Identité nationale et identité européenne dans la Hongrie du

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Identité nationale et identité européenne dans la Hongrie du
Identité nationale et identité européenne
dans la Hongrie du tournant du siècle :
de la symbiose au divorce
Nicolas BAUQUET
Depuis maintenant quinze ans, la Hongrie effectue ce qu’elle
appelle son « retour en Europe ». Ce processus ne signifie pas
seulement la fin d’un « kidnapping » de plus de quarante ans, mais la
poursuite d’un projet national vieux de près de deux siècles, dont
l’objectif est de rattraper le retard politique, social, culturel et économique accumulé par la Hongrie par rapport à l’Europe, un projet
dont la réalisation, à chaque fois qu’elle a semblé possible, a été
brutalement entravée par l’Histoire, en 1849, en 1918-1919, comme
en 1948 et 1956.
Ce retour en Europe s’est traduit en mai 2004 par l’intégration du
pays dans les structures de l’Union européenne, avec d’importantes
conséquences politiques, économiques et sociales, pour le meilleur et
pour le pire. Le rapport entre l’identité nationale et l’identité européenne en sera inévitablement modifié, et constituera sans doute un
enjeu crucial pour le développement de la culture politique hongroise
dans les années, voire les décennies qui viennent. Aujourd’hui, il
existe en Hongrie un réel consensus politique autour du choix de
l’intégration européenne : l’avenir de la nation passe par la reconnaissance de sa place au sein de la famille des nations européennes.
Pourtant, en Hongrie comme dans d’autres pays d’Europe centrale,
il semble bien qu’il existe à court ou moyen terme le risque d’un
basculement sur cette question des rapports entre l’Europe et la nation,
d’un certain divorce entre identité nationale et identité européenne. La
question européenne pourrait devenir un point de rupture entre une
partie de la population soucieuse de partager les évolutions économiques et sociales de l’Europe occidentale, et une autre considérant
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cette intégration comme une mise en péril de l’identité de la nation et
de sa capacité, si précieuse pour la Hongrie, de garder son destin en
main.
Or, c’est un basculement de cet ordre qui s’est produit en Hongrie
en quelques années, pendant la première décennie du XXe siècle. À un
siècle d’écart, les circonstances sont bien entendu radicalement
différentes. Mais il peut sembler intéressant, pour éclairer les enjeux
actuels, de se pencher sur l’articulation entre identité nationale et
identité européenne dans la Hongrie du Századforduló, au tournant du
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XIX et du XX siècle et sur le renversement spectaculaire qui s’est
opéré dans la culture politique hongroise dans les vingt années qui
précèdent la Première Guerre mondiale.
C’est en effet pendant cette période, plus précisément entre 1905 et
1910, que se cristallisent des oppositions qui structurent encore largement la culture politique hongroise. Sur les ruines du vieux libéralisme hongrois se font face deux camps irréductiblement opposés :
celui des occidentalistes, animé par les revues Huszadik Század et
Nyugat, et celui des nationalistes, qui contre-attaquent à partir de 1910
dans la revue Magyar Figyelő, inspirée par István Tisza. Les premiers
souhaitent régénérer la Hongrie politiquement, socialement et culturellement, en ouvrant largement le pays aux influences de l’Europe
occidentale. Les seconds y voient une trahison et le risque d’une
destruction de l’identité hongroise. Plus que sur cette opposition ellemême, qui a déjà été largement étudiée, notamment par ceux qui se
considèrent aujourd’hui comme les héritiers de l’un ou l’autre camp,
je m’intéresserai ici à la manière dont elle s’est imposée, et à la
période qui l’a précédée, la décennie 1895-1905. À ce moment,
l’articulation entre identité nationale et identité européenne est tout
autre, la passion nationaliste (voire chauvine) de la société politique
hongroise ne faisant qu’une avec son engouement occidentaliste et
européen. Quels étaient les traits distinctifs de cette symbiose entre
identité nationale et identité européenne ? Comment est-on passé si
brusquement de la symbiose au divorce ? Ce sont les deux questions
auxquelles ce travail souhaiterait répondre.
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Identité nationale et identité européenne
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Passion nationale et passion européenne dans la « Hongrie du
Millénaire »
Paradoxalement, la décennie qui entoure le passage d’un siècle à
l’autre, de 1895 à 1905, n’occupe qu’une place marginale dans les
études consacrées au Századforduló. Dans le domaine de la culture
comme de la réflexion politique, elle n’est considérée que comme la
préparation des grandes ruptures politiques et esthétiques de 19051906. Une telle perspective fausse le regard et empêche de discerner
certaines des originalités de cette période, parmi lesquelles, justement,
cette symbiose entre identité nationale et idée européenne. Nous
distinguerons ici deux niveaux distincts : celui d’une culture politique
commune, qui imprègne l’ensemble de la société hongroise ; et celui
d’un groupe plus restreint constituant un courant réformateur pour
lequel européanisation de la Hongrie et affirmation nationale ne font
qu’un.
