MAÎTRESSE D`ORAISON

Transcription

MAÎTRESSE D`ORAISON
Chapitre V
MAÎTRESSE
D’ORAISON
HIVER 1537-1538. Thérèse, malade, se trouve chez son
oncle Pedro à Hortigosa dans la campagne avilaise. La jeune
fille pleine de vie qui entrait au monastère de l’Incarnation deux
ans auparavant est devenue une religieuse pâle, amaigrie,
souffrante. Son père, inquiet, a l’intention de la faire conduire à
Bécédas, chez une guérisseuse réputée. Mais la cure ne peut
commencer qu’au printemps et Thérèse, en route pour la
maison de sa sœur Maria, où elle attendra le moment de
l’entamer, fait halte chez le frère aîné de son père, chez lequel
elle a déjà séjourné quelques années auparavant. L’oncle
Pedro, veuf, mène dans sa très modeste gentilhommière une
vie quasi-monastique, partageant son temps entre lectures
pieuses et prières. Il a déjà eu l’occasion d’apprécier les talents
de lectrice de sa nièce, et, malgré les fatigues de celle-ci, il lui
confie encore quelquefois cet office. Voici qu’il lui met entre les
mains un livre d’un auteur franciscain réputé: le Troisième
143
Abécédaire de Francisco de Osuna. L’ouvrage traite d’une
certaine manière de faire oraison. C’est une révélation pour la
jeune lectrice. Enfin, elle a trouvé une méthode qui lui
convienne! Au moment du départ, l’oncle Pedro fait cadeau du
livre à Thérèse, qui ne s’en séparera plus.
IL
EST ÉMOUVANT DE RETROUVER
encore actuellement, au
couvent Saint-Joseph d’Avila, annoté des mains de la sainte,
le livre qui a eu sur elle une influence décisive au point d’en
faire la maîtresse d’oraison que l’on sait.
THÉRÈSE
A CONNU
dès son jeune âge une forme de prière
spontanée. Elle faisait oraison sans le savoir lorsqu’elle
pensait à l’éternité et à la fragilité des choses qui passent; ou
quand, jeune fille, elle s’identifiait à Madeleine ou à la
Samaritaine. Mais c’est à l’Incarnation que, devenue
religieuse, elle s’est mise à l’oraison de manière méthodique,
bien que cette pratique n’y fût pas de règle.
LES
DÉBUTS
ne furent pas faciles. Thérèse nous fait part
elle-même de quelque-unes des difficultés qu’elle a
rencontrées. Elle manquait d’imagination, nous dit-elle 1. Ceci,
quand on la connaît, nous paraît surprenant. Mais il faut le
comprendre. Elle n’a jamais eu de mal à se représenter
quelqu’un près d’elle ou à ses côtés. La mise en présence de
1. Vida 4, 7.
144
Dieu ne lui était donc pas difficile. En revanche, elle n’arrivait
pas à se faire une narration imagée, de telle scène d’Évangile
par exemple. Ce qui ne tenait peut-être pas tant à sa forme
d’imagination qu’à son esprit spontané, primesautier, mal à
l’aise dans une démarche trop méthodique. Et c’est pourquoi
la manière préconisée par Osuna, affective et interpersonnelle
pourrait-on dire, lui convenait tout à fait. Dieu vint à la rencontre
de ses efforts et lui accorda presque aussitôt l’oraison de
quiétude et même parfois, de brefs instants, l’oraison d’union 2.
MAIS
ELLE N’EN ÉTAIT PAS
pour autant au bout de ses
peines. Car si les difficultés de méthode étaient désormais
pour elle aplanies, elle allait connaître, comme on l’a déjà
noté, les obstacles venant de sa sensibilité. Ce n’est pas du
jour au lendemain qu’elle se rendit libre de toutes ses
attaches affectives et des dangers de dissipation qu’elles
entraînent. Elle avait appris par Osuna que l’oraison consiste
à se recueillir en présence de Dieu. Il allait lui falloir
apprendre à se mettre à l’unisson de l’interlocuteur divin qui,
pour la favoriser de son commerce, réclamait toute la place
dans son cœur. Nous avons déjà évoqué ces combats, cette
tentation d’abandonner l’oraison sous couvert d’humilité; et la
victoire définitive par laquelle elle renonça à «converser avec
les hommes». Tout cela était nécessaire pour qu’elle puisse
parler de l’oraison en connaissance de cause.
