Tout le programme - Les Grands Interprètes
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Tout le programme - Les Grands Interprètes
Programme Arabella STEINBACHER et Vardan MAMIKONIAN Jean-Sébastien BACH (1685 – 1750) Chaconne de la Partita n°2 en ré mineur pour violon seul BWV 1004 César Franck (1822 – 1890) Sonate pour violon et piano en la majeur - 1 2 3 4 Allegretto ben moderato Allegro Recitativo-Fantasia. Moderato Allegretto poco mosso - - - - - - ENTRACTE - - - - - - Jean-Sébastien BACH (1685 – 1750) Transcription pour piano de Ferrucio BUSONI Chaconne de la Partita n°2 en ré mineur BWV 1004 Frédéric CHOPIN (1810 – 1849) 3 Etudes pour piano Opus 25 Arno BABADJANIAN (1921- 1983) Poème pour piano Elégie pour piano Franz HUMMEL (né en 1939) Kilikia pour violon et piano Nous entendrons au cours de ce concert exceptionnel commémorant le centenaire génocide du peuple arménien deux versions différentes de la Chaconne de la deuxième partita de Jean-Sébastien Bach ; tout d’abord dans sa version originale pour violon seul puis, en début de seconde partie, la transcription pour piano qu’en a faite Ferrucio Busoni. Arabella Steinbacher nous propose d’entendre tout d’abord la version originale de la Chaconne de la deuxième Partita en ré mineur. Celle-ci reprend la trame traditionnelle des quatre mouvements de danses (Allemande – Courante – Sarabande – Gigue) avant d’en adjoindre une cinquième : Une Chaconne aux dimensions monumentales, dont la durée est presqu’égale aux quatre autres mouvements réunis. Il semble que Bach veuille par cette Partita rendre hommage aux danses alors populaires en Europe, avec l’Allemagne (allemande), la France (courante), l’Espagne (sarabande), l’Ecosse (gigue) et bien sûr l’Italie (chaconne). Avec tout le soin et l’art apporté par Bach à la construction de cette Partita, on ressent aisément que les quatre premiers mouvements n’ont pour but que de conduire l’auditeur vers l’ultime mouvement comme autant de préludes successifs. La monumentale Chaconne vient donc achever la Partita. Elle allie de façon idéale une richesse polyphonique à une technique absolument transcendante qui utilise toutes les difficultés violonistiques connues à l’époque. Composée en trois parties, elle constitue un cycle de trente variations basées sur une figure harmonique de huit mesures revenant de façon obsessionnelle, et d’une coda qui reprend le thème initial. A partir de la seizième variation Bach compose toute la section centrale en mode majeur (il ne reviendra au mode mineur qu’à partir de la vingt-sixième variation). Par son envergure et sa fantaisie, la Chaconne demeure un des sommets absolus de la musique. César Franck était un belge d’origine allemande qui enseignait en France, en quelque sorte un Européen avant l’heure ! Franck était reconnu pour être à la fois un grand pianiste et certainement le plus grand organiste du 19ème siècle. Il était aussi un pédagogue incontournable qui a formé au Conservatoire de Paris les plus grands compositeurs français du début du 20ème siècle comme Chausson, Duparc, D’Indy, Pierné, Ropartz ainsi que Louis Vierne et Charles Tournemire pour l’orgue. La sonate pour violon et piano de César Franck a été composée pendant l’été 1886 et offerte à Eugène Ysaye à l’occasion de son mariage. Composée seulement quatre ans avant sa mort, la sonate pour piano et violon est caractéristique de la dernière phase créatrice de Franck, tout comme le sont le Prélude Choral et Fugue, les Variations Symphoniques et la Symphonie en ré mineur composés pendant la même période. La sonate pour violon et piano est assurément un des plus grands chefs d’œuvre de la musique de chambre, et ce, grâce au subtil équilibre entre sa forme et son contenu expressif. Cette sonate est typique par son atmosphère du courant artistique français de la fin du dix-neuvième siècle. A l’instar de la première Sonate pour piano et violon de Saint-Saëns, la sonate de Franck a aussi inspiré Marcel Proust pour élaborer « la petite phrase » de « La sonate de Vinteuil » pour son roman « Du côté de chez Swann ». César Franck, naturalisé français en 1873 a été pendant trente ans le titulaire de l’orgue