La revue Mouvement
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108 L’Histoire au présent dossier Spectres lumineux Dans Spectres, Sven Augustijnen revient sur l’assassinat de Patrice Lumbumba en 1961. Ce n’est pas seulement la vérité de l’événement qui intéresse l’artiste belge, mais aussi la construction d’une mémoire collective autour de celui-ci. Né en 1970 à Mechelen, Sven Augustijnen propose une pratique de la vidéo qui le place à la croisée de la sociologie, de la psychologie, de l’histoire et du documentaire. Intitulée Spectres, sa dernière création a récemment été primée au FID de Marseille. Il recevra également le Evens Prize for Visual Arts 2011 le 17 octobre au Centre Pompidou à Paris. Depuis ses travaux vidéo jusqu’aux éléments qui les accompagnent, Sven Augustijnen compose une œuvre qui n’est pas sans évoquer la problématique énoncée par Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse. De textes en témoignages, de récits en sources matérielles, l’artiste – à l’image de l’historien – rassemble les traces qui subsistent d’une période ou d’un événement, dans une entreprise de reconstitution qui demeure pourtant soumise aux zones d’ombre de l’Histoire, à la vérité qui toujours s’échappe et confond la réalité avec le mythe. Souvent qualifiée de « documentaire », la pratique de Sven Augustijnen s’intéresse à la complexité et aux paradoxes de l’Histoire de la Belgique, dans des investigations où la parole, portée par un guide, affirme le rôle de la médiation dans la constitution de la mémoire collective. Témoignages, rumeurs, anecdotes et considérations personnelles se rencontrent pêle-mêle, et montrent que la représentation constitue le cœur du récit historique. Sven Augustijnen s’illustre par sa capacité à rendre palpables la langue de bois et le consensus, comme dans Une femme entreprenante (2004), vidéo qui suit la promoteure ayant assuré la construction du Wiels. Des responsables politiques enthousiastes s’y succèdent, chacun vantant les mérites du projet et employant l’essentiel du lexique promotionnel qu’affectionnent les politiques culturelles. Sven Augustijnen rend palpable la langue de bois. Entre mise en scène, autosatisfaction et complaisance, l’artiste renonce à la recherche de la vérité et se laisse conduire sur les chemins de la fiction, de l’omission et de l’insaisissable part de vérité qui traverse chaque histoire. En consacrant sa dernière pièce à l’assassinat en 1961 de Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo indépendant, Sven Augustijnen permet au visiteur de se familiariser avec les multiples facettes de son œuvre. Présenté au Wiels dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, Spectres convoque l’essentiel du vocabulaire déployé par l’artiste belge depuis ses débuts. Il ne s’agit pas tant d’une vidéo que d’un dispositif mêlant textes, photographies, enregistrements et autres objets, et dont la clef de voûte est un film de 104 minutes nous menant sur les traces du Chevalier Jacques Brassinne de La Buissière (1). Ce dernier, présent au Congo en tant que chargé de mission à l’époque des faits, est le premier historien à avoir entrepris une reconstitution minutieuse des événements, rédigeant sur plus de trente ans la thèse qui amorcera la réouverture de l’affaire. L’exposition mène l’artiste, le narrateur et le spectateur dans un labyrinthe politique à la fois complexe et opaque, depuis les résidences de l’aristocratie belge, habitées par les parents – et garants de la mémoire – des protagonistes de l’époque, jusqu’aux lieux où Lumumba aurait vécu ses derniers instants. Spectres porte un regard dossier L’Histoire au présent 109 Vue de l’exposition Spectres au Wiels. Photo : D. R. indiscret sur les jeux de pouvoir qui produisent l’Histoire, entre consensus, tabous et paradoxes. Du silence au récit De par sa dimension archéologique, le document joue un rôle essentiel au sein du dispositif mis en place par Sven Augustijnen. Dès l’entrée de l’exposition, un grand espace s’ouvre sur pas moins de 36 clichés en noir et blanc, seuls éléments accrochés aux cimaises. Ces derniers, pris par Jacques Brassinne de La Buissière lors de