MAÎTRESSE D`ORAISON
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MAÎTRESSE D`ORAISON
Chapitre V MAÎTRESSE D’ORAISON HIVER 1537-1538. Thérèse, malade, se trouve chez son oncle Pedro à Hortigosa dans la campagne avilaise. La jeune fille pleine de vie qui entrait au monastère de l’Incarnation deux ans auparavant est devenue une religieuse pâle, amaigrie, souffrante. Son père, inquiet, a l’intention de la faire conduire à Bécédas, chez une guérisseuse réputée. Mais la cure ne peut commencer qu’au printemps et Thérèse, en route pour la maison de sa sœur Maria, où elle attendra le moment de l’entamer, fait halte chez le frère aîné de son père, chez lequel elle a déjà séjourné quelques années auparavant. L’oncle Pedro, veuf, mène dans sa très modeste gentilhommière une vie quasi-monastique, partageant son temps entre lectures pieuses et prières. Il a déjà eu l’occasion d’apprécier les talents de lectrice de sa nièce, et, malgré les fatigues de celle-ci, il lui confie encore quelquefois cet office. Voici qu’il lui met entre les mains un livre d’un auteur franciscain réputé: le Troisième 143 Abécédaire de Francisco de Osuna. L’ouvrage traite d’une certaine manière de faire oraison. C’est une révélation pour la jeune lectrice. Enfin, elle a trouvé une méthode qui lui convienne! Au moment du départ, l’oncle Pedro fait cadeau du livre à Thérèse, qui ne s’en séparera plus. IL EST ÉMOUVANT DE RETROUVER encore actuellement, au couvent Saint-Joseph d’Avila, annoté des mains de la sainte, le livre qui a eu sur elle une influence décisive au point d’en faire la maîtresse d’oraison que l’on sait. THÉRÈSE A CONNU dès son jeune âge une forme de prière spontanée. Elle faisait oraison sans le savoir lorsqu’elle pensait à l’éternité et à la fragilité des choses qui passent; ou quand, jeune fille, elle s’identifiait à Madeleine ou à la Samaritaine. Mais c’est à l’Incarnation que, devenue religieuse, elle s’est mise à l’oraison de manière méthodique, bien que cette pratique n’y fût pas de règle. LES DÉBUTS ne furent pas faciles. Thérèse nous fait part elle-même de quelque-unes des difficultés qu’elle a rencontrées. Elle manquait d’imagination, nous dit-elle 1. Ceci, quand on la connaît, nous paraît surprenant. Mais il faut le comprendre. Elle n’a jamais eu de mal à se représenter quelqu’un près d’elle ou à ses côtés. La mise en présence de 1. Vida 4, 7. 144 Dieu ne lui était donc pas difficile. En revanche, elle n’arrivait pas à se faire une narration imagée, de telle scène d’Évangile par exemple. Ce qui ne tenait peut-être pas tant à sa forme d’imagination qu’à son esprit spontané, primesautier, mal à l’aise dans une démarche trop méthodique. Et c’est pourquoi la manière préconisée par Osuna, affective et interpersonnelle pourrait-on dire, lui convenait tout à fait. Dieu vint à la rencontre de ses efforts et lui accorda presque aussitôt l’oraison de quiétude et même parfois, de brefs instants, l’oraison d’union 2. MAIS ELLE N’EN ÉTAIT PAS pour autant au bout de ses peines. Car si les difficultés de méthode étaient désormais pour elle aplanies, elle allait connaître, comme on l’a déjà noté, les obstacles venant de sa sensibilité. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’elle se rendit libre de toutes ses attaches affectives et des dangers de dissipation qu’elles entraînent. Elle avait appris par Osuna que l’oraison consiste à se recueillir en présence de Dieu. Il allait lui falloir apprendre à se mettre à l’unisson de l’interlocuteur divin qui, pour la favoriser de son commerce, réclamait toute la place dans son cœur. Nous avons déjà évoqué ces combats, cette tentation d’abandonner l’oraison sous couvert d’humilité; et la victoire définitive par laquelle elle renonça à «converser avec les hommes». Tout cela était nécessaire pour qu’elle puisse parler de l’oraison en connaissance de cause. 2. Vida 4, 7. 