Nationalisme et européanité dans la culture politique commune
Ces dix années sont celles de la « Hongrie du Millénaire ». La
célébration en grandes pompes, en 1896, du millénaire de l’installation des Hongrois dans la plaine danubienne est en effet tellement
révélatrice et marquante à la fois qu’elle domine l’ensemble de cette
période. Mais cette même année 1896 est celle d’un autre événement,
passé davantage inaperçu, la visite à Vienne du nouveau Tsar
Nicolas II, symbole d’un apaisement des relations entre la Russie et la
double monarchie. Cet effacement de la menace russe, véritable
obsession hongroise depuis plusieurs décennies, est un élément important pour comprendre la nouvelle atmosphère politique qui s’empare
de la Hongrie pour dix ans : c’est maintenant sans retenue que se
développe la passion de l’affirmation nationale hongroise. Les grandes
expositions sont un vecteur d’expression privilégié pour représenter la
Hongrie telle qu’elle se rêve alors : une grande nation en pleine
modernisation, en voie d’unification nationale et désormais émancipée
de la tutelle autrichienne. Tel est le message du Millénaire, repris
quatre ans plus tard lors de l’Exposition universelle de Paris.
Or, à ce moment, cette passion nationale hongroise est inséparable
d’une passion européenne. Il s’agit pour la Hongrie de « retrouver sa
place dans la famille des nations européennes », dont elle a été trop
longtemps tenue éloignée, par l’occupation turque, puis par la
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« muraille de Chine » dressée par Vienne entre la Hongrie et l’Europe.
Fait révélateur, lors de la grande exposition de 1896, la façade du
bâtiment principal porte une grande inscription : « Nyugat »
[Occident]1. Le slogan qui allait être le signe de la contradiction dans
la Hongrie de la fin des années 1900, le cri de ralliement des occidentalistes et un repoussoir pour les milieux nationalistes était, dix ans
auparavant, l’expression du combat de la Hongrie pour la reconnaissance de son existence nationale.
Budapest, capitale nationale et métropole européenne
Un autre renversement, tout aussi spectaculaire, concerne le statut
de la ville de Budapest. Le triomphe de la Hongrie, en 1896, est
d’abord celui de sa capitale, qui est alors au centre de la fierté
nationale hongroise, l’icône de la résurrection de la nation depuis le
Compromis. La capitale du Royaume de Hongrie est la plus jeune des
villes d’Europe, puisqu’elle est née en 1873 de la réunion de Pest,
Buda et Óbuda. Mais elle peut déjà prétendre au statut de grande
métropole européenne, grâce à une croissance démographique
spectaculaire (elle passe de 280 000 habitants à 733 000 en 1900, avec
une croissance de 40% pour la seule décennie 1890) et à un effort
particulier de modernisation de la part des autorités nationales et
municipales : Budapest est la première ville d’Europe continentale à
se doter d’un métro à l’occasion du Millénaire, devenu le
« Kismetró », « petit métro » du Budapest d’aujourd’hui, qui relie la
place Vörösmarty à la place des Héros. Cette modernité, cette européanité de Budapest, loin d’être une source de défiance comme elle le
sera moins de dix ans plus tard, est alors le symbole de la réussite
nationale de la Hongrie. On aime à y guider les visiteurs européens de
marque, et à les voir découvrir que Vienne n’est pas la dernière ville à
voir à l’est de l’Europe.
Mais cette fierté de montrer une capitale véritablement européenne
est aussi liée au fait qu’il s’agit bien d’une capitale nationale. La
réussite de Budapest est aussi celle de la magyarisation, qui a fait en
quelques décennies d’une ville encore largement allemande une ville
presque exclusivement hongroise, centre de la vie culturelle et intellectuelle de la nation, creuset de l’unité nationale.
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1. Catherine Horel, Histoire de Budapest, Paris, Fayard, 1999, p. 188.
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La Hongrie, l’Europe et le progrès
Comme l’a remarqué un observateur français de l’Exposition de
1896, « les Hongrois aiment à faire grand et à se montrer à la tête du
progrès ». L’idée de progrès occupe effectivement une place de choix
dans cette culture politique commune des années 1895-1905. Cette
décennie représente la fin de l’ère libérale : il existe encore un socle
idéologique commun qui fait du progrès le but de l’histoire humaine,
la conséquence du développement politique, économique et culturel
de l’humanité. De plus, Europe et progrès ne font alors qu’un : c’est
l’Europe qui joue le rôle d’éclaireur de l’humanité sur cette route du
progrès. Réintégrer l’Europe, c’est donc rattraper le groupe de tête de
l’humanité, retrouver sa place parmi ceux qui font l’histoire : comme
au moyen âge, lorsque la Hongrie, patrie de la « plus vieille constitution libérale du continent » (Jókai), marchait au coude à coude
avec l’Angleterre sur cette route du progrès. On le voit, affermissement national et participation au progrès européen sont alors perçus
comme les deux faces d’une même médaille.
On en trouve une illustration dans un épisode de la participation
hongroise à l’Exposition universelle de 1900 qui a beaucoup marqué
les esprits en Hongrie, et dans une moindre mesure en France. Il s'agit
de l’intervention d’Albert Apponyi au Congrès international de la
paix, en août 1900. Le comte Apponyi, figure montante de la scène
politique en Hongrie, y représente alors l’archétype de l’« européen » :
l’« européen » hongrois est un homme qui a complété sa formation
universitaire par des séjours en Europe occidentale (Allemagne,
France, Angleterre, Italie), qui parle couramment les grandes langues
européennes, dont le niveau intellectuel et la hauteur de vue lui
permettent d’entretenir des liens d’amitié et d’estime avec l’élite
politique, intellectuelle ou scientifique du reste de l’Europe. Bref, un
homme qui fait honneur à la Hongrie. Dès 1895, il participe aux
travaux du Congrès international pour la paix et l’arbitrage, une de ces
institutions caractéristiques de la fin de l’ère libérale en Europe,
réunissant des députés soucieux d’œuvrer au service de la paix et du
progrès humain. Premier succès d’Apponyi, le congrès de 1896 se
tient à Budapest même, en marge de l’exposition du Millénaire : l’élite
hongroise fait beaucoup, à cette époque, pour attirer dans la capitale
ces réunions internationales, consacrer le statut de métropole européenne de Budapest, et permettre aux savants, journalistes, historiens,
hommes politiques européens de constater par eux-même que la
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Hongrie « a pris place à une vitesse vertigineuse parmi les peuples les
plus cultivés » et rattrapé le « niveau européen ».
