des
aspects qui ne soient pas seulement négatifs. Cette fragilité est co-substantielle de notre
humanité. N’est-elle pas le moteur de notre humanisation ?
Nos décideurs, nos chercheurs, nos généticiens, nos juristes, nos gestionnaires ne nous
proposent que des pistes de réflexion n’ayant pour point commun que celui de la maîtrise,
voulant ainsi ne laisser aucune place à l’inattendu. En effet la fragilité ouvre vers un autre
possible non maîtrisable dans son expression et ses conséquences, faisant appel à d’autres
critères non quantifiables d’évaluation. De part les réponses qu’elles génèrent ces situations de
fragilité sont la raison des progrès de notre humanité. « Un débat délicat, mais éminemment
prometteur s’ouvre donc, s’il est traité avec toute l’attention et tous les égards qu’appelle le
respect de la dignité humaine – concept éminemment européen. Il s’agit ainsi de se demander
comment une réflexion sur la fragilité peut mobiliser la capacité de nos pays européens, non
pas à se maintenir mais à oser ouvrir de nouvelles voies de développement pour notre
civilisation européenne. » (Bernard Ars)
Une journée dense
Comme le montre un extrait du compte rendu qu’a pu en faire le journaliste Pierre Garnier de
Catho.be. Plus de trois cent cinquante personnes ont répondu à cette invitation et venant de toute
l’Europe et de tous les horizons professionnels.
"Mais à l’aune de la crise financière qui met en évidence la fragilité de notre système bancaire
voire celle d’un pays de l’Union Européenne, ce thème résonnait de manière toute particulière.
Médecins, économistes, philosophes, religieux se sont donc succédé à la tribune pour des
constats terribles. « Les fragilités économiques et financières sont reconnues. Pas la fragilité
humaine », dira notamment le Dr Jean-Guilhem Xerri, premier et dernier intervenant de la
journée. « Le monde moderne vit d’un ressentiment d’être né » complètera un peu plus tard
Mgr Pascal Ide, de la congrégation pour l’Education catholique, médecin et théologien, en citant
Hannah Arendt. Tandis que, dans un même registre, Dominique Lambert, professeur de
philosophie aux facultés Notre-Dame de Namur, parlera d’un homme « qui semble fatigué
d’être humain ». Pire encore, il y aurait, selon le Dr Bernard Ars, un « risque de dérive
eugénique d’une médecine qui ne s’intéresserait pas aux fragilités. ». « Or la conscience de la
fragilité peut ouvrir des failles libératrices », avait-il indiqué juste avant…
12
"Bref, on est bien loin du message de la Bible et des Evangiles rappelé dans l’après-midi par le
père jésuite Edouard Herr, professeur à l’Institut d’Etudes théologiques (IET, Bruxelles). Ce
que constata également le professeur Philippe de Woot : « Notre modèle économique actuel
déshumanise nos sociétés, et accroît cette déshumanisation de manière systémique». Et quand ce
modèle économique s’applique au service de la santé, on assiste alors à un abandon progressif
du « prendre soin » pour le seul soin, expliquera pour sa part le Dr Bertrand Galichon, alors que
ces deux facettes de la médecine doivent venir en continuum.
"En dépit de ce tableau assez noir, ce colloque n’avait pourtant rien de pessimiste. On sentait
malgré tout une foi en l’homme. Car il existe de fait un pouvoir des faibles. Celui des nouveaunés est le plus évident a rappelé le professeur Xavier Le Pichon au cours d’une intervention qui
fut sans doute la plus passionnante et la plus émouvante (avec les « instants fragiles » de Régis
Defurnaux, un diaporama-témoignage sur les soins palliatifs au foyer Saint-François de
Namur). Géodynamicien, le Pr Le Pichon a en effet souligné l’importance des faiblesses et des
imperfections dans n’importe quel système vivant et même dans la tectonique des plaques (dont
il est un des spécialistes mondiaux). »
La pierre rejetée par les bâtisseurs…
Cette journée a été éminemment chrétienne. Nous sommes venus interroger la société
européenne qui est la nôtre au sein même d’un des symboles les plus forts qui la fonde. Que
faisons du fragile ? Qui est-il pour nous ? Que nous dit-il de lui et donc de nous nous-mêmes ?
Quelles sont ces valeurs qui nous portent ? La fragilité n’en serait-elle pas la pierre angulaire.
La survalorisation du « jeune, beau, sain et riche » soutenue par un individualisme plus que
certain fait que chacun dans son fort intérieur se sent fragile. La crise plus que financière que
nous traversons fait que nos sociétés, notre Europe se sentent elles-mêmes fragiles. Le précaire
devient notre quotidien. Il nous faut donc lutter chaque jour contre une possible désespérance.
Cette justification cent fois remise sur le métier est source de fatigue.
Le chrétien se doit de porter un regard différent. Il est de son devoir de poser les questions qui
tiennent à la fois le moins et le plus. Notre situation la plus incarnée qu’elle soit, doit être source
d’espérance et de mouvement. La quête du « plus » ne se fait que par la volonté d’échapper au «
moins ». Pourquoi chercher ce « plus » si le « moins », le fragile n’existe pas ? Cette tension est
la source de tout mouvement, de cette espérance. Cette journée n’a pas fait l’apologie de la
fragilité mais nous a montré son « utilité nécessaire ». Le philosophe et photographe Régis
Defurnaux nous a montré par son travail en maison de soins palliatifs, ces instants fragiles qui
disent toute notre humanité. La prise en compte de notre fragilité justifie, au sens plein du terme,
notre humanité. Ce nécessaire et incessant mouvement d’ajustement est source de notre vie, de
notre espérance. Nier, occulter la présence du fragile c’est tuer ce mouvement et ne plus être
dans une dynamique de vie.
Rappel du programme de la journée :
• Dr Jean Guillem Xerri, président de "Aux captifs la libération : « Cartographie et valeur de la
fragilité ».
• Pr Xavier Le Pichon, géodynamicien, professeur au Collège de France : « La fragilité au cœur
de l’humanisation. »
• Mgr Pascal Ide, Congrégation pour l'Education catholique : « La fragilité au cœur de
l’humanisation. »
• Pr Dominique Lambert, professeur de philosophie aux facultés Notre Dame de Namur : «
Faut-il se libérer de la fragilité ? Questions éthiques et anthropologiques posées par la
robotisation de l’activité humaine. »
• Dr Bernard Ars, président de la Société médicale belge de Saint Luc : « Prendre soin de la
fragilité humaine. »
• Dr Bertrand Galichon, président du Centre Catholiques des Médecins Français : « A propos
du soin, le volontaire entre savoir et connaissance. »
• Père Edouard Herr, sj, professeur à l’IET de Bruxelles : « Forces et fragilités dans nos
problèmes économiques et écologiques. »
• Pr Philippe de Woot, économiste, membre de l’Académie Royale : « La fragilité au cœur de
l’économie contemporaine et de la mondialisation. »
• Dr Anna Zaborska, député européen : « Politique communautaire pour la prise en charge de la
fragilité humaine. »
◊
13
BLESSURES SPIRITUELLES AU COURS D’ADDICTIONS
Dr François Besançon, Paris
[email protected]
Résumé
Les blessures des amitiés et de l’amour au cours d’addictions sont ignorées dans les publications médicales.
Elles sont tout autant ignorées par le malade de l’alcool ou des drogues tant qu’il est insensible aux
souffrances qu’il inflige. Ces blessures, ainsi que les déficits de communication et les pertes de confiance
et de liberté ont valeur de signes et de critères thérapeutiques dans certaines addictions. Elles servent encore
à encourager au cours des soins, et à placer en tête des messages de prévention. Elles peuvent être
qualifiées de blessures spirituelles. Le rétabli croyant et les croyants qui l’ont aidé ont de quoi remercier.
Les blessures des amitiés et de l’amour trouvent-elles place dans les publications médicales ?
Dans Pubmed, parmi près de 25.000 publications répertoriées depuis 1991 concernant les
malades de l’alcool et parmi plus de 9.000 publications depuis 2001 concernant les malades des
autres drogues, je n’ai rien trouvé sur ce que deviennent chez eux les amitiés et l’amour.
