La virginité des femmes en Tunisie

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La virginité des femmes en Tunisie
sociétés en mouvement
La sexualité des Tunisiens
Sacrée virginité !
C
e ne sont pas les recherches qui
manquent sur le sujet. La vie
sexuelle de la femme tunisienne
est analysée depuis des dizaines d’années
par les associations féministes du pays. Le
CREDIF (Centre de recherche, d’études et
d’information sur les femmes) et l’AFTURD (Association des femmes tunisiennes pour la recherche et le
développement) sortent régulièrement des
enquêtes sur la virginité des femmes, un
sujet qui reste tabou pour une partie de la
société tunisienne.
L’hyménoplastie
pour sauver «l’honneur»
En Tunisie, la femme vit dans un monde
schizophrénique. «D’une part, il y a une
certaine évolution concernant son rapport
au corps, d’autre part elle est toujours tiraillée entre ce que demande la société et
ce qu’elle veut être elle-même», explique
Khaoula Matri, chercheuse au CREDIF.
S’il y a celles qui assument leur corps social tout en restant fidèles à leur identité
individuelle, il y a aussi celles qui n’arrivent pas à se défaire de l’environnement
patriarcal qui les entoure. «La reconnaissance du mari n’est pas très différente de
la reconnaissance sociale actuellement. Ce
n’est pas facile de trouver sa propre place
au milieu de ces deux forces», continue-telle, en évoquant le retour d’une société
qui cherche à reproduire des valeurs archaïques, des clichés classiques et traditionnels de l’homme et de la femme. Si le
corps reste un sujet tabou qui n’est jamais
abordé en famille, le mot virginité sort rarement de la bouche des Tunisiennes,
toutes générations confondues. L’image
qu’il faut donner à son propre mari doit
être celle d’une femme pure, chaste et
éthérée. Une image qui répugne à Yasmine
Bhar, étudiante à l’Institut supérieur des
langues de Tunis. «Il y a beaucoup d’hypocrisie derrière la question de la virginité.
Je connais beaucoup de filles de mon âge
24 - Réalités - N°1427 - du 2 au 8/5/2013
qui m’ont affirmé vouloir se faire recoudre
l’hymen avant leur mariage, car elles ont
déjà eu plusieurs expériences sexuelles
qu’elles n’assument pas», explique-t-elle,
avant d’ajouter : «Elles se disent
croyantes, portent le voile, mais sont plus
libérées que celles qui ne le portent pas».
L’hyménoplastie, l’acte chirurgical permettant de recoudre l’hymen et, au passage, «sauver l’honneur des femmes», est
une pratique largement répandue et
connue de tous. «Ce n’est pas une méthode reconnue académiquement. Essayer
de reformer un pseudo hymen risque
d’aboutir à des déformations et à des scléroses de l’office vaginal et ainsi provoquer
des douleurs pendant les rapports sexuels
suivant l’opération. Cependant, il n’y a pas
de loi claire qui interdit l’hyménoplastie.
Alors, certains collègues la pratiquent pour
“l’intérêt de la femme”, pour défendre,
soi-disant, un problème psychosocial», ex-
EN COUVERTURE
plique le docteur Abderrazak Marzouk,
spécialiste en gynécologie obstétrique et
fécondité à Tunis. Afin de protéger la santé
de ses patientes, il leur conseille même
parfois de mentir à leurs maris, en tachant
les draps de sang, en simulant la perte de
leur «virginité». Pour ce médecin avantgardiste qui pratiquait déjà l’avortement
médicamenteux dans son cabinet dans les
années 1990, avant même son autorisation,
«il y a des choses plus simples qu’une opération chirurgicale» : la discussion avec les
femmes. Il n’empêche que le tabou de la
virginité demeure présent et cet acte chi-
Moyens de contraception
en Tunisie *
Pilule : 24,2%
Stérilet : 46,1%
Ligature des trompes : 9,3%
* Chiffres d’une enquête nationale réalisée par l’Association tunisienne de
défense du droit à la santé en 2011)
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rurgical est, ni plus ni moins, un passage
obligé pour certaines, pour sortir de la culpabilité et se purifier aux yeux de leurs futurs maris. «Rares sont les hommes qui
acceptent la non-virginité de leur femme.
Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas eu de
rapports sexuels avec d’autres hommes ou
qu’elle n’en aura pas avec son actuel compagnon avant de se marier. Mais il ne faut
pas le dire, ne pas en parler autour de soi»,
reprend Khaoula. Et de continuer : «Je me
rappellerai toujours la réaction des
hommes, le jour où un sexologue est venu
nous parler de la vie sexuelle chez les
jeunes à l’Université des sciences humaines et sociales de Tunis. Alors que le
médecin parlait des moyens de contraception et des maladies sexuellement transmissibles, leur seule interrogation était de
savoir comment reconnaître une femme
vierge d’une femme ayant subi une hyménoplastie. Les filles, elles, n’ont quasiment
pas posé de questions». Au cours de ses recherches sur les représentations des usages
sociaux du corps féminin vierge en Tuni-
sie, Khaoula n’a donc pas été surprise de
constater qu’aucun enseignement n’est
consacré à l’éducation sexuelle. «Notre
éducation ne nous apprend pas à assumer
notre corps. Nous avons uniquement des
cours de SVT. C’est interdit de parler de
sexe et en famille, cela reste tabou. Les
jeunes filles ne savent même pas qu’elles
auront leurs règles un jour. C’est une expérience souvent traumatisante.»
Avortement
médicamenteux
Depuis 2010, date de sa mise en
œuvre, 25.000 avortements médicamenteux ont été pratiqués dans 15 des
24 gouvernorats de la Tunisie. Il était
prévu que ce service soit étendu à
d’autres gouvernorats d’ici 2011. Dans
les régions où il est pratiqué, l’avortement médicamenteux représente entre
60 et 70 % des avortements provoqués,
des chiffres similaires à ceux des pays
européens.
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➥
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➥ Sensibiliser à l’IVG
Parfois même lorsque les parents sont
médecins, les jeunes filles ne sont pas informées sur les moyens de contraception.
Personne ne leur explique, par exemple,
qu’il faut se protéger lors d’un rapport
sexuel. «Il a fallu que j’apprenne toute
seule, mes parents ne m’ont rien expliqué.
Un jour, je pensais être tombée enceinte
même s’il n’y avait pas eu de pénétration.
“Êtes-vous mariée ?” Cela a été la première question qu’on m’a posée lorsque
je me suis rendue dans un laboratoire médical pour demander des renseignements», explique une étudiante, à la sortie
de la Faculté de Langues, à Bourguiba
School. Pour Samira Rekik, médecin et
journaliste, au manque cruel d’information sur la sexualité des jeunes femmes
s’ajoute l’esprit «arriéré» du personnel
médical, en particulier des sages femmes,
depuis 2006 (voir le témoignage SOS
IVG, à la recherche d’informations
claires). «L’argument religieux a été
brandi dans les centres de planning familial. On ne parle pas de cas isolé, mais de
comportement généralisé à beaucoup de
prestataires de soins de contraception.
Les mentalités reculent et la stigmatisation de l’avortement est renforcée par de
nouvelles influences morales et religieuses. Il existe une sorte de culpabilité
chez la femme croyante lorsqu’il s’agit
d’avorter», affirme la journaliste. La
preuve en chiffres : en 2009, le nombre
de femmes qui prenaient la pilule dans les
centres de Planning familial était de
506.782, il n’est plus que de 276.165 en
2011, alors que la consommation des autres moyens de contraception n’a pas augmenté. Alhem Belhadj, présidente de
l’ATFD (Association tunisienne des
femmes démocrates) et psychiatre, reconnaît un seul coupable responsable du
recul des mentalités : l’État. «Il devrait
donner des informations pour que davantage de femmes aient accès au soin», explique-t-elle. Malgré tout, la Tunisie est,
avec la Turquie et le Bahreïn, l’un des
seuls pays à majorité musulmane où l’interruption volontaire de grossesse est légale. L’avortement médicamenteux, lui,
n’a été autorisé qu’en 2010 et remplace
de plus en plus l’avortement chirurgical.
Dans le pays, 15.000 IVG par an ont lieu
dans les établissements hospitaliers publics.
Alison Pelotier
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Reportage
SOS IVG, à la reche
«C
ombien de retard avez-vous,
mademoiselle ?» Un mois et
demi. Le regard de l’infirmière baisse d’un coup. Seuls quelques
mots raisonnent dans le centre de planning
familial: «Revenez demain matin passer
une échographie pour qu’on voie à quel
stade de votre grossesse vous êtes». Khadija veut avorter, mais n’ose pas le dire par
peur des réactions. Après un accident avec
son copain, le test est positif. À 21 ans, il
lui manque encore trois années d’études
pour terminer son cursus universitaire.
Faute de médecins sur place qui peuvent
la prendre en charge, elle décide de demander de la documentation. «Où est-ce
que je peux me renseigner sur les différents types d’avortement ? Avez-vous une
plaquette d’information ?» demande-t-elle.