145 ON CONNAÎT LA DÉFINITION qu’elle donne, comme en passant, au chapitre VIII de la Vida : «L’oraison mentale n’est rien d’autre, à mon avis, qu’un commerce d’amitié en lequel on s’entretient souvent et intimement avec Celui dont on se sait aimé 3.» Toute la conception thérésienne de l’oraison tient en Carme en oraison Photo Yves Barat cette phrase. Mais Thérèse tout entière y est aussi. Elle était incomparablement douée pour faire salon, entretenir une conversation ou simplement entrer en relation. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’elle ait transposé a lo divino ce qu’elle savait si bien faire au naturel. Il vaut la peine de s’arrêter quelque peu à cette conception. CAR ELLE EST À LA FOIS très juste, très exigeante et très souple. Il nous souvient, lors de prédications de retraites où il était question de l’oraison au Carmel, d’avoir noté les réactions de soulagement éprouvées par plusieurs auditeurs habitués à des méthodes plus détaillées ou se faisant de la prière silencieuse l’idée d’une affaire contraignante, comme un moule très étroit. Rien de semblable ici: selon Thérèse, pour faire oraison il faut tenir compagnie au Seigneur. Et dès là qu’on est en compagnie, on fait ce que l’on juge bon, ou plus souvent… ce que l’on peut. Il importe simplement de prendre en compte cette vérité toute simple, tellement simple qu’on n’y prête pas attention: pour faire oraison, il faut être deux! Et le plus important des deux n’est pas celui qu’on 3. Vida 8, 5. 146 pense. Du moins pas celui auquel on pense spontanément, c’est-à-dire soi-même. NON, LE PERSONNAGE PRINCIPAL, c’est l’Autre. Et quel est-il, cet Autre? Au risque de surprendre, on dira que les réponses à cette question peuvent beaucoup varier, selon le tempérament, l’attrait de grâce ou le point où on en est de la vie spirituelle. Même s’il s’agit toujours du Dieu unique. Car pour les uns, ce sera le Dieu Père; pour d’autres, les Trois, présents au plus intime de l’âme. D’autres invoqueront spontanément l’Esprit Saint, d’autres encore auront besoin de se tenir devant le tabernacle, etc. Le Dieu de Thérèse, lui, est celui qu’elle appelle spontanément le Bon Jésus. «Le Dieu qu’il est, je vis qu’il est homme. Je puis donc le traiter en ami 4.» Dans sa pratique comme dans son enseignement, elle insistera sur la nécessité de ne jamais perdre de vue l’Humanité du Seigneur. LA VIE ENTIÈRE devient ainsi un commerce d’amitié, qui a ses temps forts: les moments que l’on passe avec le Seigneur, pendant lesquels on lui tient compagnie. Que serait une amitié, un amour qui ne connaîtrait pas ces moments de communion plus intense? Où le temps est dépensé, de quelque manière en pure perte. Où tout son prix lui vient de la présence mutuelle. Combien d’amours humaines se sont 4. Vida 37, 5. 147 éteintes faute de s’être ménagé ces moments privilégiés! Mais, d’autre part, le commerce d’amitié déborde largement ces temps. Il se prolonge «au milieu des marmites», c’est-àdire dans le banal et le quotidien, même si la pensée demeure absorbée par la tâche du moment présent. C AR « IL NE S ’AGIT PAS de beaucoup penser, mais de beaucoup aimer». L’oraison ne réclame pas beaucoup de paroles. Parfois, comme des gens timides en présence de quelqu’un qui les impressionne, nous avons peur des silences et nous parlons beaucoup. Au risque de ne pas permettre à l’interlocuteur divin de placer un mot! Thérèse n’a pas de ces timidités. Elle envisageait plutôt l’oraison comme une soirée passée entre époux: deux vieux époux pleins d’amour l’un pour l’autre, mais se connaissant par cœur au terme d’une longue vie commune. Ils sont assis l’un en face de l’autre, lui regardant son journal, elle tenant son ouvrage. Leur silence n’est coupé que de brefs échanges, quelques réflexions auxquelles l’autre acquiesce par un simple gloussement, une interjection. Mais leur communion d’amour est