Behaviourisme ? Sur Google, il est plutôt question de ruptures.
Ces blessures ont trouvé une meilleure place dans des publications non scientifiques : livres,
manifestes d’associations, émission télévisée, témoignages.
Dans son livre “Le cannabis démasqué”, Ambroise Pic fait silence sur sa qualité de moine frère
de Saint Jean en se présentant comme philosophe, citant les pages d’Aristote sur l’amitié de
l’Ethique à Nicomaque.
A. Pic montre que le drogué s’isole, se désintéresse de ses amis et de sa famille. Souffre-t-il de
ce vide affectif ? “Cela devient angoissant de ne plus savoir si l’on est aimé”.
Deux caricatures de l’amitié sont banales chez les drogués. Le joint n’est qu’une caricature de
partage. Eloigné de ses vrais amis, le consommateur ne fréquente plus que le groupe qui
consomme et trafique. L’autre caricature est un piège : feignant le bon cœur, le pourvoyeur offre
la drogue à crédit “pour dépanner”. Faute de remboursement, il délègue une brute pour rosser,
dépouiller et menacer le jeune client. Incapable d’avouer la vérité, celui-ci n'aura plus qu'à voler,
trafiquer à son tour, racketter ou se prostituer.
Les associations de buveurs rétablis se sont exprimées dans leurs manifestes. Alcool Assistance
Croix d’or : "L’alcoolisme est une maladie physique, psychique, sociale et spirituelle", mais
sans détailler cette dernière. Les Alcooliques Anonymes ne sont pas plus explicites dans leur "5°
étape": “Nous avons avoué à Dieu, à nous-mêmes et à un autre être humain la nature exacte de
nos torts” ; et dans leur 12° et dernière étape : “ Grâce à ces étapes, nous avons connu un réveil
spirituel…”
L’émission télévisée “Se libérer de l’alcool” sur la 2° chaîne, le 29/09/09, réunissait surtout des
hommes rétablis de l’alcool. « Ça tue l’amour ! » s’est écriée l’épouse de l’un d’eux. Elle a
manifesté que cette perte est d’autant plus dévastatrice qu’on est plus aimant. Sur le plateau, les
rétablis de l’alcool ne lui ont rien répondu. Toutefois, les malades de l’alcool ne vivent pas
constamment dans la haine. Ils sont “les meilleurs des pères” par intermittences.
Lors d’un exposé-débat sur l’alcool, une auditrice m’avait interpellé : « Par quoi est-ce que vous
remplacez l’alcool ? » J’avais répliqué : « Madame, par l’amour ! » Après un autre débat où j’en
avais fait part, une jeune femme est venue me dire lors de mon bain de foule : « Je suis une
rétablie de l’alcool. Il nous faut des tonneaux d’amour ! » Les conjoints restés fidèles le disent
des rétablis : ils apprécient la chaleur affective, plus forte peut-être qu’avant les alcoolisations
(Besançon 1999 et 2006).
Sous-estimer les amitiés et l’amour serait ignorer les raisons de vivre, c’est-à-dire les motifs
déclarés pour refuser le suicide : dans notre sondage de rue en 1999, les deux réponses classées
en tête ont été “Il y a au moins quelqu’un qui tient à moi” et “J’aime au moins quelqu’un”
(Besançon, Auvillain, Curtet 2001). Dans mon enquête par courriels auprès de 15.233 contacts
“Les suicides évités : grâce à qui ?” en 2007, les amis et partenaires sentimentaux se sont
montrés plus efficaces que les parents et les professionnels.
14
Tant qu’il est accroché, le malade d’alcool ou de drogues illicites se montre insensible à la
souffrance qu’il inflige. Sa propre souffrance est l’état de manque. Il a perdu confiance en luimême à la suite de ses échecs pour se libérer (Les Alcooliques Anonymes 1989; Lucien 1990).
Cette humiliation surcompensée me paraît expliquer le déni et la gloriole des malades de
l’alcool.
Les blessures des amitiés et de l’amour sont fréquentes dans le jeu pathologique. Elles font
défaut dans le tabagisme (la plus meurtrière des addictions), dans plusieurs addictions sans
drogues et bien entendu dans les dépendances affectives.
Ces blessures, comme les pertes de confiance en soi et en autrui et comme les déficits de
communication méritent-elles d’être rangées parmi les signes de certaines addictions ? Leur
caractère subjectif n’empêche pas de les décrire en termes quantitatifs, comme on cote une
douleur sur une échelle. Leurs fluctuations peuvent être cotées de même. Pour les interpréter, il
faut tenir compte des comorbidités et de l’environnement. Ainsi, la perte, puis le retour de la
confiance en soi-même et en autrui a été attestée, mais parfois avec hésitation, chez les personnes
qui avaient souffert de dépression ou d’autres troubles psychiques avant leurs alcoolisations. La
perte, puis le retour de l’aptitude à communiquer avec les proches ont encore été attestés (Les
Alcooliques Anonymes 1989).
Les objectifs et critères thérapeutiques de la dépendance alcoolique ont été amplement analysés
(Kadden et Litt, 2004). Les plus sensibles seraient la fréquence et l’intensité des
consommations, mais il est souvent difficile d’interpréter les consommations épisodiques. Sur la
Figure de cet article, on remarque aussi la relative sensibilité du questionnaire DrInC de Miller,
Tonigan et Longabaugh (1995), qui agrège 50 items comprenant entre autres les conséquences
interpersonnelles, intrapersonnelles et sociales de la dépendance alcoolique. Ces items se limitent
à des comportements. Le questionnaire DrInC a été utilisé dans son ensemble, en négligeant de
sélectionner les items les plus sensibles.
Le retour de la "qualité de vie" n’est pas un critère thérapeutique utile, d’après la revue de Foster
et coll. 1999, parce qu’il dépend trop de la comorbidité psychiatrique et de l’environnement
social.
On a négligé d’évaluer comme critères thérapeutiques, notamment lors du second semestre
d’abstinence, les blessures des amitiés et de l’amour, de la confiance en soi et en autrui, de la
communication et du sentiment de liberté. Pour étudier la liberté dans l’abstinence chez les
rétablis de l’alcool, je me suis passé de définition en demandant à une trentaine d’abstinents de
trouver eux-mêmes les mots pour décrire leur vécu. Les rétablis n’ont eu aucune peine à
répondre (Besançon 1996).
En vue d’encourager ses malades en voie de rétablissement et de prévenir les rechutes, le
thérapeute est fondé à rappeler sans cesse le retour des amitiés, de l’amour, de la communication,
de la confiance et de la liberté.
Je n’ai trouvé aucun message de prévention contre les addictions qui place en première ligne, ou
même qui mentionne ce que deviennent les amitiés et l’amour. Les parents d’enfants de 11 ans
peuvent prendre le temps de s’en expliquer, notamment en leur apprenant à faire la cuisine
(Besançon 2011).
Peut-on regarder les blessures de la vie de relation comme blessures spirituelles ? Oui, chez les
nombreux malades qui ont témoigné de conversions lors de leurs rétablissements, par exemple
chez les adhérents d’associations comme Croix d’or - Alcool Assistance et Alcooliques
Anonymes. À leurs souffrances spirituelles passées pourrait s’ajouter celle du remords. La
qualification de péchés est tempérée par les croyants juifs, chrétiens et musulmans, compte tenu
de l’altération de la conscience lors d’addictions. La jalousie délirante est fréquente dans la
dépendance alcoolique. « Mon orgueil était délirant. » m’a dit B… fondatrice des Alcooliques
Anonymes en France. La tradition orthodoxe représente le péché comme une maladie, en se
référant à la guérison du paralytique.
Le rétabli croyant et les croyants qui l’ont aidé ont de quoi remercier Dieu Trinité, source
d’amour, amitié, communication, confiance et liberté.
