Ma copine-tortue Tome 7 : Déménagé ou converti, presque une

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Ma copine-tortue Tome 7 : Déménagé ou converti, presque une
Sylvain Métailié
Ma copine-tortue
Tome 7 : Déménagé ou converti, presque une autre planète
Les petits pas de Gérard et Patricia, amoureux l'un de l'autre sans se l'avouer. Sous mille variantes, la même petite histoire, miraculeuse.
Ce petit volume, oscillant bizarrement entre romantisme et religiosité, est un recueil de nouvelles écrites fin 2008 (en 4 semaines sans traitement antipsychotique). Lors d’un voyage de vacances aux Philippines dans la belle-famille, en commençant à lire et découvrir le Coran (traduction Française) et « Le Christ philosophe ». Le résultat ici rassemblé constitue « Le Livre le plus
important depuis la naissance de l’Humanité »… comme d’habitude. Simplement amusant.
(En remerciant Régis & Régine Joulié, Jacques & Anne Boucrot)
Christophe Meunier, 2009
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Nouvelle
Page n°
PROJETS, PETITS ET GRANDS
HARCÈLEMENT
CONTRETEMPS
NOUVELLE ROUTINE, NOUVEL IMPRÉVU
VOISINE DU QUARTIER
LA GRANDE ÉPREUVE TÉLÉPATHIQUE
LES VANCANCES DE FIN DU MONDE
ORAGE
PARLER, ENFIN PARLER, EN FACE
MIMÉTISME CROISÉ
GRANDS DISCOURS, TOUS LES DEUX
DOUBLE DÉMÉNAGEMENT
ENCAISSEMENT
OU SIMPLEMENT AMI
PAMPLEMOUSSES
LETTRE DIVINE ?
UNE ACTION D’ELLE
PARTANTE
CANDIDES
NE DIAB’
COLLÈGUE CATHERINETTE
PARABOLE TORDUE
BOUÉE DE SECOURS ?
DÉMÉNAGEMENT INVERSE
FORCE FÉMININE
PUDEUR
ENSEMBLE, DIFFICILEMENT
VOYAGE À DWÉ
VÉNÉRABLE PÂTISSIÈRE, EXTASE MYSTIQUE
LE GRAND MANITOU
FORCE FAIBLE
MESSAGERS DE YVH
JOUR DE NOËL
LE SEPTIÈME JOUR
ÉDUCATION RELIGIEUSE
JUGEMENT
ALICIA ?
CHARITÉ EN CROIX
L’AUTRE VOIE, VARIANTE
GENÈSE, 2 (BORACAYENNE)
PATRICIANISME
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PROJETS, PETITS ET GRANDS
Il s’appelait Gérard Nesey, second fils de Jean-François Nesey et Marie-Madeleine Dourmot
Nesey. Le tableau : pleurnichard solidement écrasé par son grand frère (champion local), puis une
adolescence triste et vide, puis un petit emploi insignifiant, par défaut d’ambition et quasi masochisme
idéaliste, en attendant d’être vieux et mort, simplement, seul, inutile.
MAIS, donc, il a fini par tomber amoureux, en rencontrant cette petite pâtissière – mais pas le
jour même, d’emblée, non, ce fut un peu plus progressif. Agé de vingt-sept ans, vieux garçon, il était
entré dans cette pâtisserie par hasard, enfin, ça lui semblait trop complexe, comme tissu de circonstances, pour que ce soit un plan calculé de Cupidon ou autre ange tordu.
Il avait découvert dans un magazine d’avion le joli profil du Mustang XP-51J, prototype d’avion
oublié des années 1940 (après Jésus-Christ), et la légende sous la photo disait que ce modèle était
« sorti en maquette dans la collection polonaise Czwedj (aujourd’hui épuisée) ». Bon, et puis voilà.
Mais quelques jours après, terminant la maquette de son Twin-Mustang rendu asymétrique (bifuselage monomoteur), il avait rêvé y ajouter un double-Mustang 51JJ (bi-empennage). Un sourire et on
n’y pense plus ? Peut-être, mais il avait repensé à cette publicité pour un nouveau magasin de maquettes spécialiste des épuisés, aperçue dans un ancien numéro. Il s’était donné la peine de rechercher cette publicité, dans la petite pile de magazines pas encore partie à la poubelle. Rien dans les 3
derniers numéros, il avait failli arrêter là, ce projet joli et absurde n’en valait guère la peine. Un soupir
et il avait continué : encore un numéro. « La maquette lilloise, et plus si affinités ! », disait le texte,
finalement trouvé. Ils vendaient par correspondance, mais puisque c’était ici, à Lille, il pourrait y aller
voir. Il y avait une chance sur mille qu’ils aient le XP-51J de Czwedj, mais il y aurait peut-être en rayon
d’autres surprises plaisantes, à la place. Il a cherché cette Rue Saint-Jean sur le plan de Lille (qu’il
avait acheté pour se rendre à la convocation de la Sécurité Sociale, six ans plus tôt). C’était dans le
Quartier Nord, où il n’avait jamais mis les pieds. Tenter « l’aventure » ? Puisque ça ouvrait du Lundi
au Vendredi, de 9 à 12 heures et 14 à 18 heures 30, ça paraissait impossible, compte tenu de ses
horaires à l’usine, plus trajets et correspondance au changement de bus 3/27. Après le projet de
Mustang JJ, le projet de visite à La Maquette Lilloise semblait tomber à l’eau. Et puis il y a eu ces
tractations syndicales dans la branche électronique, dont est sortie la réduction d’une heure du temps
hebdomadaire de travail, assortie de réduction salariale de 8%. Il a laissé les collègues crier et hurler,
avec leur projet de lutte sévère, et il a profité de cette heure libre, du vendredi soir, pour aller Rue
Saint Jean. L’arrêt de bus s’appelait Saint-Jean, pas original mais clair (il aurait aussi pu descendre à
l’arrêt suivant, « Prison », plus près du magasin mais il l’ignorait). En fait, il est donc descendu du bus
(ligne 27) devant le 8, Rue Saint-Jean, et il paraît que dans la religion chinoise ou quoi, le 8 porte
bonheur, mais bon. Il cherchait le 62 Rue Saint-Jean, donc, il a suivi la Rue. Et… il est passé, en face,
devant le 27 Rue Saint-Jean qui allait bouleverser sa vie, sans rien remarquer et sans même regarder
ce côté. Selon lui, a posteriori, si Cupidon avait été dans le coup avec un projet de rencontre coup-defoudre, il aurait sûrement mis des travaux, « changez de trottoir, danger », ou quoi… Non, lui paisible
passant a continué. Il a trouvé ce petit magasin de maquettes aux horaires délirants, fermé le samedi
où les clients pourraient venir. Interrogée sur le XP-51J de Czwedj, la dame a dit qu’elle n’y connaissait rien en avions, seulement en chars d’assaut, il n’avait qu’à chercher. Et il a cherché, en vain, et
sans rien trouver d’autre de plaisant, et tout était effroyablement cher. Echec total. Il est ressorti, soupirant. Et puis il a suivi à nouveau le même trottoir (sans chercher des yeux s’il n’y avait pas un autre
arrêt plus près), pour reprendre son bus, avant de refaire tout le long trajet en sens inverse. Mais
c’était sur l’autre trottoir, qu’était l’Abribus en sens retour, et il aurait dû, normalement, traverser au
passage clouté devant le 14 Rue Saint-Jean, en face du 15 – pour ne plus jamais revenir. La lumière
du soleil couchant lui faisait mal aux yeux, il a traversé hors des clous, plus tôt, pour se mettre à
l’ombre. Sans aucun projet particulier. Il y avait là un marchand de chaussures et ça lui a rappelé sa
semelle de l’autre paire, qu’il avait recollée en espérant que ça tienne, on verrait. Plus loin, il y avait
une pâtisserie, sans qu’il remarque alors que c’était au numéro 27. Et, pour se consoler, il a fait le
minuscule projet de se goinfrer de choux à la crème hyper-sucrés, ce soir, en guise de repas. Il a souri, il est entré. Et… il a été ému, touché, par le regard de la petite fille derrière le comptoir. Il n’avait
jamais, jamais, vu aussi joli visage (enfin, à son goût). Et il a souri grandement, heureux, et… pardon,
enfin, c’est automatique, quand on est un homme, on… enfin, il a remarqué qu’elle avait de la poitrine,
très jolie poitrine, c’était une jeune fille, naine, pas une enfant. Et au moins dix-huit ans pour tenir un
magasin, effectivement, ou 20-25, difficile à dire. Mais pas naine difforme (thyroïdienne, lirait-il plus
tard), juste une version réduite de jeune fille (naine hypophysaire, lirait-il). Enfin, il se souvenait qu’au
collège, au lycée, dans les bureaux à l’étage de l’usine, il y avait quelques jolies filles, et toutes étaient
exécrables, de caractère : prétentieuses, capricieuses, bavardes, maquillées, impudiques, sûres
d’elles et de leur pouvoir sur la plupart des hommes. Oui. Bien loin de la Pauline de ses rêves, toute
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douce timide et faible, humble et soumise et tendre. Hum. Il a regardé dans la vitrine, n’osant plus se
montrer goinfre immonde, pardon, devant la jeune et jolie personne. Il a demandé un flan, simplement,
et elle est allée le chercher, elle avait des gestes lents et faibles, adorables. Elle n’avait pas de bague,
du moins au travail. Et, la regardant emballer doucement le petit gâteau, toute appliquée gentille, il se
faisait le projet de revenir, la semaine suivante, revenir la voir, pour « son heure libre » du vendredi
soir – même si le trajet aller-retour faisait plutôt deux heures et demie. Sa Pauline imaginaire avait
trouvé un visage, une silhouette, une petite taille, et il reviendrait réensemencer ses rêves en achetant
un gâteau, simplement, à l'autre bout du monde. Le fait que Pauline soit naine, ce qu’il n’avait jamais
envisagé avant (il lui attribuait plutôt un petit mètre cinquante qu’un minuscule mètre vingt), était une
idée paraissant soudain géniale : aucun homme (dans ses rêves) ne voudrait d’elle, donc elle n’aurait
que lui (enfin, le héros, Xavier, pas le rêveur Gérard) pour l’entourer d’affection, de protection. Elle
l’admirerait et le chérirait, c’était le paradis, presque « consolidé ». Merci, petite jeune fille. Elle a fini le
paquet, l’a posé, près du réceptacle, gentiment. Elle n’a pas dit le prix, il espérait entendre sa voix,
douce et mélodieuse espérons-le, pas rocailleuse tabagique ou criarde.
– Je vous dois combien, manemoiselle ?
Elle n’a pas corrigé en « Pas mademoiselle : Madame, éh, maudit dragueur ! Je porte pas
l’alliance au boulot, c’est tout ! ». Non, elle a murmuré, timide, levant les yeux :
– un… un n… n… n’euro k… quarante, m… monsieur, s… s’y vous plaît, p… pardon, p…parnon…
Pauline. Elle était sa Pauline, en chair et en os, et plus merveilleuse encore qu’il l’avait imaginée en aveugle. Il n’avait jamais envisagé sa timide petite Pauline : « bègue et naine », mais c’est vrai
que c’était encore mieux, pour le film, la crédibilité de cette tendresse impossible que Pauline aurait eu
pour Xavier – sachant qu’il était, façon-Gérard, ni riche ni musclé, ne briguant pas du tout l’aura de
mâle dominant, prince armé – non, juste amoureux d’elle, infiniment… Enfin, ça c’était le rêve, en vrai
elle s’appelait peut-être Patricia ou autre, et il n’était lui rien du tout, mais peu importait.
Il a payé. Deux Euros quarante, et elle a rendu la monnaie, en murmurant, bégayant des merci, encore, ou « mèci », adorables, sans prononcer les gutturaux et moches « r »… Pauline appellerait
son chéri « Zavier », le projet de rêve se précisait…
Il la regardait, tellement jolie, admiratif, et elle était toute timide, se sachant trouvée adorable,
quand les hommes faisaient ses yeux là, visiblement. Il croyait même deviner une rougeur sur ses
joues, une confusion… Oui, pas facile de faire ce travail semi-public quand on est si belle, adorable.
Et fidèle à son Zavier, bien sûr, il l’espérait, sans consommer tous les riches ou sportifs de passage.
Pilule et gynécologue, hum, penser à autre chose.
Il a croisé ses yeux, humides et doux, merveilleux. Il a soupiré, heureux. Il a dit, doucement :
« au revoir, manemoiselle ».
Et elle a murmuré, bégayé, timide, son « au… au hevoih… », polie, gentille et douce. Et il a dit
quelque chose de stupide en sortant, comme « Merci, merci, merci ». Et pour un petit flan, c’était idiot,
mais il se comprenait.
Il a marché, sur un nuage, jusqu’à l’arrêt de bus. Enfin, il n’était pas amoureux, lui Gérard,
c’est Xavier, son lui imaginaire, qui avait enfin rencontré, « pour de vrai », sa petite Pauline adorée.
Qu’il chérissait, pour laquelle il mourrait héroïquement, la sauvant des méchants ou quoi. C’était le
projet, clair et net, c’était très beau. Il a quand même défait le paquet et mangé le flan, mais sans se
souvenir où. En attendant le bus, ou dans le bus, ou au changement, ou l’autre bus, ou rentrant à pied
ensuite, ou chez lui. Il était sur une autre planète. Demi-amoureux, indirectement, disons.
C’est le vendredi suivant qu’il est tombé amoureux, fou amoureux, d’elle, petite pâtissière
chérie, quel que soit son prénom, peut-être Patricia. Au lieu de le traiter en quelconque anonyme, elle
a semblé le reconnaître, elle a souri, presque immensément, et piqué un fard, terrible, la pauvre. Oui,
il était identifié comme amoureux, clairement, il n’y en a peut-être pas tant que ça, d’hommes qui aiment les naines et bègues et douces timides… Et, sans qu’il ait rien demandé, ni rien trouvé à dire,
elle est allée lui chercher un flan, se souvenant incroyablement de ce détail associé à sa personne. Il
n’était pas qu’un ènième spectateur du film, intérieurement amoureux de la star inaccessible, non, il
était « extérieurement » reconnu amoureux, et il l’était oui, à la folie. Et elle souriait, souriait, sans
crainte ni gêne, juste confusion timide, émue, il était heureux à la folie, fou amoureux, oui.
Mais, le flan emballé, elle est revenue le poser, et il a mis son Euro quarante dans le réceptacle, disant seulement :
– Pardon, votre sourire vaut bien plus que ça, manemoiselle...
Et, sans dire « Alors c’est cinquante Euros, pour toi Machin ! », afin de le chasser, le dissuader, elle a juste rougi, très fort, en grimaçant un sourire qui continuait, malgré tout. Et elle a, tremblante, murmuré :
– s… si j… gen-til n… ne reviender…
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Oui, il « reviend » (après je « reviends »), du verbe « reviender », oui… et il l’imaginait en
échec scolaire, insultée par les cruels professeurs, et Xavier la protégerait, l’entourerait de compliments et d’affection… Enfin, en vrai, ça lui semblait vouloir dire, maladroitement : « Revenez juste, en
étant client fidèle et assurant mon salaire, vous me remerciez un peu ainsi, ça suffit. Restez à votre
place de client, simplement. » Oui, merveilleusement, sans hostilité ni défense méchante. Elle était
jolie et adorable, elle ne le faisait pas exprès, elle essayait de vivre avec, presque simplement. En
dehors des super-mâles (comme son frère à lui) qu’elle choisissait, pour mettre dans son lit, il fallait
simplement que les autres restent gentils et admiratifs, à distance. C’était apparemment son idéal, et
son projet à lui était de s’y conformer avec infini respect. C’était du moins ainsi qu’il jugeait la situation,
n’osant imaginer (sérieusement) qu’il l’avait séduite comme elle l’avait séduit, en deux regards et mots
bredouillés… puceaux timides et coincés, romantiques confus et complexés.
Il s’en est suivi deux années de bonheur, les deux plus belles années de sa vie (jusqu’ici), et
c’était le sommet de sa vie savait-il, puisque – un jour ou l’autre – elle allait disparaître, arrêtant de
travailler, épousée par un milliardaire champion musclé. Mais… à l’usine les hurlements allaient croissants, la direction ayant présenté le projet officiel de délocaliser en Chine si l’on n’augmentait pas les
durées travaillées de 13,66% à salaire inchangé, et les grévistes combattants insultaient durement les
défaitistes comme lui. En tout cas, il comprenait que son heure de libre du vendredi soir allait disparaître. Et son nouveau projet personnel était de déménager, pour habiter non plus au Sud de son
usine banlieue Sud mais à mi-chemin entre usine Sud et pâtisserie Nord. Enfin, le facteur limitant était
le trajet Usine-Pâtisserie après les heures de travail, quel que soit le temps qu’il mette pour rentrer
chez lui finalement (pour sa petite pâtissière chérie, il aurait traversé l’océan à la nage, ou grimpé les
montagnes jusqu’aux étoiles). Mais il envisageait de chercher un autre travail, même éboueur ou balayeur de crottes de chien, il voulait se rapprocher d’elle, son travail étant infiniment secondaire à sa
passion amoureuse, inavouée. S’il habitait dans le Quartier Nord, même, ce serait moins cher que le
Centre Ville au milieu, et il pourrait passer à la pâtisserie chaque soir au lieu de chaque semaine, multipliant par cinq le nombre des sourires merveilleux auquel il aurait droit avant son départ à jamais,
petite chérie. Mais il avait besoin d’un salaire, pour acheter ses cinq flans hebdomadaires, et louer un
logement où se doucher pour être présentable devant sa chérie. Donc il devait garder son emploi, et
aller travailler chaque matin, et revenir. Trop tard peut-être, la pâtisserie fermant à dix neuf heures
trente. Il se sentait perdu. La machine à projets de son cerveau hoquetait.
Finalement, la direction de l’usine a émis le nouveau projet de délocaliser en Roumanie, en y
transférant le personnel volontaire avec maintien de salaire, donc véritable fortune là-bas où les prix
étaient bien plus bas. Ça a été une guerre féroce entre collègues, des cadres étant partants à 100%
quand d’autres employés hurlaient qu’un seul salaire ne pouvait pas faire vivre leur famille, or leur
conjoint(e) perdrait son emploi en cas de départ. Lui, technicien célibataire, il resterait – la raison (inavouée) était que tout projet de vie n’avait plus pour lui de sens qu’ici, auprès de sa petite chérie,
même si elle était étrangère (elle avait répondu en Polonais, ou Roumain, à des clients étrangers, une
fois). Il cherchait un studio en location dans le quartier nord, tout près de la Rue Saint-Jean, mais les
portes se fermaient quand il répondait qu’il était employé de General Electronamics, la délocalisation
prochaine étant connue en ville…
C’est alors… hélas, que sa petite pâtissière a disparu.
Remplacée par une grande bavarde maquillée bijoux, ne sachant pas ce qu’était devenue
l’ancienne employée, « oui, peut-être partie se marier, qu’est-ce j’en sais moi, merde ! ».
Rentré chez lui, il a pleuré, pleuré, pleuré. Des jours et des jours, semaines. Il n’a pas connu
la fermeture de l’usine, étant tombé en catatonie, après quelques temps à ne plus manger. Il a été
hospitalisé d’autorité, maintenu sous perfusion, mais un microbe s’est multiplié dans ses poumons et il
n’a pas cherché à résister. Il s’est éteint, simplement. Il n’avait plus de projet.
De toute façon, ça n’avait plus aucune importance : il avait accompli sa tâche en ce monde.
Son corps avait synthétisé, sans qu’il le sache, l’anormale protéine plasmatique U413, transférée par
moustique à la mère de l’embryon GZP8924, qui a donc fait fausse-couche, sans générer le père du
super-soldat qui devait gagner la bataille de Francallemagne, dans le projet stratégique de l’ange Gabriel 113, en huitième de finale du concours cosmique 28, région B (vous savez : un des tournois majeurs du célèbre Super-Chelem de la Nouvelle Ère Multiple).
Mais l’âme de Gérard Nesey s’arrêta là aussi : elle ne fut pas réimplantée ni mise en repos sur
le nuage P. Certes, il n’avait pas du tout participé au projet de multiplication humaine ni adoré « Le
Créateur », mais sa faute très majeure est surtout qu’il avait gravement interféré, tout perturbé au
Grand Projet du jeu décisif, dans la contre-attaque C de G113 : en séduisant sans le savoir la petite
naine Patricia Niezewska, il l’avait bien poussée à aller prier pour son retour éternel les vendredis
soirs, c’était conforme au projet, mais – rendue folle d’amour exclusif pour cet inconnu qu’elle appelait
Xavier dans ses rêves – elle refusa violemment de se laisser déflorer et fécondée par le prêtre pédo-
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phile Gaston Lefranc, faisant pourtant autorité. Elle s’est enfuie de la Maison du Seigneur, ne comprenant pas qu’elle n’existait que pour enfanter le parrain nourricier du Général Protowski (la cheville
ouvrière de la future apocalypse C12B), mourant en couche explosée par le gros bébé. Non, elle s’est
enfuie, stupidement, chamboulant le projet, et elle a été aussitôt supprimée, écrabouillée, par une
voiture d’ange secondaire adverse, sans deuxième chance. Le projet de G113 n’a toutefois pas été
significativement chamboulé, mais en devant implanter le personnage suivant par immaculée conception, il recourrait à une alternative U, lui faisant perdre 13 points soit presque tout son avantage à deux
sets et demi de la fin du match.
Le sort final de cette partie n’est (« apparemment »…) pas encore joué à ce jour, tout est possible et les spectateurs retiennent leur souffle. Mais lors du nettoyage F2, le déluge acide périodique a
en tout cas dissous ces âmes ratées, qu’étaient Gérard Nesey et Patricia Niezewska. On ne dérange
pas impunément les projets conçus en Haut Lieu. C’est incroyable, ce que ces petites crottes
d’humains peuvent se sentir tous les droits. Et des rêves de midinettes stupides, au lieu de s’écraser
sainement les uns les autres, en se prosternant entre deux joutes. Mais c’est ce qui fait le piment du
jeu, le vibrant aléa du sport, après tout ! Achetez le yafmourt Femurly : ce qui fait les Grands de
l’Univers !
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HARCÈLEMENT
Ce déménagement, envisagé depuis longtemps, s’avérait donc possible. Il avait « posé une
option », « réservation », à l’agence, même si la dame s’était moquée de lui, disant qu’on ne fait jamais comme ça. Mais il y avait suffisamment peu de candidats (en fait : aucun), pour ce taudis au
quatrième étage sans ascenseur, pour qu’elle accepte sa réserve temporaire. Oui, « réserve » car…
avant de déménager, Rue Saint-Jean même, auprès du magasin de sa douce et tendre petite pâtissière adorée, il voulait lui demander son avis. En face, pour la première fois, après trois ans de visites
hebdomadaires, d’immenses trajets à travers toute la ville, pour elle, secrètement.
Le vendredi suivant, malgré la présence d’un gamin attendant derrière lui, il avait osé. Pendant qu’elle faisait le petit paquet, silencieuse gentille :
– Manemoiselle, pardon : je voulais vous demander.
Elle a relevé les yeux, puis cherché du regard son carnet de commandes.
– Je veux dire : je pense déménager, pour me rapprocher de vous.
Elle a souri, un peu, repris son pliage savant. Il aurait donné des milliards pour savoir les mots
qu’elle se disait intérieurement. « Quel con ! » ? « Pf, encore un, merde ! », ou quoi. Ou « oui, vous
allez déménager, et ça vous fera moins de trajet pour ceci et ça, racontez votre vie, j’en ai rien à foutre ». Oui.
– Je veux dire : pardon, manemoiselle, si je déménage, c’est uniquement pour me rapprocher de votre
petit magasin, vous revoir cinq fois par semaine au lieu d’une. Pardon, est-ce que ça vous gêne ?
Elle a… frémi, avalé sa salive, gardant les yeux baissés. Indéchiffrables. Jolies paupières.
– Je vous respecte, infiniment, manemoiselle. Je le ferai pas si vous me demandez de pas le faire. Je
voudrais pas que vous vous sentiez « harcelée », par un homme de plus encore. Pardon.
Perdue, visiblement, la pauvre. Oui, sûrement davantage habituée à être bousculée ou sévèrement draguée, que mise face au choix. Et elle parlait difficilement, il le savait, petite bègue chérie,
pardon.
– z… z… zar-s… senée… ?
Elle ne connaissait pas le mot « harceler » ?
– Enfin, vous déranger, vous importuner, par mes visites répétées, mes regards, pardon, pardon…
Elle a… rougi. Pourtant, lui, il se forçait à garder les yeux sur son visage adoré, 99% du
temps, sans la déshabiller du regard comme devaient le faire les vrais mecs, la bave aux lèvres.
– s… s… si z… z’heureuse, m… m… mèci…
??? Il souriait, transporté, ému. Derrière, le gamin a ronchonné.
– Putain, ça avance jamais ici ! Fais chier ! Mais au Super-E4, moi j’dis : c’est d’la merde, leurs
éclairs ! Conjlés !
La petite jeune fille ramenait le flan, emballé. Elle l’a posé sur le comptoir, un peu tremblante,
pardon. Les yeux baissés, oui. Que dire ?
– Et si ce petit magasin rencontre des difficultés, financières, on serait sans doute plein à vouloir aider.
C’est pas méchant. Juste le bonheur d’un sourire.
– Eh, vieux ! T’as payé, c’est à moi ?!
La petite jeune fille faisait une petite moue, indéchiffrable, entre sourire et larmes, on aurait
cru.
– Manemoiselle, je vous laisse travailler, pardon.
– Allez casse-toi, vieux con ! A moi ! Alors moi, j’veux un éclair ! Café ! J’en prendrais bien deux ou
trois mais ma mère è fait chier, de cholestérol qui file des boutons, merde !
Il est… sorti, pardon, oui.
A l’agence immobilière, il a confirmé son option. Pour le nouveau studio.
– Ça y est ?! V’z’êtes décidé ?! Putain, faut se lancer, dans la vie ! Ce loyer, c’est pas la mer à boire !
Et c’est inespéré, dans s’quartier d’bourge ou quoi !
Il n’avait jamais réalisé auparavant, mais sa petite pâtissière, modeste employée, ne devait
pas habiter sur place. Peut-être de longs trajet, seule dans le noir, sous la menace de tous les pervers
de la Terre entière… Ou l’attente d’un bus, de longues minutes, insécurité. Au moins dans les périodes entre deux amants protecteurs, venant la chercher en moto. Ruptures qu’elle devait décider librement, quand elle trouvait mieux, plus riche ou plus musclé, meilleur amant. Oui. Dans son nouveau
studio, il se mettait un oreiller sur la tête, aussi, pour ne pas pleurer, d’être si nul, à chier. Enfin, il pleurait quand même, mais ça étouffait les sanglots, un peu.
Il l’a revue cinq jours par semaine, petite puce adorée – les samedis et dimanche matin, c’était
une autre, grande parlant fort, sans blouse blanche, avec un décolleté dingue presque les seins à l’air,
il n’y est jamais retourné. Donc, sa vie est devenue ce petit flan, cinq soirs par semaine, simplement.
Avec ce doux sourire d’autrefois, petit ange, simplement devenu quotidien. Sans hostilité aucune, oui,
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elle devait avoir plutôt l’habitude, et s’il restait à sa place, c’était plutôt bénin, c’était son problème à
lui, pas à elle.
Et puis, quand il a vu son anniversaire arriver (il allait avoir trente ans), il a commandé un gros
gâteau, 25 parts, pour le Hall de Montage H12, les collègues, comme l’an passé. Et il a payé par chèque, avec son nouveau carnet (il n’y avait plus d’agence BUP dans ce quartier, il était passé à la banque postale), qui ça intéressait ?
La petite jeune fille, au lieu de ranger le chèque sans y faire attention, l’a regardé, lu, avec le
sourire. Il allait demander « il vous faut une pièce d’identité ? », au cas où ce soit devenu la procédure
normale, dans les magasins, il ne savait pas, il était un peu innocent, pardon.
– v… vous… a… abitez p… plus a… allée v… v… ugo… ?
??? Elle avait noté son ancienne adresse ??? Allée Victor Hugo, du chèque l’an passé ? Et
s’en souvenait ? Une mémoire phénoménale, impressionnante. Enfin…
– Mh, j’habite ici, maintenant, tout près. Vous pourrez le dire à la police, s’ils vous demandent des
noms de suspects, si vous êtes agressée par un homme masqué. Je suis plutôt de ceux qui voudraient vous protéger, mais vous êtes pas forcée de le croire.
Elle a cligné des yeux, comme ayant du mal à suivre. Il ne lui avait jamais autant parlé. Et elle
avait du mal à suivre les gens disant plusieurs choses à la fois, pardon, oui. Désolé.
Elle a rangé le chèque dans son tiroir, sans rien ajouter, souriant doucement, simplement,
gentille.
– Au revoir, manemoiselle, merci encore.
– m… m… mèci, m… meu-ssieu… m… mèci…
Et il a pris le gros paquet, il est parti. Simplement.
Et puis d’autres visites quotidiennes, presque anodines, pour la petite part de flan qui constituait maintenant son repas du soir, sauf week-end. Mais… il était poursuivi par l’idée, possible, de sa
petite chérie agressée dans une rue déserte, violée, traumatisée… Il… il n’aurait pas dû, mais… il est
ressorti de chez lui, un mardi, à dix-neuf heures vingt cinq, remontant doucement la rue Saint-Jean,
regardant longuement les vitrines, éteintes. Espérant qu’un gros musclé, sur une moto, viendrait
l’emmener, petite fée, en sécurité, ou un riche commercial cravate, en Mercedès Rolls-Royce. Même
si ça lui faisait mal, quelque part. Mais il s’agissait juste de s’en assurer, pour confirmer que tout va
bien pour elle, se rassurer, en un sens, chasser ces cauchemars débiles, ces rêves aberrants
d’héroïsme à son secours, pauvre con. Soupir. « La lessive Ultra-Super-F, le blanc ET les couleurs,
IM-PE-CCAB’ ! Dix-huit Euros seulement le baril de PLUS DE CINQ kilos !! » Soupir. Mais ne pas
garder les yeux sur la porte là-bas, si elle levait les yeux en sortant. Elle… elle sortait, il l’apercevait en
vision périphérique. Et aucune moto, aucun carrosse, n’était encore arrivé. La pauvre. Oui, rien d’autre
à regarder dans cette vitrine : passer à la suivante…
Elle marchait, là-bas, vers le carrefour lointain, l’arrêt de bus correspondance. Oui. Si petite
fragile, et douce. Tout petits pas, anémiques gentils. Couleurs grises, délicieuses, sans attirer en plus
tous les regards mâles par des couleurs criardes ou excitantes, pour taureaux en rut. Tellement adorable gentille, cette fille.
Et il, euh… enfin, il ne l’a pas « suivie », comment dire ? Il est resté, loin derrière, pour massacrer le violeur potentiel qui se jetterait sur elle. Et il s’arrêtait regarder une vitrine, ou une porte,
quand elle était arrêtée par un feu rouge, vert pour les autos. Rue de Taclaran, Rue Victorias, Avenue
Dumaguete, Rue de Visayas. Et sa petite silhouette menue est entrée dans un grand bâtiment, gris.
Avec des fenêtres, mais… pas comme des appartements, plutôt comme une ancienne école ou quoi.
Peut-être venue retirer son fils de la garderie scolaire, il tombait des nues, ne l’ayant jamais imaginé
mère, il se sentait perdu. Il n’y avait pas de vitrine, à regarder, mais il a refait son lacet. Une petite
centaine de fois. Elle ne réapparaissait pas, non. Il est allé jusque là-bas, passant devant l’entrée.
Foyer J. de Ceznes.
? Avalé sa salive. Il y avait des trucs marqués, sur une petite page, mais il s’est dépêché de
continuer son chemin, pour ne pas qu’elle le trouve planté là, si elle ressortait, juste. Et il a marché
peut-être quatre-vingt mètres, droit devant, jusqu’à un carrefour. Il respirait, il ne savait plus quoi penser.
Pourquoi n’était-elle pas dans une villa luxueuse, entourée de diamants et domestiques ?
Pourquoi n’avait-elle pas un simple appartement, où recevoir et consommer ses amants ? Ou une
simple adresse d’autrui, petit ami temporaire, ou futur mari, ou parents bienveillants ?
Enfin, il avait fini sa promenade du soir dans le quartier, il ne restait plus qu’à rentrer. Il a donc
parcouru cette sombre Rue de Visayas, en sens inverse, s’arrêtant dix secondes lire l’affiche, sur la
porte du foyer.
« Association Marthe Durant-Gonzales. Siège au 115 Rue de Ploynerie, 59500 Douai. CCP
501-212-407. Merci de nous aider à réinsérer les filles perdues, ex-prostituées ou droguées, les han-
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dicapées mentales en placement professionnel, les femmes battues sans point de chute. Que Dieu
existe pour vous en remercier ou non, vous aurez participé à faire le bien. »
Oui, le lendemain, il envoyait un chèque « énorme » à cette association : le tiers de ses économies, accumulées pour rien, depuis huit ou neuf ans qu’il travaillait, professionnellement. Il aurait pu
tout donner, il n’avait aucun besoin personnel, ne partant pas en vacances, n’allant pas voir sa famille,
n’ayant pour loisir que le montage de vieilles maquettes achetées autrefois (qu’il déformait ou hybridait
maintenant, absurde). Mais, au cas où sa petite pâtissière chérie ait besoin d’aide, personnelle, il gardait un peu d’argent disponible, sans aider toutes ces filles perdues, indifféremment, avec peu pour
chacune par dilution.
Il y a repensé des semaines, chaque jour, jusque pendant son travail, les yeux et les doigts
concentrés sur la machine-outil. Pauvre petite chérie, « fille perdue », sans famille pour l’épauler, sans
protecteur pour l’entourer d’amour. Ou fuyant les hommes après en avoir été dégoûtée, oui. Il essayait
de lire dans son regard, chaque soir, les explications qui lui manquaient. Mais, timide, elle ne levait les
yeux que très peu, quand il regardait ailleurs, vers la vitrine. Et leurs regards ne se croisaient qu’une
demi seconde, avant qu’elle baisse les yeux, toujours.
Reprenons les hypothèses : 1/ Ex-prostituée. Il n’y croyait pas une seconde, elle si prude et
timide, repliée. Même en réaction de repli après coup, ça paraissait très peu plausible, invraisemblable, oui. 2/ Ex-droguée. Ça n'expliquait pas que sa famille ou ses amants ne soient plus là pour la
secourir, peut-être qu'une fille très laide et orpheline ne sait plus ou aller, sortant de la défonce, mais
ça ne collait pas à son portrait, du tout. 3/ Handicapée mentale en insertion professionnelle. Euh…
c’est vrai qu’elle semblait en grande difficulté, pour comprendre les gens, pour parler, mais… elle rendait parfaitement la monnaie, son regard était intense et profond, elle n’avait rien d’une grosse vache
décérébrée. Non. Enfin, avec les instits méchants et psychologues débiles, avec leurs notes de participation orale et cours de théâtre, tout était possible, même l’écrabouillage atroce d’une ultra-timide
introvertie… Mais, adulte, elle aurait été consolée, réconfortée, par un amoureux, ou mille. Disant
merde aux connasses prétendant qu’il faut être grande pour plaire, avoir du caractère, du savoir
amoureux, et… Et puis ce serait top beau, inespéré, s’il était le premier homme, au Monde, à tomber
fou amoureux d’elle. S’il avait l’opportunité phénoménale de devenir l’ami ou cousin qui la réconcilierait avec l’Univers, avant son nouveau départ, vers une seconde vie, et se trouver un beau riche musclé, comme elle méritait. Soupir.
Le lendemain de cette révélation (ou ce délire absurde), il ressortait à dix-neuf heures vingtdeux, faisant le tour du pâté de maisons, pour prendre la Rue Saint-Jean dans l’autre sens. Et… il l’a
vue fermer à clé le pied de porte, faible accroupie, et se relever, venir vers lui. Intérieurement, il tremblait de la tête aux pieds, son cœur cognait à tout rompre. Mais il essayait d’avoir l’air détaché, en
simple promenade dans le quartier, rentrant de courses ou quoi (il aurait dû prendre un sac, y mettre
n’importe quoi, merde, trop tard). Elle marchait les yeux baissés, les épaules voûtées, plus petite encore qu’elle n’était, petite naine chérie. Peut-être qu’elle ne le verrait pas, le croisant sans un regard,
craignant l’interférence du monde extérieur, pardon, oui. Il avait connu lui-même ce sentiment.
Alors, il, euh… il a changé de trajectoire, un peu, pour croiser son chemin, pardon, obstruer sa
route, le long du mur. Et, sans relever le menton, elle a obliqué légèrement de l’autre côté, pour
l’éviter, mais il a suivi, et…
– Oups, pardon, manemoiselle. Re-bonsoir, manemoiselle…
Arrêtée, tremblante, elle a relevé les yeux, et… mon dieu, un très grand sourire sur son visage, incroyable, merveilleux.
– s… soir, m… meussieu, m… mèci, m… mèci, m… mèci…
Merci ? « Merci de me laisser passer » ? Non, aussi incroyable que ça puisse paraître, ça
semblait être « Merci de m’adresser la parole », ou quelque chose comme ça.
– Merci à vous, manemoiselle, de me reconnaître, parmi vos peut-être deux mille clients, cinq cents
habitués…
Elle a rougi, timide, les yeux baissés à nouveau. Et il allait s’écarter, la laisser passer, quand
elle a murmuré :
– m… mèci m… me retonnaîte m… même s… sans flan à na vanille… pardon…
Il a souri. Heureux d’avoir laissé un souvenir aussi précis.
– Manemoiselle, vous n’êtes pas qu’une machine qui fournit des gâteaux, des jolis paquets, la monnaie exacte… vous êtes un sourire touchant, une personne attachante…
Cramoisie…
– Depuis trois ans qu’on se connaît, vous êtes devenue presque une amie. Pour les clients fidèles, je
veux dire. Moi et plein d’autres. Touchés par votre gentillesse timide, polie.
Rouge.
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– En tout cas, si vous habitez le quartier, sachez qu’il y a des gens proches, prêts à vous aider, vous
soutenir, vous revoir en dehors du magasin, si vous voulez. Vous parler, vous écouter peut-être.
Elle a fermé les yeux, comme perdue, dépassée. Il connaissait ces signes, chez elle. Quand
les gens énonçaient trop d’idées à la fois. Pardon. Silence. Elle a entrouvert la bouche. Silence.
– m… me… retonnaîte, n… ne pas beaucoup n… naines, ici, p… pardon, oui…
? Oui, elle avait suivi son idée, cherché à répondre à ce qu’ils avaient dit avant, sans entendre
ce qu’il avait dit après, apparemment. En grosse difficulté, pour parler, échanger, oui, la pauvre.
– Vous n’êtes pas un monstre, manemoiselle…
– u… une… ratée… parnon, parnon…
– Soyez pardonnée, mais il y a aucune faute, à pardonner. Non. Enfin, moi, personnellement, je préfère votre mignonne petite taille aux grandes mannequins qui ressemblent à des hommes.
Elle a… comme écarquillé les yeux, les a relevés vers lui, avec un très grand sourire, formidable.
– ou… ou-i…?
– Oui, manemoiselle. Et… écoutez-moi :
Il disait ça parce qu’elle paraissait éperdue, comme sourde, transportée…
– Moi et beaucoup d’hommes, on préfère une jeune fille humble, effacée, plutôt que ces fières femmes méchantes qui se croient intelligentes…
É-ba-hie… Et un sourire immense, immense, mais… ses yeux se remplissaient de larmes,
d’émotion. Elle a baissé le menton, reniflé. Cherchant son souffle, perdue.
Il aurait voulu l’inviter au restaurant, mais si ça se finissait tard, elle risquait de craindre une
invitation malhonnête, à payer de retour sous les draps. Hum, pardon, non.
– Manemoiselle, je voudrais vous expliquer tout ça, tranquillement, doucement, un jour. Est-ce que je
peux vous inviter au restaurant, ou à une promenade, un samedi midi ? Ou dimanche matin ?
Elle cherchait l’air.
– Je veux dire : « à votre vitesse », tout doucement, n’ayez pas peur. Et je veux pas vous embêter,
vous importuner, physiquement. Ce n’est que de la tendresse, envers vous, immense tendresse, manemoiselle.
Mais, avant qu’il réalise, elle a tourné de l’œil, est tombée. Et son crâne, aïe, a fait un bruit
creux en heurtant le caillou, au pied de l’arbre, là. Mon dieu…
Il… aurait dû courir, sonner chez les gens, demander un téléphone, une ambulance. Mais elle
était déjà morte, de toute façon. Et lui, sa chute du quatrième étage, le surlendemain, l’a emmené
aussi, vers rien. Nourrir les vers de terre et donner des molécules énergétiques aux larves de mouches. Il a été condamné, à titre posthume, à trente ans de prison, pour « harcèlement sexuel » et
« meurtre avec préméditation » (les caméras de surveillance du quartier ayant démontré l’antériorité
de ses poursuites). L’avocat Coutens a obtenu les circonstances atténuantes pour maladie mentale,
« une naïveté qu’on qualifie parfois d’innocence » – ce mot a fait rire le juge Welbeck. Il n’y a pas eu
condamnation à perpétuité, donc, en clin d’œil à ce joli mot pour rire. Mais, de toute façon, la perpétuité n’est définie que pour les parents d’enfants et lignées éternelles, pas les impasses avortées,
ratages n’ayant pas lieu d’être.
Elle a été enterrée en fosse commune à Douai, formalités généreusement payées par
l’Association Durant-Gonzales, et lui (avec les soupirs de ses parents ayant craint cette issue après
des tentatives de suicide à l’âge de 15 ans puis 20 ans) a été brûlé à Lille, malgré les traces de
dioxine que ce genre de fumées sales introduit dans la chaîne alimentaire. Les scientifiques francobelges travaillent très sérieusement à des solutions d’élimination améliorées, et il y a grand espoir,
pour le monde de demain.
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CONTRETEMPS
Un homme, un vrai, ça a la force… Allez, lui demander :
– Manemoiselle, si je déménage dans le quartier, près de vote petite pâtisserie, je vous reverrai tous
les jours ?
Silence. Elle a collé le deuxième scotch, sur le petit paquet, souriante, gentille.
– l… le m… magasin t… très heureux v… vous servir… n… nes parts ne flan… aux œufs…
? Est-ce que ça voulait dire « Je vous réponds en professionnelle, c’est mon job, parce que si
je vous répondais personnellement, je vous dirais d’aller vous faire voir ailleurs ! » ? Non, peut-être
pas, juste l’air… un peu triste, ou quoi.
– Manemoiselle, je sais que vous travaillez pas, ici, le week-end. Vous êtes l’employée des aprèsmidi ? en semaine ?
Elle a frémi, aïe, pardon. Oui, c’était limite professionnel, il approchait de la limite interdite,
pardon.
– J’ai fait les calculs, pardon, et je me disais qu’une personne, avec ces horaires d’ouverture, peut pas
être employée à temps plein. Pardon. Je veux dire : « avec nos lois nationales sur le temps de travail ».
Silence. Elle avait fini le paquet, le ramenait. Elle n’en dirait pas plus ? Mais il ne demandait
que presque rien, juste un Oui ou un Non, tellement important pour lui, avant de déménager ou non,
se ruiner par ce loyer dément, par ici…
– Vous êtes l’employée de tous les après-midi, manemoiselle ? Oui ? Non ? Pardon…
Elle a avalé sa salive, rangé sa monnaie, refermé le tiroir, et… relevé les yeux, vers lui, chose
très rare. Ses yeux étaient très très doux, tristes, comme amicaux, gentils.
– m… m… mèci, n… non…
Merci de quoi ? Non quoi ? Tous les matins, sauf le vendredi : après-midi ? Il avait la bouche
ouverte, mais ne trouvait pas les mots, sans trop insister, sans casser ce doux moment de proximité,
presque.
– j… je suis là j… juste n… ne vendedi s… soir… é… et pas empoyée… mais n… n’insertion, que pas
s… salaire, pardon… s… sous tutelle, n… n’handicapée, pardon…
??? Il s’est mis la main au menton… Il s’est fermé la mâchoire, oui, pardon. Silence.
– Manemoiselle, j’aurais des millions de questions à vous poser, je… pardon. Enfin, je veux dire : je
déménagerai pas, si ça me fait pas vous revoir plus souvent, mais… Si vous recevez pas de salaire,
sachez qu’on est des millions de clients, qui seraient heureux de vous aider, vous remercier de votre
gentillesse, vous aider…
Elle a souri, très doucement, baissé les yeux. Faisant Non, du menton.
– Non, vous voulez pas ? Sans rien vous demander en échange, je veux dire : par simple amitié,
sympathie, affection… Nous tous, simplement, ensemble à vos côtés.
Elle a rougi. Mais fait Non, du menton. Bien sûr, pardon. Que dire ? « Je vous jure que je suis
pas un dragueur, juste un vieux garçon triste, qui a jamais dit ça à personne, qu’à vous » ? Non, ça
sonnait mal, et…
– n… non, p… pas nes m… miyés, k… comme vous… j… juste v… vous, t… tout seul au… au
monde, s… si gentil, m… même de ratées k… comme moi…
???
– Non, mon dieu, vous êtes pas une ratée. Et… je suis pas un gentil, manemoiselle. Je serai très très
méchant, si quelqu’un vous veut du mal…
Elle a rougi. Silence.
– v… vingt-k… quateu m… mai, n’année deryère…
? Il a souri. Le jour où il avait pris sa défense contre le vieux monsieur sévère ?
– Vous vous souvenez de la date ? Merveilleux, c’est le plus merveilleux sourire que vous m’ayez fait,
ce jour, inoubliable pour moi…
Il avait presque cru qu’elle était amoureuse de lui, ce jour-là, il avait relu mille fois cette page
de son journal.
– j… je n’a l… lu m… miyon n… ne fois, k… que je n’a… ékrit… p… pour s… ce jour s… cent quat’
d… du monde…
??? Il en souriait si fort que ça faisait presque mal.
– Oui, dans mon journal aussi, ça s’appelait Jour 104 : cent-quatrième visite à ma petite pâtissière
adorée…
Rouge, elle était… « Jour 104 du monde », elle avait dit… comme si elle n’avait en fait pas de
petit copain, d’amants, de souteneurs…
– Manemoiselle, vous n’avez pas envie de me gifler, pour avoir été si nul, de jamais le dire en face ?
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– s… si j… gentil…
Il a presque ri.
– Merci ! Enfin, oui, ça avait une logique , en un sens : je respectais vos amours, probables, votre vie,
je voulais pas vous embêter, mais c’est pas comme ça que fait un homme, un vrai, il essaye de bousculer la concurrence, prendre la place, vaincre et triompher. Non ?
Elle a relevé les yeux, comme émerveillée.
– et… et v… vous k… croyez… comme moi, v… vous êtes p… pas normal, p… pas bien…?
– Ben, vous, vous êtes merveilleuse, délicieuse, mais moi je suis atrocement nul, oui.
Elle a… baissé les yeux, avec un sourire immense, timide en même temps.
– s… si j… gentil a… à infini, p… pour moi…
Il ne savait plus quoi dire, abasourdi, heureux.
– Mon dieu, c’est pas du tout la réponse que j’attendais, à ma question, sur vos horaires… J’aurais
jamais imaginé…
– s… si…
? Il a souri.
– Oui, vous avez raison : j’en ai rêvé, mais c’était du pur délire. Le monde en vrai peut pas être aussi
beau, si merveilleux, c’est totalement l’inverse de tout ce que l’expérience m’a… Enfin, j’ai pas
d’expérience amoureuse, du tout, mais c’est trop beau, comme imprévu, trop impossible, en vrai.
Elle a souri, très doucement, cherché ses yeux.
– et même des fois, nan mes rêves, je… bégaye plus du tout, et je suis grande et belle, et nan vos
bras…
A en mourir, d’émotion.
– Bègue ou pas, je vous aimerai autant, ma demoiselle chérie… Et je me mettrai à genoux pour vous
serrer dans mes bras, petite fée, et vous êtes la plus jolie fille de l’Univers depuis que le Monde est
Monde, sûr…
Radieuse…
– et… n… ne mettront ensembe, m… même Cente, nes malades de la tête gentils, n-et les handicapées mentales…
– Ce sera le Paradis.
– ou-i… l… l… le rêve d… du Seigneur… au Ciel…
– Dans ma tête, oui, Patricia chérie.
– m… mon Gérard…
Et ils ne pouvaient bien sûr pas savoir leurs prénoms respectifs, non, c’était idiot, il s’est tourné de l’autre côté, avec son oreiller. Non, c’est pas ça qu’elle aurait dit, elle aurait dit, plutôt, que…
– TUUUUUT !!!
Pf, ce réveil à la con, éteindre ça. Il avait pas fini, il en était juste au moment où… Pf. Non, il
avait perdu le fil. Soupir. Il a serré son petit corps chéri, seulement. Je t’aime, Tricia, je te demanderai
en mariage, en face, un jour. Si tu existes. Quelque part. Aussi.
Soupir. Cinq heures quatre, oui, et alors ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? C’était pas ça,
l’histoire…
13
NOUVELLE ROUTINE, NOUVEL IMPRÉVU
Depuis qu’il avait déménagé, pour se rapprocher d’elle, il la revoyait tous les jours, donc. Tous
les soirs, enfin… du lundi au vendredi, entre dix-neuf heures quinze et dix-neuf heures trente, deux
minutes, parmi les derniers clients de la pâtisserie. Rue Saint-Jean, oui, autrefois si loin de chez lui. Et
sa petite chérie avait pour lui un sourire fabuleux, comme n’en recevaient pas même les autres habitués du soir : le vieux chauve et la grosse dame à lunettes. Depuis des mois, il préparait (en secret)
les mots pour enfin lui tendre la main. Au cas où elle ait peu d’amis lui vouant une telle dévotion, prêts
à lui donner des milliers d’euros (d’économie) pour un simple sourire, et la joie de lui venir en aide.
Comment dire ça en une phrase, rompant leur mutuel silence traditionnel, si gentil, au risque de tout
casser. Bien sûr, elle pourrait dire, avec un sourire « n… non, m… mon futur mari aime pas que j’ai
des admirateurs » et il lui rendrait son sourire : « Oui, je comprends, on est juste plein qui seraient
prêts à sponsoriser votre mariage, vous payer un voyage de noces extraordinaire, à Tahiti ou en Islande » (sans avouer qu’ils espéraient tous un exemplaire de l’album photo, avec son doux visage, si
délicieux, plein de fois, et… un timide aperçu de ses jolies formes, peut-être).
Voilà donc où il en était, le petit monde de ses rêves, autour de la routine merveilleuse. Nouvelle routine. Il avait fait un tableau en croix, avec :
– en abscisse : sa gentillesse à elle (face aux amoureux indésirables),
– en ordonnée : le délai séparant de leur dernière rencontre (qu’elle arrête ce métier ou dise aux connards comme lui de ne plus revenir).
Il notait ça de zéro à vingt, et ça faisait 441 combinaisons (21 fois 21), histoires à imaginer, à
écrire.
Et puis il y a eu ce 11 Février. Alors qu’il travaillait (la veille au soir) à la version 47 des 441,
dans le désordre. La vanne de dégazage de la phase supercritique a merdé, à l’usine, peu après dixsept heures et il n’y avait plus que Franck et lui pour sortir la chaîne du chaos, des alarmes en série,
files d’attente et déconnections. Il a pensé déconnecter le module de pilotage V4, selon ce projet à lui
dont il avait parlé à Msieur Goldstein, avec relais par le mode annexe du transistor B, et ça a semblé
marcher, superbement. En même temps, il regardait l’heure, tétanisé à l’idée d’arriver trop tard à la
pâtisserie, après la fermeture.
Franck a demandé :
– T’as un problème ? Ta femme t’attend ?
Il a souri.
– J’suis célibataire, Franck.
– C’est encore plus serré, j’ai connu ça, ouais ! Pas décevoir la salope qu’on s’est dénichée, libre, qui
peut trouver mieux ailleurs ! Allez, encore une vingtaine de tubes et c’est validé, mon gars ! Accrochons-nous !
Et puis… l’autre panne qui couvait : désamorçage du collecteur de fractions, comme ça s’était
à moitié produit l’autre mercredi, sans confirmation quand on avait réessayé. La tuile ! Mais il essaierait de courir jusqu’au bus… ou à pied jusqu’à la Rue Saint-Jean, sans attendre ces putains de bus
qui passaient que toutes les demi-heures, passé l’horaire « de jour ». En espérant ne pas arriver trop
suant, puant, devant sa petite chérie, au magasin…
– Eh, Gé ! Fais pas chier, j’t’emmène en bagnole, ça t’fera gagner du temps, pour ta gonzesse. Si
c’est la courroie seulement, y’en a pour deux minutes !
Mais les deux minutes se sont avérées douze, puis vingt-cinq, avant qu’il trouve, lui, finalement le défaut : cette putain de pièce en plastoque, qui avait flanché, à l’intérieur, cachée – le vieux
avait imposé cette pièce « moins chère » pour faire des économies, de bouts de chandelle. Ils ont
remis une pièce neuve, même si ça ne résolvait que temporairement le problème, pour la nuit en tout
cas. Ouf. Mais… dix-neuf heures huit, c’était trop tard pour rejoindre la pâtisserie avant trente. Et il
était complètement con d’accorder une telle importance à ce petit flan-vanille, ce sourire impersonnel,
de sa chérie, envers les clients anonymes. Mais c’était sa vie, ses bases, sa raison de vivre, il se
comprenait.
Ils se sont changés au vestiaire, avec Franck, et puis ils ont foncé vers le parking. Rigolant,
son collègue a conduit comme un fou, doublant des tas de voitures, franchissant des lignes blanches
interdites, et… ils débouchaient rue Saint-Jean à huit heures treize, quarante trois minutes trop tard.
C’était complètement idiot, débile, tout ça pour rien, comme deux tarés se croyant les héros de
l’univers, pour avoir décoincé la chaîne-mixte F3. Très très ridicules.
– On y est !
– Super, Franck, mais – comme j’te disais – c’est bien trop tard, pardon. Ch’t’ai fait prendre des risques pour rien, pardon.
– Tt ! È t’attend p’t’êt, la salope, si tu lui as dit qu’t’avais un gros machin !
14
Il a presque ri, secoué la tête :
– Non, si timide mignonne, la pauvre.
Enfin, on avançait, et euh…
– Franck, m’arrêtes pas là, mais euh…
??? Sur le trottoir, devant la pâtisserie : sa petite pâtissière, toute seule !
– Ah-ah-ah ! C’est elle !? È t’as attendu ? C’est une naine ? Ah-ah-ah ! Pas étonnant : qui voudrait
d’une naine ?! Beaux nichons, dis, mais sûrment avec un ptit machin tout…
– Cht, Franck, non je…
Et Franck s’est garé juste devant la pâtisserie, merde, devant elle…
– Euh, merci, Franck, merci infiniment, euh, je…
– Eh ! C’est moi qui touche la prime, sur l’intervention, le sauvetage de prod‘ ! Merci à toi !
– m… mer-ci… m… merci…
Sous l’émotion, il bégayait comme sa petite pâtissière chérie, mon dieu. Il a ouvert la portière.
– Euh : merci encore, collègue.
(Elle devait entendre, il ne savait pas quoi dire, même s’il n’était plus que n’importe qui dans la
rue, puisqu’elle n’était plus au travail, attendant son compagnon ou quoi, en retard aussi, pardon).
– Ah-ah-ah ! Léchouille-la bien pour moi aussi, hein !
Il a rougi, pardon. Sans rien dire, pour ne pas se montrer trop nul et inexpérimenté, ridicule. La
petite jeune fille ne devait pas savoir que Franck parlait d’elle, et elle n’écoutait sans doute pas, même
si elle était à deux mètres de là, même pas, mon dieu…
Il a claqué la portière, et laissé Franck redémarrer, s’en aller, moteur rugissant. Elle, regardait
sans doute ailleurs, vers l’arrivée de nouvelles voitures. Et il s’est retourné, vers elle.
