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Numéro 4 du 15
mars 2008
http://www.clionautes.org
Nous nous proposons, dans cet article, de mettre en évidence, à travers l’utilisation d’extraits de
trois films américains, les grandes phases de la guerre froide, et de montrer comment des cinéastes
américains ont pu, à différentes époques, jouer avec les stéréotypes de la représentation du Russe,
autour du thème de l’attaque et de l’invasion des Etats-Unis. Cette séquence a été mise au point et
testée en Terminale option cinéma, mais peut être utilisée dans tout type de Terminale. Les trois
films utilisés sont :
 Point Limite, de Sidney Lumet (1964)
 Les Russes arrivent, de Norman Jewison (1966)
 L’Aube Rouge, de John Milius (1984)
Ce choix de films est bien sûr tributaire des disponibilités en dvd Z2, mais aussi d’une histoire du
cinéma de guerre froide qui a surtout mis en scène le péril atomique (c’est le cas de Point Limite),
l’invasion du territoire américain étant du coup pendant longtemps un scénario inimaginable, sinon,
à l’époque du maccarthysme, par des colonnes d’espions (plus de 50 films antisoviétiques furent
produits entre 1948 et 1954, montrant pour la plupart des espions, des traîtres et des saboteurs
agissant sur le territoire américain, par exemple Le Port de la drogue, Samuel Fuller, 1953) ou
des cohortes d’extraterrestres (par exemple dans L’Invasion des profanateurs de sépultures, Don
Siegel, 1956). Point commun de ces films : l’ennemi est invisible ou avance masqué. C’est
pourquoi nous avons retenu comme premier film Point Limite, où l’on décrit les Russes sans les
montrer.
La fin du maccarthysme, la politique de détente proclamée par Khrouchtchev et Kennedy, le
relâchement de la tension internationale après la fin de la crise de Cuba en 1962 changèrent la
donne, y compris sur les écrans. Le regard des cinéastes américains se fait plus critique sur la
société américaine et ses peurs, sur les représentations dominantes du Soviétique, par le biais de
l’humour (Un, deux, trois, Billy Wilder, 1961), du film d’espionnage plus traditionnel mais subverti
(Un crime dans la tête, John Frankenheimer, 1962) ou de la remise en cause de la dissuasion
nucléaire (Point limite, encore, sorti la même année que Docteur Folamour : il faut souligner que
les dangers du nucléaire avaient été dénoncé plus tôt dans des films de science-fiction comme Le
Jour où la Terre s’arrêta, Robert Wise, 1951, qui n’attaquaient cependant pas la dissuasion
nucléaire). Même si l’ambiance était à la détente, la présence d’un régime socialiste à Cuba, sur le
continent américain, rendait plus plausible le danger d’une invasion militaire des Etats-Unis : c’est
l’optique retenue dans les deux autres films, avec des visions très différentes, puisque Les Russes
arrivent est tourné en pleine détente, alors que L’Aube rouge est typique de la production des
années Reagan de retour de la guerre froide.
Le labo des Clionautes, n°3 du 15 janvier 2008
1
Point Limite (Fail-Safe), de Sidney Lumet (1964)
Sorti quelques mois après Docteur Folamour, Point limite est l’adaptation d’un roman à succès d’Eugène
Burdick et Harvey Wheeler, Fail-Safe, paru en octobre 1962 en pleine crise de Cuba et accusé de plagier un
roman anglais de Peter George, Red Alert, paru en 1958 et qui servi de base au scénario de Stanley
Kubrick. Succès critique mais échec au box-office (jugé involontairement drôle mais trop sérieux après
Docteur Folamour), tourné en noir et blanc dans un style documentaire et minimaliste, le film décrit la
visite d’un membre du Congrès au Strategic Air Command (SAC), pendant laquelle la détection d’un avion
inconnu se dirigeant vers les Etats-Unis déclenche le déploiement de bombardiers américains. Ces
bombardiers, passée une certaine limite géographique, ne peuvent agir sans un code spécial d’attaque
(procédure de sécurité, appelée « fail-safe »). La menace s’étant avérée fausse, ils sont rappelés, mais un
groupe de 6 bombardiers reçoit, à cause d’un dysfonctionnement technique, non pas le code de rappel
mais le code spécial de bombardement nucléaire de Moscou. Entraînés à ne plus répondre aux appels
radio, les équipages volent vers leur mission, tandis qu’une cellule de crise s’organise entre le SAC, le
Pentagone et la Maison Blanche, le Président des Etats-Unis (Henry Fonda) examinant les options
possibles, y compris celle d’une guerre nucléaire proposée par un conseiller militaire civil, le Docteur
Groeteschele (joué par Walter Matthau et inspiré de la figure d’Herman Kahn, stratège militaire de la RAND
Corporation et théoricien de la stratégie nucléaire américaine), alors que certains généraux proposent une
collaboration avec les Soviétiques. Finalement, après contact et discussion avec son homologue soviétique,
le Président des Etats-Unis procède à un « échange » de bombardement nucléaire, détruisant New York au
moment où Moscou est rayée de la carte. Le film a fait l’objet d’un remake en direct sur CBS par Stephen
Frears et George Clooney, en 2000.
