Le droit moral est-il au service du droit ou de la morale?

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Le droit moral est-il au service du droit ou de la morale?
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Lexbase La lettre juridique n˚582 du 11 septembre 2014
[Editorial]
Le droit moral est-il au service du droit ou de la morale ?
N° Lexbase : N3575BUX
par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
La distinction entre la morale et le droit. Parce que tous deux emportent obligation de faire ou de ne pas faire, sur
le fondement de la liberté d'action et non de la nécessité ou de la causalité mécanique décrite par Kant, la morale
et le droit, comme systèmes normatifs, ont souvent fait l'objet d'une certaine confusion. Les déclinaisons civiles et
pénales du Décalogue sont, bien entendu, les exemples les plus connus de cette porosité normative.
Pour autant, là où la morale s'intéresse à la vertu individuelle de chaque membre du corps social ou religieux -luimême confondu jusqu'à la généralisation de la laïcité dans les sociétés occidentales-, le droit s'occupe, en principe,
du bien public. Ce dernier achemine les Hommes vers un idéal social, quand l'éthique se "cantonne" à l'idéal moral.
Aussi bien, si la distinction entre la morale et le droit paraissait longtemps particulièrement ténue, le pragmatisme à
tout crin de la loi, le fait que la norme soit inscrite dans une réalité donnée, comme le démontre Kelsen, un contexte
établi, sans commander d'impératifs catégoriques comme l'ordonne la morale, obligent à une distinction de plus en
plus affirmée, quand le droit ne tourne pas, d'ailleurs, complètement le dos à une certaine éthique.
Reste que ces deux systèmes normatifs étroitement liés se conjuguent encore sans que l'on sache, d'ailleurs, qui
procède de qui. Si la morale, apanage d'abord théocratique, semble s'effacer à la suite d'une laïcisation des Etats
et des mœurs, pour ne plus constituer qu'une origine lointaine du droit, on peine à concevoir que le droit puisse, en
fait, lui-même concourir au maintien de la morale.
La morale, origine du droit. Il n'est aucunement besoin de revenir au mont Sinaï pour marquer l'origine de certaines
de nos normes les plus emblématiques. Le "Tu ne tueras point" repris à l'article 221-1 du Code pénal illustre, bien
entendu, cette origine proprement morale du droit -encore que certains auteurs, comme Kelsen dans Théorie pure
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du droit, estiment que le Code pénal n'établit ici aucune interdiction de tuer, mais décrit seulement les conséquences
d'un tel acte à travers les sanctions infligées au criminel : "Le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue
un meurtre. Il est puni de trente ans de réclusion criminelle"-.
Un arrêt de l'Assemblée du Conseil d'Etat, en date du 30 juillet 2014, précise les conditions de légalité du recours
pour excès de pouvoir dirigé contre un refus de restitution d'une œuvre d'art soupçonnée d'avoir été spoliée en
France pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est l'occasion de revenir brièvement sur régime particulier, celui
des œuvres inscrites au répertoire "Musées Nationaux récupération" (MNR) créé après la Seconde Guerre mondiale
pour accueillir des œuvres soupçonnées d'avoir été spoliées en France par les autorités d'occupation, en vue de
leur restitution à leur légitime propriétaire.
Or, c'est bien parce que la spoliation de l'œuvre est intervenue dans un contexte de crime contre l'Humanité, crime
imprescriptible, que son acquisition ultérieure, même en bonne et due forme, est entachée du péché originel luimême imprescriptible, que la restitution de l'œuvre à son propriétaire spolié ou à ses ayant droits est de droit. Même
le droit anglo-saxon pourtant plus favorable à la "réparation" abdique devant l'impérieuse moralité de restituer les
œuvres volées par les nazis, aux familles des victimes, afin d'effacer l'acte criminel originel. L'illégalité originelle de
l'appropriation condamne toute appropriation successive, même légalement établie. Et il faut reconnaître qu'il n'y
a que les œuvres d'art soupçonnées d'avoir été spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale qui obligent à cette
restitution. En ce qui concerne les autres spoliations, une réparation est plus souvent de mise, ou bien la restitution
de l'œuvre est entièrement affaire de morale étatique ou de diplomatie, et le droit s'efface.
Mais, il ne faut pas croire que la morale, idéal absolu, commande universellement au droit, même dans l'exemple de
la restitution des œuvres d'art spoliées durant la Guerre. La thèse de Corinne Bouchoux, "Si les tableaux pouvaient
parler"... Le traitement politique et médiatique des retours d'œuvre d'art pillées et spoliées par les nazis (France
1945-2008), en 2011, montre très bien comment la restitution n'est pas une affaire d'importance pour l'Etat, et donc
la société française, avant... 1995. La sécurisation des collections publiques et privées, alimentées même involontairement par cette spoliation, était un enjeu bien plus important que la moralité d'une restitution à son légitime
propriétaire. La construction de la paix avec l'Allemagne valait bien, aussi, que l'on passe l'éponge sur la monstruosité du vol des œuvres concernées. Le silence et l'amnésie commandaient donc à la loi, malgré l'image angélique
qu'offre un film récent, Monuments men, relatant l'héroïsme de ce commando américain chargé de retrouver à la
fin de la Guerre les œuvres dérobées par le régime nazi.