Non, elle le regardait lui, en face, elle souriait, les yeux levés, si petite jolie. Si délicieuse…
– Soir manemoiselle. Vous attendez vote copain, en retard aussi, ce soir ? On a tous des problèmes,
éh ben…
Elle a baissé les yeux, rougi. Silence. Lui, il cherchait les mots. Peut-être « Bien, je vous souhaite une bonne soirée, manemoiselle, je suis heureux de vous avoir revue quand même. » Ou bien,
euh… Mais, elle tenait, un peu tremblante, un petit gâteau emballé, comme la part de flan qu’il prenait
lui, peut-être que son copain adorait, aussi.
– j… je m… m’a d… dire p… peut-ête v… vous s… s’étez n… ne retard, j… je v… vous a pris u… une
part ne flan, p… pour vous…
Et elle lui a tendu, toute toute tremblante… Il écarquillait les yeux.
– Pour moi ? Mais… mais c’est infiniment gentil, infiniment… Votre copain va me massacrer de jalousie, si vous êtes aussi attentionnée envers les clients, simples clients…
Avec la pénombre, et malgré les réverbères, il croyait la deviner toute toute rouge.
– n… non, p… pas ne copain, v… vous êtes t… toute ma vie…
??? Il a cherché l’air, pétrifié, de bonheur, de tendresse.
– Votre métier compte plus que tout au monde, pour vous ? Nous, les clients du magasin ?
Elle a rougi un peu plus encore, baissant le menton, timide, tortue. Silence.
– v… vous, m… monsieur, gueurarde n… neusseuï… pardon, pardon…
??? Son nom (mal lu), sur le chèque pour le gros gâteau, l’autre fois ??? Lui ??? Et ça serait
d’elle, cette mystérieuse carte de nouvel an, qu’il avait reçue (postée à Lille, ici, toute petite écriture
timide : « meilleurs vœux, meilleurs vœux, meilleurs vœux… », signée illisible peut-être Patricia).
– Manemoiselle, ou… Patricia, je… je vous remercie, infiniment, infiniment… Mon dieu, je… C’est le
plus beau jour de ma vie, je…
Elle tremblait, souriait, perdue, toute repliée, les yeux baissés.
– Je veux dire : je suis certainement pas le seul au monde, à être fou amoureux de vous, vous trouverez un homme merveilleux, gardez espoir…
– s… si m… mer-veilleux v… vous n’êtes, ou… ou-i… et m… moi s… si nulle… pardon…
Heu-reux.
– J’ai exactement les goûts opposés, c’est un miracle : mer-vé-yeuse, je vous trouve, mer-vé-yeuse,
et moi, si nul, et moche, et…
– s… si beau…
– Aïe-aïe-aïe, vous avez l’air sérieusement atteinte, oui, pauvre demoiselle chérie, aveugle…
Elle a hoché le menton, avec conviction.
– é… et moi, s… si laide, débile é… et…
– La plus jolie fille de l’Univers, oui, à mon goût. Et tellement touchante, mignonne et faible, tous les
hommes de la Terre rêvent de vous protéger, vous câliner, tous…
Elle faisait Non, du menton, grimaçant un sourire incroyable. Mais si, petite chérie :
– Au moins un homme, je le connais, je suis sûr.
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Rouge…
– Manemoiselle, euh… Pardon : peut-être qu’un homme, un vrai, abuserait de la situation, vous emmènerait au lit, avant de vous chasser demain matin. Moi je suis un nul, je sais pas faire, je peux
que… vous demander en mariage… Je vous demande en mariage, manemoiselle…
Elle tremblait, elle… elle a fait Non, du menton, bien sûr.
– Non, bien sûr : vous trouverez mille fois mieux…
Elle a comme… gloussé, ou… non, avalé sa salive, tout en essayant de parler, ça a fait un
bruit tout bizarre.
– Chut, respirez…
Elle a respiré, essayé. Remercié, bégayé. Soufflé.
– j… je voulais dire, j…
Elle… mon dieu, elle pleurait, sans bruit, mais… pas comme de chagrin, ou confusion. Non :
d’émotion, on aurait cru.
– j… je n’avais i… im… maginé s… cent v… cent vingt et un… s…
121 ? Scénarios ? Onze fois onze ? Il a souri. Comme lui mais en comptant jusqu’à dix au lieu
de vingt ?
– cent vingt et un p… possibes, mais s… cehui-là, s… c’est pas possibe, t… trop beau… t… trop…
– Non, pas trop beau : en vrai, je vous décevrais, énormément, je suis pas bien du tout, je crois.
– m… moi, t… très nulle… ratée…
Il a souri.
– Mais c’est vrai que… entre nuls aveugles, une histoire est possible… une vie à deux…
Qui donc aurait imaginé ça ? Il y a quelqu’un, Là-Haut ? Bienfaisant ?
Elle a éclaté en sanglots, et il s’est agenouillé, la prendre dans ses bras…
Il se sont mariés six mois plus tard, pendant les vacances d’Août, avec voyage de noces
d’une semaine en Islande, tendrement serrés dans le froid et la brume. Ils n’ont pas eu d’enfant, ni de
château, mais ce fût plus beau que tout ce qu’ils auraient imaginé, s’ils avaient fini leurs 441+121 versions solitaires, « crédibles » (humainement).
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VOISINE DU QUARTIER
Comme il l’avait imaginé, optimiste, il a pu la revoir cinq fois par semaine, après avoir déménagé à proximité de sa pâtisserie. Et, miraculeusement, ça n’a en rien affadi la douceur complice de
son sourire, malgré la routine. C’était une merveille chaque fois renouvelée, et (presque) spécialement
pour lui, en regardant les autres clients avec crainte tremblante. Il devait faire partie de ses dix ou
quinze habitués préférés et c’était merveilleux.
Bien sûr, il avait songé se promener « par hasard » aux abords du magasin, vers l’heure de
fermeture, pour apercevoir son amoureux, et s’il avait un T-shirt de handballeur, il s’inscrirait au club
de supporters, en espérant avoir une photo du mariage, une photo d’elle, avant qu’elle quitte ce rude
travail et disparaisse à jamais. Mais c’était du délire, bien sûr, on n’espionne pas la fille qu’on aime,
c’est une question de respect, d’amour infini dans l’unilatéralité, assumée. Alors, il se contentait de sa
place de client régulier, avec un gros gros faible silencieux envers elle. Il était accepté comme tel, très
gentiment, et c’était merveilleux.
Sinon, sa vie ici n’était guère différente de son ancienne vie en banlieue sud : il ne sortait pas,
ne recevait pas, il allait au boulot et revenait, c’était tout. Il dessinait des avions imaginaires et inventait des histoires d’amour entre timides, bien conscient que ce n’est pas crédible : en vrai, les filles
préfèrent les dominants, les danseurs sportifs et riches en cravate. Soupirs, rêves. Ses parents ont
voulu lui payer le téléphone mais il a refusé, préférant rester sur son nuage, les appelant une fois par
mois, dans leur maison bretonne. Et c’était tout. L’important, c’était son petit flan du soir, le sourire de
celle qu’il aimait, timide naine chérie, en blouse blanche. Troisième année de bonheur, à son contact,
plus fréquent même, merveilleux.
Bien sûr, le midi en semaine, il mangeait à l’usine, et le soir : son flan-vanille, mais il restait les
repas du week-end : omelettes aux pommes de terre et gâteaux au yaourt. Il trouvait simplement ce
qu’il faut à la supérette du quartier, Rue Boracay, une fois par mois ou quoi, peu importait. Et donc, ce
Samedi 8 Septembre, matin, il achetait des yaourts, œufs et farine, simplement. Il est juste passé
dans l’autre rayon, pour le sucre vanillé, qu’il n’avait pas trouvé ailleurs, qui était en face, là bon, et…
« elle »… Sa petite pâtissière adorée ! Sans blouse blanche, non, en discrète robe grise, et… les yeux
levés vers lui, bouche bée, comme le reconnaissant, et… un grand sourire est passé sur son visage,
comme heureuse ou quoi, mon dieu… Mais, euh, elle a paru gênée, baissant les yeux, en devenant
un peu rouge, elle a poussé quelque chose dans le rayon, à côté, oui, serviettes hygiéniques au milieu
des boîtes de haricots verts, toute honteuse d’elle, pardon. C’est lui qui était confus, pardon, euh…
Elle a pris, tremblante, deux boîtes de haricots verts, oui, et relevé les yeux vers lui, regardé ses
yaourts et œufs qu’il tenait maladroitement. Elle tremblait un peu, comme ne sachant pas quoi dire.
– ‘Jour manemoiselle…
Première fois qu’il ne lui disait pas « ‘Soir, manemoiselle », oui. Et elle a souri, rougi, comme
heureuse, ou reconnaissante.
– j… j… jour, m… meu-ssieu, m… mèci, m… mèci…
– C’est chouette qu’on habite le même quartier, je pensais que vous veniez en bus, les loyers sont
très chers, par ici.
Et c’était très con, ce qu’il disait, il l’a regretté. Elle allait répondre : « mon homme a les
moyens, lui », et il prendrait ça comme une grande baffe dans la figure, oui.
– m… même… m… même k… quatier, s… si z’heureuse, m… mèci, m… mèci…
Gentille, adorable, oui, cette fille, enfin… cette femme, oui, pardon, vraisemblablement, même
si, petite naine, elle avait la taille d’une enfant de six ans, pardon.
– Eh ! V’faites la queue ?!
Euh, oui, c’était le rayon conduisant à la caisse, et, euh… La jeune fille a baissé les yeux,
tremblante, perdue, faisant Oui. En silence. Alors lui il a dit :
– Oui, on avance, pardon.
Et ils ont rejoint la file, à un mètre ou deux. Ils ont attendu, sagement, leur tour. Elle était loin
en dessous de lui, si mignonne adorable, et il regardait ses jolis cheveux, amoureusement, les barrettes qui les maintenaient derrière ses oreilles. Il en a soupiré, de tendresse, infinie. Elle s’est retournée, levant les yeux vers lui, et ils se sont souris, merveilleusement. Comme… deux amis, ou quoi,
connaissances, c’était merveilleux. Et puis, timide, elle est retournée à son attente de petite fille sage,
silencieuse gentille. Si délicieuse, cette fille. La femme qui payait, devant elle, déblatérait des conneries sur « la météo si c’est pas vrai, ça alors, y z’ont qu’à revnir aux grenouilles ou quoi ! ».
– OK, allez ! Et bonjour à vot’ ptit Henri !
– J’y manq’rai pas ! Salut !
– Bon, à toi ma grande ! Bouge-toi, allez !
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Toute timide tremblante, la pauvre. Posant ses deux boîtes de haricots, achetées pour rien,
pardon, à cause de lui, pauvre con, qui lui avait mis la honte, avec ses achats intimes, pardon.
– T’as pas l’appoint, merde ?! Pf !
Elle a levé les yeux vers lui, comme coupable, mais euh… Oui, aider :
– Euh, je peux peut-être dépanner, si j’ai des pièces, mdame.
– Non ! Ça va aller, mais faut que j’renvoie l’Marcel chercher des dix et des vingts, merde !
La petite jeune fille a levé les yeux vers lui, très gentiment. Et ses lèvres ont murmuré quelque
chose. « mèci », il lui a semblé. Adorable. Il aurait voulu répondre « vous comprenez pourquoi je vénère ma petite pâtissière adorée ? silencieuse polie… ».
– Allez ! Casse-toi, tortue ! Laisse la place ! Suivant !
Et… tremblante, elle a avancé, vers la sortie, à petits pas, hésitants. Elle s’est arrêtée, regarder la vitrine des cadeaux de fidélité, très longuement, comme si… mon dieu, comme si elle
l’attendait, lui, discrètement, pour reprendre leur petit bout de conversation, avortée, tout à l’heure,
entre voisins de quartier, semi-connaissances, s’aimant bien ou quoi, un peu. Non, il délirait, elle voulait sans doute le laisser passer devant, pour ne pas être suivie par un violeur potentiel ou quoi, les
hommes amoureux sont potentiellement des monstres, les vrais mâles oui.
– Merde ! Y’a pas l’prix, su’ çui-là ! Fais chier !
Son paquet de yaourts.
– Euh, c’est pas grave, je le prends pas. Pas d’importance.
– Ah non, mais on va chercher ! Marcel, merde ! C’est quoi s’bordel ?! L’étiq’teuse fait encore chier
son bordel à la con ?!
– Euh, pas besoin, mdame, merci, je suis un peu pressé…
La petite jeune fille regardait les verres à moutarde, ou quoi. Mais une dame l’a bousculée,
avec son chariot.
– Eh, casse-toi, ptiote, tu vois pas qu’tu gênes ?!
Et elle… elle est partie, le cou un peu tétanisé, sans regard vers lui, comme craintive ou… oui,
se sachant regardée, pardon.
– Marcel, merde ! Au lieu d’me casser l’cul, tu vas m’chercher un aut’ paquet avec le prix, merde !
Quels bons à rien, ces hommes ! Si on n’était pas là !
– Ah ça c’est bien vrai, madame, moi j’vois mon Alfred ! Et même mon fils Thierry !
– J’vous parle même pas d’son frère Lucien, qu’était à la SNCF, soi-disant spécialiste d’machins !
– Ah-ah-ah ! Moi mon beau-frère !
Dans la rue, de l’autre côté du mur, la petite jeune fille s’enfuyait peut-être, ou marchait à tout
petits pas, espérant qu’il la rattrape… Il saurait dans une minute et demie…
– Eh, Flore ! Y’en a plus un seul, d’yaourt ! Pauv’ conne : c’est pour ça !
– Pour ça quoi ?! Connard !
Vi-te…
– Euh, madame, je vais pas les prendre, finalement, ces yaourts, pardon…
– Et c’est moi qui range, ptêt ?! Rtourner tout ça en rayon, mon cul ! T’es pas chié, toi ! Non, on va
bien trouver !
Et elle a sorti des catalogues, il en aurait pleuré… Si la petite jeune fille l’attendait, à moitié, là
dehors, c’était une occasion inespérée, unique…
– Je… je vais le remettre, en place, pardon, sans déranger.
Et il a pris les yaourts, il est allé, vite, vers…
– Et tu reprends la file DERRIÈRE ! Me fais pas chier ! Ces hommes, aujourd’hui, faut pas qu’y
m’fassent chier, non mais !
… Et les mémères devant ont bavassé, bavassé… Il a failli sortir, rejoindre sa petite chérie (au
cas où elle ne soit pas enfuie peureusement), mais si elle le voyait sortir sans paquet ni rien, après
l’avoir vu les bras chargés d’achats, elle froncerait les sourcils, soupçonnerait quelque chose de pas
naturel, anodin, non…
Il est sorti trente cinq minutes plus tard, et… elle avait disparu, bien sûr. Un homme, un vrai,
aurait sans doute su quoi faire, traité la caissière-patronne de connasse en lui imposant de faire ceci
ou ça. Il était un nul, un « gentil » pardon, naïve femmelette ou quoi. Ou un peu comme Jésus-Christ,
et sa petite pâtissière chérie portait une croix autour du cou, oui. Ça le consolait un peu, tout petit peu.
Il est rentré chez lui, et… il a vomi, comme ça, sans raison. Juste vomi, dégoûté de lui-même
ou quoi, de ce monde pourri, des gens méchants, tous, sauf sa petite pâtissière chérie. Propriété d’un
autre, bien sûr. Et rheuaheuh… vomi une autre giclée… A moitié par les yeux, le nez, infect. Beuh…
Il a passé le week-end allongé, sans dessiner ni rien, un oreiller sur la tête. A tenter d’imaginer
comment il pourrait parler à sa petite chérie, lundi soir, en achetant sa part de flan. Sur la base de
« Oui, je suis heureux d’avoir découvert que vous habitez le quartier, moi c’est Rue Saint-Jean,
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même, et vous ? ». Non, ne pas la poursuivre, la harceler, ce serait tout gâcher, tout. Parmi les dizaines ou centaines de clients amoureux d’elle, il était un de ceux qui la respectaient, sans se faire la
moindre illusion, juste heureux, infiniment, de retrouver son sourire, ses murmures timides et doux.
Et le Lundi en question, il a juste dit « Soir manemoiselle », pour bonjour, et pour au revoir.
Avec deux « Merci, manemoiselle », au milieu, pour le flan et pour la monnaie. Ce qu’on appelle
« rater sa chance ». Et Mardi pareil, mercredi, jeudi. Vendredi, elle a croisé ses yeux, comme… touchée, un peu, de le voir triste, résigné. Mais elle n’a rien dit, que « m… mèci, m… meu-ssieu, s…
soih… ». Oui. Il est parti, soupirs, gros très gros soupirs.
Mais bon, poussant le ridicule jusqu’au bout, il a conçu la solution miracle, presque démontrée
par A+B : puisqu’il allait chercher son flan tous les Lundi (et Mardi etc.) à dix-neuf heures quinze, chaque être humain, automatiquement, allait faire les mêmes courses le même jour à la même heure.
CQFD. C’est pas plus idiot que Sigmund Freud, décrétant « Je suis obsédé donc ça prouve que chaque être humain est obsédé ». Hop, plié. Et donc, le Samedi suivant, à neuf heures cinquante cinq
précises, à peu près pareil que la semaine précédente, il retournait à la supérette, pour acheter
n’importe quoi, nouilles ou n’importe quoi. C’était idiot, parce que les choses de filles, de femmes, sont
tous les mois et pas toutes les semaines, il croyait avoir entendu dire, il n’y connaissait rien. Il a pris
des coquillettes et du riz, avec bien collées les étiquettes de prix, et… le cœur serré, il est passé dans
le dernier rayon, caisse…
Elle ! Elle était là, les yeux levés vers lui, souriante comme radieuse, émerveillée ! Poum, là,
raide-mort, il est tombé, presque. C’était idiot, ça ne pouvait pas être « le coup de foudre » puisqu’il
était déjà amoureux, depuis très longtemps, non : c’était seulement le plus grand bonheur de toute sa
vie. Elle… Avec ses deux boîtes de haricots verts, comme alibis, comme lui son flan-vanille à la pâtisserie. Non, c’était idiot, il devait y avoir une autre explication, ou quoi. Forcément. Mais il aurait une
semaine, ou cinquante ans, pour y réfléchir, chercher l’erreur. Ils se regardaient, se souriaient, seulement, les yeux dans les yeux. Comme… amis, contents de se revoir, mutuellement.
– Oh, les deux-là ! C’est la file pour la caisse ?!
Perdue, comme coupable ou… Elle a fait oui, s’est tournée de l’autre côté, mais tremblante, et
euh… il fallait peut-être qu’il la rassure, ou…
– Euh, manemoiselle, je vais peut-être passer devant, cette semaine… pardon, si vous permettez.
Elle a fait Oui, très vite, comme… peureuse ou, non, difficile à lire. Oui, ainsi elle ne craindrait
pas d’être suivie, par un pervers admirant la courbe de ses fesses, attendant un coin isolé pour la
coincer, ou… Et il l’attendrait, lui, si, au contraire, elle espérait se retrouver dehors, tous les deux.
Peut-être pour un mot d’explication, qu’il devrait bien dire en face, un jour, éh oui. « Je reviens pas
pour un flan mais pour votre sourire, est-ce que vous préférez que je revienne plus jamais, vous importuner ? ».
Il a payé, ses pâtes et grains de riz. Et il… est allé admirer les verres à moutarde cadeaux de
fidélité. La petite jeune fille, qui le regardait, a baissé les yeux, timide, devenant toute rouge. Il lui a
souri, complice, mais elle ne le regardait plus.
– Eh, ptiote, t’as vu qu’è sont périmées, ces boîtes ? ! Retourne en chercher et refais la queue !
Ca-tas-tro-phée… la pauvre. Tremblante, cherchant les mots, ou quoi, comme pour dire
qu’elle ne prenait rien, non, finalement.
– Mais non ! Ptit’ conne ! Ch’te fais marcher ! Ah-ah-ah ! Et puis il t’attend, t’façon ! V’z’êtes nuls à
chier tous les deux ! Eh, c’est pas comme ça qu’ça s’passe ! Putain, moi mon Marcel, j’ai pris les affaires en main, t’aurais vu ça ! Au temps où il était beau, j’veux dire : maintnant, j’choisirais un aute !
Elle a baissé les yeux, rougi. Et puis, on lui a tendu son sac plastique, haricots verts.
– T’aurais mieux fait d’achter des préservatifs, s’tu veux mon avis, mais bon ! J’suis pas ta mère !
Elle tremblait, elle venait vers lui, et… ils sont sortis, en même temps, « par hasard ». Et, euh,
il a regardé à gauche et à droite, elle aussi, que faire, que dire ?
– Manemoiselle, si vous voulez rentrer tranquille, je vais aller de l’autre côté, vous laisser. En paix. Ça
me ramène chez moi, par là ou par là, peu importe.
Elle n’a rien dit, elle regardait par terre, comme perdue.
– Et sinon, si… euh… on pourrait faire quelques mètres ensemble, simplement, je pourrais vous aider
à porter votre sac, vous raccompagner, ça a l’air lourd, euh…
Elle a rougi, très fort, et… hoché le menton. Mais sans donner son sac, juste faisant deux pas
vers la gauche, l’attendant, très gentiment. Et, alors, ils ont marché, côte à côte, simplement. En silence. Il avait le plus grand sourire du monde et elle, grimaçait un sourire confus et comme… bienheureux, c’était extraordinaire. Ils ont traversé un carrefour, et pris à gauche au suivant, puis à droite. Il
était heureux, infiniment touché par cette simplicité, cette confiance qu’elle lui accordait. Et elle semblait heureuse de leur silence, peut-être, simple compagnie affectueuse, sans la forcer à parler et
bégayer, c’était merveilleux.
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– Putain ! La débile avec un mec ! On aura tout vu !
??? Une jeune femme, qui les dépassait, très maquillée, avec un sac à main.
– Eh connard ! Elle est ptête pucelle, mais t’es sûr qu’ça rentre, ton truc ?! Et une ptite bouche, pas
mieux ! Ah-ah-ah ! Et bougnoule, même pas française, bêgue, illettrée, la totale ! T’es tout ramolli, là,
du coup, hein, ah-ah-ah ! T’es plus sûr du coup ?! Ah-ah-ah ! Cassés, tous les deux !
Que dire ? « Taisez-vous, mdame. » ou bien…
– Eh ! Cherche pas à contredire : j’la connais, la naine ! Elle est dans la chambre d’ma pote Rafaella,
la défoncée, là, au foyer d’paumées au bout ! Et les mecs sont pas admis, pourquoi v’z’allez par là ?
S’tu veux l’essayer, tenter d’la défoncer en force, et t’y abimer le zguègue, ah-ah-ah, c’est pas
l’endroit !
– Madame…
– Mamzelle, connard !
– Laissez-nous, s’y vous plaît. Vous comprenez pas.
– J’comprends très bien, au contraire ! C’est elle qu’est handicapée mentale, pas moi !
– Madame, c’est pas sexuel entre nous, elle et moi. C’est une pure amitié, ou tendresse. Depuis trois
ans.
La dame a éclaté de rire, se tordant de rire, la petite jeune fille avait elle baissé les yeux, avec
un sourire merveilleux, touchée. Elle a fait oui, du menton, approuvé, comme si, mon dieu, ses sentiments étaient réciproques…
– Ah-ah-ah ! Un impuissant ! È s’est trouvé un impuissant ! Ah-ah-ah ! Juste sur mesure pour son
machin trop ptit ! Un mec nul à chier !
– n… n… non…
Elle prenait sa défense, adorable, soudain très forte, presque.
– Esplique, vas-y ! Ah-ah-ah !
– n… ne eu p… pluss j… gentil m… meu-ssieu nu mon n’, a… près zézu-tri…
– Jésus-Christ : mon cul ! Une pédale, oui ! Putain, le dégât que c’est, ces deux-là ! Heureusement,
des ratés comme ça, ça s’reproduit pas, ouf, putain ! Mais l’euthanasie, putain, c’est pas qu’pour les
chiens ! Putain, faut qu’j’aille raconter ça aux copines, la marrade, putain !
Et elle est partie, presque en courant. Traversé le carrefour et continué. Lui, il a soupiré.
– Manemoiselle, je vous propose qu’on aille à droite ou à gauche, petit détour, promenade, un peu.
Loin de ces filles méchantes.
Elle a souri, très doucement. Ils sont allés à gauche.
– m… mèci, m… mèci, l…le monde m… m… si méchant, t… tous, s… sauf vous…
– Les filles normales préfèrent les méchants.
Elle a souri, touchée.
– m… mèci… m… me donner… ès-poir… n… ne… u… une… k… comme n… n’amitié… p… presque…
– Oui, ce serait merveilleux, merci, infiniment, si vous acceptez cette idée.
– n… ne s… semaine p… prochaine, j… je n’irai acheter des… des choses verts, deux boîtes…
Il a presque ri.
– Moi aussi, je serai là. Mais je vous attendrai sans entrer, c’est plus simple, et doux. Entre nous.
Elle a baissé les yeux, rougi. Murmurant « s… si j… gen-til… ».
Et ils ont marché encore une demi-heure, vers n’importe où. Avant qu’il la ramène à son foyer.
– Courage, manemoiselle…
Et il s’est penché, lui faire une bise, sur la joue. Tétanisée, elle ne lui a pas rendu, elle a presque pleuré, et puis fait un demi-pas, très forte, tendant le cou très très haut. Il s’est re-penché, et ils
ont échangé une bise, cette fois. Délicieuse, sur sa joue toute douce, et ses lèvres tièdes sur sa joue
à lui…
Et la semaine suivante, ils se sont promenés trois heures, en silence, bienheureux. La fois
d’après, il lui a pris la main, et elle s’est laissée faire, comme toute heureuse. Et ce fut une délicieuse
sensation, même si – avec la différence de taille – ça ressemblait davantage à tenir un enfant par la
main, qu’à une tendre promenade romantique. Des semaines et des semaines se sont écoulées, merveilleusement, il revenait toujours acheter sa part de flan, pour rien. Ils s’appelaient maintenant Patricia et Gérard, plus manemoiselle et m… meu-ssieu… Et puis, il lui a proposé de quitter son foyer de
méchantes esclavagistes, pour devenir sa colocataire, et – avec l’accord de sa tutelle, les sourcils
froncés – elle est venue emménager chez lui. Mois de bonheur, innocent, dans leur petit studio. Il
n’était plus client de la pâtisserie, il avait sa petite chérie à la maison. Et puis ils se sont mariés. Ce fut
un mariage blanc, en un sens, mais ils se faisaient de très longs câlins, amoureusement, ils étaient
heureux. Et la planète continuait à se surpeupler, sans eux, le quartier lui se dépeuplait, mais simplement parce qu’ils chassaient les gens pour faire des bureaux. Ils ont déménagé, dans le quartier voi-
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sin, vers un deux-pièces Rue des Amours, et ils illustraient une variante originale de l’Amour, c’est
vrai. Tellement plus douce et tendre.
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LA GRANDE ÉPREUVE TÉLÉPATHIQUE
(Les premiers papes et conciles de l’Histoire ont un peu brodé, dans l’ignorance et le besoin
d’affirmer des dates sacrées : en fait, Jésus-Christ n’est pas né le 25 Décembre de l’an « Moins Un »
pour être circoncis le 1er Janvier de l’an « Zéro ». Non. Il est né le 12 Avril de l’an « Moins Quatre », et
la circoncision est une coutume barbare, seulement utile pour les familles avec fimosis pour tare héréditaire. Les 2000 ans fatidiques sont donc tombés le 8 Avril 1996, en corrigeant les années bissextiles,
non comptabilisées au début. Et l’épreuve décisive en ce Monde s’est disputée bien loin de la guerre
israélo-palestinienne autour des prétendus « lieux sacrés », mais à Lille, Nord, France, Europe.)
En déménageant Rue Saint-Jean, Gérard Nesey – vieux garçon de 29 ans, technicien en
électrochimie – n’avait pas voulu, exactement, revoir sa petite pâtissière chérie « 5 fois par semaine
au lieu d’une », client quotidien et éternel amoureux secret. Non. C’était la fin du monde, qu’il préparait, de son petit monde rabougri : il allait constater que le mardi ou jeudi, il n’y avait personne au magasin, et il pourrait enfin lui parler, sans plus faire semblant de venir acheter un petit flan. Il lui dirait
son amour, pardon, et demanderait s’il ne devait jamais plus revenir. Il pensait bien sûr qu’elle serait
choquée, et bégayerait un timide : « s… ça v… vaudrait m… mieux, oui… ». Et il s’en irait en
s’excusant, remerciant, avant de pleurer toutes les larmes de son corps, cinq jours, et grimper sur le
toit de sa mansarde, de nuit, s’écraser tout en bas, sans réveiller personne. Dans son petit cerveau
innocent, ça aurait dû se passer comme ça, mais l’enjeu le dépassait en fait complètement.
Il a donc déménagé en Mars 1996, le cœur serré, et entamé ses « achats de flans » quotidiens aussitôt. Mais il y avait un monde fou tous les soirs, et son projet de parler capotait. Echec (apparent). Il a donc posé une semaine de congés, à son usine, craignant un refus compte tenu de la
charge de travail – « miraculeusement », ce fut accordé, il ne s’est pas douté de ce qui se jouait là. Et
donc, il est allé voir sa petite pâtissière tous les matins, lundi à l’ouverture, mardi à dix heures, mercredi à presque midi, jeudi à la réouverture à quinze heures… Avec toujours du monde, impossible de
lui parler. Le dernier soir de ces vacances fatidiques, Vendredi 8 Avril 1996, à peine avant ses dixneuf heures autrefois coutumières, il s’est donc décidé à lui parler, et tant pis s’il y avait des gens,
trouvant ça déplacé ou dément. Il était en phase terminale, se sentait déjà condamné à mort, au bout
ultime.
Quand la mémère dans la file, devant lui, est partie, il s’est avancé, devant le comptoir, le
cœur serré. Derrière lui attendaient un pépé et une jeune femme avec lui. Derrière le comptoir, la
jeune fille jolie est allée, comme toujours, chercher son petit flan, sans qu’il le demande, le reconnaissant, gentille. Mais pendant qu’elle l’emballait, il a… enfin, au lieu de la regarder amoureusement,
silencieusement, il a dit, doucement :
– Manemoiselle, est-ce que… je pourrais vous parler, un jour ? En dehors de votre travail, pardon.
Vous expliquer, m’excuser, pardon. Juste. Ne craignez rien.
Et elle a fini le paquet, en silence, les yeux baissés. Il avait pensé qu’elle allait rougir, ou prendre peur, ou sourire amusée. Non. Elle semblait ne pas avoir entendu.
– Ah-ah-ah ! Papa, moi y’a un dragueur qui m’a branchée une fois comme ça ! Et ben…
– Avant Jean ?
– Ééh, ton gendre a pas été l’premier, qu’est-ce tu crois ?! On est au vingtième siècle, libre de son
corps, de sa séxualité !
– Michline !
La petite jeune fille avait ramassé la monnaie, l’appoint, oui. Elle gardait les yeux baissés,
sans sourire ce soir, non. Sans violence non plus, avait-il tout cassé ? Il a soupiré, et après un dernier
regard, à ce visage aimé, il est sorti. Il se tuerait peut-être ce soir, pas besoin de continuer…
C’est alors que… dans ses rêves, ou quoi, enfin « dans sa tête », il a entendu la petite voix de
la jeune fille, pourtant si rare : « attendez-moi devant le magasin, je ferme à dix-neuf heures trente, on
parlera ». Et elle ne bégayait plus, il n’y comprenait rien. Enfin, comment dire ? Bien sûr que si elle
avait du mal à extérioriser, prononcer, c’était plus facile pour elle, différent, en communication télépathique, mais… la télépathie, ça n’existe pas… C’est juste un délire de science-fiction, pour rire et impressionner le spectateur, lecteur. Non, c’est juste lui qui délirait, complètement, et c’était fini, fini, il
pétait les plombs, autant tout arrêter, de cet amour malade, cette vie pour rien, ce ratage complet…
– si vous m’aimez, gérard, soyez là à dix-neuf heures trente…
Il a souri, et il a pensé, fort, comme pour lui répondre intérieurement, par télépathie aussi :
– Non, manemoiselle, je vous aime infiniment, mais je serai plus de ce monde, peut-être déjà, ça
s’écroule tout, de minute en minute…
– bougez pas, j’arrive… je ferme le magasin…
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Et c’était complètement idiot, absurde, mais il s’est retourné, regardant la petite vitrine, à vingt
mètres de là. Non, arrête, ça suffit, et…
? Une dame sortait, en grande colère. Et une autre, furieuse aussi.
– Eh, ptite conne, ça va pas la tête ?! Dans s’genre de boulot, on s’démerde ! On met une coucheculotte ou quoi, qu’est-ce que j’en sais ! Pas fermer pour aller pisser, c’est dingue, ça ! Jamais vu ça !
Quoi, « une diarrhée aiguë » ?! Ah-ah-ah ! Ouais, bonjour les odeurs ! Baaah, et tout liquide ! De
merde ! Qui fuit d’la couche-culotte ! Bééh ! Salope ! Grosse sale !
Elles sont parties, et la petite jeune fille est sortie, les yeux dans les siens, à lui. Elle s’est
baissée pour fermer à clé la porte de verre, au sol. Sans sa blouse, avec une discrète robe grise, jolie,
une petite laine (blanche), comme si elle comptait rester un moment, parler, peut-être ne pas rouvrir.
– Escusez-moi, manemoiselle, je suis infiniment désolé, pardon.
Et sa voix, en lui, a répondu « oui, je sais ». Mais non, elle ne devait pas savoir, enfin tous les
clients mâles devaient être amoureux d’elle, bien sûr, si jolie et toute toute douce, mais… elle ne devait pas savoir qu’il voulait lui demander, en face, s’il avait le droit de revenir, en faisant semblant de
venir pour un petit gâteau, pas cher.
Elle s’est redressée, toute petite mignonne, les yeux levés vers lui, un léger sourire aux lèvres,
si gentille. Si merveilleuse, cette fille, oui. Il partirait cassé, en petits morceaux : ne plus la revoir, jamais, serait l’effondrement de l’Univers…
Sa petite voix a dit, doucement, dans sa tête à lui :
– je voudrais on va s’asseoir là-bas, sous la croix.
Oui, petite Polonaise chérie, comme le Pape Polonais, oui. Il savait qu’elle servait ces clients
au parler bizarre, comprenait, les ex-mineurs ou quoi, gentils immigrés, travailleurs discrets. Comme
elle.
Ils ont marché, doucement, jusqu’au banc là-bas, à mi-chemin de l’arrêt de bus. Sous la croix
avec le petit bonhomme crucifié. Etre auprès d’elle, si petite jolie, était délicieux, merveilleux, même si
c’était la catastrophe ultime, et il lui attirait des ennuis, pardon, son patron serait fou de rage qu’elle ait
fermé en avance. Pardon, mille pardons, petite chérie, pardon…
Ils se sont assis, enfin : il s’est assis et elle s’est hissée sur le siège, petite naine chérie. Silence.
– Manemoiselle… je reviens aujourd’hui pour la cent-quarante-neuvième fois, vous voir, en faisant
semblant de venir pour un gâteau, pardon. Comme les autres hommes, tous fous amoureux de vous,
en secret, pardon. Sans déranger.
Il regardait ailleurs, trop faible pour affronter son sourire moqueur éventuel.
– Moi, je… peux plu’. Je vous demande, s’y vous plaît, de me dire de plus jamais revenir, vous importuner, vous regarder, comme ça, menteur. Pardon. Je vous laisserai toutes mes économies, si
vous voulez, je...
Enfin, ça repousserait la mise à mort d’une journée, les banques sont fermées à cette heure.
– gé-rard…
Non, elle ne pouvait pas connaître son prénom, en vrai, même s’il avait payé par chèque, une
fois, un gros gâteau, il y a deux ans. Il ne comprenait plus rien, il avait la tête qui tourne. Ils se parlaient à l’intérieur, sans se regarder en face.
– Moi je vous appelle Patricia, dans mes rêves. Patricia Niezewska, j’ai inventé ça, déliré, pardon.
Mais je vous rêve toujours habillée et pure, je le jure, c’est pas des choses salaces…
– gérard, vous voulez ce que je veux ?
– Oui. Je ferais n’importe quoi pour vous, n’importe quoi.
– giflez-moi.
Il a soupiré, profondément.
– Je peux pas.
– gérard, si j’avais besoin d’une piqûre affreusement douloureuse, devant sauver ma vie, et i y’aurait
plus personne que vous pour la faire, vous ferez ça ?
– Je… peux pas, pardon. Je mourrais, le cœur déchiré, de contradiction… Pardon.
– gérard, vous savez que je suis naine, et bègue, inhibée…
– Tellement adorable, oui…
– je suis aussi handicapée mentale, et je suis pas une femme : j’ai pas de poil au ventre… une ratée,
méprisée et détestée du monde entier…
?
– Ça vous rend encore plus adorable, précieuse… une pure enfant, sans mauvais caractère des sales
gosses, et avec une si jolie et molle poitrine, pardon… Pardon…
23
– j’ai pas de parents, je pesais quatre cent grammes à la naissance, normalement on laisse mourir les
ratés comme ça – mais y avait grève à l’hôpital, c’est une femme de ménage qui a tout fait n’importe
comment, en catastrophe, débordée, sachant pas faire.
– Jésuzine-Christella, oui, si mignonne miraculée…
– gérard, prenez-moi dans vos bras…
??? Il… il a cherché ses yeux, elle pleurait, sans bruit, mon dieu… Il s’est levé, s’est agenouillé, elle est venue se pendre à son cou, ô, délice absolu… Il l’a serrée, fort, lui caressant les cheveux, les épaules. Mais sans peloter sa merveilleuse poitrine, si délicieusement contre lui, pardon. Et il
la couvrait de bises, dans les cheveux, sur les joues, les oreilles, mais sans lui lécher la langue
comme le font les stars de ciné…
– Je t’aime, Patricia, ô je t’aime, ma chérie, ce… ce serait possible, nous ?
– non, je suis mal formée, je peux pas faire l’amour, pas avoir d’enfants…
– C’est pas grave, je t’aime infiniment…
– tu as pas le droit : j’étais venue pour être crucifiée… volet féminin, et maladif…
– Je te sauverai, je me ferai tuer à ta place.
– tu as pas le droit… je suis pas venue pour ça… pas pour être heureuse, égoïstement, pas du tout,
mais pour donner une leçon au Monde…
Il a souri.
– Chht, c’est ces bondieuseries qui t’ont mélangée, toute. On est rien que deux petits, de rien du tout.
Deux humbles, comme ton Jésus, c’est l’Eglise qui dit n’importe quoi, qui le traite de Roi, de Seigneur,
de prince. Fermons les yeux et prions ou n'importe quoi, si tu veux, oui, c’est juste gentil de vivre les
yeux fermés…
– mais tu as pas le droit de me détourner du sacrifice comme ça, par l’amour, tu es dans l’autre camp,
mon gérard…
– Oui, je t’aime, petite chérie, simplement…
Là, c’était trop. Le Seigneur a fait tomber Sa foudre céleste, grande échelle, annihilé cette
planète de merde. Purée, c’est un adversaire coriace, ce Satan, le prenant à Son propre jeu, en retournant tout, l’enfoiré… On recommence, alors : ce serait une autre planète, de l’autre côté
d’Andromède, avec, au début, euh…
24
LES VANCANCES DE FIN DU MONDE
Cela avait été trois années de bonheur, simplement. De pur bonheur. Il avait rencontré cette
jeune fille par hasard, entrant dans une pâtisserie loin de chez lui. Et il était revenu la voir chaque
semaine, faisant semblant de venir pour un gâteau, en fait simplement émerveillé par son sourire timide, sa personnalité toute toute douce, effacée. Bien sûr, il s’attendait à ce que, d’un jour à l’autre,
elle ait disparue, partie se marier aux Antilles ou Seychelles, loin de Lille à jamais. Hélas pour lui,
mais tant mieux pour elle, et c’était le principal, oui. (C’est ça, l’amour sincère, altruiste).
La pâtisserie fermait du premier au 31 Août, et il a été surpris, la première année, de la retrouver, en Septembre. Et toute pâle jolie, pas du tout bronzée les seins à l’air, non, si timide adorable…
Et la deuxième année : pareil, incroyable. Le miracle continuait. Bon, le proverbe dit « jamais deux
sans trois », mais il devinait que ce ne serait pas le cas, cette fois : elle irait vraisemblablement à
Saint-Tropez, séduire un milliardaire musclé. Et après trente nuits de folie, enceinte, elle serait épousée, gardée à jamais loin des brumes du Nord. Au mois de Janvier qui a précédé le mois d’Août fatidique, il a déménagé, pour se rapprocher du magasin. Et dorénavant, il est allé chaque soir s’acheter
un petit flan, retrouver le sourire timide de sa petite chérie. Les jours étaient comptés, avant la fin du
monde (de son monde), il le savait. Il mourrait sans doute de chagrin l’année suivante, on verrait, peu
importe.
En Juillet, il a été en vacances, et il est allé acheter un flan le matin et un flan le soir, ultime
geste d’amour coincé, ridicule. La jeune fille souriait, en le revoyant, devinant à demi sa passion secrète, manifestement.
Et puis : 31 Juillet, dernier dernier soir, la fin… Dix neuf heures dix, dans le magasin, trois
personnes étaient devant lui, et il y en aurait sans doute derrière, avant la fermeture à trente. Il
n’oserait sans doute pas prononcer les mots prévus : « adieu, manemoiselle, je vous souhaite des
vacances de rêve, et une vie heureuse, avec le prince charmant ». De toute façon c’était très idiot,
comme texte, pardon.
– Ouais, en tout cas j’suis super-contente ! Mon fils en parachute ! TRENTE mètre au dsus des vagues, ah-ah-ah !
Elle ne répondait pas, toujours tellement silencieuse gentille, adorable. Laissant les clients
déblatérer.
– Allez, j’y vais ! Chercher l’journal et cuire les patates ! Avec les herbes, d’été !
– Ouais, à moi ! Putain ! Moi tu m’files le gros baba, là, ptite conne !
Il aurait voulu prendre sa défense, quand elle était rudoyée comme ça, mais il savait très bien
(tout comme elle le savait, à l’évidence) que les hommes un peu sévères ne faisaient que cacher leur
rancœur de ne pas être assez bien pour elle. Elle qui avait sans doute choisi ses amants ordinaires
sur les stades de sport, dans les soirées mondaines entre bourgeois diplômés en Lettres. Soupir.
– M’en fout les kilos, moi : tout du muscle. Y paraît qu’les Allemandes aiment ça ! J’vais m’en taper
une quinzaine par semaine, moi, facile, au camping ! Super grandes, gros nénés bronzés, hop, en
série !
– Eh ! Tu t’dopes à l’E.P.O. ? Ah-ah-ah !
Le type derrière, juste avant lui.
– Whisky-pastis-gin ! Juste ! J’les fait hurler d’plaisir, moi, les filles !
– Ouais-ouais, on dit ça ! J’te crois, connard !
– Garanti ! Et toi, la naine : putain, t’as fini ?! Putain, faut pas trois plombes pour emballer s’truc,
merde !
Toute petite coupable, oui, la pauvre chérie. Heureusement que son autre vie, après le travail,
était tout le contraire. Honorant son charme infini.
– C’est l’prix, ça, l’machin ?! Merde, vous vous faites pas chier !
– p… par-don… p… p…
– Ah-ah-ah ! Et bègue, en plus ! Putain, j’te dis pas le dépaysement, sur la côte, avec mes salopes
teutonnes ! J’vais les laminer à grands coups de… Allez, j’y vais, l’match est à quinze, putain, sur la
trois !
– Pf ! Le genre le mec ! Alors, pour moi, c’est le framboisier 6-parts, de la vitrine !
– l… l… l… ?
– Oh-là-là ! « Fram-boi-zier », cherche pas, ptite tête : c’est un mot savant ! Je veux le gros machin
rose, là, vu ?
Elle est allée à la vitrine, un peu tremblante, et le type s’est retourné, pour lui parler à lui.
– Moi, s’qui m’tue, c’est qu’les gros cons et les naines débiles ont autant l’droit d’vote que moi, bon
sang ! Cherchez l’erreur !
25
Il a avalé sa salive, ne trouvant pas les mots pour dire que leur petite pâtissière était la plus
merveilleuse personne de l’Humanité, qu’elle devrait être reine, princesse, le deviendrait sans doute
bientôt. Non, c’était con à dire, et surtout devant elle, pardon.
– Allez grouille ! Pas bzoin d’ficelle, éh, c’est pas un cadeau : c’est moi qui rçois ! Oh-là-là ! Moi y
m’faudrait l’prix Nobel, si c’est ça, « les gens », bon sang ! Moi, s’t’été, j’vais visiter les châteaux Cathares, lire l’intégrale de Dostoïevsky, vous savez même pas s’que ça veut dire, j’parie ! Tous les
deux !
Il a souri, heureux d’être mis dans le même sac que sa petite chérie. Il avait lu « L’idiot » de
Dostoïevsky, et visité le château cathare de Montségur, étant ado à Toulouse, mais il a juste dit :
– Tous les deux…
– Ouais, et trois qui font, OK ! Bon, elle sait compter, presque ! Huit ans d’âge mental, c’est pas si mal.
Allez, la Culture vous dit Bonsoir, bande de…
– s… soih, m… meu-ssieu…
Si mignonne chérie. Et il s’attendrissait, ému, en ce tout dernier soir, du monde… Elle a relevé
les yeux, lui souriant, très doucement. Et elle est allée chercher son petit flan traditionnel, selon leur
habitude gentille, muette, tous les deux. Elle faisait le paquet, et il la regardait, amoureux.
– m… meu… s… ssieu…
? C’était très très rare qu’elle prenne la parole, elle ne l’avait jamais fait avec lui. En trois années.
– j… j…
Silence. Coincée. Ses doigts tremblaient, elle avait même du mal à faire ses pliages. Personne n’attendait derrière, ouf, elle pouvait prendre son temps, un peu.
– Oui ?
– l… le magasin s… sera f… fermé, l… le mois n… ne oute…
– Oui, je sais, je vous souhaite de bonnes vacances, manemoiselle.
Elle a fait une petite moue, qu’il n’a pas comprise. Qui semblait dire « Non, ce sera pas bien,
mais c’est les clients qui racontent leur vie, pas moi ». Silence. Elle ne pliait plus, elle cherchait les
mots, comme perdue.
– j… je v… voudrais s… si f… fort, k… que…
Silence. Que répondre ? Pour l’encourager. « Rencontrer le prince charmant ? C’est pour ce
mois-ci, je crois, ayez confiance ». Ou bien, euh…
– ke… que k… comme v… vous viendez t… tous nes jours, s… cette année… p… pour nes f…
flans…
? Hein ? Quoi ? Lui ? Euh, oui, pardon, gentille, mais on parlait d’elle… Silence.
– Vous avez un projet, manemoiselle, pour ces vacances ?
Oui, en tant qu’habitué, il pouvait se montrer presque amical, s’il n’y avait pas de file d’attente
derrière. Mais, incroyablement, elle a fait Non, du menton, crispée. Sans rien dire. Enfin, le projet était
d’aller bronzer à Saint-Tropez, elle devait vouloir dire, sûrement, mais sans grand projet de mariage,
ce n’était pas encore à l’ordre du jour, bien sûr.
– j… je v… voudrais n… n’êteu n… normale… a… avoir u… n’maison, ‘partement, comme dans les
fim… k… cuisine, et… je vous ferais m… miyers ne flans… de tous les parfums… v… vous serez j…
jamais été a… à l’auteu m… magasin, p… perdu a… à jamais…
Et elle a versé une larme, mon dieu… Il en restait bouche bée.
– Euh, vos clients fidèles reviendront, ayez pas peur. Ou la plupart. Le magasin continuera, avec ou
sans vous. Tous les futurs sont possibles.
Un demi-sourire, sous ses larmes.
– m… mè-ci…
– Merci à vous. De vos sourires, toujours. Votre gentillesse, politesse, timide.
Elle a rougi, toute confuse mignonne. Ils n’avaient jamais parlé autant, en trois ans, et c’était
merveilleux. Et ça pouvait presque durer, encore trois minutes, personne d’autre n’était entré. Et elle
ne pliait plus le papier, faisant durer sa présence, oui. Quand un magasin est vide, les passants se
disent : « pourquoi y a personne ici ? C’est pas bon ? ». Et il était heureux de participer à la vitrine, de
service apprécié, aimé…
Silence. Faire la conversation ? La faire parler d’elle, pour changer ? Le sujet l’intéressait prodigieusement, mais il n’avait pas le droit de demander « Je peux savoir votre prénom ? », bien sûr. Ce
serait tout casser.
– Vous disiez que… vous n’avez pas de « cuisine » ? Vous voulez dire : vous avez seulement des
domestiques ? des traiteurs qui apportent, euh…
Elle a pincé les lèvres.
26
– s… c’est moi, j… je su l… la nomestique, au… au foyer, l… les dames méchantes è z-ont dit… p…
pour payer l… la place, k… que je.. ai pas s… salaire, s… sinon, j… je serais r… renvoyée, b… bien
s… sûre, rempacée… i-ci…
???
– Pourquoi, manemoiselle ? C’est quoi, euh, le problème, votre problème, mon dieu…
– n… n’handicapée, m… mentale, p… pardon… u… une rien du tout, m… moins que rien…
– Non, oh non.
– p… pas rien, oui, j… je s… su l… la puss z… z’amoureuse de vous d… de toutes les vendeuses…
???
– Non, bien sûr, vous dites ça pour rire. Aucune vendeuse est amoureuse de moi. C’est moi qui suis
amoureux de vous, notre petite pâtissière chérie. Moi et tous les hommes qui passent, tous.
Elle a reniflé, essuyé une larme, souriante, à demi, tout de même.
– m… mèci n… ne dire ça, m… même pour de rire s… ça fait si chaud au cœur…
Il a souri aussi.
– Merci à vous de le prendre comme ça. Alors, je continue : manemoiselle, je vous demande en mariage, je…
– j… j’assepte, j… j…
Et elle a éclaté en sanglots, pas éclaté de rire, mon dieu… Leur monde coincé de ces trois
années venait de s’éteindre, la glace volant en éclat. Il a fait le tour du comptoir et s’est agenouillé, la
prendre dans ses bras… Comme pour rire, ou continuer le jeu de rôles, si… Bises et caresses, long
très long câlin, à mourir de bonheur…
[Et le Pâtissier, débarqué alors (pour chercher la caisse ?), a hurlé, l’a renvoyée, à jamais. Elle
est venue habiter chez lui. Le monde larmoyant de leurs enfance, adolescence, jeunesse, était
anéanti, oublié. Il s’est fait baptiser, avant le mariage, à l’Eglise, c’était un autre Monde, miraculeux, un
monde d’Amour, infini. Qu’il y ait une suite ou pas après (la Mort), peu lui importait.]
27
ORAGE
Il a déménagé, donc, pour revoir sa petite pâtissière chaque soir. Et ça s’est fait très simplement, sans un mot, presque. Au lieu de le revoir un vendredi soir, comme toujours, elle a eu la
« surprise » de le voir un mardi, le lendemain de son arrivée. Et elle a cligné des yeux, souri, gentille.
Elle a hésité, parce qu’il lui souriait, simplement, sans rien demander de spécial. Et elle est allée chercher un flan, façon vendredi, en relevant les yeux vers lui, incertaine. Il a confirmé du menton, lui souriant amicalement, et elle a baissé les yeux, timide, attrapé le petit gâteau, avec sa pince savante. Et,
le lendemain, visite encore, nouveau très grand sourire, délicieux, petite chérie. Oui, il reviendrait chaque jour, dorénavant, soutenir le magasin, son emploi. Ce n’était pas elle les Lundi-SamediDimanche, mais bon, il venait tous les autres jours, 4 fois par semaine donc. Et c’était merveilleux de
multiplier ces regards, gentils, entre eux, entre silencieux, un peu timides, pardon. Enfin, la timidité est
merveilleuse, chez une jeune fille, c’est une tare chez un jeune homme, mais bon, il se sentait presque proche, d’elle, comme s’il était pour elle une copine, un peu. Soupirs.
Mais deux mois plus tard, quand il y a eu ce gros orage, il n’est pas ressorti tout de suite, de
son petit magasin, refuge. Et il n’y avait personne d’autre, ils étaient tous les deux, c’était merveilleux.
Il aurait pu courir les quarante mètres le séparant de chez lui, mais il était si bien, là.
– Euh, oui, je vais attendre deux minutes, que ça se calme, les nuages, si vous permettez…
Et, merveilleuse, elle a répondu, avec un sourire :
– m… mèci, m… mèci…
Merci… Comme s’il lui faisait cadeau de sa présence. Evidemment que tous les clients (mâles) étaient fous amoureux d’elle, si délicieuse, et toutes les clientes la haïssaient pour ce charme
inégalable. Oui. (Le reste était jeu de rôles, les hommes mariés faisant semblant de la mépriser, par
fidélité maritale, les célibataires se moquaient de sa petite taille naine pour ne pas pleurer d’être délaissés, les femmes voulant la vaincre et rabaisser lui reprochaient sa lenteur, ses bégaiements, si
délicieux pourtant).
Mais pour ne pas la gêner par ses longs regards amoureux, béats, il est allé vers la vitrine,
regarder un peu dehors. Seulement heureux d’être avec elle. Et c’était merveilleux. On était un mercredi et, autrefois, il aurait raté cette chance, ce gentil moment. Il avait multiplié ses « chances » par
quatre, oui. Oh, pas ses « chances de gagner son cœur », quatre fois zéro ça reste zéro, mais… soupir. Grosses gouttes, bruit sourd de la pluie, et… sa petite silhouette, passée de l’autre côté du comptoir, si gentille. Elle est venue près de lui, merveilleuse, regarder la pluie à ses côtés. Souriante,
comme heureuse. Et elle était adorable, si petite, à courte distance. Il rêvait de lui prendre les épaules,
l’embrasser dans les cheveux, hum, pardon. La pluie.
Et puis ça s’est calmé, un peu. Elle aurait pu dire « Bon, je crois que vous pouvez y aller,
maintenant ». Elle n’a rien dit, gentille. Adorable. Ou attendant que, lui, hum…
– Euh, manemoiselle, j’habite à… quarante mètres, maintenant, là-bas, à gauche, je… pourrais tenter
une sortie, peut-être.
Elle a… baissé le menton, comme un peu triste, merveilleuse.
– Ou je peux rester quelques minutes, que ça se calme vraiment.
Sourire. Dé-li-cieuse… Il ne savait pas comment exprimer sa reconnaissance, pour cette
presque camaraderie qu’elle lui accordait. Dire sa joie d’être près d’elle, d’être ici.
– Oui, je suis nouveau, dans le quartier. Vous savez où il y a un dentiste ? j’ai pas encore, euh…
Elle a souri, un peu plus, baissé les yeux. Sans répondre. Ou… pensant à quelque chose,
cherchant les mots.
– d… de n’ête, n… n’ête n… ne même quartier, p… peut-ête, j… je vous reverrai, en dehors nu madasin…
Et ça la faisait sourire, doucement… Que dire, répondre ? « J’en serais fou de joie » ?
– Euh, oui, je sors pas beaucoup, mais…
A part le boulot et venir la voir, oui, hum. Pouvait-il lui demander si elle se promenait, dans le
parc à côté, le samedi ou dimanche ?
– p… peut-ête, v… vous voir a… avec voteu f… fiancée… j… je serais s… si z’heureuse…
? Euh, est-ce qu’elle voulait dire que… elle préférerait le savoir « déjà casé », plutôt que soupirant fou amoureux d’elle-même, fâchant son copain jaloux ?
– Euh…
Silence.
– j… je v… voudrais t… tènement hui ressember… coiffée comme elle, habillée pareil…
– Non, euh, pardon, je…
Comment dire ? « J’ai pas de fiancée » ? Ou « pas encore de fiancée », ou « même si vous
êtes en ménage, bien sûr, manemoiselle, moi je suis qu’un triste solitaire ».