Les Russes arrivent (The Russians are coming, the Russians are coming), de Norman Jewison
(1966)
Le film est l’adaptation d’un roman pour la jeunesse de Nathaniel Benchley, The Off-islanders, paru en
1962. Le titre originel du film renvoie à une phrase qu’aurait prononcée, selon un journaliste, le secrétaire
d’État à la Défense James Forrestal en 1949, dans une crise de folie momentanée : « The Russians are coming.
The Russians are coming. They’re right around. I’ve seen Russian soldiers. » Cette comédie raconte comment le
sous-marin soviétique Sprut (« Pieuvre ») s’échoue sur une île de la côte de Nouvelle Angleterre, parce que son
capitaine voulait voir à quoi ressemblaient les Etats-Unis. Une petite troupe, menée par le lieutenant Rozanov (Alan
Arkin, acteur
d’origine ukrainienne dont les parents avaient été accusés dans les années 1950 d’être
communistes : il reçut le Golden Globe du meilleur acteur dans une comédie pour ce rôle, ainsi qu’une nomination
pour l’Oscar du meilleur acteur), part demander de l’aide. Elle rencontre d’abord la famille de l’écrivain Walt
Whittaker (Carl Reiner) puis sème la panique chez une partie des habitants de l’île, persuadés que l’invasion
soviétique des Etats-Unis a débuté. Finalement les « faucons » sont maîtrisés par les « colombes », une idylle se
noue entre un marin soviétique et une jeune Américaine, et les villageois escortent le sous-marin vers le large pour
éviter qu’il ne soit détruit par l’US Air Force. Le film a gagné le Golden Globe 1967 du meilleur film et quatre
nominations aux Oscars 1967.
L’Aube Rouge, de John Milius (1984)
Ce film très anti-communiste décrit l’invasion et l’occupation des Etats-Unis par des troupes soviétiques et cubaines
et la résistance d’un groupe de lycéens (dont Patrick Swayze et Charlie Sheen) de la petite ville de Calumet,
Colorado. Ils se lancent dans une guérilla de partisans, sous le nom de Wolverines (nom de l’équipe de football
américain de leur lycée), à laquelle l’occupant répond par l’exécution d’otages civils. Rejoints par un ex lieutenantcolonel de l’US Air Force, ils libèrent un camp de prisonniers politiques, puis sont longuement pourchassés et
progressivement éliminés par un spécialiste soviétique de la contre-guérilla nommé Strelnikov (allusion à un
personnage de bolchevik fanatique dans le film Le Docteur Jivago). Quelques uns réussissent à rejoindre la partie
libre du territoire américain. Le film se termine par la victoire des Etats-Unis quelques années plus tard, une plaque
célébrant l’action des Wolverines lors des « premiers jours de la troisième Guerre mondiale ».
Le scénario du déclenchement des hostilités a été écrit à partir d’études de l’armée et de la CIA avec l’aide du
général Alexander Haig, ex-commandant en chef de l’OTAN et ex-secrétaire d’État aux Affaires étrangères sous le
premier mandat de Ronald Reagan.
Le film, qui est aussi un manifeste en faveur du Second Amendement qui autorise le port d’armes (John Milius est
membre dirigeant de la NRA), et qui fut le premier film sorti avec une interdiction aux moins de 13 ans à cause de
sa violence, a rencontré un grand succès populaire. En hommage au film, l’opération de capture de Saddam
Hussein en 2003 a été nommée Opération Red Dawn et les unités responsables Wolverine 1 et Wolverine 2.