2. Vida 4, 7.
145
ON CONNAÎT LA DÉFINITION qu’elle donne, comme en passant,
au chapitre
VIII
de la Vida : «L’oraison mentale n’est rien
d’autre, à mon avis, qu’un commerce d’amitié en lequel on
s’entretient souvent et intimement avec Celui dont on se sait
aimé 3.» Toute la conception thérésienne de l’oraison tient en
Carme en oraison
Photo Yves Barat
cette phrase. Mais Thérèse tout entière y est aussi. Elle était
incomparablement douée pour faire salon, entretenir une
conversation ou simplement entrer en relation. Rien d’étonnant
dès lors à ce qu’elle ait transposé a lo divino ce qu’elle savait
si bien faire au naturel. Il vaut la peine de s’arrêter quelque peu
à cette conception.
CAR
ELLE EST À LA FOIS
très juste, très exigeante et très
souple. Il nous souvient, lors de prédications de retraites où il
était question de l’oraison au Carmel, d’avoir noté les
réactions de soulagement éprouvées par plusieurs auditeurs
habitués à des méthodes plus détaillées ou se faisant de la
prière silencieuse l’idée d’une affaire contraignante, comme
un moule très étroit. Rien de semblable ici: selon Thérèse,
pour faire oraison il faut tenir compagnie au Seigneur. Et dès
là qu’on est en compagnie, on fait ce que l’on juge bon, ou
plus souvent… ce que l’on peut. Il importe simplement de
prendre en compte cette vérité toute simple, tellement simple
qu’on n’y prête pas attention: pour faire oraison, il faut être
deux! Et le plus important des deux n’est pas celui qu’on
3. Vida 8, 5.
146
pense. Du moins pas celui auquel on pense spontanément,
c’est-à-dire soi-même.
NON, LE PERSONNAGE PRINCIPAL, c’est l’Autre. Et quel est-il,
cet Autre? Au risque de surprendre, on dira que les réponses
à cette question peuvent beaucoup varier, selon le
tempérament, l’attrait de grâce ou le point où on en est de la
vie spirituelle. Même s’il s’agit toujours du Dieu unique. Car
pour les uns, ce sera le Dieu Père; pour d’autres, les Trois,
présents au plus intime de l’âme. D’autres invoqueront
spontanément l’Esprit Saint, d’autres encore auront besoin
de se tenir devant le tabernacle, etc. Le Dieu de Thérèse, lui,
est celui qu’elle appelle spontanément le Bon Jésus. «Le
Dieu qu’il est, je vis qu’il est homme. Je puis donc le traiter
en ami 4.» Dans sa pratique comme dans son enseignement,
elle insistera sur la nécessité de ne jamais perdre de vue
l’Humanité du Seigneur.
LA
VIE ENTIÈRE
devient ainsi un commerce d’amitié, qui a
ses temps forts: les moments que l’on passe avec le
Seigneur, pendant lesquels on lui tient compagnie. Que serait
une amitié, un amour qui ne connaîtrait pas ces moments de
communion plus intense? Où le temps est dépensé, de
quelque manière en pure perte. Où tout son prix lui vient de
la présence mutuelle. Combien d’amours humaines se sont
4. Vida 37, 5.
147
éteintes faute de s’être ménagé ces moments privilégiés!
Mais, d’autre part, le commerce d’amitié déborde largement
ces temps. Il se prolonge «au milieu des marmites», c’est-àdire dans le banal et le quotidien, même si la pensée
demeure absorbée par la tâche du moment présent.
C AR «
IL NE S ’AGIT PAS
de beaucoup penser, mais de
beaucoup aimer». L’oraison ne réclame pas beaucoup de
paroles. Parfois, comme des gens timides en présence de
quelqu’un qui les impressionne, nous avons peur des silences
et nous parlons beaucoup. Au risque de ne pas permettre à
l’interlocuteur divin de placer un mot! Thérèse n’a pas de ces
timidités. Elle envisageait plutôt l’oraison comme une soirée
passée entre époux: deux vieux époux pleins d’amour l’un pour
l’autre, mais se connaissant par cœur au terme d’une longue
vie commune. Ils sont assis l’un en face de l’autre, lui regardant
son journal, elle tenant son ouvrage. Leur silence n’est coupé
que de brefs échanges, quelques réflexions auxquelles l’autre
acquiesce par un simple gloussement, une interjection. Mais
leur communion d’amour est intense. Ils sont heureux d’être là,
ensemble. Dans le Chemin de Perfection, Thérèse parle avec
la familiarité d’une épouse au sujet d’un époux connu et aimé
de longue date, de ses particularités, de ses habitudes. «Il
n’aime pas ceci… Il est très bon payeur et fait tous les frais du
voyage… Il n’aime pas que nous nous cassions la tête…, etc.»