intense. Ils sont heureux d’être là, ensemble. Dans le Chemin de Perfection, Thérèse parle avec la familiarité d’une épouse au sujet d’un époux connu et aimé de longue date, de ses particularités, de ses habitudes. «Il n’aime pas ceci… Il est très bon payeur et fait tous les frais du voyage… Il n’aime pas que nous nous cassions la tête…, etc.» La présence mutuelle, régulière, répétée, suffit à donner cette connaissance instinctive qui est le fait de deux êtres à 148 l’unisson. ON REMARQUE que, selon cette conception, Thérèse résoud de la manière la plus élégante le problème souvent évoqué du lien de la prière avec la vie. Que serait, encore une fois, un «commerce d’amitié» qui n’aurait pas ses temps forts? Mais de même, quelle authenticité auraient ces temps d’oraison s’ils ne conduisaient pas à une union de tous les instants, où l’âme demeure souple, soumise aux moindres indications de l’Esprit Saint dans le service du prochain au quotidien? QUANT À LA MANIÈRE de meubler les temps d’oraison eux- mêmes, Thérèse fait preuve de la plus grande liberté. Elle ne propose point de méthode. Sans doute, elle nous dit que, pendant de longues années, elle s’est toujours munie d’une lecture pour le cas où ce serait nécessaire. Mais elle estime qu’en présence du Seigneur, il suffit de «le regarder 5 ». Les chapitres XXVI à XXIX du Chemin de Perfection nous livrent sa manière. On connaît le passage célèbre où elle compare l’oraison aux rapports de la femme avec son mari pour faire bon ménage. À ceci près qu’ici le monde est renversé. Du moins le monde du XVI e siècle espagnol! Bien loin d’avoir à s’aligner sur les humeurs de son mari, c’est l’épouse qui est ici maîtresse. «Si vous êtes dans la joie, considérez-le dans sa victoire sur la mort: si joyeux! si glorieux!… Si vous êtes 5. Chemin de Perfection 26, 3. 6. Chemin de Perfection 26, 4-5. 149 dans la tristesse, tenez-lui compagnie dans sa passion… Il oubliera ses peines pour consoler les vôtres 6.» CAR, POUR THÉRÈSE, le partenaire du Christ dans l’oraison n’est pas une âme – même si, fidèle aux usages du temps, elle emploie souvent ce mot – mais un être humain en chair et en os: un homme ou une femme, de tel âge, avec son histoire, ses humeurs, ses incommodités physiques – elle s’y connaît sur ce point! – ses faiblesses et blessures psychologiques. Un être qui pense à partir de ses yeux, de ses oreilles, de ses mains: elle aimait à mettre dans ses ermitages des images représentant des scènes évangéliques. Nul doute qu’à notre époque elle eût prisé l’audio-visuel. Un être aussi, dont la liberté est conditionnée par l’affectivité et tout ce qu’elle entraîne d’irrationnel, de non-maîtrisé. Sous le terme assez vague de mélancolie, elle met toutes ces réalités dont nous faisons maintenant le domaine de la névrose. Une des premières, elle en a soupçonné la place dans la spiritualité. Et elle sait que les formes les plus élevées de la prière comme les plus humbles sont en dépendance de cette part de chair, de sang et de nerfs dont est constitué l’être humain. On a vu par ailleurs comment elle s’est située en femme par rapport à l’Humanité masculine du Seigneur. Son commerce d’amitié prend en compte tous les éléments du partenaire humain. L’oraison est bien une relation interpersonnelle entre deux êtres bien caractérisés. U NE 150 APPLICATION CONCRÈTE de cette conception, particulièrement pratique, se rencontre aux Quatrièmes Demeures, quand elle parle des distractions dans la prière. Comme à son époque, nombreux sont encore ceux et celles qui, actuellement, se plaignent de ne pouvoir prier parce qu’ils ont des distractions; ou qui souffrent de contention quand le devoir d’état les voue à la prière.