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– n… non, bien sûr… que pa… pas grande pareil, pas intéhigente, pas… de taractère… je suis… je
sais, pardon… j… juste essayer hui ressember, un peu…
?
– Manemoiselle, j’ai pas de fiancée, pas de copine. Non. Ni de copain, je veux dire, c’est pas ça, pardon. Mais…
Croisé ses yeux, et… bon dieu, elle avait l’air… comme prodigieusement intéressée.
– Je veux dire : j’ai que ma tendresse un peu bête, pour ma petite pâtissière mignonne, mais je sais
que vous, vous êtes avec un homme, ou plein d’hommes, merveilleux…
Elle a baissé les yeux, rougi. Secoué la tête. Non ?
– j… juste d… dans mes rêves, un… un seul… l… le j… gentil m… monsieur du flan… du vendedi
soir, avant… de chaque soir, main’nant… s… si gentil…
Heu-reux, incrédule, estomaqué…
– C’est pas possible… Et… cet imbécile, il vous aurait jamais dit ses sentiments, secrets ? Pour pas
déranger ?
Elle a rougi encore.
– s… si gentil, à infini…
– Et voisin, maintenant, oui. Je… je pourrais vous inviter prendre l’apéritif ou quelque chose –
j’achèterai ça, vous buvez quoi ? Ou… regarder un film, j’ai un magnétoscope, des films de nature,
voyages…
Elle regardait dehors, les larmes au yeux, comme de bonheur.
– m… mèci n… n’avoir m… ménagé i… ci, comme… comme…
Silence.
– Un premier pas, oui. Pour me rapprocher de ma petite chérie.
– s… si j… gentil, s… si courageux, m… mon… héros… m… mon Sauveur, ne l’Univers, p… plus
sauveur en-core que j… Jésus…
Il a presque ri.
– C’est vrai que ça rend aveugle, c’est merveilleux. Mais merci à cet orage, sans qui j’aurai pu rester
lointain, stupide, imbécile…
– m… mèci l… le Seigneur, de les nuages…
29
PARLER, ENFIN PARLER, EN FACE
Il avait été étonné, en revenant chaque soir la voir, petite pâtissière chérie, après qu’il ait déménagé Rue Handumanan : ce n’étaient pas les mêmes clients chaque soir, jamais les mêmes, en
fait. Comme s’il était le seul habitué, incroyablement. Bien sûr, les diététiciens se fâchent sans doute
tout rouge, si on parle de manger un gâteau chaque soir, mais les raisons du cœur dépassent complètement ces détails matériels, normalement.
Et si… et s’il était le seul homme au monde, à être amoureux d’elle ? Non, c’était idiot, ne
serait-ce que parce qu’elle était la plus jolie fille de l’Univers – et même ceux qui préféraient les grandes tigresses, aux petites timides comme elle, ne pouvaient que craquer, complètement.
Enfin, ce mystère des « habitués » le gênait, et il a imaginé lui en parler, lui demander, en
face, pardon. Mais il y avait toujours du monde, derrière, pardon, et il a repoussé de jour en jour cet
acte de courage, bravoure. Et puis… un mercredi soir, avec un jeune type derrière lui, et puisqu’elle
tardait gentiment à finir le paquet, il s’est lancé :
– Manemoiselle, je me demandais : ils reviennent pas tous les jours ? les autres hommes amoureux
de vous ?
Elle s’est glacée, pétrifiée, oui, pardon. C’était une déclaration.
– Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah !
Le type derrière lui.
– Eh, connard ! T’es pas un peu maboul ?! Qui en voudrait, d’une crevure pareille ? Un mète de haut,
des nichons OK mais pas de bouc’ d’oreille, ni décolté, rien ! Coincée du cul, l’air !
Et… elle a hoché le menton, faiblement, gardant les yeux baissés, triste, comme toute complexée, mon dieu…
– Allez ! Vous allez pas vous roucouler des conneries des heures ! Connasse, tu laisses tomber
s’paquet d’merde, et tu m’files un choux chantilly, bien baveux, genre crème à foutre !
Et… elle a laissé le flan, elle est allée chercher un chou.
– Foutre : è s’est même pas s’que ça veut dire, j’te parie ! Coincée du cul, l’genre ! Allez, pas bsoin
d’papier à la con, c’est pour bouffer tout d’suite ! Et puis vous vous roucoulerez vos conneries
d’timides à la con ! Entre paranthèses : pour un mec, ête timide, c’est pas avoir de couilles, ah-ah-ah !
Et il est parti, avec son chou, mordant dedans en s’en mettant plein les doigts. La petite jeune
fille gardait les yeux baissés, comme… triste, et il aurait voulu savoir quoi dire, pardon. Mais une
vieille dame est entrée, et un papy, elle a repris son petit paquet, en silence. Les épaules voûtées,
petite chérie, et il aurait aimé connaître ses pensées, ses regrets ou quoi. Il a payé, simplement, sans
rencontrer ses yeux. Et il est parti.
Mais le lendemain, au lieu d’aller chercher son flan, traditionnellement, elle a levé les yeux
vers lui. Ses si jolis yeux, si doux et faibles, touchants…
– m… meu-ssieu..
Silence.
– Oui, manemoiselle. Pardon.
Elle voulait sûrement dire qu’il devrait s’abstenir de revenir, par pudeur, ou respect, ou quoi.
– k… comment è… è f… font, t… tous nes v… vendeuses z… z’amoureuses de vous… ?
Il a souri, touché.
– Oui, vous avez raison de le prendre à la plaisanterie, j’ai été ridicule, pardon, de dire ça en face. Y
vaut mieux en rire.
Elle a cligné des yeux.
– j…je s… sais p… pas rire, m… meu-ssieu… par-don, j… je su une triste…
– Oui, c’est ce qui fait votre charme infini, tous les hommes voudraient vous consoler, tendrement…
Elle a baissé les yeux, rougi.
– Moi aussi, ch’uis un triste, mais pour un homme, c’est pas pareil : c’est très nul, je sais, pardon.
Elle a relevé les yeux, comme pleine de force, en entendant ça.
– m… meu-ssieu, un… un jour, v… vous v… viendez a… avec moi ? p… prier n… noteu s… Seigneur
j… jésus, s… si j… gentil et… doux… triste, k… comme vous, s… si gentil…
Et c’est comme ça, en allant s’agenouiller avec elle, à l’Eglise, qu’ils sont devenus proches,
puis amis. Dans un monde qu’il découvrait, bizarre et au faste apparemment contradictoire. Mais les
hautes voûtes et le silence des prières étaient merveilleux près d’elle, naïve gentille. Deux ans plus
tard, ils se sont mariés à l’Eglise, oui.
30
MIMÉTISME CROISÉ
Ce n’avait pas été un hasard si, dans ses études universitaires, il avait choisi la voie purement
technique, en évitant le technico-commercial. Devenu technicien, il s’appliquait à bien faire, méticuleusement, avec des inventions personnelles ici ou là – pendant que, dans un autre monde mais pourtant
la même compagnie, les commerciaux cherchaient à tuer la concurrence, écraser les collègues, mentir sur les performances des produits pour décrocher les contrats… Beuh, il s’était dit : « jamais je
deviendrai commercial » – même si, avec les compressions de personnel, une reconversion ou une
autre paraissait à envisager, pour chacun, chacune.
Enfin, loin de ces dures réalités professionnelles, l’Univers était pour lui surtout le rêve, la
tendresse envers sa petite pâtissière adorée, chez qui il allait acheter un petit flan, chaque vendredi.
Et, très courageux, il a même déménagé pour se rapprocher de son petit magasin, et revoir son si
doux sourire chaque jour, le soir. Bonheur tendre et discret, amoureux sans déranger, oui.
Et puis… il y a eu le plan social, avec fermeture des usines en quatre fois, il s’est retrouvé au
chômage, perdu. Avec les allocations, il avait la chance de pouvoir encore s’acheter son flan quotidien, mais il envisageait de ne plus rien manger d’autre. Seulement payer le loyer, incontournable.
Mais finalement, l’Agence pour l’Emploi lui a trouvé une place, que tous (les Français) refusaient :
caissier de nuit dans une épicerie 24/24. Il a rentré son malaise, essayé de digérer ça : bien sûr que
devenir commerçant lui répugnait, mais c’était le prix à payer pour revoir sa petite chérie, de la pâtisserie. Et puis elle aussi était vendeuse, en un sens, et en tant que simple employé, machine, ça pouvait passer, presque innocemment. Si un client demandait « Pourquoi c’est si cher ? », il ne mentirait
pas « parce que le fournisseur nous le vend très cher, et il faut payer les salaires et l’électricité », non.
Il ne dirait pas davantage l’inavouable vérité : « parce que mon patron veut s’en mettre plein les poches, en vous faisant payer un max et en donnant le minimum au fournisseur et employés », non. Il
dirait « je sais pas, moi, je suis juste employé, pardon ». Comme l’aurait dit peut-être sa petite chérie.
Oui… Non, elle, si mignonne, aurait répondu « p… pardon, p… pardon… pardon… ». Si merveilleuse,
innocente. Euh, « innocente », il voulait dire « pas coupable », que l’on traite de « innocents » les
gens simples et lents était aussi, euh… enfin, ce n’était pas le sujet : il ne voulait pas lui reprocher sa
faiblesse timide, petit ange, oh non.
Bref, le Mardi 13 Décembre, jour de sa prise de fonction, il s’est rendu à son travail bien en
avance, vers dix-neuf heures quarante cinq, pour remplacer à vingt heures. Et, ô miracle, il a croisé en
chemin sa petite pâtissière, rentrant chez elle, sa journée de travail finie… Sans blouse blanche bien
sûr, avec juste une discrète jupe marine et une petite laine grise, adorable. Double miracle : elle l’a
reconnu, lui, qui était passé à son petit magasin une heure plus tôt, et elle lui a souri, s’est arrêtée lui
dire deux mots : c’était (de son côté à lui) le plus beau jour de l’Univers. Près d’elle, sans comptoir au
milieu, reconnu presque comme « connaissance »…
– Vous avez fini votre travail, manemoiselle ?
– ou-i… m… mèci…
Elle disait Merci avant même qu’il ait dit son « bravo pour votre dur travail, merci pour votre
sourire envers chacun, chaque habitué au moins ». Hum, euh, que dire alors ? Pas « vous êtes belle
dans la lumière du soir », non, bien sûr, connard.
– V’voyez, moi aussi, je vais faire « vendeur », maintenant, comme métier. De nuit, à l’épicerie, là.
Elle a suivi ses yeux, comme intéressée, si gentille. Silence. Oui, ne peut-être pas abuser. Il
aurait voulu lui demander pourquoi son petit ami ne venait pas la chercher, protecteur, mais ça casserait cette relation toute simple, entre nouveaux collègues, pardon.
– Je vais y aller, prendre mon service. Je vous souhaite une très bonne soirée, manemoiselle…
Elle a souri, très gentiment.
– m… mèci, m… monne s… soihée… à vous…
– Merci beaucoup.
Et ils se sont quittés, il était heureux, profondément heureux. Il envisageait de venir tous les
soirs un peu en avance, comme ça, pour la croiser, en second miracle de chaque soir… Et si, pour
qu’il y ait pareille « répétition de miracles », il fallait « prier » (à genoux ou les fesses en l’air), acheter
une Bible ou quoi, pourquoi pas. Les rites les plus stupides deviendraient magiques, « bénis », s’il y
avait en retour la magie de ces instants…
Mais, incroyable : à vingt et une heures, débouchant du rayon sodas, c’était sa petite pâtissière ! (Il ne l’avait pas vue entrer, dans son dos à la caisse) Oui, venue à l’épicerie, en soirée, en
voisine, c’était merveilleux. Troisième bonheur du jour. Et elle souriait, timide, délicieuse. Elle achetait
une petite boîte d’allumettes, et… enfin, il n’était pas « attristé » de la savoir fumeuse, comment dire ?
Au lycée, les filles qui fumaient se donnaient un genre, parlant beaucoup, et… sa petite pâtissière,
c’était différent, tellement effacée silencieuse gentille, oui. Ou c’était sans doute pour son petit copain,
31
gros fumeur viril, oui, vraisemblablement. Et ce gros con barbu était servi par cette délicieuse petite
chérie, allant lui chercher ses allumettes… il en aurait sangloté de jalousie. Non, chht…
Après avoir rendu sa monnaie, il a juste dit :
– Soir manemoiselle…
Troisième fois de la soirée.
– s… soih, m… monsieur, m… mèci mèci…
Si gentille. Il l’a regardée longuement, ranger ses pièces, s’attendrissant infiniment… et elle
est partie, oui, il est retourné à son travail, à sa machine stupide. Soupir.
Le lendemain, il ne l’a pas croisée dans la rue, hélas – elle était peut-être partie très en retard,
la veille, mais… vers neuf heures, elle était là, dans l’épicerie, cliente à nouveau ! Et elle achetait…
une petite boite d’allumettes ! Et avec un sourire tout timide, rougeur sur ses joues. Il n’en croyait pas
ses yeux, son cerveau.
– Soir manemoiselle, vous… fabriquez une cathédrale en allumettes ?
Elle a rougi encore plus, délicieuse, et hoché le menton.
– m… mèci, m… mèci…
Merci ? De lui fournir une excuse ? Elle revenait pour le revoir, lui ? comme lui faisait pour la
revoir, elle ?
– Manemoiselle, je vais dire quelque chose d’idiot, pardon, mais… vos allumettes, c’est comme mes
petits flans ?
Cramoisie…
– p… pahdon, p… p…
– C’est merveilleux, incroyable…
Rouge…
– Et si j’avais trouvé un travail dans une pâtisserie concurrente, de nuit, qu’est-ce que vous auriez
fait ?
Elle a avalé sa salive, peu habituée à parler, oui, pardon.
– j… je f…ferais n… n’une… u cathédrale de petits flans…
Poum. Shooté. Il avait la tête qui tourne. Que dire. « Je vous aime » ?
– Manemoiselle, je m’appelle Gérard, Gérard Nesey, et je… à part les jours de semaine, euh… le
samedi, je vais me promener vers le cinéma, là-bas, pour la séance de quinze heures, si elle existe.
Et, merveilleuse, elle a hoché le menton. Pour dire « Oui, elle existe » ? Ou bien « Oui, j’y
serai, c’est plus simple, et franc, pardon ».
– Ou… se promener, sans cinéma. Vous regarder, sans obscurité. Pas vous emmener voir les très
beaux acteurs de ciné…
– j… j… j-j…
Presque tétanisée, la pauvre.
– je préfère… vous…
Il a souri, immensément heureux. Un nouveau monde s’ouvrait, l’univers commercial s’avérait
déboucher sur le Paradis, incroyablement…
32
GRANDS DISCOURS, TOUS LES DEUX
Les deux premières années, quand il ne passait que le vendredi, voir sa petite pâtissière chérie, leur relation était plutôt distante. En 109 Vendredi, seulement ce même discours entre eux :
– ‘Soir manemoiselle…
– s… soih m… meu-ssieu… pahdon…
– Merci manemoiselle (pour le paquet)
– m… mèci m… meu-ssieu… pahdon… (pour le paiement)
– Merci manemoiselle (pour la monnaie éventuelle). ‘Soir manemoiselle.
– s… soih m… meu-ssieu, m… mèci…
C’était devenu si habituel qu’il ne l’écrivait même plus, dans son journal, Même la fois où il a
commandé un gros gâteau, aux pralines, pour la pause-café, à son boulot, elle na pas réagi, spécialement, pas formulé d’autres mots.
Mais, en déménageant pour revenir la voir tous les jours, il avait pensé que quelque chose
changerait peut-être. Il avait envisagé :
1/
– m… meu-ssieu, p… peut-ête s… c’est pas très bien, pour la santé, manger un gâteau chaque soir.
– Je sais pas, si c’était en plus d’un repas riche, ça serait peut-être mauvais pour le cholestérol, mais
je mange que ça, le soir.
– c’est p… pas très bien pour la santé…
– C’est pas grave, je crois pas tellement les docteurs, qui prétendent tout savoir. Je préfère ma petite
pâtissière, adorée.
(Rougeur, ou Froncement de sourcils…)
– m… mon chéri s… sera en colère, attention…
Oui.
2/
– m… meu-ssieu, s… c’est… pas bien que… vous veniez me regarder chaque soir, avec ces yeux
amoureux, s… c’est malsain, plutôt.
– Pardon, je pensais que c’était : ne pas trop déranger, soutenir votre emploi…
– s…si v… vous voulez m… mon bonheur, c’est pas ça qu’il faut faire : faites un chèque de toutes vos
économies à mon petit ami, et ne revenez plus jamais.
– Vous avez raison. Pardon…
Voilà les catastrophes auxquelles il s’était préparé, qui sanctionneraient son vœu maladif de la
revoir cinq fois plus souvent, pour les jours ou années avant qu’elle quitte ce travail et peut-être cette
ville.
Mais… elle n’a rien dit, de spécial, quand il est revenu chaque jour. Continuant à le servir avec
un petit sourire, chaque jour maintenant. Et c’était très merveilleux, mais… il envisageait un nouveau
scénario, final :
3/
– Manemoiselle, vous savez que je reviens tous les jours, vous voir, et… je voulais vous assurer que
vous n’avez rien à craindre. Les hommes amoureux de vous, comme moi, veulent juste admirer votre
infinie beauté, écouter vos bégaiements délicieux, sans déranger, seulement vous regarder (votre
visage, je veux dire, pardon).
(Rougeur, ou Froncement de sourcils)
– On pense à rien de mal, enfin, moi, je le jure. On pense seulement que vot’ petit ami est le plus
chanceux garçon du monde. On vous souhaite d’infinis bonheurs avec lui.
– a… allez-vous en, n… ne revenez plus j… jamais… ja-mais…
Oui, hélas.
Prendre l’initiative, de cette conversation, serait tout casser, il le savait, mais c’était peut-être
son devoir, un devoir d’honnêteté. Soupirs. Peut-être demain. Et le lendemain : c’était à nouveau
« peut-être demain ». Etc. Il ne voyait pas d’autre issue, de toute façon. A moins qu’elle s’éclipse
avant, mariée et devenue femme au foyer, oui. Ce n’était pas gai, de son côté, comme passion amoureuse, mais ça lui paraissait normal, que l’amour soit souffrance, résignation douloureuse. Les filles
préfèrent des hommes différents : dominateurs, riches ou champions, danseurs séducteurs, oui, hélas. Ou leader grandiose, à la Jésus. Lui, il n’était rien. Rien qu’un pauvre amoureux, qui serait mort
pour elle, en parant les cous d’épée adverse, de son corps. Pas prince charmant, non, pas du tout,
mais petit soldat, nul et méprisé, amoureux de la princesse – enfin, princesse ex-bergère, petite chérie…
On en était là, quand :
33
Mardi 14 Avril – visite 432
Incroyable, terrible, ce soir, ma visite à la pâtisserie Rue Saint-Jean. J’en tremble encore, de
la tête aux pieds. Ça y est, ça s’est fait : davantage de mots échangés, qu’en trois ans et demi…
En arrivant, mon dieu, je l’ai trouvée toute en larmes, pauvre petite chérie. Et je savais pas
quoi faire, pas quoi dire. J’ai dit quelque chose de très con, pardon :
– Ça va pas, manemoiselle ?
Au lieu de la laisser reprendre pied, assurance, après un client en colère, ou quoi. Ç’aurait
peut-être été le retour à la routine, anodine, qui lui aurait fait le plus de bien (ai-je pensé, comme un
con).
– m… m… meu… m… meu-ssieu, y… y a p… plu n… ne flan…
J’en restais sur le cul. Est-ce qu’elle pleurait en pensant perdre ma clientèle, ou mon sourire
quotidien ? Non, il devait y avoir une explication autre (mais j’y comprenais rien) – j’ai encore dit un
truc à côté de la plaque, je suis pas doué, en discours, ni en rien d’ailleurs (qu’en Maths et Sciences
Physiques, mais tout le monde s’en fout) :
– Si vous les avez tous vendus, c’est pas grave : je vais prendre autre chose, ce soir.
Dans la vitrine, il y avait des choux, des mille-feuilles, miam. Mais, avec de nouvelles larmes,
elle a fait Non, du menton. Silence. J’avais peut-être la mâchoire affaissée ou quoi, pardon. Mon cerveau remplissait le silence de millions d’hypothèses. Je craignais quelque chose comme « i… il n’y
aura plus jamais de flan pour vous, ni rien d’autre, vos mensonges : ça suffit. C’est très très dur à dire,
mais j’ai le courage, enfin. Et si vous invoquez le devoir de service, OK légalement, mais mon ptit ami
veille, et vous s’rez massacré, dans une ruelle. »
Et, pour finir, elle a parlé :
– y… y n’aura j… jamais pu, n… ne fan, p… pahdon, pahdon…
Et de nouvelles larmes. Comment dire, répondre ? « C’est pas grave, je vais prendre aute
chose », mais je l’avais déjà dit, et elle avait répondu non. Mais j’étais tellement paumé, j’ai dit :
– Je vais prende aut’ chose, chaque soir, pas de problème.
Mais elle a fait non, du menton, encore, mon dieu… Ça… semblait la fin.
– p… peut-ête s… ce soir, m… mais v… vous reviendez p… plus jamais…
Ça semblait un futur, « vous ne reviendrez plus jamais », ou un impératif : « ne revenez plus
jamais ». Elle ne maîtrisait pas bien notre langue, petite chérie, peut-être Polonaise, oui. Et moi, j’ai
baissé les yeux, cassé, cassé. Et, merveilleuse, elle m’a comme… pris en pitié, elle a eu ces mots :
– y… y a n… nes fans, l… l’auteu pâ-tisserie, k… quarante mètres…
? Elle ne comprenait pas, la situation ? Ou elle voulait dire que je n’avais plus de prétexte
valide pour revenir ? J’ai soupiré, un énorme énorme soupir, pardon, j’espère qu’il ne s’est pas trop
entendu. J’ai avoué, avant de partir, à jamais :
– Je venais pas pour un gâteau, manemoiselle, pardon. Je revenais vous revoir. Si vous devenez
actrice de cinéma, je reverrai la cassette chaque jour, ou j’irai au cinéma chaque jour, après le travail,
et le week-end. Pardon.
Mais il n’y avait que le silence, pour me répondre et j’ai relevé les yeux, cherché à lire ses
sentiments. Colère ? Ou se sentant honorée d’être tant aimée par les quidams quelconques ? Elle
était toute rouge, les yeux baissés. Ses lèvres tremblaient, elle allait dire quelque chose. Je craignais
le pire : « ès… pèce de salaud, pervers ! Me reluquer et après rêver de me faire des choses ?! Barrezvous, ne revnez plus jamais, jamais ! ». Et je n’aurais vraisemblablement pas le temps d’expliquer,
que c’était un pur amour platonique, que je ne suis qu’un demi-mâle, puceau, pas un violeur ou client
de putes, non. Mais ce qu’elle a dit, finalement, a été… très surprenant :
– v… vous voulez m… ma f… photo… ?
Avec un quart de demi-sourire, qui était peut-être de l’ironie mais elle ne semblait pas avoir
l’habitude de ce registre. J’étais perdu, mais je n’ai pas dit « Je suis ridicule, pardon », ce qu’elle attendait peut-être, je n’ai pas dit « oui, je trouve que vous êtes la perle de l’Univers », ce qui aurait aggravé mon cas. Malhonnêtement, j’ai profité que ce soit une question, pour formuler une réponse,
tentant de m’expliquer :
– Je serais si heureux, manemoiselle, d’avoir vote portrait, encadré sur ma table de chevet, et
m’endormir, dans mon oreiller, le nez dans vos cheveux… Pardon.
Et elle pleurait, mon dieu, elle tremblait. J’ai dit « Pardon, pardon, manemoiselle », je suis
parti. Et c’est fini. Depuis, je pleure, je pleure, mais je trouve le courage d’écrire ça, pour graver à jamais chaque mot dans mes souvenirs. Pour chercher ce que j’aurais pu, ou dû, dire, ou faire, pour
éviter la catastrophe, adoucir la chute en tout cas. Je pose le stylo, là, j’en peux plus. Et mon journal
s’arrêtera sans doute là, à jamais. Sans plus rien à raconter, ni espérer, ni fixer tendrement.
Mais, contre toute attente, il y a eu une suite :
34
Jeudi 30 Avril
Bon dieu de bon dieu de merde, et dire que j’étais là, au bord de la voie, prêt à sauter, sous
les roues du train, et si je l’ai pas fait, c’est que j’ai pas assez de couilles, j’ai trop peur de la douleur
atroce. A deux doigts… Et en allant au toubib, demander ces somnifères « pour dormir », j’ai par miracle programmé à quatre mois l’échéance fatale, le temps d’amasser la dose létale.
Patricia, ma petite Patricia… Patricia Niezewska, ma petite Polonaise chérie… avait donc
recopié mon adresse, le jour où j’ai payé par chèque ce gros gâteau, mon Dieu. Il y a près de deux
ans, en secret, timide, comme moi… Mon dieu. Mais c’est différent, bien sûr : la timidité et la douceur
sont des qualités féminines, touchantes, des tares masculines, de femmelette. Mais… enfin, je saute
deux pages, pour insérer sa lettre, et je reviens, pardon :
(lettre pliée)
Bon, il est plus de minuit, donc aujourd’hui est déjà « demain » vendredi, mais je continue,
c’est le jour le plus important du monde, le premier jour d’un autre monde, impossible, paradis…
Enfin, je commence par transcrire, avec notre orthographe scolaire, ce qu’elle a écrit en écriture semi-phonétique à elle (juste parce que c’est plus facile pour moi à relire, mais sur le principe,
son système est super c’est vrai) :
« Très très cher Gérard,
Je suis très désolée de pas avoir su trouver les mots, l’auteu mardi, pour vous réponde en face, vous
avouer moi aussi mes sentiments, pardon. J’ai pensé que vous n’allez reviende, mais vous n’êtes plus
jamais reviende, et j’ai pleuré, pleuré, pardon. J’essaye aujourd’hui de vous écrire, pour ma dernière
dernière chance, en ce monde, Gérard. J’ai très très peur que vous avez tourné la page, et que vous
me détestez maintenant, pardon. Gérard, ce que j’aurais dû dire, l’autre jour, c’est :
– Je vous donnerai ma photo, mon Dieu, et je voudrai une photo de vous, simplement, en échange.
Gérard, je vous aime en secret, depuis le premier jour. En ce 26 Mai, il y a trois ans, j’ai prié, prié, prié,
Seigneur, pour qu’Il ne vous ferait reviende, mon Dieu. Et le miracle s’est produit, vous si beau, si
gentil et doux, calme tranquille… Je savais bien que toutes les filles du monde sont amoureuses de
vous, et que vous ferez jamais attention à cette employée, de pâtisserie, qui est naine et laide, et bègue, débile, bougnoule, timide, coincée, sans danser ni rire ni faire la fête. Gérard, je comprends pas
comment les anges ils ont pu avoir des flèches tellement solides pour vous rende aveugue, tellement,
merveilleusement, pour moi… Je vous aime, Gérard, je vous aime à la folie, à mourir. Pardon.
J’espère tellement, ô Seigneur qui êtes aux Cieux, qu’il est pas trop tard, de réparer…
Gérard pardon mon retard vous écrire, s’il était encore temps vous écrire le premier jour, mais
que c’est fini, enterré maintenant pour vous, cette petite idiote nulle que je suis, en vrai, pardon. Pendant une journée, j’étais toute en larmes, de chercher les mots en catastrophe, pour vous dire si vous
reviendez. Mais vous êtes pas ne reviende, et ça m’a toute secouée, cassée. Je mangeais plus rien
du tout, je pleurais, pleurais… Monsieur Le Pellec a crié que je pouvais pas recevoir les gens comme
ça, et j’ai été renvoyée. Et sans plus de salaire pour payer le lit au foyer, je vais être renvoyée chez les
débiles, le 15 Mai. Si je suis pas morte, pardon, partie sans déranger. Et si c’est interdit pour aller au
Ciel, tant pis, c’est trop dur trop dur ici.
Gérard, j’essaye quand même, ici, je vous supplie me pardonner, un petit peu. Je vous envoie
la photo que vous espériez, avant, de mon visage si laid, pardon. De une semaine le temps ne
dévlopper pardon. Et puis, que j’ai entendu au foyer quand les dames elles parlent des hommes : je
n’a fait faire cette photo de moi, en soutien-gorge WonderBra, et je vous donne mon corps, si vous
voulez, Gérard (même si les autes filles sont tellement mieux et elles savent faire). C’est pas grave si
ça fait mal, pardon. Je vous aime, Gérard. J’espère qu’il est pas trop tard, je prie le Seigneur, de toutes mes forces, mais c’est pas possible je comprends, je suis trop nulle et laide, pardon.
Amoureusement,
Patricia Niezewska
Foyer Féminin Lillois C
43 Rue Félissa
59000 Lille »
Bon, demain matin, je téléphone au boulot, je demande ma journée, pour raison personnelle
très grave, je cours à ce foyer… Je sais pas si l’entrée est autorisée aux hommes, je demanderai à
l’accueil ou quoi, s’ils peuvent informer Patricia que je l’attends à l’entrée.
Mon Dieu, et je me ferai baptiser, tout ce qu’elle veut. Je lui demanderai de me pardonner,
pour la connerie infinie de ne pas être retourné la voir, entendre sa réponse finale en clair. Comment
peut-elle être encore amoureuse de moi après cet épisode si nul de ma part ? Et comment a-t-elle pu
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tomber amoureuse de moi, tout court, il y a trois ans ? Comment peut-elle me trouver beau ? Comment peut-elle se trouver laide ?
Allez, je pose le stylo, il faut que je dorme, pour être frais et dispos demain matin, lucide,
presque. Bon dieu, après trois ans à se chérir en silence, tous les deux, n’osant pas imaginer une
réciproque possible…
Page suivante, inséré :
« Patricia et Gérard Nesey sont heureux de vous faire part de leur mariage, célébré le 31 Juin en la
Sainte Eglise du Pardon, Lille ».
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DOUBLE DÉMÉNAGEMENT
Ce soir, ce qui l’a frappé, c’était la… position, de ses épaules, petite chérie. D’habitude, elle
était toute timide, les épaules comme… rentrées à l’intérieur, repliées, mignonne tortue. Mais là, ce
soir, non, elle avait les épaules tombantes, comme… abandonnées. Abattue, oui. Défaitiste ou quelque chose. Et il a croisé son regard mouillé, intense, elle a cligné des paupières. Alors, oui, il s’est cru
en droit de lui parler, pour la première fois. Et puis, maintenant qu’il habitait à côté, il revenait chaque
jour, il l’avait revue 543 fois, il n’était pas exactement « un ami », non, bien sûr, mais tout disposé à lui
proposer son épaule pour y pleurer doucement, la pauvre.
– Manemoiselle, vous semblez… très abattue… Je peux faire quelque chose, aider ?
Elle a baissé les yeux, et il a craint d’avoir cassé leur convention implicite : il n’était toléré,
comme amoureux secret, que s’il gardait ses distances, sans la déranger.
Elle a reniflé, et avec une petite voix, à peine audible, yeux baissés :
– d… demain, et… tou-jours, n… n’aura u… une au-teu f… fille, pour v… vour servir, m…mieux…
Et elle semblait attendre, hélas, quelque chose comme un nouveau : « Super ! Enfin une fille
dynamique et enjouée, ça va changer ! ». Il a cherché les mots, vite, elle semblait au bord des larmes.
Comment lui dire que lui avait un avis très très différent ?
– Mieux que vous, manemoiselle, ça existe pas. A mon avis.
Elle a eu un très petit sourire, et… elle est allée chercher son petit flan. Comme réconfortée,
un tout petit peu, et il était heureux de l’aider, ainsi, quelque peu. Même si… la perdre ressemblait à la
fin du monde, pour lui. Il devait être solide, pour la réconforter, mais il pleurait à l’intérieur, il pleurerait
plus tard. Enfin, elle semblait si triste, en partant, qu’elle n’allait sans doute pas quitter ce job pour se
marier. Peut-être renvoyée, ou arrivée à terme d’un contrat de travail ou quoi – de plus de trois ans et
demi, peut-être quatre ans. Il aurait eu des milliers de questions à lui poser, mais ce serait peut-être
remuer le couteau dans la plaie. Pardon. Il a dit, simplement, le cœur gros :
– Qu’est-ce que vous allez devenir, petite demoiselle… ?
Elle a arrêté son emballage, un peu tremblante, elle a fermé les yeux. Comme touchée, ou…
– m… mèci… m… mèci…
Silence.
– Mamoiselle, c’est pas seulement des mots de soutien, un peu, pour dire. Si vous avez besoin d’aide,
ou…
Et… une larme s’est échappée, de sa paupière. Et puis une larme de l’autre paupière.
– m… mè-ci a… a infini… f… fini… f… fini…
Et, bon, c’est peut-être idiot, mais – de la façon dont elle le disait – il craignait des pensées
suicidaires, mon dieu.
– Vous allez retrouver du travail dans un autre magasin ?
Silence.
– Et peut-être trouver un patron plus gentil, des clients heureux, aimant votre service.
Elle a pincé les lèvres, pas convaincue, non.
– Manemoiselle, si vous trouvez un travail dans un magasin de pièces auto… J’ai pas de voiture,
mais… je viendrai acheter une ampoule de phare, vous dire bonjour…
Il pensait la faire sourire, ou la faire sortir de son attitude défaitiste, pour repousser un dragueur ridicule, ou… Non, elle a rouvert les yeux, cherché les siens, le visage comme irradié de bonheur.
– ou… ou… i… ?
Il lui a souri.
– Oui, et je reviendrai en acheter une chaque semaine. Et si c’est en banlieue Est, je déménagerai
encore, là-bas, et je viendrai vous en acheter tous les jours.
Elle a baissé les yeux, et… rougi, très fort.
– C’est pas méchant, craignez rien. On est comme ça, simplement. Tous. Tous vos clients, séduits
par…
Elle a fait Non, du menton. Silence.
– Ou… peut-être moi tout seul, et… et je pourrais faire de la musculation, reprendre les études pour
devnir riche, et…
Elle a fait Non. Elle souriait, doucement. Silence.
– j… je… pourrais v… vous…
Silence. « Vous chasser » ? « Vous calmer par un coup de genou bien placé » ?
– v… vous re-voir… ?
Il a avalé sa salive, et un grand sourire lui venait…
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– J’en serais infiniment heureux, manemoiselle. Devenir l’un de vos amis, sans déranger, vous aider,
connaître votre prénom enfin…
Elle a rougi.
– pa-ticia, j… jéha… m… moi je n’a eu l… la chance v… vote ch… chèque, l… le k… quatoze j… janvier…
??? Elle avait regardé son nom ? Elle se souvenait de la date ?
– Mon dieu, merci, pardon, je… Je veux dire : ne craignez rien, vous n’aurez pas à me signaler à la
police, je vous veux aucun mal. Mon amour envers vous est platonique, de la tendresse simplement,
infinie.
Elle a rougi, très fort. Avec un sourire incroyable… Mais, merde, un papy entrait, dans le magasin, c’était fini, et ils n’avaient pas fixé de rendez-vous pour se revoir, que faire ? Il était perdu, perdu, mais… Patricia, très forte, a regardé le monsieur, et dit :
– a-llez-vous-en, m… eussieu, s… c’est fermé…
– Quoi ?! Merde ! Vous pouvez pas mette un panneau ou quoi, fermer à clé ?!
Et, avec un courage dont il ne l’aurait jamais crue capable, elle est passée de l’autre côté du
comptoir, reconduire le vieux monsieur, fermer à clé.
Il l’a regardée, bouche-bée :
– Quelle force, Patricia…
Et redevenant toute timide, baissant les yeux, elle a murmuré :
– l… l’amour et… et la foi n… noteu s… seigneur, d… donne n… na force… …m… mon amour, p…
pour vous, j… jéha… jéha…
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ENCAISSEMENT
La fille a soupiré, pas contente.
– Encore vous ?! pour s’t’histoire de chèque à la con ?!
– Pardon.
– On vous l’a dit trois ou quat’ fois, bon sang ! Merde ! Soit vous considérez que cet argent, vous
l’avez plus ! et quand ça sra encaissé, ça confirmera ! Soit : vous faites opposition, et cet argent vous
en disposez ! OK ?!
Il a baissé les yeux.
– Je… voudrais juste… comprendre… C’était pas un chèque quelconque, non… enfin…
Le premier (et dernier) chèque à sa petite chérie, de la pâtisserie, secrètement adorée…
– C’était quel montant ?!
– Seize Euros, pardon.
– Stop ! Vous arrêtez d’nous casser l’cul, pour seize Euros ! Vous prenez rendez-vous au psychiat’,
y’a des médicaments pour ça ! Allez, et vous laissez la place, y’a du monde qu’attend derrière ! La
banque, c’est sérieux !
Il est parti, oui. Et… il a envisagé, pour la toute première fois, d’en parler, directement, à son
amour. C’était vingt minutes plus tard, donc, Rue Saint-Jean. Pour sa visite 474, donc. La délicieuse
petite jeune fille était allée chercher son flan, maintenant quotidien, et elle faisait le paquet, inutile,
gentiment.
– Manemoiselle, je… voulais vous demander, pardon, euh...
Elle a relevé les yeux.
– En Décembe, je… j’ai fait un chèque, à la pâtisserie Le Pellec, ici, et… si longtemps après, il a pas
été encaissé.
Elle a baissé les yeux. Elle le trouvait sans doute ridicule, elle aussi, croyant à un maniaque
vérifiant chaque centime sur les relevés bancaires.
– Je veux dire : s’il y a eu un problème, je peux vous refaire ce chèque. S’il s’est envolé, ou…
Et elle a… rougi. Il ne comprenait pas, il…
– Mon dieu, j’espère que ça a pas fait tomber fausse votre caisse, ce jour là. Vous attirant des ennuis,
à cause de moi. J’expliquerai à vote patron que c’est ma faute, que…
Elle a soupiré, faiblement. Silence. Elle semblait chercher les mots. Non, ou…
– Manemoiselle, vous avez eu ce problème ? La caisse, pas juste, un jour, à cause d’un chèque ?
Soupir encore, comme… perdue, ou… il ne comprenait pas. Il ne savait pas quoi dire.
– Manemoiselle, en dédommagement, pour les soucis que je vous ai causés, pardon, je vous propose
de vous faire un chèque du double. Ou dix fois plus.
Elle a rougi. Et dit :
– m… mille…
?
– Oui, mille fois plus, si vous voulez. Euh, faut juste que je transfère mes économies sur le comptechèques, pardon. Je… je pourrais revenir, alors… ? Vous me pardonnerez ? Désolé…
Et elle a souri, très fort. Elle a relevé les yeux, vers lui, comme heureuse ou quoi, il n’y comprenait rien.
– j… jéha… j… je disais s… ça pouh… rire… essayer, j… je sais pas… rire…
Il a avalé sa salive, perdu. Oui, il était ridicule, totalement, de prendre au sérieux un mot pour
rire. Et de payer, les yeux fermés, il s’était démasqué. Mais… ce « jéha », au début de sa phrase, il ne
comprenait pas : ça ressemblait à « Gérard », prononcé à sa façon à elle, ou…
– Jéha, euh, vous disiez ?
Elle souriait.
– j… jéha n… neusseuï, oui, douze n… ne rue d… de bataan…
??? Gérard N-e-s-e-y (même si ça se prononce Neussé, en vrai), oui, et son adresse,
exacte…
– Pardon, manemoiselle, pardon… Je… je vous veux aucun mal, je vous aime de pure tendresse, je
le jure. Si quelqu’un vous attaque, vous si belle et fragile, ce sera pas moi. Moi je voudrais vous protéger, et…
Elle avait baissé les yeux, rougissant encore.
– Euh, je veux dire : je sais que c’est un rôle qui incombe à vote petit ami, futur mari, pardon.
Silence. Son visage, confus, indéchiffrable. Silence.
– Juste, euh : manemoiselle, une question, pardon. Pourquoi ne pas avoir recopié mon adresse, en
laissant le chèque dans la caisse, s’encaisser simplement ?
Elle a souri, et… secoué la tête, faiblement.
39
– v… vous k… compendez pas…
« Vous comprenez pas » ? « Comprendriez pas » ?
– Pardon. Etre amoureux, ça rend très stupide, vous savez, excusez-moi.
Et elle a hoché le menton, avec conviction. Oui, pardon, il était très con.
– j… je n’a v… voulu n… ne garder n… n’écriture ne l’homme que j’aime, s… siyature…
Hein ? De quoi elle parlait ? Elle voulait dire, apparemment, que dans le genre connerie
d’amoureux, elle avait elle aussi, oui, une autre fois, ailleurs…
– m… mon jéha n… neusseuï, m…mon amour…
Il a souri.
– Oui, je comprends, ça c’est pour rire. Je progresse.
Mais… elle a paru toute désolée, secouant la tête.
– n… non… n-non…
Il a cligné des yeux, souri encore.
– Oui, très très stupide, je suis. Je comprends rien à rien, je suis sur un nuage.
Et elle a penché la tête sur le côté, comme toute attendrie.
– s… si j… gen-til…
Il a souri encore.
– Vous êtes la meilleure actrice de l’Univers, manemoiselle, merveilleuse, extraordinaire. Et je suis
très ridicule, pardon.
Il a soupiré.
– Et… quoi, maintenant, que j’ai avoué ? Je pourrai revenir, vous regarder ? vous écouter ? vous admirer ? Ou bien ça a assez duré, et vous préférez que je revienne plus jamais ?
Elle a… pâli, et… son regard s’est tout embué.
– m… mon dieu, n… non, p… pahdon, j… jéha, m… mon amouh…
Elle continuait, gentiment, la torture, tournant en ridicule absolu ses espoirs secrets, à lui, de
sympathie réciproque…
– jéha, k… comment v… vous prouver m… mon amouh… p… pouh vous…
Il a souri, gêné, pardon.
– Non, bien sûr, pardon.
– k… comment… ?
Presque cruelle, petite chérie. Gentiment…
– j… jéha… s… si v… si vous m’aimez, alors…
? Il était suspendu à ses lèvres. « Alors ne revenez plus jamais » ?
– a… aloh… m… me dihe k… comment v… vous prouver m… ma tendresse, infinie, k… comment… ?
Il a souri, encore, un peu nerveusement.
– Comment ? Je sais pas, je… par exemple, dans mes rêves, vous auriez compté comme moi nos
rencontres tous les deux, c’est impossible, bien sûr. Et c’est la preuve, donc, que…
Mais il s’est tu, parce qu’elle avait un sourire incroyable, soudain.
– k… kateu s… cents s… soixante k… katoze…
Et il est resté, bouche bée, à chercher à comprendre… Il cherchait l’air, essoufflé ou quoi,
pardon.
– Y doit y avoir une explication, bien sûr. C’est le nombre de semaines depuis que vous êtes là,
donc…
– n… non, k… que v… vous viendez t… tous les jours n… nepuis le 5 otobe n… n’année derrière…
Quand on est amoureux, on est très con, oui, et il encore resté, bouche ouverte, incapable de
penser. Mais elle a eu l’extrême indulgence de lui pardonner, et ils se sont revus, en tête à tête, le
dimanche d’après. Promenade, la main dans la main. Câlin sur un banc public, merveilleusement, des
heures entières. (Elle assise sur ses genoux à lui, à cause de la différence de taille). Leur mariage a
été leur rencontre 618, et ils n’ont plus compté après ça. Le bonheur, le miracle d’être ensemble,
étaient devenus la normalité, ordinaire. Un autre monde.
40
OU SIMPLEMENT AMI
Il était dix huit heures cinquante, il était dans les temps. Il souriait, il était heureux, pour ce
merveilleux moment de la journée, retrouver le doux visage de sa bien-aimée, enfin… de celle qu’il
aimait en secret, et qui le recevait chaque soir, dans ce petit magasin. Pour une part de flan à la vanille, alibi. Et chaque jour ce même sourire, comme… intense, envers lui, elle avait. C’était sans doute
professionnel, pour que chaque client se sente chaleureusement accueilli, mais elle avait un talent
phénoménal, pour ça. Dans ses yeux, son sourire timide, il y avait comme le message : « je suis contente, c’est le gentil, après, qui revient, fidèle et toujours aimable ». Oui, vus les mots durs de certains
clients envers elle, ça ne devait pas être toujours facile, ce métier, pour une douce effacée, silencieuse, bègue et timide, gentille… Il en soupirait de tendresse, même si c’était idiot, si elle avait forcément un petit copain déjà, ou des milliers d’amants, riches et musclés, vrais mâles, soupir. Pff…
Mais revenir simplement était un tel bonheur. Il s’inquiéterait quand elle aurait une bague, fiancée, en
voie de se marier, de quitter ce dur emploi. Pour devenir mère au foyer ou épouse inactive, simplement, oui. Une tranquillité qu’elle méritait, largement, en tant que plus jolie fille de l’Univers, et… Enfin,
« jolie », pour les hommes qui aiment les femmes plutôt de petite taille, puisqu’elle était naine, moins
d’un mètre trente, un mètre vingt cinq environs. Mais un milliardaire allait la couvrir d’or bien sûr, et
elle n’aurait plus à subir les mémères ronchonneuses et les hommes machos, commandeurs sévères
pour un Euro cinquante…
Les derniers mètres, heureux. Il a poussé la porte de verre. Et son joli visage, son sourire
délicieux en l’apercevant, même si elle est retournée aussitôt s’occuper de la dame devant.
– Ouais, ma grande, pass-que ! Moi, si j’étais ta mère, j’te bottrais les fesses, et puis c’est tout ! C’est
pas possibe d’ête lente et empotée comme ça !
Il s’est raclé la gorge, pour exprimer sa désapprobation.
– Oui-oui, msieu ! Elle a presque fini, s’t’espèce de tortue anémique ! Presque fini, enfin ! Pas trop tôt,
putain d’limace à la con ! Tortue !
Il a souri, presque hilare.
– Pas de problème, moi je trouve ça adorable, les tortues faibles et gentilles et douces.
– Hein ?!
La petite jeune fille continuait son paquet, mais ces joues étaient devenues toutes rouges, et
elle grimaçait un immense sourire, toute seule, les yeux baissés sur ses mains travailleuses.
– Hein ?! Ça va pas bien, vous, la tête ?!
– Si vous voulez, oui, y a qu’à dire ça.
– Pasque j’vois mon fils, qu’a votre âge, à peu près, éh ben lui, c’est aute chose ! Toujours avec des
filles super dynamiques et ambitieuses, la classe ! Bijoux et maquillages, genre actrices de théâtre,
avec du bagout super à l’aise, bien !
– Chacun ses goûts, madame.
– Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah ! Vous, vos goûts, c’est des crevures dans s’genre là ?! Moitié bègue, moitié
muette, ah-ah-ah ! S’t’espèce d’handicapée physique et mentale !
– Chut, madame, dites pas des mots durs, s’y vous plaît. Dans chaque personne, il y a du bon et du
moins bon, peut-être.
– Ben y’a des ptites merdes : c’est QUE de la merde !
– Je veux pas vous écraser madame, ni avoir le dernier mot. Si vous êtes satisfaite de penser ça,
c’est bien pour vous.
– Ouais ! Et toc !
– Vous avez gagné.
– Ouais, ah-ah-ah !
La petite jeune fille a relevé des yeux inquiets, vers lui, comme si elle était prête à prendre sa
défense à son tour, mais il a lui a fait un clin d’œil, et elle a baissé les yeux, en redevenant toute toute
rouge. Il espérait qu’elle avait compris ce qu’il voulait dire : « ma victoire à moi, c’est d’avoir détourné
sur quelqu’un d’autre la violence de la dame, épargnant ma petite pâtissière. »
– Ah-ah-ah ! Ces jeunes ! Y’a d’ces nuls ! Moi mon fils, putain, c’est aute chose ! Et y porte la cravate
et tout, lui, putain !
– Bravo, madame.
– Ouais ! Pasque sans une mère comme moi, cultivée et tout et tout, qui sait s’qui s’rait dev’nu, hein ?!
Sûrment pas s’qu’il est dvenu !
– Félicitations, madame.
– Ah-ah-ah ! Ouais ! C’est mon œuvre en ce monde, l’incarnation de ma chair et mes idées, les plus
brillantes, et…
Et elle a déblatéré, triomphale. La petite jeune fille avait fini le paquet, du gros gâteau.
41
– Mais si vous, les nuls, vous savez rester à vote place, ça me va ! C’est bien ! Les grands ont aussi
bzoin d’serviteurs !
– Oui.
Et la petite jeune fille, souriante, a aussi approuvé du menton.
– Ah, t’as fini, toi, connasse ?!
Elle a fait Oui, sans contester, du tout, gentille.
– Mon fils, il adore le moka au café, ouais ! Il nous amène sa nouvelle compagne, une super, celle-là
aussi, y nous a dit. Et grande, super !
– Bon appétit.
– Hein ? Non, c’est pour l’dessert, imbécile !
– Pardon.
– Pf. Allez ! Moi j’y vais ! Mais faudrait que j’déménage au quartier Machin, là, dans un aute milieu,
mieux à ma place que j’mérite, putain !
– Au revoir madame.
– v… voi… m… maname… p… padon…
Et elle est partie, sans répondre, méprisante jusqu’au bout. Et… sa petite pâtissière lui adressait un immense sourire, à lui, merveilleusement, avec… comme les yeux mouillés, brillants de reconnaissance.
– m… mè… mè-ci a… à vous, m… meu-ssieu… m… mèci… a… n’infini…
Il souriait aussi. Infiniment heureux.
– Merci à vous, manemoiselle. De m’avoir donné l’occasion de briller comme ça, en héros au secours
d’une pauvre jeune fille en détresse.
Elle a baissé les yeux, rougi, très très fort. Aïe, il allait un peu trop loin, là. Plutôt essayer de la
faire sourire :
– Enfin, un vrai héros, super-mâle, il aurait cassé le dragon en petits morceaux, plutôt que de se faire
cracher dessus pour détourner ça de vous…
Elle a cligné les yeux, ne souriant plus. Mais sans froncer les sourcils, sans dire « Tiens, c’est
vrai, c’est plutôt nul ». Non, elle semblait chercher les mots, les idées, pour prendre sa défense à lui,
contre lui-même.
Elle a fait Non, du menton, un peu tremblante. Et puis souri, heureuse, relevant les yeux vers
lui, avec une infinie douceur.
– n… non, v… voteu f… force k… comme noteu s… Seigneur le Christ, ne la gentillesse ne protégeur,
noucement…
Il était… touché, perdu, ne sachant pas quoi répondre. Il n’y connaissait rien en religion, et si
elle était croyante, il se sentait un peu perdu. Amical, tolérant, mais à distance, pardon.
Mais que répondre à ça ? Il a hoché le menton.
– Peut-être, oui, merci. Manemoiselle.
Et comme toute regonflée, radieuse, remise en confiance, elle est allée chercher sa part de
flan, devenue traditionnelle. Depuis maintenant trois mois qu’il revenait chaque jour, au lieu de chaque
semaine, les trois années précédentes, oui. Et il n’était bien sûr pas le prince charmant qui
l’emmènerait dans ses bras, dans son grand château, non, il était petit client, anonyme, pour un petit
gâteau, de rien du tout.
Il a posé son Euro quarante dans le réceptacle, pendant qu’elle emballait le flan. Pour rien,
puisque c’était pour manger tout de suite, comme d’habitude, mais il la regardait une minute entière, si
jolie, il était heureux. Tellement appliquée, méticuleuse, et lente, et faible, adorable, oui.
Un dernier scotch et elle a fini. Apportant le petit paquet vers la caisse enregistreuse. Mais…
elle a paru contrariée, hésitante, regardant le réceptacle. Mh ? Non, pas Un quarante ? Ça avait augmenté ?
– s… c’est n… nratuit, m… meu-ssieu, v… vous hemercier… pardon, m… merci… mèci…
? Il a avalé sa salive, perdu. Il craignait la suite, quelque chose comme « et si vous ne venez
pas que pour un flan, acheté, ne revenez plus, ça vaudra mieux, mon amant actuel est très jaloux,
attention ! ».
– p… pardon, k… que s… c’est pas n… n’assez he-mercier, k… qu’est-ce… n… n…
Et le silence, sans trouver les mots pour finir, émue. Oh, comme si elle avait eu Jésus-Christ
ou quoi, en face d’elle, toute émue, intimidée. Que dire ? Peut-être :
– Manemoiselle, ce que je préférerais, c’est… payer, traditionnellement, comme depuis trois ans et
demi, mais… avoir la chance de connaître votre prénom…
Sans surprise, elle a baissé les yeux, toute rouge, perdue.
– m… m… moi… ?
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– Oui, vous êtes devenue davantage que ma petite pâtissière préférée… une connaissance, gentille,
presque une amie, un peu. Si vous avez besoin d’aide ou quoi, pour quelque chose, déménager et
porter des meubles, douze personnes ou je sais pas, je serais heureux d’en être…
Cramoisie… Aïe, il n’aurait peut-être pas dû. Rompre la convention, qui l’autorisait à revenir,
client et pas amoureux, officiellement…
– p… p… a… p… p…
« Pas d’accord ! » ? ou Patricia, Paméla, Paola…
– Patricia ?
Et… elle a fait Oui, du menton, toute empourprée, les yeux baissés, le cou replié, tortue…
– m… mè… m… mèci… m… mèci…
– Merci à vous. Moi je m’appelle Gérard. Gérard Nesey. Même si c’est pas pareil, bien sûr. Il passe
des milliers de gens.
Silence. Toute coincée, perdue. Oui, pardon, la laisser respirer. Il a pris la part de flan, l’a regardée une dernière fois, pensant secrètement « je t’aime, Patricia, je t’aime… ».
– Bonsoir, Patricia, merci encore.
Toute rouge seulement. Et tandis qu’il sortait, la poitrine pleine de soupirs, il l’a entendue
murmurer, derrière lui :
– s… soi… j… jéra… s… si gentil, à n…. n’infini, n… n’infini, n’infini...
Il aurait peut-être dû faire demi-tour, répondre, remercier, l’encourager, mais… il a craint de
trop insister, et il est parti, sur ces mots merveilleux, seulement.
***
La semaine suivante, elle a eu un sourire merveilleux, quand il lui a dit « Soir, Patricia ». Elle a
rougi, émue, presque versé une larme, elle jouait magnifiquement le rôle qu’il adorait, que ce soit sincère ou astucieusement interprété. Une très chic fille vraiment. Et elle est allée chercher sa part de
flan, toute timide, adorable, sans répondre davantage qu’un demi murmure étranglé. Elle se souvenait
toujours qu’il l’aimait comme ça, c’était le principal, même si elle avait bien sûr oublié son nom, une
journée et mille clients après…
Mais quand elle a encaissé la monnaie, tremblante gentille. Elle a murmuré : « m… mè-ci,
m… meu-s… ssieu n… nesey, m… meu-ssieu j… jéha… m… mèci… »
Il a souri, immensément.
– Merci de vous en souvenir, merci. Et vous pouvez dire Gérard, sans Monsieur, si vous voulez, si
vous m’autorisez à vous dire « Patricia »…
Elle a baissé les yeux, rougi, souriante timide. Sans vraiment répondre. Que des m… mèci,
mèci… murmurés, étranglés.
Il a pris le flan, joliment emballé.
– Bonsoir, Patricia. Je veux dire : je vous souhaite une bonne soirée, vraiment, Patricia…
Rouge. Les yeux baissés, comme émue (même si secrètement amusée, peut-être)…
– s… soi… j… jéha… m… monne… m… monne s… soihée…
Et il est sorti, heureux. Tout étonné que cet instant de bonheur immense soit facturé un Euro
quarante plutôt que cent quarante millions, ou milliards…
***
Les jours et les semaines se sont succédés, ainsi, « Gérard et Patricia »… Jusqu’au 22 Juin
de cette année 2006, donc, le plus grand jour du monde – mais il ne le savait pas encore. Il est arrivé
avec le sourire, simplement heureux, comme toujours, pour la revoir, échanger deux mots gentils,
sourires timides, tous les deux. Il y a eu « Soir, Tricia », et « s… soih, j… jéha », en retour. Elle est
allée chercher son flan. Mais… elle semblait préoccupée, un peu, pas tranquille, ce soir. Elle a regardé dehors, comme souhaitant l’arrivée d’autres clients, ou le craignant.