La présence mutuelle, régulière, répétée, suffit à donner cette
connaissance instinctive qui est le fait de deux êtres à
148
l’unisson.
ON
REMARQUE
que, selon cette conception, Thérèse
résoud de la manière la plus élégante le problème souvent
évoqué du lien de la prière avec la vie. Que serait, encore une
fois, un «commerce d’amitié» qui n’aurait pas ses temps
forts? Mais de même, quelle authenticité auraient ces temps
d’oraison s’ils ne conduisaient pas à une union de tous les
instants, où l’âme demeure souple, soumise aux moindres
indications de l’Esprit Saint dans le service du prochain au
quotidien?
QUANT
À LA MANIÈRE
de meubler les temps d’oraison eux-
mêmes, Thérèse fait preuve de la plus grande liberté. Elle ne
propose point de méthode. Sans doute, elle nous dit que,
pendant de longues années, elle s’est toujours munie d’une
lecture pour le cas où ce serait nécessaire. Mais elle estime
qu’en présence du Seigneur, il suffit de «le regarder 5 ». Les
chapitres
XXVI
à XXIX du Chemin de Perfection nous livrent sa
manière. On connaît le passage célèbre où elle compare
l’oraison aux rapports de la femme avec son mari pour faire
bon ménage. À ceci près qu’ici le monde est renversé. Du
moins le monde du
XVI e
siècle espagnol! Bien loin d’avoir à
s’aligner sur les humeurs de son mari, c’est l’épouse qui est
ici maîtresse. «Si vous êtes dans la joie, considérez-le dans
sa victoire sur la mort: si joyeux! si glorieux!… Si vous êtes
5. Chemin de Perfection 26, 3.
6. Chemin de Perfection 26, 4-5.
149
dans la tristesse, tenez-lui compagnie dans sa passion… Il
oubliera ses peines pour consoler les vôtres 6.»
CAR,
POUR
THÉRÈSE, le partenaire du Christ dans l’oraison
n’est pas une âme – même si, fidèle aux usages du temps, elle
emploie souvent ce mot – mais un être humain en chair et en
os: un homme ou une femme, de tel âge, avec son histoire, ses
humeurs, ses incommodités physiques – elle s’y connaît sur
ce point! – ses faiblesses et blessures psychologiques. Un être
qui pense à partir de ses yeux, de ses oreilles, de ses mains:
elle aimait à mettre dans ses ermitages des images
représentant des scènes évangéliques. Nul doute qu’à notre
époque elle eût prisé l’audio-visuel. Un être aussi, dont la
liberté est conditionnée par l’affectivité et tout ce qu’elle
entraîne d’irrationnel, de non-maîtrisé. Sous le terme assez
vague de mélancolie, elle met toutes ces réalités dont nous
faisons maintenant le domaine de la névrose. Une des
premières, elle en a soupçonné la place dans la spiritualité. Et
elle sait que les formes les plus élevées de la prière comme les
plus humbles sont en dépendance de cette part de chair, de
sang et de nerfs dont est constitué l’être humain. On a vu par
ailleurs comment elle s’est située en femme par rapport à
l’Humanité masculine du Seigneur. Son commerce d’amitié
prend en compte tous les éléments du partenaire humain.
L’oraison est bien une relation interpersonnelle entre deux
êtres bien caractérisés.
U NE
150
APPLICATION
CONCRÈTE
de
cette
conception,
particulièrement pratique, se rencontre aux Quatrièmes
Demeures, quand elle parle des distractions dans la prière.
Comme à son époque, nombreux sont encore ceux et celles
qui, actuellement, se plaignent de ne pouvoir prier parce
qu’ils ont des distractions; ou qui souffrent de contention
quand le devoir d’état les voue à la prière.«Et de là viennent
les scrupules, les maladies… du moins chez ceux qui
manquent d’instruction. Ils ne savent pas qu’il y a la
pensée 7.»