Quatre ans plus tard, Apponyi participe au congrès de Paris,
préside l’une des séances, puis prononce un discours accueilli triomphalement par l’auditoire : il propose d’associer les journalistes à
l’œuvre de paix entamée par les parlementaires, pour mieux faire
pénétrer l’idée de paix au sein des différentes nations d’Europe. Le
comte Apponyi explique que tel est déjà le cas en Hongrie. Il
s’adresse ensuite solennellement à la nation qui l’accueille : « ici, au
cœur de la France, depuis cette tribune française, je me tourne vers
nos collègues français, pour qu’ils fassent en sorte que leur grande
nation marche maintenant à la tête de cette grande idée, nous
Hongrois, nous leur cédons avec joie le rôle moteur dans le progrès
humain ». Cette intervention, exprimée dans le français impeccable du
comte Apponyi, est saluée debout par l’ensemble des participants du
congrès, et fait l’objet de nombreux commentaires élogieux dans la
presse parisienne. Mais en Hongrie, il rencontre un écho étonnant : il
est repris in extenso par l’ensemble des journaux, et salué comme une
grande victoire nationale. Dans son article consacré l’intervention
d’Apponyi, Jenő Rákosi, grande figure du chauvinisme hongrois2 et
directeur du Budapesti Hírlap, écrit qu’il n’a « jamais senti la Hongrie
aussi forte ni aussi grande que pendant ces jours à Paris »3. Fait
intéressant, l’un des motifs de fierté de Rákosi est qu’on puisse
prendre Apponyi… pour un Français. Suprême source de satisfaction,
un écrivain français s’exclame : « quel dommage qu’il ne soit pas à
nous ! »4. Que l’Europe puisse envier quelque chose à la Hongrie,
quelque chose d’européen, voilà qui constitue à coup sûr une grande
victoire nationale.
La réforme de la culture hongroise, un projet national et européen
Il semble donc bien que pendant cette période, l’identité européenne de la Hongrie, considérée comme un acquis, une réalité dont
on demande la reconnaissance, ait été un élément essentiel de l’identité nationale hongroise. Or, en même temps, l’idée européenne est
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2. Il est notamment l’auteur du slogan réclamant « trente millions de Hongrois ». Le
terme de « chauvinisme », péjoratif à nos yeux, est alors revendiqué, sous le terme
hongrois de « sovinizmus ».
3. « Apponyi gróf ünneplése Párisban » [La célébration de graf Apponyi à Paris],
Budapesti Hírlap, 6 août 1900, p. 3-4.
4. Ibidem.
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Identité nationale et identité européenne
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aussi présente dans la politique hongroise sur un autre mode : comme
un idéal, inspirant des politiques visant à transformer, à moderniser la
Hongrie, selon un modèle européen, mais dans une perspective
nationaliste, voire chauvine.
On étudiera ici le cas de la politique culturelle, particulièrement
intéressant puisque s’y croisent les milieux politiques et les milieux
intellectuels et artistiques. La décennie 1895-1905 a été particulièrement riche en débats, en projets, et en réalisations dans ce domaine
de la politique culturelle, qui n’ont jusqu’ici pas fait l’objet d’une
étude d’ensemble. Or, c’est bien un projet d’ensemble qui est à
l’œuvre : réformer la culture hongroise en l’ouvrant aux influences
venues d’Europe occidentale, dans le but de fortifier la nation hongroise et la domination de sa culture dans le bassin des Carpates.
« L’ère Wlassics », entre chauvinisme et esprit européen
Le maître d’œuvre de cette politique est Gyula Wlassics, ministre
de l’instruction publique, des beaux-arts et des cultes arrivé un peu par
hasard dans le gouvernement de Bánffy en 1895, et qui ne quittera
finalement son poste qu’en 1903, avec la chute du gouvernement
libéral. Pendant ces huit années, il laisse une emprunte profonde sur la
politique scolaire et culturelle hongroise, au point qu’on a parlé d’une
« ère Wlassics ».
L’homme est un juriste, très respecté à l’intérieur de son pays
comme à l’extérieur, puisqu’il est élu président d’honneur de l’Association internationale des juristes lors de son congrès tenu à Paris en
1900. Il a beaucoup voyagé en Europe, et parle les grandes langues de
culture du continent. C’est donc un autre des « européens » dont peut
alors s’enorgueillir la Hongrie. C’est aussi un libéral, partisan résolu
du mariage civil (dont l’introduction en Hongrie provoque à ce moment de vives réactions), et admirateur de la démocratie parlementaire
telle qu’elle fonctionne en France ou en Angleterre. À la tête du
ministère de l’éducation du royaume de Hongrie, il peut donc faire
figure d’héritier de l’esprit de József Eötvös, grand esprit patriote et
libéral, soucieux de rattraper le retard culturel de la Hongrie par
rapport à l’Occident européen. Sur ce terrain, Wlassics fait souvent
preuve d’audace, allant jusqu’à devancer l’Occident lui-même, par
exemple lorsqu’il impose, dès 1897, l’ouverture de l’Université aux
femmes, malgré les réticences de l’institution.