– j… jéha, p… pahdon…
Sans le regarder, se concentrant sur son petit paquet. Il craignait le fatidique « ce petit jeu a
peut-être assez duré, je préfère que vous ne reveniez plus, que vous vous cherchiez une vraie copine,
une femme ».
Silence.
– Oui, Patricia. Dites-moi. Pas de problème.
Un peu rassurée, l’ébauche d’un demi-sourire, comme si elle était heureuse d’être comprise.
Elle avait quelque chose de délicat à dire, oui. Et il a attendu qu’elle se répète les mots, intérieurement, une dernière fois. Et une autre encore. Une autre.
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– j… jéha, s… si j… j… s… s… si… j… s… si… …
– Oui, si vous…
Elle a avalé sa salive, remis une mèche de cheveux derrière son oreille, les doigts tremblants,
les yeux baissés.
– n… ne v… vous inv… vitrais m… mon n… n’anniv… m… m… mon… m…
???
– Votre anniversaire ? Vous m’inviteriez à votre anniversaire ?
Rouge, cramoisie, perdue. Hochant le menton, à peine, coincée perdue. Mais elle a semblé
serrer les poings, rassembler toutes ses forces, pour ajouter :
– é… et v… voteu f… fi-yancée m… mien sûr… parnon…
Que lui dire ? Qu’il n’avait pas de fiancée ? Au risque de la contrarier ? Elle dirait peut-être
« ah ben non, alors, si c’est pas une amitié possible entre nos deux couples, mon amant serait fâché ». Hum.
– Ce serait infiniment gentil, infiniment.
Rouge, cramoisie… Avec un immense sourire, en même temps. Il n’en croyait pas ses yeux.
Une amitié possible ? Il faudrait qu’il vienne avec une collègue ou voisine, qui accepterait de jouer le
rôle virtuel de fiancée, payée pour ça ? Il était prêt à tout. Pour faire sa connaissance, Patricia, en
dehors du magasin. A moins que, euh…
– Euh, vous voulez dire : vous êtes la fille du pâtissier, et pour vos vingt ans, il invite tous les bons
clients ?
Elle a pâli, paraissant catastrophée. Merde, euh…
– Ou bien, c’est personnel, venant de vous-même ?
Elle a paru demi rassurée, incertaine.
– m… mèr… z… zonnèl, ou… i, parnon, parnon… parnon…
– C’est encore plus merveilleux, touchant. Merci, merci infiniment, de cette invitation.
Rouge… Mais elle a tressailli, regardé dehors, oui quelqu’un pouvait entrer d’une seconde à
l’autre, sans qu’il ait répondu.
– J’accepte avec joie, merci, infiniment, Patricia.
Un sourire radieux, comme béat, elle a eu. Comme, euh… faible d’esprit, ou… non, pardon,
juste touchée, profondément, pour une raison inconnue. Euh, oui, sa réponse était idiote, ou…
– Enfin, je veux dire : il devrait pas y avoir de problème, je pense, pour me libérer, pour y aller. Ce
serait quand, ce serait où ?
Elle aurait pu répondre n’importe quoi, sans le surprendre en rien, mais sa réponse l’a estomaqué :
– j… je sais pas, parnon…
Elle ne savait pas la date de son anniversaire ? Ni le week-end qui suivait ? Ou bien…
– C’est pas encore finalisé ? Vous devez voir avec votre famille ?
Et elle a… baissé le menton, un peu plus bas encore. Comme les épaules écrasées par le
poids de quelque chose. Elle a fait non, faiblement. Silence.
– m… ma f… famille p… pas v… voulu n… ne moi…
???
– Ils ont pas voulu l’organiser cette fois ?
– j… jamais v… voulu n… ne moi… ne démile… parnon…
Débile ?
– Patricia, même si votre famille a été dure, l’important c’est que vos amis fidèles vous soutiennent…
Mon dieu, elle avait les yeux visiblement gonflés de larmes, elle a reniflé.
– j… jamais eu n… n’ami, n… ne toute ma vie…
??? Mais, merde, une dame entrait, c’était fini. Oh-là-là, alors qu’il aurait eu dix mille questions, des millions de mots de soutien, pour elle. Elle avait les yeux baissés, refermée.
– Euh, je… repasserai tout à l’heure, après. Ça ferme dans une demi-heure ?
Elle tremblait, toute, incapable de regarder sa petite montre. Mais oui, il était dix-neuf heures
trois.
– A tout à l’heure.
Il a pris son paquet-flan, laissant les deux euros, il se fichait de la monnaie, éperdument. La
laisser reprendre son travail, sans la mettre mal à l’aise par une invitation au restaurant, devant la
dame, qui aurait froncé les sourcils, croyant à une entreprise de drague indécente, et dégueulasse si
la petite jeune fille acceptait, jugée « salope », « facile ». Il est sorti.
– Ouais, alors moi, j’sais pas si t’as ça ma grande ! C’est un truc feuilleté, mais alors avec…
La porte s’est refermée. Et il s’est éloigné, pour le temps d’une demi-heure. Oui. Son cœur
cognait. Jamais eu d’ami, Patricia ? Et rejetée par sa famille, mon dieu… Il… bien sûr qu’il lui propose-
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rait son amitié, absolue, fidèle et pure. Et des millions de bisous et plus si affinité, si elle voulait. Mais
ça paraissait impossible. Est-ce qu’elle avait joué le rôle idiot qu’il espérait d’elle, jusqu’au bout, jusqu’à l’absurde ? et son copain motard viendrait mettre son poing sur le nez à cet amoureux débile,
tout à l’heure. Elle avait prononcé le mot débile, oui, même si c’était en parlant d’elle, démonstration
par l’absurde ou quelque chose. Il était perdu, perdu. Le motard lui mettrait un grand coup de pied
dans les… même si ce n’était pas le problème, c’était un malentendu, pardon. Comment expliquer ?
Il a réussi à ne pas oublier de manger son flan, ouf, il aurait vraiment eu l’air stupide. Mais il
n’est pas retourné attendre chez lui. Restant là, à proximité, à tourner en rond ou immobile, perdu.
Cherchant les mots, les idées, perdu. Comprenant que c’était sans doute la fin de cette tendre histoire
de trois ans et demi, le sommet de sa vie, avant la chute, sévère. Fatale. Du sixième étage, oui.
Dix-neuf heures trente, finalement. Et puis trente cinq, quarante, une camionnette est venue
chercher les invendus, avec un vieux monsieur chauve, l’air colérique. Le rideau de fer est descendu,
très doucement, mouliné à sa petite vitesse, Patricia, oui. Et puis le monsieur est parti, toujours en
colère, Patricia est sortie. Les yeux baissés, sans le chercher des yeux, lui, comme ayant oublié sa
promesse, ou n’y croyant pas du tout, simple jeu oratoire, conversation. Hum. Sans sa blouse blanche, en timide robe grise, discrète, adorable. Il s’est approché, pendant qu’elle se baissait, fermer à
clé le pied de porte. La camionnette est partie en grondant, conducteur mâle, oui. Et c’est ce que les
filles aiment, sans doute, il se sentait nul, il la décevrait si… Il cherchait les mots.
Elle a tressauté, en sentant sa présence, toute proche. Il pensait qu’elle allait se relever,
mais… elle s’est agenouillée, sur le trottoir, les mains jointes. Comme en face de Jésus-Christ ou
quoi. Il savait pas quoi faire.
– Patricia…
Elle avait les yeux fermés et semblait prier en silence. Il se sentait perdu, perdu, avec elle à
ses pieds… Il s’est agenouillé, aussi, face à elle. Joignant les mains comme elle.
– Patricia, vous n’êtes plus toute seule… Apprenez-moi à prier…
Elle a frémi, comme perdue, désorientée par sa réaction, ses mots.
– s… sè-nyeur… s… sè-ni-eur…
– Seigneur.
– que n’êtes aux s… syeux du… ciel…
– Qui êtes aux cieux du Ciel.
– par-donnez-moi de miyons ne gifes, coups ne pieds…
Elle ne bégayait plus.
– Pardonnez-moi, de millions de gifles, et coups de pieds…
– n… n’avoih nérangé l… le puss gentil garçon nu mon n’, t…
? Le plus gentil garçon du monde ? Lui, Gérard ?
– tènement tènement gentil de même pas ne refuser…
– Tellement gentil de ne pas refuser.
Elle a hoché le menton, très faible.
– au… au hieu ne se moquer ne moi, me remète à ma place, ne rien nu tout… nu tout…
Mon dieu…
– Patricia, le Seigneur vous entend, vous pardonne. J’en suis sûr.
Comme saoule, saoulée de paroles sacrées. Et c’était bien, un peu, pour la rattraper, la rassurer, au bord du gouffre. Mais…
– Patricia. Je… Non, ce que le Seigneur vous demande, en… « épreuve », pour vous racheter, c’est
sans doute d’écouter le gentil garçon, vous expliquer. En ouvrant vos oreilles, votre esprit, votre
cœur…
Elle a fait Oui, du menton, comme rassurée, presque heureuse. Silence.
– Patricia, je vais pas répéter votre prière, je vais dire la mienne, proche, écoutez : Seigneur, pardonnez à cet imbécile de Gérard, qui revenait voir la pauvre petite Patricia sans lui dire ses sentiments,
bêtement.
Silence. Elle écoutait, oui, tremblante.
– Patricia, j’aurais dû vous proposer mon amitié depuis plus de trois ans. Si j’avais su que vous aviez
pas d’ami, pas de famille, mon Dieu… Et moi je vous adorais, vous toute seule au monde, mais je
croyais que vous aviez plein d’amants, mille fois mieux…
Elle a ouvert les yeux, cherché les siens, perdue. Contact… Comme jamais, en tant
d’années : un regard de plusieurs, multiples, secondes, les yeux dans les yeux…
– Patricia, devenons amis, tous les deux. Sous la protection de votre Seigneur, je connais pas très
bien, pardon. Devenons amis, tous les deux.
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Ses yeux étaient pleins de larmes, et un sourire recommençait à éclairer son visage, merveilleusement. Elle a fait le signe de croix, doucement, et il l’a imitée, même s’il aurait peut-être dû le
faire à l’opposé, puisque en face.
– Eh ! Les deux allumés là !
Un monsieur en colère, au-dessus d’eux.
– Ça va pas la tête ! Vous vous croyez à l’Eglise ?! Putain, s’qu’y a comme tarés, avec toutes ces
sectes à la con ! Moi j’vais appler la police, si…
Il a souri, s’est relevé, tirant Patricia aussi, par le coude.
– Venez, restons pas là, Patricia.
– Et une gosse en plus ! Un prêtre pédophile ou quoi ! Merde ! Putain ! Les flics !
– Monsieur, excusez-nous. Mon amie est une adulte de petite taille, nous avons simplement eu un
moment de prière, touchée par la grâce ou quelque chose.
– ‘La maladie mentale, oui !
– Peut-être, mais sans faire de mal à personne. On vous encombre plus le trottoir, promis, on s’en va.
– Entre les crottes de chien et les merdes de bondieuseries, putain !
– On nettoie : on s’en va.
Et il a fait quelques pas, dans la direction opposée au monsieur. Tendant la main pour inviter
Patricia à le suivre. Elle a rougi, est venue, mais sans glisser ses doigts dans les siens, simplement en
venant à ses côtés, et ils ont marché lentement, côte à côte.
– Vous avez faim, Patricia ?
Silence.
– n… ne t… tout v… vomir, parnon… parnon…
– Non, détendez-vous. Je pensais vous inviter au restaurant, mais on peut simplement se parler. Simplement.
– j… je parle m… mal… p… parnon…
– Moi j’aime bien vos bégaiements timides, et vos petites fautes : c’est pas grave pour moi. Je vous
préfère, vous, à tous les professeurs du monde.
Elle a rougi, encore. Silence. Oui, mais que faire, prendre un verre ou s’asseoir sur un banc
public, plus tranquilles ?
– Vous avez besoin d’aller aux toilettes ?
Elle a rougi, fait Non.
– Et vous devez rentrer chez vous à une heure précise ? Avant le dernier bus ?
Silence, elle roulait des yeux au loin, comme émerveillée, ou « allumée », heureuse, en extase religieuse, dans les nuages, sur une autre planète.
– s… c’est n… ne dernier j… jour nu mon n’, ne toute façon…
? Aïe, « dernier jour du Monde » ? Au bord du suicide, ou…? Espérant qu’ils se suicideraient
ensemble, comme Roméo et Juliette, pour fuir ce monde méchant ?
– Non, Patricia, j’espère que c’est le premier jour d’un monde nouveau.
– au… Ciel…
– Je sais pas. Je crois qu’on est sur Terre, toujours. Alors il faut qu’on fasse attention, qu’on évite les
gens méchants, qu’on fasse attention aux choses. Vous rentrez en bus, Patricia ?
Elle a avalé sa salive, hoché le menton, souriante.
– n… non…
? Hocher le menton pour dire non ? Peu importait.
– m… mais l… les dames è… disaient n… ne l’auteu dame t… très en colère, s… si pas rentrée d…
dix heures…
Les dames ? Une dame concierge ? Un foyer ? Il hésitait à lui poser mille questions, mais ils
auraient tout le temps plus tard. Gérer l’horaire, déjà.
– A dix heures du soir ? Vingt deux heures ? Bien, ça nous laisse une bonne heure, entière, pour nous
parler, essayer, Patricia. Ou davantage, même. A neuf heures et demie, je vous raccompagnerai, à
votre foyer ou…
– m… mèci, j… jéha… mèci…
Emue aux larmes.
– Et il faudra essayer de vivre, survivre, faire les choses, et demain soir on se reverra, après-demain
aussi… C’est un nouveau monde, oui.
Radieuse. Mais, euh…
– Patricia, je… je veux dire : vous me semblez vulnérable, fragile. Ne suivez pas le premier homme
qui vous accorderais un peu de gentillesse.
Elle a froncé les sourcils.
– n… ne gaçon ne dire t… « t’as beaux seins, tite salope, on couche »…
46
???
– j… je n’a s… sorti le couteau, des gâteaux, ne pour crever son vente…
– Bien, défendez-vous. Moi, c’est différent, je le jure. Si vous me dites « pas avant le mariage », ça
attendra qu’on se marrie, oui, tous les deux.
Elle a rougi, très très fort.
– Et si vous me dites que vous voulez pas de ça du tout, comme des bêtes, je serai simplement votre
ami, sans vous toucher. Votre fidèle compagnon.
Radieuse. Et il avait le sentiment de, presque, avoir gagné la partie, avoir sauvé sa vie, avoir
gagné son amitié…
– s… ça serait s… si merveilleux, s… ça serait k… comme ça, l… le mon n’ en vrai…
Le « Monde en vrai » ? Au conditionnel ?
– Vous croyez que c’est un rêve, ici ?
Elle a hoché le menton.
– l… le pluss beau rêve n… ne toute ma vie, et… et m… même sans n’ête n… normale que… que…
Silence. Il allait dire des mots pour la rassurer, mais elle semblait sur le point d’ajouter quelque chose.
– que… au mihieu ne miyons filles amoureuses ne lui, m… mon jéha, y… y n’aurait u… une minute,
entière, pour moi, s… Seigneur… ou… ou huit m… minutes… s… sans sa fiancée en colère… parnon…
– Patricia, aucune fille au monde m’aime, ou seulement vous… Je suis pas riche, pas musclé. J’ai
aucune expérience amoureuse, j’suis un vieux garçon, triste, renfermé, sans sortir ni faire de sport,
sans amis, rien… Rien que ma petite pâtissière adorée, Patricia, mon cœur, ma petite chérie, bienaimée, en secret, pardon… Idiot…
Elle souriait, immensément.
– m… mais t… très laide…
– Quand on est amoureux, on est aveugle, je vous trouve la plus jolie de l’Univers, Patricia… et bien
plus que ça : à l’école ou ailleurs, y avait des très jolies filles parfois, mais prétentieuses, dures, capricieuses, pas bien du tout… Vous, vous êtes délicieuse…
Rouge, la pauvre, rouge… Et ils ont marché, comme ça, longtemps, en faisant le tour du pâté
de maisons, quatre fois. En se disant des mots gentils. Le début d’une nouvelle vie, oui. Il l’a raccompagnée à son foyer, et ils se sont donnés rendez-vous le lendemain soir. Elle était au bord de la syncope, et il l’a prise par les épaules, pour la soutenir, mais ça a empiré et il a cru qu’elle s’évanouissait.
Il lui a fait une bise sur la joue, et elle a trouvé la force infinie de lui rendre, tout de suite, sans mourir
de rougir…
47
PAMPLEMOUSSES
Ça ne s’est pas du tout, du tout, passé comme il l’imaginait, ce déménagement, cette nouvelle
vie, habitant quartier Nord pour acheter un petit flan quotidien. Auprès de sa petite chérie, oui, aimée
secrètement depuis plus de deux ans et demi. Il avait recensé tous les possibles, tous, et il n’y en
avait que deux (puisque sur cette planète, on est « sur Terre », pas au Paradis). Dans son journal :
1/ Elle est indifférente au rythme de venue des clients, ne me remarque même pas spécialement.
Donnant le gâteau demandé, simplement, souriant aux gens qu’elle reconnaît. Ça continue comme
avant, 5 fois plus fort que quand j’habitais loin, ne venant que le vendredi. Bien. Jusqu’à ce qu’elle
s’en aille, mariée, oui. Snif-snif.
2/ Elle soupçonne que je viens donc pour elle et pas pour un gâteau, et me demande de le dire en
face. Puis de respecter sa personne, de ne pas profiter de son obligation professionnelle de recevoir
les gens, elle me dit de ne plus revenir. Le miracle de la rencontrer s’éteint, avant même qu’elle soit
partie. Snif-snif, instantané.
Bon, c’était peut-être des conneries à l’eau de rose, de midinette sub-débile, larmoyante, et un
homme, un vrai, aurait vu ça très très différemment. Mais bon, on vit avec ces infirmités. Freud ou un
autre a dit que chacun est 49 à 51% Homme (et 51 à 49% Femme), et il n’a pas forcément dit que des
âneries.
Tout allait peut-être se jouer dès le premier soir, si elle remarquait qu’il était très anormal qu’il
vienne, lui, un mardi. Même si ça paraissait un peu absurde, qu’elle le remarque au milieu de centaines de gens ou davantage. Non, ce serait plutôt la répétition, tous les jours, qui lui ferait froncer les
sourcils, ou non.
Et donc, le cœur serré, ce mardi, il est entré. Bon, ce n’était pas elle, il y avait mille explications possibles, il y réfléchirait toute la nuit, pardon. Il a fait semblant d’être un client acheteur de gâteau. Demandé deux mille-feuilles, pour changer. Mis dans une boîte.
– Le fond de l’air est frais, hein, m’sieur ?!
Oui, il préférait tant sa petite chérie (silencieuse gentille) à cette femme, et tous les gens du
monde…
– Mm. Euh… c’est son jour de congé, le mardi, euh… la très petite employée du vendredi ?
– Hein ?!
Hilare… Il ne comprenait pas. Il a répété, essayé, la gorge serrée.
– Hé ! La naine, c’est pas une employée ! C’est une débile ! Débile mentale ! Qui vient aider, gratuit,
l’soir ! On la partage avec le marchand d’fruits, là, en face !
En face ? Peut-être la vitrine, là, ou…
– Ah-ah-ah ! Aaah-ah-ah ! Cette conne, elle a fait une touche !
Il a rougi, bon dieu, perdu. Mais sans secouer la tête, perdu, perdu.
– Vous… lui direz pas, hein, non, c’est juste une sympathie, grande sympathie, à distance, respectable. Je le jure.
– Ah-ah-ah !
– Pardon…
– Et si c’est qu’moi, tu veux plus du tout d’gâteau, du coup, j’parie !
– Euh, je suis désolé… Non, je paye, je paye, pardon. Combien ?
Elle a soupiré, très fort.
– J’pourrais t’faire cracher tout s’que t’as, ptit con, je l’sens ! M,ais j’suis trop bonne, allez ! Deux quatre vingt !
– Merci, merci, pardon.
– Mais pourquoi tu la rvois pas en dehors ?! È srait super-honorée d’savoir qu’elle a un admirateur,
un ! Ste ptite crotte ! Bon, même si elle te bisouille pas ni rien, t’es pas forcément son style !
– Assurément pas, non.
Il allait dire « Mais vous lui direz pas qu’on a parlé d’elle, hein ? »… ce qui l’a arrêté, c’est qu’il
s’est souvenu que ça ressemblait à une scène du film « Nid de Coucous » ou quoi, avec l’autre là,
Charle Nikolson, un nom comme ça. Dans un asile de tarés, le coincé timide qui s’ouvre la gorge,
après. Soupir.
– B’jour m’dame ! Un peu frisquet, s’soir, hein ?!
Une dame était entrée.
– M’en parlez pas ! Mon ptit fils, ma fille l’a envoyé à peine couvert, j’ui dit, bon sang : « Charlène,
écoute !… »
Lui, il a pris son petit paquet, sans papier autour, sans demander sa monnaie, sur cinq euros,
il est parti, pardon. Il aurait voulu se cacher ou quoi.
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Bon, mais faire quoi ? Rentré chez lui, il a élaboré trois mille scénarios, selon que la dame
racontait ça ou non, à la jeune fille, selon que celle-ci réalise ou non qu’il s’agissait de lui, selon qu’il
retourne demain ou non la voir, selon qu’elle serve ou non à la pâtisserie ce mercredi… Et puis, au
milieu, perdu, tout se mélangeait, il s’est endormi – sans doute, parce que le réveil l’a réveillé, non
dérangé dans une pensée claire. Pfh. Il est allé au boulot, avec des millions de soupirs, il a fait son job
stupide : extractions liquide-solide et injections/programmations de chromatographie en phase-vapeur,
avec couplage d’électrophorèse capillaire, routine. Et puis retour, quartier Nord, dans l’inconnu. Il a
senti qu’il allait se passer ce soir la catastrophe attendue, vingt fois plus atroce que prévu ou quoi. Il
est allé à la pâtisserie, rue Saint-Jean, oui, sans rentrer réfléchir trente minutes à la maison, non. Marchant vers son destin. Et… ce n’était pas sa petite naine, qu’il voyait par la vitrine, mais la dame d‘hier.
Ah. Elle servait une grand-mère bigoudis. Mais, elle l’a aperçu, lui, et elle a eu un très grand sourire,
hilare. Elle a fait signe de la main, du bras : « là-bas ! en face ! ». Il a rougi, soupiré. Et… il a traversé,
vers ce marchand de fruits, oui. « Fruits-Légume Henrio ». Et, à l’intérieur, sa petite chérie, ô mon dieu
si belle mignonne, il n’oublierait jamais cette image, jamais. Si proche de la fin. Blouse bleue ciel au
lieu de blanche, queue de cheval rassemblant ses longs et doux cheveux… Elle était debout sur un
marchepied, pour atteindre les cageots de fruits, de choses. Il… il est entré, sans rester là, pardon, à
la reluquer sans qu’elle le voit. Il n’y avait personne, et… elle a semblé le reconnaître, elle a eu… un
immense sourire, comme heureux, ou… Enfin, pas hilare, pas comme si la dame lui avait raconté et
qu’elle se disait maintenant : « ah zut, c’est que çui-là, finalement, le con ». Il… euh, il a regardé à
gauche, à droite, les fruits, même si c’était très con. Et entendu sa petite voix : « m… meu-ssieu… ». Il
a répondu, lui souriant, un peu coincé : « soir, manemoiselle… ». Silence.
– p… pahdon, j… j’ai pas n… ne flan, ici, pahdon…
Il était reconnu, donc. Comme client de la pâtisserie, du moins. Devant elle, il y avait des tomates, des pamplemousses.
– Y vous reste des pamplemousses ?
Et toute sérieuse, gentille, elle a fait oui, du menton.
– n… ne v… n… ne vous k… con-mien… ?
– Combien ? Je sais pas : une demi-livre ?
Elle a paru désemparée, et… oui, c’était très bête, ça devait faire un pamplemousse et demi,
une demi-livre… 250 grammes. Elle devait avoir tout ça en tête, quel poids pour chaque truc.
– Pardon, je veux dire : un seul pamplemousse, bien sûr.
Soulagée. Mais sans prendre un air ironique « sacré petit plaisantin » ou « rêveur idiot » ou
quoi, non. Elle a juste mis le pamplemousse devant elle, dans un sac brun. Tapé sur la machinecaisse.
– Je vous dois combien, manemoiselle ?
– k… quateu v… vingt s… centimes, p… pahdon, pahdon…
Il a sorti son porte-monnaie, donné ça. Oui, pile l’appoint. Mais payer en centimes la prodigieuse émotion de la revoir, c’était presque insultant, scandaleux, pardon.
– m… mèhci… mèhci…
– Merci à vous.
Et ce sourire, qu’elle avait, comme… heureuse, ou quoi, et… il la trompait, il… Son devoir
était de… Puisqu’il n’y avait pas d’autre client…
– Manemoiselle, je crois que je dois vous dire, pardon…
Elle n’avait pas l’air de se douter, la dame n’avait apparemment pas parlé.
– Je suis nouveau dans le quartier, et… je crois que… en repas du soir, je voudrais peut-être, maintenant, euh… un flan ou un pamplemousse, selon les jours.
Elle a pâli, respiré plus vite.
– n… ne v… vous f… faut p… pluss que… que une pièce… ?
Il a soupiré.
– Je voulais dire, pardon : je préfère… « frais », je reviendrai…
Elle a avalé sa salive.
– n… ne quel j… jour, v… vous savez… ?
? Qu’est-ce qu’elle voulait dire ? Elle préférait qu’ils se voient ou qu’ils s’évitent ?
– Ben, sûr : le vendredi, ce serait un flan, et le mardi-mercredi : un pamplemousse. Reste… le jeudi, et
le lundi, si c’est ouvert. Là, je sais pas.
Elle a baissé les yeux, rougi. Silence. Il craignait le pire.
– n… ne un… undi j… je pouhais v… vous conseiller, n… ne pampemousse, s… si z’heureuse…
– Moi aussi : si heureux de vous revoir, pardon. Et le jeudi, à la pâtisserie ?
Cramoisie, la pauvre, se mordant la lèvre. Silence.
– m… meu-ssieu…
49
La sanction allait tomber.
– Oui, pardon.
– v… vous aimez l… le pampemousse…. ? s… c’est amer, pardon… n… nes gens d…dire…
– J’aime pas bien, mais j’aime encore moins les tomates, et c’était les deux, là, proches, sans déranger, pardon… Déranger encore plus que…
Silence. Toute toute rouge… Mais, comme souriante, davantage que fâchée, apparemment,
confuse.
– J’aime pas beaucoup le pamplemousse, mais j’aime beaucoup ma petite fruitière, pardon. Pâtissière-fruitière… Pardon.
Rouge, rouge… Incapable de parler. Il l’a laissé souffler, reprendre pied.
– j… je m’apelle p… atricia, pardon, n… niezevska… pardon…
– Je vous aime beaucoup, manemoiselle Niezewska. Ou Patricia, si vous permettez, pardon…
Et, toute souriante, heureuse, oui. Elle a hoché le menton.
Début d’une longue et tendre amitié, et plus car affinités… Ça avait dû se mélanger dans la
rotation des planètes, car on n’était plus sur Terre… En tout cas, une seule certitude : le pamplemousse est le fruit sacré de l’Univers, tandis que le flan est le gâteau divin.
50
LETTRE DIVINE ?
Lettre postée avant-hier, le 3 Juin 2007, oui, à Douai, dans le département 59, oui, comme ici,
Lille. Soupir.
S’asseoir. Et réfléchir, fort, essayer, malgré les médicaments. C’était, potentiellement, la lettre
la plus importante de l’Univers. Reprenons.
Oui, cette adresse, marquée Gérard Nesey, et rayé 66bis Grande Rue de Tholiez, corrigé en
27 impasse Fredric Brown, 59000 Lille… Oui, son ancienne adresse, d’il y a cinq ans, et sa nouvelle
adresse, pas celle de la Rue Saint-Jean entre-temps mais la toute nouvelle, depuis sa sortie de leur
asile à la con.
Silence. Et en marge, en travers : TRÈS URGENT SVP.
Enfin, « ancienne adresse », non, c’était encore plus incroyable que ça : c’était son ancienne
adresse « telle que mal codée par la banque ». Il leur avait expliqué que sa (simple) Rue de Tholiez
était le prolongement de la courte « Grande » Rue de Tholiez, mais ils avaient seulement répondu
qu’ils verraient si leur ordinateur avait ça dans sa base de données, et ils n’avaient jamais rien changé. De toute façon, il avait ensuite déménagé Rue Saint Jean, pour se rapprocher de sa petite pâtissière adorée, pour la revoir cinq soirs par semaine au lieu d’un seul les deux premières années. Et…
le chèque qu’il lui avait fait, pour le gâteau d’anniversaire à l’atelier, portait son nom à l’ancienne
adresse… Il avait fait suivre le courrier pendant un an, maximum prévu, il avait programmé de lui
refaire un chèque l’année d’après, pour son nouvel anniversaire, tradition de gros gâteau à nouveau,
à l’atelier. Et ça n’avait a priori aucune importance, parce qu’elle avait sans doute mis le chèque dans
une pile pour son patron, sans prendre la peine de noter les coordonnées de cet amoureux secret.
Même si ça pouvait servir, pour le dénoncer à la police s’il se montrait entreprenant, envahissant,
harcelant, un jour…
Mais… qui d’autre qu‘elle pourrait se souvenir qu’il avait eu pour adresse bancaire ce 66bis
Grande Rue de Tholiez ? Et qu’est-ce que ça pourrait avoir de très urgent cinq ans après ? Et pourquoi une lettre manuscrite si ça venait de partenaires de la banque ? Et pourquoi cette grosse écriture
autoritaire si ça venait de sa fragile petite pâtissière timide ?
L’adresse était encore plus surprenante que ça : il n’y avait pas l’ancienne adresse, rayée,
avec la correction casée à l’étroit sous le 59000 final, non : on avait apparemment voulu lui dire, avec
préméditation : « c’est très urgent pour le Gérard Nesey qui habitait au 66bis Grande Rue de Tholiez.
Ce n’est pas une lettre anodine de n’importe qui, voyez, DONC ouvrez sans jeter ».
Bon, il serait toujours temps d’ouvrir l’enveloppe plus tard, mais il imaginait par exemple un
truc comme ça :
« Salut, je suis Wladimir Petrovski, le mari de X, qui était la très petite employée de Pâtisserie Le Pellec dont vous étiez fou amoureux, en secret. Elle dit que vous êtes sans doute le seul au monde qui
ferait n’importe quoi pour nous, pour elle. Mon frère qui travaille à votre banque nous a retrouvé votre
adresse actuelle. Il dit que vous pouvez emprunter quinze mille Euros, pas plus, compte tenu de vos
antécédents suicidaires. Ces quinze mille, il nous les faut, de toute urgence. Et oui, imbécile, c’est ça
l’amour, le vrai (pour un « mec » dominé dans ton genre) : servir celle qu’on aime sans se tuer parce
qu’elle est partie avec un autre (dominant). Elle est trop coincée pour te le dire en face, mais du genre
mec sans couilles t’étais pas du tout son style, et si tu nous sors de la merde, là, tu auras gagné un
peu de sympathie de sa part, presque. Prends rendez-vous dès que possible avec mon frère Igor, à
l’Agence de l’Avenue Luzon »
Quelque chose comme ça, oui. Pardon. Soupir. Casser un peu plus la jolie histoire, à sens
unique.
Soupir. Il se sentait nul. Coupable. Et… oui, il avait été fort, très fort, face à la mort, la terreur
de la douleur ultime, mais… Enfin, il n’avait pas sauté pour qu’elle le sache, et… culpabilise, non, juré.
C’est juste que, sans elle derrière le comptoir, plus jamais, le monde n’avait plus aucun sens, aucun
attrait. Et il se sentait si nul de ne même pas avoir tendu la main (à temps), pour recevoir un refus poli
ou une paire de gifles… Il aurait dû, ou pu, ou dû, oui… et c’était trop tard, et il en avait mal à hurler. Il
chialait et chialait, comme un nul, un raté, et au boulot le chef d’atelier l’a envoyé au médecin
d’autorité. Et avec ces machins liquéfiant le cerveau, il avait eu moins peur, de sauter, sous le train ou
par la fenêtre.
Elle n’avait pas dû le savoir, elle avait juste gardé copie de l’adresse au cas où un inconnu la
harcèle, au téléphone ou quoi, comme s’il avait pu obtenir de son patron, Monsieur Le Pellec,
l’adresse de son ancienne employée… En l’achetant, pour la poursuivre… Et ces coordonnées à lui,
elle avait dû garder ça dans un tiroir, oublié, ou comme bouée de secours, le sachant fidèle à jamais,
prêt à tout pour l’aider un jour, si elle avait besoin… Et on y était.
51
En récompense, il n’aurait sans doute pas le droit à une amitié, ni même à la revoir une seule
fois, ni même recevoir une photo d’elle. Non, juste le bonheur d’avoir fait naître un léger sourire sur
son visage, même si ça ne serait vraisemblablement pas pour dire « Merci à lui » mais plutôt « Ah-ahah, ça a marché, quel con, ce mec, minable naïf ». Elle avait dû tant changer en devenant épouse, et
peut-être mère, protectrice, elle si faible et fragile et pure. Enfin… en apparence, il ne l’avait jamais
connue, personnellement. Seulement 278 visites, de deux minutes.
Soupir. La lettre attendait, là. Avec cette grosse écriture, de son mari, vraisemblablement. Sa
remplaçante, rue Saint-Jean, n’avait pas confirmé qu’elle était partie se marier, mais c’était évident.
« Hein ? Ben non, pas en vacances, l’aute ! C’est moi qui suis embauchée, là. A durée indéterminée !
Et tous les clients sont super-contents du changement ! ». Et « J’en sais rien, s’qu’è d’vient, l’aut’, rien
à foute ». Et « Non, j’ai pas le droit d’donner les coordonnées du pâtissier ! Si vous êtes pas content,
vous le dites à moi, c’est tout ! Ou vous allez voir ailleurs, mais y a rien dans le quartier, éh ! ».
Cette écriture, comme… féminine ou quoi. Peut-être une prof qu’il avait eu, il y a des années,
écrivant comme ça. Mais aucun rapport avec son adresse bancaire.
Silence dans sa tête. Soupir.
Peut-être qu’il aurait dû arrêter les psychotropes, une semaine entière, pour retrouver les
idées presque claires, et lire et faire, rendre ce dernier service, envers celle qu’il aimait, et s’en aller,
pour de bon cette fois.
Très urgent, disait-elle, petite naine chérie, via son mari. Si c’était ça, l’explication.
Soupir.
Déchirer proprement l’ouverture. Il garderait sans doute cette lettre pour toujours, dernière
trace d’elle, petite chérie, indirectement. Même si « pour toujours » ne serait sans doute plus très long,
maintenant. (C’était son projet, de toute façon, dans pas très longtemps, même s’il avait blousé les
psy débiles en racontant n’importe quoi, qu’il voulait « vivre une seconde vie » – en fait : sortir dans un
monde sans fenêtres cadenassées).
Et, si cette lettre n’avait aucun rapport avec sa petite pâtissière mais une toute autre explication, ça reviendrait au même : puisque son souvenir, petite chérie, revenait intense et pur, envahissant
ses pensées, il paraissait prêt à recommencer, à pleurer et pleurer et mourir, oui.
Une grande lettre, page entière. Un nom en En-tête :
Sœur Bénédicte De C.
Couvent de l’Annonciation Solennelle du Christ sur Terre (MAIS CECI N’EST PAS UNE DEMANDE
D’ARGENT, LISEZ !!!)
448 Route de Paris
59500 Douai
??? Quel rapport avec son adresse bancaire ? Il n’avait jamais fait de don à une association,
et encore moins religieuse. Il n’y comprenait rien.
« Monsieur Nesey,
le 14 Mai 2003 vous faisiez un chèque de seize euros à la Pâtisserie Le Pellec »
?! C’était elle ? C’était sa petite pâtissière ? Partie dans les ordres et pas se marier ? Il souriait, immensément… Juste surpris par cette grosse écriture appuyée, Bénédicte chérie…
« Peut-être que ce chèque n’était rien du tout pour vous, qu’un détail pratique pour un gâteau quelconque, acheté n’importe où, mais pour la petite naine derrière le comptoir (devenue Sœur Patricia),
c’était différent ».
Je t’aime Patricia, je t’aime. J’emprunterais des cents et des milles pour reconstruire le toit de
votre couvent, vous protéger, petite chérie…
« Il n’y a logiquement que 3 possibilités :
A/ Vous êtes chrétien, presque bon et ayant vocation à vous faire pardonner : dans ce cas, venez
expliquer à ce déchet humain qu’elle doit adorer et prier le Christ, notre Seigneur, assis à la droite du
Tout Puissant, et non vous-mêmes qui n’êtes rien (et sans doute marié religieusement à une autre –
venez lui dire : peut-être qu’à votre voix à vous, elle n’est pas sourde). Ramener à la sainte illumination cette handicapée mentale sera comptabilisé dans votre Jugement dernier, soyez en sûr. Le Seigneur a créé pour nous ces êtres ratés, tarés, comme une épreuve, pour nous forcer à vaincre leur
bêtise. Et dites lui bien que les âmes des suicidées brûlent en enfer – sans le placage de Sœur Thérèse, cette idiote aurait sauté, recommencé ce geste grave (comme chez les débiles où elle avait été
renvoyée, avant ces deux ans d’hôpital). Se tuer est une offense à Dieu qui donne la vie. »
Mon dieu, suicidaire aussi, la pauvre. Il ferait n’importe quoi pour la sauver, oui. Enfin… non
pour le contexte : il n’était pas chrétien, et elle n’était pas handicapée mentale, juste une timidité maladive, coincée, paralysée. Et… un sourire doux et presque tendre vers lui, oui, amoureux sans déranger. Elle ne le vénérait pas, elle avait pitié. Religieusement pitié de lui, oui. Une autre détresse que
la sienne, propre.
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« B/ Vous êtes communiste ou athéiste, vous vous vautrez dans le Mal loin du Seigneur : dans ce cas,
sachez qu’en venant voir notre naine débile, vous pouvez peut-être sauver votre âme de la juste
sanction de l’enfer éternel. Peut-être que le purgatoire un millier d’années vous sera accordé. Et vous
éviterez en tout cas sur Terre la prison citoyenne puisque je m’apprête à porter plainte contre vous
pour Non Assistance à Personne en Danger. Le Seigneur est bon et miséricordieux, et Jésus a dit que
le secours aux faibles d’esprit sera récompensé. La naine ne doit pas vous rebuter par ses « prières »,
ce n’est qu’une interprétation à sa prostration les mains jointes, et en revenant à la vie, peut-être
qu’elle acceptera des saletés comme vous adorez et comme refusent vos maîtresses habituelles. Et
vous serez libre de repartir tranquille, vous taper plein d’autres filles, elle aura été ramenée à la vie, la
débile, et personnellement j’espère qu’elle entendra la voix/voie du Seigneur, alors, devenant pleinement l’une d’entre nous (comme Sœur Ursula, qui était prostituée). Notre naine débile ne sera plus
seulement la préposée à la serpillière et au nettoyage des toilettes, ce serait mon œuvre à Moi, en ce
bas monde. »
Soupir. Oui, devenue esclave de ces sœurs fières et prétentieuses, pauvre petite Patricia.
« C’est moi, et moi seule, qui ait accompli le miracle de vous retrouver. En lui donnant un papier et un
crayon, à la débile ratatinée, en la laissant seule avec, pour voir ce qu’il en sortirait, comme dans les
machins freudiens des mécréants – je pensais la faire exclure du couvent si elle dessinait des flammes ou des cornes, mais bon, c’est votre nom et votre adresse qu’elle a écrits. Et réécrit, chaque nuit,
pendant des mois. Avec deux cœurs, une fois, imbécillité de midinette stupide, qu’elle serrait sur son
sein, il a fallu lui arracher... J’ai bien vu que vous n’étiez pas dans l’annuaire, pas même à une autre
adresse, mais bon, il y a peut-être encore des malades qui n’ont pas le téléphone, je vous ai écrit làbas et c’est revenu comme n’habitant pas à l’adresse indiquée. Mais, second trait de génie, j’ai eu
l’idée (puisqu’elle avait « travaillé » dans un magasin, essayé) de lui donner un papier de format chèque, à remplir – puisque elle écrivait vos coordonnées en majuscules (microscopiques), ça pouvait
être qu’elle avait lu ça sur un chèque. Et là, bingo miracle : elle a marqué le nom de la banque, le
montant du chèque, le numéro du compte bancaire, tout ! Avec la force que me donne notre Seigneur,
je suis géniale, y a pas à dire. Il n’y a plus eu qu’à menacer le directeur de votre banque, de damnation éternelle, et j’avais votre nouvelle adresse ! J’espère qu’avec vous, ça se passera pareil : craignez
le châtiment terrible du Créateur, maudit pêcheur, quelle preuve avez-vous qu’Il n’existe pas ?
Hein ? »
Deux cœurs… Non, ce n’était pas seulement un sauveur qu’elle espérait, Patricia, c’était peutêtre une tendresse secrète, qu’elle avait éprouvé de son côté aussi… Mon dieu. Ô Patricia, petite
chérie, me pardonneras-tu ?
« C/ Vous êtes Satan, le Diable lui-même, comme l’affirme la Mère Supérieure. En ce cas, ne croyez
pas que je vous ferai entrer dans la Maison du Seigneur, je vous égorgerai de mes propres mains. J’ai
confectionné aussi un pieu pour vous l’enfoncer dans le cœur, si les païennes histoires de Vampire
sont de quelque utilité aussi. »
Oui, une excitée dangereuse, mais demi alliée de Patricia, et ayant accompli le miracle de
renouer le lien entre Patricia et lui…
« Dans les cas A et B, appelez-moi au 03.74.35.60.90 – entre 17 et 19 heures : les temps d’étude et
de prière ne sont pas dérangeables. Si vous ne le faites pas, de grands malheurs s’abattront sur vous
en ce Monde, avant de brûler horriblement en enfer après une mort atroce. Amen. »
C’était tout. Mon dieu. Il était vingt heures quarante, trop tard pour ce soir. Mais il irait demain
soir à la cabine téléphonique, appeler. Il s’achèterait une carte, si ça marche toujours avec des cartes,
ces trucs, comme autrefois, quand il appelait ces parents, chaque mois.
***
Il a pianoté, inquiet. Attendu.
– Oui ! Jésus est vivant !
?
– Allô, euh…
– Il guide nos pas vers la lumière éternelle !
– Euh, pardon, mdame, est-ce que je pourrais parler à…euh, Sœur Bénédicte.
– Sœur Bénédicte ? Qui la demande ?
– Je m’appelle Gérard Nesey, elle m’a écrit, me demandant de la rappeler.
– Non !
? Des folles, folles furieuses… Pauvre Patricia.
– Je veux dire : elle m’a écrit pour me menacer, de flammes éternelles, si je n’appelais pas, pour une
œuvre envers votre couvent ou quoi.
53
– Ah, d’accord ! Oui, craignez le Seigneur ! Mais, euh, vous voulez dire : Sœur Rachel, notre comptable ?
– Non, Sœur Bénédicte, qui avait tout un argumentaire, spécial, qui me dirigera comme y faut.
– D’accord : saint soit le nom du Seigneur !
– Oui.
– Bien ! J’vais aller la chercher ! Mais, même si c’est long : raccrochez pas ! Ou les flammes divines
vous brûleront atrocement !
– Je raccrocherai pas, mdame. Si c’est coupé, je rappellerai : promis.
– Bien ! Dieu soit loué !
Silence. Partie ?
– Hein ?! Je disais : Dieu soit loué !
Il a souri.
– Dieu soit loué, mdame.
– Appelez-moi « ma sœur », maudit bâtard ! Fornicateur !
– Dieu soit loué, ma sœur.
– Bien !
Et il a entendu le combiné posé sur la table ou quoi. Un long très long silence. Il a regardé sa
montre, dix-huit heures dix. Et puis l’attente, dix-huit heures quinze, vingt.
– ALLÔ !?!
– Sœur Bénédicte ?
– Oui ! C’est bien, que vous appeliez, répondiez, Nesey ! Vous en serez remercié !
– Merci.
– Mais gare aux flammes de l’enfer si vous croyez qu’un ptit coup de fil deux minutes et hop, c’est fini !
Il a souri.
– Ma sœur, je voudrais venir voir Patricia, tenter de la sauver, je le jure.
– Bien ! Euh… pour sauver son âme, ou pour la défoncer avec votre sale machin puant ?!
Il a souri, cherché les mots, soupiré.
– Ma sœur, il y avait une quatrième possibilité, que vous avez oubliée…
– Non ! Assurément pas !
– Enfin : une variante, je veux dire. Qui change beaucoup de choses.
– Oui-oui, c’est pas tout-blanc ou tout-noir, y’a du gris aussi, on nous l’a fait cent fois, s’discours, non
merci !
– Sœur Bénédicte, je vous fais aucune leçon, et je vous remercie infiniment d’avoir permis ce miracle
de nos retrouvailles possibles, Patricia et moi.
– Hein ?! Vous étiez pas qu’un client, d’la pâtisserie ?!
– Si, mais un client fidèle, secrètement amoureux d’elle. Un vieux garçon, sans expérience amoureuse, et avec la crainte de perdre son sourire si je tendais la main…
– Vous êtes chrétien ?
– J’ai pas reçu d’éducation religieuse, mais peut-être que votre Dieu existe, oui, vous avez raison.
– Et Il brûlera ceux qui ne L’adorent point !
? Il a souri. Hésité à dire « Non, je crois que c’est un gentil », mais il ne voulait pas fâcher la
dame.
– Sœur Bénédicte, j’envisage de me faire baptiser, si c’est la condition pour accéder à votre couvent,
la revoir, Patricia…
– Non ! Pas d’homme ici ! Dieu nous en garde ! Pas même nos confrères religieux, entrés dans les
Ordres, c’est dire !
Aïe…
– Mais ! Nesey ! Une médiation paraît possible, si une infirmière de chez les débiles remmène la naine
pour une demi-journée ou quoi !
– Merveilleux.
– Mais vous allez lui faire quoi, à la ptite ? !
– La demander en mariage – mariage religieux, si elle veut, vous inquiétez pas.
– Forniquer ?! C’est bien ça ?!
– Ou lui proposer mon amitié, éternelle, platonique, si elle préfère vivre dans les ordres, parmi vous.
Avec mon soutien financier bien sûr.
– Bien ! Rendant gloire à Dieu, au Plus Haut des Cieux.
– Oui.
– Vous gagnez combien, par mois !
Il a souri, heureux, ça paraissait gagné. Le miracle avait eu lieu. Ils étaient sauvés, Patricia et
lui, à jamais.
54
UNE ACTION D’ELLE
Leur routine gentille, à la pâtisserie, avait duré trois ans et demi, mais il sentait que là, cette
semaine, quelque chose se fissurait. Comme si elle avait réalisé, finalement, qu’il ne venait pas pour
un petit gâteau mais pour la revoir, elle, petite vendeuse en sucre. La regarder, ému, l’écouter bégayer timidement, touché. Et elle paraissait maintenant comme… effrayée, ou… Enfin, quand elle le
voyait, dans la file, elle tressaillait, et puis elle tremblait, pour servir les gens, elle croisait son regard,
terrorisée. Quand arrivait son tour, il disait « Soir, manemoiselle », lui souriait, et… elle allait chercher
son flan, et ça allait mieux, bizarrement, il n’y comprenait rien. Comme si elle avait craint terriblement
un mot de sa part mais, puisqu’il ne le disait pas, ouf, ça allait mieux. Mais pourquoi aurait-il davantage dit maintenant ce « je vous aime, manemoiselle » qu’il gardait à l’intérieur depuis tant d’années ?
Mystère.
Il a compris en fin de cette semaine, donc.
Ça s’est passé très bizarrement : lundi, il recevait simplement un avis de la poste. « Venir
retirer envoi N.A. SVP ». N.A. voulait dire Non Applicable, dans son boulot à lui. Et là, c’était quoi ? Et
il n’avait pas commandé de maquette depuis au moins quatre ans, il n’attendait rien, bizarre. Les jours
suivants, finissant tard, et avec le long trajet jusqu’à sa nouvelle adresse Rue Saint-Jean, il n’a eu le
temps de passer qu’à la pâtisserie. Mais le vendredi, donc, avec leur plage de Réduction du Temps de
Travail, il a pu aller à la Poste, à leurs heures tranquilles de fonctionnaires.
– Putain ! J’trouve pas ! C’est quoi qu’vous attendez ?!
– Je sais pas mdame.
– ‘Moiselle, éh ! Ah mais, putain, ch’uis pas aidée !
– Ça veut dire quoi, chez vous, N.A. ?
– Hein ?! Ben ! « Non Affranchi », pauv’ con ! Tout l’monde sait ça ! Non, j’trouve pas ! Allez, tant pis,
ça ira à la poubelle après trente jours, si quelqu’un y a pas foutu déjà ! A moins que… si
l’aut’connasse a foutu ça avec les rcommandés ! …Ouais ! Gagné ! Putain, ch’uis la meilleure ! Sherlock Holmes ! Cherchez pas : vous pouvez pas comprende, c’est qu’je lis, moi !
Une lettre manuscrite, avec une grosse écriture moche, très penchée, un stylo qui bavait,
sale.
– Alors ! L’èspéditeur a pas affranchi ! Deux solutions : 1/ Vous rfusez l’envoi, c’est vot’ droit ! 2/ Vous
payez l’affranchissement et les pénalités, les frais de gestion !
?
– Euh… Il y a le nom de l’expéditeur, au dos ?
Elle a tourné la lettre.
– Non ! Allez, on se décide ! 1 ou 2 ?!
– Ça coûterait combien, euh, si…
Et c’est comme ça, d’extrême extrême justesse, qu’il est entré en possession de cette lettre. Il
ne l’a pas ouverte tout de suite, il est rentré chez lui, et – puisqu’il lui restait une heure avant le fait
majeur des jours : sa visite à la pâtisserie – il a ouvert l’enveloppe, voir de quoi il s’agissait.
Et, à l’intérieur, incroyable… Une grande page, commençant par, en tout petits caractères,
bien droits et propres, légers timides :
GERARD NECEY
63 GRANDE AVENUE DE BACOLOD
59000 LILLE
Comme sur ses chèques, avec le malentendu Avenue/ « Grande Avenue », oui, et cette adorable écriture ultra-timide, naine, et il avait payé – certes il y a trois ou quatre mois – un gros gâteau
par chèque, pour l’usine. Son cœur cognait, mon dieu : et si c’était une lettre de sa petite pâtissière
chérie ? Lui commandant peut-être de ne plus jamais venir la regarder… Il a soupiré. Oui, il ne la reverrait peut-être plus jamais, jamais… Ce serait le dernier contact avec elle, de toute sa vie, et… sans
plus son sourire, pour éclairer la vie sur Terre, sa vie risquait d’être très très courte, maintenant…
Il a simplement, avant de lire, été voir la signature. C’était signé « La naine », de la grosse
écriture penchée. Oui, c’était donc bien elle, petite chérie, même s’il ne comprenait rien à la situation,
aux deux écritures. Soupir, gros gros soupir. Respirer, souffler.
La lettre disait :
« Chèr meusyeu Gérard Necey (je rcopi d’aprè l’adrès au dsu, elle dit Gueurarde Neucheuï, elle, cette
conne elle sait pas lire),
Je m’èscuz a l’infini vous dérangez pardon pardon pardon. Je suis la rien du tout que vous emballe
vote flan, chaque soir maintnant. Vous avez u la générozitée infini me laissée vote adrès le 14 Janvier,
et je vous écris dès que je peu pardon. Ma tutèl me donne just 4 euros par semaine, et pour acheter
55
les choses féminines pardon, et la dame la seule qui acceptait, au foyer, mette en français lizib cette
lettre, il a fallu beaucou semaines d’économi pardon. Meusyeu, je sée bien vous allez vous mariez
avec vote fiancée, et puis prende une mètresse qui sait fère le flan à la vaniy, et vous allez plu revenir
(pas ‘’reviende’’, conne) jamais note magazin pardon. Meusyeu je sée pas coment dir, que vote
épouse elle voudra sans doute se reposée, elle voudrée des domestiks mais c’est chèr pardon.
Meusyeu, si ça vous intérèsrez une esclave, pour le ménage et le linge, je serée si heureuse ète vote
esclave sans dérangée pardon. Ça vous coutrait zéro pardon, juste si vote dame è pourée me donner
pour pardon les choses féminines pardon pardon. Dans mes rêves je voudrée vous faire des millions
de flan de toutes les couleurs, mais j’ai pas le droit toucher le feu, parce que je suis handicapée débile
pardon. Et faire de moi qu’est-ce que vous voulez de vote esclave, même très douloureux c’est pas
grave. Je sais pas bien qu’est-ce ça veut dire pardon, que les dames ici elles parlent. Sodomik
l’hymèn, pour une seconde entre vos bras Seigneur c’est pas grave la douleur très très forte encore
mille fois plus que les grosses pikur des globules anémik. Et que je serée morte de bonheur et bruller
en enfèr c’est pas grav. Vos bras autour de moi Seigneur. J’ai très peur vous direz non salope et
même plus revenir au magazin de allé à un aute. J’ai peur j’ai peur je vous aime pardon.
La naine »
Il l’a relu huit ou quinze fois, les larmes aux yeux. Il a envisagé de ne pas aller à la pâtisserie,
ce soir, pour se laisser le temps de réfléchir, formuler une réponse, une présentation la plus douce
possible. Sans la faire mourir d’arrêt du cœur par un « manemoiselle, accepteriez-vous de
m’épouser ? ». Mais s’il n’y retournait pas, ce soir, elle risquait de conclure que c’était une sanction,
qu’il ne reviendrait plus jamais, et elle risquait de mourir ou se tuer ce week-end, avant qu’il ne la revoie Lundi, avec une batterie de formules et pensées, pour lui avouer son amour secret, quémander
son pardon, pour ne pas avoir fait le premier pas, persuadé qu’une fille aussi merveilleuse était forcément déjà prise. Pour une présentation la plus douce possible, il a envisagé de lui prêter (ou donner,
faire lire en tout cas) son journal, trois ans et demi d’adoration, vénération, envers sa petite chérie.
Commençant ce 13 Mai où il l’avait rencontrée… Il lui donnerait ce soir, avec un sourire et un clin
d’œil, sans qu’elle comprenne de quoi il s’agissait, et elle aurait tout le week-end pour découvrir la
situation, comprendre l’erreur. Non, elle ne savait pas lire, le Français standard tout au moins. Mais
que faire, que dire ? Ou bien, faire comme si de rien n’était, aller ce soir, la laisser avoir peur, puis être
rassurée, comme s’il n’avait pas encore lu, comme si la lettre avait été perdue. Oui, et s’il n’avait pas
accepté de payer l’amende… Pourquoi elle n’avait pas mis de timbre, si c’était autant important pour
elle ? Deux possibilités : soit elle ignorait comment fonctionne le système postal, innocente petite chérie, soit la traductrice avait cru bien faire en coupant le processus d’envoi normal : « t’inquiètes pas,
LaNaine, j’la posterai, moi, ta lettre à la con, t’es pas assez grande pour arriver jusqu’au machin, où y
mettre, les lettres ! ». Oui, enfin… s’il faisait semblant de rien, il la sauverait, pour le futur immédiat. Et
il envisageait de retourner la voir, à la fermeture, dix-neuf heures trente, l’inviter au restaurant, lui parler, la raccompagner, lui donner leur premier rendez-vous en tête à tête.