THÉRÈSE A DES ACCENTS pour vanter le savoir, qui rappellent
ceux de Monsieur Jourdain dans Le bourgeois gentilhomme.
Elle n’a pas de culture universitaire et son vocabulaire manque
de précision. Là où elle parle de la pensée, il nous faut
comprendre l’imagination. C’est la pratique de l’oraison qui lui
a fait découvrir la structure de l’âme et la distinction de ses
différentes facultés. Sous l’influence des grâces d’oraison
surnaturelle, elle s’est éprouvée saisie, captée, à différents
niveaux: parfois le cœur ou la volonté seule, parfois
l’intelligence aussi, parfois même l’imagination fixée pour
quelques
instants.
Mais
«l’essentiel n’est pas de beaucoup penser…» Il s’agit de
beaucoup aimer. En conséquence, pourvu que le cœur soit
orienté vers Dieu, l’âme s’adonne à l’oraison, même si son
imagination, faite pour trotter, continue de fonctionner.
7. IVe Demeures 1, 9.
151
IL S’AGIT
DONC
de traiter comme elle le mérite, chaque
forme de distraction. Il en est qui ne disputent pas la place au
Seigneur dans notre cœur. On est à l’oraison, on a fait son
possible pour se mettre en présence de Dieu, et l’on
s’aperçoit tout à coup qu’on est rendu très loin de l’endroit où
l’on se trouve en prière. Qu’à cela ne tienne! On revient, sans
dépit ni contention, à la présence du Seigneur. Mais à moins
de grâce particulière, l’imagination va se mettre à courir et il
faudra répéter souvent le retour à la présence de Dieu.
Toutefois, ce jeu de la folle du logis est si peu absorbant qu’à
la fin de la prière, on ne se souviendra même plus de ce qui
a pu distraire. «Laissons aller ce traquet de moulin 8 », dit
Thérèse. Et elle a raison. Car nous nous sommes mis
sérieusement à l’oraison, nous avons voulu nous tenir en
présence de Dieu et, dans ce cas de figure, à aucun moment
nous n’avons volontairement rétracté notre propos.
MAIS
IL N’EN EST PAS TOUJOURS AINSI.
Les distractions
peuvent être absorbantes. Préoccupations, souvenirs
irritants ou capiteux peuvent envahir notre champ de
conscience
et
disputer cette fois la place au Seigneur dans notre cœur. Il
ne suffit pas, alors, de «laisser aller ce traquet de moulin». Il
nous faut engager résolument le combat. Thérèse
8. IVe Demeures 1, 13.
9. Chemin de Perfection 21, 2.
152
n’envisage pas ce cas dans le passage cité des Quatrièmes
Demeures. Mais elle a parlé au Chemin de Perfection, de la
«détermination bien déterminée» de faire oraison 9. Elle a
expliqué aussi les conditions du silence intérieur: austérité,
humilité, charité fraternelle qui sont indispensables à la
prière. Elles créent le climat nécessaire pour empêcher les
distractions de devenir volontaires et de constituer un
obstacle à ce «beaucoup aimer», essentiel de l’oraison.
D’ EXCELLENTES
ÉTUDES
ont été faites sur la manière
L’oraison, échange d’amitié
Photo
Jean-Claude
Gadmer
thérésienne d’oraison. Nous avons voulu nous borner ici à ce
qui en caractérise l’essentiel: le «commerce d’amitié». Mais cet
aspect de l’oraison en entraîne un autre. Car une relation entre
deux personnes est une aventure. Elle a, en tous les cas, une
histoire. Thérèse d’Avila est maîtresse d’oraison parce qu’il lui
a été donné de vivre cette aventure de manière exemplaire.
Non seulement en ce qui concerne l’évolution de l’oraison à
mesure que l’effort de l’homme va s’améliorant et se
simplifiant. Mais aussi et surtout à partir du moment où le
Seigneur prend en quelque sorte les choses en mains et
introduit son partenaire à ces grâces surnaturelles qui
constituent proprement la vie mystique. Et ce n’est pas le
moindre intérêt des écrits thérésiens que d’avoir éclairé cette
route difficile.
ELLE -MÊME, du reste, ne s’y est pas retrouvée d’emblée.