de SainteClotilde à Paris et professeur d’orgue au conservatoire. La longue pratique de cet instrument (surtout dans son application contrapuntique) est surtout décelable dans ses œuvres tardives (comme le quintette et bien sûr la sonate pour piano et violon), où l’on sent la fusion entre l’émotion, voire le tumulte romantique, et la rigueur imposée par la forme classique et le contrepoint. Comme l’indiquait Roger Nichols, « Ecouter la brève introduction du piano dans le premier mouvement de la sonate pour violon et piano de Franck revient à assister à la naissance d’une nouvelle esthétique musicale : elle comporte quatre mesures extraordinaires pour leur temps, appartenant à un monde onirique qui n’est ni préambule, ni substance ». La sonate en La majeur est une œuvre charnière dans l’histoire de la musique. Du passé, elle conserve une forme sonate, malgré ses nombreuses entorses au modèle classique elle est basée sur un principe cyclique « à la Liszt » ; néanmoins, elle est particulièrement novatrice par ses thèmes inspirés, ses innombrables harmonies nouvelles pré-debussystes très osées pour l’époque, reposant sur une structure à la fois très libre, bien qu’organisée dans un cadre relativement strict découlant d’une écriture contrapuntique. Toute la sonate repose sur trois cellules mélodiques que l’on retrouve dans les quatre mouvements. Le premier mouvement (Allegretto ben moderato) présente une forme sonate écourtée puisqu’elle ne possède pas de développement. Elle repose sur un rythme à trois temps où deux thèmes s’opposent : l’introduction, jouée par le piano, expose quelques accords dont découle le premier motif, très chantant et doucement balancé ; joué par le violon un second motif vigoureux vient s’opposer au premier. L’absence de développement donne à ce premier mouvement l’aspect d’une longue rêverie à la fois passionnée et tendre. Le second mouvement (Allegro) crée un grand contraste avec le précédent par son caractère à la fois sombre, agité et démoniaque. Ici le piano débute le mouvement par l’exposition d’un premier thème tumultueux, éclatant et déchaîné, repris ensuite par le violon. Le second thème est très libre, guère plus serein mais d’un grand lyrisme. Cette ambiance faite d’urgence et de tension disparaît lors de l’apparition fugace d’un court motif très apaisant qui reviendra tel un leitmotiv dans les deux derniers mouvements. Le troisième mouvement (Recitativo - Fantasia) est écrit dans un langage très libre à la manière d’une rhapsodie, faisant la part belle au violon avec ses longues et éloquentes phrases très lyriques. Ce mouvement sert d’intermédiaire entre le mouvement précédent, dont il reprend un thème, et le suivant, dont il expose longuement en mode mineur le thème principal. On retrouve dans cette pièce le ton confidentiel et intime employé dans le premier mouvement. On peut apprécier véritablement la valeur de l’offrande faite par Franck au couple Ysaÿe quand on écoute le Finale de sa sonate pour violon et piano, dont l’écriture canonique employée avec un art consommé se fait à la fois intime et harmonieuse, les deux instruments dialoguant dans un parfait accord, qui symbolise le jeune couple baignant dans une félicité exceptionnelle. Ce dernier mouvement (Allegretto poco mosso) est écrit dans la forme libre d’un rondo et a la particularité d’avoir son thème principal écrit sous la forme d’un canon à la tierce. Ici Franck fait preuve d’un génie incroyable en créant une pièce dont l’expression très libre évolue dans un lyrisme aussi intense que naturel, tout en étant enchâssé dans le cadre rigide du canon. La magnifique mélodie exposée dans le mouvement précédent évolue dans un lyrisme fervent et mû par une incroyable énergie interne. L’œuvre s’achève brillamment dans l’éclatante tonalité de La majeur. Revenons maintenant à la Chaconne de Bach. Celle-ci a été immédiatement admirée et adoptée par les contemporains du Cantor de Leipzig mais aussi par tous les mélomanes et musiciens des 19ème et 20ème siècles. Jean-Sébastien Bach avait lui-même ouvert la voie de la transcription de son œuvre en proposant une version pour luth de ses compositions pour