Et c’est ce qui s’est passé, finalement. Merveilleux, fabuleux. Un nouveau monde s’ouvrait. Et
ils ont vécu, d’amour et d’eau fraîche, les cinquante années qui ont suivi… Même les débiles et les
idiots peuvent avoir accès au Paradis, donc, c’est drôle.
56
PARTANTE
Il était donc venu une heure et demie en avance, l’attendre, petite pâtissière chérie, en ce
matin frisquet, place Souaix. A ce qui était leur premier rendez-vous, et serait donc leur dernière entrevue, à jamais, vraisemblablement.
Il avait préparé son « speech », répété mille fois depuis des mois, et corrigé autant de fois,
même davantage. Manemoiselle, je voulais vous demander pardon. Je sais qu’au magasin, vous
n’avez pas le droit de chasser les gens qui viennent, c’est pour ça que je vous ai demandé cette entrevue, en dehors. Pour que vous ayez la liberté de vous exprimer, de me dire de ne plus jamais revenir, vous regarder, vous écouter. Amoureusement. Pardon. Sachez simplement que ce n’était chez
moi que de très purs sentiments, sans aucune connotation sexuelle. Et jamais je ne vous agresserai,
ne vous pourchasserai, simplement je penserai à vous, éternellement, heureux de vous avoir rencontrée, touché d’avoir reçu tant de sourires aimables et doux. Simplement. Voilà. Si vous ne me giflez
pas, je vous dis merci. Dans tous les cas je vous dis adieu. Je vous demande pardon.
Voilà.
Et donc hier, il avait franchi le pas :
– Manemoiselle, je voulais… pardon, vous demander… s’il serait possible de vous revoir, deux minutes, en dehors du magasin.
Et… elle n’avait pas paru surprise. Il n’était certainement pas le premier amoureux dans ce
cas. Et elle n’avait nullement paru effrayée : oui, elle savait qu’il était le genre timide, et doux, un peu
comme elle, et que c’était pour de simples adieux, avec respect. Pas comme les machos voulant la
bousculer, lui proposant des choses, sans doute.
Elle avait hoché le menton, très sérieuse. Comme s’ils se comprenaient, oui, et que c’était
relativement grave (pour lui), elle en avait conscience.
Mais elle avait seulement dit ce mot, qu’il n’avait pas compris :
– j… je suis p… par-tante…
Peu importe, sans doute. Elle semblait vouloir dire : « De toute façon, vous ne m’auriez jamais
revue, je vais quitter ce métier, partir, bientôt (me marier). N’ayez pas de regret. Et c’est bien d’avouer
votre faute, comme vous le faites. Merci. ». Oui, si merveilleuse, cette fille. Mais ne pas en chialer,
non. Etre solide. Et peut-être lui dire en clair : « Je vais essayer de survivre, je vous le promets, même
si ce monde n’a plus aucun intérêt, sans vous. Vous n’avez tué personne, pas même tout à fait ‘brisé
un cœur’. Seulement aidé quelqu’un fragile, à vivre, plusieurs années supplémentaires. Et j’essaierai
de continuer, votre souvenir me soutiendra. Merci. »
? Hein ? Etait-ce elle, là-bas ? Déjà ? Vingt-cinq minutes en avance ? Merci, merci encore…
Et on pourra abréger si vous êtes pressée. Une minute seulement, oui. Il a quitté cette fontaine, où il
était adossé, il est allé vers elle. Sur cette Rue Saint-Jean chère à son cœur, jusqu’au bout…
Et… allant l’un vers l’autre, les yeux dans les yeux, c’était émouvant. Une vraie chic fille,
comme le soutenant, désolée d’avoir tant de charme, malgré elle, de rendre les hommes fous, à demi
brisés. Ils se sont arrêtés à un mètre de distance.
– ‘Jour, Manemoiselle…
Il avait toujours dit ‘Soir, depuis trois ans, mais il était huit heures et demie du matin, oui, cette
fois, dernière fois.
– ‘jour, m… meu-ssieu n… neusseuï…
??? Elle avait noté son nom, quand il avait payé par chèque ? Incroyable, il y a plus de huit
mois…
– Ne craignez rien. Je suis pas un agresseur, potentiel.
Elle a hoché le menton, souri doucement.
– n… non un… j… gentil…
– Merci.
Même si… « gentil », pour un garçon, c’est le contraire de « viril », et ses goûts devaient donc
être autres, normaux, pour une jeune fille, cherchant un géniteur pour lui donner des enfants gagneurs. (Logique animale donc humaine, hélas, simplement. On n’est pas des anges.)
Il a avalé sa salive, se demandant si… une phrase d’introduction ? Ou dire tout de suite. Ou…
– j… je sais n… ne quoi v… vous v… voulez parler… j… je sais s… c’est pas facile…
Il a hoché le menton, souriant un peu, soupirant, ému par tant de prévenance, de compréhension. Jamais il ne l’oublierait, cette fille, non, jamais.
– parler de… re-ligion…
??? Il a cligné des yeux, cherché dans son regard. Disait-elle ça pour rire ? Non ? Elle allait
ajouter, sûrement : « Non, bien sûr, je plaisante, gentiment. Dites-moi ce que vous avez préparé, en
mots de la fin, de ces trois années ».
57
Silence. Elle a souri, oui.
– que… t… toutes nes v… vendeuses, où… vous allez, on… est f… folleu z’amoureuses ne vous,
on… v… vous suivrait n… n’impote où, n… ne changer heligion, ne v… vous suive… on est p… partantes…
??? Il en restait… sans voix… C’était ça « partante » ? Silence.
– de v… vote anni-versaire, s… cette année, v… vingt-sept d… décembe, n… ne gros gâteau…
Elle se souvenait du jour, du nom, c’était dingue… Elle ne se moquait pas de lui, incroyablement… ou bien il allait comprendre après.
– s… cette année, j… je n’a vu v… vous habitez plu n… ne résidence m… mindanao, m… mais rue
b… baclaran… et s… c’est p… pour ça v… vous viendez ch… chaque jour…
Oui… Ebahi. De penser qu’elle avait noté tout ça, incroyable. Il cherchait l’air. Essoufflé ou
quoi, perdu.
– et… s… si j… je v… vous ai j… jamais vu, à n… na messe, j… (je regardais bien…) s… c’est v…
vous êtes p… pas… catho-hique…
Il a secoué la tête, faiblement. Silence.
– k… comme les… auteu filles, j… je suis p… partante, n… ne vous rejoinde… potestante ou n’aute…
si z’heureuse v… vous suive… et v… vous êtes k… content de nous…
Il a ouvert la bouche, mais il était complètement désemparé, n’imaginant pas comment remercier, infiniment, s’excuser, ou profiter… Il a… soupiré.
– Merci, merci infiniment, manemoiselle. Je sais pas quoi dire, pardon.
Elle a souri, doucement. Avec comme tendresse, mais… un peu maternelle, gentille.
– s… si gentil… m… mais s… c’est pas grave, vous savez… c’est pas n… nous déchirer…
Il a fermé les yeux. Cherchant les idées, perdu.
– n… ne Seigneur j… jésus, j… gentil, k… comme vous, m… mais y… n… n’était d’accord, n… ne la
loi avant… l… le vieu Live, n… ne Déluge m… massacrer l… les bébés, et l… la femme est sale… et
pas j… juif s… c’est mal, et qui n’ont des esclaves s… c’est nohmal, et battent leurs nomestiques… et
j… je n’étais t… toute perdue… j… je suis… partante…
Il a hoché le menton.
– Vous… pourriez, je crois, par exemple, retenir ce qu’il y a de très beau, pour vous, dans les paroles
chrétiennes, et refuser ce qui est mal, sans doute inventé, par les gens qui ont écrit, rapporté, comme
ça les arrangeait.
Et, oh mon Dieu, elle l’écoutait les yeux grands ouverts, bouche entrouverte, comme s’il était
un prophète ou quoi… Il a souri.
– Je suis heureux, sincèrement heureux, que ça vous plaise, ce que je dis. J’improvise, pardon.
A moitié en extase, ou quoi… Non, pardon.
– Désolée, manemoiselle. Je vous explique : dans ma famille, la tradition était pas religieuse, mais
c’était la même morale chrétienne, ou humaniste : il faut aider les faibles, ne pas oppresser les pauvres, ne pas glorifier les riches et dominateurs, ne pas rejeter les étrangers simplement nés ailleurs,
mais… pas du tout pour gagner égoïstement le Paradis (après la mort), juste parce que c’est beau,
qu’on a le sentiment de faire le bien. C’est encore plus beau, non ?
Elle avait un très grand sourire, heureux, et semblait… boire ses paroles, mon dieu.
– Mais… oh, je voudrais vous en parler des heures, et…
Elle a hoché le menton.
– m… merci…
– Manemoiselle, c’est moi qui vous remercie.
Elle a baissé les yeux, timide, en rougissant. Est-ce que le malentendu se dissipait ?
– ch… chacune n… n’entre nous s… si t… touchée v… vos mots s… si gentils… à infini…
Il a soupiré.
– Manemoiselle, pardon, je… je vais… vous réveiller, doucement, excusez-moi. Aucune… vendeuse… au monde… n’est amoureuse de moi.
– si… bien sûr…
– Vous ?
Elle a tressailli, cherché ses yeux.
– m… mien sûr, m… moi, et… et les autes au-ssi, j… je su sûre, sûre…
– Manemoiselle, je vais à aucun autre magasin. Qu’au supermarché, avec des vieilles caissières en
colère contre tout le monde, parce qu’elles sont pas assez payées ou je sais pas. Juste, seulement, je
reviens voir ma petite pâtissière, adorée…
Elle a été prise de tremblements.
– m… mais p… pouquoi… ? moi… ?
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– Craignez rien. Je vous veux aucun mal, aucun. On est seulement, nous, tous les clients hommes,
amoureux de votre douceur, votre faiblesse gentille, fragile soumise… délicieuse…
Elle a secoué la tête.
– p… ersonne, t… tout n… ne monde n… ne me déteste, s… sauf vous, s… si gentil, à infini…
– On est gentil avec les gens qu’on aime… Je suis comme les autres.
– m… mais s… si m… mer-veilleux, a… à infini… a-vec moi…
– Vous savez de quoi je rêve ?
– v… vous pouvez… ne prende…
Abandonnée, offerte, petite chérie…
– Je rêve de connaître votre prénom, avoir votre photo, avoir une photo de nous côte à côte…
– j… je serais s… si z… z’heureuse, p… pareille… et j… que… gérard, m… merci, j… je m’appelle patricia…
– Je vous aime, Patricia…
– oh…
Et elle a caché son visage dans ses mains, elle a pleuré. Il ne savait pas bien quoi faire, mais
il a posé sa main sur son épaule, petite chérie, la faisant frissonner, toute. Il a hésité. Mais elle s’est
penchée, faire une bise sur ses doigts, si merveilleuse…
– Et je voudrais vous revoir un million de fois, Patricia.
Elle a hoché le menton.
– m… moi… aussi… j… je vous aime, j… gé-rard…
– Vous revoir… pour parler de religion, peut-être, ou se promener, juste, main dans la main.
Et, délicieuse, elle a conclu :
– m… main dans na main…
59
CANDIDES
Le déblocage de leur histoire, à tous les deux, s’est déroulé en quatre temps :
1/ Le 27 Janvier (27/01) 2001, il déménageait Rue Makati, perpendiculaire à la Rue Saint-Jean, pour
revoir sa petite pâtissière tous les soirs au lieu de tous les vendredis, sans en dire davantage, ne venant toujours qu'en client, achetant un petit flan. Accueilli et servi avec le sourire, toujours. Silences,
mutuellement respectueux. Le premier soir où il est venu un autre jour que vendredi fut ce 27 Janvier
même : il était loin d’avoir fini d’emménager, mais revoir sa petite chérie (secrètement aimée) était le
meilleur remontant pour lui donner des forces.
2/ Le 27 Avril (27/04), il décidait de lui dire quelques mots. Ce fut :
– Manemoiselle, je… voulais vous dire : parmi vos clients fidèles, on est plusieurs qui nous sommes
attachés à vous, presque d’amitié, pardon. Sachez simplement que si, un jour, vous avez besoin
d’aide, vous pouvez compter sur nous. Pour déménager des meubles, ou vous prêter de l’argent sans
intérêt, ou je sais pas.
Elle avait souri, simplement, un peu confuse, mais apparemment touchée, pas peureuse ni
gênée. Et ses merci quotidiens, pour les pièces anodines (de paiement des gâteaux), sont devenus
plus chaleureux encore.
3/ Le 27 Juillet (27/07), c’est elle qui prenait la parole :
– m… meu-ssieu, n… n’y a k… quèque temps, v… vous n’avez dit, s… si j… gentiment… si j… je
n’aurais b… besoin de l’aide…
– Oui, je suis à votre disposition, manemoiselle, si je peux vous aider…
– b… besoin k… quèqu’un j… gentil… patient… qui pourrait m… me parler, n… ne m’èspiquer…
– Euh, j’ai pas réponse à tout, mais je serais ravi de vous aider, essayer, ou… me renseigner si vous
avez besoin de renseignements précis…
Elle avait baissé les yeux. Silence.
– Quand ce serait possible, pour vous ?
– l… le v… vingt-sept o… otobre, s… ça pourrait n… ne porter chance…
Fixer un rendez-vous dans trois mois était très étonnant, mais il était heureux de cette aubaine, cette proximité nouvelle. Il espérait ne pas décevoir, trop. Il n’a pas réalisé sur le moment, pour
l’explication des dates, même pas à la maison, relisant son journal, tout entier consacré à sa petite
chérie.
4/ Le Samedi 27 Octobre (27/10) à 9 heures du matin, ils avaient rendez-vous dans le parc Talisay, et
– après avoir marché quelques mètres – il lui a proposé qu’ils s’assoient dans l’herbe, simplement.
Elle a accepté avec le sourire. Ils se sont assis, donc, ils ont regardé autour d’eux, souriants, comme
en paix avec le Monde. Et puis ils se sont regardés, dans les yeux, ils se sont souris, l’un à l’autre,
c’était merveilleux. Elle a baissé les yeux, finalement. Silence. Elle cherchait les mots.
– j… je z’heureuse, n… n’éteu là… s… si z’heureuse… m… mais j… je ne vous a fait v… viende…
de… quéque chose…
– Oui, vous me disiez avoir besoin d’aide. Qu’est-ce que je peux faire ?
Elle a cherché les mots.
– v… voteu j… gentillesse, k… comme n’amitié, s… ça m’aide b… beaucoup, déjà, m…merci…
– Merci à vous : c’est un vrai bonheur.
Elle a baissé les yeux, et murmuré quelque chose d’inaudible. « pour moi aussi », lui a-t-il
semblé, mais il n’était pas sûr.
– que… s… sinon, l… le pluss j… je n’a besoin d’aide,s… c’est p… pour… compende… les choses…
Silence.
– Quelles choses ?
– que j… je su… pas intéhigente, du tout, et… les sœurs, là où on est, è ne s… sont t… très en colère
j… je compends rien… rien…
– Des « sœurs » de famille ? ou des religieuses ?
– ou-i…
Imbécile : poser UNE seule question à la fois…
– è… è crient, m… me punissent, m… menacent, m… mais je compends pas…
– Ma pauvre. Dites-moi. Je suis pas sûr de pouvoir vous expliquer ce… qu’elles veulent vous faire
comprendre, mais… en tout cas, je jure de jamais vous disputer, ni vous menacer, jamais…
– m… merci…
Silence. Elle souriait. Comme heureuse de l’avoir choisi lui, comme confident, pour ses questions de conscience, ou de compréhension. C’était merveilleux, en un sens, il espérait seulement… ne
pas la décevoir. La minute la plus importante de sa vie, là, tout de suite…
60
– j… je v… vous dis, d… d’abord m… mes t… trois k… questions, a… près, je vous èspique, ch…
chaque…
– Très bien.
Elle a pris sa respiration.
– n… numéro un : est-ce le Seigneur Y n’éziste ? n… numéro deux : pourquoi Y n’ezauce pas les
prières de les gentils ? n… numéro trois : pourquoi Y n’ézauce quand même des fois ?…
Silence. Il a soupiré.
– Manemoiselle, je… vais essayer, de toutes mes forces, de vous aider, je le jure, mais… je suis pas
du tout un spécialiste, de ces choses-là. Désolé.
– j… juste n… ne m’aider k… compende, j… je vous en supplie…
Touchante, il en avait presque les larmes aux yeux.
– Bien sûr que je veux vous aider. Juste : je peux pas vous dire La vérité Vraie, à la façon de ces dames. Je peux juste essayer de réfléchir avec vous, à votre vitesse, gentiment, tous les deux, en essayant de se suivre l’un l’autre.
– m… merci…
Silence.
– n… numéro un : è… est-ce l… le Seigneur, Y n’éziste ?
Il a souri. Oui… question sans doute interdite, si les sœurs étaient des religieuses
« professionnelles ».
– s… c’est u… une k… question b… bête… ? pouhquoi… ?
– Non, c’est pas bête du tout, mais vos religieuses vont vous dire que la réponse, très évidente, c’est
Oui, et que c’est la seule réponse possible.
– è… è disent k… comme ça, oui, m… mais j… je k… compends pas, j… je su pas inténigente, p…
pahdon…
– C’est pas une question d’intelligence. A mon avis à moi, vous êtes plus intelligente qu’elles.
Elle a baissé les yeux, rougi. Secoué la tête. Enfin, hum, comment dire ?
– Mon jugement est pas forcément très juste, parce que je vous aime beaucoup et que je les connais
pas…
Rouge…
– Mais je vous explique. Ecoutez-moi, pas à pas, c’est très simple. Je prends un exemple : la « foudre
en boule », vous savez, des éclairs qui tombent pas, mais qui restent au-dessus du sol en boule de
feu, qui crépite.
Elle a cligné des yeux.
– j… je connais pas, pardon…
– Moi non plus. Mais le principe est le même : est-ce que ça existe ou pas ? Il y a les Croyants qui
affirment « ça existe, j’en suis sûr, ceux qui y croient pas sont des idiots ». En face, il y a les Incroyants qui affirment « ça existe pas, j’en suis sûr, ceux qui y croient sont des idiots ». Et au milieu, il
y a les Hésitants, qui disent « moi je sais pas si ça existe, je l’ai jamais vu, ou j’ai peut-être rêvé si je
l’ai vu – et ceux qui sont sûrs ne semblent pas intelligents, il leur manque l’intelligence critique, le
doute ».
Elle… souriait.
– ou-i… m… merci, m… merci… v… vous, p… pour l… le Seigneur, v… vous n’êtes hé-zitant… ?
– Oui. Pardon.
– m… moi aussi…
– Voilà. Alors, en un sens, on est deux parmi les plus intelligents de l’Univers… Non, je plaisante,
mais votre doute était juste, raisonnable, manemoiselle. Même si vous avez été insultée, moi je vous
soutiens.
– m… merci… merci…
Elle a cherché les mots. Peut-être pour le point numéro deux.
– que… è ne disaient n… ne Tout-Puissant…
Silence.
– Oui, je crois que beaucoup de croyants Le définissent comme ça.
– m… mais s… si… peut t… tout faire, t… tout empêcher, p… pouhquoi Y ne laisse l… les méchants
f… faire du Mal…? aux gentils qu’Il aime, mieux…
Il a souri.
– Manemoiselle, vos questions sont pas du tout idiotes, mais très gênantes, Pour les dames qui voulaient vous imposer leur Vérité, sans discussion, ni doute autorisé. Elles sont méchantes, et vous êtes
gentille.
Touchée.
– m…merci, v… vous êtes t… tènement j… gen-til, v… vous…
61
– Merci. Je suis heureux si c’est l’aide que vous attendiez.
– s… c’est n… n’encore puss m… merveilleux k… que tous mes rêves…
– Moi aussi. J’avais peur de pas savoir vous aider, si c’était pour des questions de papiers, officiels,
de procédures, légalités…
Silence.
– m… mais… a-lors… s… ça veut dire, Y… n’éziste pas, l… le Seigneur… ?
– Ben, on sait pas. En tout cas, c’est beaucoup moins clair que ce que disent les Croyants. Si Dieu
était Tout-Puissant, tout-Connaissant, et créateur de tout, pourquoi Il aurait créé le Diable ? et pourquoi Il le ferait pas disparaître pour qu’il y ait plus jamais de Mal nulle part ?
– ou-i, j… je compendais pas…
– Apparemment, si Dieu Tout-Puissant existe, Il est un peu méchant Lui-même, et ça L’amuse de
nous faire souffrir. Pour des raisons à Lui, c’est peut-être beau quelque part, avec récompense pour
les gentils, j’ai entendu dire. Mais il aurait pu faire un monde moins méchant. Facilement.
– ou-i…
Silence.
– m… mais s… c’est s… sûr, y… n’a un Seigneur, k… quand même… ?
– Non, c’est une hypothèse, une croyance, une possibilité. Peut-être la Vérité, mais on le sait pas.
– s… sinon, k… qui c’est Y n’aurait f… fabriqué l… le monde ? idiote… è ne disent, l… les sœurs… en
colère… que je su… stupide, p… pardon…
– Non, pas stupide, du tout. Il faudrait avoir le droit de leur demander : « Qui a créé Dieu ? ». Si elles
disent que Dieu est éternel sans début, alors le Monde pareillement peut être éternel sans début, elles
ont répondu à rien, avec leur Dieu. Et même s’il y avait quelque chose ou quelqu’un au début, ça
prouve pas du tout leurs catalogues de détail de ce qu’il faut faire et dire (pas manger de viande le
vendredi, réciter douze fois je sais pas quoi). On n’en sait rien, je crois.
Comme émerveillée, elle avait l’air. Et puis, elle a regardé au loin.
– s… si je compends pas, s… c’est… peut-ête c’est compiqué… et pas ne réponse, en vrai…
– Enfin, c’est un chemin long et difficile, et je crois que c’est pas bien d’écraser les incertains avec des
Certitudes qui en sont pas.
– m… merci…
Silence.
– n… numéro deux : p… pouhquoi l… le Seigneur, y… n’ézauce pas l… les prières de les gentils…
– Il y a plein d’explications possibles.
– l… les sœurs è… è disent j… je prie pas a-ssez fort… et ne tout bien faire… alors je su pas u…
n’gentille pour ne Seigneur…
– Je crois pas. Je suis sûr et certain que vous êtes infiniment gentille, sans violence ni méchanceté
aucune. Et elles, en faisant tout parfait, elles ont pas plus de résultats. Des fois ça marche et des fois
ça marche pas.
– pouhquoi… ? alors.
– Peut-être que Dieu existe pas… Peut-être que Dieu écoute pas... Peut-être que Dieu est pas ToutPuissant (pouvant faire qu’un petit nombre de choses possibles)... Peut-être que Dieu suit ses plans
qu’on comprend pas… Qu’est-ce que vous avez demandé au Seigneur, qui a pas marché ?
– n… ne deviende… grande et belle et n’intéhigente…
Il a souri. Et soupiré.
– A la place de Dieu, j’aurai pas été d’accord, je Le comprends.
– pouhquoi, j… je su pas… gentille… ?
Sourire.
– Vous êtes très gentille, mais vous êtes déjà très très belle,. Et grande (comme un homme) c’est
moins joli. Et intelligente c’est prétentieux (souvent). Je préfère vous, moi, personnellement, que celle
que vous vouliez devenir. Pardon.
Elle était toute rouge, confuse, perdue. Un long, très long silence.
– v… vous n… n’êtes a-veugue, j… gentil…
– Merci.
– n… numéro trois, p… pouhquoi l… le Seigneur Y… n’ézauce des prières des… fois, si… Y n’ézauce
pas, des auteu fois…
– Ben, une des hypothèses, c’est qu’Il existe pas. Par exemple, s’il pleut, des gens peuvent prier pour
que le soleil revienne dans moins d’une heure. Des fois ça marche, des fois ça marche pas. Mais si on
n’avait pas prié, ça aurait sans doute fait pareil.
Silence.
– m… mais d… des fois, Y… Y n’ézauce d… des choses un… im-possibes, de en vrai…
– Vous en avez l’expérience ?
62
– ou-i, deux… fois…
– Vous pouvez me raconter ?
Elle a rougi. Hum, oui, pardon…
– Pardon. Si c’est pas trop personnel…
Elle semblait hésiter. Fort.
– l… la première fois, s… c’était n… ne k… quatorze s… sètembre n’y a trois ans…
??? Pile le jour où il l’avait rencontrée, lui ! Le jour de ses débuts dans son travail actuel ?
– j… je n’a prié l… le Seigneur, ne… y reviende, un jour, le… si gentil monsieur, nu flan à na vanille, si
beau, si gentil et doux, et calme… j’ai prié ch… aque soir, t… toute une semaine… prié prié prié…
Oh…
– et… miraque, y n’est reviende… l… le vendedi après…
C’était lui, lui… Bon dieu, s’il avait su… osé imaginer…
– l…la deuxième fois, s… c’était l… la fin n’année derrière, que… tènement nifficile ch… chaque semaine, n… n’attende le vendedi, ne revoir l… le gentil garçon, et… et j’ai prié, pardon, que… y ne
reviende… tous les jours peut-ête…
Silence. Timide.
– et… vous n’êteu… re-viende, ch… aque jour, m… me consoler de vivre…
– Oh…
– deux m… miraques… ou-i… impossibes…
– Manemoiselle, je vous remercie infiniment, de ces pensées, prières, vers moi… J’ai peur de pas les
mériter, mais… Je voulais vous dire : ça prouve rien, ni en un sens ni en l’autre. Si Dieu existe pas :
c’est possible : si je suis revenu, c’est que j’étais tombé amoureux de vous, et si je suis revenu plus
souvent, c’est que j’ai finalement déménagé pour me rapprocher de vous. L’amour, toujours. Et vos
prières pour changer de visage (et taille et pensée), personne les aurait entendues.
Rouge…
– De l’autre côté : si Dieu existe, c’est peut-être Lui qui m’a fait entrer dans votre magasin, pour qu’on
se rencontre. C’est Lui qui a créé ce penchant entre nous, de l’un pour l’autre. Et après, ça a été automatique, l’amour…
Cramoisie.
– Et Il a bien sûr refusé de vous changer, pour que je reste amoureux de vous… Qu’est-ce que vous
en dites ?
– m… mer-ci, Seigneur…
– Oui, moi aussi, je dis : merci, Seigneur, si Vous existez…
63
NE DIAB’
Depuis des semaines, maintenant, le charme était rompu. Chaque jour maintenant, il hésitait à
revenir, la voir, sa petite pâtissière adorée, en faisant semblant de venir pour un gâteau. Il avait envisagé de lui avouer son amour, enfin en face, mais… son problème semblait différent, pas lié à lui en
particulier, du tout. Elle était souvent en larmes, presque, et avait grand peine à se lever de son petit
banc, pour se faire écraser ou insulter par les gens. Et même lui, toujours gentil et prévenant, ne la
consolait en rien.
Peut-être que l’homme de sa vie avait été tué, ou quelque chose comme ça, oui. Ou continuait
à refuser qu’ils aient un bébé, qu’elle désirait plus que tout au monde. Et les clients de passage
étaient à des milliards de kilomètres de ses préoccupations.
Mais, ce soir, après qu’elle ait encaissé sa monnaie, elle a fermé les yeux, serré les poings,
apparemment, faiblement. Et murmuré :
– m… meu-ssieu, j… je veux v… vous néranger u… une heure, entière…
« Déranger » ? Et elle tremblait, il se sentait complètement perdu.
– Moi ? Oui, bien sûr, je suis à votre disposition, manemoiselle. Qu’est-ce que je peux faire ?
Elle a rouvert les yeux, comme très étonnée, cherchant ses yeux.
– v… vous m… me j… gifez pas… ?
– Non, oh non, mon Dieu.
Le mot de Dieu l’a fait tressaillir.
– ou… ou n… ne m’insulter… ?
– Non…
– s… s’y v… vous paît, n… ne tout… tout casser l… le j… gentil p… péssonnage, v… vous n… n’étez
p… pouh moi, l… le s… seul j… gentil nu monde…
?
– Merci, mais au contraire : si vous avez des problèmes, je veux vous aider…
– et… ne pende m… mon corps, et… n’a la poubelle, ou-biée, après… ?
– Non. Vous aider, amicalement, vous entourer d’affection, durable, ou éternelle…
Elle a tressailli, encore. Et baissé les yeux.
– s… c’est p… possibe, u… une heure, m… main’nant… ?
– Bien sûr.
Et, incroyable, elle a fermé le magasin, presque une heure avant l’heure. Elle avait l’air de se
fiche éperdument de tout, dorénavant. Il craignait des pensées suicidaires… comme il avait eu, lui,
avant de la rencontrer.
Mais il ne savait pas ce qu’elle attendait de lui ? Relation sexuelle ? Il craignait de ne pas savoir faire, ou « une panne » (ils disaient ce mot, dans un film). Il l’aimait infiniment, dans son cœur,
mais le corps attaché n’obéit pas forcément. Elle l’a emmené vers un banc public, Rue des Karabaos
(loin du magasin ? où la fermeture risquait de faire scandale ?).
– i-ci…
Il était très étonné de la voir presque directive, pour la toute première fois depuis trois ans.
Elle avait l’air, encore, de vouloir « se comporter en méchante » pour qu’il la rejette durement.
Ils se sont assis. Silence. Il était dix-huit heures trente sept.
– Voilà, je vous accorde une heure, ou deux si vous voulez. Dites-moi ce que je peux faire pour vous,
manemoiselle.
Elle a fermé les yeux, cherché les mots.
– m… me dihe… s… si s… c’est vrai, on… va en enfer, s… si écrasée, n… ne les roues du train, esprès… avec ne diab’ qui pique et brûle, très fort… miyards n’années… ?
Il a fermé les yeux, lui aussi, très douloureusement. Les a rouverts. Hésité à lui passer le bras
autour des épaules… Soupir.
– Peut-être, oui, c’est ce qu’affirment les Croyants, de nos religions, par ici.
Elle a relevé les yeux, intéressée.
– s… c’est pas…. s… sûr-sûr-sûr… ?
– Il y en a d’autres qui disent… affirment… que l’on n’est plus rien, plus rien, le Monde a disparu, à
jamais, tout, ça fait peur. Néant absolu, on n’est même plus un gentil personnage de film, qui fait pleurer à la fin, il n’y a plus de film, de cinéma, plus rien, rien.
Hésitante. Oui, l’athéisme, matérialisme. Et puis… il y a le Bouddhisme :
– Il y en a d’autres qui disent que… on se réveille dans une autre vie, en ayant tout oublié… Et si on
s’est suicidé, ça sera sans doute une vie encore pire… Ou une vie d’animal, de boucherie, égorgé ça
fait atrocement mal, et ça recommence encore, ailleurs.
Elle… pleurait, doucement.
64
– Manemoiselle, avant de décider de partir… vous savez, je suis passé par là, moi aussi…
Elle a cherché ses yeux, ébahie.
– Oui. Avant de faire quelque chose aussi grave, il faut se demander au moins 3 choses je crois : 1/
est-ce que mes problèmes peuvent être apaisés, au moins un peu ? 2/ est-ce que mon avenir ici ne
pourrait absolument pas être mieux ? (si je rencontre de nouvelles personnes par exemple, miracle) 3/
est-ce qu’en partant ainsi, je ne brise pas le cœur de quelqu’un ?
Elle le regardait, bouche ouverte, et… un « presque sourire » est passé sur ses lèvres.
– s… c’est pas j… juste n… n’une question l… le Seigneur, n… ne colère, n… n’enfer… ?
– C’est bien, si l’approche religieuse vous fait reculer, hésiter, mais ça ne règle pas le problème, de la
souffrance.
Les larmes aux yeux, à nouveau.
– m… merci, m… merci…
– J’essaye de vous aider, manemoiselle. Je veux vous aider, tenter de vous consoler. Le monde ne
compte pas que des salauds, vous savez. Au magasin, la plupart des clients sont très durs, avec
vous. D’autres vous aiment, en secret, sans déranger.
Elle a souri, fait non, faiblement.
– que n… naine, démile, mougnoule, bègue…
– Je vous aime, manemoiselle.
Elle a versé une larme, hoché le menton. Oui, elle le savait, mais ça ne la consolait guère,
bien sûr. Un semi-mâle perdant, moche et…
– et n… ne vous t… tendez l… l’auteu joue s… si les méchants y vous tapent, je… sais… j… je…
Et elle a fondu en sanglots, en murmurant quelque chose, inaudible. Oh… Il… lui a passé le
bras autour des épaules.
– Manemoiselle…
– j… je savais pas s… c’était v… Vous…
Il en a, presque, souri.
– Je suis pas Jésus-Christ, revenu sur Terre, manemoiselle... Lui, c’était un leader, admiré par les
foules, qui faisait des miracles. Moi : juste un garçon humble et triste, un perdant, secrètement amoureux de sa petite pâtissière. Sans la moindre chance, personnelle. Alors juste revenant l'admirer, sans
déranger.
Elle hoquetait.
– Pardon, manemoiselle. C’est mes problèmes à moi, ça. Ce qui compte aujourd’hui, c’est vos problèmes à vous, vos amours à vous… Avec des riches musclés, je comprends, c’est automatique, c’est
pas votre faute.
Et… elle a relevé les yeux, en larmes, vers lui.
– n… non, j… je p… préfère v… vous, un… miyard ne fois, m… mais je suis pas a-ssez mien…
Il a serré ses petites épaules, doucement.
– Vous êtes amoureuse de moi ?
– s… c’est l… le s… secret n… ne mon cœur, nepuis t… trois ans…
Il a soupiré, souri, doucement.
– Alors, on est des imbéciles timides, tous les deux. Mais, en devenant amis, ou davantage, on peut
essayer, un autre monde… un autre essai, non ?
Les yeux fermés, petite puce chérie. Comme aux anges, transportée.
– v… vous êtes s… sûr v… vous êtes pas n… ne Seigneur Jésus… ?
– Non, désolé. Juste un rien-du-tout. Mais c’est peut-être Lui qui m’envoie, qui m’a fait naître et souffrir, pour être là aujourd’hui, pour vous…
– et… et m… moi, p… pour vous, m… mon amour…
Et il l’a prise, dans ses bras, tendrement. Elle n’a plus jamais pleuré, après ça. Plus jamais.
65
COLLÈGUE CATHERINETTE
Des fois, on fait le bon choix sans le savoir, quelque chose qui paraît stupide, raté, et qui débouche sur une aubaine fabuleuse. Il avait connu Patricia quand elle était vendeuse, à la Pâtisserie Le
Pellec, et il était revenu chaque semaine, fidèle, retrouver son adorable visage, en faisant semblant de
venir acheter un gâteau. Ça aurait suffi à son bonheur, dans le monde extérieur, pour sa vie entière,
ou la courte période où elle ferait ce métier, pensait-il, avant de se marier (avec un beau riche musclé,
bien sûr pas avec lui, hélas). Mais, au risque de rechuter, comme les fois d’avant, avec ces deux tentatives de suicide, il… enfin, il a essayé d’interférer avec « la Réalité », davantage « mâle », comme
pour la mériter, petite chérie. Même s’il allait se planter, ça paraissait évident. Il a cherché un nouvel
appartement, près de la Rue Saint Jean de sa secrète chérie, il a déménagé. Pour un petit gâteausourire maintenant quotidien… en triplant ses trajets pour le boulot, doublant le loyer en devant puiser
chaque mois dans ses économies, il se mettait en danger, oui. Et là, paf : sa petite pâtissière disparaît, après trois semaines seulement de visites quotidiennes. Remplacée par une frisée à cheveux
courts : « La naine ?! Ouais, j’en ai entendu parler, ah-ah-ah ! N’espèce de tortue anémique ! Virée !
Lourdée ! Non, y’a besoin de quelqu’un de tempérament, pour tnir l’magasin ! ». Badaboum, écroulement universel. Et, fatigué par les trajets, longs pour rien, et par le monde entier, il a pleuré, jusque…
une fois, sur sa machine, à l’usine, pardon. Craqué, doucement, ça semblait la fin. Troisième et dernière. Le chef d’équipe l’a mis en demeure d’aller voir un toubib, pour des cachets ou quoi, pour la
tête. Ne comprenant pas que c’était le cœur, sans espoir. Et il a été voir son nouveau médecin traitant, Rue Islan, donc (son nouveau quartier), aux heures sans rendez-vous. Il se foutait de tout, il
achèterait un pistolet, « pour se protéger » il dirait – ce serait moins incertain, « risqué », que de sauter par la fenêtre. Il le savait par expérience, très douloureuse. 27 Rue Islan, Cabinet du Docteur Oerner, sonnez et entrez. Quelle importance, et ce docteur ou l’ancien quartier Sud, qui ça intéressait ?
Salle d’attente, au fond à droite. Et… l’éblouissement : sa petite pâtissière, assise, seule, levant de
grands yeux tristes vers lui, puis souriant, presque immensément, en le reconnaissant… Et ça, pourquoi, comment ? Parce qu’il avait déménagé, parce que, elle, ses globules étaient malades, petite
chérie…
Ils ne sont pas restés, ils sont allés prendre un verre, dans le bar en bas de la rue, ils ont parlé, parlé… Sauvés. Elle n’a pas expliqué, mais il a remarqué les traces, sur ses poignets (sans plus de
blouse blanche) : sa « technique » à elle semblait de se couper les veines, pour partir exsangue. Pauvre chérie. Il a payé son loyer en retard, pauvre petite, presque à la rue, il a promis qu’il irait voir au
service du personnel, à son usine, s’il y avait des emplois, d’ouvrière ou autre. Elle a été aussitôt embauchée, Patricia, femme de ménage (à salaire inférieur au SMIC, complété par la Sécurité Sociale,
du fait de son statut de handicapée mentale). Pour le nettoyage de rez-de-chaussée et l’aile D-D’.
Bon, la vie reprenait, donc. Mais… enfin, il n’a pas su trouver les mots, pour l’inviter, proposer
des rencontres, une amitié. A l’usine, ils ne se voyaient pas, questions d’horaire, de locaux. Mais il
connaissait maintenant son nom, prénom, adresse, il gardait espoir, que… les circonstances, ou quoi.
Enfin, maintenant qu’elle n’avait plus besoin d’aide matérielle aiguë, il se voyait mal lui écrire, pour
proposer une rencontre – donnant le sentiment d’escompter paiement en nature de son aide ponctuelle. Il cherchait la formule, il ne savait pas. Amoureux coincé, rêvant d’elle simplement, en secret
(mais des rêves platoniques, juré). Il serrait contre son épaule son oreiller, amoureusement, il
l’appelait Patricia. Finalement, il lui a écrit, courageusement, lui proposant qu’ils aillent se promener
dans les Alpes, aux prochaines vacances d’été, en Juillet ou en Août, selon ce qui l’arrangeait, si
l’idée lui plaisait. Et sa réponse fut :
« je serée si zeureuz gérard mèrsi mèrsi, mè madam deklèr è di na pa vakans avan 1 an lansyènté
pardon pardon jée un peu peur pardon ».
Raté, donc, mais ça annonçait, potentiellement, le miracle pour un an plus tard, peut-être. Une
gentille compagnie, voire une franche amitié, une tendre complicité, et plus si affinité… Quoique… il
lui faisait un peu peur, pardon, oui. Soupir. Oui, si elle ne rencontrait pas l’amour avant, bien sûr, la
capturant à jamais. Et il a attendu, comme un pauvre type, pour respecter sa pudeur se disait-il, petite
chérie. Ça semblait le mauvais choix, le monde (et les filles) appartiennent aux gagneurs, virils (sachant bousculer juste ce qu’il faut), pas aux médiocres défaitistes. Enfin, il vivait, il espérait des lendemains presque gentils voire heureux, son existence avait de nouveau un sens. Au boulot, rien de
spécial, la routine à haute cadence, simplement, en horaires de nuit maintenant, avec les nouvelles
machines. Mais… il a prévu de venir avant sa prise de service à 22 heures, une fois : pour la cérémonie des Catherinettes. Parce que sur l’affiche dans le couloir B4, il y avait cinq noms dont… sa douce
et tendre Patricia Niezewska… Il ne lui avait jamais demandé son âge, mais, donc, elle avait eu (ou
allait avoir) cette année 25 ans, célibataire, donc. Comme lui serait Saint-Nicolas l’année suivante,
homme de 30 ans et seul, oui. Sainte-Catherine et Saint-Nicolas avaient-ils prévu ça, des cérémonies
66
annuelles pour les gens seuls et mal barrés ? Peut-être pas, mais il ne se donnerait pas la peine de
chercher la réponse à la bibliothèque.
A la cérémonie, dans le hall B aménagé avec une scène, le grand chef de production a fait un
discours-caricature, avec une voie de grand-mère mièvre, souhaitant « à ces pauvres âmes solitaires
de trouver l’âme sœur, qui existe sans doute quelque part, qui sait, que Dieu les bénisse, pauvres
chéries », dans les rires et les sifflets, les cris de choses obscènes. Il n’avait pas vu sa petite Patricia,
du tout, mais quand la musique a commencé à marteler, très fort, une des Catherinettes est arrivée
par la droite, sur la scène, en bikini ou string, il n’y connaissait rien, se trémoussant en cadence, avec
de grands coups de pubis. Il a baissé les yeux, lui, soupiré. Oui, femelles en chasse, ou en chaleur, et
ça faisait hurler les gens de rire. Et une deuxième jeune femme, pareil. Puis une troisième, aussi. Il a
hésité à sortir, pour ne pas polluer la douce image qu’il avait de Patricia, dans ses rêves, pardon. Mais
ça a crié, et… Patricia a été poussée sur la scène, toute habillée, en pantalon et pull, il a souri… Ayant
refusé de se déshabiller, et elle… mon dieu, elle pleurait, elle est ressortie, toute timide penaude, sous
les sifflets, sans danser ni rien. La cinquième femme a alors surgi, façon tigresse, se caressant l’entrecuisses lascivement, sous les cris et les sifflets. Il… il a essayé de se frayer un chemin, au milieu des
gens serrés debout, pour essayer de rejoindre Patricia, sans doute partie vers la sortie, direct. Dur de
bouger les gens qui criaient et regardaient la scène, il a atteint l’allée là-bas quand la porte se refermait, au loin, avec une femme arrivant dans l’autre sens, haussant les épaules. Il l’a arrêtée, euh,
pardon :
– Mdame, là-bas, qui sortait, c’était… ?
– La naine débile ! A la con ! Quelle coincée, celle-là ! Moi j’y ai botté l’cul ! Au sens prope !
Mon dieu… Il a couru, mais là-bas, ça débouchait sur le sas Machin, qui bifurquait dans trois
directions… Il a suivi le premier couloir, jusque assez loin, mais euh… non, ça débouchait sur la
chaîne Bidule, à vapeur sèche, sûrement pas là, la pauvre. Il est revenu, deuxième couloir, mais non.
Soupirs. Troisième… et il l’a trouvée, sous un escalier, effondrée, assise par terre, repliée, le nez dans
les genoux, pleurant doucement.
– Patricia…
Reniflements.
– p… pardon… pardon…
Il s’est assis près d’elle, simplement. Sans aucun reproche ni soutien musclé, non, juste être
près d’elle, qu’elle se sente moins seule au monde. Et… elle a sangloté, longuement. Il a posé la main
sur son épaule, une caresse, légère, il a retiré sa main. Oui. Que se disait-elle, à l’intérieur ? Peut-être
une demi heure, de larmes, silencieuses. Et puis, elle a murmuré : « m… mè-ci, j… gérard… ».
Oui. Silence. Les mecs bien savent trouver les mots, pour conforter les filles, ils savent y faire.
Lui, il ne savait pas. Et les filles ne l’intéressaient pas, seulement Patricia. Finalement il a dit :
– L’année prochaine, je serai Saint Nicolas, ils voudront que je fasse la danse du ventre, sûrement,
mimant l’acte sexuel, telle position. Je dirai non, on m’insultera, me sifflera…
Et… une main, gentille, est venue lui toucher l’épaule, un instant, peureuse. Ça ne voulait pas
dire « si tu pleures, je serai là… », mais c’était quelque chose de proche, infiniment gentil.
– Merci, Patricia. On vient d’une autre planète, c’est pas grave.
– m… mèci…
Il a souri, faiblement.
– On n’est pas les seuls, tout à fait. Dans mon atelier, Ahmed disait à l’autre, là : « vos femmes, elles
s’habillent comme nos prostituées, chez nous ». Je pense qu’il t’a dit bravo, Ahmed, tout à l’heure, en
silence.
Et… une caresse, elle lui a fait, sur la joue. Geste tendre, délicieux. Sans pouvoir parler, juste
disant merci, merci de comprendre, d’être là, de la soutenir. Et elle semblait accepter son affection,
son amitié, proposée en silence, sans l’avoir pourchassée d’avances et mises en demeure.
L’année d’après, il n’a pas été Saint-Nicolas, finalement. Marié : Patricia avait trouvé l’âmesœur, oui… (Merci Seigneur, peut-être, si la religion n’est pas du pur délire).
67
PARABOLE TORDUE
C’est vrai qu’un homme amoureux, très amoureux, prend les choses en main, si sa dulcinée
est une timide, justement aimée pour sa timidité. Lui, Gérard, il n’a pas été impressionnant, en ce
domaine. C’était le premier amour de sa vie, à 26 ans – quand la plupart des adolescents perdent leur
pucelage à 17 ans, les filles à 16…
Enfin, il trouvait les filles bavardes et médisantes, méchantes (et les garçons écraseurs et
fanfarons, méchants – il n’était pas gay du tout) quand cette rencontre a bouleversé sa vie. La toute
petite employée d’une pâtisserie, pâle et anémique, bègue et craintive. Coup de foudre, crac, et il
trouvait donc qu’elle était la plus jolie de l’Univers, tout ça, symptômes normaux. Il pensait que tous
les hommes étaient fous amoureux d’elle, et qu’elle couchait donc avec les plus musclés, les plus
riches. Lui, il revenait, tout penaud, acheter un petit flan vanille, échanger un sourire avec sa douce
petite chérie, secrète.
Mais il a fait un rêve, une nuit : son grand frère, qui multipliait les conquêtes féminines depuis
des années, l’engueulait. « Mais pauv’ con, si tu t’bouges pas, bien sûr qu’t’as aucune chance ! Faut
au moins essayer ! Va la voir tous les jours, invite la au ciné, dans l’noir : pelote lui les nichons ! ».
Non, bien sûr, mais… enfin, après grosses hésitations, il a déménagé, pour pouvoir passer à la pâtisserie tous les soirs, après le travail. Mois de bonheur, auprès de l’aimée, souriant chaque jour, gentille, en rendant la monnaie…
Et puis, l’année d’après (après les résolutions de nouvel an), il s’est lancé, même si c’était tout
casser, au risque de se tuer :
– Manemoiselle, je vous remercie infiniment pour vos flans-vanille, et surtout vos sourires, depuis trois
ans, fidèles, mais… je voulais vous demander : est-ce que je pourrais vous inviter, un jour, se promener dans le parc, un samedi matin ou je sais pas ? Marcher, regarder les fleurs…
Elle avait rougi, très très fort, mais sans lui mettre de paire de claques, non. Elle tremblait,
cherchait l’air, cherchait les mots.
– s… serais s… si z… z’heureuse, m… mon Dieu…
Et le samedi qui a suivi, ils se sont promenés, merveilleusement, toute une matinée. En souriant au monde entier, s’émerveillant de chaque brin d’herbe ou goutte de rosée. Redécouvrir la Création, le Miracle de la Vie, la beauté immense de cette planète. Pour lui, personnellement, c’était la
Genèse du monde… Il l’a raccompagnée chez elle, Patricia, et a découvert qu’elle habitait un foyer
(de travailleuses pauvres), pas la demeure d’un riche amant pouvant être son père, non. Ils ne se
parlaient pas, et ça semblait irradier de bonheur la petite bègue, appréciée pour sa compagnie, sans
reproche ni moquerie. Ils se sont revus tous les samedis, pendant deux ans, il ne venait plus au magasin, n’ayant plus à faire semblant. Chaque premier de l’an, il se promettait : « cette année, je lui
prendrai la main, comme ça, pour se promener, romantiques, j’essaierai, peut-être, juré ». Mais pour
finir, il ne le faisait pas, craignant trop de tout casser, à leur amitié.
Et puis, un jour, au risque de lui imposer l’inconfort de parler, il lui a dit :
– Patricia, je… me disais : est-ce… de l’amitié… ?
Sans ajouter en clair « entre nous », pour ne pas la brusquer, mais c’était implicite. Elle a
roulé des yeux complètement affolés, et il a regretté, pardon, mais elle a rougi, souri, confuse perdue,
pour finir. Et le silence, simplement. Oui.
C’est trois semaines plus tard, qu’elle a répondu, sortant un petit papier, avec son écriture en
lettres personnelles, secrètes, lisant très faiblement :
– s… si… si… n… ne un m… meussieu u… n’fille, k… comme a-mis, j… gentils, m…mais l… la p…
pauv’ fille, s… sans faire esprès, è… è n’est z… z’amoureuse de hui… s… sans déranger… s… ça
k… compte k… comment, n… ne qu’est-ce c’est… k… comme m… men-tir… ?
C’était sa question, ou sa réponse. Réponse-question. Une sorte de parabole, de cas imaginaire – très instructif pour répondre à la question – comme la Parabole du Bon Samaritain, de JésusChrist. Enfin… il aurait voulu demander mille précisions, mais il la savait incapable de répondre, chercher, formuler, énoncer, la pauvre.
– Euh, enfin, oui. Ou le contraire : amour à sens unique, du garçon, pour la jeune fille amie.
Elle a fait Non, du menton. Tout de suite, et ça l’a même un peu surpris qu’elle ne soit pas
restée silencieuse, en un « oui, peut-être, par exemple ». Et… elle avait peut-être un autre ami, le
dimanche, qu’est-ce qu’il en savait. Non, répondre à sa question, essayer, sans interpréter tout à
l’envers : en ce qui les concernait eux deux, c’était lui qui était amoureux, mais bon, bref.
– Mentir, c’est dire quelque chose de faux, pour tromper. Ne pas dire un secret, c’est… différent, je
crois, c’est une façon euh… « timide » de… d’être, et… c’est respectable.
Elle a baissé les yeux, souriant, très doucement.
– Juste, si ça vient pas dans la conversation, y suffit de parler d’autre chose.
68
Elle a frémi. Mh ?
– Euh, oui, enfin si… le garçon, en face, pour rire ou quoi, lui dmande « t’es amoureuse de moi ? »…
Elle le regardait, tremblante, pétrifiée, attendant ses mots.
– Je pense qu’elle peut… sourire, sans répondre, sans mentir.
Elle a baissé les yeux, souriante, radieuse. Et ça lui a fait plaisir de la rendre heureuse ainsi,
même si son cœur appartenait à son chéri du dimanche. Soupir. A moins que, quitte à délirer et envisager les possibles, théoriques :
– Ça serait peut-être différent si… son chéri était aussi un… introverti, timide, amoureux d’elle comme
elle est amoureuse de lui, sans qu’ils le disent ni l’un ni l’autre.
Elle a fait Non, souriant à demi, avec un petit soupir. Comme à regret.
– Je veux dire : Patricia, si c’était le cas, qu’est-ce qu’il faudrait faire, pour qu’ils sortent de l’impasse,
ces deux abrutis ? timides…
Elle a souri, tremblé, tremblé fort, et il l’a laissée respirer, ils ont continué leur marche silencieuse. Et puis il l’a ramenée chez elle, comme chaque fois, ils se sont dit au revoir.
C’est deux semaines plus tard, qu’elle a répondu. Lu un petit papier.
– p… pour l… les deux, k… que le m… meussieu a-moureux au-ssi…
A son tour, il était suspendu à ses lèvres.
– j… je sais pas, j… je sais pas…
Silence. C’était tout. Dure. Ou trop gentille, si douce mignonne, oui. Mais l’impasse se refermait. A jamais ? Qu’aurait fait Jésus, si à sa contre-question, la réponse avait été « Je sais pas » ?
Peut-être ne pas laisser s’enterrer ce début de réflexion, semi-avorté ?
– Patricia, vous vous rappelez ? Je vous ai dit que : si le garçon lui demandait si elle était amoureuse
de lui, elle pouvait mentir ou se taire.
Oui.
– Patricia, les deux personnages dont parlait cette histoire, que vous avez inventée, est-ce que…
c’était moi et vous ?
Elle a piqué un fard terrible, terrible, la pauvre. Et ils ont marché, marché, en silence. Et puis il
a dit :
– Il suffit de dire Non, ou Non pardon, c’est pas grave.
Elle a rougi encore, mais pas murmuré le n… non… non… auquel il s’attendait, même s’il
devrait réfléchir trois millions d’années pour savoir si c’était une négation simple ou double… N-non =
Non ou bien Non de Non = Oui.
Le silence a duré, bien sûr. Ils sont sortis du parc. Et il pensait qu’il n’y aurait plus d’autre mot,
aujourd’hui, quand elle a murmuré, toute toute rouge à nouveau :
– j… je p… pas réponde…
Il… a hésité, croyant deviner, mais pas sûr. Et… pour casser ce piège, infini, il… lui a pris la
main, doucement. Elle a rougi, terriblement, souriant immensément, elle n’a pas retiré ses petits
doigts. Et ils ont marché ainsi, dans les rues, main dans la main, avec des sourires infinis.
La laissant sur le pas de sa porte, il lui a pris les épaules, l’embrasser sur la joue… Elle lui a
rendu, en larmes, de bonheur apparemment.
Et au mois de Novembre, au curé puis au maire, elle a répondu, finalement :
– ou… ou…ou… w… ou-i…
69
BOUÉE DE SECOURS ?
En déménageant pour revoir sa petite pâtissière chaque jour, plutôt que chaque semaine, il
avait craint une réaction de gêne, de désapprobation, pour cette attitude un peu envahissante, pressante, pardon. Il ne faisait qu’acheter un petit gâteau, donner quelques pièces, mais un amoureux
indésirable risque de ne plus être toléré s’il ne se tient pas à distance convenable. Heureusement, tout
s’est très bien passé : elle a seulement souri, de le voir changer de fréquence, d’habitude. Mais elle
n’a pas froncé les sourcils, pas exprimé de réserve, de rejet poli, même partiel. Les mêmes sourires,
pour lui davantage que pour les autres, de passage – enfin, c’est ce qu’il lui semblait lire, mais il se
savait aveugle, interprétant de travers, le cœur gouvernant ses pensées au lieu du cerveau (cerveau
tristement rationnel, pessimiste, lucide – pas la partie rêveuse, gentille, alliée du cœur).
Mais, quatre mois après son déménagement, il lui a semblé… déceler un changement, en
elle, petite chérie. Des regards moins fuyants, presque en face, comme voulant dire quelque chose,
en silence. Et il ne savait pas comment l’interpréter. Elle souriait, toujours, quand il arrivait, mais,
avant qu’il parte, il y avait – de plus en plus souvent – ce non-dit qui était comme… un regret, ou…
Quelque chose comme « Vous allez venir encore longtemps comme ça ? Vous comprenez donc pas
que c’est pas possible entre nous. Je préfère les musclés, virils et… ». Mais pour cette petite bègue
timide, c’était trop dur à dire en face. Pardon. Ne plus revenir ? Non ? Ou d’accord, mais avec respect,
distance, il ne savait plus. Il avait une expérience très exactement nulle de la psychologie féminine,
enfin… côté relation entre adultes.. (comment dire ?) – sa maman et sa petite sœur lui avaient montré
un peu ce volet de la pensée humaine, mais dans les jeux ou rapprochements entre jeunes adultes, il
n’y connaissait rien, enfin… Il n’avait jamais eu de petite amie, lui, à la différence de ses frère et sœur
s’étant éclatés pour leurs 16-25 ans, et il se retrouvait vieux garçon, bientôt trentenaire, amoureux
secret d’une petite jeune fille, de 16-25 ans, oui. Ou 20-25 ans, puisque depuis (au moins) deux ans et
demi seule employée de ce petit magasin. Il ne savait rien d’elle, de ses amours, de ses amis, de ses
projets ou rêves. Il ne connaissait que ses doux silences, ses regards craintifs sur le monde, de gens
méchants, la bousculant, pauvre petite chérie.