Mais si l’esprit européen d’Eötvös reste présent chez Wlassics, le
patriotisme du premier est devenu chez le second ce sovinizmus
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typique de la fin du siècle. Eötvös concevait la promotion culturelle de
la couronne de Hongrie comme un processus global, touchant l’ensemble de ses composantes ethniques. Cette promotion passait notamment par l’emploi de la langue des nationalités pour permettre
l’alphabétisation de tous. Trente ans plus tard, l’objectif n’est plus le
même : ce qu’il faut réformer et défendre, c’est la culture magyare,
une culture qu’il s’agit de rendre hégémonique à l’intérieur des frontières du royaume de Saint Etienne. Un objectif que Wlassics luimême formule avec clarté quelques années plus tard : « notre hégémonie juridique et historique n’a de base solide que si l’ethnie
magyare peut proclamer la supériorité de la culture magyare sur celle
des autres races vivant sur le sol de la Hongrie »5.
On trouve une illustration spectaculaire de cet état d’esprit dans la
manière dont a été conçue l’exposition scolaire hongroise à
l’Exposition universelle de Paris, en 1900. Wlassics s’est personnellement investi dans ce projet, et a contribué au succès étonnant qu’il a
rencontré auprès des observateurs français, souvent enthousiastes
devant cette entreprise de « création d’une école commune, d’une
véritable école nationale »6, interprétée à l’aune de l’idéologie scolaire
de la IIIe République. Seul un de ces observateurs, Louis Léger, il est
vrai très sensible à la cause des nationalités, a constaté l’absence
remarquable de toute trace des cultures non-magyares de la couronne
de Saint Etienne. Interrogeant à ce sujet l’un des responsables de
l’exposition scolaire hongroise, ce dernier répond qu’il a exposé tout
ce que le ministère lui avait envoyé. Dès février 1899, un haut
responsable de ce ministère avait exposé publiquement le but de cette
exposition : montrer « à quel point est complète la suprématie de la
race hongroise au sein de la Hongrie polyglotte »7.
L’aspiration à un renouveau de la culture nationale hongroise :
l’exemple de la revue A Hét
Cette orientation à la fois européenne et nationaliste de la politique
culturelle de l’ère Wlassics est alors en concordance avec les
tendances qui se font jour dans les milieux culturels eux-mêmes. C’est
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5. Múzeumok és Könyvtárak [Musées et Bibliothèques], Budapest, Franklin Tàrsulat,
1913, p. 18 (souligné par l’auteur).
6. Gaston Jost, « Expositions scolaires : Hongrie, Croatie et Slavonie », Revue
pédagogique, 1901/1, p. 289.
7. Compte-rendu d’un discours de Béla Lukács, Magyarország Párisban [La Hongrie
à Paris], février-mars 1899, n° 8, p. 2-3.
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le cas par exemple dans le champ littéraire, celui qui est le plus
indépendant par rapport aux orientations de la politique culturelle
(alors que ceux de la musique ou des beaux-arts sont structurés par des
institutions qui dépendent de l’Etat). C’est la revue A Hét qui est alors
le symbole de cette volonté de renouvellement culturel. Fondée en
1890, elle marque l’irruption, dans une presse hongroise encore très
provinciale, d’une génération de journalistes et d’écrivains décidée à
se tourner vers l’Europe occidentale, notamment la France et
l’Angleterre. La revue adopte les innovations journalistiques occidentales, et publie des interviews, des feuilletons, de grandes enquêtes
auprès des lecteurs ou des intellectuels. Sur le plan littéraire, la revue
se veut l’introductrice des grands courants qui renouvellent alors la
création européenne, en particulier le symbolisme.
Toutefois, comme dans le cas de Wlassics, cette volonté d’ouvrir
toutes grandes sur l’Europe les portes d’une culture hongroise sclérosée va de pair avec un nationalisme exacerbé, qui s’exprime
régulièrement dans les colonnes de la revue. D’une part, cette volonté
d’ouverture ne concerne pas les autres nationalités, qui sont souvent
l’objet d’attaques virulentes8. D’autre part, cette attirance pour l’Occident prend prioritairement la forme de la franciáskodás, la francomanie, un phénomène indissociablement spirituel et politique : c’est
l’attrait du francia szellem, de « l’esprit français » et de la bohème
parisienne, mais aussi celui de la grande nation dont l’influence est
avant tout un antidote à la domination culturelle allemande.
La « guerre de l’art »
Cette rencontre entre une volonté politique et une aspiration
grandissante au changement dans les différents champs de la culture
hongroise va déboucher sur un certain nombre de projets, qui susciteront beaucoup de débats et quelques réalisations. Quelques années
après le champ littéraire, c’est celui des beaux arts qui est agité par les
débats sur la réforme de la culture hongroise, la création d’une
« culture nationale » et son ouverture sur l’Europe occidentale. De
1897 à 1901, c’est même une véritable « guerre de l’art » qui fait rage
entre les tenants de la « Művészi reform » et les membres de
l’establishment académique.
L’affaire part d’un épisode analogue au célèbre refus des toiles
impressionnistes par le Salon des beaux-arts de Paris. En 1897, la
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8. Voir Zoltán Horváth, Magyar századforduló [Le tournant du siècle hongrois],
Budapest, Gondolat, 1974, p. 173.