«Et de là viennent les scrupules, les maladies… du moins chez ceux qui manquent d’instruction. Ils ne savent pas qu’il y a la pensée 7.» THÉRÈSE A DES ACCENTS pour vanter le savoir, qui rappellent ceux de Monsieur Jourdain dans Le bourgeois gentilhomme. Elle n’a pas de culture universitaire et son vocabulaire manque de précision. Là où elle parle de la pensée, il nous faut comprendre l’imagination. C’est la pratique de l’oraison qui lui a fait découvrir la structure de l’âme et la distinction de ses différentes facultés. Sous l’influence des grâces d’oraison surnaturelle, elle s’est éprouvée saisie, captée, à différents niveaux: parfois le cœur ou la volonté seule, parfois l’intelligence aussi, parfois même l’imagination fixée pour quelques instants. Mais «l’essentiel n’est pas de beaucoup penser…» Il s’agit de beaucoup aimer. En conséquence, pourvu que le cœur soit orienté vers Dieu, l’âme s’adonne à l’oraison, même si son imagination, faite pour trotter, continue de fonctionner. 7. IVe Demeures 1, 9. 151 IL S’AGIT DONC de traiter comme elle le mérite, chaque forme de distraction. Il en est qui ne disputent pas la place au Seigneur dans notre cœur. On est à l’oraison, on a fait son possible pour se mettre en présence de Dieu, et l’on s’aperçoit tout à coup qu’on est rendu très loin de l’endroit où l’on se trouve en prière. Qu’à cela ne tienne! On revient, sans dépit ni contention, à la présence du Seigneur. Mais à moins de grâce particulière, l’imagination va se mettre à courir et il faudra répéter souvent le retour à la présence de Dieu. Toutefois, ce jeu de la folle du logis est si peu absorbant qu’à la fin de la prière, on ne se souviendra même plus de ce qui a pu distraire. «Laissons aller ce traquet de moulin 8 », dit Thérèse. Et elle a raison. Car nous nous sommes mis sérieusement à l’oraison, nous avons voulu nous tenir en présence de Dieu et, dans ce cas de figure, à aucun moment nous n’avons volontairement rétracté notre propos. MAIS IL N’EN EST PAS TOUJOURS AINSI. Les distractions peuvent être absorbantes. Préoccupations, souvenirs irritants ou capiteux peuvent envahir notre champ de conscience et disputer cette fois la place au Seigneur dans notre cœur. Il ne suffit pas, alors, de «laisser aller ce traquet de moulin». Il nous faut engager résolument le combat. Thérèse 8. IVe Demeures 1, 13. 9. Chemin de Perfection 21, 2. 152 n’envisage pas ce cas dans le passage cité des Quatrièmes Demeures. Mais elle a parlé au Chemin de Perfection, de la «détermination bien déterminée» de faire oraison 9. Elle a expliqué aussi les conditions du silence intérieur: austérité, humilité, charité fraternelle qui sont indispensables à la prière. Elles créent le climat nécessaire pour empêcher les distractions de devenir volontaires et de constituer un obstacle à ce «beaucoup aimer», essentiel de l’oraison. D’ EXCELLENTES ÉTUDES ont été faites sur la manière L’oraison, échange d’amitié Photo Jean-Claude Gadmer thérésienne d’oraison. Nous avons voulu nous borner ici à ce qui en caractérise l’essentiel: le «commerce d’amitié». Mais cet aspect de l’oraison en entraîne un autre. Car une relation entre deux personnes est une aventure. Elle a, en tous les cas, une histoire. Thérèse d’Avila est maîtresse d’oraison parce qu’il lui a été donné de vivre cette aventure de manière exemplaire. Non seulement en ce qui concerne l’évolution de l’oraison à mesure que l’effort de l’homme va s’améliorant et se simplifiant. Mais aussi et surtout à partir du moment où le Seigneur prend en quelque sorte les choses en mains et introduit son partenaire à ces grâces surnaturelles qui constituent proprement la vie mystique. Et ce n’est pas le moindre intérêt des écrits thérésiens que d’avoir éclairé cette route difficile. ELLE -MÊME, du reste, ne s’y est pas retrouvée d’emblée. Trois textes essentiels jalonnent son œuvre au sujet des 153 diverses formes d’oraison. Ces textes, distants les uns des autres de plusieurs années, présentent des divergences. Il y a d’abord, dans la Vida, donc autour de 1565, les