violon seul. Il convient de rappeler qu’à cette époque, la reconnaissance de la propriété culturelle sur une œuvre n’avait pas la même force qu’aujourd’hui, aussi, il était fréquent que les musiciens s’approprient des thèmes (voire des pièces entières) écrites par d’autres. Bach lui-même a fréquemment utilisé des thèmes écrits par d’autres compositeurs, qu’il s’agisse de Buxtehude, de Marcello, ou de Vivaldi. Il fut suivi en cela par de nombreux compositeurs célèbres comme Mozart qui utilisa dans sa prime jeunesse des compositions de Schrötter ou de CPE Bach pour composer ses propres concertos pour piano. En ce qui concerne la Chaconne, trois immenses musiciens en ont effectué des arrangements ou des transcriptions : Tout d’abord Robert Schumann qui ne fit pas à proprement parler une transcription des six pièces pour violon seul de Bach (les trois sonates et les trois partitas) mais se contenta d’ajouter à la partition originale un accompagnement de piano. Sa démarche peut s’expliquer par les habitudes d’écoute sensiblement différentes entre le début du dix-huitième siècle et le dix-neuvième siècle. Schumann qui admirait ces œuvres devait estimer que leur audition dans les cercles musicaux s’avérait trop austère, et qu’un accompagnement de piano pourrait en faciliter leur écoute. La suite lui donna tort puisque sa version avec accompagnement avec piano a été abandonnée alors que l’original fait toujours l’admiration d’un public nombreux. Brahms quant à lui, transcrit uniquement la Chaconne de la deuxième Partita. Contrairement à Schumann il destine l’œuvre au piano seul, et encore sous une forme réduite puisque cette transcription n’est jouée qu’à la main gauche (quelle prouesse !). L’idée de Brahms était de respecter scrupuleusement le texte de Bach et de conserver la pureté de la ligne et du discours, en se gardant de tout artifice pianistique. Ferruccio Busoni, tout comme Brahms a transcrit uniquement la Chaconne pour le piano, mais à l’inverse de ce dernier, il reprend l’œuvre pour l’adapter à l’instrument et lui donner une ampleur monumentale. Busoni qui était un pianiste aux moyens gigantesques (il était un élève de Franz Liszt) utilise la puissance du piano et toutes les possibilités techniques à sa disposition, pour en faire une œuvre à la fois lumineuse et puissante. Busoni compositeur, pianiste, chef d’orchestre était passionné par la musique de Jean-Sébastien Bach. Il a transcrit pour le piano de nombreuses œuvres de Bach destinées à l’origine à d’autres instruments que ce soit pour le violon comme la Chaconne mais aussi pour l’orgue comme les célèbres chorals « Nun komm’ der Heiden Heiland » « Ich ruf’ zu dir, Herr Jesus Christ » « Nun freut euch, liebe Christen g’mein » et aussi la célèbre Toccata en ré mineur BWV 565. Le style de certaines de ses compositions personnelles sera aussi influencé par celui de Bach comme par exemple sa Toccata pour piano ou encore sa Fantaisie Contrapuntique. Après avoir interprété cette imposante Chaconne Bach/Busoni, Vardan Mamikonian choisira trois études extraites du deuxième cahier des douze études opus 25 de Frédéric Chopin. Dédiées à Marie d’Agoult, les études opus 25 aurait été composées dans la foulée du premier cahier des douze études Opus 10 (dédiées à Franz Liszt) entre 1832 et 1837. Même si le prétexte à ces compositions est didactique, Chopin dépasse largement le cadre de l’étude pour créer autant de chefs d’œuvre poétiques hautement inspirés. Plusieurs de ces études sont empreintes de nostalgie et de pathos alors que d’autres montrent le visage d’un Chopin tragique, rebelle et résolu bien éloigné de l’esthétique qu’il déploie habituellement dans les salons parisiens. On pense notamment à la dernière étude (opus 25 n°12), véritable pendant de l’Etude Révolutionnaire (opus 10 n°12) qui conserve le goût amer de la répression après la capitulation de Varsovie face aux troupes tsaristes, puis du soulèvement de la ville en 1831 réprimé dans le sang. Pendant la période où l’Arménie devient en 1920 une République Soviétique et jusqu’à son indépendance en 1991, elle fournit à la musique russe plusieurs de ses plus grands compositeurs comme