_____________________________________
15
• Alcool Assistance: http://goo.gl/cnDfv Consulté le 14.08.2011
• Alcooliques Anonymes. Leurs 12 étapes. http://goo.gl/1MN5M Consulté le 14.08.2011
• Les Alcooliques Anonymes, 3° édition. Montréal, Alcooliques Anonymes du Québec, 1989
• Besançon F. The sense of freedom felt when being abstinent after alcohol dependence. Alcologia 1996; 6: 35-38
• Besançon F. Communiquer avec une victime de l’alcool. Une prison à ouvrir. Paris, InterEditions 1996.
Seconde édition 1999
• Besançon F. Drogues, alcool : en parler en famille. Paris, InterEditions-Dunod,2006
• Besançon F: Prevented suicides: thanks to whom?XXIV World Congress-IASP, Killarney 2007 OR 047 p. 86
Voir http://goo.gl/smNHZ Consulté le 15.10.2011
• Besançon F. Drogues, prévention : avant de parler. http://goo.gl/AqY2i Consulté le 14.08.2011
• Besançon F, Auvillain J, Curtet J: Motifs déclarés pour refuser le suicide ou les drogues. Ann Psychiatr 2001;
16: 212-218 et http://goo.gl/ldvyn
• Foster JH, Powell JE, Marshall EJ, Peters TJ. Quality of life in alcohol-dependent subjects - A review. Quality
of Life Research 1999; 8: 255-161
• Kadden RM, Litt MD. Searching for treatment outcome for use across trials. J Stud Alcohol 2004: 65(1): 145152
• Lucien. L’enfant qui jouait avec la lune. 7° édition. Mulhouse, Salvator 1990
• Miller WR, Tonigan JS, Longabaugh R. The drinker inventory of consequences (DrInC): An instrument for
assessing adverse consequences of alcohol abuse (Test manual). NIAA project MATCH Monograph series, vol
4, NIH publication N° 95-3911. Bethesda, MD: Department of Health and Human services, 1995
• Pic A. Le cannabis démasqué. Paris, Jubilé Hachette 2008
• Pubmed http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/ Consulté le 13.08.2011
◊
16
REGARDS SUR LA SOUFFRANCE
Jacques Faucher
Docteur en médecine, aumônier national du CCMF
Ni dolorisme ni surmédicalisation : des souffrances d’abord à entendre…
Intervenant souvent auprès de soignants sur l’approche philosophique, éthique et spirituelle de la
douleur et de la souffrance, plusieurs étapes me paraissent éclairantes. Pour naviguer au milieu
d’écueils, d’épaves abandonnées, de tourbillons meurtriers et de hauts fonds mouvants, il est
nécessaire d’être très prudents. Aux lecteurs de Médecine de l’homme de juger de l’utilité
d’aller par quatre chemins.
Première piste : il est indispensable de distinguer douleur et souffrance ! Il n’y a pas de verbe
pour accompagner le mot douleur. Il n’est donc pas étonnant que l’on emploie si souvent le
verbe souffrir. Mais peut-être qu’une distinction est bienvenue et opératoire… pour mieux
entendre ce que l’autre en souffrance tente de dire !
Puis deux guides peuvent nous offrir des indications précieuses et des perspectives inhabituelles.
« Au cœur de la souffrance, l’espérance… » promet Xavier Thévenot dont le parcours personnel
de souffrance et d’espérance nous fera éviter les raccourcis de langage ou les belles paroles
pseudo-spirituelles.
« Le poids du réel, la souffrance » est le titre sous forme d’intrigue d’un ouvrage de Denis
Vasse. Alors que nous considérons souvent la souffrance comme un manque à combler, une
maladie soigner, il nous invite à repérer qu’elle pourrait être le signe de la chute de certaines de
nos illusions. Il est parfois nécessaire que chutent les illusions qui nous ont permis d’avancer,
mais auxquelles il faut renoncer pour continuer la marche… Mais cela ne se fait pas sans
souffrance…
Enfin, il nous a paru utile de rappeler les prises de positions du pape Pie XII sur l’accouchement
sans douleur et le traitement de la douleur. Ces paroles firent date dans la décennie 1950 : il
serait dommage de les oublier…
Le dolorisme et la surmédicalisation sont peut-être deux manières de ne rien entendre de ce qui
est en souffrance dans la vie de l’autre… ou la sienne propre…
◊
Souffrances et douleurs : pour un diagnostic différentiel !
La pratique des soins palliatifs et le traitement de la douleur nous ont conduit à mieux
différencier douleur et souffrance. Il faudrait d’ailleurs les mettre au pluriel, tant le diagnostic et
le traitement des douleurs nous ont alertés sur la diversité de leurs étiologies et la subtilité des
associations médicamenteuses et non médicamenteuses permettant sinon de les supprimer du
moins de les contrôler. De même la diversité des souffrances nous invite à les différencier pour
mieux les écouter, autant que possible les traiter, les accompagner toujours.
1. « La Douleur est ce que la personne dit ! »
La douleur est : « l’état dans lequel un individu éprouve une sensation très désagréable associée
à un dommage tissulaire réel ou virtuel. C’est une expérience subjective à composantes
sensorielles et affectives. Elle est ce que la personne dit et elle existe chaque fois qu’elle le dit1.
» Certains réagiront en craignant que ce soit la porte ouverte à tous les excès. Peut-être... Mais la
dernière phrase résonne comme la grande maxime de l’accompagnement : « La douleur est ce
que la personne dit et elle existe chaque fois qu’elle le dit ! »
Mais la douleur peut être différenciée de l’inconfort et de la souffrance.
2. L’inconfort.
L’inconfort est une indisposition générale qui se traduit par des malaises, de la faiblesse, de la
lourdeur et de la fatigue. Elle n’entraîne pas les réponses physiologiques du système nerveux
autonome comme dans la douleur, en particulier l’agitation et les cris qui sont si souvent
insupportables.
17
3. La souffrance.
Les définitions précédentes nous empêchent de succomber à la distinction très répandue : la
douleur est physique, la souffrance morale. Nous préférons celle qui rattache la souffrance à la
détresse et à l’angoisse.
La souffrance se réfère à la détresse et à l’angoisse de celui qui subit une douleur ou une perte,
un échec ou un deuil.
Nous retrouvons la proximité possible de la souffrance et de la douleur, mais d’autres causes
apparaissent : perte, échec, deuil !
4. Deux adages réalistes mais piégeant…
Nous ne pouvons esquiver deux adages célèbres : « Pas de vie sans souffrance ! », « Les
grandes souffrances sont muettes ! »
Attention, le terrain est miné ! Affirmer : « Pas de vie sans souffrance ! » n’est pas à entendre de
manière doloriste : « Vivre c’est souffrir ! » Il s’agit d’entendre qu’une certaine forme de
souffrance accompagne nécessairement toute vie humaine qui cherche à se réaliser en vérité.
Pour vivre vraiment, l’enfant doit quitter le ventre, le sein puis les jupes de sa mère ; l’adolescent
doit conquérir, péniblement le plus souvent, son indépendance ; l’adulte doit s’affronter à des
circonstances professionnelles, affectives, mouvantes et finalement au vieillissement et à la mort,
à travers les jeux du hasard et de l’amour.
Tous nous devons renoncer à des illusions toujours renaissantes et mûrir dans le choc avec la
réalité et avec autrui. Celui qui cherche à éviter toute souffrance s’enferme dans un cocon et
devient un mort-vivant au risque de se laisser glisser dans la mort physique. En chacun, existent,
plus ou moins actives, une crainte de mettre en péril ce qui est acquis, une peur de
l’indépendance et la liberté, une certaine volonté de ne pas être délogé de ses certitudes et de
l’image confortable et rassurante qu’il a de soi. Cette recherche peureuse d’une jouissance
paisible de soi-même n’est que régression et chemin de mort.
Reste une grande interrogation. La sagesse populaire dit : « Les grandes souffrances sont
muettes » (les camps de concentration, les tortures, les viols…). À une époque où il semble
nécessaire de parler pour se libérer, de paraître victime pour exister, certains préfèrent se taire :
sentiment de honte, de culpabilité, de complicité réelle ou fantasmée avec celui ou celle qui vous
fait mal, de jouissance dans ce qui vous détruit, aliénation terrible de la victime et du bourreau,
impossibilité de mettre des mots sur l’indicible ? Tout cela reste comme une butée
infranchissable pour tout discours sur la souffrance et la mort et oblige à la modestie et à la
prudence.