quatre manières d’arroser le jardin. Thérèse reconnaît, selon la deuxième et la troisième manière, deux formes distinctes d’oraison surnaturelle. Plus tard, dans la relation V, adressée de Séville au Père Rodrigo Alvarez en 1576, elle comprendra que ce sont là deux degrés qui diffèrent d’intensité mais non de nature et relèvent tous deux de l’oraison de quiétude. Position qu’elle reprendra dans le Château, où elle distinguera définitivement l’oraison de quiétude et ses diverses variantes qu’elle décrira dans les Quatrièmes Demeures; et l’oraison d’union dont les manifestations occuperont les Cinquièmes, Sixièmes et Septièmes Demeures, mais dont l’essentiel est déjà expliqué dans les Cinquièmes. NOUS ÉTUDIERONS PLUS LONGUEMENT ces formes d’oraison en prenant connaissance du Château. Contentons-nous ici d’évoquer brièvement les étapes de cette aventure. Dans les trois premières Demeures, l’âme s’adonne à l’oraison, de sa propre initiative et selon les méthodes qui lui conviennent. Avec, bien entendu, le concours ordinaire de la grâce. En vertu de cet effort persévérant, elle parvient à certaines habitudes, aussi bien dans l’oraison, qui se simplifie, que dans la maîtrise de sa vie courante, qui devient de plus en plus vertueuse. C’est à ce stade des Troisièmes Demeures que nous pouvons parvenir, par nos propres moyens si l’on peut 154 dire, la grâce ordinaire étant toujours supposée. Toutefois, quand Dieu veut, comme il le veut, parfois même au tout début de la vie spirituelle et bien avant que l’âme soit affermie dans la vertu, il peut intervenir et l’introduire à l’oraison de quiétude. CELLE -CI POURRAIT SE CARACTÉRISER comme une emprise de Dieu sur les facultés de l’âme. Dieu capte le cœur, c’est-à-dire la volonté, de sorte que l’âme ait, selon les paroles d’un cantique connu, «les yeux tournés vers l’Hôte intérieur, sans rien vouloir que cette présence». Rien d’autre ne l’intéresse que ce Dieu vivant devant qui elle se tient. Mais ceci n’empêche pas que son intelligence continue de discourir en présence du Seigneur, ni son imagination de trotter, comme nous l’avons dit. Parfois aussi l’emprise du Seigneur s’étend à ces dernières. L’âme demeure alors fixée sur telle pensée de l’Écriture, par exemple; et même son imagination peut s’attacher pendant quelques instants à tel détail d’une scène d’Évangile. Ces choses-là sont gratuites; il n’existe ni procédé ni recette pour les provoquer. Mais ce qui les distingue des formes supérieures d’oraison surnaturelle, c’est qu’elles ne suspendent pas le fonctionnement des puissances et qu’en conséquence la personne ne perd conscience ni de soi, ni de son environnement. LORSQUE T HÉRÈSE DÉCRIT cette forme d’oraison, elle y rattache quelques variantes. Elle parle du recueillement surnaturel, qui peut saisir une âme à l’improviste, la faire 155 rentrer en elle-même, se détacher de tout ce qui sollicite sens et appétits, pour la rendre tout entière disponible à l’hôte intérieur. Mais en outre, elle y rattache ce que, dans la Vida, elle avait traité comme une troisième manière d’arroser le jardin. Ce sont ce qu’elle appellera, dans la relation de 1576 le sommeil des puissances, où l’âme est comme hébétée, hors d’elle-même en quelque sorte et toute enivrée d’amour, mais pas au point toutefois d’être complètement plongée en Dieu et d’en perdre conscience. CAR CECI CARACTÉRISE proprement l’oraison d’union. On pourrait la définir comme une grâce par laquelle Dieu s’empare de l’être jusqu’au fond et le plonge si l’on peut dire totalement en Lui. Du coup, toutes les activités du psychisme sont suspendues et, par voie de conséquence, l’âme perd conscience d’elle-même et de son environnement. Car, si l’on veut bien y prendre garde, nous n’avons conscience de notre moi qu’à travers notre activité physique ou psychique: je marche, je souffre, je décide, je désire… Que cesse toute