En Octobre, ses regards de… détresse, ou quelque chose, se sont… appesantis, intensifiés,
presque, un peu, il n’était pas sûr. Une fois, il a même cru qu’elle allait parler, dire quelque chose,
mais un autre client est entré, et elle s’est refermée comme une huître. Tortue.
Et puis : ce 30 Octobre, Vendredi soir, ces larmes silencieuses, qu’elle a eu, le regardant. Il
s’est senti désemparé. Il a dit :
– Pardon, manemoiselle. Je ne reviendrai plus, vous embêter, je le jure. Simplement, sachez que si
vous avez un jour besoin d'aide, vous pourrez compter sur moi, je ferai n'importe quoi, pour vous aider. Manemoiselle.
Elle a reniflé, et entrouvert les lèvres, comme à deux doigts de dire quelque chose, mais ce
n’est pas sorti. Oui, lui faciliter les choses, se quitter simplement, presque amicalement :
– Je serai là, juste, si vous avez besoin. Je m’appelle Gérard Neussé, j’habite 111 Rue Saint-Jean, là
plus loin à gauche. Je donnerais toutes mes économies, pour remercier de vos sourires, ces trois
cents quarante sept fois, si vous voulez, si votre fiancé l’exige, en réparation. Pardon.
Et… elle pleurait, toute secouée de sanglots silencieux. Oui, silence, pardon. Il a pris son petit
paquet, petit flan. Et un dernier regard… si jolie, mon dieu, jusque dans les larmes.
– Au revoir, peut-être, manemoiselle. Pardon, merci, pardon.
Et… il est sorti, dans le silence terrible. Infiniment désolé de l’avoir autant troublée. Il savait,
depuis l’autre été, blouse courte, qu’elle avait une petite croix chrétienne autour du cou, et cette petite
jeune fille était une sainte, oui, trop merveilleuse pour chasser un amoureux stupide, briser un homme
en haussant les épaules ou souriant. Et, donc, c’était bien à lui, seule solution, de… il avait fait son
devoir (amoureux – rien à foutre du devoir religieux), en partant sans plus l’importuner, la « déchirer
même », entre rejet et compassion, pardon.
La rue, rue Saint-Jean, devenue sa Rue Saint-Jean, oui, avec ce déménagement. Peut-être
qu’il retournerait en banlieue Sud, près de l’usine, pour ne pas risquer de la croiser et lui faire peur,
pardon. Si le monde ne s’arrêtait pas de tourner.
Il a jeté le flan dans une poubelle, publique, incapable d’avaler quoi que ce soit. Et il est remonté à son quatrième étage, le pas très très lourd. Passé la porte, de chez lui, refermée, il s’est…
laissé tomber, par terre. Incapable d’aller jusqu’à son lit, avec cet oreiller qu’il avait tant serré dans ses
bras, lui caressant les cheveux, petite pâtissière chérie. Soupir. Le front contre le bois de la porte.
C’était fini. Le monde était fini. Ni plus manger ni aller travailler, pourquoi continuer ? Autrefois, il avait
pu se dire que, peut-être, ses rêves deviendraient un jour réalité. Mais non. Elle existait, oui, et ça
avait été infiniment merveilleux de la rencontrer, de la revoir, même échanger des sourires avec elle.
Maintenant c’était fini. Fin du monde.
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… Dehors la lumière de la rue, à peine, il n’avait pas allumé, sa chambre. Son épaule était un
peu endolorie, contre la porte, ses yeux ne pleuraient même pas. Néant, immense, glacial. Sa tête
pendait, vaguement, ça allait peut-être prendre trois jours, à s’éteindre, tout. Ne pas boire, du tout,
suffirait peut-être, simplement. Sans plus essayer de sauter, par la fenêtre, dehors, atterrir à portée
des toubibs et autres, qui vous ramènent de force. Non, plus jamais, ça.
Il faisait noir quand… il a entendu ces… trois légers coups, à peine, contre le bois de la porte.
Soupir. Non, il n’ouvrirait pas, aux prédicateurs ou voisins. Même si… il n’avait reçu que des grands
coups frappés, chez lui, depuis qu’il démontait les sonnettes, là où il habitait.
? Est-ce que… non, non, ça pouvait pas être… sa petite pâtissière chérie ? touchant à peine
le bois, timide perdue… Mon dieu… Ayant demandé à son fiancé de ne pas « casser la porte tout de
suite », pardon, oui… il s’est relevé.
Un… un reniflement, imperceptible, derrière la porte. Oh… elle…
Il… il a allumé le plafonnier, pardon. L’horloge, là-bas, indiquait neuf heures quinze. Et il… il a
ouvert…
Elle… Elle, seule, et toute toute voûtée, en larmes, les yeux baissés. Mon dieu… Les mots
qu’il avait eus ce soir ? « Si vous avez besoin d’aide, je ferai n’importe quoi, je donnerais toutes mes
économies » ?
– Entrez, manemoiselle, entrez, ayez pas peur… merci…
Et elle est entrée, toute timide, perdue. Mais, euh, merde, c’était plein de mottes de poussière,
et, euh… il n’avait qu’une chaise, pas d’apéritif ni… qu’est-ce que faisaient ses parents quand ils recevaient des gens autrefois ?
Elle a, euh, oui, regardé le lit à une place, détournant aussitôt les yeux, timide.
– Euh, vous pouvez vous asseoir sur la chaise, là, pardon. Je vais m’asseoir au bord du lit. J’ai pas
davantage, pardon. Pas l’habitude de recevoir. Pardon.
Et il a tiré la chaise de la table, l’a tournée vers le lit. Il s’est assis au bord du canapé-lit improvisé. Et, très faible, elle s’est hissée sur la chaise, en arrière, petite naine chérie. Silence. Elle avait les
yeux baissés, ses larmes coulaient, mon dieu.
– Manemoiselle, je ferai n’importe quoi, pour vous aider. Dites-moi.
Elle a pincé les lèvres, reniflé. Silence. Long silence.
– Ou ne dites rien, aucun problème. Si vous avez juste besoin d’une présence, à vos côtés, je serai là,
je…
Avalé sa salive. Il ne savait pas quoi dire, perdu, pardon.
– s… s… si… gen-til…
??? Hein ? C’est ce qu’elle attendait ? Incroyable… Silence, immobilité, merveilleuse, un
peu… même si elle pleurait, pardon. Il… il est allé allumer le magnétophone, son habituelle musique
douce et triste, pas forte. Et allumer la lampe de chevet et la lampe de bureau, éteindre le plafonnier.
Au calme, lieu de repos, refuge, nid de réconfort, pour elle…
– m… mè-ci… m… m… mèci… gé-rah…
– Merci, manemoiselle…
Et il est retourné s’asseoir, au bord du lit. Silence. Et… elle a levé, faiblement, les yeux vers
lui, avec… une infinie douceur, mon dieu, comme… tendresse, ou, non, c’était pas possible. Il… a
essayé de lui sourire, réconfortant, soutien, et… elle a cligné des yeux, ses larmes ont redoublé.
Qu’est-ce que… ?
Il… il a fait un demi pas, posant un genou à terre, pour être à sa hauteur, presque… Il a, un
peu gêné, tendu les bras vers elle :
– Si, euh… si vous avez besoin dune épaule, consolatrice…
Elle a tressailli, et il a fermé les yeux, craignant d’avoir fait l’erreur de sa vie, merde… Mais,
elle descendait de la chaise (elle ne touchait pas le sol, assise). Et, toute timide, elle est venue… contre lui, les bras repliés devant sa poitrine. Il a refermé ses bras autour d’elle, tendrement, protecteur.
Et il l’a bercée doucement, paternel ou quoi, si elle voulait, oui. Tellement ému de serrer contre lui
cette jeune fille aimée… Le front, la joue dans son épaule, abandonnée, larmoyante.
Et ce câlin, long très long câlin, a duré peut-être deux heures, ou trois. Il était perdu, perdu, le
nez dans ses cheveux. N’osant la couvrir de bises, changeant de registre, pardon. Ou peut-être au
contraire attendait-elle qu’il se décide à la tirer vers le lit, il n’y connaissait rien. Il lui caressait les
épaules, les cheveux, seulement, et ses larmes s’étaient taries. La musique avait cessé, depuis longtemps. Doux silence (seulement des hurlements d’enfant à un autre étage, martèlement disco
ailleurs), doux silence dans leur petit univers à deux... C’était le plus grand délice de l’Univers, en un
sens, plus merveilleux que tous ses rêves… et en même temps, il craignait de ne pas faire le geste
juste, ce qu’elle attendait de lui. Il avait entendu l’expression « honorer sa dame », rapport à la sexualité, et il craignait qu’elle se dise « il me trouve pas assez bien ? ». Non, ça ne semblait pas ça : elle se
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serait pendue à son cou, l’émoustillant de sa poitrine gonflée, ou… Non, c’était un câlin innocent, infiniment. Comme si elle attendait paisiblement de s’éteindre, en sécurité. Mais… il avait mal au genou,
pardon, ça devenait difficile, pardon.
Il s’est redressé, et – la portant dans ses bras – il est retourné s’asseoir sur le lit, en l’asseyant
elle sur ses genoux, la serrant tendrement. Elle respirait de manière différente, comme… ayant eu
peur. Non, pas excitée, mais… craintive. Elle s’était laissée porter, comme peureuse, mais sans résister, consentante… et elle semblait rassurée, qu’il n’y ait pas « ce prix-là » à payer, pour son secours. Qu’il soit finalement un homme de plus, comme les autres, ou qu’elle abandonne sa virginité,
acceptant la douleur, ou quoi… Il n’y connaissait rien. Mais là, dans son épaule à nouveau, ça allait
mieux, rassurée, apaisée. Presque heureuse, non, triste réconfortée, oui… Il lui caressait les épaules,
très doucement. Silence.
Mais il ne savait pas où ça les conduisait, ce long câlin, infini… Il a murmuré, à son oreille :
– Ça va, mieux ?
Et… elle a bougé, lui a fait une petite bise dans le cou, merveilleuse…
– m… mouhih d… dans vos bras, j… géhah…
Mourir ? Il l’a serrée, un peu plus fort, tendrement, essayant d’être solide.
– Peut-être qu’on peut vivre, essayer. Je serai votre chevalier servant, vous protégeant des méchants…
– m… mon héros…
Elle ne disait pas ça pour rire, apparemment, mais il a souri, un peu.
– J’essaierai.
Silence. Long silence. Il ne savait pas comment demander. « C’est quoi, le problème ? », ou…
Mais elle a bougé, sentant peut-être son trouble, ses hésitations.
– j… géha… j… j… je pahle t… tè m… mal, p… pahdon…
Il lui a fait une bise sur la tempe. Sourire.
– Entre mes bras : c’est différent. Pas besoin de parler fort. Et si vous faites des fautes ou vous trompez de mot, ça a aucune importance.
Silence.
– m… mèhci…
Oui. Et il s’est passé encore de longues minutes, ainsi, pendant que – tendrement enlacée –
elle cherchait les mots.
– j… géha…
Il aurait voulu lui demander son prénom, mais il craignait d’interrompre son timide élan explicatif, longuement préparé.
– Mh ?
– n… né k… quat’ ans, f… fini, j… je va hetouhner ch… chez les… les démiles, pardon… pahdon…
Et elle a fondue en larmes… tremblante, comme s’attendant à être repoussée sèchement
« Quoi ? Une débile ?! Fiche le camp, connasse, merde ! ». Oh… Il lui a fait trois bises, à nouveau,
très doucement, l’a serrée, fort.
– Chht… Moi je préfère les gens faibles, dominés… J’aime pas les forts, dominateurs…
Aïe : elle ne respirait plus… Si, ouf, ça allait. Et… six bises, dans son épaule, six… Adorable,
émue, transportée, on aurait cru. Un long long câlin, pour sceller ça, proximité, sa réconciliation avec
le Monde, petit bout du Monde : lui… Et, à la réflexion, dans tous ses sourires qu’elle avait eus pour
lui, il y avait peut-être… une intuition, féminine, que lui était différent. Et différent, il l’était, mais pas
grandiose héros charismatique (en rapport à sa croix chrétienne), non, juste amoureux d’elle. Même
s’il était peut-être trop tôt pour le lui dire. Il craignait un arrêt cardiaque, chez sa petite chérie.
– Ce qui changera, c’est qu’on se verra plus du tout au magasin, en faisant semblant de jouer au
client et la marchande, ce sera sûrement mieux, plus gentil encore, tous les deux, sans personne qui
gronde dans la file derrière…
– oh…
Avec un soupir bienheureux… Extase. Câlin encore, réfugiée tout au fond de son épaule…
Mais, elle a soudain tressailli, pensant à quelque chose, apparemment.
– m… mais ch… chez l… les démiles pas… à… Lille, à… Dou-ai, l… loin… t… trop… trop loin…
Lui caresser les épaules. Doucement.
– Chht. T’inquiètes pas, petite chérie. Je pourrai venir te voir, je traverserai la Terre entière, pour te
revoir…
Ou… si la vie était effroyable, au milieu des trisomiques et maniaques excités… :
– Ou… si… si c’est que tu as plus du tout de salaire, ou quoi, et plus de quoi payer un loyer, ou…
– n… ne f… foyer…
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– Tu peux habiter ici, ma chérie. Je serai si heureux de te loger, t’héberger… Tu es plus toute seule,
au monde. Tu as séduit quelqu’un, c’est un succès, ces quatre ans, dans le monde dehors…
– oh… oh…
Comme émerveillée, subjuguée. Câlin, long câlin, encore, elle cherchait les mots.
– m… mais l… le puss j… gentil nu monde, ne puss beau, s… c’est pas possibe, n… ne cehui que…
que j’aime, hui… en secret, nepuis s… ce d… douze j… janvier…
Il souriait, immensément.
– Oui, douze janvier, il y a presque trois ans, notre première rencontre, tu te souviens ?
Et trois bises sous son cou, en guise de réponse.
– Ma chérie, dis-moi ton prénom, s’il te plaît…
Pour lui dire « Je t’aime, Pauline », ou autre, oui. Mais un silence, étrange.
– n… ne m’appelle k… connasse…
– Non…
– l… la nulle, l… la démile, la naine, mougnoule, la bègue…
Il a soupiré.
– Dans mes rêves, tu t’appelais « ma chérie, adorée ».
– oh…
– Comment elle t’appelle, la Sécrité Sociale ? ou les feuilles de paye ?
Silence.
– pa… ticia n… yèzèvska…
– Je t’aime, Patricia. Niézewska. Est-ce que tu accepterais de devenir Patricia Neussé, ma chérie ?
Son souffle tremblant.
– j… je ferais l… la poussière, m… miyons ne flans… s… si z… z’heureuse, z… z’heu-…
Mais elle a tressailli.
– m… mais j… je sais p… pas f… faire l… la cuisine, p… pas le droit t… toucher le feu, l… les démiles…
– J’ai une plaque électrique, un four électrique, sans feu, ne crains rien. On fera ensemble, on essaiera, à notre vitesse.
Et pour la première fois ce soir, elle a cherché ses yeux, le regard infiniment doux, plein de
reconnaissance et… d’espoir, oui.
– Ce sera un monde gentil, et beau, tu verras, Patricia. Une autre planète, rien que pour nous, à l’abri.
Et leur quarante millième câlin, infini… Avant des milliards d’autres, à venir…
73
DÉMÉNAGEMENT INVERSE
Mois de Septembre, cette année-là. Et ce projet idiot de déménager au centre ville, ou quartier
Nord, pour revoir cinq fois plus sa petite pâtissière chérie, comme client quotidien… Ça devenait
grave, cette passion obsessionnelle. En un sens, c’était très bénin : il ne lui ferait jamais aucun mal, il
en était peut-être même incapable, physiquement impuissant ou quoi, pas un violeur du tout. Non, il
ne rêvait que de la protéger, comme ce 22 Juin où il l’avait défendue contre un papy sévère – elle
avait rougi à en mourir, la pauvre… Mais elle ne lui avait pas interdit de revenir, ne faisant que rougir
un peu, chaque fois qu’elle le revoyait, chaque vendredi, comprenant qu’il était amoureux d’elle. Si
gentille, cette fille, elle a même eu l’indulgence de ne pas parler de ce visiteur malsain à son petit ami,
qui serait venu lui fracasser la figure, le menacer de mort, sans que… elle, professionnelle, chasse le
client. Oui. Enfin, condamné à mort, il l’était déjà, fatalement : tout le monde doit mourir un jour, il paraît, et puis, il n’attendrait vraisemblablement pas d’avoir 90 ans, non. Cet amour inattendu n’aurait été
qu’un répit, dans un mécanisme d’extinction précoce. La petite jeune fille allait quitter cet emploi, en
se mariant, à un riche banquier ou champion de football vedette et, sans plus la revoir jamais, il pleurerait, pleurerait, avant de décider de tout arrêter. D’une manière ou d’une autre. Pistolet ou se trancher la gorge. Même s’il avait horriblement peur, de la douleur, de l’extinction. Il était perdu.
Alors, non, il a décidé de tenter un sauvetage impossible, déménager en sens inverse, beaucoup plus loin d’elle et non beaucoup plus proche. Il est allé voir l’Agence pour l’Emploi, cherchant du
boulot dans une autre région.
– Eh ! Si vous démissionnez : pas un centime d’indemnité ! C’est dingue, ça ! Le mec qu’a un emploi,
un salaire pas-mal, et puis qui veut s’en aller ! Vous êtes suivi psychiatriquement ?
– Plus du tout, depuis trois ans.
Oui, avec la rencontre de sa petite chérie, qui avait eu un milliard de fois plus d’effet que leurs
cachets pourris…
– Pf ! Allez : Compétences ?!
– Je suis technicien supérieur en Mécanique Fluidique Haute Pression. Pardon.
– Vachement utile, ah-ah-ah ! Tout l’monde en r’cherche, sûr ! Et vous avez pas en plus une thèse en
traduction de sanskrit en moldo-valaque ?! Ah-ah-ah !
Finalement, et puisqu’il acceptait tout, à n’importe quel salaire même nul, il a trouvé. Assistant
dans une entreprise de goudronnage d’autoroute, chantiers mobiles. Demi-SMIC, logé-nourri-blanchi.
Il a quitté Lille le 25 Septembre 2003, donc. Pour habiter, itinérant, dans des baraques de chantier,
sentant les pieds. Il a un peu appris l’Arabe et le Roumain, pour le travail, pardon. Mais, il pensait à sa
petite chérie, presque constamment, et le soir il pleurait, en silence, pleurait… Des braves collègues
lui ont fait lire la Bible, puis le Coran, mais ça l’a fait vomir, de voir traitées ainsi les femmes, jeunes
filles comme son adorée. Il sanglotait, et… le chef de chantier est venu lui dire que ça ne pourrait pas
continuer ainsi, il gênait les autres, même s’il travaillait plutôt bien et avec assiduité. Il a essayé de se
contrôler, de tout rentrer à l’intérieur, tout cacher, mieux. Et, avec leurs saletés de psychotropes à
nouveau, c’est allé mieux, extérieurement. Les mois ont passé, il était assommé, simplement très
triste, vidé.
Et puis le mois de vacances, Février sur les autoroutes (pas Juillet ni Août), à cause du gel et
du manteau neigeux. Les collègues retournaient au pays, évoquant le bonheur du retour, l’accueil
chaleureux, là-bas. Il… est retourné à Lille, il n’a pas pu s’en empêcher, seulement revoir, une fois
une seule, son visage aimé, petite pâtissière chérie. En achetant un flan, comme autrefois, toujours un
flan, sobrement, en le demandant oralement puisqu’elle ne le reconnaîtrait pas, il n’était plus fidèle
client hebdomadaire.
Vendredi soir, donc, traditionnellement. Et il a attendu dans la gare, de 13 à 18 heures, pour
aller à son horaire d’autrefois, la voir. Elle était peut-être devenue maquillée, cheveux courts, bouclés,
ayant changé de copain pour un nouveau ayant d’autres goûts. En cassant le personnage délicieux
qu’elle avait été, si timide, discrète et pure. Ça l’aiderait peut-être, lui. Ou la trouver enceinte, gonflée,
et manifestement sur le point d’arrêter ce travail à jamais. Oui. Ça donne la force. Il tomberait peutêtre devant la goudronneuse, recouvert de liquide brûlant, collant, avant d’être aplati par les rouleaux,
et voilà, simplement, fin de l’histoire.
La poitrine pleine de soupirs, il a poussé la porte de verre, Pâtisserie Le Pellec, Rue SaintJean… les yeux baissés, presque fermés, sans pleurer, en face, non, non…
– Salut !
D’une voix sonore et forte, au lieu du « s… s… soih, m… meu-ssieu… » attendu. Il a levé les
yeux, perdu. Ce n’était plus elle.
– Olah ! Typique : crise d’hypo-glycémie ! Ch’uis secouriste, moi ! ‘Vous faut un machin bien sucré,
tout de suite !
74
Soupiré, perdu.
– Elle… s’est mariée, la petite jeune fille ?
– Hein ?! Vous délirez, là ? Ou…
– La petite Miss Monde qui était à votre place, en Septembre…
– « Miss Monde » ?! Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah ! J’l’ai jamais vue, mais j’en ai entendu parler ! Une crevure
anémique, naine, bègue, timide maladive ! Pour un métier de communication ! Ah-ah-ah ! Et Polak ou
quoi, et débile mentale ou ch’ais pas quoi, mais y z’ont supprimé les aides du conseil régional ou quoi,
maintnant ça redvient normal ! Pas de problème ! Un chou chantilly ou un flan-caramel ?
– Non, pas un flan, non…
Même caramel, pas vanille, ce serait de l’infidélité…
– Alors un chou ! Hop, çui-là ! Bon ! J’emballe pas, hein, faut qu’vous l’bouffiez tout de suite, vous
rmonter, bon sang ! V’z’étiez amoureux d’la naine ?! Ah-ah-ah ! Non, j’rigole !
– Oui, pardon, sans déranger…
– Euh ! …Ben ! Où vous étiez quand on l’a lourdée ?!
Il a soupiré.
– J’ai… laissé son petit ami faire, la sauver…
– Ah-ah-ah ! Un ptit ami, cette crevure ?! Personne en voudrait ! Enfin, parmi les hommes sains de
corps et d’esprit, j’veux dire, ah-ah-ah ! (J’rigole) !
Silence, dans sa tête. Son cœur.
– Vous savez si… je pourrais la retrouver, la… l’aider, la… … ?
– Hum ! La quoi ? La sauter ? Ah-ah-ah !
Non, la… « sauver », même si c’était prétentieux, pardon, et…
– Rmarque : ête sautée, ça l’aurait p’t’êt’ décoincée ! Attends, coco : d’abord tu payes ! Deux Euros !
‘Cinquante, pour l’pourboire.
Il a donné son billet, de cinquante Euros.
– Ah-ah-ah ! ‘Deux cinquante, j’ui dis et… Oh ! Tu veux la monnaie sur deux cinquante, t’as pas plus
ptit ?! Ou bien j’garde les cinquante, pour ma pomme !
– Oui, dites-moi, je vous en supplie : où la retrouver.
– Ben… Enfin, merci pour les cinquante ! (Et Seigneur : c’est pas du vol, c’est en échange de l’aide
que j’pourrais rfuser, hein ?) Non, ben, j’ai pas trop su, moi j’travaillais à l’aut’magasin, Le Pellec !
L’principal, Rue de Cebu, v’savez, on était trois là-bas !
Il respirait, essoufflé. Perdu.
– Ouais, la chef a fait passer une boîte, genre tirlire, en disant qu’on pourrait achter trois fleurs, ptêt’.
Ou trois flans (elle a sauté avec un flan sur l’nichon, le cœur, y paraît). Nous, on n’y est pas allé, en
tout cas, j’sais pas où elle a été enterrée.
…
– Mangez vot’ chou, là, vite.
Il… il a pris le gâteau.
– Vous dites : en-té-rrée… au… figuré, bien sûr, oui. Toute seule perdue, retournée chez les handicapés… hein, mdame ?
– Pfh… Oh-là-là ! Ben, pffh… ! Et sinon, vous sautez du quatrième étage aussi, et c’est MA faute ?!
Seigneur, j’fais quoi là ? Purée, y’a d’ces anormaux, sur Vot’ Terre pourrie.
– On fait que passer, mdame, pardon.
Et il est sorti. Retourné à la gare. Finalement, il n’est pas retourné à son chantier, pas tombé
devant la goudronneuse, ç’aurait été complexe à réparer, sans pouvoir laisser ça en l’état, avec des
chairs et os biodégradables, fragilisant le revêtement. Non, il s’est simplement jeté sous les roues du
TGV de 21 heures 13, qui approchait lentement, en bout extrême de voie 6B. Ça n’a pas été simple à
nettoyer, certes, mais les tâches de nettoyage étaient comprises dans le prix du billet (aller-retour !)
qu’il avait payé. Et l’aumônier à re-béni la voie, aucun problème. Tout va bien, la morale est sauve !
Hip-hip-hip ? Hourra !
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FORCE FÉMININE
Il regardait sa toute faible petite pâtissière mignonne, attendri. Mais… il n’y avait personne
derrière lui, ce soir, peut-être à cause du froid glacial, personne ne sortait de chez soi. Sauf les très
courageux, les très amoureux, oui. Soupir. Enfin… il n’y avait personne derrière lui, et c’était peut-être
le jour, donc, pour lui parler. Pour s’excuser d’avoir déménagé, pour la revoir cinq fois par semaine, au
lieu d’une les deux premières années, pardon, et…
– m… meu… m…meu-ssieu…
Mh ? Un problème ? Elle finissait le paquet. Peut-être qu’elle avait reçu instruction de ne plus
faire de paquet, pour un seul petit gâteau, à partir de la semaine prochaine. Aucun problème.
– Mh ? manemoiselle…
– j… je n’a p… parlé de vous, a… à m… monsieur l… Le Pellec…
Son patron ? Aïe, catastrophe… Et la sanction allait tomber, il le comprenait : « Je suis autorisée à vous demander de ne plus revenir. Il n’est nullement dans mes obligations professionnelles de
recevoir les amoureux pervers et timides coincés. Ne revenez plus. Stop. »
Elle… souriait, un peu. Oui, soulagée, ou… quelque chose, il ne savait pas bien lire, les visages. Elle allait le dire, oui.
– j… j… je n’a… espiqué v… vous n’étes n… note m… meilleur kiyan, de viendé… t… tous les jours,
g… gâteau, s… si j… gentiment, f… fidèle…
Il cherchait l’air, perdu, immensément soulagé, ou… attendant le « MAIS… » fatidique, perdu.
– y… y n’est d’accord, v… vous nemèhcier, n… ne vote f… flan nu vendedi… g… gratuit, m…
mèhci…
Il… il… les murs tournaient, il titubait, pardon, euh… On lui touchait le bras, mon dieu, la petite
jeune fille, passée de ce côté-ci du comptoir, à son secours ou…
– m… meu-ssieu, ça va ?
Il s’est appuyé au comptoir.
– Pardon, pardon, je… j’ai pas mangé s’midi, je…
Et son si joli visage, petite chérie, levé vers lui, inquiète, merveilleuse.
– p… pouhquoi… ?
Il cherchait l’air.
– Pardon. Des idées tordues, à moi. J’ai un peu de ventre, qui vient, et vous dvez préférez les beaux
minces, mamoiselle…
Ebahie.
– m… moi… ?
Se tenir au comptoir, respirer. Pardon.
– On est tous amoureux de vous, manemoiselle. Pardon. On fait semblant de venir pour un gâteau,
certains font semblant de vous détester… On est pitoyable, nous, les hommes. Pardon.
Elle avait un grand sourire. Muet.
– Enfin, sauf votre chéri, l’heureux élu : un mec bien, lui. (Et puis vote Jésus, sur vote croix, pardon) .
Enfin, les autres, on devrait juste acheter le gâteau le plus cher, chaque jour, sans déranger.
Et… elle faisait Non, du menton.
– Ou ne plus jamais revenir, vous regarder, vous écouter, tendrement. Plus jamais. Pardon. Des salauds, on est, pardon.
Non encore, nouveau sourire. Silence. Soupir. Il attendait la sanction. Les murs tournaient,
enfin tanguaient ou…
– l… là ou… où j’habite, n… ne foyer…
Oui, tendre nid avec son chéri. Soupir.
– n… ne femmes battues et… démiles perdues…
??? Débile ? Non, oh pauvre chérie, juste lente et timide, hésitante…
– les dames è… è disent t… tous les hommes n… ne sont des… des faibes… en vrai…
Il a souri, pardon, cherché l’air.
– Non, pardon, je suis pas une référence. Y a des virils costauds, aussi. Vous trouverez…
Non.
– que… étraser les autes, et bousculer les f… femmes, ne les prende, p… pressés, k… comme poupées gonfabes, j… jeter, à na poubelle, a… près… l… les z… z’hommes, s… c’est comme ça… mais
aucun courage, en vrai… juste s… sembant… ne faire…
Il… il a presque, souri. Il… reprenait pied.
– et j… je n’a pas d… de chéri, m… moi… s… si petite, et laide, et… bête…
– Oh non, si mignonne petite fée…
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– et… et je rêve j… je serais g… grande et belle, inté-nigente, j… je gagnerais l… le cœur l… le gentil
m… monsieur du v… vendedi soir avant, d… de ch… chaqueu s… soir, main-nant… s… si gentil a…
à n’infini, et… doux… k… comme romantique, d… de pas en vrai…
Il cherchait l’air.
– Mais… ce timide à la con, de rien vous avoir dit en face, c’est le roi des imbéciles, le roi des cons…
Elle a souri, davantage encore. Radieuse.
– n… non, l… le prince… prince char-mant…
77
PUDEUR
Bien, il la revoyait donc chaque soir, maintenant, petite pâtissière adorée. C’est ce qui avait
motivé son déménagement. Mais… enfin, en même temps, il aurait presque espéré, comment dire ?
Bon, dans son rêve, impossible, idiot, il l’aurait croisée un samedi matin par là, dans le quartier, un sac
à provision à la main. Elle lui aurait souri, et il se seraient échangés trois mots, gentiment, sans plus
de comptoir au milieu. Et il aurait proposé de lui porter son lourd panier, elle aurait accepté. Ils auraient marché, côte à côte, ils auraient fait connaissance… Le film s’arrêtait là, rêvasserie quotidienne,
et il s’endormait bienheureux.
Non, plus sérieusement, il espérait simplement la croiser, même si elle ne le reconnaîtrait bien
sûr pas – hors du contexte du magasin, elle ne devait pas dévisager chaque personne dans la rue, se
demandant si c’était un client de la pâtisserie. Elle si timide voûtée, repliée, tortue, elle devait marcher
yeux baissés, à petits pas lents, oui. Mais rien que la voir, comme ça, serait merveilleux. Confirmer
que sous sa blouse blanche, elle n’est pas habillée de rouge sang, pour exciter les taureaux en rut,
avec un décolleté ravageur, non… Petite chérie, si faible mignonne, comme innocente. Juste la revoir.
Savoir qui elle était, en quelque sorte, dans la vraie vie. Juste un regard, sans la déranger, pardon.
Et, donc, ce qu’il ne faisait jamais dans son quartier d’avant, il est – ici – sorti de chez lui, le
week-end, allé au marché, pour rien, que regarder qui passait, ne s’intéressant qu’aux petites silhouettes, de moins d’un mètre trente, à cheveux longs et clairs, mais il s’agissait toujours d’enfants,
petites filles, pardon, pas de sa petite naine. Et il continuait son chemin, il se sentait très stupide. Elle
devait venir en bus, d’un autre quartier.
Et… là, il allait trop loin, mais… un soir, un peu après l’heure de la fermeture, de la pâtisserie,
il est allé marcher par là, Rue Saint-Jean, voir qui attendait, à l’arrêt d’autobus, simplement. Lui dire
bonjour, si elle tournait la tête, lui souriait – on peut rêver… Mais il ne l’a pas vue, il n’a que… hésité,
en fait marqué une demi-seconde de temps d’arrêt, en croisant une toute petite fatma, de sa taille
naine, en grande robe noire – comme un sac, pas cintré pour entr’apercevoir des courbes adultes ou
non. Et sous un tchador où même les yeux – tout ce qui dépassait – étaient grillagés. Et marchant à
petits pas lents, comme il l’imaginait, elle. Et avec la touchante pudeur de se cacher aux regards mâles. Mais, bon, c’était une coïncidence : c’était une version algérienne ou afghane de sa petite chérie
polonaise (peut-être) donc catholique ou athée, ou juive. Oui, les enfants impubères ne sont pas voilées, croyait-il avoir compris, donc c’était bien une petite naine, aussi, une autre. Gentille aussi. Mais
pas celle qu’il aimait, pardon. Soupir.
Etait-il parti trop tard ou trop tôt, pour ainsi l’avoir ratée ? Il recommencerait chaque soir, en
décalant de 2 en 2 minutes… Absurde. Il perdait le sens le plus élémentaire de la pudeur, lui, incroyablement, il ne se reconnaissait pas. Amoureux. Emu aux larmes par ses sourires, au magasin,
rêvant de la revoir, un instant, sans son uniforme et ce jeu de rôle, marchande. Elle, en vrai, au naturel. Même si elle fumait des cigarettes, hélas, ou mettait des chaussures à hauts talons aiguilles en
sortant du magasin, en balançant des hanches comme les mannequins. Ça le guérirait, oui, le rêve
s’écroulerait, enfin le mélange de rêve et réalité qui le perturbait. Si elle n’était pas timide de l’autre
côté de sa vitrine, oui, il serait très peiné, très, mais plus du tout amoureux d’elle.
Ce soir, rien jusqu’ici. Là-bas, le rideau de la pâtisserie était baissé, mais on distinguait mal
qui était assis sous l’Abribus, après le carrefour. Avancer, donc, simplement, tranquille. Venant vers
lui, aujourd’hui encore, sa petite fatma, gentille timide, il a souri. Et, la croisant, il a gentiment, poliment, dit le seul mot d’arabe qu’il connaissait (en supposant que les Afghans parlent aussi arabe ?
pas perse ?) :
– Salam alékoum, madame.
Ça veut dire Bonjour, ou Mes respects, quelque chose comme ça. Et… elle a… marqué un
temps d’arrêt, pardon, relevant peut-être les yeux, pardon, importunée ?
– s…soih, m… meu-s… ssieu, hemonsoih…
Elle ! C’était sa petite pâtissière, chérie ! Déguisée en musulmane ! Ou étant musulmane, oui,
pardon, seulement interdite de porter ça au travail… Et elle le reconnaissait, lui, elle disait Rebonsoir !
Mais sans voir ses yeux, il ne savait pas déchiffrer la situation. Ils se sont arrêtés, tous les deux, se
regardant. Selon qu’elle ait le sourire ou les sourcils froncés, ça changeait du tout au tout. Mais impossible à dire sous le masquage de sa personne.
– mes… respects, manemoiselle, j’ignorais que vous étiez musulmane.
Il lirait le Coran, il se ferait convertir, ou baptiser, comment ça marche ? Mais il ne prendrait
pas cinq épouses, non, ce serait elle seule ou zéro, petite chérie…
– m… mu… m… muz… ?
??? Elle ne semblait pas connaître le mot !
– Euh, je sais pas comment on dit, en Arabe, ou en Polonais, je voulais dire : adoratrice de Mahomet.
78
Ou Mohamed, Muhammad, il n’y connaissait rien, pardon.
– m… m… Ma-o… ?
Il a souri.
– Pardon, je voulais pas dire Mao-Tse-Toung, non. Je vous présente mes excuses. Je voulais dire : le
prophète, le… plus grand, euh…
– n… noteu s… seigneur j… jésus… ?
??? Oh-là-là, il faudrait qu’il s’instruise, il n’y connaissait rien. Il lui semblait avoir entendu dire
que les Musulmans adoraient Mahomet surtout, et puis Jésus, et puis Moïse, mais il n’était pas sûr, du
tout. Mais… bon dieu de merde, ça lui revenait : sa petite pâtissière avait une croix chrétienne autour
du cou, pas un croissant islamique !
– Manemoiselle, vous… êtes… chrétienne ? pardon…
– ou-i… j… je prie n… noteu s… seigneur… au Ciel…
?
– Mais pourquoi vous mettez ce grand manteau, chapeau, sur vous ?
– l… les dames d… de foyer, è ne disent… s… sinon… sinon…
– Oh, brûler en enfer ? Ces trucs… ?
Et la pauvre, terrorisée, avait cru devoir s’exécuter, menacée par Dieu… si gentille, vulnérable, la pauvre.
– s… c’est p… pas grave, j… je crois pas, m… mais Y… Y ne pas ne faire de nes prières, on demande, si pas a… habillée, k… comme ça… k… cachée…
– Pauvre demoiselle. Vous habitez dans un foyer ? De femmes arabes ?
– n… nes f… françaises, aussi m… mais, j… je m’appelle… pardon, è z’ont dit… nes polaks avec les
bougnoules…
– Mon dieu.
– … qui êtes au Ciel…
Sourire. Elle avait cru qu’il commençait une prière à haute voix. Silence. Il ne savait pas quoi
dire. Comment la sortir de cette situation incroyable, l’écrasant, toute.
– Je voudrais prier avec vous, manemoiselle… Je connais pas très bien. Vous pouvez dire ? Et je
répéterai.
Silence. Et… elle a incliné la tête, faiblement, comme quand elle rougissait, au magasin. Petite chérie.
– Non, c’est pas possible ?
Elle a secoué la tête.
– Pourquoi ?
Par ce que ça se fait pas comme ça ? Ou parce qu’elle voulait être laissée tranquille ? Ou…
– que… que m… ma prière, è… è parle ne vous…
??? « Vous », les clients, elle voulait dire ?
– Nous ?
Non, de la tête, incroyablement…
– que… n… ne puss j… gentil m… monsieur, ne ce monde, n… ne reviende, t… tous les j… jours, ne
flan vanille, de les siècles nes siècles…
???
– j… je compends pas, k… que m… ma pière, s… c’était t… tous les v… vendedis, et… et… deviende
encore s… cinq fois p… pluss m… merveilleux, n… ne viender t… tous les j… jours, m… mirak…
Seigneur, m… merci…
Il a souri.
– Et alors… vous Lui avez demandé : tous les jours, pour les siècles des siècles, au magasin… que
ça continue simplement ?
Oui.
– Et on se revoit en plus en dehors, on lie amitié…
– m… mirak… m… mirak, s… seigneur…
– Oui. Je sais pas comment on va se sortir de ça, mais c’est merveilleux. En tout cas, manemoiselle,
je suis heureux que votre patron vous ait interdit cet uniforme, caché. Car je vous ai trouvé la plus jolie
fille de l’Univers, pas seulement la plus douce timide touchante…Ça a aidé à ce que… je tombe
amoureux de vous, pardon…
Il n’aurait sans doute pas dû le dire si vite, imbécile, car elle est tombée, évanouie. Et les ambulanciers l’ont extirpé de son accoutrement, pour raison médicale. Et elle ne l’a plus jamais remis :
quand elle est sortie de l’hôpital, elle a quitté son foyer pour être recueillie chez lui, dans sa chambre –
devenue chambre d’amis, lui dormant désormais dans le salon. Mais elle est restée infiniment pudi-
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que, par très multiples choix quotidiens, timides, sans barrage traditionnel « libérateur » (en un sens).
C’était bien plus touchant.
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ENSEMBLE, DIFFICILEMENT
Elle a fini le paquet, emballage de petit flan, l’a apporté sur le comptoir. Le silence, gentil,
comme toujours.
– v…voilà, k… comme ch… chaque s… soir, m… maintnant…
Avec un sourire. Et c’était la première fois, en trois ans et demi, qu’il l’entendait prendre
l’initiative d’un tel discours. Autre que bonsoir (bonjour, au revoir), merci – et pour les autres clients :
combien de parts, commandé pour quelle date, bougies quelle couleur.
L’encourager…
– Oui. Merci de le remarquer, de faire attention à chacun de vos clients…
Elle a baissé les yeux, rougi, et… le contact était peut-être rompu. Ou… enchaîner… comme
les gens normaux racontant leur vie, elle avait l’habitude.
– Oui, j’habite le quartier, ici, maintenant.
Elle tremblait, légèrement.
– Je connais pas du tout ce quartier. J’y connais personne.
Dans le quartier Sud, où il était avant, il n’avait « connu » personne non plus (ni amis ni parents), mais l’idée qui lui venait, c’était d’amener :
– Vous habitez dans ce quartier, vous aussi, manemoiselle ?
Rouge… Tremblante. Mais elle a réussi à répondre : hochement de menton, les yeux fermés.
Et elle semblait attendre, ou craindre, quelque chose. Est-ce qu’il devait le dire ? Ou s’abstenir ?
Il a cherché les mots. Finalement :
– Ça serait bien, gentil, si quelqu’un comme vous me faisait un peu visiter le quartier, voir où sont les
choses.
Silence, tremblant. Ça n’avait pas été, explicitement, le « je vous aime » envisagé autrefois, ni
le « accepteriez-vous qu’on se revoie hors du magasin ? » imaginé aussi. Mais ç’avait été la version
finale, donc, finalement.
– s… serais s… si… si z… z’heureuse…
En fermant les yeux. Toute secouée de tremblements nerveux, mon dieu, la pauvre. Mais
acceptant. Incroyable. Si gentille.
La porte s’est hélas ouverte, catastrophe, un autre client. Pourraient-ils encore se parler ? Ou
une autre fois ? Ou…
– Par exemple demain samedi, 9 heures du matin, devant le magasin de chaussures, à côté ?
Et, tétanisée, yeux toujours fermés, elle a… hoché la tête…
– mèhci…méhci…
C’est ainsi qu’a semblé se décoincer cette histoire. Il espérait qu’ils deviendraient amis, au
moins, simplement. Si elle venait ce samedi avec son petit copain musclé, il accompagnerait sa supportrice dans les tribunes, pour applaudir le champion, il achèterait des apéritifs et inviterait toute
l’équipe (et conjointes), ou quoi. Sans plus retourner menteusement à la pâtisserie, non. Un nouveau
monde, plus sain, oui.
Mais ça n’a pas été si simple, ni si indirect, enfin… ce fut autre chose.
Le Samedi matin, il a voulu arriver en avance, à huit heures et demi, pour avoir le frisson de
l’attendre, la crainte qu’elle ne vienne pas, débouchant sur la merveilleuse surprise de sa venue, espérons. Mais elle était déjà là ! Debout toute penaude, tremblante, les yeux baissés, se marchant sur
les pieds. Sans blouse blanche, en robe grise, timide gentille. Si jolie mais comme toute honteuse
d’être là sur le trottoir, regardée par les gens ou par lui. On était en Juin, il faisait peut-être 28 degrés,
elle ne tremblait pas de froid, la pauvre. Peureuse, seule pendant que son copain était allé chercher
des cigarettes ?
– ‘Jour Manemoiselle.
Comme si son sang se glaçait.
– Chht, craignez-rien. C’est juste moi, le client de la pâtisserie qui vous avait demandé, d’faire visiter
l’quartier, pardon.
Elle a, ouvert les yeux, et lentement cherché les siens. Mais, bon dieu, comme en grande
détresse. Son regard semblait dire : « Tranchez-moi la gorge, je suis prête ». Ou « Docteur, OK, vous
pouvez piquer ». Et… enfin, il… Peut-être qu’un mâle expérimenté aurait conclu : « Bien, tu vas voir,
c’est rien, ça fait à peine un peu mal la première fois : allons chez moi ! ».
Il… il ne savait pas quoi dire ni faire, perdu. Si c’était pour elle une aubaine, personne n’ayant
jamais voulu de cette petite naine simplette, il lui rendrait ce service avec bonheur – même si, réconfortée sur son pouvoir de séduction, elle allait chercher mieux aussitôt après, ailleurs. Si, au contraire,
c’était pour elle un mal consenti, cet amoureux romantique n’étant finalement pas très différent des
autres bestiaux… il faudrait dissiper le malentendu.
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Les yeux dans les yeux, perdus, sans trouver un seul mot, tous les deux. Pardon. Et elle
tremblait, tremblait…
– Manemoiselle, ce que je vous propose, c’est… qu’on aille s’asseoir, prendre un verre, là-bas, cinq
ou trente minutes, voir ce qu’on peut faire, peut-être.
Elle a hoché le menton. Et ils sont allés là-bas, au bar Machin, à côté. Assis à l’écart, comme
d’un commun accord, implicite, comme pour parler de choses privées, ou intimes. Bon dieu, il ne savait pas du tout comment s’y prendre, ni ce qu’il voulait au juste, si elle se laissait diriger, passive gentille.
On leur a servi leurs jus d’orange, qu’il a payés (sans réaction d’elle, comme si, oui, c’était le
prix minimal, mérité, pour…) et il y a eu un grand silence. Il a soupiré.
– Manemoiselle…
Inerte.
– Je m’escuse, j’ai pas les idées très claires sur… ce que… enfin, je veux dire : on peut… parler du
quartier, où est la poste, le docteur, pharmacie, ou bien… c’est autre chose… Tout est possible.
Elle a fait Oui, nerveusement.
– Qu’est-ce que vous préféreriez, manemoiselle… ? Dites-moi (s’y vous plaît)…
– n… ne k… comme v… vous…. vous p… pré-férez…
? Il n’était pas plus avancé. A moins que…
– Je pourrais vous dire mon idéal…
Les yeux baissés, elle a fait Oui, tremblante.
– Mais je veux pas vous choquer, pardon.
Elle a eu un soupir, tremblant, aussi.
– s… s… s’est… pas…… grave, pahdon…
Mon dieu, mais à quoi elle s’attendait ? Sado ou…
– Dans mon idéal, je vous demanderais pas juste une heure maintenant, mais chaque samedi matin,
dimanche matin, pendant deux mois ou plus, deux ans, dix ans… cinquante…
Toute agitée de tremblements, de pire en pire, mais… une ébauche de demi sourire, sur ses
lèvres.
– m… mèhci… mèhci…
? Pas « vade retro Satanas » ? Ni, « OK, si je trouve pas mieux d’ici là ».
– Manemoiselle, dans mon idéal, on commencerait par se dire nos prénoms, on explorerait le quartier,
marcher simplement, regarder les magasins. On se donnerait rendez-vous la prochaine fois, avec un
sourire, une bise sur la joue…
Etonnée, souriante, tremblant moins fort.
– La fois d’après, on parlerait encore de magasins, et puis je vous avouerais que, en fait, c’était un
prétexte, pardon.
Elle a souri, hoché le menton. Sans lever les yeux.
– Juste, je suis un timide moi aussi.
Oui. Mais elle avait l’air… un peu triste. Il se demandait à quoi elle pensait. « Timide donc pas
vraiment mâle » ?
– Je… voulais vous dire, c’est pas que… je cherche une copine, n’importe qui, qui accepterait, c’est
pas ça du tout.
Elle a cligné des yeux. Comme perdue. Et lui aussi, se sentait perdu.
– Manemoiselle, c’est vous et vous seule, que j’aime, de tendresse, et plus si vous voulez.
Elle a tressailli. Silence.
– Si vous voulez qu’on en reste à des promenades, éternelles, je vous dis d’accord, je vous dis merci.
Je serais toujours là, fidèle, heureux.
Elle a cherché ses yeux, cette fois. Etonnée, ébahie, pas déçue, non, c’était autre chose.
– C’est vrai, je le jure. Et si, au contraire, vous voulez un amant, premier amant ou un de plus, je serais très honoré et je ferais tout mon possible pour vous satisfaire, si je sais faire. Vous êtes la plus
belle femme du monde.
Elle… a eu les larmes aux yeux, mon dieu.
– m… moi… ?
– Selon mes goûts à moi, oui, sûr à 100%. La plus jolie, infiniment, et la plus douce, timide gentille, et
faible, délicieuse. Je vous aime, manemoiselle.
Elle a fermé les yeux, chancelante.
– Si vous cherchez… un simple camarade, un esclave, un ami, un amant, un mari, un admirateur
restant lointain, n’importe : je suis candidat. Je voudrais être celui que vous voulez que je sois.
Elle a reniflé, et elle… elle pleurait.
– Désolé, manemoiselle, si je vous fais de la peine… Pardonnez-moi.
82
Elle a fait non, du menton. Non, elle ne pardonnait pas ? Ou non, il ne lui faisait pas de
peine ?
– l… le puss… meau jour ne t… toute ma vie…
?
– Vous voulez dire, euh… ?
Elle a fermé les yeux, fort, les a ouvert, regardant au plafond, comme pour se donner le courage de quelque chose. Avec une aide céleste ou quoi.
– m… meu-ssieu, t… toutes les f… filles du monde, è s… sont n’amoureuses ne vous, toutes… toutes…
– Magnifique ! Alors je choisis ma préférée (celle dont tous les hommes au monde sont amoureux,
tous) : ma petite pâtissière adorée…
Elle pleurait à chaudes larmes. Et des regards éperdus vers lui, langoureux, délicieux…
– Vous croyez que vous valez rien, je crois que je vaux rien, on est quitte… et on croit l’exact contraire
de l’autre, nous deux, on est aveugle, c’est bien.
– n… ne… un auteu m… monde…
– Oui, d’autres valeurs, douceur et gentillesse. Alors, peut-être que… on va se dire nos prénoms, on
va se promener, s’embrasser sur la joue, et promenades, sourires, six mois, et puis… votre front dans
mon épaule, je vous caresserais les cheveux, l’année prochaine, ou… on verra, on fera comme les
autres, peut-être, pour finir.
– f… finir…
– Façon de parler. Il n’y aura pas de fin, j’espère, enfin, l’espérance de vie, des hommes est…
– au… au ciel, v… vous nemanderez u… une aute, m… mieux ?
– Non, ça existe pas. Et merveilleuse comme vous, ça existe pas, c’est vrai, je dois vous inventer,
sûrement.
– ou… ou moi, pareil, ne n’aute côté…
– Oui. Ce serait le plus logique, de votre point de vue.
83
VOYAGE À DWÉ
La dame s’esclaffait, la petite jeune fille gardait les yeux baissés. Le gros gâteau emballé attendait, la monnaie était rangée.
– Mais si, ptite conne ! J’t’ai raconté l’aut’ fois : mon beau-frère Gabriel, quand il y est allé, là, au
« pays du Soleil » où on va, hein, éh ben ! Paf ! Tourista ! Tu sais pas s’que sais, j’m’en fous, j’me
comprends ! Non, c’est pour ça qu’on y réfléchit à deux fois, que ça m’trotte dans la tête ! Et
j’demande les avis, partout, encore et encore ! Mais toi t’es vraiment trop nulle : muette débile !
Il a soupiré, lui, derrière cette grosse vache.
– Madame…
– Oh-là-là ! Oui ! Une minute, merde ! Si v’z’êtes pressé, vous allez au distributeur d’capotes, là ! Hop,
vous en mangez une, vite fait ! Ah-ah-ah ! J’suis trop drôle, moi !
Elle a pris son paquet, victorieuse, supérieure. Et elle est sortie, d’un pas triomphal.
Oui. Et la petite jeune fille a relevé les yeux, mais… cette fois, sans la lueur de reconnaissance habituelle, quand il prenait sa défense, non. Comme triste. Et elle n’est pas allée chercher sa
part de flan discrètement, non plus. Quelque chose était différent. Comme amplifiant cette tristesse
qu’elle avait laissé paraître, tous les jours de cette semaine. Oui.
– m… meu-ssieu, j… je voulais v… vous n… neman-ner…
Et il craignait, cette fois, oui, le fatidique « Vous vous prenez pour Superman ? Jouez pas au
héros avec moi, j’ai déjà quelqu’un ». Et il répondrait « bien sûr, j’en ai jamais douté, simplement je
suis fan, comme d’une actrice de ciné, pardon, je viens juste voir le film tous les jours, maintenant,
sans déranger ».
– Oui, manemoiselle ?
Ses yeux, intenses, graves, mon dieu. Oui, elle ne jouerait pas la servante discrète gentille, ce
soir. Ni plus jamais, il le comprenait.
– è… est-ceu n… nes v… vacances, v… vous n’irez à… dwé… ?
???
– Dou-ai ?
Et elle a baissé les yeux, sans répondre, avec comme une infinie tristesse. Et elle est partie
chercher sa part de flan, habituelle, le pas comme tout malheureux, malade.
– La dame d’avant allait à Dwé sur Mer ? Une plage ? Votre patron vous oblige à parler aux gens ?
essayer ? Au moins aux fidèles ? Quotidiens ? Pardon… Moi, c’est pas pareil. Vous le savez…
Elle a reniflé, faisant le petit paquet, et levé sa main, essuyé sa pommette. Mon dieu, une
larme, oui.
– j… je sais… m… mèhci…
Bien, mais alors, pourquoi pleurer ? Au lieu de se dire : « ouf, enfin un, avec lequel je suis pas
obligé » ? Mon dieu, non, ça n’allait pas, elle… pleurait, pleurait, en silence. Cachant le visage dans
ses mains, sans plus faire le paquet.
– Manemoiselle, qu’est ce qu’il y a ? Je parlerai à votre patron, je lui dirai qu’on est plein de clients,
plein, à aimer votre silence timide, gentil, reposant…
Elle cherchait son souffle. Elle a retiré ses mains, cherché ses yeux à lui, comme éperdue…
– m… mèhci, m… mais s… c’est pas… ça…
Ah. Silence.
– j… juste, s… c’est pas n… ne mirak… de v… vous allez a… à dwé… ?
???
– Euh, je… pardon, non. Si j’avais une voiture, si j’avais le permis de conduire, j’aurais été heureux,
infiniment, de vous conduire à Douai, si… Vous allez là-bas ?
Oui.
– Je peux vous y accompagner en train, manemoiselle, porter vos valises. Je serais infiniment honoré
d’être le porteur choisi. Vous servir, en petit remerciement de vos services, si gentils. Et gratuit, bien
sûr, pour un sourire.
Elle pleurait, sanglotait presque, en silence. Il ne savait plus quoi dire. Quel miracle avait-elle
attendu ? Quel était le problème ?
– Je… ferai n’importe quoi pour vous manemoiselle. Je… l’avoue : je vous aime, depuis trois ans. Je
suis juste trop nul pour vous mériter. Qu’est-ce que je peux faire ? Je serai votre esclave, à vous et
votre amant du moment, heureux de vous servir, humblement. Il a pas de voiture, lui ?
Silence. Larmes.
– Et, pour le train du retour, je serai là aussi, je…
– pas… pas ne re-tour… j… je su… renvoyée ch… chez les démiles, à dwé, p… pour toujours, t…
toujours, et… et plus v… vous hevoih… jamais… j… jamais… m… meu-ssieu, m… mon amouh…
84
… Encaisser ça, ce… miracle, mais non, euh… mon Dieu…
Il… il est passé de l’autre côté du comptoir, et il l’a entourée de ses bras, protecteurs, geste
qu’il n’aurait jamais imaginé faire, jamais… Et elle s’est laissée bercer, câliner.
Une dame est entrée, mais il espérait que sa chérie s’en foutait aussi, n’ayant plus de place à
conserver, par la perfection de son travail.
– Hé là ! Les jeunes ! Qu’est-ce vous faites ?! Ça va pas la tête ! Hé ! Ah-ah-ah ! N’importe quoi ! Et si
j’prends, là, dans la vitrine, hein ?! Et j’me casse sans payer, hein ?! Vous vous en foutez ?!
Complètement.
– Ah-ah-ah ! N’importe quoi ! Eh, ch’fais rien d’mal : c’est refus d’service ! Pas ma faute à moi ! « Tu
n’voleras point », pt’être, mais si t’es pas servie ! Salut !
Petite chérie, abandonnée dans ses bras. La tête penchée, tendrement, juste… désespérée…
Non, pauvre chérie. Plus toute seule, non.