Le labo des Clionautes, n°4 du 15 mars 2008
2
On poursuivra ici deux objectifs : aboutir à une périodisation globale de la guerre froide en trois temps
(guerre froide proprement dite, détente, retour des tensions dans les années 1980), chaque période se
caractérisant par une image différente du Russe par le cinéma américain : l’ennemi-machine idéologue,
inhumain et invisible ; l’être humain perdu dans un monde qu’il ne connaît pas et effrayé par la confrontation
directe ; l’envahisseur, guerrier barbare et sans pitié. L’analyse orale et collective (mais on peut imaginer
une analyse individuelle à l’aide d’un tableau à double entrée), se fait en 3 temps :
 Description générale de ce qui est montré dans chaque séquence
 Analyse de l’image du russe (façon de filmer, apparence, rôle, fonctions, actes) ;
 Interprétation de ce qui est montré, à l’aide d’autres documents : chronologie globale de la guerre
froide (sous forme de frise), doctrines Truman et Jdanov, discours de Khrouchtchev sur la
coexistence pacifique et de Kennedy sur la détente, discours de Reagan sur l’URSS « empire du
Mal » et sur la lutte contre le communisme.
Quatre extraits des films sont utilisés :
- Point limite : dans le dvd, au chapitre 13, la séquence qui va de la 49e à la 54e
mn. Le Docteur Groeteschele livre sa vision des Russes, très tributaire de
l’atmosphère de guerre froide. Il prône en effet, contre certains généraux, le nonrappel des bombardiers américains, c’est-à-dire la guerre nucléaire (« une chance
unique », dit-il, de supprimer « pour toujours » la menace communiste), pensant
que les Soviétiques capituleront, par crainte de représailles massives. Il décrit les
Soviétiques ainsi : « Ce sont des marxistes fanatiques, ce ne sont pas des hommes
normaux. Ils ne raisonnent pas de la même manière que vous, général. Ils
n’obéissent pas à des mobiles humains comme la colère ou la pitié. Ils sont des
machines à calculer.»
- Les Russes arrivent : on utilise le générique, qui mélange les drapeaux américains et
soviétique et des airs traditionnels des deux pays (Yankee Doodle, chant patriotique américain, et
Le chant des bateliers de la Volga) en une allégorie de la détente. Puis on visionne la séquence
qui va de la 13e (chapitre 3 puis retour en arrière) à la 26e mn et 12 s : l’arrivée des Russes dans
une famille traditionnelle américaine. Au début, Russes et Américains sont séparés par une porte
grillagée qui peut figurer le rideau de fer. Menés par leur lieutenant (veste en cuir, casquette,
moustache à la Staline), les Russes, qui se font passer pour des Norvégiens en manœuvre pour
l’OTAN, apparaissent comme très humains, même lorsqu’ils semblent menaçants : ils sont polis
(ils s’excusent sans arrêt), galants (ils pratiquent le baise-main), maladroits, dragueurs (ils sifflent
une jeune Américaine, effrayés (le marin qui reste pour garder la famille semble particulièrement
impuissant avec sa mitraillette et s’en veut d’avoir mis en joue une petite fille), terrifiés par les
possibles conséquences militaires de leur naufrage, dont la mère de famille américaine ne se
rend pas compte. Le seul porte-parole de la propagande traditionnelle est le jeune garçon, qui
repère tout de suite des Russes, évoque la torture, souhaite que les Russes soient fusillés, reproche à son père d’être un traitre.
La mauvaise maîtrise de l’anglais par les Russes ajoute un effet comique à cette scène de comédie qui humanise l’ennemi
soviétique.
- L’Aube rouge : on utilise tout le début du film jusqu’à la 10e mn et 30 s, qui décrit
l’attaque soviétique.