opération de cet ordre, dans un sommeil profond par exemple et nous perdons conscience de nous-mêmes. Ainsi l’oraison d’union, quand Dieu l’accorde est, de soi, extatique, même si Dieu peut faire, par la suite, que le psychisme y fonctionne encore. C’est pourquoi Thérèse prend, dans les Cinquièmes Demeures, la fameuse comparaison du ver à soie qui s’enferme pour mourir dans le cocon d’où il ressortira papillon. Les Sixièmes et Septièmes Demeures décrivent l’évolution personnelle de cette aventure pour Thérèse: avec les grandes 156 faveurs que le Seigneur lui a accordées comme cadeaux de fiançailles, dans les Sixièmes; et l’état d’union tranquille, sans exaltation, du mariage spirituel dans les Septièmes. MAÎTRESSE D’ORAISON , Thérèse l’est donc par son expérience personnelle dont elle témoigne deux fois: dans la Vida et dans les Demeures. La comparaison des deux ouvrages, écrits à quinze ans d’intervalle, est éclairante: soit par les confirmations que le second apporte au premier, soit par les précisions ou rectifications qu’on y trouve. Mais l’enseignement de Thérèse ne se borne pas à ces compte-rendus. Le Chemin de Perfection nous livre sa pédagogie, elle-même fruit de son expérience. Thérèse enseigne à ses filles non seulement la manière de procéder, telle qu’on vient de la voir, mais aussi le climat ascétique indispensable à une sérieuse vie d’oraison. LÀ ENCORE, ELLE SE GARDE BIEN d’un exposé systématique. Qu’on pense à la Montée du Carmel où Jean de la Croix détaille selon toutes les divisions de l’appareil scolastique, la purification des différentes facultés. Rien de semblable chez Thérèse. Elle annonce qu’elle se contentera d’indiquer trois choses: le détachement de ce qui gratifie le corps ou le cœur, l’amour fraternel et surtout l’humilité. Mais ces trois prescriptions, apparemment modestes, recouvrent en réalité la 10. Chemin de Perfection 4, 2. 11. Chemin de Perfection 4, 7 157 totalité des appétits. Donc, pas de souci exagéré de sa santé, encore moins de son confort car «oraison et mollesse ne font pas bon ménage 10 ». Pas de privautés ou d’apartés dans les affections à l’intérieur d’une communauté. «Toutes doivent être amies 11 » et se porter un attachement dénué de recherche sentimentale: précaution utile dans un groupe de femmes appelées à vivre toujours ensemble sans échappatoires. Et surtout humilité. Thérèse est féroce à l’égard du pundonor ce fameux souci de marquer et de garder son rang, qui affectait alors l’Espagne du haut en bas de l’échelle sociale. «C’est une peste», dira-t-elle. Bien au-delà de la conjoncture d’époque, elle a perçu que la disponibilité du cœur à l’égard du Seigneur exige que chacun ait une perception claire de sa condition de créature pécheresse et, selon le conseil de saint Paul, «estime les autres comme plus méritants que soi ON SERA PEUT-ÊTRE SURPRIS 12 ». de voir notre sainte insister tout au long d’un chapitre sur le détachement à l’égard des parents et de la famille 13 . Ceci s’explique par le climat socioculturel de l’Espagne d’alors, où chacun ayant au couvent ou dans la cléricature qui une fille qui un fils, estimait avoir droit de regard sur le rang qui lui était reconnu à l’intérieur de l’institut. Le contexte actuel, très différent, fait de ce chapitre le seul qui ait quelque peu vieilli. 12. Rm 12, 10. 13. Chemin de Perfection ch. 9. 