son voyage au Congo en 1988, sont accompagnés de deux caissons vidéo, dont l’un donne à voir des photographies plus anciennes, datant de son voyage de 1965. Dans leur agencement, les moyens formats constituent autant de fenêtres qui permettent de construire une représentation des environnements congolais, notamment de la brousse qui fut le tombeau de Lumumba. Si le médium photographique n’est pas étranger aux lieux usuellement dévolus à l’art contemporain, il se déleste, via l’affirmation de sa vocation documentaire, de l’essentiel de ses prétentions esthétiques pour se transformer en témoignage matériel, en source archéologique. Il permet au visiteur de situer l’action ailleurs que dans un imaginaire préconçu de l’Afrique, de désigner des lieux et de partager le regard du porteur de l’histoire qu’il va découvrir. Livrant des informations plus précises, un « coin lecture » accueille les exemplaires de la compilation d’entretiens menés par Sven Augustijnen avec le Chevalier Jacques Brassinne de La Buissière, entretiens accompagnés des déclarations officielles liées à l’Indépendance, de nombreux éléments iconographiques, et autres indications chronologiques. Ces éléments textuels constituent un socle minimum de connaissances historiques et nous familiarisent, dans le même temps, avec le personnage. L’appréciation de Spectres est en effet soumise à l’impératif de se plonger dedans, elle demande au visiteur de partager l’obsession du narrateur pour une vérité insaisissable et de s’immerger dans l’histoire de la colonisation et de la Guerre Froide. La blackbox qui jouxte l’espace accueille pour sa part des éléments historiques additionnels : une émission radiophonique ancienne s’intéressant aux conditions de l’assassinat, des livres, un appareil photo Minox 35GL, des croisettes de cuivre de l’Union minière du Haut-Katanga, etc. Au travers de ce déploiement, l’artiste pose les bases d’un portrait psychologique d’un homme – il ne s’agit pas tant du Congo que de « son Congo » – 110 L’Histoire au présent dossier et en appelle en même temps aux représentations du passé colonial, dans un pays où l’aventure africaine est une plaie encore ouverte et largement discutée. Le regardeur, qui n’est pas nécessairement historien, aura tôt fait d’interpréter et d’articuler ces éléments. Avec Les Demoiselles de Bruxelles (2008), Sven Augustijnen donnait ainsi à voir des photographies de prostituées d’origine Africaine, près de monuments et lieux bruxellois évoquant la colonisation. Depuis ses prémisses jusqu’à ses marques dans le présent, l’artiste jetait les bases d’une nouvelle vision en superposant les registres et les époques, et seul le regardeur averti pouvait saisir le sens de ces articulations. Dans Spectres, il n’est pas tant question de vérité que de montrer comment se construit la mémoire collective, et la multiplication des sources historiques participe à la construction d’un imaginaire. Si les archéologues s’évertuent dès leurs premières années d’études à éteindre leurs réflexes interprétatifs, il faut voir que Sven Augustijnen les attise à l’inverse, car l’Histoire, toujours muette, ne prend forme qu’à travers la parole qui la porte. Le narrateur : une somme de subjectivités Si les spectres sont des esprits qui n’ont pas trouvé le repos dans la mort, le Chevalier Jacques Brassinne de La Buissière fait office de grand gourou dans le film au cœur du dispositif. Divisé en deux sections, ce film commence par une lente immersion dans l’univers de l’aristocratie belge, alors que les parents des protagonistes livrent dans une ambiance détendue leurs souvenirs et versions des faits. Le fils du Comte Harold Charles d’Aspremont Lynden écarte ainsi la possible implication de son père, alors ministre des Affaires africaines, moquant au passage l’étude contradictoire (2) menée par Ludo de Witte, qui a abouti à la réouverture de l’affaire (au prétexte de quelques erreurs généalogiques, mais surtout, de sa qualification de sociologue). Nous guidant de considérations personnelles en témoignages, le médiateur partage avec ses interlocuteurs une familiarité qui jette le doute sur son rôle, tant la figure de