_____________________________________
1. Danielle Schmouth-Valois, Viviane Saba et Lina Rahal, Diagnostic infirmier, Décarie, Montréal, 1984, 168
p. se référant au célèbre ouvrage de Ronald Melzak et Patrick Wall, Le défi de la douleur, Chenelière & Stanké,
Montréal, Maloine, Paris, 1982, 413 p. Deux ouvrages déjà anciens mais dont les enjeux restent d’actualité.
◊
Xavier Thévenot : « Au cœur de la souffrance, l’espérance… »
L’acte de confiance « Au cœur de la souffrance, l’espérance… » n’est pas qu’une jolie formule
rassurante. Xavier Thévenot (1938-2004)1 en a payé le prix. Nous avons eu la chance de
l’écouter comme professeur de théologie morale à l’Institut Catholique de Paris. Il nous avait
proposé de rédiger un mémoire sur la souffrance. Son parcours personnel et la qualité de ses
écrits sur cette énigme nous avaient quelque peu dissuadé de nous affronter à un tel sujet. Nous
nous sommes alors intéressé aux débuts de la vie. Il fut notre deuxième lecteur de maîtrise de
théologie morale à partir de la série documentaire télévisée « Le bébé est une personne » (1984).
Que ces quelques lignes soient perçues comme un hommage sans retenue pour l’œuvre et pour
l’homme !2
1. Les souffrances aux multiples visages.
Si la souffrance est indissociable de la vie, il faut en parler au pluriel car les souffrances sont
multiples. Mais le terme de souffrance est peut-être trop flou pour décrire les multiples maux qui
peuvent nous atteindre. Les manifestations du mal en nous sont nombreuses et fort diverses.
Dans une première approche, il est possible de les distinguer à partir des dimensions de notre
personne : le corporel, le psychique, le social et le spirituel qui sont d’ailleurs en intimes
relations.
18
Il y a d’abord les souffrances physiques qui proviennent d’une perturbation de nos organes, de
troubles physiologiques : douleurs suraiguës qui terrassent littéralement la personne ; troubles
chroniques qui n’en finissent pas d’empoisonner l’existence au quotidien et qui aigrissent
parfois le caractère ; maladies que l’on sait mortelles ou gravement handicapantes par lesquelles
s’infiltrent la peur et le sentiment que l’avenir est “fichu” ; traumatismes venant d’un accident
qui installent à vie un handicap grave et modifient du jour au lendemain toute l’existence ;
“misères” dues à la vieillesse qui étend peu à peu ses ravages sur toutes choses et conduit à des
délabrements du corps, des relations, des capacités intellectuelles ; vieillesse parfois vécue
comme un naufrage... Bref, ce corps en lequel nous trouvions le sentiment intérieur de sécurité,
voici qu’il “nous lâche”, qu’il nous trahit, qu’il installe en nous la douleur, la peur, la noncommunication !...
Il y a aussi les souffrances psychiques, celles qui dans notre société sont encore considérées
comme honteuses ! Souffrances souvent cachées ou du moins vécues en silence qui pourtant
touchent au cœur de notre vie. Souffrances d’autant plus lourdes que la volonté est parfois
atteinte et que l’on ne trouve pas la ressource de les assumer « en beauté ». Souffrances qui se
manifestent de façons parfois étonnantes et incompréhensibles pour l’entourage : angoisses
sans fondements apparents, obsessions, phobies, troubles sexuels et amoureux ; autant de
choses qui finissent par lasser ceux-là mêmes qui nous aiment et qui amènent un sentiment
encore plus grand de solitude. Et puis, il y a les souffrances dépressives si désarçonnantes parce
qu’elles enfoncent dans l’incapacité d’y faire face et dans un mal de vivre qui fait d’autant plus
honte qu’on a parfois « tout pour être heureux ». Alors nos proches nous disent: « tu n’as qu’à
prendre sur toi ! » ce qui enfonce encore un peu plus dans la dépression parce que c’est
précisément ce qu’on n’arrive plus à faire ! Et le sentiment d’absurde, de mort intérieure, l’envie
d’en finir s’installent peu à peu, menant à des peurs de soi-même !...
Il y a les souffrances d’origine sociale. Celles tout d’abord qui prolongent ou causent les
souffrances psychiques : souffrances dues au désintérêt de l’autre à mon égard, voire à son
abandon. « Personne ne m’aime, personne n’accepte d’être mon ami(e), tout le monde finit par
m’abandonner ! » Peurs de l’avenir apportées par l’insécurité financière et la difficulté de faire
vivre sa famille. Troubles relationnels dus aux mauvaises conditions de logement et de travail qui
finissent par mettre les nerfs à fleur de peau ; calomnies qui égratignent et qui révèlent parfois
leurs intentions meurtrières... jusqu’au lynchage médiatique.
Il y a enfin les souffrances d’origine spirituelle. Pas forcément religieuses, ces souffrances
spirituelles sont liées à tous les projets qui donnent sens à la vie : les personnes, les groupes, les
Églises, les partis, les mouvements, les buts qui orientent ma vie, en qui, en quoi j’ai foi. La mort
d’un enfant ou d’un conjoint, une grave injustice dont je suis victime me font douter que
l’homme est bon, que l’humanité mérite de tels efforts, que la vie vaut la peine, que Dieu est
amour et même qu’il existe. Ce que je pensais être de la force de caractère n’était que de la
bonne santé : tout se fissure… Ces souffrances s’infiltrent tout doucement sans même que j’y
prenne garde et, un beau jour, je me « réveille » doutant du sérieux de ces « vérités de foi » que
l’on m’a inculquées depuis ma tendre enfance. Souffrances aussi qui viennent d’une crise de
vocation : je me croyais fermement appelé à telle tâche dans l’Église et voici que je n’arrive plus
à assumer ce sur quoi j’ai bâti ma vie. J’ai beau faire des efforts, « l’intendance ne suit plus », le
dégoût s’infiltre. Dieu apparaît comme un ruisseau trompeur alors que j’ai cru qu’Il était source
d’eau vive ! Souffrances qui proviennent aussi de mon péché, de ma liberté faussée qui « fait ce
qu’elle ne veut pas faire et qui ne fait pas ce qu’elle voudrait faire » ...
Il est nécessaire de distinguer et d’associer, car ces souffrances sont en interaction. On ne peut
pas découper les personnes. Distinguer c’est sortir de la confusion, mais trop séparer ou ne
s’intéresser qu’à un type de souffrance, c’est rater la personne. Il est toujours révélateur de soimême comme soignant de repérer les souffrances auxquelles nous prêtons attention et celles qui
nous agacent ou que nous minimisons. De plus une souffrance peut en cacher une autre. La
plupart des patients savent ce qui nous intéresse et parleront plus facilement des souffrances
physiques que des autres. Au soignant à être attentif et à ne pas avoir peur de poser des
questions ouvertes : « Qu’est-ce qui vous préoccupe ? »
2. Plutôt n’importe quel sens que pas de sens du tout !
Face à tant de souffrance, on éprouve une espèce d’étrangeté à soi-même. Quand elle est forte, la
souffrance me possède, me viole. Une solitude extrême s’empare de moi. Un sentiment
d’absurde m’envahit.
De beaux discours et de belles théories qui voulaient donner du sens me font douter de moi et de
Dieu : « Tu souffres, mais dis-toi bien que Dieu éprouve spécialement ceux qu’il aime. C’est un
signe de son amour privilégié pour toi ! » Ce genre de parole est insupportable quand on se
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souvient de la parole du Christ : « Je suis venu pour que vous ayez la vie en abondance. Je vous
donne ma joie. Ma joie, nul ne pourra vous la ravir. »
Tel Job recevant ses amis, il faut affronter des propos convenus : « Tu souffres, mais tu sais,
réjouis-toi parce que ta souffrance sert à sauver le monde. Ta souffrance est rédemptrice ! »
D’autres voulant faire œuvre pie diront : « Tu souffres ? Eh bien alors, offre tes souffrances à
Dieu ! »
Ces discours sont dangereux. Il est bon de devenir athée d’un tel dieu ! Mais souvent, hélas, ils
nous mettent en révolte contre le Père de Jésus qui pourtant, depuis Job, condamne ces discours.