– Je vais chercher du travail à Douai. Pas d’électronicien, y’a sûrement pas pile ce que je sais faire.
Mais même balayeur, ouvrier, éboueur, serveur, maçon s’ils me forment…
Elle a été prise de tremblement, s’est dégagée, un peu, retournée. Cherchant ses yeux, petite
chérie. Une lueur de bonheur infinie, d’espoir. Larmes différentes… Il s’est agenouillé, pour être à son
niveau.
– Un nouveau monde est possible. J’irai te voir, chaque jour si c’est permis.
Emue, comme une immense tendresse dans ses jolis yeux…
– Je discuterai avec les dames, docteurs ou quoi, savoir ce qui est possible, pour nous. Peut-être que,
si on se marrie, elles te laisseront sortir.
– oh… oh…
– Ce sera pas des vacances à Dwé sur mer, mais peut-être un nouveau monde, encore mieux qu’ici.
Ici, pardon, avec moi timide stupide…
Snif-snif, la pauvre.
– et… et moi au-ssi, t… timide s… stupide… stupide…
– Oui : merveilleuse gentille.
85
VÉNÉRABLE PÂTISSIÈRE, EXTASE MYSTIQUE
Il avait trop abusé d’elle, profité d’elle, il se maudissait. Par « amour », il était revenu la voir
124 vendredis consécutifs (hormis les vacances de sa petite pâtisserie), puis 97 jours de semaine
consécutifs, oui, après avoir déménagé pour se rapprocher d’elle. Pour le bonheur de la regarder, de
l’écouter, tendrement, et il ne lui laissait pas le loisir de dire poliment « non merci », puisque le client
est roi. Par l’argent, menues pièces de valeur presque nulle, il l’obligeait à le recevoir, c’était immonde.
Bien sûr, ses rêves d’elle étaient purement platoniques, ce n’était pas sexuel, mais sur le simple plan
des sentiments, c’était du viol.
Il aurait pu, c’est vrai, ne plus jamais retourner, la voir, simplement. Mais… il avait commis une
faute, lourde et – selon ses valeurs personnelles, un peu anormales – il devait demander pardon. Soit
partir pardonné, dans le meilleur des cas, idéal, soit partir puni (giflé ou insulté), ce serait plus normal.
Et donc, ce 4 Janvier, « fort » des grandes résolutions de nouvel an, et puisqu’il n’y avait aucun client après lui :
– Manemoiselle, pardon, je me demandais si… un jour, j’aurais la… possibilité, l’occasion, de vous
parler, en dehors du magasin. Pardon.
Ce n’était pas une question, juste un… énoncé d’information, en forme de regret. Il pensait
qu’elle ne répondrait pas, petite bègue mignonne, presque muette. Mais elle a semblé réfléchir, fort,
un peu perdue. Et puis, elle a fini par dire :
– a-près l… la messe, n… ne dimanche m… matin, s… ça serait p… possibe, p… par ézempe…
??? Il avait tout imaginé : soupir, froncement de sourcil, amusement, mais… pas un rendezvous.
– Ce serait infiniment gentil à vous, de prendre sur votre temps à vous, manemoiselle. Mais je peux
pas vous demander ça : pourquoi le feriez vous ?
Et, souriant très doucement, avec un calme tranquille, elle a murmuré :
– n… noteu s… Seigneur j… jésus n… ne dire : aider v… voteu prochain…
Il en restait coi. Tant de bonté, infinie, en réponse à son ignominie…
– Soyez bénie (je crois qu’on dit), pour votre grandeur d’âme, infinie, manemoiselle…
Et un msieur entrait, cet échange incroyable était fini, mais il était secoué. Chamboulé, de la
tête aux pieds.
Il avait entendu parler de Jésus-Christ, giflé sans raison par un méchant salaud, et – au lieu
de lui coller une droite dans l’œil, en réponse – il avait tendu l’autre joue... Le dur dominateur était
alors tombé au sol, en larmes, cassé par cette beauté, cette infinie respectabilité. Sa petite pâtissière
venait de répéter cette anecdote admirable, côté cœur.
Il a rangé sa monnaie, dit au revoir, il est sorti. Et il n’a pas réussi à rentrer jusque chez lui,
avant de… il a vomi dans le caniveau, juste là-bas, après le carrefour. Bon Dieu, il venait de prendre
une telle claque. Ça vous fiche en l’air, oui. Tant de bonté, phénoménale… on se sent pire qu’une
merde, en face, démoli.
Enfin, il est allé voir, sur la porte de l’Eglise, les heures de messe. Mais, finalement, le Jour J
(enfin… D-Day, Dimanche), il est allé un peu plus tard, sans participer à la messe. Peut-être que c’est
généreusement ouvert aux non-baptisés, ce serait dans la logique de générosité, mais il ne sentait
pas capable de pleurer en public, de honte, entouré de pardon…
Non, une chose à la fois, enfin… il se ferait peut-être baptiser, plus tard, mais : une chose à la
fois. D’abord, résoudre son problème de conscience, en demandant personnellement pardon à celle
qu’il avait offensée. Avec un pardon probable au bout, merveilleux, désarmant, et il se ferait baptiser,
alors, pour rejoindre cette merveilleuse communaut…
Oui-oui, et – ô hasard ! – revoir sa petite chérie à la messe, tous les dimanches… Il se dégoûtait, il se sentait perdu, perdu…
Il l’a attendue plus d’une heure, adossé à un arbre, n’osant souiller de son postérieur les marches de l’Eglise. Il se demandait si… son petit ami, à la jeune fille… aurait la même grandeur d’âme,
sans le massacrer comme incarnation du diable, avec la générosité peut-être de le brûler vif, pour
« sauver son âme ».
Et puis… les portes de l’Eglise se sont ouvertes, et… petite « foule », enfin… quelques personnes âgées, quelques couples entre deux âges, richement habillés, avec cravate et bijoux… Enfin,
peut-être pour célébrer… honorer… il croyait avoir entendu dire que Jésus se voulait pauvre parmi les
pauvres, mais les riches n’étaient bien sûr pas chassés à coups de pierre, seulement accueillis pour
renoncer à leur richesse familiale, tout donner aux pauvres, exploités. Enfin... il avait entendu parler
de l’Eglise du Moyen Age, vendant les places au Paradis, aux riches esclavagistes, mais… ça avait dû
changer. Ou c’était encore tout pourri, les communiants allant jouer au Loto en sortant de l’Eglise,
oui… mais sa petite chérie, elle, avait en tout cas la grâce divine, originelle (enfin : jésuesque).
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Elle sortait, oui, la dernière, peut-être effrayée à l’idée qu’il soit venu, dès cette semaine. Il n’y
avait pas de petit copain avec elle – et personne d’autre ne semblait l’attendre (ça aurait pu être que
son fiancé n’était pas aussi pratiquant, préférant le football à la messe).
Elle regardait à gauche et à droite, cherchant quelqu’un, oui, c’était ça. Et… elle l’a aperçu, lui,
elle a souri, doucement. Si merveilleuse, il en aurait pleuré.
Tétanisé, il l’a laissée venir, vers lui. Au passage, traversant la route, elle serait sans doute
interceptée par son amant, en moto, l’emmenant au passage, bien sûr.
Non, venue jusqu’à lui, toute petite naine mignonne. Si proche, sans plus de comptoir entre
eux, si merveilleuse.
– ‘Jour Manemoiselle, pardon…
– j… jour, m… meu-ssieu…
Les yeux dans les yeux, plus intensément, plus longuement, que ça ne s’était jamais passé,
au magasin.
– Est-ce que… sans trop vous déranger, je… pourrais vous parler, aujourd’hui, ou une prochaine
fois ?
Elle a fait Oui, du menton.
– a… llons n… nous assier s… su nes maches…
Sur les marches, de l’Eglise, oui. En route vers le bûcher, l’exorcisme, arrachant le démon en
lui, cet amour malade qui l’avait blessée, pauvre chérie, pardon…
Ils ont marché, lentement, à son petit pas à elle, jusque là-bas. Ils se sont assis. Et… il s’est
bougé, descendant 2 marches plus bas, pour être au niveau de ses yeux, sans la « dominer » involontairement.
Elle… a joint les mains. Silence. Peut-être en prière. Non ?
– Euh, je… ? Peux vous dire ?
– s… si v… vous n’avez b… besoin, k… quèqu’un… à qui parler, j… je vous écoute… je… vous
écoute, oui…
Si belle, auréolée de lumière, de grâce surnaturelle.
– Merci, manemoiselle… Voilà, je… voulais vous présenter mes excuses, infinies, pour être retourné,
tant et tant de fois, vous voler votre image.
Elle avait les yeux baissés, les mains jointes. Il espérait seulement qu’elle l’entendait, sans
chanter intérieurement des cantiques, ne donnant qu’une apparence d’écoute, pour le malade qu’il
était (placebo : l’aspect de l’écoute, mais pas vraiment l’écoute).
– Pardon, vous regarder, vous admirer, pour nourrir mes rêves de vous, sans déranger. Dans mes
rêves, jamais vous n’avez été nue, je le jure. Jamais je ne vous ai même embrassée, que sur la joue,
dans les cheveux, je veux dire. Je ne vous caressais que les épaules, les cheveux. Les mains. Je le
jure.
Il a soupiré.
– Entendre votre voix, faible et douce, berçant ma vie… Pardon. « Sans déranger », je me disais,
pardon. Si une montagne est belle, on peut la regarder, encore et encore, sans blesser personne, rien
faire de mal.
Et… elle a… hoché le menton, faiblement. Elle l’écoutait, oui, si gentille, merveilleuse.
– Mais… je comprends… qu’avec ce sale argent, je… je vous achetais comme un objet, une esclave,
une… « femme publique », pardon, mon Dieu. Enfin, « mon » Dieu… ou votre Dieu, je veux dire, je
suis sans Dieu, je suis le Mal, sans faire exprès, pardon.
Elle a… soupiré.
– Manemoiselle, c’était de la pure tendresse, je le jure. Je rêvais de vous protéger, vous bercer, tendrement, simplement. Je présente mes excuses, infinies, à vos pieds. Si vous me demandez de me
prosterner par terre, pour être à demi-pardonné, mes remerciements seront infinis. Si vous me marchez dessus, me piétinez, je vous dirais merci, d’apaiser mon besoin d’auto-punition.
Oui.
– En m’évitant la peine capitale, que je crois mériter. Pardon.
– n-non… non…
Sa voix presque forte.
– Non, pardon. Non, c’est pas ce que je voulais dire : c’est pas du chantage au suicide. Non, je veux
dire : en m’écoutant ce matin, vous êtes en train de sauver la vie d’un homme, sauver la santé mentale d’un fou. Gloire à vous, manemoiselle… au plus Haut des Cieux, je crois qu’on dit.
Elle a soupiré, décroisé ses mains, et les a mis dans les poches de sa petite laine. Comme…
gênée, oui, perdue.
– Vous êtes une sainte, manemoiselle, au-dessus de Marie et tout, je crois. Vous pourriez me massacrer à coups de pierre, et vous ne le faites pas…
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Elle a soupiré, et… relevé les yeux. Mon dieu, les yeux larmoyants. Silence.
– Manemoiselle, pardon, je vous demande pardon, infiniment. J’ai « acheté » votre sourire, parce que
vous étiez prisonnière, de ce travail, comment vous dire ma honte, je me sens plus bas que terre –
enfin, pas avec les lubriques à cornes, mais… pardon.
Et un silence, long silence, les yeux dans les yeux.
– m… meu-ssieu, v… vous compendez pas…
Compendez pas ? Comprendez pas ? Comprenez pas ?
– j… je su pas u… une Sainte…
– Oui, trop humble pour le reconnaître, ça vous rend encore plus admirable, plus belle, moralement
belle…
– n-non…
?
– Je veux dire : bien sûr, en ce siècle, les… euh, les jeunes, c’est plus pareil… avec la pilule, vous
restez pure, autrement, ça n’enlève rien à votre pureté, infinie…
Au bord des larmes.
– t… taisez-vous, s… s’y vous pait…
? Oui, pardon. En l’inondant de compliments, il la pourchassait de son amour, pardon, mais
que faire ? Comment dire ?
– v… vous com-pendez rien…
Hélas, pardon, pardon.
– m… mais s… s’y vous pait, s… soyez pas m… malheureux k… que je dis ça…
Si belle, ne voulant même pas sa douleur, punitive, auto-infligée. Si merveilleuse cette fille.
Infiniment.
– m… meu-ssieu, j… je vous n… nemande m… m’écouter, n… ne voteu tour…
? Oui, religieusement, buvant ses paroles…
– n… non… pas comme ça… f… fermez les yeux…
Oui.
– et j… je v… vous nemande u… une minute, y… y faut j… je pleure, pardon, s… ça déborde… demorde…
Et… elle a pleuré, pleuré, mon Dieu. Qu’avait-il fait, de pire encore aujourd’hui ? Ou le fait de
réaliser qu’elle avait été salie, pardon… Elle pleurait à cause de lui, bon dieu, il se serait massacré
pour ça, mais il n’avait pas le droit : elle penserait que c’est à cause d’elle…
De l’autre côté de ses paupières, il l’entendait pleurer. Et puis ses pleurs, pauvre chérie, se
sont apaisés, peu à peu.
Et puis elle a soupiré, trois fois soupiré.
– meu-ssieu, j… je suis u… u… n’handicapée m… mentale…
Oui, une sainte, toute de pureté, sans la méchanceté des intelligences calculatrices, menteuses, dominatrices…
– non… dites pas oui, a… avec s… cet amour, d… dans vos yeux f… fermés…
– Pardon.
Elle a eu un gros soupir, énorme soupir.
– j… je va… n’essayer un… aute côté…
?
– meu-ssieu… j… je su v… vierge, s… seunement p… pasqu’aucun garçon n… ne veut ne moi… m…
même k… que tous les gahçons, s… c’est des bêtes, s… sans sentiment, qui pense que de sexe…
n’impote laquelle m… mais pas moi, k… quand même…
?
– et… et moi s… ça tombe bien… que je veux n… n’aucun g… garçon, que… que seunement celui
que j’aime… s’y voudrait…
Eh oui, l’heureux salaud, pardon. Type béni des dieux.
– a… à lui, j… je me s… serais d… donnée, t… toute, m… même hors m… mariage, m… même si na
rehigion è dit s… c’est mal… intéhdit… je n’aurais f… fait quand même… d… donnée pouh son plaisih…
Oui, à des milliards d’années-lumière au-dessus des curés, elle incarnait le pur amour,
l’abandon amoureux, si pure…
– n… non… s… s’y vous plaît… é… essayez f… foncer nes sourcils… ne reproche…
Pas possible, non. Si belle…
– et… si je n’aurais été enceinte, et…
Oui, bien sûr, c’est la Vie. Générer une merveilleuse petite fille, à son image.
– et lui bien sûr, p… parti avec des autes, m… mieux…
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Il a froncé les sourcils.
– non… s… c’est pas là, n… n’y faut f… foncer n… nes sourcils, j… je l’aime, k… quand même, s…
c’est normal, n’y va chercher m… mieux, t… trouver m… mieux, et… néjà une chance, y… n’avait
personne, y… m’a prise dans ses bras, u… n’fois…
Il a soupiré, pardon, la larme à l’œil.
– j… je serais…z’enceinte, et mon nevoir, de femme, k… créature nu Seigneur… s… ça serait d…
donner la Vie…
Oui, c’est la vie. Pauvre chérie, cassée. Pendant que les minables, amoureux d’elle, auront
été préalablement cassés, aussi.
– et n… non, m… moi j… je voudrais n… n’êteu m… morte ne chagrin… tout suite…
Oh, pauvre chérie.
– et s… si ne Seigneur, n… n’est pas d’accord, je me… va sous les roues du train…
??? Il a ouvert les yeux. Non, oh non, non…
– Attendez ! Non ! Je… je vais aller lui parler, à ce connard, qui…
Elle souriait, au milieu de ses larmes.
– s… c’est un… un fim’, d… dans ma tête… en vrai y m’a p… pas touchée…
Respirer.
– Je… je vais… aller lui parler, vous présenter, c’est… c’est pas possible… vous… pouvez avoir qui
vous voulez, et pour les siècles des siècles, je crois qu’on dit…
Elle pleurait, souriait, pleurait.
– et… y n’est… encore m… mille fois pluss m… merveilleux que… tous mes rêves, p… pas jaloux, t…
tonérant, pas une bête, j… juste j… gentil à n’infini… pour moi…
– Il tombera dans vos bras, soyez en sûre.
– j… j’y k… crois, au-journ’hui, p… pour la… première fois…
? Merveilleux…
– C’est vrai ? Je vous ai aidée ? Fabuleux… C’est… la plus belle récompense, de l’Univers, pour
moi…
Elle souriait, comme amusée, ou… de pitié, à moitié. Elle a fait Non. Et… elle a tendu le cou
et… elle lui a fait une bise, sur la pommette, à lui… Poum. Shooté, demi-mort. Heureux… Transporté.
– que… y n’est m… merveilleux, im-bécile, t… tout n’aveugue… d… d’amour…
Ô oui, sûr, tout homme serait subjugué, fou d’amour, pour elle.
– y… y ne compend rien… y… y ne venait… ch… chaque v… vendedi, n… n’acheter un… un flan…
Oui, on est tous pareil, sous le charme…
– k… quand tous les autes m… me méprisaient…
Non, non, pas tous, petite chérie. On était plein à t’adorer.
– s… si, t… tous les autes…
– Oui. Moi qui achetais votre sourire, c’est une forme de mépris, pardon…
Elle a soupiré. La pauvre. Deuxième soupir, même.
– j… je vous aime, m… meu-ssieu…
– Oui, il suffira de lui dire ça, un jour.
– j… je vous aime, m… meu-ssieu…
– Et vous serez heureux…
– j… je sais pas…
Mh ? Il a essayé de se secouer les idées, pardon.
– Si, euh… c’est certain…
– m… mais y… y n’est d… dans nes nuages, a-moureux…
– Oui, c’est compréhensible.
– et… et moi, j… je su s… stupide, j… je sais pas dihe…
– Oh non, non, pas stupide, du tout, merveilleuse…
– pas… capabe, l… le réveiller…
Mh ?
– Vous dormez ensemble ?
– n… non, on… on est perdu d… dans nes nuages, ensembe, t… timides s… stupides…
Il a souri.
– On est plein, dans ce cas là.
– s… c’est v… vous k… que j’aime…
– Oui, quand vous lui direz ça, il tombera fou amoureux, sûr.
Elle a paru désemparée, comme désarmée. Ouvrant les mains, comme pour dire « qu’est-ce
que je peux faire ? »
– n… non, y… il est d… déjà a-moureux, a-veugue, s… sourd…
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– Oui, ça fait du dégât, les sentiments. Vous avez pas idée de votre pouvoir, manemoiselle.
– m…meu-ssieu…
– Oui ?
– dihe v… voteu nom, prénom…
– Moi ? Euh, Nesey, Gérard Nesey. Mais craignez rien, je vous veux aucun mal.
– d… depuis t… trois ans, en secret, j… je sus amoureuse de j… gérard n… nesey…
Il a souri.
– Oui, on peut dire n’importe quoi. Les mots c’est un jeu.
– j… gérard, j… gifez vous…
? Il s’est giflé, fort. Outch.
– gérard, je vous aime.
???
– Non, bien sûr. Soyez pas cruelle. Pensez à Jésus, ou…
– j… je demande l… l’aide nu Seigneur, m… me dihe k… quoi faihe…
Les yeux au Ciel, tellement adorable. Et elle… elle est descendue d’une marche, pour être
plus proche de lui, et… elle a appuyé sa tempe sur son épaule, à lui ! Si délicieuse petite chérie…
– f… fermez les yeux, j… gé-rard… réféchissez… v… vous pouvez pas è… teu p… plus débile que
moi… ça éziste pas… y disent, tous nes docteurs…
? Si mignonne. Il a appuyé sa joue sur le sommet de ses cheveux, tendrement. Fermer les
yeux. Respirer. Amoureux… Il trouverait bien le moyen de la comprendre, de l’aider. Peut-être qu’il se
ferait baptiser : il se sentait prêt, il se sentait assez fort. Assez faible, tout.
90
LE GRAND MANITOU
En cherchant un appartement quartier Nord, près du magasin de sa petite bègue chérie, il ne
se doutait pas qu’il allait découvrir les ressorts cachés du Monde. Après 28 ans d’innocence (et 134
flans-vanille, en 134 vendredis, les trois dernières années…) : la « révélation ».
La dame de l’agence a simplement ajouté :
– Ah oui, j’oubliais : en plus de l’acceptation côté finance (pour nous : acompte et loyer), y faut aussi
présenter le Visa de conformité.
Il a cligné des yeux. Il avait vaguement entendu des collègues parlant de ça, à la pause-repas,
mais il n’avait apparemment pas compris. Il avait cru que c’était pour les ventes/achats
(d’appartements ou maisons), pas pour les locations. Une histoire de conformité des pièces en absence d’amiante et peinture au plomb. Ou vérification de métrage au sol, par géomètre. Un truc
comme ça.
– C’est d’accord ?
– D’accord.
– Sans ça, aucune location possible pour vous. Et cherchez pas : les autes agences, c’est pareil, au
Nord des Boulevards, Numéros Impairs, la frontière.
? Il a souri. Il ne connaissait rien à tous ces trucs administratifs, cadastraux.
– Il faut que vous alliez demander, votre Visa, au temple Barangay 61 Rue Mansilingan.
– Vous pouvez me l’écrire ?
– Non, débrouillez-vous. Ecrivez-le si ça vous chante.
Bizarre, la dame. Mais bon, puisque il était en vacances, il est allé le lendemain à ce
« temple ». Effectivement, extérieurement, c’était inattendu, genre temple grec, à colonnes, à moitié.
Bizarre, pour des papiers administratifs, de zone. Il est entré.
Grandes salles très sombres, labyrinthe de colonnes, mauvaise odeur d’encens ou quelque
chose. Et puis, il est arrivé face à une sorte d’autel surélevé, avec un prêtre éclairé par ampoules
électriques, pour lui faire comme une aura.
– Approche, mon Fils. Tu es dans la maison d’adoration du Grand Manitou.
Il a souri. Ouais, un vrai « temple », enfin… pas protestant ni bouddhiste, mais indien ou cowboy, ou quoi. La mairie, ils sous-traitent à des gens bizarres. Peut-être que celui ayant décidé où on
rédige les visas était lui-même un adepte. Enfin… selon lui, toutes les religions étaient des « sectes »
contestables, de toute façon. Peu importe (si c’est pas méchant, juste des croyances dans les nuages,
les anges invisibles).
Il s’est approché.
– ‘Jour. On m’a dit de venir pour un visa, pour habiter ici, à Lille, quartier Nord.
– Point de visas pour les incroyants, tu le sais.
Hein ?
– Euh, j’ai pas de religion, pardon, mais… je suis ouvert à toutes les idées.
– Tu N’AVAIS pas de religion, maintenant te voici Serviteur du Grand Manitou.
? Oh-là-là, gonflé. Genre prosélytisme express, conversion instantanée.
– Je veux juste louer un…
– Servir le Grand Manitou est le prix à payer.
Vache. Chantage, carrément… Que faire ? Lui dire zut, partir ? Ne jamais revoir sa petite pâtissière cinq fois par semaine ? Alors qu’elle allait peut-être quitter à jamais ce métier dans deux mois,
à peine quelques vendredis… Ou bien devait-il accepter de suivre ces ahuris ? Dur dilemme.
– Ça consiste en quoi ? Je vous donne une petite pièce, j’embrasse votre colonne, et c’est bon, visa
adjugé ?
– Etre Serviteur du Grand Manitou est la définition du bon, du bien, du beau, du grand, du pur. Il y a
deux épreuves.
« Epreuves » ? Il a froncé les sourcils. Genre marcher pieds nus sur des braises ? Pour sa
petite pâtissière il aurait certes la force d’essayer mais c’était idiot…
– Dites toujours.
– Epreuve numéro 1 : entendre la juste direction et l’admettre. Epreuve numéro 2 : être jugé au tribunal Manitouyen pour être accepté ou rejeté.
Il a soupiré. Ou continuer à la revoir le vendredi seulement, oui. Et dans un mois peut-être,
elle aurait quitté ce travail, à jamais. Il aurait raté plein de jours possibles. Perles de bonheur, rencontres, sourires, oui. Soupir encore. Quand on est très amoureux, on est vulnérable.
– OK, essayons vos épreuves.
***
91
Le chauve moustachu a ouvert son gros livre doré. Et puis il a levé la main (droite) au-dessus
d’eux trois, « stagiaires », comme pour prêter serment ou quoi, il avait vu ça dans un film.
– Commandement religieux numéro 1 : Il faut adorer le Grand Manitou, avec constance et ferveur. La
récompense sera le Paradis post mortem, éternel, dans des champs de maïs et patate exempts de
toute maladie. Ceux qui n’adoreront point, convenablement, le Grand Manitou seront exterminés, par
le Grand Manitou ou ses Serviteurs, un jour ou l’autre, et ils iront de toute façon brûler atrocement
dans l’Enfer éternel.
Ouïe. Presque une caricature de dictature religieuse… Irrecevable, passé huit ans d’âge
mental, à son avis à lui. Sauf intimidation pratique et peur panique.
– Commandement religieux numéro 2 : Les prêtres adorateurs se chargeront des très obligatoires
offrandes rituelles, à partir des dons des croyants, exigés par le Grand Manitou : un sixième des revenus sociaux, un tiers des revenus salariaux, la moitié des revenus commerciaux et héritages familiaux,
les deux-tiers des droits d’auteur ou « inventeur », les cinq sixièmes des revenus financiers. Car le
Grand Manitou, Créateur de toute chose, pourvoyeur de toute richesse, est juste et bon.
Ne pas sourire. Mais c’était rigolo, si c’était gobé tel quel.
– Commandement religieux numéro 3 : les croyants (même gauchers) devront se peindre l’ongle de
gros orteil droit en vert-pomme. Car le Grand Manitou le veut, et châtie terriblement les incroyants.
N’im-por-te-quoi.
– Commandements religieux numéros 4 à 314 : il n’est pas indispensable que vous les connaissiez,
mais ils sont maîtrisés par l’Autorité religieuse à laquelle vous acceptez donc de vous soumettre.
Evidemment. Logique, pour boucler le système, sans libre arbitre individuel. Comme au
Moyen-Age où la population ne savait pas lire, les textes sacrés, en Latin. Et 314 devait venir de 3,14
le nombre Pi, pour donner grandeur cosmique ou quoi.
– Règle sociale numéro 1 : faire grandement souffrir autrui, humain (et a fortiori tout animal), est infiniment moins grave que l’abominable crime d’insulter le Très-Haut Grand Manitou en lui préférant (ou
associant) d’autres divinités, ou en osant douter de Ses qualités suprêmes.
Dur… On peut écrabouiller son prochain, à condition de le faire au nom du Bon Dieu…
– Règle sociale numéro 2 : il faut admettre que la femme est inférieure à l’homme, puisqu’elle naît
coupable. Un homme peut prendre (acheter équitablement) de zéro à dix épouses, les frapper et violer à volonté, mais il ne doit pas les loger avec ses autres esclaves, mâles, sales. Le père peut vendre
ses filles dès la puberté, à un prix juste, fonction de la beauté accordée par le Grand Manitou. Avant la
puberté, il peut les donner à violer à ses visiteurs, mais le Grand Manitou exige que ce soit à titre
gratuit de pure hospitalité, non en paiement de créances.
Là, ça devenait carrément choquant. Sale type, ce Grand Manitou (ou plutôt : le rédacteur de
ce texte débile, fumant la moquette ou quoi, champignons indiens).
– Règle sociale numéro 3 : Le Grand Manitou ne regarde pas tous les humains pareillement, même
parmi Ses croyants. Au sommet de Son estime est la tribu Sioux, bien sûr, pour l’éternité dominatrice
de la Grande Prairie entre Mississipi et Océan Oriental (et dominant les Conseils de Sages, pour les
expatriés). Puis viennent, dans l’ordre décroissant de respectabilité : les autres tribus Peaux-Rouges,
puis les Blancs Occidentaux, puis les Slaves (trop blancs), puis les Jaunes Asiatiques (semi-fourmis),
puis les Noirs (puis les Singes proprement dits). Le Grand Manitou n’aime pas les hybridations métisses salissantes (avec sang impur), bravant l’ordre qu’Il a décidé : une esclave de vile race peut être
prise, même vaginalement parfois, mais en la faisant avorter sans générer d’atroce sang-mêlé.
Outch, l’enfoiré. C’était inspiré par la Marseillaise, ou… ?
– Règles sociales numéro 4 à 314 mille : elles sont connues des prêtres initiés, qui vous commanderont les détails voulus par le Grand Manitou. Prosternez-vous et écoutez, simplement, obéissez au
Grand Manitou.
Bien sûr…
– Preuve numéro 1 : les trois tribus Apaches du Mont Ikaw, aux temps anciens, ont été exterminées,
avec femmes et enfants, car elles refusaient de partir en guerre pour servir le Grand Manitou. Exterminées en une fraction de seconde chacune, à 314 secondes-Sioux d’intervalle, seul le Grand Manitou pouvait accomplir un tel miracle.
Comment vérifier ce roman ?
– Preuve numéro 2 : le puissant chef Ako, en pleine santé, avait osé douter de la Toute-Puissance du
Grand-Manitou, il a été pulvérisé instantanément, sous les yeux des Croyants de l’époque. Tous les
croyants, d’hier et aujourd’hui, peuvent en témoigner.
Ben oui, puisque s’ils n’en témoignent pas, ils ne sont pas Croyants…
92
– Preuve numéro 3 : la force et le succès de la Servitude au Grand Manitou prouve sa Véracité et
absolue grandeur. Cela ne pourrait pas être si le Grand Manitou ne le voulait pas, puisqu’Il est le décideur de toute chose.
Soupir, encore. Presque une auto-réfutation…
– Preuve numéro 4 : le monde est accueillant pour l’homme qui y trouve nourriture et boisson douce,
c’est une preuve irréfutable (de la bonté du Grand Manitou), pour qui réfléchit.
Non, « réfléchit » n’est pas le mot, « refuse les hypothèses alternatives » serait plus juste.
– Preuve numéro 5 : l’homme a 10 doigts (non 8 ni 12) pour compter ses épouses voulues par le
Grand Manitou. Aucune autre religion n’explique depuis les temps anciens cette capitale particularité
anatomique.
Dire n’importe quoi, c’est expliquer ?
– Y a-t-il des questions ?
– Moi !
Le gros à lunettes, à sa droite.
– Oui ?
– Comment on fait avec les lois contre l’esclavage, contre le racisme, contre le sexisme, tout ça ? En
pratique, j’veux dire.
– Les lois sur la liberté religieuse nous autorisent absolument tous les discours : vénérer un Dieu esclavagiste, raciste, sexiste, est parfaitement admis.
– Mais : en pratique, on peut l’appliquer ?
– En pratique d’action sociale, faisons semblant à l’extérieur, de suivre les lois criminelles des incroyants, haïs du Grand Manitou. L’heure viendra où ils seront châtiés et nous : récompensés. Il nous
appellera au combat, via les prêtres adorateurs sans doute, ou directement, et il faudra se battre, exterminer le Mal sans pitié.
– OK.
Oh-là-là, réponse satisfaisante ?
– Pas d’autre question ?
Là, il a pris la parle, pardon, même s’il n’aimait pas ça.
– Pourquoi on vous croirait ?
– Parce que c’est logique, et expliqué de manière convaincante dans l’énoncé de La Vérité : si tu
crois, tu seras récompensé, tandis que si tu t’y refuses, tu seras atrocement puni.
– Ça ressemble à « J’ai raison puisque j’ai raison », assorti de carotte et bâton, bestialement.
– Réfléchis avec ton intelligence, don du Grand Manitou à l’Humanité : préfères-tu le Paradis ? ou
l’Enfer ? Choisis, simplement. Logiquement.
Il a soupiré. La réponse évidente était « En logique, je vous casse : la circularité ne prouve
rien (car elle prouverait tout et son contraire) ». Mais, avec un complément, bien sûr : « Toutefois… je
choisis de revoir chaque jour ma petite pâtissière ».
Il a hoché le menton, sans faire de vagues. Juste soupiré, donc, discrètement.
***
Roulement de tambour. Le juge a ajusté sa perruque.
– Accusé, asseyez-vous.
Il s’est assis, lui. Il ne comprenait pas de quoi il était accusé. Il s’était peint l’orteil (simplement
surpris qu’au supermarché, il y ait trente tubes de vert-pomme à ongle pour un seul des autres couleurs). Et il avait fait programmer le virement automatique à sa banque. Mais ceci était la seconde
épreuve prévue, donc.
– Gérard Nesey. Vous voulez emménager en Terre de Servitude au Grand Manitou, au lieu de porter
Sa bonne parole en terre maudite, ce n’est pas ce que préfère le Grand Manitou. Vous devez justifier
votre projet.
??? Oh-là-là… catastrophe.
– euh, pour, euh… me rapprocher du temple…
– Le pèlerinage annuel suffit au Grand Manitou. Non, je vous condamne donc à…
– non, attendez, euh, votre honneur. Euh, pour tout vous dire, euh… c’est… pour aller acheter un petit
flan, chaque soir, loin en zone de… Servitude.
– Il n’y a pas de flan, en Terre Maudite ?
Soupir.
– si, mais… c’est, en fait, pour… revoir… la petite pâtissière, gentille.
– La femme d’un croyant ??
– euh, non. Elle porte pas d’alliance.
93
– Bien, donc tu l’achèteras et…
– Euh, non, non : je l’aime, je la respecte, infiniment… Je l’aime, c’est son avis à elle qui compte, pardon.
– Bravant la volonté du Grand Manitou ?
– Ben, euh… Désolé, je préfère être exterminé, plutôt que la brusquer…
– Grmm… Tu nous laisseras ses coordonnées, à cette petite croyante, elle seule pourra te sauver de
la juste punition pour ta rébellion hérétique. Tu es condamné à comparaître curarisé en seconde instance. Débat contradictoire, après investigation.
Le mot « débat contradictoire » faisait plaisir à entendre, ici, enfin. Mais il ne savait pas ce que
voulait dire « curarisé » (le curare est un poison mortel, non ?). Plus grave : ce second procès allait
tout déranger sa petite chérie, à cause de lui, pardon. Et lui révéler son amour secret, pardon. Si on lui
tranchait la tête (à lui), ce n’était pas très grave, ça lui éviterait de se tuer, mais… il prierait (le Grand
Manitou ou un autre, au catalogue) pour qu’elle ne fronce pas les sourcils, le regardant sévèrement :
« le salaud, le menteur… plus de deux ans passé me voir en faisant semblant de venir pour un gâteau ».
Il a hoché la tête, douloureusement. Coupable, oui.
***
Roulement de tambour. Bruit de chaises – il ne voyait rien, avec cette couverture noire qu’ils
lui avait mise dessus.
– Greffier, procédez au test de curarisation. Sur l’accusé, Géronimo Nesey ex-Gérard. Il ne doit pas
prononcer un seul mot, ni son.
– Bien, votre honneur.
Et…aaaïe, une piqûre, très douloureuse, sur le bras. Mais ses muscles ne répondaient plus,
sa langue, ses yeux, rien. Aaaïe, piqûre atroce, encore, au sommet de son crâne ? Putain, les enfoirés. Torture. Il n’était plus qu’un corps inerte, seulement capable d’entendre, et de ressentir la douleur.
– Il est bien curarisé, votre honneur.
– Bien, faites entrer la co-accusée, Pocahontas Niezewska ex-Patricia.
Patricia, elle s’appelait. Oh, je t’aime Patricia, je t’aime, ne les écoute pas. Je ne te voulais
aucun mal, je le jure…
– Bien, co-accusée, assis-toi. L’accusé est là, c’est la forme assise à ta gauche, sous la couverture de
la Honte.
Silence. Patricia là tout près, assise ?
– Co-accusée : ce monstre veut te revoir, chaque jour, mais refuse de t’acheter « sans ton consentement » ! Est-ce toi qui lui a mis ces idées atroces à l’esprit, hypnotiques !? Insultant la volonté du
Grand Manitou !
– n… n… non… m…
Sa petite chérie, oui, c’était-elle. Comme terrorisée.
– m… meu-ssieu… n… non, p… per-sonne, y… y veut de moi… m… même g… gra-tuit… z… z’ont
dit, n… nes prêtres…
– Oui, ça se comprend, naine et slave, berk. Mais bon, là, il y a un grand malade, qui te désire à moitié ou quoi, mais qui refuse de te dominer, de t’écraser… C’est bien pire, cette attitude rebelle, que…
Pourquoi souris-tu, imbécile ?
– p… par-don…
– Réponds, ou je te fais fouetter cinquante coups, puis…
Oh, Seigneur, non…
– que… s… ces mots, s… ça ressembe l… le puss j… gentil m… meu-ssieu nu monde…
– La gentillesse n’appartient qu’au Grand Manitou, qui t’a créée, ne le sais-tu donc point ?!
Silence.
– Pêcheresse, j’ai lu ton dossier : tu n’es pas vendable par ton père, car rejetée par ta famille, là-bas,
en terre maudite. Tu n’es qu’esclave du temple, nettoyeuse des toilettes sacrées. Et naine malformée,
même pas baisable d’aucune façon.
– p… pardon…
– Si le Grand Manitou t’a créée, ainsi « ratée » (d’apparence, pour nous qui ne savions pas Son projet
supérieur), c’est à l’évidence pour être vendue à cet accusé pervers, là, le ramener dans le droit chemin.
– n… non, k… que m… mon cœur, n… n’est s… seunement… p… pour cehui k… que j’aime…
Oh…
94
– Je parle pas d’ton cœur, je parle d’ton cul ! Et trop ptit, y pourra rien en faire, ce sera sa pénitence !
En tout cas, ton devoir est de te coucher devant celui qui t’est désigné, et...
– n… non, j… je refuse, s… seunement m… mon amour, d… de ne j… gentil m… meu-ssieu nu vendedi s… soir, nu fan à na vanille…
Oh… Seigneur. Lui-même ?
– Maudite incroyante ! Salope ! Je te condamne à la soumission, sous le fouet si tu oses contester ! Et
l’accusé sera condamné à payer cette esclave offerte à lui : trois virgule quatorze mois de salaire !
Coup de marteau.
– Greffier, évacuez ces maudits hérétiques. La commission de surveillance fera le reste. Ils seront
exterminés en cas de résistance au dogme.
Et c’est ainsi que, dans la juste religion, cet ex-sceptique et cette ex-égarée… vécurent heureux (pleurant de tendresse en se découvrant amoureux l’un de l’autre, avant des câlins infinis, cohabitation dans un petit studio sous les toits, zone Nord). Preuve supplémentaire que le Grand Manitou
est grand et bon.
(Si on veut, ajouteront les maudits incroyants, résistant à l’évidence, avec un sourire moqueur
– ils seront punis, terriblement, ne le comprennent-ils donc point ?).
95
FORCE FAIBLE
Après trois ans de visites hebdomadaires à sa petite pâtissière adorée… Il s’en était cru incapable, mais finalement il a déménagé près du magasin, il est allé la revoir chaque jour, et – finalement, oui – il lui a parlé, lui demandant une entrevue, dix minutes au café à côté.
Et, miracle, elle a eu l’infinie gentillesse d’accepter. Sans comprendre, sans peur, sans hostilité. Faisant honneur à la croix chrétienne qu’elle avait autour du cou.
Assis face à face, il lui a donc dit :
– Manemoiselle, je sais que les jeunes d’aujourd’hui, normaux, sont « libérés » : ils ont une intense vie
festive et sexuelle, sportive. Mais vous, si faible pudique et triste (apparemment), vous ne leur ressemblez pas. Je me demandais si… vous faite partie d’un groupe de prière, qui pleure la violence et
l'indécence de ce monde… mur des lamentations ou pont des soupirs, quelque chose comme ça.
Elle avait baissé les yeux, sans répondre.
– Je veux dire : c’est nullement un reproche. Si vous êtes heureuse épanouie, je suis content pour
vous, et j’y vois aucune faute. Simplement, si (au cas où) vous faites partie d’un groupe de prière, ça
m’intéresserait de vous y rejoindre.
Inerte. Sans réaction. Oui, elle devait se douter que…
– Manemoiselle, je vais être franc : je suis pas croyant, enfin, pas encore. Juste un sentimental perdu,
et triste, solitaire. J’aime pas les fêtes, et danses, et sport, aucune fille s’est jamais intéressée à moi.
Et, tristement, je rêve d’une copine toute triste aussi, avec qui marcher main dans la main, innocemment. Et dans mes rêves, pardon, c’est vous, ma petite pâtissière, adorée. Pardon. Ce rêve est sans
doute impossible, mais je pourrais peut-être me joindre à votre démarche de foi…
Elle a rougi, très fort. Silence. Long silence.
– j… je s… serais s… si z’heureuse, p… p’omenade, a… vec vous, m… mais…
Il attendait les mots fatidiques…
– mais v… vous n… n’avez raison, n… n’y faut re-mercier n… ne seigneur j… jésus, k… qui ne vous a
donné la force, l… la force d… douce, n… ne dihe…
Oui, la « force » de le dire, enfin. Mon Dieu, ce ne serait pas un rêve ? Béni soyez-Vous, oui,
si c’est Vous qui faites ce monde-ci…
96
MESSAGERS DE YVH
C’est en catastrophe que Gérard Nesey a déménagé, pour se rapprocher de sa petite pâtissière (secrètement aimée). Il avait entendu des collègues ricaner ou crier parce que la nouvelle Mairie
2008 allait sabrer les « dépenses inutiles » de l’ancienne équipe municipale (« misérabiliste pour
choyer les feignants ») : logements sociaux, aide aux handicapés… Bon, c’était idiot, mais le sujet le
prenait lui aux tripes, car il croyait sa petite chérie directement concernée. Il aurait mieux fallu qu’il lui
en parle à elle, en face. Mais, lui, introverti coincé, n’a suivi que sa logique intérieure. Or il avait rêvé
qu’elle était officiellement handicapée (physiquement naine et anémique chronique, mentalement
classée débile par les instits car semi-muette et de timidité maladive), et puis orpheline, logée en foyer
de travailleuses. La branche athée de la famille Nesey aurait sans doute expliqué (s’il en avait parlé)
que c’était du pur délire imaginatif, à ne pas prendre au sérieux une seule seconde. La branche
croyante de sa famille aurait peut-être jugé que c’était une révélation privilégiée, lui faisant prendre
conscience du malheur des plus pauvres et faibles, et l’appelant à (se faire baptiser bien sûr mais
surtout) partir missionnaire dans le lointain continent noir, auprès des petits nains pygmées mourant
de faim sans avoir même jamais entendu lire la Bible. Mais tous lui auraient dit d’oublier cette fille, les
jeunes de nos jours ne sont plus solitaires et tristes, mais ont une active vie sociale et sexuelle, habitant les uns chez les autres, sans détresse proprement dite. Enfin… les jeunes « normaux », lui, semimasochiste, était très anormal, solitaire faisant perdurer le statut de brimé malheureux qui avait marqué son enfance (écrasée par son grand frère, dominateur). C’est donc sans bruit ni fanfaronnade que
lui, Gérard, a loué un « grand » appartement deux pièces (avec une chambre d’amis) à deux pas de la
Rue Saint-Jean, et – quand il verrait sa petite chérie en larmes, servir les derniers clients, il lui dirait,
paternel :
– Manemoiselle, si vous ne savez pas où aller, perdue, je… j’habite à deux pas d’ici, j’ai une chambre
inutilisée, si vous avez besoin d’un point de chute, avant de retrouver un travail, et repartir… d’un bon
pied dans la vie…
Peut-être que, habitant maintenant à proximité, il aurait pu en profiter pour retourner la voir
chaque jour, mais il s’interdisait ce « presque harcèlement », contraire au respect de l’être aimé, selon
lui. Il serait seulement très attentif pour déceler sa détresse, et alors intervenir, pour la sauver de la
rue et la prostitution probable (elle si belle…).
Hélas, sa maîtrise des codes non-verbaux était nulle, il ne savait pas déchiffrer les regards,
les soupirs, les silences. Et le troisième Vendredi d’Octobre, elle n’était plus là, remplacée par une
grande rigolarde. Il a… silencieusement, prié (oui, « prié », n’importe qui ou n’importe quoi, pourvu
que « ça marche ») pour que ce soit un remplacement ponctuel, des vacances complémentaires. Devant lui, la file avançait. La dame vendeuse a souri, un peu :
– Salut ! Dites, v’z’êtes bien couvert, fait pas si froid, si ?
– Moi j’ai froid ! Un baba au rhum, s’iou plaît !
– Tout d’suite ! Hop ! Voilà !
– Ben ! Ça fait plaisir, d’ête servi comme ça ! D’habitude, c’est une muette tortue débile !
– Ah-ah-ah ! Craignez rien ! Virée ! V’srez bien servi, main’nant !
C’était fini. Il avait raté, tout raté, raté sa vie. Il aurait dû lui parler, oui. Lui dire la semaine passée « manemoiselle, pardon, je voulais vous dire que… si, un jour, euh… ». Avoir ce courage, quitte à
prendre une paire de claques, avec les mots terribles de ses cauchemars : « Ne revenez plus jamais,
me reluquer, pervers ! ».
Le rendez-vous au docteur, donc. « J’arrive plus à dormir, aidez-moi » (on n’a pas le droit de
demander l’euthanasie, en France, peut-être en Suisse, seulement). Et « Non, les machins azépines,
mon ancien toubi avait essayé, c’est pas adapté à mon cas : il disait qu’y m’fallait des barbituriques ».
Ça a marché, et après stockage de six renouvellements, mensuels, il serait prêt, à partir. Paix éternelle. Silence.
Et puis, premier Samedi de Décembre, coups frappés à sa porte (puisqu’il avait débranché la
sonnette, ici aussi). Il aurait pu « faire le mort », comme d’habitude, mais… c’était peut-être les pompiers, venant vendre le calendrier 2009. Et… il avait quelque sympathie pour les pompiers, héros
n’écrasant personne, même s’il y avait sans doute des sportifs parmi eux. Il est allé ouvrir. Une jeune
femme, sans uniforme, non.
– Bonjour Monsieur, nous venons vous parler de la Paix dans le Monde. Le sujet vous intéresse ?
Nous ? Avec elle, oui, derrière : une enfant, ou… NON, c’était SA PETITE PÂTISSIÈRE !!!
Les yeux baissés, malheureuse. Il souriait, ébahi, heureux, fou de bonheur… La revoir, elle…
– Oui ! Je comprends votre sourire, votre émotion ! Vous l’avez compris : nous sommes envoyés par
le Seigneur, vous parler de la Bible !
Mais, si jolie, si douce, elle semblait souffrir.
97
– Non, faites pas attention à elle ! Elle est juste « avec moi » : on est toujours par deux, nous sommes
les Messagers de Yvh ! Venus sonner l’éveil à la Joie sur Terre, dans l’adoration du Très-Haut !
Elle ne semblait pas écouter, juste attendre. Elle n’était pas avec ces illuminés, non. Peut-être
seulement recueillie, par un secours chrétien prenant le relais des secours laïcs.
– Je lis : Evangile de Saint Jean, chapitre 24, verset…
Il s’est décalé un peu, pour être moins masqué par la folle.
– ‘Soir, manemoiselle…
Et… elle a frémi, relevé les yeux, et… un sourire incroyable, fabuleux… Pas juste que quelqu’un s’intéresse un peu à elle : elle semblait le reconnaître, lui, vieil « ami » fidèle depuis trois ans…
– Eh ! Eh, on est pas l’soir, il est dix heures du mat’ ! Le Seigneur décide de l’heure et du jour, du…
Eh, msieur, jouez pas au Papa : c’est pas une ptite gosse, c’est juste une handicapée, naine, débile
mentale !
La jeune fille a baissé les yeux, soudain très malheureuse… Il a dit, doucement :
– Une amie…
Et un sourire est revenu sur son joli visage, timide… touchée…
– Oui ! : Jésus a dit d’aimer les faibles et les infirmes ! De leur ouvrir votre porte !
– Entrez…
– Y-yes ! Ah-ah-ah !
Et c’est ainsi qu’il a renoué le contact. Il est devenu sympathisant des Messagers de Yvh, puis
donateur, puis membre, puis membre actif. Avec sa petite chérie, qui se prénommait Patricia, ils se
faisaient des millions de sourires, tous les deux, à des milliards d’année-lumière de toutes leurs bondieuseries. Sans un mot, juste une immense sympathie, presque tendre, muette. Mais… les autres
membres ne voyaient pas ça d’un très bon œil, et il fut refusé que sa petite chérie soit logée chez lui, il
dut faire installer des lits jumeaux à étage, pour loger 4 membres, masculins. Et, pour ne pas être
séparés, pour les temps de lecture et de prière, ils devaient s’engager, tous les deux, à aller porter le
Message aux Impurs, au porte à porte, pour convertir le maximum d’âmes avant le « punitif Jour Dernier ». Et, non ! ils n’avaient pas le droit de se tenir par la main, il fallait garder les deux mains libres
pour tenir et ouvrir la Sainte Bible, chercher les pages, très vite, pour répondre aux questions, aux
objections. Et il y aurait changement de partenaire-missionnaire, obligatoirement, ils ne partageraient
ces matinées entières, avec elle, que 1 semaine sur 30 (puis 35, 40, etc. si le nombre de membres
continuait à croître, comme « voulu par le Seigneur »)…
Ils sont donc allés, tous les deux, Patricia et lui, en « mission ». Mais… il l’a simplement conduite vers un banc public, et ils sont restés là, tous les deux, dans leur monde à eux, plusieurs heures.
Il lui avait passé le bras autour des épaules, et elle se pelotonnait contre son flan, heureuse. Grâce à
Dieu, peut-être. Un peu avant midi, il a soupiré, hélas.
– Je crois qu’on est attendus. Peut-être, avant, on va juste sonner à une porte, une seule, pour dire
qu’on a fait notre mission. En étant rejetés partout, ça change rien : une porte ou cinquante.
Elle a souri, hoché le menton. Et, se tenant la main, tendrement, ils sont donc aller sonner, à
la première porte, là, au coin. Un vieux monsieur a ouvert.
– Bonjour monsieur, désolés de vous déranger, pardon. On nous envoie vous parler de la Paix dans
le Monde.
– Avec vot’ Bible à la con, encore ?! Déjà les autes Témoins d’en face sont v’nus, m’faire chier, vous
allez pas m’emmerder aussi ! J’vous casse la gueule !
Sa petite chérie est venue se coller à lui, délicieuse, et il l’a entourée de son bras.
– Et allez faire vos saletés ailleurs que d’vant chez moi ! d’partouzes dégueulasses avec l’gourou à la
con ! Barrez-vous ! Ou j’vais chercher mon fusil !
Il s’est agenouillé, lui, et il a tendrement enlacé sa petite chérie. Ô mon Dieu… Le bonheur…
– J’ai l’canon sur vot’ tête, à tous les deux ! Je tire !
Elle respirait, doucement, elle lui a fait une bise. Petite chérie… Roméo et Juliette, oui… Bise
aussi.
– Trois ! Deux ! Un ! Eh ! …Deux ! Un ! Zéro ! Pan ! V’z’êtes morts, merde ! Ça va pas la tête ?!
Le SAMU psychiatrique les a séparés, pour finir, sans grande résistance, même. Juste des
larmes, pitoyables. Ils ont été dirigés vers l’hôpital psychiatrique, bien sûr. Hommes d’un côté, femmes
de l’aute (l’autre quartier, sur l’autre rive).
Ils ne se sont jamais revus, jamais.
Leur image trône en bonne place dans les célébrations des Messagers de Yvh, comme premiers martyrs de la Juste Cause. Sous la répression totalitaire du Démon.
En fait, le discours a un peu été réorienté, et renforcé (par la suite), sur ce sujet, ces personnages. Il faut comprendre :
98
1/ Les Messagers annonçaient avec certitude pour l’hiver 2009-2010 l’extermination finale de la Vie
sur Terre, Déluge 2 (n’épargnant que les Vertueux : les Messagers de Yvh).
2/ Les scientifiques alarmistes confirmaient la menace de calamité planétaire si la grippe philippine
était transmise du poulet à l’homme, pouvant tuer jusqu’à 4 des 6 milliards d’habitants, et les premiers
cas humains sont apparus à l’automne 2009 (île Négros, province N.Occ.), avec transmission à
grande vitesse à l’Asie puis au monde entier…
3/ Finalement, cette grippe diabolique a été stoppée nette par le Seigneur, nous laissant un tout dernier répit (grâce aux prières des Messagers de Yvh, par miracle entendues à temps).
4/ Cette grippe n’a fait que quelques très rares victimes, dans les crèches, auspices et asiles, avec à
peine deux ou trois semaines d’agonie et coma. « Pourquoi votre prétendu Seigneur Tout-Puissant
(ah-ah-ah !) laisse-t-il ainsi souffrir et mourir les plus faibles d’entre nous ?? » demandent les maudits
athées.
5/ Les nobles et purs Patricia et Gérard (vierges de toute souillure) étant au nombre des morts, la
réponse paraît simple, et elle figurait depuis des millénaires dans les Saintes Ecritures : le Seigneur
épargne la douleur de la vie terrestre aux plus faibles, aux innocents, ils se retrouvent ainsi au Ciel,
ensemble, en avance sur nous, pour qui l’épreuve continue ! Et toc ! Temps de prière maintenant…
99
JOUR DE NOËL
Oui, c’était donc le jour de Noël. Onze heures trente du matin, ce 25 Décembre. Dans tout
l’immeuble piaillaient les sales mômes, pourris gâtés, couverts de cadeaux, jouets inutiles, jetés l’an
prochain, tandis que les petits Africains mourraient de faim…
Il était triste, simplement triste. Comme d’habitude, en un sens, mais peut-être plus triste encore, les jours de fête. Il avait décliné l’invitation familiale, à venir manger et boire, chanter, danser…
Soupir. Et les chrétiens pratiquants allaient se saouler aussi, peut-être pas d’alcool mais de paroles
sacrées. Enfin… pas tous, non. Il se souvenait de son oncle et sa tante, venus de très loin, un jour de
Noël, lui rendre visite, sur son lit d’hôpital – après sa seconde tentative de suicide, il y a cinq ans.
Gentiment, sans un mot de prosélytisme ou pour faire remarquer leur bonne action, leur renoncement
à la fête pour visiter un pauvre gars, simplement cassé… Oui.
Mais sinon, c’était le mercantilisme à son paroxysme, même les Eglises vendant des bougies
et des saintes vierges, meilleur « chiffre d’affaires » de l’année, résultat garanti. Et… Rue Saint-Jean,
sa petite pâtissière devait être débordée, paniquée, insultée… par les consommateurs sévères, exigeant leurs bûches dégoulinantes avec un ptit Jésus par-dessus… Il y avait hier, au magasin, cette
grande affiche, sans doute écrite par la patronne, en gros caractères appuyés :
OUVERTURE EXCEPTIONNELLE LE 25 DÉCEMBRE !! JUSQU’À 12H45 !
Oui. Mais… il n’avait pas voulu ce matin se joindre à la foule, même s’il retournait maintenant
la voir tous les jours, petite chérie. Un sourire d’elle serait le plus beau cadeau de Noël, pour sûr,
mais… en sens inverse, le meilleur cadeau que lui pouvait lui faire était « un client de moins, ouf ! ».
Oui.
– Rring !
La sonnette ? (Oui, il ne l’avait pas encore débranchée, à son nouveau studio, ici.) Il n’y a pas
de démarchage publicitaire, les jours fériés… Et les prédicateurs sont en célébration sans doute.
Peut-être un voisin : « On a plus de beurre pour mette avec les truffes aux huîtres, merde, pouveznous dépanner ?! ». Il n’avait que des yaourts, des œufs, c’était tout, désolé. Il est allé ouvrir, il se
sentait fatigué.
La clé, oui. Ouvert.