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Société des Beaux-arts hongroise, qui organise l’Exposition d’hiver,
refuse d’allouer une salle au groupe des peintres de Nagybánya. Ces
artistes hongrois, formés en dehors du système académique dans les
grandes capitales artistiques d’Europe (Munich, Paris), reviennent en
Hongrie au milieu des années 1890 et s’installent dans la campagne
hongroise, à Nagybánya, pour y peindre d’après la nature et non
d’après les canons historicistes alors hégémoniques à Budapest. Ils y
organisent une école très informelle, qui s’inspire des principes de
l’Ecole Julian de Paris. Ils se heurtent vite aux résistances des milieux
académiques : totalement exclus des commandes officielles réalisées
pour l’Exposition du millénaire, ils n’ont pas non plus leur place dans
les expositions de la Société des beaux-arts.
En revanche, ils reçoivent un soutien actif de la part de ceux qui
militent, eux aussi, pour un renouvellement de la culture hongroise.
C’est le cas de A Hét, dont le directeur, József Kiss, se déplace à
Nagybánya en 1897 pour rendre visite au groupe et choisir les
tableaux qui illustreront un de ses recueils de poésie. Dans les
colonnes de la revue, le critique Ignotus parle à leur propos d’une
« révolution silencieuse ». Fait notable, ils reçoivent également le
soutien de Gyula Wlassics lui-même. Personnellement peu réceptif
aux nouveautés artistiques de la fin du siècle, il n’en est pas moins
partisan d’une ouverture aux courants occidentaux et d’une réforme
d’un système académique qui paralyse le développement de l’art
national qu’il appelle de ses vœux. Dès le début de l’année 1897, il
subventionne le groupe de Nagybánya, et il préside lui-même la
contre-exposition organisée par les « refusés » de l’exposition d’hiver.
En décembre de la même année, il émet le projet de la création d’une
école libre des beaux-arts, qui pourrait offrir, au niveau national, une
alternative au système académique : elle regrouperait des élèves
autour de quelques professeurs, sans examens, sans diplôme, chaque
élève pouvant choisir son professeur, et les dessins s’effectuant surtout
d’après nature9.
C’est alors qu’intervient dans le débat une figure hors du commun,
celle de János Hock. L’homme est un prêtre (il a été ordonné en
1882), mais aussi un homme politique, député du Parti libéral en 1887,
puis du Parti national en 1892. Doté d’une forte personnalité, il est
déjà habitué aux scandales, notamment depuis la révélation, en 1894,
de son appartenance à la franc-maçonnerie. « On l’aime ou on le
déteste, mais aucun de ceux qui suivent avec attention ses multiples
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9. Voir Budapesti Napló [Journal de Budapest], 1er décembre 1897.
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activités ne peut lui être indifférent […]. Très persuasif, grand
prédicateur, il est impossible de résister à ses arguments, à sa chaude
imagination10. » Deux principes guident son action : son chauvinisme,
de plus en plus marqué (il rejoindra le Parti de l’indépendance en 1906
et jouera un rôle important au sein de la Coalition), et son progressisme, déjà très net à l’époque (il sera par exemple un fervent
dreyfusard), et qui le conduira à la présidence du Comité National en
1918, puis à l’exil et à une opposition farouche au régime d’Horthy.
Deux passions qui nourrissent une francophilie prononcée et revendiquée : comme pour beaucoup à ce moment, la France est à la fois
l’antidote à l’influence allemande et un modèle de transformation
politique et sociale pour la Hongrie.
C’est ce modèle que János Hock est fermement décidé à introduire
en Hongrie dans le domaine culturel pour lui permettre de développer
enfin un art vraiment national, de niveau européen. Après le salon
d’hiver de 1897, choqué par l’absence de récompense octroyée à son
protégé, Ferenc Szikszay, qu’il a découvert à l’École Julian à Paris,
Hock se lance dans une « guerre de l’art » en publiant en 1898 un
violent pamphlet : le Művészi reform11 (réforme artistique), et en
prononçant de virulents discours à la tribune du Parlement hongrois.
On retrouve le même arrière-plan nationaliste du combat culturel que
dans le cas de Wlassics : c’est la culture qui est « la cause de la
grandeur des nations », et, dans les combats qui l’attendent, « la
Hongrie s’imposera par sa supériorité culturelle ». Il est donc urgent
d’en entreprendre une réforme profonde, car la Hongrie traverse une
de ces « périodes stériles, dans lesquelles aucun idéal ne grandit et ne
fleurit plus ». La cause en est la colonisation de la Hongrie par
« l’esprit académique allemand, pédant, ennuyeux, formel, sans une
once de caractère national et de tournure d’esprit hongrois ». Il faut
donc à la fois « introduire le chauvinisme dans notre art » et ouvrir
celui-ci à l’influence occidentale, en particulier française : en effet,
« l’art hongrois n’est pas encore assez fort pour être autonome. […]
Notre ressource, en dehors des qualités de notre race, doit être l’art
français, parce qu’il y a entre les deux nations une affinité
spirituelle ». Hock propose donc la création à Budapest d’une
–––––
10. Portrait de János Hock paru dans Új Idők, cité dans Le Journal de Budapest,n°1,
26 octobre, 1901.
11. Budapest, Singer et Wolfner, 1898.
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institution organisée sur le modèle de l’École Julian, et « l’établissement d’une colonie de peintres à Paris »12.
Cette attaque frontale contre le système académique a provoqué de
violentes réactions, et notamment un grand banquet de soutien en
faveur de Gyula Benczúr, le « pape » de l’art officiel hongrois. Mais
elle a aussi reçu un certain nombre de soutiens publics. La première
revue à réagir a été A Hét qui, aussitôt après la publication de Művészi
reform, fait l’éloge de son auteur, « très compétent, au goût occidental, à la bouche d’or et à la plume d’acier »13. Son action en faveur
de l’art, « que nous avons déjà loué », prend désormais une dimension
nouvelle. Et il n’y a « pas de moment plus favorable ! Le ministre des
cultes commence désormais à prendre sous son aile les beaux-arts ».