Alors même que nous sommes désemparés, et prêts à nous accrocher à n’importe quel sens
plutôt que de nous retrouver devant le non-sens, ces beaux discours peuvent nous enfermer pour
longtemps dans une culpabilité qui n’entend plus les paroles de pardon, ou dans une
représentation de dieu devenu pervers et mauvais père…
3. Se méfier des raccourcis de langage !
Comment comprendre le souci de beaucoup de chrétiens d’offrir ses souffrances à Dieu pour le
salut du monde ?
La souffrance ne plaît pas à Dieu ou alors Dieu serait un sadique. Les souffrances ne sont pas
un cadeau qui plaît à Dieu. Ce qui plaît à Dieu, c’est qu’au cœur de mes souffrances, alors
même que j’ai envie de me replier sur moi-même, de désespérer, je cherche à me décentrer de
moi-même, en portant le souci de ceux qui souffrent, des démunis, des délaissés, des oubliés,
dont je ne découvre le poids de souffrances que lorsque je le partage.
Que veut-on dire lorsque l’on affirme que Jésus s’est offert en victime d’expiation ? Pour nous,
“expier” signifie “acquitter une dette”, “payer une amende”, “purger une peine”. Dans le
Nouveau Testament, le verbe “expier” a toujours le Christ pour sujet et le verbe “réconcilier”
comme synonyme. En allant jusqu’au bout de sa fidélité à ce qu’il a compris de Dieu et des
hommes, Jésus reconstitue une relation. Il réconcilie les hommes et Dieu. Il ne s’offre pas pour
payer à Dieu le tribut du péché des hommes, il ouvre la brèche du pardon, de la fraternité et de
l’amour dans le mur du soupçon, du pouvoir et de la haine des hommes entre eux et envers
Dieu.
En quoi la souffrance peut-elle être rédemptrice ? Dans la Bible, la rédemption équivaut à la
libération. La souffrance n’est pas libératrice, elle n’est donc pas rédemptrice. Il est terrible
d’avoir un corps douloureux, d’être au fond d’une dépression : on est complètement aliéné. Ce
qui est rédempteur, c’est la tentative de rendre encore plus humaine ma vie, alors même que j’ai
toutes les raisons de me laisser déshumaniser par le mal qui m’arrive. Seul l’amour est
rédempteur, pas la souffrance !
4. Les sept paroles de Jésus en Croix !
Cloué sur la Croix, en pleine agonie, Jésus est assez décentré de ses souffrances et de ses peurs
pour pardonner à ses bourreaux, pour confier l’un à l’autre Jean et Marie, pour accueillir un des
deux crucifiés. Son attitude ni stoïque (indifférente ou supérieure : cf. la mort de Socrate), ni
narcissique (centrée sur ses souffrances et l’injustice dont il est victime), ni agressive (pas de
malédiction de ses juges ou de ses bourreaux, voire de ses disciples en fuite). Xavier Thévenot le
disait de manière lapidaire mais éclairante : « Jésus sur la Croix ne fait pas le malin. » Plus
qu’un grand discours sur la souffrance, ces paroles donnent à entendre des paroles de vérité face
à l’absurde, un pardon qui ouvre l’avenir de l’autre, une foi contre toute évidence, une espérance
contre toute espérance. Autant de paroles qui ne font pas de Jésus un champion de la souffrance.
L’évangile nous invite à méditer l’attitude et les paroles de Jésus face à l’injustice et au non
sens, alors qu’une certaine spiritualité doloriste nous enfermerait dans la fascination de la
souffrance.
• Des paroles pleines de vérité humaine.
Jésus a des paroles de vérité humaine, sans faux-semblants religieux : « Mon Dieu ! Mon Dieu !
Pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu 27, 46 ; Marc 15, 34 en référence au Psaume 21,2).
Et puis, ce cri, lui qui avait dit : « De mon sein couleront des sources d’eau vive ! » (Jean), cet
immense cri décevant pour le croyant bien-pensant : « J’ai soif ! » (Jean 19, 28). Le fils de Dieu
crie sa soif ! Parole de vérité humaine !
• Des paroles qui ouvrent l’avenir de l’autre.
Dieu, en l’homme Jésus sur la croix, est un donneur d’avenir par des paroles d’amour. A son
Père, il ne demande pas vengeance, au contraire il ouvre l’avenir de ses tortionnaires : « Père,
pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font ! » (Luc 23, 34). Bien plus, il cherche à les
excuser : « Ils ne savent pas ce qu’ils font ! »
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Alors même que tous ceux qui sont là pleurent ou rient, c’est un des deux crucifiés aux côtés de
Jésus qui s’intéresse à lui. Jésus lui ouvre un avenir : « Aujourd’hui, avec moi dans le paradis »
(Luc 23, 43).
Alors que Jésus pourrait être centré sur lui-même, il pense à sa mère à son disciple bien-aimé
(chacun de nous, s’il accepte d’être là) : « Femme, voici ton fils… Voici ta mère ! » (Jean 19,
26-27). Des paroles d’amour.
• Une parole exprimant une foi profonde.
Quand tout s’effondre et que Jésus a le sentiment que Dieu lui-même l’abandonne, il a cette foi
incroyablement dépouillée qui lui permet de dire : « Père, je remets mon esprit, ma vie entre tes
mains ! » (Luc 23, 46). Parole de foi nue !
• Une parole d’espérance contre toute espérance.
Alors que le Christ pourrait avoir l’impression que tout est raté, lui qui était venu sauver le
monde, cela se termine sur une croix où il est honni de tous, il a encore le courage et l’espérance
de dire : « Tout est accompli » (Jean 19, 30). L’amour sauveur de Dieu est allé jusqu’au bout de
l’amour. Maintenant il peut porter ses fruits…
_____________________________________
1. Xavier Thévenot, La souffrance, Éditions Don Bosco, Horizons salésiens, H18, reprise de plusieurs articles,
extraits de livre ou entretiens : Don Bosco aujourd’hui, nov-déc 1987 ; entretiens avec Marie-Pierre TURQUET,
La souffrance, “naissance d’une décision”, Jour du Seigneur ; trois extraits du livre Avance en eau profonde.
2. Nous tenons à rappeler un certain nombre d’ouvrages dont la lecture ne peut qu’aider à affiner la réflexion
théologique et l’accompagnement spirituel dans une belle attitude d’accueil évangélique des personnes et de
discernement exigeant face à des choix difficiles et complexes : Repères éthiques pour un monde nouveau,
Mulhouse, Salvator, 1982 ; Les péchés, que peut-on en dire ?, Mulhouse, Salvator, 1983 ; Homosexualités
masculines et morale chrétienne, Cerf, 1985 ; La bioéthique, Paris, Centurion, 1989 ; Les ailes et le souffle.
Éthique et vie spirituelle, Paris, DDB/Cerf, 2000 ; Une éthique au risque de l’Évangile, Paris, DDB/Cerf, 2000 ;
Avance en eau profonde, DDB/Cerf 2001.
◊
Denis Vasse : « Le poids du réel, la souffrance »1
Entre altération et altérité, le psychanalyste, Denis Vasse, nous engage dans une traversée qui
n’est pas sans péril : la traversée de nos souvenirs et de nos fantasmes, la traversée de nos vies
avec ce qu’elles comportent de « travaux », d’« emprisonnements, de coups et de risques de
mort », d’« injustices » et de dangers sans nombre : « danger des rivières, dangers des brigands,
dangers de nos compatriotes, dangers de la ville, dangers du désert, dangers de la mer, danger
des faux frères2 ». Alors que souvent nous considérons la souffrance comme un manque qu’il
faudrait soigner, Denis Vasse nous invite à entendre que ce qui est en souffrance est plutôt du
côté de l’illusion d’un monde sans limite, sans échec, sans mort. La souffrance serait du côté de
l’expérience du poids du réel.