158 QUOI QU ’IL EN SOIT, cette ascèse préconisée par Thérèse, n’est pas afflictive dans son but, mais libératrice. Il ne s’agit pas de mépriser les choses bonnes en soi; pas même de s’en priver pour donner à cette privation valeur de sacrifice. Encore moins d’y attacher une valeur d’expiation ou de réparation pour autrui. La spiritualité réparatrice, pour respectable qu’elle soit, est postérieure à Thérèse ou en tous cas lui est étrangère. Il s’agit simplement de se faire un cœur libre pour aimer en vérité Dieu et le prochain. Si Thérèse n’a pas insisté aussi longuement que Jean de la Croix sur les méfaits des appétits qu’on ne tient pas en laisse, elle est en parfait accord avec son petit Sénèque. Le renoncement à ce qui flatte les appétits a pour but de rendre un cœur humain totalement libre, capable de vivre pour l’amour de Dieu dans un dénuement complet si Dieu permet ce dénuement; mais aussi, à l’occasion, d’user des biens de ce monde comme n’en usant pas. Une anecdote plaisante illustrera encore cette attitude. Thérèse, invitée à la table d’un grand de ce monde, peut-être chez doña Luisa de la Cerda, faisait honneur aux mets qui étaient servis. Ce qui ne manquait pas d’étonner le maître d’hôtel, selon qui, sans doute, la sainte devait vivre d’amour de Dieu et d’eau fraîche. Thérèse s’en aperçut et, se tournant vers lui avec un sourire: «Eh! cuando perdriz, perdriz (on servait des perdrix). Y cuando penitencia, penitencia!» LE C HEMIN DE PERFECTION ne se contente pas de donner 159 des conseils théoriques. Déjà, il est vrai, dans cet ouvrage l’enseignement et les conseils sont très personnels, car c’est un je qui s’adresse à un tu ou à un vous. Mais de plus, Thérèse prie devant nous et avec nous. À certains moments, saisie par son sujet, elle s’envole et s’adresse directement à son Seigneur, soit à titre personnel en employant le singulier, soit en entraînant ses interlocuteurs supposés et en usant du nous pour parler aussi en leur nom. Ceci se retrouve dans ses autres grands ouvrages, mais aussi dans les Pensées sur l’Amour de Dieu. Quant aux Exclamations, il s’agit de dixsept prières spontanées, souvent composées après la communion. EN BREF, SI LE LIEN À LA PERSONNE DE JÉSUS constitue spirituellement l’être même de Thérèse, l’oraison et la vie d’oraison en sont la traduction concrète. Ceci, elle l’a voulu non seulement pour elle-même, mais encore pour ses filles et ses fils. Dans le contexte dans lequel elle vivait, ce n’était pas sans mérite. La méfiance des letrados se manifestait, on l’a vu, à propos des formes personnelles de pratique religieuse dans le peuple, et particulièrement à l’égard des femmes. Ceci explique notamment le caractère polémique de certains passages du Chemin de Perfection, même dans la seconde rédaction. Thérèse a opté résolument. Ses colombiers de la Vierge, elle les a voulu comme des communautés vouées à l’oraison; et candidates à la contemplation infuse, c’est-à-dire à l’oraison surnaturelle, si Dieu le veut. Elle a voulu que ce soit là le premier service 160 que doivent rendre à l’Église ses filles et ses fils. Et pour ces derniers elle a estimé que leur activité apostolique serait essentiellement de promouvoir, dans le peuple fidèle, les voies de l’oraison et de l’union à Dieu. NOS CONTEMPORAINS , assoiffés de spiritualité, ont parfois recours aux traditions hindouistes ou bouddhistes, et il leur arrive, à leur grande surprise, de s’entendre dire: «Mais vous avez le Carmel. Pourquoi chercher ailleurs?» Jean de la Croix et Thérèse d’Avila ont, chacun selon sa grâce propre, une doctrine qui fait de l’un le docteur mystique et de l’autre la mère des spirituels. LA TRADITION S ’EST MAINTENUE depuis quatre siècles. Depuis ses fondateurs, le Carmel thérésien n’a cessé de promouvoir les écoles d’oraison, les maisons de prière et d’enseigner par écrit et par oral les voies de l’union à Dieu. Puis, les sciences humaines progressant, fidèle à l’intuition de Thérèse, il a entrepris des recherches de haut niveau dans le domaine de la psychologie religieuse. Qu’on songe, pour ce qui est de notre pays, à l’apport des Études Carmélitaines. Ce faisant, Carmes et à l’occasion Carmélites sont dans le droit fil du propos de leur fondatrice, adonnée toute sa vie à l’oraison et, avec la grâce de Dieu, passée maîtresse en cet art. 161 Jean Paul II au parloir du couvent de Saint-Joseph d’Avila Photo D.R.