C’est désormais un mouvement général qui se forme pour rattraper le
retard culturel de la Hongrie et ouvrir son art aux influences occidentales : « ce n’est déjà plus une voix qui crie dans le désert, c’est
déjà une tempête, et peut-être plus dans un désert »14.
Rapidement se met en place, en effet, une coopération entre Hock
et Wlassics. Le prêtre-député est élu dès le printemps 1898 viceprésident du Salon national, une institution concurrente de la Société
des beaux-arts fondée en 1894 et qui cherche un second souffle. Hock
peut ainsi organiser ses propres expositions, auxquelles participe, en
1899, le groupe de Nagybánya. Wlassics verse une subvention de
4000 forints à l’institution, et, le 7 avril 1899, au Parlement, remercie
publiquement le Salon national et ses dirigeants pour l’aide apportée à
sa politique.
Pourtant, la personnalité de Hock et ses arrières-pensées politiques
mèneront cette expérience à l’échec. Adepte de la provocation, il a
réussi à liguer contre lui la quasi totalité du milieu artistique hongrois,
qui boycotte les expositions de Salon national. Mal à l’aise et méfiants
quant aux mobiles de son action, les peintres de Nagybánya cessent
eux aussi d’exposer au Salon, à l’exception de Hollósy. Wlassics
supprime sa subvention en 1901, et Hock se voit contraint de
démissionner. Il n’y aura pas d’Ecole Julian de Budapest.
–––––
12. Intervention à la chambre du 19 février 1898, compte-rendu dans Religio,
1898 / 1, p. 122.
13. A Hét [La Semaine], n°41, 6 novembre 1898.
14. Ibidem.
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Le Collège Eötvös
En revanche, il y a bien, depuis 1895, une École Normale
Supérieure de Budapest. Tel est en effet le nom qu’aime à se donner,
depuis sa fondation, le Collège Eötvös.
L’installation à Budapest d’une institution chargée de la formation
des professeurs hongrois et organisée sur le modèle de la rue d’Ulm
est une vieille idée : c’est Loránd Eötvös qui en conçoit le projet,
approuvé par Ágost Trefort, successeur de son père au ministère de
l’éducation. Un voyage d’étude est organisé à cet effet à Paris en
1875, et en 1878, c’est une délégation française, comprenant notamment le directeur de l’ École Normale, qui vient conforter les partisans
du projet. Mais celui-ci n’en est pas moins laissé au placard pendant
près de vingt ans, tant est forte la prégnance du modèle allemand dans
le champ universitaire hongrois de l’époque.
Il n’est donc pas anodin que ce soit au début de la décennie qui
nous intéresse que refasse surface ce projet novateur. C’est Loránd
Eötvös, éphémère ministre de l’instruction publique en 1894, qui lui
donne une nouvelle impulsion. Dès son arrivée à la tête du ministère,
Gyula Wlassics décide de passer à la réalisation, et l’institution est
prête à fonctionner à la rentrée 1895. À l’inverse du projet d’Ecole
Julian, la création du Collège Eötvös sur le modèle français se veut
modeste et consensuelle, non pas contre, mais en marge du système
universitaire, qu’elle soulage de la formation pédagogique des futurs
professeurs. Le Collège ne s’impose pas moins, en quelques années,
comme une institution majeure du camp universitaire, drainant les
jeunes talents venus de la province hongroise. Dès les premières
années du Collège, on y rencontre ceux qui seront les grands noms de
la culture hongroise dans la décennie suivante : l’historien Gyula
Szekfű, le compositeur Zoltán Kodály ou le poète Béla Balázs, par
exemple.
Or, dans le projet de création du Collège comme dans son
fonctionnement ultérieur, on retrouve l’esprit de la réforme de la
culture hongroise que nous avons décrit. Le Collège est le lieu d’une
ouverture et d’un renouvellement réels de la culture hongroise, une
fenêtre intellectuelle ouverte sur les pays d’Europe occidentale, dont
on apprend les langues, dont on lit les journaux, dans lesquels on
séjourne parfois longuement, dont on reçoit des professeurs, des
lecteurs, des conférenciers, dont on adopte les méthodes pédagogiques. Mais le Collège est aussi conçu comme le lieu d’une
fortification, d’une purification de la culture hongroise : lieu d’intég-
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Nicolas BAUQUET
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ration et d’assimilation des meilleurs éléments des cultures minoritaires ; lieu d’émancipation par rapport à la culture allemande,
puisque, pour Loránd Eötvös, « l’infiltration de la culture allemande
représente pour la culture nationale un danger mortel »15.
La Société de sciences sociales
Si cette période a été celle d’une fierté nationale doublée d’un désir
de reconnaissance de l’identité européenne de la Hongrie, elle a donc
aussi compté des hommes qui ont vu cette identité européenne non
comme un acquis ou un dû, mais comme un projet à mettre en œuvre,
un projet éminemment national. Ce phénomène, notable sur le plan de
la politique culturelle, peut aussi être étudié dans d’autres domaines.