l’historien et celle de l’acteur s’entremêlent. La seconde partie du film, tournée au Congo, permet de suivre l’enquêteur amateur dans sa reconstitution des derniers instants de Patrice Lumumba. Accueilli en grand homme par les Congolais, il est le premier à avoir exigé la vérité sur l’assassinat de l’homme politique. Loin des salons feutrés de la capitale européenne, la familiarité qu’il entretient avec le pays réduit la distance avec le regardeur, à mesure qu’il retrouve de vieux amis et s’enfonce dans la brousse à la recherche de l’arbre contre lequel Lumumba aurait été assassiné. Les nombreuses conversations qui caractérisent la première partie du film sont abandonnées au profit d’une reconstitution in situ – pour de La Buissière et Sven Augustijnen – de la déportation et de l’exécution. Le guide désigne, montre, se déplace, alors que la caméra le quitte parfois pour errer dans les environs, comme rappelée à l’ordre par le réel. L’Histoire, toujours muette, ne prend forme que par la parole qui la porte. En s’échappant pour quelques instants des filets de la narration, elle croise les deux subjectivités à l’œuvre et nous ramène à la présence de l’artiste. Dans Le Guide du parc (2001), Sven Augustijnen s’intéressait déjà à cette superposition des regards. Il demandait à un banquier de lui faire une visite commentée du Parc Royal, tout en laissant parfois errer la caméra. Ce dernier, dont le bureau donne sur l’espace vert, racontait comment la communauté gay en a fait un lieu de rencontre et expliquait son fonctionnement global et livrait également des informations précises sur l’histoire du parc. Cette combinaison de registres présente l’Histoire comme un agglomérat de récits, une somme d’expériences irréductibles à un ensemble, sinon peut-être à la personne qui la transmet. La majorité des visiteurs du parc ignore que des communautés s’y côtoient sans se croiser, que cet espace public a plusieurs vies simultanées qui ne se rencontrent que rarement. En partageant le point de vue du narrateur, le regardeur devient récepteur et futur passeur d’une histoire qu’il agrémentera certainement de ses impressions, expériences, participant à la construction d’un grand récit au sein duquel vérité et mensonge se confondent. Plus que de science, l’Histoire est avant tout affaire d’art. De l’Histoire au portrait Lorsque l’artiste s’intéresse à la manière dont un narrateur mélange expériences, rumeurs, et partis pris, il esquisse en négatif un portrait du conteur où le conte importe finalement moins que son passeur. Les spectres apparaissent à l’écran sans que jamais l’artiste ne cherche à percer leurs secrets, concentrant son attention sur le gourou qui les convoque et transmet leur histoire, trait d’union reliant le monde des vivants et celui des morts. Les objets et éléments historiques employés participent d’une constellation abstraite que le regardeur va interpréter, imaginer, de la même manière que les enfants s’amusent à voir des formes dans les nuages, et inventent mille histoires avec un seul jouet. En composant des paysages anachroniques au sein desquels les époques et les événements sont ramenés au présent, il propose en effet une vision non linéaire et subjective de l’Histoire, au travers de son passeur. Si la transmission orale de la mémoire collective est moins bien considérée que sa transmission écrite de la part des historiens, Sven Augustijnen lui restitue ses lettres de noblesse en tempérant l’arrogance du texte, sa prétention à la vérité. L’écriture et la parole y sont considérées dans leur complémentarité et leur fragilité primordiales, et le seul élément stable qui traverse ce flou ambiant est sans nul doute la figure du conteur, seule lumière dans l’immensité de l’Histoire, seule certitude au pays de la vérité. Anthoni Dominguez 1. En Belgique, chevalier est un titre nobiliaire qui peut être attribué par le roi. 2. Ludo De Witte, L’Assassinat de Lumumba, coll. Les Afriques, Karthala, 2000. Spectres sera projeté en la présence de l’artiste le 17 octobre au Centre Pompidou (suivi d’un débat), et le 6 novembre au Forum des Images, Paris (dans le cadre du Mois du film documentaire).