Disons-le avec nos mots simples, trop simples, quoique… D’abord de manière un peu abrupte.
Une personne demande à une autre : « Je t’aime, veux-tu vivre avec moi ? » L’autre répond : «
Non ! » C’était le poids du réel ! Autre exemple vécu. Une femme a perdu, en trois mois, son
père et son frère, et son mari a échappé de justesse à un infarctus. Elle dit : « Cela a été très dur
pour moi, mais aussi très étrange. Je ne peux vous l’expliquer maintenant, nous verrons plus
tard. » Quelques temps après, elle confie : « Ce qui a été le plus dur pour moi a été de réaliser
que je vivais comme si ces trois hommes qui, à des titres différents, étaient très importants dans
ma vie, ne pouvaient pas mourir. Je sais bien que cela peut paraître absurde, mais ce fut terrible !
»
Avant de “pathologiser” toute souffrance et de la traiter, il peut être souhaitable de l’entendre. Il
y a une manière de répondre : « Prends ce traitement, et laisse-moi tranquille ! », autre forme du :
« Prends ça et tais-toi ! ». Il y a peut-être une manière d’écouter sans trop savoir ce que l’on va
en faire, sans être d’abord préoccupé par ce que je vais devoir répondre. Que tente de me dire
l’autre de ce qui est en souffrance dans sa vie, de si unique, de si singulier ? Y aura-t-il
quelqu’un pour écouter et entendre ? Dans cette “aventure de l’écoute de l’autre en
souffrance”, Denis Vasse nous propose quelques repères qui nous sortent de la surdité comme
de la sidération. Une naissance est peut-être à l’œuvre, autre manière de relier travail de deuil et
travail de Pâques ?
Mais laissons la parole à Denis Vasse3.
21
1. Parler et souffrir sont deux moments d’un acte singulier : la naissance du sujet.
« Parler et souffrir sont tous les deux “cause” du sujet ou, du moins, en eux, le sujet se trouve
mis en cause. Parole et souffrance sont les deux moments d’un acte où se pose la question de
l’homme qui prend corps. Et dans cet acte, l’homme se trouve convoqué à l’épreuve d’une
écoute et d’un désir qui, constamment, le déloge de l’image qu’il a de lui-même : « Je n’ai été
ceci que pour devenir ce que je puis être : si telle n’était pas la pointe permanente de
l’assomption que le sujet fait de ses mirages, où pourrait-on saisir ici un progrès4 ? »
« La souffrance s’inscrit, dans nos histoires, comme une rupture du temps… L’épreuve passée,
nous continuons de désirer les mêmes choses, mais nous ne sommes plus tout à fait comme
avant. “Je”, le sujet, n’est plus tout à fait « moi », l’image que j’avais de moi. Ce que
j’imaginais de moi se trouve modifié, transformé, altéré5. »
« Nous y sommes contrariés […]. Mais cette altération nous renvoie aussi à cette part de nousmêmes que l’image cachait et que sa déchirure dévoile. Elle peut mener sur le chemin de la
découverte, de la trouvaille, de l’invention6. »
« La perte de ces images en révèle l’illusion et le mensonge. Le mensonge consiste à vouloir
prendre l’illusion, dérivée du désir, pour la vérité du désir […] Il s’acharne […] à prendre
l’image pour le corps. Cet acharnement détruit la chair, qui ne reçoit pas la vie des
représentations mais du désir qui, en elle, les anime7. »
2. La fuite en avant : le déni de la limite ?
« Tout se passe comme si rien du désir humain ne pouvait s’entendre dans le corps de l’homme
souffrant et limité. Dans la mesure où ça ne fonctionne plus bien, où ça ne va plus comme nous
nous imaginions que ça devrait aller, il faudrait admettre que ça ne parle plus de l’homme et que
ça devrait disparaître.
La souffrance inhérente à notre condition d’être vivant et mortel est ainsi tenue pour coupable de
déranger l’ordonnancement imaginaire qui est le nôtre. Nous voilà coupable d’avoir un corps,
d’attraper les maladies, d’aimer et d’être abandonné, de vieillir et de mourir. Du même coup,
nous voilà coupable de désirer vivre, parler, chanter en mortel.
En définitive, ce que nous chercherions à réaliser, ne serait rien d’autre qu’un homme non
souffrant, non mourant, non désirant… Souffrant ou pas, nous voudrions nous passer de l’Autre
du désir et le réduire à l’image que nous avons de nous-mêmes : nous voudrions savoir ce qu’il
en est de notre désir, savoir ce qu’il veut8 . »
3. Le poids du réel !
« La souffrance nous situe au carrefour ou à l’entrecroisement de la réalité matérielle, de la
réalité psychique et de la réalité du désir. C’est là que, dans le monde symbolique de la parole
qui nomme l’homme, se dégage un sujet inscrit au registre d’un réel que toute réalité connote
par définition : la réalité matérielle en tant qu’elle l’incarne, la réalité psychique en tant qu’elle le
représente et le désir qui leur échappe. Le réel, dont dépend toute réalité, est impossible à
réaliser. Il fonde toutes les catégories du possible mais en tant justement qu’il est hors de leur
portée, qu’il en est radicalement séparé9. »
4. La souffrance comme parole tue ?
« La souffrance ne serait plus considérée que comme symptôme... que la psychanalyse nous a
appris à lire comme “parole tue”, parole qui ne peut pas se dire tant qu’elle n’est pas entendue
dans sa référence oubliée à l’histoire de son désir et à ses avatars.
À ne considérer la souffrance que du côté du symptôme médical, elle ne renvoie qu’à la maladie
prétendument objective, à la matérialité d’un corps organique, celui des médecins et de leur
savoir. Quand il en est ainsi, se trouve court-circuitée la face de la souffrance qui renvoie à la vie
subjective, au corps humain incarnant une parole qui cherche à se dire dans la reconnaissance du
désir qui la fonde. En modifiant le rapport qu’il entretient avec son image, la souffrance invite
l’homme à se confier en la parole qui le constitue comme sujet pour un Autre, quelle que soit
son altération10. »
5. Perspectives…
Les soignants sont souvent témoins de cette étrange alchimie du malade affronté au Réel de
manière plus vive que le bien-portant. Ils ont tendance à médicaliser ce qui pourrait être de
l’ordre d’un difficile chemin de vérité…
« Qui a des oreilles, entende ! »
_____________________________________
22
1. Denis Vasse, Le poids du réel, la souffrance, Seuil, Paris, 1983, 194 p.
2. Denis Vasse, op. cit., p. 9, citant St Paul, deuxième Épître aux Corinthiens, 9, 23-33.
3. Du même auteur voir aussi : Le Temps du désir, essai sur la parole et sur le corps, Paris, Seuil, 1969, 172 p. ;
La chair envisagée, la génération symbolique, Paris, Seuil, 1988, 236 p. Le texte des quatre étapes qui suivent
sont des citations de Denis Vasse.
4. J. Lacan, "Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse", in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.
255-257. Cité par Denis Vasse, Le poids du réel, la souffrance, p. 11.
5. Denis Vasse, Le poids du réel, la souffrance, p. 12.
6. Denis Vasse, idem, p. 13.
7. Denis Vasse, idem, p. 15.
8. Denis Vasse, idem, p. 34-35.
9. Denis Vasse, idem, p. 43-44.
10. Denis Vasse, idem, p. 46.
◊
Pie XII et le traitement de la douleur
Il est souvent reproché aux chrétiens de ne pas vouloir traiter les douleurs ou les souffrances en
prétendant qu’elles peuvent être rédemptrices. Il est bon de rappeler que, dans les années
cinquante, le pape Pie XII (1939-1958) avait nettement pris position pour l’accouchement sans
douleur1 et pour le traitement de la douleur.