L’exemple de la Társadalomtudományi Társaság, la Société de
sciences sociales, fondée en 1901 dans le sillage de la revue Huszadik
Század, est à cet égard très révélateur. On retient surtout de cette
société ce qu’elle a été après 1906, lorsque, purgée de ses éléments
conservateurs ou modérés, elle est devenue la tribune des radicaux et
des socialistes, pour qui l’introduction des sciences sociales occidentales était une machine de guerre contre un ordre social qualifié de
féodal. Mais l’hétérogénéité de la Société, pendant les cinq premières
années de son existence, n’est pas une anomalie à laquelle aurait mis
fin, en 1906, une clarification nécessaire. Pendant ces années, les
personnalités les plus différentes ont en effet cohabité au sein de cette
association, depuis Jenő Rákosi, porte-parole du chauvinisme hongrois, jusqu’à Ervin Szabó, leader du syndicalisme révolutionnaire, en
passant par Gyula Andrássy, symbole de l’establishment politique
hongrois, élu président de la société en 1902. Les travaux de la Société
n’en ont pas moins été, pendant ces années, d’une grande qualité,
marqués par le souci de réfléchir, notamment à la lumière des
expériences occidentales, aux réformes à mener en Hongrie même.
Mais en 1906, la Société éclate : Gyula Andrássy, devenu premier
ministre du gouvernement de la coalition, démissionne de la présidence, entraînant avec lui ceux qui refusent désormais de côtoyer
radicaux et socialistes dont l’activité est maintenant jugée antinationale. Ce départ est le fruit d’une crise politique, mais il reflète
une division plus profonde qui se joue à ce moment, un divorce entre
identité nationale et idéal européen.
–––––
15. Cité par Michel Leymarie, « Les frères Tharaud en Hongrie », Bulletin de la
Société d’histoire moderne et contemporaine, 1996 / 3-4, p. 41.
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Identité nationale et identité européenne
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Crise politique, crise culturelle, crise d’identité
La crise politique
De 1903 à 1906, la Hongrie vit une crise politique majeure, qui est
d’abord une crise du dualisme. S’appuyant sur la fièvre d’affirmation
nationale évoquée plus haut, l’opposition parlementaire d’orientation
quarante-huitarde exige, en échange d’un alourdissement des charges
militaires demandé par François-Joseph, une renationalisation de
l’armée commune au profit de la Hongrie, et notamment la fin du
monopole de l’allemand comme langue de commandement. Très
conciliant pour tout ce qui ne relève pas de son domaine réservé,
François-Joseph refuse le chantage de l’opposition hongroise et
s’appuie sur István Tisza, défenseur du système dualiste, à la tête du
gouvernement depuis novembre 1903. Mais la maladresse de ses
méthodes provoque la formation, en novembre 1904, d’une coalition
regroupant contre lui Ferenc Kossuth, Albert Apponyi et Gyula
Andrássy. Aux élections du printemps 1905, les libéraux sont battus
pour la première fois depuis 1867. François-Joseph engage alors
l’épreuve de force en nommant un gouvernement extra-parlementaire
dirigé par le général Fejérváry. La crise ne se dénoue qu’en avril 1906,
lorsque la Coalition accède au pouvoir après avoir accepté le « pacte
d’avril », et renoncé de facto à la réforme militaire.
L’élément décisif de cette crise est intervenu en juin 1905, lorsque
le gouvernement de Fejérváry annonce son intention d’élargir considérablement le droit de suffrage, qui serait accordé à tout citoyen mâle
de plus de 21 ans sachant lire et écrire le hongrois. Même avec ces
restrictions, un tel projet aurait révolutionné les rapports de force
politiques, le pouvoir politique considérable de l’aristocratie subsistant
avant tout grâce à une restriction très grande du corps électoral,
excluant notamment la paysannerie. C’est de ces circonstances particulières que ressurgit un très ancien dilemme hongrois : comme au
temps du joséphisme, la volonté modernisatrice émane d’un souverain
jugé hostile à l’idée nationale hongroise, alors que la défense des
libertés de cette nation est le fait d’une aristocratie attachée au
maintien de structures sociales archaïques. C’est pour échapper à cette
réforme du suffrage que la Coalition finit par accepter d’occuper le
pouvoir aux conditions de François-Joseph.
C’est cet enjeu considérable du suffrage universel qui provoque
l’éclatement de la Société des sciences sociales. Sa branche radicale,
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Nicolas BAUQUET
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jusqu’ici cantonnée au débat intellectuel, est descendue dans l’arène
politique, en fondant la Ligue pour le suffrage universel et secret.
C’est d’ailleurs l’un des membres de la Société, Kristóffy, qui, devenu
ministre de l’intérieur, a proposé le projet de réforme du suffrage. Le
poète Endre Ady s’engage lui aussi, en travaillant au sein du service
de presse du gouvernement. Selon Oszkár Jászi, le but de la Ligue est
« une Hongrie libre, cultivée et appartenant à l’Occident ». L’expression aurait pu être de Wlassics, elle aurait aussi pu être le slogan
de la Société des sciences sociales de 1901. Mais ces mots prennent à
ce moment un autre sens, et deviennent inacceptables pour ceux de la
Société qui considèrent que les radicaux, en collaborant avec Vienne,
trahissent la liberté hongroise. Désormais, il n’y a plus de place pour
un idéal à la fois modernisateur et national.
La crise culturelle
De cette crise politique est donc née une crise culturelle profonde.
Une crise au sens de période critique, de séparation et de recomposition, marquée par ailleurs par une grande fécondité sur le plan de
la réflexion politique, de la recherche sociologique, de la création
littéraire. L’édifice fissuré du libéralisme, qui a résisté en Hongrie plus
longtemps que dans le reste de l’Europe, s’effondre brutalement, ne
laissant que des ruines sur lesquelles s’édifient des univers
intellectuels et culturels désormais inconciliables. En quelques années,
des mots comme Nyugat (l’Occident) ou haladás (le progrès)
changent de sens, cessent de former un socle culturel commun et
deviennent des signes de contradiction dans la culture hongroise.