Trois textes essentiels jalonnent son œuvre au sujet des
153
diverses formes d’oraison. Ces textes, distants les uns des
autres de plusieurs années, présentent des divergences. Il y a
d’abord, dans la Vida, donc autour de 1565, les quatre
manières d’arroser le jardin. Thérèse reconnaît, selon la
deuxième et la troisième manière, deux formes distinctes
d’oraison surnaturelle. Plus tard, dans la relation V, adressée
de Séville au Père Rodrigo Alvarez en 1576, elle comprendra
que ce sont là deux degrés qui diffèrent d’intensité mais non de
nature et relèvent tous deux de l’oraison de quiétude. Position
qu’elle reprendra dans le Château, où elle distinguera
définitivement l’oraison de quiétude et ses diverses variantes
qu’elle décrira dans les Quatrièmes Demeures; et l’oraison
d’union dont les manifestations occuperont les Cinquièmes,
Sixièmes et Septièmes Demeures, mais dont l’essentiel est
déjà expliqué dans les Cinquièmes.
NOUS
ÉTUDIERONS PLUS LONGUEMENT
ces formes d’oraison
en prenant connaissance du Château. Contentons-nous ici
d’évoquer brièvement les étapes de cette aventure. Dans les
trois premières Demeures, l’âme s’adonne à l’oraison, de sa
propre initiative et selon les méthodes qui lui conviennent.
Avec, bien entendu, le concours ordinaire de la grâce. En
vertu de cet effort persévérant, elle parvient à certaines
habitudes, aussi bien dans l’oraison, qui se simplifie, que dans
la maîtrise de sa vie courante, qui devient de plus en plus
vertueuse. C’est à ce stade des Troisièmes Demeures que
nous pouvons parvenir, par nos propres moyens si l’on peut
154
dire, la grâce ordinaire étant toujours supposée. Toutefois,
quand Dieu veut, comme il le veut, parfois même au tout début
de la vie spirituelle et bien avant que l’âme soit affermie dans
la vertu, il peut intervenir et l’introduire à l’oraison de quiétude.
CELLE -CI POURRAIT SE CARACTÉRISER comme une emprise de
Dieu sur les facultés de l’âme. Dieu capte le cœur, c’est-à-dire
la volonté, de sorte que l’âme ait, selon les paroles d’un
cantique connu, «les yeux tournés vers l’Hôte intérieur, sans
rien vouloir que cette présence». Rien d’autre ne l’intéresse que
ce Dieu vivant devant qui elle se tient. Mais ceci n’empêche pas
que son intelligence continue de discourir en présence du
Seigneur, ni son imagination de trotter, comme nous l’avons dit.
Parfois aussi l’emprise du Seigneur s’étend à ces dernières.
L’âme demeure alors fixée sur telle pensée de l’Écriture, par
exemple; et même son imagination peut s’attacher pendant
quelques instants à tel détail d’une scène d’Évangile. Ces
choses-là sont gratuites; il n’existe ni procédé ni recette pour les
provoquer. Mais ce qui les distingue des formes supérieures
d’oraison surnaturelle, c’est qu’elles ne suspendent pas le
fonctionnement des puissances et qu’en conséquence la
personne ne perd conscience ni de soi, ni de son
environnement.
LORSQUE T HÉRÈSE
DÉCRIT
cette forme d’oraison, elle y
rattache quelques variantes. Elle parle du recueillement
surnaturel, qui peut saisir une âme à l’improviste, la faire
155
rentrer en elle-même, se détacher de tout ce qui sollicite sens
et appétits, pour la rendre tout entière disponible à l’hôte
intérieur. Mais en outre, elle y rattache ce que, dans la Vida,
elle avait traité comme une troisième manière d’arroser le
jardin. Ce sont ce qu’elle appellera, dans la relation de 1576
le sommeil des puissances, où l’âme est comme hébétée,
hors d’elle-même en quelque sorte et toute enivrée d’amour,
mais pas au point toutefois d’être complètement plongée en
Dieu et d’en perdre conscience.
CAR
CECI CARACTÉRISE
proprement l’oraison d’union. On
pourrait la définir comme une grâce par laquelle Dieu
s’empare de l’être jusqu’au fond et le plonge si l’on peut dire
totalement en Lui. Du coup, toutes les activités du psychisme
sont suspendues et, par voie de conséquence, l’âme perd
conscience d’elle-même et de son environnement. Car, si l’on
veut bien y prendre garde, nous n’avons conscience de notre
moi qu’à travers notre activité physique ou psychique: je
marche, je souffre, je décide, je désire… Que cesse toute
opération de cet ordre, dans un sommeil profond par exemple
et nous perdons conscience de nous-mêmes. Ainsi l’oraison
d’union, quand Dieu l’accorde est, de soi, extatique, même si
Dieu peut faire, par la suite, que le psychisme y fonctionne
encore. C’est pourquoi Thérèse prend, dans les Cinquièmes
Demeures, la fameuse comparaison du ver à soie qui
s’enferme pour mourir dans le cocon d’où il ressortira papillon.