En 1957, des médecins catholiques, lors d’un colloque à Rome, avaient posé cette question au
Pape : « Existe-t-il une obligation morale et générale de refuser l’analgésie et d’accepter la
douleur physique par esprit de foi ? »
Voici des extraits de la réponse de Pie XII2.
« Les douleurs aggravent l’état de faiblesse et d’épuisement physique, entravent l’élan de l’âme
et minent les forces morales.
1. Les principes fondamentaux de l’anesthésiologie, comme science et comme art, et la fin
qu’elle poursuit ne soulèvent pas d’objection. Elle combat des forces qui, à bien des égards,
produisent des effets nuisibles et entravent un plus grand bien.
2. Le médecin qui en accepte les méthodes n’entre en contradiction ni avec l’ordre moral
naturel ni avec l’idéal spécifiquement chrétien. Il cherche, selon l’ordre du Créateur (Genèse 1,
28), à soumettre la douleur au pouvoir de l’homme, et utilise pour cela les acquisitions de la
science et de la technique, selon les principes que nous avons énoncés et qui guideront ses
décisions dans les cas particuliers.
3. Le patient désireux d’éviter ou de calmer la douleur peut, sans inquiétude de conscience,
utiliser les moyens trouvés par la science et qui, en eux-mêmes, ne sont pas immoraux. Des
circonstances particulières peuvent imposer une autre ligne de conduite, mais le devoir de
renoncement et de purification intérieure qui incombe aux chrétiens n’est pas un obstacle à
l’emploi de l’anesthésie, parce qu’on peut le remplir d’une autre manière. La même règle
s’applique aussi aux exigences surérogatoires de l’idéal chrétien. »
_____________________________________
1. Le dimanche 8 janvier 1956, le Pape Pie XII prit la défense de l’accouchement sans douleur dans un discours
adressé à un grand nombre de médecins spécialistes, pour la plupart professeurs de gynécologie et d'obstétrique
dans différentes universités, directeurs d’écoles et de maternités, rassemblés à l’invitation du Secrétariat
international des Médecins catholiques, de l’Association des Médecins catholiques italiens et de l’Institut de
Génétique G.
Mendel de
Rome.
Cf.
Osservatore Romano
des 9-10
janvier 1956
(http://frblin.perso.neuf.fr/ccmf/05textesstsiege/pie12.htm).
2. Pie XII, “Problèmes religieux et moraux de l’analgésie” du 24 février 1957, devant une assemblée
internationale de 500 médecins et chirurgiens, La Documentation catholique, 1957, n° 1247, col. 325
(http://frblin.perso.neuf.fr/ccmf/05textesstsiege/pie12.htm).
Petites notes lexicales :
- “l’ordre moral naturel” : comprendre “l’ordre moral rationnel” puisque la nature de l’homme est d’être rationnel.
- “surérogatoire” : ce qui est fait au-delà de ce qui est promis, demandé, ce qui dépasse l’obligation, en matière de
dévotion.
◊
23
NOTES DE LECTURE
Jacques Grignon : Spiritualité et psychologie pastorale,
in "J. Chazaud : La spiritualité en perspective", L’Harmattan, Paris.
Les activités pastorales sont actuellement, nous le savons dans une nouvelle phase. Et il est
intéressant de voir qu’actuellement elles s’intéressent aux problèmes concrets de la vie et au
développement spirituel des personnes. Dans beaucoup de domaines on est attentif à prendre en
compte les difficultés des personnes, des jeunes, des familles : monde de la pastorale familiale,
de la santé bien entendu, des migrants, des ruraux, des milieux indépendants, de la jeunesse au
travail et dans les loisirs etc. Face à toutes ces situations, Jacques Grignon, prêtre et docteur en
Psychologie (Bruxelles et Québec), développe le domaine de "La psychologie pastorale",
terme moins utilisé en France - où il distingue deux grandes dynamiques : l’accueil pastoral et
les besoins fondamentaux de l’homme.
L’accueil pastoral "à l’image d’un berger qui est présent et qui accueille toutes ses brebis" tient
compte des trois niveaux de la vie psychique selon l’auteur : Le niveau psychophysiologique de
la vie de l’organisme, le niveau de la vie relation du point de vue social dans les rencontres avec
les autres. Le niveau spirituel de la vie psychique.
Et ces niveaux distincts correspondent bien aux différents besoins fondamentaux de l’homme.
Le premier besoin, c’est le maintien de la stabilité du milieu interne et de la vie organique. Les
différents échanges biologiques où l’écologie a une grande place. Le deuxième besoin, c’est le
maintien et le déploiement de la vie sociale :la personne a besoin d’être avec l’autre et d’y être
bien. Le troisième besoin est le besoin spirituel, le sujet a besoin d’insérer son existence dans
l’ordre absolu. Et nous sommes là dans de nombreux développements de la vie spirituelle et
religieuse que choisissent les personnes dans toutes leurs démarches et dans toutes leurs
réponses aux appels.
Nous sommes là dans la dynamique de la tendance au déploiement de la personne et il faut
accorder à ce terme une grande importance .La psychologie dans son regard pastoral nous invite
à favoriser le déploiement des personnes, dans les nombreux domaines de la vie et jusqu’aux
domaines spirituels. Nous verrons certainement beaucoup de professionnels devenir grimaçant
et s’opposer fortement à cette approche sous prétexte de la prétendue neutralité des sciences
humaines souvent invoquée ! Mais précisément nous sommes dans le domaine de l’accueil et de
l’écoute. Il s’agit de prendre en compte les deux bouts de la chaine, l’écoute et l’évolution vers
un projet personnel signifiant. Mais cette démarche – certainement plus avancée en Belgique et
au Québec - comporte une exigence importante, celle de connaître la psychologie bien sur,
l’anthropologie spiritualiste et son expression chrétienne. C’est là une des grandes priorités de
notre époque en général et en pastorale pour apporter une réponse aux besoins psychologiques
et spirituels plus ou moins explicites qui s’expriment de plus en plus dans la vie des personnes
que nous rencontrons dans toutes les situations professionnelles ou bénévoles .C’est le grand
mérite de cet auteur de nous apporter des pistes larges et précises .
Michel de Boucaud
Pierangelo Sequeri : L'Idée de la Foi. Traité de Théologie fondamentale
Préface de Christoph Theobald. Traduit de l'italien par Daniela Caldiroli,
Editions Bayard 2011; 414 p.
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Pour ceux d'entre nous qui restent imprégnés d'un vieux fonds rationaliste contaminé par la
philosophie réductrice des Lumières et qui sont encore mal à l'aise dans certaines expressions
modernes de la foi, trop enthousiastes ou éthérées à leur goût, ce livre dense, qui mérite bien son
titre de traité de Théologie fondamentale, apporte une ouverture rationnellement solide sur les
rapports entre foi et raison.
La foi dans laquelle nous essayons de vivre s'inscrit entre 2 pôles fondamentaux: c'est une grâce
qui est source de Salut pour tout homme, et c'est aussi une révélation de Dieu Père (Abba), qui
s'appuie initialement sur une expérience historique de Jésus mort et ressuscité, vécue, intériorisée
et transmise oralement ou par contact direct d'abord, - la narration testimoniale - puis par une
tradition souvent foisonnante, peu à peu structurée par l'Eglise institutionnelle tout au long de
l'histoire chrétienne . Comment témoigner aujourd'hui de la crédibilité de notre croyance,
l'apologétique classique étant largement discréditée ? Nous ne pouvons ici que donner les
grandes lignes des réflexions de l’auteur.
Une importance majeure est attribuée à " l'évènement fondateur " : la vie et la reconnaissance de
Jésus, dont on propose une approche phénoménologique associant de façon équilibrée vision
historico critique et tradition testimoniale croyante, la référence restant la mémoire apostolique
narrative .
Notre foi, fondamentalement testimoniale, atteste avec conviction la possible réconciliation de
l'homme pécheur avec la vérité de Dieu qui se manifeste en Jésus, mais elle a besoin, pour
résister aux dérives liées à son ancrage humain, d'une forme religieuse instituée (le Magistère)
dont la légitimation ne peut être dissociée de sa fidélité à l'évènement fondateur.