Ces mots sont en effet entraînés dans un phénomène de
radicalisation de l’idéal européen et réformateur hérité de la décennie
précédente et maintenant porté par les milieux radicaux et socialistes,
autour de la revue Huszadik Század et de la Société de sciences
sociales désormais épurée de ses éléments modérés. Cet idéal s’appuie
toujours sur l’idée de progrès, mais l’ancienne conception libérale du
Progrès a cédé la place à une nouvelle, fondée sur les analyses des
sciences sociales et la conception évolutionniste teintée de marxisme
qui s’impose alors. Dans le déroulement des phases successives qui
constitue l’histoire humaine, l’Europe occidentale, qui ouvre la
marche, est en train de passer de l’âge de la bourgeoisie à celui du
prolétariat. Il n’y a pas de place, dans ce schéma, pour les spécificités
nationales, et la seule spécificité de la Hongrie, pour les radicaux, est
le retard qui la caractérise, puisque, en l’absence de développement
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Identité nationale et identité européenne
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industriel, privée du suffrage universel, elle reste bloquée dans sa
transition du féodalisme au capitalisme. Mettre en avant une spécificité politique hongroise, une voie distincte à suivre pour la nation
hongroise, toute cette rhétorique nationale n’est qu’une ruse de la
classe dominante pour perpétuer son pouvoir archaïque.
Du coup, le mot Nyugat change lui aussi de sens, et cesse d’être le
point de ralliement de la nation, à la fois socle identitaire et idéal
partagé. Il n’est plus inscrit au fronton du bâtiment qui symbolise la
nation, mais sur le drapeau de ceux qui engagent une remise en cause
radicale du système politique et social hongrois. Vouloir modeler la
Hongrie sur le modèle européen, lui faire réintégrer le développement
historique de l’Europe, ce n’est donc plus répondre à une vocation
historique spécifique, accomplir un destin national, mais rompre avec
le passé pour rattraper le temps perdu. Cette priorité donnée au modèle
européen au détriment de l’identité nationale, symbolisée par
l’engagement des radicaux auprès du « gouvernement de la garde »
pour imposer le suffrage universel, rend cet idéal inaudible auprès de
la plus grande partie de la société hongroise. Radicalisé, l’idéal
européen est aussi marginalisé, coupé de l’idée nationale.
En retour, il n’y a plus de place pour une défense de l’identité
nationale hongroise s’appuyant sur un idéal européen. En réaction, le
nationalisme devient même anti-européen. C’est le cas par exemple du
Magyar Figyelő, une revue intellectuelle fondée à l’initiative d’István
Tisza en 1911 pour faire pièce à l’influence de Huszadik Század et de
Nyugat. La revue, dirigée par Ferenc Herceg, cherche à retourner la
démarche des occidentalistes contre eux, à scruter l’évolution politique, sociale et culturelle de l’Occident pour montrer que les
tendances nouvelles qui y sont à l’œuvre, et que les occidentalistes
souhaitent importer en Hongrie, sont en fait des facteurs de
désagrégation et de décadence. Il s’agit de montrer « aux progressistes, aux radicaux, aux sociologues, aux féministes et autres adeptes
des doctrines modernistes » quel serait l’effet de leur doctrine si elle
était appliquée en Hongrie, en « observant les effets des idées
nouvelles là d’où elles sont parties », c’est à dire de l’Occident, et en
particulier de la France. Or, « les grèves sanglantes, l’insurrection de
toue une région viticole, le sabotage, les dégradations de biens
publics, la propagande syndicaliste et antimilitariste, […] et, le pire de
tout, le flirt des classes cultivées et des hommes d’Etat avec les
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Nicolas BAUQUET
doctrines socialistes », tout cela dénote une « orientation globalement
décadente »16.
La perspective a donc radicalement changé : il ne s’agit plus de
rétablir avec l’Europe ces liens, ces ponts tragiquement coupés par
l’histoire, les Turcs et les Autrichiens. Il ne faut plus rechercher les
influences occidentales, mais au contraire s’en protéger, éviter leur
contamination, qui menace l’identité nationale elle-même. Dans cette
perspective, le statut de Budapest change radicalement : symbole de la
présence de l’Occident au cœur de la Hongrie, elle n’est plus un motif
de fierté nationale, mais la tête de pont d’influences néfastes, le lieu de
la dénationalisation de la Hongrie. C’est à ce moment que se cristallise
l’opposition entre Budapest l’européenne et la Vidék, la province
nationale.
Cette lecture de la crise du début du XXe siècle, et de l’émergence
des grandes oppositions qui structurent encore les clivages politiques
et culturels de la Hongrie contemporaine reste bien sûr très partielle.
La question de la place des Juifs dans la nation hongroise, qui n’est
pas directement évoquée ici, est pourtant essentielle. Mais cette
lecture des vingt années qui préludent à la grande catastrophe de 1919,
avait pour but de montrer la complexité des relations qu’entretient la
culture politique hongroise avec l’idée européenne : une relation
intime et passionnelle, où les fiertés, les espoirs et les inquiétudes
d’une nation trouvent leur reflet. Plus d’un siècle après, la question
européenne en Hongrie n’a rien perdu de cette acuité.
Institut de Sciences Politique de Paris
Université d’Harvard
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16. Géza Kenedi, « Bonnot iskolája » [L’école de Bonnot], Magyar Figyelő, vol.
1912 / 1, p. 277-284.
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