Le film commence par expliquer l’invasion par un scénario géopolitique détaillé : les pires
récoltes en URSS depuis 55 ans (soit les années de la Grande Famine en Ukraine au début
des années 1930) ; des émeutes de la faim et du travail en Pologne (allusion aux grèves
du début des années 1980) envahie par l’Armée rouge (scénario classique de répression
dans les démocraties populaires) ; la montée en puissance militaire de Cuba et du
Nicaragua (ce qui permet de rappeler l’histoire de la progression du communisme en
Amérique du Sud depuis les années 1960 et la récente victoire des sandinistes au
Nicaragua) ; la chute du Salvador (Le Salvador, dictature militaire soutenue par les ÉtatsUnis traverse depuis 1980 une guerre civile entre l’extrême-droite nationaliste de l’ARENA
et la guerilla marxiste du FMLN) et du Honduras (depuis le début des années 1980 le
Honduras sert de base arrière aux Etats-Unis dans leur soutien aux contras antisandinistes et à l’armée salvadorienne) dans le camp soviétique ; la victoire des Verts qui gagne la majorité au Parlement en
RFA et demandent le retrait d’Europe de toutes les armes nucléaires (allusion à la crise des euromissiles et aux mouvements
pacifistes en RFA au début des années 1980) ; une révolution au Mexique (le Mexique du PRI et du président Lopez Portillo
traverse une grave crise économique et politique au début des années 1980) ; la dissolution de l’OTAN (en réalité l’OTAN
s’élargit à l’Espagne en 1982).
Puis, après un survol de nuages sur fond de musique martiale, , la caméra filme, sur fond de musique apaisée, un paysage
typique de l’Ouest américain du western, avec sa petite ville, le livreur de journaux, les enfants qui vont à l’école, et un long
plan sur une statue de soldat (The Rough Rider : surnom donné aux membres du 1st United States Volunteer Cavalry Regiment
Le labo des Clionautes, n°4 du 15 mars 2008
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pendant la guerre hispano-américaine de 1898, déclenchée à propos de la question de l’indépendance de Cuba) avec une
citation de Theodore Roosevelt (colonel et un des chefs des Rough Riders, qui furent célébrés par la suite dans les spectacles
de Buffalo Bill. En 1899, à la date de la citation, Roosevelt est le gouverneur républicain de New York) appelant à l’engagement
et à l’ action.
Dans ce même esprit de propagande, on notera le plan sur le panneau de résultats du match de football : l’équipe locale, les
Wolverines, a été battue 21 à 13 par les visiteurs, l’équipe des Grizzlies… Le cours du professeur d’Histoire (un Noir) est
consacré aux Mongols (avec une carte correspondant aux républiques d’Asie centrale de l’URSS) décrit comme des guerriers
cruels encerclant leurs victimes avant de les exterminer. Les parachutistes sud-américains et soviétiques atterrissent sur fond de
fumigène rouge… avant lde tuer le professeur et de mitrailler la classe et le lycée, tuant un jeune élève. Puis c’est l’attaque de
la ville. On notera pour finir ce que les jeunes résistants emportent : armes, munitions, arcs et flèches, vivres, piles, sacs de
couchage et… un ballon de football américain ( ?).
Sur le web

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
http://www.imdb.com/title/tt0058083/ : fiche imdb du film Point Limite.
http://www.imdb.com/title/tt0060921/ : fiche imdb du film Les Russes arrivent.
http://www.imdb.com/title/tt0087985/ : fiche imdb du film L’Aube rouge.
http://www.clionautes.org/revue/2007_2/Le_Labo_2_nucleaire.pdf : approche du traumatisme nucléaire
par le cinéma (années 50 – début des années 70), par Lionel Lacour.
 www.cinehig.clionautes.org : site des clionautes mutualisant de nombreuses pistes de travail autour
de films en Histoire, Géographie, ECJS, SES, Langues.

A Voir
 Sylvester Stallone, Rocky IV, 1985 : grand film de propagande de l’ère Reagan, qui synthétise les
trois images du Russe définies ci-dessus.

Si l’on veut varier les sources, de nombreux autres films américains montrent des militaires russes, par exemple
Mission Firefox (Clint Eastwood, 1982), Rambo III (Peter MacDonald, 1988) À la poursuite d’Octobre Rouge
(John McTiernan, 1990), K 19 – Le piège des profondeurs (Kathryn Bigelow, 2002), etc.
A Lire


Shlomo SAND, Le XXe siècle à l’écran, Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 347-400.

Frédéric GIMELLO-MESPLOMB (dir.), Le cinéma des années Reagan. Un modèle hollywoodien ?, Paris,
Nouveau Monde Éditions, 2007, 366 p.
Jean-Michel VALENTIN, Hollywood, le Pentagone et Washington. Les trois acteurs d’une stratégie globale,
Paris, Éditions Autrement, 2003, 207 p.
L’auteur
Laurent GAYME
Professeur au lycée St
Exupéry de Mantes la Jolie
[email protected]
Le labo des Clionautes, n°4 du 15 mars 2008
Au sommaire du
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