L’infirmière insiste pour qu’elle revienne
le lendemain puis ouvre finalement un placard. «Nous n’en avons plus. Les étudiantes en formation au planning ont tout
emporté». Khadija repart bredouille, mais
change d’avis, se retourne et
demande à parler avec la
psychologue, enfermée à clé
dans son bureau. À travers
une vitre opaque, elle lui fait
signe qu’elle est occupée.
Khadija ne trouve pas cela
normal et insiste encore
pour avoir les renseignements qu’elle est venue
chercher. Comme pour se
débarrasser d’un poids, l’infirmière la conduit dans le
bureau de la directrice. Au
bout de trois quarts d’heure,
elle connaîtra finalement la
différence entre avortement
médicamenteux et avortement chirurgical. Malgré
tout insatisfaite, elle décide
de se rendre à l’Hôpital
Wassila Bourguiba, centre
de maternité et de néonatologie de Tunis (CMNT). Au
premier étage, juste avant de
rentrer dans la salle d’attente, son regard tombe sur
une phrase. «Profite de la période d’attente
pour demander pardon à Dieu», lit-elle à
voix haute, en se demandent pourquoi des
femmes heureuses d’être bientôt mères auraient dû demander pardon à Dieu. Tout
autour d’elle des ventres ronds, qui ne l’aident pas à se sentir à l’aise. Elle ose poser
la première question. «Y a-t-il un service
spécial pour les avortements ?» «Non, lui
répond-on, va au bloc C, au service de gynécologie et on te renseignera. Il n’y a pas
de service dédié aux avortements ici».
Khadija suit les indications et demande à
parler avec un gynécologue. Personne
n’est disponible ; une infirmière l’accueillera dans son bureau. La jeune femme explique : «Je suis enceinte d’un mois et
demi, je suis majeure et je veux avorter rapidement». «Es-tu mariée ?», s’entend-elle
demander «Non», répond-elle sans hésitation. «OK. Alors vu que tu n’es pas accompagnée par ton mari, ni entourée par
ta famille, mais que par des amies, si tu
veux avorter, tu vas devoir être prise en
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herche d’informations claires
charge par une assistante sociale et tu seras
hospitalisée dans la soirée. On te donnera
une pilule et jusqu’aux premiers saignements, tu resteras ici». «Et si j’avais été
mariée ?» «Tu aurais pris la pilule abortive
ici et tu aurais pu rentrer chez toi avec ton
mari». Khadija remercie et sort de la salle
en ne comprenant pas si elle a bénéficié
d’une prise en charge optimale ou si le fait
de ne pas être mariée lui a porté préjudice.
Elle est pourtant accompagnée de deux
amies majeures, prêtes à garder le secret et
à l’accompagner tout au long de sa prise
en charge, mais cela n’est pas suffisant
pour rentrer chez elle. Khadija ne peut
s’empêcher de poser une dernière question: «Toutes les femmes qui souhaitent
avorter sont traitées de la même façon ici
?» Réponse, à voix basse : «Cela dépend
de leur comportement et de leur situation.
Pour les mineures, on appelle directement
les parents. Ils doivent être au courant,
c’est obligatoire. Toi, j’ai compris que tu
es une fille bien, mais il y a des prostituées
qui viennent se faire avorter en groupe,
avec arrogance. Nous les faisons avorter,
mais nous sommes moins compréhensives». Sur cette phrase, la jeune femme
décide de rentrer chez elle et de mieux se
renseigner sur Internet. Elle aurait bien
voulu discuter avec une psychologue pour
être rassurée de son choix, mais au centre
Wassila Bourguiba, ce genre de prise en
charge n’existe pas avant l’avortement.
Par ailleurs, des versions contradictoires
lui ont été fournies concernant les délais
de l’IVG. La loi de 1974 autorise l’interruption volontaire de grossesse pour toute
femme majeure n’ayant pas dépassé les
douze semaines de grossesses. Cet après-
midi, l’infirmière du CMNT lui a fait comprendre qu’il était possible d’aller jusqu’au
cinquième mois de grossesse… Or, elle
sait que les avortements du 2e semestre ne
se pratiquent que dans des cas extrêmes
pour des raisons psychiatriques (inceste,
viol, abus sexuel) ou médicales (malformations, enfant trisomique) très graves.
Alors pourquoi ce professionnel médical
a-t-il fait de l’exception un cas général ?
Khadija refuse de voir le mal partout.
«Elle s’est mal exprimée, mais je ne pense
pas qu’elle souhaite retarder mon avortement, en espérant que je change d’avis».
Mais une chose est sûre «C’est difficile
d’accéder à des informations claires, surtout lorsqu’on ne connaît rien à la question.»
AP
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