Non, la morale refait surface en 1995, notamment en France, parce qu'il était temps de réconcilier le pays avec son
passé ; et la restitution des œuvres volées va de paire avec la reconnaissance des crimes de Vichy. La morale se
confond-t-elle avec l'opportunisme politique ? L'une n'est pas toujours l'ennemie de l'autre. Mais, c'est bien le droit
qui a remis à l'honneur la morale dans cette affaire.
La morale, finalité du droit. C'est pourquoi, il n'est pas étonnant de voir poindre un bout de morale à l'orée de
l'application du droit, même au niveau communautaire. La Cour de justice de l'Union européenne vient ainsi de
rendre un avis faisant prédominer le droit moral de l'auteur d'une bande dessinée sur la liberté d'expression et plus
singulièrement la caricature. Un parti nationaliste flamand avait détourné la BD belge Bob et Bobette pour véhiculer
un message xénophobe.
On sait la Belgique à la pointe quand il s'agit de défendre le droit moral de ses auteurs. La conception belge, et
finalement continentale, du droit moral attaché à une œuvre se heurte de plein fouet à la liberté d'expression et, plus
singulièrement, à la parodie ou la caricature. Le droit de parodie est considéré, dans les sociétés démocratiques,
comme légitime. Pour autant, le droit moral de l'auteur, alors même qu'il n'est plus propriétaire de l'œuvre, interdit
tout détournement qui contreviendrait à l'esprit de celle-ci. Aussi, la jurisprudence -belge en l'occurrence— n'interdit
pas dans la mesure nécessaire pour atteindre l'effet recherché et dans le respect des lois du genre, la reproduction
non autorisée de l'œuvre dans une intention parodique. Mais l'exception de parodie est loin d'être permissive. Outre
l'utilisation loyale, l'apport d'éléments originaux et l'absence de risque de confusion, conditions essentielles de
l'application de cette exception de parodie, l'effet ou les dommages sur le marché potentiel ou la valeur de l'œuvre,
et sur les droits moraux (intégrité moral de l'œuvre, réputation de l'auteur) attachés à l'œuvre sont également pris
en compte. C'est pourquoi, bien souvent, le juge écartera l'exception de parodie lorsque l'œuvre devient le support
d'un discours commercial, pornographique ou politique, notamment lorsque ce dernier est discriminatoire. Comme
le soulignent les auteurs de Droit d'auteur et liberté d'expression, Regards francophones, d'Europe et d'ailleurs
(Larcier), si Tarzoon, la honte de la jungle n'attente pas au droit moral d'Edgar Rice Burrough, selon les juges
parisiens, car la parodie ne permet pas la confusion avec l'œuvre originale, la même année, en 1978, la justice belge
écartait l'exception de parodie pour Tintin en Suisse, en raison du style diffamant de l'œuvre et de la déformation
des personnages ; le juge évoquant même une mutilation de l'œuvre d'Hergé ! Il en est allé de même de La vie
sexuelle de Lucky Luke. La moralité véhiculée par les œuvres doit donc être clairement protégée par le juge et,
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contrairement au droit anglo-saxon, une simple réparation pécuniaire apparaît insuffisante au respect du droit moral
de l'auteur.
La moralité politique aussi commande à ce que soit interdite la publication d'une brochure nationaliste et xénophobe
comme le révèle l'arrêt de la CJUE ; non que la parodie politique d'une œuvre soit exclue pour nécessaire atteinte
à la neutralité politique de la majorité d'entre elles. En effet, un tract politique qui évite le risque de confusion, qui
ne fait d'emprunt plus que nécessaire, qui est humoristique et ironique, et qui, enfin, est critique en raillant l'œuvre
originale (cf. aff. "Vers l'Avenir c/ L'Avenir Vert") est acceptable selon cette même justice belge. Ainsi, le droit peut
clairement défendre une certaine morale, celle contenue notamment au sein des droits fondamentaux des sociétés
démocratiques, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, socle de la moralité moderne.
La confusion persistante. Reste que, si la morale est à la fois l'origine et la finalité du droit, on s'arrachera alors
longtemps encore les cheveux pour distinguer ce qui relève de la vertu individuelle, attachée à la morale, de l'idéal
social, téléologie du droit. L'œuvre de socialisation toute entière n'est-elle pas d'ailleurs contraire à une telle distinction ? Doit-on laisser à l'Homme nouveau et démocrate la liberté de contrevenir à la morale alors qu'il est à la
lisière du droit, mettant ainsi en péril sa vertu, dont la somme ainsi contrariée attenterait inexorablement au bien
public, à cet idéal social tant recherché par le droit. En clair, le déterminisme du droit n'est-il pas la préservation
de la morale comme tentait de le démontrer Kant ? Assurément, le droit a pour vocation en ces périodes plus que
troublées à revendiquer sa part imprescriptible de moralité pour que l'Homme n'use pas du pragmatisme du droit
pour se détourner "du bien" public ou individuel...
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