On ne peut aujourd'hui continuer à admettre les objections d'une raison enserrée dans la forme
"réduite" que lui imposent les sciences et la technique. La raison "digne de l'homme" s'appuie
sur une conscience qui apprécie la crédibilité d'une vérité qu'elle espère obscurément et qui
s'exprime dans les horizons de la justice et de la liberté, rejoignant ainsi l'ouverture promise du
Salut à tous les hommes.
Il est impossible de résumer un tel livre. La signification profonde de ce que représentent pour
nous la foi testimoniale et la conscience croyante nécessite une lecture attentive et patiente. Mais
la réhabilitation pleine d'espérance qui en résulte compense amplement l'effort et le temps
consacrés à cette nécessaire maturation.
Christian Brégeon
Joseph Moingt, sj : Croire quand même,
Libres entretiens sur le présent et le futur du catholicisme;
Collection Semeurs d'avenir aux Éditions du Temps Présents; Paris novembre 2010, 224 p.
Joseph Moingt est né en 1915. Ancien professeur de théologie à Paris, il a dirigé pendant plus
de trente ans la revue Recherches de Sciences Religieuses. Il vient par ce livre d'entretiens nous
dire haut et fort sa confiance dans l'Évangile. Sans faux fuyant, les différentes et nombreuses
tensions qui traversent notre Église viennent émonder notre foi pour nous faire toucher
l'essentiel, nous ouvrant vers un possible à venir qui sera surement tout autre que celui que nous
attendons souhaitant être rassurés. Il nous rappelle que le chrétien, en tensions, en décentrements
permanents vit son salut dès aujourd'hui dans le caractère le plus incarné de son quotidien. Il
doit pour cela suivre la recommandation de Lévinas: « Je me dois à toi. »
Bertrand Galichon
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Anne-Dauphine Julliand: Deux petits pas sur le sable mouillé
Arènes Editions, Paris, mars 1911, 230 p.
L’histoire commence sur une plage, quand Anne-Dauphine remarque que sa petite fille marche
d’un pas un peu hésitant, son pied pointant vers l’extérieur. Après une série d’examens, les
médecins découvrent que Thaïs est atteinte d’une maladie génétique orpheline. Elle vient de fêter
ses deux ans et il ne lui reste plus que quelques mois à vivre. Alors l’auteur fait une promesse à
sa fille : « Tu vas avoir une belle vie. Pas une vie comme les autres petites filles, mais une vie
dont tu pourras être fière. Et où tu ne manqueras jamais d’amour. » Ce livre raconte l’histoire de
cette promesse et la beauté de cet amour. Tout ce qu’un couple, une famille, des amis, une
nounou sont capables de mobiliser et de donner. Il faut ajouter de la vie aux jours, lorsqu’on ne
peut plus ajouter de jours à la vie.
L'auteur de ce témoignage si incarné n'a pour objectif que de changer le regard sur la maladie, le
sien et le nôtre. Comment la maladie dans ce qu'elle a de plus éprouvant vient nous montrer une
fenêtre à travers la quelle un autre possible peut être perçu. Comment la maladie vient nous
interroger sur notre humanité et sa raison d'être. Le mot « foi » est prononcé qu'à une seule
reprise discrètement, mais au centre du livre. Dans ce récit qui ne recule devant aucune question,
aucune difficulté tout est dit entre les lignes. Comme si l'essentiel était indicible. La force de ce
témoignage réside dans la prise en compte que du jour présent, demain sera autre. Donner de la
vie à chaque jour qui passe.
Bertrand Galichon
Marc Baudriller : Les réseaux cathos : Politique, société, économie, culture
Robert Laffont, Paris, janvier 2011, 329 p.
L’idée d’un réseau catholique en France, vieille terre chrétienne, peut paraître aussi incongrue
qu’une association de démocrates aux Etats-Unis ou de communistes en Corée du Nord. Et
pourtant... Les catholiques pratiquants ne représentent plus qu’une infime minorité de la
population française. Les plus jeunes se considèrent, avec lucidité, comme les membres isolés
d’une communauté fragile. Cette mutation considérable en entraîne d’autres. Comme tous les
minoritaires, les catholiques français éprouvent l’urgente nécessité de s’appuyer sur une identité
forte pour exister, survivre, rester tournés vers les autres et améliorer la société dans laquelle ils
vivent. Ils ont changé. Plus conscients, plus convaincus, ils se mobilisent plus facilement, mais
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surtout différemment, avec une efficacité nouvelle. Campagne à l’Assemblée nationale pour
sauver le scoutisme menacé de disparition, oeuvre d’une petite escouade de députés catholiques.
Mobilisation contre la suppression du lundi de Pentecôte face au… catholique Raffarin, pour
défendre la famille ou pour sauver Témoignage chrétien. Négociations en coulisses pour faire du
Monde le propriétaire de Télérama. Mobilisation tous azimuts, encore, pour transformer une
quasi-ruine, l’ancien collège des Bernardins à Paris, en foyer ultramoderne de foi et de culture où
le Pape réunira la fine fleur de la société française. Au coeur de ces campagnes et bien d’autres,
forts de leur idéal, des catholiques souvent inconnus du grand public ont trouvé le soutien de
personnalités politiques, d’hommes de médias, de capitaines d’industrie ou d’acteurs de la
société civile. Ce livre suit ces catholiques animés par la foi, raconte leurs rêves, leurs différences,
leurs combats, leurs échecs, leurs succès. Et éclaire différemment les événements qui ont marqué
l’actualité de ces dernières années. Dans le sillage de ces réseaux mobilisés, se dessine peu à peu
le futur visage du catholicisme en France.
Marc Baudriller est journaliste en charge du secteur médias au magazine Challenges. Il intervient
aussi ponctuellement sur RTL, France Info, Radio Classique ou Radio Notre-Dame.
Présentation de l'éditeur
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LA SOCIETE MEDICALE BELGE DE SAINT LUC1
Dr Bernard Ars
Agrégé de l’Enseignement Supérieur,
Président de la Société Médicale Belge de Saint Luc
La « Société Belge de Saint Luc » a été fondée, par quelques Confrère Bruxellois, le 23 février
1922. Le premier Président était le Pr Morelle, Professeur à l’Université Catholique de Louvain;
Le secrétaire Général était le Dr Warlomont, Général-médecin de l’armée belge; le secrétaire
adjoint, le D Goedseels et le trésorier : le Dr Wibo.
La Société Médicale Belge de Saint Luc s’est inspirée, dès le début, de la « Société de Saint Luc,
Saint Côme et Saint Damien » du Mans, fondée en 1884 et devenue le « Centre Catholique des
Médecins Français » (CCMF).
La préface du premier numéro du « Bulletin de la Société Médicale Belge de Saint Luc », publié
en août 1922, est rédigée par le Cardinal Mercier.
Les objectifs de la Société ont été et demeurent toujours les mêmes : il s’agit de réunir des amis
médecins qui portent les mêmes engagements de foi catholique et qui vivent et font vivre les
valeurs chrétiennes et évangéliques dans leur pratique médicale.
La Société Médicale Belge de Saint Luc promeut et anime la pensée chrétienne au sein du corps
médical belge. Elle étudie également les différentes facettes de la médecine, en relation avec la
doctrine morale et sociale, ainsi qu’avec l’enseignement de l’Eglise. Pour ce faire, elle publie
quatre fois par an sa revue « Acta Medica Catholica ». Depuis 2010, le comité de lecture de notre
revue accueille des membres du CCMF et en échange des membres de la société Saint Luc
participent au travaux de celui de la revue « Médecine de l'Homme ».
Malgré les péripéties communautaires et linguistiques vécues en Belgique, la Société Médicale
Belge de Saint Luc demeure nationale et unie.
Par ailleurs, nous vous signalons l'existence de l'Institut Européen de Bioéthique qui publie une
revue de presse hebdomadaire d'informations dans le domaine de la bioéthique2. Son adresse:
[email protected].
1. Adresse internet: http://www.smslgv.be/
2. Adresse internet: http://www.ieb-eib.org/
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