Alexandre Aroutounian, Arno Babadjanian, Komitas et surtout Aram Khatchaturian, rendu célèbre par ses Ballets « Spartacus » et « Gayaneh » qui comprend la Danse du Sabre. Les musiques composées par Khatchaturian et les autres compositeurs d’origine arménienne comportent indéniablement un caractère typiquement russe tout en conservant un parfum d’orientalisme qui lui donne ce charme particulier, si distinctif. Elève de Glière, Khatchaturian fut l’ami de Myaskovsky, Prokofiev et Chostakovitch ; tous furent sévèrement critiqués pour leurs « tendances formalistes ». Arno Babadjanian fut lui aussi un compositeur arménien de tout premier plan formé par l’école soviétique. Il naît en 1921 à Erevan d’un père scientifique et d’une mère flûtiste spécialiste de la musique traditionnelle arménienne. Après avoir fréquenté le Conservatoire d’Erevan où il fut l’élève de Talyan, cet enfant extrêmement doué part pour Moscou où il intègre la fameuse Ecole Gnessin puis le Conservatoire de Moscou. Là, il obtiendra ses diplômes de piano et de composition. De 1950 à 1956, il enseigne au Conservatoire d’Erevan où il composera ses plus belles œuvres (Trio pour piano violon, violoncelle, Rhapsodie Arménienne pour deux pianos etc..). En 1956 puis en 1971 on lui décerne le titre « d’artiste du Peuple ». La musique d’Arno Babadjanian subit de multiples influences. Bien entendu ses racines arméniennes sont l’une des constituantes principales de sa musique. Il subit aussi l’influence « soviétique » de ses professeurs moscovites (Chebaline – Igumnov – Litinsky) qui lui enseignent les grands compositeurs classiques dans la limite des musiques tolérées par le régime stalinien. Arno Babadjanian transcendera certainement l’interdit car sa musique révèle aussi des influences du Jazz alors proscrit en URSS. L’œuvre de Babadjanian est essentiellement pianistique et celle-ci comporte de nombreux éléments empruntés au folklore arménien qu’il exprime dans une perspective romantique à la fois poétique et au dramatisme intense. Le Poème et l’Elégie que va nous interpréter ce soir Vardan Mamikonian sont révélateurs du style d’Arno Babadjanian. Afin de commémorer le centenaire du génocide des arméniens de Turquie, Arabella Steinbacher et Vardan Mamikonian achèveront ce concert par une œuvre écrite par le compositeur allemand Franz Hummel intitulée « Kilikia ». Dans son œuvre Franz Hummel fait allusion à la province de Cilicie située au sud-est de l’Anatolie qui fut le dernier royaume d’Arménie ou « Petite Arménie » de 1080 à 1375 après la conquête de la « Grande Arménie par les turcs seldjoukides et la destruction de la capitale Ani (la ville aux mille églises). La Cilicie tombera entre les mains des Mameluks en 1375 puis des turcs en 1380. La Cilicie arménienne fut au temps des croisades une place stratégique de première importance car il s’agissait alors d’une enclave chrétienne entourée par des états musulmans hostiles. La Cilicie servait de refuge aux croisés et permettait le commerce avec le monde occidental et tout particulièrement avec Venise. Au début du vingtième siècle, après avoir renversé le Sultan Abdul Hamid en 1908, les « Jeunes turcs » déclenchèrent les massacres d’Adana en 1909 où trente mille arméniens furent massacrés en trois jours. Les massacres d’Adana furent pour ainsi dire les précurseurs du génocide des arméniens en Turquie. En 1915 la population arménienne fut déportée en masse dans les villes turques de Marache ou de Sis. Kilikia est un chant patriotique traditionnel qui chante les beautés d’une terre fertile dans un pays enchanteur et la nostalgie du pays perdu. C’est ce chant qui a inspiré le compositeur allemand contemporain Franz Hummel qui a créé une pièce classique, livrant de façon remarquable les accents de l’âme arménienne. Franz Hummel, né en 1939 est toujours en activité. Remarquable pianiste, Franz Hummel laissera près de 60 enregistrements avant qu’en 1970 il se consacre à la composition (opéras, symphonies, musique de chambre). Nous tenons à remercier vivement Mr Jean-Jacques Karagueuzian dont l’immense érudition nous a été particulièrement précieuse pour la rédaction de ce texte. JEAN-NOEL REGNIER