Les Sixièmes et Septièmes Demeures décrivent l’évolution
personnelle de cette aventure pour Thérèse: avec les grandes
156
faveurs que le Seigneur lui a accordées comme cadeaux de
fiançailles, dans les Sixièmes; et l’état d’union tranquille, sans
exaltation, du mariage spirituel dans les Septièmes.
MAÎTRESSE D’ORAISON , Thérèse l’est donc par son expérience personnelle dont elle témoigne deux fois: dans la Vida
et dans les Demeures. La comparaison des deux ouvrages,
écrits
à
quinze ans d’intervalle, est éclairante: soit par les confirmations
que le second apporte au premier, soit par les précisions ou
rectifications qu’on y trouve. Mais l’enseignement de Thérèse
ne se borne pas à ces compte-rendus. Le Chemin de
Perfection nous livre sa pédagogie, elle-même fruit de son
expérience. Thérèse enseigne à ses filles non seulement la
manière de procéder, telle qu’on vient de la voir, mais aussi le
climat ascétique indispensable à une sérieuse vie d’oraison.
LÀ
ENCORE, ELLE SE GARDE BIEN
d’un exposé systématique.
Qu’on pense à la Montée du Carmel où Jean de la Croix
détaille selon toutes les divisions de l’appareil scolastique, la
purification des différentes facultés. Rien de semblable chez
Thérèse. Elle annonce qu’elle se contentera d’indiquer trois
choses: le détachement de ce qui gratifie le corps ou le cœur,
l’amour fraternel et surtout l’humilité. Mais ces trois
prescriptions, apparemment modestes, recouvrent en réalité la
10. Chemin de Perfection 4, 2.
11. Chemin de Perfection 4, 7
157
totalité des appétits. Donc, pas de souci exagéré de sa santé,
encore moins de son confort car «oraison et mollesse ne font
pas bon ménage 10 ». Pas de privautés ou d’apartés dans les
affections à l’intérieur d’une communauté. «Toutes doivent être
amies
11
» et se porter un attachement dénué de recherche
sentimentale: précaution utile dans un groupe de femmes
appelées à vivre toujours ensemble sans échappatoires. Et
surtout humilité. Thérèse est féroce à l’égard du pundonor ce
fameux souci de marquer et de garder son rang, qui affectait
alors l’Espagne du haut en bas de l’échelle sociale. «C’est une
peste», dira-t-elle. Bien au-delà de la conjoncture d’époque,
elle a perçu que la disponibilité du cœur à l’égard du Seigneur
exige que chacun ait une perception claire de sa condition de
créature pécheresse et, selon le conseil de saint Paul, «estime
les autres comme plus méritants que soi
ON
SERA PEUT-ÊTRE SURPRIS
12
».
de voir notre sainte insister
tout au long d’un chapitre sur le détachement à l’égard des
parents et de la famille
13
. Ceci s’explique par le climat
socioculturel de l’Espagne d’alors, où chacun ayant au
couvent ou dans la cléricature qui une fille qui un fils, estimait
avoir droit de regard sur le rang qui lui était reconnu à
l’intérieur de l’institut. Le contexte actuel, très différent, fait de
ce chapitre le seul qui ait quelque peu vieilli.
12. Rm 12, 10.
13. Chemin de Perfection ch. 9.
158
QUOI
QU ’IL EN SOIT,
cette ascèse préconisée par Thérèse,
n’est pas afflictive dans son but, mais libératrice. Il ne s’agit
pas de mépriser les choses bonnes en soi; pas même de s’en
priver pour donner à cette privation valeur de sacrifice.
Encore moins d’y attacher une valeur d’expiation ou de
réparation pour autrui. La spiritualité réparatrice, pour
respectable qu’elle soit, est postérieure à Thérèse ou en tous
cas lui est étrangère. Il s’agit simplement de se faire un cœur
libre pour aimer en vérité Dieu et le prochain. Si Thérèse n’a
pas insisté aussi longuement que Jean de la Croix sur les
méfaits des appétits qu’on ne tient pas en laisse, elle est en
parfait accord avec son petit Sénèque. Le renoncement à ce
qui flatte les appétits a pour but de rendre un cœur humain
totalement libre, capable de vivre pour l’amour de Dieu dans
un dénuement complet si Dieu permet ce dénuement; mais
aussi, à l’occasion, d’user des biens de ce monde comme
n’en usant pas. Une anecdote plaisante illustrera encore
cette attitude. Thérèse, invitée à la table d’un grand de ce
monde, peut-être chez doña Luisa de la Cerda, faisait
honneur aux mets qui étaient servis. Ce qui ne manquait pas
d’étonner le maître d’hôtel, selon qui, sans doute, la sainte
devait vivre d’amour de Dieu et d’eau fraîche. Thérèse s’en
aperçut et, se tournant vers lui avec un sourire: «Eh! cuando
perdriz, perdriz (on servait des perdrix). Y cuando penitencia,
penitencia!»
LE C HEMIN
DE
PERFECTION ne se contente pas de donner
159
des conseils théoriques. Déjà, il est vrai, dans cet ouvrage
l’enseignement et les conseils sont très personnels, car c’est
un je qui s’adresse à un tu ou à un vous. Mais de plus,
Thérèse prie devant nous et avec nous. À certains moments,
saisie par son sujet, elle s’envole et s’adresse directement à
son Seigneur, soit à titre personnel en employant le singulier,
soit en entraînant ses interlocuteurs supposés et en usant du
nous pour parler aussi en leur nom. Ceci se retrouve dans
ses autres grands ouvrages, mais aussi dans les Pensées
sur l’Amour de Dieu. Quant aux Exclamations, il s’agit de dixsept prières spontanées, souvent composées après la
communion.
EN
BREF, SI LE LIEN À LA
PERSONNE
DE
JÉSUS constitue
spirituellement l’être même de Thérèse, l’oraison et la vie
d’oraison en sont la traduction concrète. Ceci, elle l’a voulu
non seulement pour elle-même, mais encore pour ses filles
et ses fils. Dans le contexte dans lequel elle vivait, ce n’était
pas sans mérite. La méfiance des letrados se manifestait, on
l’a vu, à propos des formes personnelles de pratique
religieuse dans le peuple, et particulièrement à l’égard des
femmes. Ceci explique notamment le caractère polémique
de certains passages du Chemin de Perfection, même dans
la seconde rédaction. Thérèse a opté résolument. Ses
colombiers de la Vierge, elle les a voulu comme des
communautés vouées à l’oraison; et candidates à la
contemplation infuse, c’est-à-dire à l’oraison surnaturelle, si
Dieu le veut. Elle a voulu que ce soit là le premier service
160
que doivent rendre à l’Église ses filles et ses fils. Et pour ces
derniers elle a estimé que leur activité apostolique serait
essentiellement de promouvoir, dans le peuple fidèle, les
voies de l’oraison et de l’union à Dieu.
NOS
CONTEMPORAINS ,
assoiffés de spiritualité, ont parfois
recours aux traditions hindouistes ou bouddhistes, et il leur
arrive, à leur grande surprise, de s’entendre dire: «Mais vous
avez le Carmel. Pourquoi chercher ailleurs?» Jean de la
Croix et Thérèse d’Avila ont, chacun selon sa grâce propre,
une
doctrine qui fait de l’un le docteur mystique et de l’autre la
mère des spirituels.
LA
TRADITION S ’EST MAINTENUE
depuis quatre siècles.
Depuis ses fondateurs, le Carmel thérésien n’a cessé de
promouvoir les écoles d’oraison, les maisons de prière et
d’enseigner par écrit et par oral les voies de l’union à Dieu.
Puis, les sciences humaines progressant, fidèle à l’intuition
de Thérèse, il a entrepris des recherches de haut niveau
dans le domaine de la psychologie religieuse. Qu’on songe,
pour ce qui est de notre pays, à l’apport des Études
Carmélitaines. Ce faisant, Carmes et à l’occasion Carmélites
sont dans le droit fil du propos de leur fondatrice, adonnée
toute sa vie à l’oraison et, avec la grâce de Dieu, passée
maîtresse en cet art.
161
Jean Paul II au parloir du
couvent de Saint-Joseph
d’Avila
Photo D.R.