??? Sa petit pâtissière ?! Elle-même ! Ici !
Et… devant son sourire, à lui, elle a paru… un peu moins timide, peureuse… Qu’est-ce que ?
– n…ne j… jour n… ne Noël, p… pardon…
Elle travaillait pas aujourd’hui ? Elle passait dans toutes les maisons ? Pour son boulot ou
pour son Eglise ?
Elle… tendait, timidement, un grand paquet, gâteau.
– p… pour v… vous, v… voteu f… fiancée, v… voteu f… famille…
Il a pris le gâteau, ébahi, émerveillé. Ahuri, aussi, il ne comprenait pas, il ne savait pas quoi
dire.
– Vous… Manemoiselle, vous… je… je vous dois… combien… ? comment vous remercier, infiniment… ? infiniment… c’est trop beau…
Elle a rougi.
– s… c’est m… mon caneau n… Noël, p… pour vous… caneau…
Oh…
– Manemoiselle, c’est le plus grand bonheur du monde, que vous me donnez, là. Je sais pas si vous
vous en rendez compte…
Elle a relevé les yeux, timide, craintive. Comme craignant un « Non, bien sûr, j’déconne ! C’est
qu’un gâteau, et j’avais djà achté ce qui nous faut ! ».
– Je le jure, manemoiselle. C’est sincère.
Et elle a rougi, souri, merveilleuse.
– Mais ce serait à nous, vos amoureux, de vous offrir… Vous êtes trop bonne, de nous pardonner,
nous donner, même… Et nous, qu’est-ce qu’on peut vous offrir, manemoiselle ?
Timide, délicieuse.
– v… vous m… m’avez d… donné, d… déjà…
? Hein ?
– v… voteu s… sourire, v… voteu m… monheur, m… même… k… que vous ne dihe, s… si gentiment, à infini… infini… m… mon plus beau n… noël que t… toute ma vie…
??? Il était ébahi, il ne comprenait rien. Il a souri encore, soupiré.
– Attendez, je… suis perdu, je comprends plus…
– pardon, p… pardon…
Et elle n’avait pas de grand sac, ni chariot, avec plein de gâteaux pour la Terre entière.
100
– Vous… avez offert à… combien de gens… ?
Elle a baissé les yeux, le menton, comme coupable.
– s… seunement… v… vous, s… sans néranger, pardon…
?
– Et… d’après mon nom, mon adresse, sur le chèque l’autre jour ?
Elle a fait, oui, coupable, clairement.
– p… par-don…
– Manemoiselle, c’est vous qui êtes amoureuse de moi ? Ou moi qui suis amoureux de vous ?
Elle a relevé les yeux, le regard un peu mouillé.
– s… c’est m… moi, p… pardon, b… bien s… sûr, s… sans néranger… pardon…
Il comprenait tout de travers, ou quoi ? C’est elle qui quoi ? Qui était amoureuse ? Ou aimée ?
– Manemoiselle, je… je sais plus où j’en suis, pardon. Juste… je voulais vous dire que… ici, et
ailleurs, j’ai pas de fiancée, pas de petite amie, pas d’ami même garçon, non…
Elle a cligné des yeux.
– Et je… j’aime pas bien la vie de famille. Quand vous avez sonné, je… rêvais… de ma petite pâtissière bien aimée… peut-être débordée ce matin…
Elle a baissé les yeux, toute toute rouge…
– Non, vous travaillez pas ?
Non.
– C’est votre patronne qui tient la boutique ?
Oui.
– Manemoiselle… je… je peux vous inviter ? à… entrer, partager avec moi ce gros gâteau… ?
Rouge…
– Ou bien… vous devez aller à votre fête à vous, ailleurs… ?
Elle a fait non.
– m… mais t… tènement d… désolée j… je s… serais v… viende… comme p… pouh n’ête… invitée,
m… mon dieu… pahdon…
Adorable, tellement… Il a souri.
– Vous êtes pardonnée, à une condition…
Elle a relevé les yeux et fit Oui, du menton. Comme « oui à n’importe quoi », mon Dieu.
– Craignez rien : je voulais dire… je vous pardonne si vous me pardonnez : c’est moi qui aurais dû
vous tendre la main, vous inviter, depuis tellement de temps… Vous proposer mon amitié… Vous
informer de ma tendresse, infinie, envers vous…
Elle a baissé les yeux, rougi, très fort.
– Trois ans que je suis amoureux de vous, manemoiselle, pardon. Mais j’étais tellement sûr que vous
aviez mille amants musclés, riches… Pardon.
Rouge…
– m… moi… au-ssi, t… trois ans, p… pahdon… et v… vos maîtresses, g… randes, inténigentes…
– C’est adorable, de votre part. Mais c’est très nul, de mon côté. C’est au garçon de faire le premier
pas, ils disent.
– y… y sont m… mé-chants…
– Je vous aime.
Rouge…
– En tout cas, merci à vous d’avoir accompli ce miracle, je sais pas comment…
– n… ne la fohce n… noteu s… Seigneur, n… ne viende s… suh Terre, ne jouh n… noël…
101
LE SEPTIÈME JOUR
Donc, il avait déménagé Dimanche 19. Lundi 20, elle ne travaillait pas, au magasin, c’était
ouvert, la pâtisserie, mais c’était une dame, un peu âgée (une vieille de 40 ans peut-être), derrière le
comptoir. Mardi, ensuite, il avait revu sa petite chérie, toute étonnée de le revoir un autre jour que le
vendredi – mais il avait confirmé, puisqu’elle hésitait : « un flan, pareil » (que le vendredi, depuis deux
ans et demi, oui…). Et mercredi-jeudi-vendredi, ce bonheur renouvelé… Samedi : la dame. Restait la
question du dimanche, le septième jour, oui – question très majeure, grandiose : le Seigneur Bliblique,
le Septième Jour de la Création du Monde, se reposa (ou un truc comme ça)... Non, il se disait ça
pour rire, il n’y connaissait rien en religion. Et puis, c’était tout bizarre, leurs histoires : pour les Chrétiens c’était sacré le Dimanche, pour les Musulmans le Vendredi, pour les Israélites le Samedi, avec
plus ou moins le même livre en référence ! N’importe quoi ! Enfin, si ça les amuse, pourquoi pas ?
Mais ça servait de prétexte à guerres ou expulsions, c’était très moche. Enfin… en tant que salarié, il
était bien content que ce Dieu super-célèbre se soit reposé le Septième Jour et que ses fidèles en
aient conclu qu’on avait droit à un jour de repos hebdomadaire. Il avait entendu dire qu’en 1789 (ou
juste après), les athées avaient voulu « rationaliser », avec une semaine décimale simple, donc un
jour de repos sur dix au lieu de « sur sept », et ça avait été l’émeute… ils avaient laissé tomber, pour
garder le pouvoir. Aujourd’hui, on en était à deux jours de repos par semaine, et ça n’avait plus grand
chose à voir avec le « septième jour ». En tant qu’employé, il était d’accord avec tout le monde : les
religieux de droite qui voulaient la semaine de sept jours, les révolutionnaires de gauche qui avaient
arraché le deuxième jour. Il ne faisait pas plus de politique que de religion, lui. Mais, de l’autre côté, il
était aussi… client, donc un peu employeur, indirectement, et… la question était de savoir quand il
pourrait revoir sa petite pâtissière chérie. Quatre jours acquis : mardi-mercredi-jeudi-vendredi, deux
jours exclus : samedi-lundi, donc : dimanche, théoriquement, elle devait être au travail. A moins que
les horaires d’ouverture démentiels, pour les boulangeries-pâtisseries, fassent qu’elle avait un jour
supplémentaire de congés, en récupération. Il avait lu sur la porte que c’était ouvert le Dimanche de 8
heures à 12 heures 30, alors… il a décidé d’y aller, ce dimanche matin, pour un cinquième bonheur de
la semaine, ou un troisième soupir déçu. Même si c’était le matin et pas le soir, ça faisait tout bizarre.
Il s’est douché vers 7 heures 30 – il ne se douchait jamais le week-end, dans le monde
d’avant, mais depuis qu’il pouvait rencontrer (peut-être) sa chérie le dimanche, ça changeait tout… Et
puis petit déjeuner : thé sucré et galettes Ube Piaya, normal, bien. Il essaierait peut-être de lui dire un
mot gentil, de compassion : « pauvre demoiselle, de service aussi le dimanche »… Ou plus gentil :
« merci, manemoiselle, d’être là aussi pour nous, le dimanche »… Ou plus vraisemblablement, il ne
dirait rien, comme d’habitude, juste heureux, infiniment, de la revoir, si douce et délicieuse…
A 8 heures 20, il est donc sorti, direction Rue Saint-Jean. Quatre minutes de marche et le coin
de la rue, et…
??? Là-bas, sur le trottoir, peut-être vingt mètres avant la pâtisserie : sa petite pâtissière, sur
le trottoir… Et, souriante, le regardant lui, venant maintenant vers lui… Et sans blouse blanche, toute
en gris discrète jolie… Et ils marchaient l’un vers l’autre, se souriaient, c’était un rêve, sûr… Ça ne
marche hélas pas comme ça, en vrai. Mais bon, en profiter, en espérant ne pas se réveiller tout de
suite… Elle n’avait pas de sac à main mais portait, à deux mains, devant sa poitrine, un… truc, genre
petit paquet-gâteau… Part de flan, oui, triangulaire. Non, c’était trop beau, pas crédible… Et ils… se
sont arrêtés, à un mètre l’un de l’autre, heureux, les yeux dans les yeux. Pas trop près, parce qu’avec
la différence de taille, sa petite naine chérie se serait cassée la nuque à le regarder tout là-haut.
– ‘Jour Manemoiselle…
– j… j… jour m… meu-ssieu…
– C’est merveilleux de vous revoir aujourd’hui, comme ça…
Elle a baissé les yeux, devenant toute toute rouge… Et… toute tremblante, elle a tendu le petit
flan.
– n… ne… j… jour n… ne Seiyeur, n… donner… pardon…
– Pour moi ? Merci, merci infiniment…
Que faire, que dire ? L’inviter boire un verre ?
– m… mon nimanche…
? Et elle… partait, continuait son chemin.
– Bon dimanche aussi, merci encore !
Elle ne s’est pas retournée, toute tremblante perdue. Oui, peut-être persuadée, par expérience, que les hommes amoureux n’en veulent qu’à son corps, et ça ne se fait pas, le septième jour.
Ou quelque chose comme ça. Oui. Simplement. Ce ne serait pas que, connard d’inexpérimenté, il ait
mis deux secondes de trop à formuler son invitation, ce serait qu’elle avait fait ce qu’elle avait prévu :
donner se flan, et au revoir. C’était merveilleux quand même, merveilleux. Et il la regardait, marcher,
102
partir. Il était amoureux, fou amoureux d’elle, plus que jamais. En même temps, il ne savait pas au
juste quoi penser de son geste. Cette présence impossible, pour lui, comme si elle l’aurait attendu
plus de quatre heures s’il était passé après midi. Elle savait donc qu’il allait revenir… et… elle
l’acceptait, avec le sourire. Ça pouvait vouloir dire : « voilà, ce n’est qu’une affaire de petit flan entre
nous, pas de problème, vous êtes autorisé, mon petit ami ne sera pas fâché ». Ou… « c’est le jour du
Pardon, septième jour, je ne vous gifle pas, je vous fais un cadeau, comme Jésus tendait l’autre joue,
pour faire pleurer de honte l’agresseur ». Elle avait parlé du Seigneur, oui, sa démarche était donc
explicitement chrétienne. Plutôt que de briser un cœur, lui dire simplement « c’est pas possible, c’est
pas grave, le monde continue de tourner ». Ou…
Là-bas, à peut-être cinquante mètres, elle arrivait au carrefour de l’Avenue Chose, et ses petits pas se sont encore ralentis. Et… toute timide, lentement, elle s’est… retournée. Pour le regarder,
lui. Oui, constater qu’il la regardait, pardon, que… qu’il n’avait pas bougé, pas touché à son flan, pardon… Euh… Elle a soupiré, gros soupir, en fermant les yeux, en secouant faiblement la tête. « Non,
c’est pas possible, Monsieur » ou « c’est pas possible d’être aussi con ». Elle… elle revenait vers lui !
Merde, il… il a ouvert le paquet, et commencé à marcher vers elle, pour lui épargner la moitié
du chemin, pardon. Et avalé ce flan stupide qu’il avait à la main, en deux bouchées, mis le papier
dans sa poche. Bon dieu, comment s’excuser ? « Manemoiselle, je jure que je reluquais pas vos jolies
formes, c’est pas ça, je le jure ».
Et… à un mètre l’un de l’autre, arrêtés, à nouveau.
– Pardon, manemoiselle, pardon, je vous nemande pardon…
– p… pardon…
D’habitude, quand elle disait Pardon, ça voulait dire « je vous demande pardon », mais là ça
pouvait aussi être « je vous accorde le pardon, nous sommes le septième jour ». Il ne savait pas quoi
dire, comment s’excuser, pardon.
– j… je n’a m… menti, p… pahdon… ou-i…
?
– Euh non, pardon, c’est moi, qui ment, pardon. En faisant semblant de venir pour un gâteau.
Contre toute attente, elle a paru surprise. Presque désarçonnée. Elle a relevé les yeux,
comme pour voir s’il avait un grand sourire de plaisanterie, aux lèvres. Non. Silence.
– Je viens juste pour votre sourire, votre petite voix, vous revoir. Sans déranger. Pardon.
Et, dans ses yeux, comme une très grande douceur. Regard humide, ému.
– m… moi… ?
– Oui, pardon. On est tous amoureux de vous, pardon, sans déranger.
Elle a baissé les yeux, devenant toute toute rouge. Et puis elle a fait Non, du menton. Silence.
– Non, on a pas le droit ? De revenir ? Chérir votre image, à distance respectueuse…
Elle a soupiré. Silence.
– j… je n’a m… menti, n… ne dire j… je vous d… donnais p… pour le… Seiyeur…
?
– j… je v… vous donne que…
Silence. Il ne respirait plus.
– que… re-mercier… que v… vous re-viende, que… je v… vous aime, en secret, de dans mon
cœur… pardon, pardon…
??? Non, attends, respirer. Ne pas l’enlacer, la couvrir de bises, non, elle a dû vouloir dire
que…
– C’est… pas qu’vous voulez une place au Ciel, pour vous-même ? C’est que vous aimez tous vos
prochains, de tout votre cœur ? C’est très très beau… mes respects, infinis…
Elle a souri, timide, secoué la tête.
– n… non, p… pas belle et l… le m… monde t… très m… méchant, j… je aime k… que vous… à infini…
Et il… s’est approché d’elle, il a pris ses épaules, très doucement, elle tremblait. Il lui a fait une
bise, dans les cheveux.
– Je vous pardonne, menteuse adorée…
Il s’est agenouillé, pour croiser ses yeux, à hauteur. Ses jolis yeux, maintenant plein de larmes, d’émotion. Et il lui a dit, doucement :
– Bon dimanche…
Là, c’était trop : elle a fondu en larmes, dans son épaule. Et pleuré de bonheur, pleuré, longtemps, longtemps…
103
ÉDUCATION RELIGIEUSE
Ça faisait trois ans qu’il la connaissait, petite pâtissière en sucre, et maintenant un an qu’il
revenait la voir tous les jours, ayant déménagé pour elle. Et ils n’avaient fait qu’échanger des sourires,
des milliers de sourires. Il ne savait pas comment lui dire « est-ce que nous pourrions-nous revoir en
dehors du magasin ? ». Tous les dragueurs du monde devaient s’y prendre ainsi, avec elle, la pauvre.
Comment lui dire qu’il était lui différent ? Il n’espérait que son amitié, sa compagnie, pas la renverser
dans le foin et la culbuter malgré ses cris, ce n’était pas ça du tout, du tout.
Et, finalement, un soir, après qu’elle ait rangé la monnaie, il a osé, parler, un peu.
– Manemoiselle, je voulais vous demander : c’est une croix chrétienne, que vous avez autour du cou ?
Elle a souri, gentiment, étonnée qu’il parle, apparemment. Elle a hésité, cherché les mots, elle
aussi, petite bègue mignonne.
– ou… ou-i…
– Vous avez peut-être de la chance, d’avoir reçu une éducation religieuse, je sais pas. Moi j’ai rêvé,
pardon, que vous m’expliquiez, cette religion, qui est la vôtre. Peut-être que c’est la religion qui explique votre si grande gentillesse, manemoiselle.
Elle avait rougi, pardon. Mais pas répondu méchamment, non, au contraire :
– j… je s… serais… s… si z’heureuse, z… z’heureuse…
Et c’est comme ça, incroyablement, qu’il a « obtenu » le premier rendez-vous de sa vie. Enfin,
comment dire ? Il avait déjà eu des rendez-vous médicaux ou administratifs, mais c’était le premier
rendez-vous « romantique ». Enfin, non, comment dire ? Il était amoureux d’elle, mais ce n’était pas
en tant que tel qu’il allait la revoir. C’était un rendez-vous amical, ou religieux, ou éducatif. Mais il avait
vingt neuf ans et, chouette, il n’atteindrait pas la trentaine sans avoir eu un rendez-vous avec le cœur
qui cogne… Il n’aurait pas intégralement raté ses vingt ans, plus bel âge de la vie, dit-on.
Ils se sont donc revus (en plus du magasin) un samedi matin, dans le parc Petter, entrée Rue
Brazier. Elle est arrivée trente minutes en avance, gentille, mais il l’attendait déjà, ouf. C’était merveilleux de la voir arriver, si timide en robe grise, toute effacée mignonne dans ce monde criard. Mais
elle, euh… en dehors de son travail, elle portait du rouge à lèvres, discret, un peu. Jolie. Et, venant
vers lui, avec ce sac plastique contenant sans doute une Bible, elle souriait, simplement, les yeux
baissés. Tranquille, comme en Paix avec le monde. Elle était merveilleuse. Et il était heureux qu’elle
ne soit pas soupçonneuse à son égard, craintive, se sentant draguée. Ce n’était pas ça, il espérait
seulement faire sa connaissance, respectueusement. Tout en découvrant sa religion, respectueusement aussi.
Il s’est levé de son banc, pour l’accueillir, et elle a rougi, un peu, confuse de tant d’honneur.
– ‘Jour manemoiselle, grand merci d’être venue…
– m… merci… m… merci… s… si z’heureuse, z… z’heureuse…
Oui, je serais-heureuse, je suis-heureuse, donc si z’heureuse, tellement z’heureuse, gentille. Il
trouvait ça touchant, sa façon timide de parler, même si les mémères l’écrasaient de mépris, la traitaient de débile. Et même si ces amants devaient s’intéresser davantage à son corps qu’à ses petites
difficultés d’expression, la pauvre…
– On s’assoit là ?
– m… merci… merci…
Il s’est assis, et elle a posé son paquet, avant de se hisser tout là-haut, petite naine chérie.
Pardon. Mais pas facile de l’aider (en la prenant par les aisselles ? une minute après leur premier
bonjour extra-professionnel…). Hum.
Silence. Elle regardait par terre, elle était jolie. Malgré le rouge à lèvres.
– Euh, oui : avant que vous m’expliquiez, je pourrais, en deux mots, vous dire qui je suis. De plus
qu’un amateur de flan-vanille…
Il avait espéré la faire sourire d’amusement, mais son sourire était différent. Elle a croisé ses
yeux, et – à moins qu’il interprète de travers – ses yeux semblaient dire : « je serais heureuse de
mieux vous connaître, un peu ». Incroyable.
– Je m’appelle Gérard Nesey. J’ai 29 ans. J’habite un studio Rue Feuillet, maintenant, pas loin de la
Rue Saint-Jean. Je suis électronicien, technicien chez Lumberola, une usine de la banlieue Sud.
Et elle souriait, oui, comme intéressée, heureuse de ce qu’il disait. Incroyablement. Silence.
– et v… vos amis… p… pas k… chrétiennes… ?
– Euh, en fait… j’ai… pas vraiment d’amis, juste des collègues, que je vois pas en dehors. J’ai pas de
famille en ville. J’ai… que ma petite pâtissière, gentille, son sourire m’aide… pardon…
Elle a baissé les yeux, rougi. Mais pas « confuse choquée », non, plutôt « confuse touchée »,
apparemment, souriante.
Silence.
104
– et v… v…
Il avait un peu peur, de ce qu’elle allait dire, ou demander.
– vous n… ne serez in-terressé… ? j… je ne dihe pa-heil…?
? Dire pareil, elle ? Qu’est-ce qu’elle entendait par là ?
– Je serais heureux de vous connaître un peu plus, oui, davantage qu’un charmant sourire, une voix
toute douce…
Elle a rougi, encore. Comme… heureuse, oui, ça se confirmait, c’était merveilleux. Silence.
Long silence.
– p… par-don, j… je parle p… pas bien…
– Prenez votre temps, sans crainte. Et ça me dérange pas du tout si vous hésitez. C’est adorable…
Rouge encore. Et… elle semblait se répéter ces mots, qu’il disait, comme pour ne pas les
oublier. C’était merveilleux. Il aurait préféré lui répéter mille fois, en mille rendez-vous, mais il ne fallait
pas rêver, bien sûr.
Silence.
– m… mon nom p… patricia n… niezewska, p… pardon, m… mais nationalité f… française…
Silence.
– Enchanté, Manemoiselle Niezewska, Patricia. Vous inquiétez pas, des origines. Enfin, pour beaucoup de gens, ça a pas d’importance. Vous êtes ma petite Polonaise préférée, je suis heureux de
vous connaître…
Rouge… Silence.
– Enfin : et ma petite Française préférée, aussi, je veux dire. Pardon.
Rouge…
– j… je m… mesure un… un mète v… vingt-huit…
– Euh, pardon, quand je disais « petite », pardon… Je voulais dire : vous êtes ma Française préférée,
toutes catégories, et vous êtes de petite taille, c’est adorable…
Rouge encore… Mais comme radieuse, c’était merveilleux. Silence, long silence. Et puis son
visage a un peu changé, comme si… il croyait lire « Stop, c’était merveilleux, mais il faut que je continue à parler, dire quoi ? ».
– j… je n’a v… vingt six ans… j… je n’habite n… ne foyer… rue Ditchon-Biera… n… ne ch… chambe
de huit, a-vec nes madames méchantes…
– Oh…
– j… je k… connais pas m… ma famille, et j… jamais eu n’amis… et t… tout ne monde entier, n… n’y
me déteste…
– Non, non…
– s… sauf l… le si j… gentil m… meu-ssieu nu vendedi soir… ne ch… chaque jour m… main’nant, s…
si gentil… à infini… infini…
Il a soupiré.
– Désolé, je… j’imaginais pas… je… j’aurais dû vous proposer mon amitié il y a trois ans…
Elle souriait, très doucement. Et elle a fait non, du menton.
– Non ?
– que… au foyer, n… nes dames, è… è parlent… de… comment c’est l… les hommes n… normal,
m… méchant… n… ne… bousculer, attaquer, g… « gagner », ‘craser…
Il a souri, immensément.
– Oui, merci. C’est vrai que la virilité, c’est pas joli, d’un côté. Mais c’est ce qu’aiment les filles, il semble.
– l… les f… filles n… normales, oui…
– Moi, je préfère vous. Sûr. Sûr-sûr-sûr.
Et elle a rougi, encore. Silence.
– j… je préfère v… vous, m… moi aussi… et m… monsieur j… jésus k… qui vous ressembe…
– Oui, « officiellement », on était là pour comprendre votre religion. Si on se revoit plein d’autres fois,
peut-être, on aura mille fois le temps de parler de nous… Expliquez-moi votre Jésus, qui me ressemble, en mieux…
Toute émue, encore. Et elle a cherché son souffle, un long moment. Puis cherché les mots.
– jésus n… n’était un… gentil garçon, un… doux, sans violence, ne respectait les faibes, les pauves,
les… ratés… blessés, im-potents… n’y disait l… le bien, s… c’est f… faire k… comme ça…
Silence.
– Oui, c’est très beau. Je suis d’accord. Ça fait de moi un chrétien ?
Elle a souri, doucement.
– m… merci…
– Mh ?
105
– que… y n’a des dames, p… pas chrétiennes, è disent s… c’est très stupide, n… n’êteu chrétienne…
– Elles parlaient peut-être pas de ça. La religion chrétienne, c’est aussi autre chose ?
– na… prière…
Silence.
– Oui, expliquez-moi.
Silence.
– que… en… silence, on demande… avec respect, en se faisant par terre, ne demander qu’est-ce
qu’on espère… ne le lendemain… ou le après…
Silence.
– et… peut-ête, au ciel, ne seigneur jésus, y… n’entend… et… peut-ête, ne dire : je va regarder, peutête je peux aider… c’est pas sûr… gen-timent…
– C’est beau, aussi.
Touchée.
– Je connaissais pas votre Jésus, pardon, juste entendu parler, un peu. Moi, je… pensais à vous,
j’espérais très fort, vous revoir, simplement… et que vous continuez à sourire, sans colère. Je savais
pas que quelqu’un au Ciel pouvait aider, peut-être.
– j… jé-sus…
– Oui.
– et n… ne Seigneur j… jésus v… vous a entendu, j… gérard, y… n’écoute tous les gentils du monde,
même nés ailleurs, où c’est des… des auteu rehigions, ou pas de rehigion…
– C’est magnifique, c’est très beau…
Elle a levé les yeux au Ciel, radieuse. Murmurant un Merci muet. Silence. Et puis elle a regardé par terre, silence.
– p… peut-ête, j… je aurais p… pas dû a… cheter n… ne rouge à lève, p… pour ne viende, aujourn’hui…
Il a souri.
– Je vous préfère sans, mais je suis très touché que… vous ayez voulu me plaire. (J’étais déjà séduit,
mais vous pouviez pas le savoir). C’est pas une question de rouge à lèvre, je suis sous le charme,
simplement…
Rouge…
– Patricia, je sais pas comment vous dire. Je suis très attaché à la personne discrète que vous étiez,
derrière votre comptoir, toute effacée timide, adorable. Mais je suis heureux aussi de vous découvrir :
vos pensées, vos rêves, votre logique. Votre religion, donc, aujourd’hui.
Elle a soupiré, doucement.
– v… vous n’êtes s… si m… merveilleux, j… j’espère s… c’est pas un rêve…
– J’espère aussi. Comment faire pour le savoir ?
Impossible, hélas, oui. Ou tant mieux, si c’est un rêve : ne surtout pas dénigrer l’instant présent.
– peut-ête, p… pou… redescende, ne su la Terre… que…
Silence. Elle cherchait les mots.
– que… à l’Edlise, y… ne dire aussi d… des choses t… très méchants… d… différent… é… et tennement de chrétiens m… méchants… au… foyer, au… magasin, m… miyard ne f… fois plus m… méchants que vous, que n’êtez pas chrétien, si j… gentiment…
Oui.
– que j… je n’a… apporté… ne live, de Bibe… s… si v… vous pourrez m… me lihe… que… que je
sais pas lihe, pardon…
?
– Pourtant, pour votre travail : vous notez les commandes…
– ne… ne lettes à moi, p… pardon… pas de… de Français, bien… pardon…
– Vous m’apprendrez votre façon à vous ? Je pourrais écrire dans votre langue… vous traduire les
histoires que j’ai inventées, si ça vous intéresse… Personnages qui nous ressemblent…
Radieuse, étonnée, émerveillée…
– m… merci…
– Et je peux vous lire, à haute voix, la Bible, oui.
Elle a sorti le Gros Livre, énorme.
– Eh ben, on lira pas tout aujourd’hui, il faudra se revoir au moins trois mille fois…
Et elle a souri, fermé les yeux.
– m… merci, s… seigneur jésus…
106
JUGEMENT
Il aurait voulu s’asseoir par terre, là, sur le sol-nuage, mais ses jambes le conduisaient, là-bas,
vers la table, avec le vieux barbu chauve, assis. Il en avait vaguement entendu parler, ce n’était pas le
Grand Patron mais Saint Pierre ou Saint Georges, un nom comme ça.
– Te voici, Gérard Nesey, confronté au Jugement !
Mh.
– Réponds !
– mh.
– Tu SAVAIS que le suicide est formellement interdit !
– j’en ai entendu parler.
– Pourquoi l’as-tu fait, alors ?
– j’croyais pas à ces histoires de flammes éternelles. Pas crédible.
– Ah-ah-ah ! Et te voilà bien avancé, maintenant. Tu seras terriblement puni !
– ils disaient aussi « Dieu est amour »…
– Oui ! Dieu est amour ! Il t’as fait le don immense de la vie ! Et en retour, tu lui as craché à la face !
– je croyais que Jésus avait dit « pardonne à ceux qui t’ont offensé »…
– Entre humains oui ! Mais on n’insulte pas le Créateur !
– c’était « faites ce que je dis, pas ce que je fais » ?
– Voilà !
– les dictateurs étaient pas criminels pour ce qu’ils faisaient, mais par ce qu’en tant qu’humains, on n’a
pas le droit ?
– Voilà !
– pas d’accord, msieur.
– Sois maudit !
– c’est ça : écrabouillez les gens, sans leur laisser la possibilité d’expliquer. Si c’est votre définition de
l’amour, non merci. On n’est pas du même camp : je suis innocent, et vous incarnez la méchanceté.
– Mais non, imbécile : c’est le cérémonial, pour impressionner un peu ! Explique-toi, et tu seras jugé, à
jamais.
– ben, avec Dieu le Père, c’est comme avec mes parents humains : s’ils m’aimaient, c’est gentil, et je
voulais pas briser des gens qui m’aiment, mais…
– C’est très grave, ce que tu as fait, pour tes parents humains.
– désolé, mais il leur reste des enfants, des succès, une descendance éternelle de ce côté, moi je suis
qu’un raté.
– En un sens, ce sont eux aussi qui t’ont fait cadeau de la vie, qui t’ont assisté quand tu étais bébé
impotent.
– j’ai jamais demandé à vivre, ils m’y ont forcé. Et fait venir dans un Monde écrasé par un grand frère
terrible, aimant humilier les faibles, les faire pleurer. Et ils m’ont imposé de force des aliments repoussants.
– Ingrat !
– ça aurait changé quoi, si j’étais resté sur Terre ? pleurer et sangloter tous les soirs, à me cogner la
tête contre les murs. Quand on aime sincèrement quelqu’un, on veut l’extinction de sa souffrance,
l’apaisement de sa douleur. On veut qu’il trouve la paix à laquelle il aspire, nirvana ou mort matérialiste par exemple.
– Les flammes éternelles ! Tu parles d’un projet !
– mes parents (et donc moi), on n’y croyait pas.
– Incroyance criminelle ! Ils seront châtiés !
– par « amour », sans doute. Désolé, j’ai quelque remords vis à vis d’eux, mais vous, vous êtes
atroce.
– Blasphème ! Double-dose de flammes ! Je le note !
– votre « dieu le Père », à mon avis, ce que j’en pense : mon père humain était mille fois meilleur et
plus estimable – il aurait pas fait souffrir sciemment ses enfants, « coupables » de ne pas se coucher
à ses pieds. Si les enfants sont égarés, pourquoi ne pas leur expliquer doucement ?
– Les Ecritures disaient Tout ! Dès le début : la Genèse du Monde !
– sans la moindre raison d’y croire. Jésus était plus convaincant : aimez autrui et, avec l’espoir
qu’autrui fasse pareil, vous avez des chances d’être aimés.
– Vénère ton Seigneur, et tu auras des chances d’être admis au Paradis ! C’est pareil !
– non, pas du tout. Jésus et l’humanisme (du Bouddha et d’autres), ils touchaient par leur argumentaire autant les laïcs, les athées. Vos menaces invérifiables, c’était que pour les crédules, prosternés
devant la caste des religieux professionnels, dominants. C’était très moche.
107
– Moche ? Le Paradis ! Ah-ah-ah ! Tu n’en sauras rien, puisque tu n’y iras pas !
– moi, comme mon papa humain : si j’avais eu des enfants, perdus, je leur aurais pardonné leurs petites fautes de jugement, sans les condamner à la souffrance éternelle, la pire possible, torture sans
fin, sans issue. Je les aurais gentiment aidé à comprendre leur erreur.
– Le Créateur avait expliqué quel était le prix de l’incroyance !
– pourquoi Il est pas venu me le dire en face ?
– Par les Ecritures, Il est venu ! Mais tu as préféré suivre l’horrible Satan !
– satan, votre Dieu avait qu’à l’annihiler, dès le début, c’est pas crédible.
– Tu ne comprends rien ! Les Saintes Ecritures expliquaient tout, tout !
– un Tout-Puissant peut faire plus convainquant. Facile. Quand j’ai dit « qu’il me pousse douze bras
supplémentaires, dans les dix secondes », Il l’aurait fait, facile.
– Il fait ce qu’Il veut, non ce que Tu veux ! Et tu devais obéir, Le servir !
– et L’adorer, oui, à la Staline, sous peine de torture, non merci. Je préfère mon papa humain, humble
et aimant vraiment, comme Jésus – quoique sans lui.
– Et ce père humain alors : tu estimes l’avoir remercié ?!
– et ma mère humaine, pareil ou plus encore : non, ça a raté, désolé. J’ai essayé, de manger, de vivre, trouver un emploi, trouver une compagne… ça a raté.
– Parlons en !
– c’est Vous qui l’avez tuée, ma petite Patricia, salauds !
– Il n’y a pas qu’une femme au Monde !
– pour moi, il y en avait qu’une.
– Imbécile ! Rebelle à la Volonté du Seigneur !
– vous êtes des monstres, Patricia était un milliard de fois meilleure que vous. Et elle croyait en vous,
la pauvre, avec sa croix autour du cou. Innocente, trompée. Et vous l’avez tuée…
– La mort subie n’est qu’un passage.
– j’espère qu’elle est au Paradis, elle, au moins.
– Non ! N’attends aucun secours ou intercession ! Elle n’a pas respecté l’instinct de survie, de conservation, qui était son devoir primordial ! Elle s’est laissée mourir !
– la pauvre chérie… si elle est en enfer, c’est là que je veux aller aussi, ça tombe bien…
– Vous ne serez pas ensemble ! Et ces lentes affaires de globules, évolutifs, n’étaient qu’une
épreuve ! A combattre deux mois entiers, avant l’échéance fixée ! Pas une demi semaine !
– votre Tout-Puissant pouvait la sauver.
– Et toi, pourquoi ne lui as-tu pas parlé ?! Pour la faire vivre, espérer, tous ces deux mois finaux !
– j’étais en cours de déménagement, pour devenir voisin, plus proche, lui parler… Si vous nous aviez
laissé deux ans de plus…
– Ce n’est pas toi qui décide du timing et des échéances, c’est Le Très Haut !
– le salaud…
– Triple dose de flammes !
– au nom de l’amour, bien sûr…
– Oui ! Cette petite naine stupide, de toute façon, elle n’était pas là pour ça : stérile, pas faite pour
multiplier la race humaine !
– on aurait juste vécu heureux, tous les deux, sans faire de mal à personne… en disant merci à Jésus…
– Et le Créateur ? Hein ? Et l’obéissance au Créateur ?!
– le Tout-Puissant sadique ? bof…
– Quadruple dose de flammes !
– c’est rigolo, vous savez : je suis partiellement juif (avec bosse des maths et fimosis congénital), et je
me complais dans le rôle de victime innocente, injustement brimée. Si vous m’envoyez en enfer, ce
sera bon pour mon équilibre. Ecrasé par mon frère dominant, écrasé par les cadres dominants
l’entreprise, écrasé par le Créateur dominant l’Univers (et son ami Satan dominant l’Enfer). OK, bien :
c’est moi le gentil héros, le crucifié.
– Blasphème ! Quintuple dose de flammes !
– comment vous faites avec les masochistes, qui arrivent ici ? Si vous les envoyez en enfer, ils sont
tout contents, pas punis… Et si vous les envoyez au Paradis, ils souffrent, et ils aiment souffrir, donc
ils sont heureux… Vous pouvez pas les punir.
– Pf ! Sottises !
– et moi, si votre Enfer me convient bien, comment vous me punirez ? Si vous m’envoyez au Paradis,
sans ma petite chérie, je serais immensément malheureux, donc ce sera alors plus le Paradis, j’aurais
tout cassé votre système… Et si elle vient me rejoindre, ce sera vraiment le Paradis, mais je serai plus
du tout puni… S’il est costaud, en logique, votre Très Haut, qu’est-ce qu’il répond à ça ?
108
– Drring !
? Mh, le réveil. Oui, il n’était pas dans les nuages, encore. Pas encore passé à l’acte. Il faudrait qu’il y repense, à tout ça, simplement. A moins que Patricia ne soit pas morte, dans ce monde ci.
Ou qu’elle ne s’appelle pas du tout Patricia. C’est une surprise à chaque réveil, chaque changement
de monde, même si on débarque avec plein d’idées étiquetées souvenirs.
On verra.
109
ALICIA ?
La grande dame à lunettes pérorait, et sa petite pâtissière chérie attendait, les yeux baissés,
gentille. Sur sa poitrine (jolie…), ce petit « ALICIA » en pulpeuses lettres roses, que lui avait sans
doute fait mettre son patron, brusquant sa timidité, la pauvre petite chérie. Oui, petite écrasée par la
grande dame, là. Alicia mesurait peut-être un mètre cinquante, condensé de féminité, tellement plus
adorable que les grandes mannequins masculines. Si belle, cette fille, Seigneur. Et ses longs cheveux
si blonds, presque blancs, comme une petite fée des traditions écossaises… Et ce miracle, de la revoir, maintenant répété chaque jour, cette troisième année, grâce au déménagement. Il avait bien fait,
oui. Pour les derniers jours ou mois avant son départ, à jamais, vraisemblable. Mystère du futur, inconnu.
– Allez ! J’y vais, ptite conne, débile ! Et puis éplucher les oignons, tout l’bordel !
– au rrevoirr, madame…
Oui, avec ses R doucement roulés, petite Polonaise chérie… La dame est partie. Et Alicia est
allée chercher sa part de flan, traditionnelle, oui. Sans un mot, gentille, effacée mignonne. Et elle est
revenue la poser sur le comptoir, sur un demi papier. Oui, pour manger tout de suite, raison de sa
venue, pensait-elle toujours, naïve gentille. Il a soupiré, posé son Euro quarante. Mais, cette fois, par
culpabilité, ou pulsion d’honnêteté ou quoi, il a dit :
– C’est pas juste, manemoiselle Alicia. Seulement ce prix, pour votre sourire, si touchant, toujours.
Je… voudrais… vous donner toutes mes économies, toutes. J’ai pas beaucoup, mais ça fait deux ans
de mon salaire, et ce serait pas encore assez…
Elle a froncé les sourcils, et… oui, il avait rompu le charme, de la discrétion, pardon, tout cassé. Ça y est.
– écoute, ptit con…
??? Elle ? Disant des mots comme ça ?
– j’aime pas beaucoup parrler (j’prréfèrre l’action), mais, dis : je serrais une sacrrée salope, si
j’acceptais tes économies. Tu me trraites comme une pute, c’est ça ?
Seigneur… Pire que tous ses cauchemars… Sa douce petite Alicia, qu’est-ce que… ?
– Non, pas vous toucher, non : sacrée, vénérée…
– mais tu voudrrais ma photo ?
– Oui, seulement, tendrement, sans déranger. Je le jure. Je le demande même pas, mais ce serait
merveilleux, merveilleux, en retour, peut-être…
– et en rregarrdant ma photo, tu te trripotrrais le zizi en imaginant me sauter comme un Dieu ?
– Non, oh non, non, je le jure, pas du tout… C’est le contraire : vous incarnez la tendresse, platonique,
la pureté…
– les actrrices à poil, tu trrouves pas ça beau, émoustillant ?
– Euh, si, pardon. Mais ça a rien à voir, c’est des salopes, elles. Rien à voir avec mon amour. Rien.
– l’amourr, c’est l’autrre nom de la sexualité…
– Pas chez moi, pardon. C’est un jeu de mot, chez les virils…
– non, non, me prrends pas pourr une idiote : j’ai une licence de psycho, bon y’a pas de débouché et
on se rretrrouve dans un emploi de rrien du tout, mais… en l’occurrence, ça me conduit à te dirre, toi :
t’es malade, grrave, va voirr un psychiatrre.
– Malade d’amour, oui, mais… pur.
– tu sais pourrquoi je t’ai pas dit ça avant ?
?
– Non. Vous pensiez que personne vous aimait, autant ?
– Pf, imbécile. S’qu’y a, c’est que, les quatrre ou cinq mecs avec qui j’ai vécu, les derrniers, c’est moi
qui les ai lourrdés, finalement. J’ai pas encorre trrouvé s’qu’y m’faut. Et j’te faisais des sourrirres, à
tout hasarrd : t’en avais pt’êtrre une bien grrosse, et tu pourrais fairre de la musculation, et si tu savais
bien fairre jouirr une femme, avec autorrité et puissance, endurrance, et acceptant de bien y mettrre la
langue, pourrquoi pas, un jour ? J’te garrdais en rréserrve, pourr pt’êtrre au moins essayer une fois, ça
coûte rrien. Mais non : un anorrmal coincé comme ça, malade, berrk ! Et qui s’accrrocherrait, comme
un sale papier qui colle, jamais !
… Il a fermé les yeux, soupiré. Souri.
– Non, je sais que vous jouez un rôle, là, gentiment, pour me dégoûter. Si gentiment.
– hein ?
– La preuve : vous êtes toujours revenue de vacances « pâle et triste », pas du tout euphorique, bronzée les seins à l’air. Alicia, votre jeu de théâtre, dans le rôle d’une autre… c’est gentil, mais ça suffit
pas à me guérir, pardon.
– que t’es con, mon pauvrre ! T’appelles ça « preuve » logique ?
110
– Imparable, pardon. Sans vouloir vous marcher dessus, pardon, juste vous expliquer ma tendresse,
inamovible, malade.
– ça s’appelle « allerrgie au Soleil », s’que j’ai, tu cherrcherras le nom latin. Je rreste à l’intérrieurr, du
camp nudiste, je choisis les mecs les mieux membrrés, drroits comme un I, devant mon minou épilé…
je mets toutes les autes filles minables, écrraser la concurrence des grrandes, j’adorre ça. Et c’est
trriste quand c’est fini, ces vacances de feu.
– Oui… Je vous pardonne, je vous aime, je me replierai sur votre photo, sur le rêve, pardon. Sans
plus interférer avec la réalité…
Il espérait, très sincèrement, il espérait qu’elle dirait là « d’accord »… Pourquoi ne le dirait-elle
pas ? S’il ne revenait plus jamais, la déranger, en vrai, se contentant de rêver, regardant sa photo, la
larme à l’œil… Et sans rien de sale, juré…
– c’est PAS vrrai, qu’tu m’aimes ! Tu savais pas du tout qui JE suis.
– Elle était merveilleuse, celle que j’aimais en vous. Juste votre photo, je vous en supplie…
– pas question. Baah, dégueulasse ! Tu vas voirr un psychiatrre. Dès demain. Et tu rremets plus jamais les pieds ici, tu déménages loin, à l’autrre bout de la ville. Je te le demande, et si tu le fais pas,
c’est comme me dirre merrde, il serrait pas crrédible, ton amourr. Paf, plié, emballé.
…Hélas.
– éh ! Les cachets anti-psychose vont nettoyer tout ça, t’vider la tête, complètment. Tu penserras plus
à moi, elle serra finie, guérrie, ta « maladie d’amourr », d’ado rretarrdé, coincé, nul à chier. Vas t’en.
Et il est parti, oui. Déjà mort peut-être… « Ça ne pleure pas un homme », c’est le titre d’une
chanson, seulement une chanson. Comme « Jésus est vivant » ou « les Martiens nous attaquent ».
ou « C‘est beau, la vie ».
Larmes, sanglots. Des jours. Et des jours. Et puis ressortir les tablettes, oui, snif, il avait bien
fait de ne pas les jeter, il y a trois ans (quand la rencontre d’Alicia avait interrompu le fatal compte à
rebours). Juste, demain : acheter des sacs poubelles, hermétiques. Il paraît que la probabilité de
« succès » passe de 40% à 99% si on s’enfonce dans un sac poubelle, noué, avant de s’endormir,
comateux. Mais le supermarché est fermé, à cette heure. Donc demain.
Allez, dormir, dernière nuit. Sur cet oreiller mouillé, mouillé, snif, snif.
– gérard.
… Mh. Une dame ou quoi. Non, dormir.
– gérard, écoute-moi, réveille-toi, réponds-moi.
? Allumer, qu’est-ce que… ? Quelqu’un à l’intérieur de chez lui ???
– non, Gérard, allume pas ! Ça me fait mal aux yeux, enfin… pas des « yeux » comme toi, humain,
mais laisse éteint.
…
– gérard, pourquoi as-tu déménagé Rue Emile Zola ?
Soupir.
– J’en sais rien, j’m’en fous, j’ai sommeil. Laissez-moi, mdame. C’est pas vote faute. Juste de
l’euthanasie. J‘suis un raté non viable. Laissez faire, pardon.
– émile Zola, le réaliste ! L’autre studio, c’était Impasse Paul Eluard, le surréaliste ! Ça aurait tout
changé !
Soupir.
– la peur de te faire attaquer dans l’impasse, sans issue ? Le voisin bruyant qui faisait de la trompette
bizarre là-bas ? Tes souvenirs de 14 ans, te rappelant la Rue Zola ?
– M’en fous, maintenant.
– gérard, tu comprends pas, ce qui se passe. Quand t’étais Banlieue Sud : t’étais tranquille, ici dans
ce quartier, ce monde, du Nord, que tu connais pas, c’est très différent. C’est « fantastique », en bien
et en mal. Et suffit qu’tu passes la porte, toc : juste la rue à côté, et ça change tout. Tout. Tous tes
rêves deviennent possibles, tous !
– J’en ai plus aucun, mdame sorcière.
– on m’appelle « fée » aussi.
– « Contes de fée », oui, c’est ça le problème. Version masculine, ratée, c’est que pour les filles, normalement.
– é-ssaye !
Soupir.
– On verra. J’ai sommeil.
111
Finalement, personne n’avait voulu du studio, impasse Eluard. Il était encore libre. Il a redéménagé, pour rien, pour deux-trois jours. Il faisait n’importe quoi. Il avait acheté des sacs-poubelles,
« 100% hermétique, propreté garantie ! ». Ici ou là-bas, quelle importance.
Les proprios, pour l’état des lieux, ont grogné :
– C’est pas très propre ! Vous faisiez pas l’ménage ?!
Sans comprendre que balayer trois mottes de poussière leur coûterait moins, finalement, que
ne leur aurait coûté la désincrustation des larves, ayant tout colonisé à partir de Gérard éteint, faire
désodoriser tout ça…
Le nouveau studio, donc, meublé aussi, et… pleurer dans un autre oreiller, ça ne changeait
guère, non. Il faut être très très naïf pour croire aux contes de fées.
Et ses vacances étaient finies, et… il est retourné au boulot, même, mais on l’a fait asseoir, on
lui a donné des gifles, on lui a dit de rentrer chez lui. D’aller voir un psychiatre, oui…
Le bus et, l’arrêt Rue Saint-Jean, donc, dernier (tout dernier) retour à son studio. Et… soupir,
devoir passer devant la pâtisserie. Il la regarderait une dernière fois, elle, une seconde, pardon. Pour
s’aider, se donner la force. Le sac-poubelle, étouffer si ça ratait à moitié, suffoquer… La force de dire
« OK, j’y vais quand même : j’avale ça ».
Derniers mètres, autrefois adorés, bénis du Ciel, et… la vitrine… tourner la tête, oui, pardon.
???
Ce n’était plus elle, Alicia. Mais une autre, une enfant. Respirer. Silence, dans sa tête.
Oui, simplement remplacée, par la fille du patron ou quoi. Elle avait peut-être arrêté ce métier,
Alicia, comme il l’avait toujours craint. Et ça s’était fait, là, juste. Mais… qu’elle soit partie, ou restée
inaccessible, qu’est-ce que ça changeait ? Le monde n’avait de toute façon plus le moindre…
La… gosse, euh, avait une poitrine, jolie, pardon. Oui, petite naine, peut-être un mètre vingt.
Bien formée, jolie. Et… son visage ressemblait à celui d’Alicia… mais avec les cheveux châtains
clairs. Et un petit nez, asiatique ou quoi, adorable… Oui, plus jolie encore qu’Alicia, mais… Non, ne
pas recommencer. Ça suffit. Stop. Pour se replanter encore, en se faisant plus mal encore ? Non,
pourquoi ferait-il ça ? Pourquoi ? Une raison, une seule…
« Conte de fées »… Soupir. Pas crédible, non, il n’y avait qu’à la regarder : tous les hommes
étaient fous d’elle, assurément, et…
La petite naine n’avait pas de bague, quand elle est venue prendre un gâteau, dans la vitrine.
Son badge, en petite lettres bleues, timides tremblantes, disait « Patrisya ». Si jolie, mon dieu, là à un
mètre de lui, en face, les yeux baissés.
Elle a relevé les yeux, croisé les siens, et… lui a souri, timide, gentille. Emmené le gros gâteau, pour la dame. Il… il est entré, imbécile, connard de suicidaire à la con, jusqu’au bout…
– Pasqu’avec leurs impôts jusqu’au sang, ces vampires, d’enfoirés d’merde ! Nous enculer jusqu’au
bout ! Tout au fond du trou !
Une dame, oui, pour le gâteau.
–k… k… quatohze eu… euho, m… madame, p… pahdon…
Il souriait, ému aux larmes. Bègue et ne roulant pas les R, ne les prononçant même pas…
Son Alicia, version revue et encore améliorée, plus touchante, délicieuse. La fée carabosse était magicienne. Mais il ne retomberait pas amoureux, non. Oh non, pas lui. Le cœur cassé. Il était né infirme : avec un seul cœur, et ça ne marche plus comme ça à la fin du vingtième siècle, et ce cœur
unique avait été cassé. C’est pas comme pour les reins où on en a deux : pour son cœur à lui, c’était
létal.
– Tout ça pour qu’ces cotisations à la con, estorquées sous peine de prison, ça paye des handicapées
mentales ! Comme toi, connasse !
– p… pahdon, pahdon…
?
– Putain, pas bzoin d’bosser ! D’viens mère au foyer, ptite conne ! Comme moi ! Non, un déchet
comme toi, quel mec en voudrait, pas un, ah-ah-ah ! Encore pucelle à ton âge ? Quel âge t’as ? Vingt
cinq ans ?
– pahdon… pahdon…
– Ouais, inapte à la conversation, je sais. Allez, j’me casse, tu m’dégoûtes, ptite merde !
Et elle est partie. Et… c’était son tour. Et… la petite Patricia lui souriait, très doucement. Et…
elle est allée chercher un flan dans la vitrine. Pour lui, apparemment, sans qu’il n’ait rien dit. Comme
faisait Alicia. Et elle souriait, toute seule, timide. Elle emballait le flan dans un papier, pour rien, joli.
– Merci, manemoiselle.
– m… mèhci, m… mèhci…
Il a fermé les yeux, les a rouverts. Pareil, ce petit ange était toujours là. Il s’est pincé, et ça a
fait mal, mais ça prouve rien, on peut rêver d’avoir mal, oui. Soupir.
112
– Manemoiselle, escusez-moi, j’ai… un… trou de mémoire, j’ai reçu un choc, au boulot, on m’a donné
des gifles, pour me réveiller… sans que ça aille bien mieux après, pardon.
Elle avait relevé les yeux et le regardait, très doucement, gentille, presque infirmière…
– Et je… pardon : manemoiselle, on se connaît ? Vous et moi ? Je vous ai déjà vue ? Vous savez que
je prends toujours un flan ? ici ?
Elle a souri, très doucement, et fait Oui, du menton.
– ou… i… v… vous n… ne v… viendé d… depuis t… trois ans, s… si j… gentil… t… tous l… les vendedis, avant, et…et main’nant, s… si j… gentil, n… ne viende m… me voih t… tous les jouh… s… si
j… gentil… nepuis k… quateu mois…
Seigneur… Il était déjà mort ? Il était au Paradis ? Ou dans un monde parallèle, commuté ?
– Vous avez pas une sœur qui s’appelle Alicia ?
Elle a cligné des yeux.
– j… je sais pas… m… mes parents m… me pas gahdée… p… peut-ête des autes enfants… après…
ou… les pemiers… g… ghands… j… me sou-viens pas… pahdon…
– Pauvre Patricia, mon Dieu… Euh, je veux dire : vous avez pas une collègue qui s’appelle Alicia ?
Elle ne comprenait pas. Elle a fait Non, et puis souri, très doucement.
– s… c’est p… peut-ête n… ne cogner v… vote tête, au t’avail, pahdon, pas souviende, bien… l… les
gens s… sans impohtance, k… comme moi, pahdon…
– Ma petite pâtissière est le centre de l’Univers, au contraire…
Elle a rougi.
– Euh, pardon, non. Excusez-moi. Je me mélange tout. Enfin… en étant client, simplement, comme
ça, est-ce que… ça pourrait continuer éternellement, mes visites ici ?
Elle a hoché le menton, faiblement.
– Et je vous reverrai, simplement, sans déranger ?
Elle a baissé les yeux.
– ou… n’auteu m… mieux… … m… moi, j… je va hetouhner ch… chez les démiles, pahdon, k… que
la loi è n’a ch… changé…
Triste, très triste, oh...
– j… je me s… souviendhai v… voteu j… gentillesse infinie, t… toujouh, m… meu-ssieu…
… Il restait la bouche ouverte, béat.
– m… même s… si… « toujouh », maintenant, s… ça seha plus t’ès long…
– Manemoiselle, non, y faut pas vous tuer. C’est une fée, qui est venue me chercher, pour me conduire ici, aujourd’hui, vous… demander en mariage, pardon, trois ans après…
Et la petite Patricia a rougi, très très fort.
– j… je s… sais p… pas faihe… pahdon…
– Moi non plus. Mais juste compagnie et sourires… Ou autres, on pourra essayer, comme les gens.
Ou non. C’est pas grave. Vous en pensez quoi ?
Ses yeux humides, émus.
– s… si m… mèh-veilleux…
– Oui, je trouve aussi. C’est merveilleux. Un rêve peut-être, mais merveilleux.
Heu-reux, les yeux dans les yeux…
– Le bonheur. Bonheur « à deux ». Même si c’est dans ma tête, le soir en m’endormant : ça me va. Je
reste.
113
CHARITÉ EN CROIX
Loin d’apaiser sa vie, le fait de déménager près de la pâtisserie, Rue Saint-Jean, a empiré son
état. Il espérait que cela diminuerait les tensions de sa vie (attendant maladivement leur minute du
vendredi), que cela deviendrait une simple routine quotidienne. Raté. Ses journées n’étaient que tension, attente maladive de la minute heureuse intensément, de son sourire avant et après avoir encaissé la monnaie, petite chérie.
Et pourtant, il savait qu’il se plantait, que c’était un malentendu, à 99,9% de probabilité. Mais il
s’accrochait, comme un forcené, au rêve du 0,1%. Il n’avait pratiquement aucun indice, si ce n’est
qu’elle portait une petite croix chrétienne, autour du cou, et.. rendait parfaitement la monnaie, lui souriait de manière particulièrement gentille à lui – comme confrère en malheur ? Il a élaboré un tableau
en croix, sur les possibilités :
Fille pauvre
Garçon pauvre
Fille riche
Garçon riche
1/ FILLE PAUVRE
Enfance : rejetée par ses parents ouvriers, en tant que débile ou muette, naine ratée, années douloureuses en centre pour handicapés
Adolescence : dépressive, en rêvant du prince charmant imaginaire
Etudes : aucune ambition, échec complet, mais douée en calcul et peut-être mathématiques
Amours : solitude extrême, rêves seulement
Foi : illuminée par la parole « heureux les pauvres, les simples d’esprit, ils seront remerciés »
Projets : subir le quotidien, profiter de quelques sourires, attendre la mort
2/ FILLE RICHE
Enfance : gâtée par ses parents commerçants ou cadres, choyée pour sa petite taille suscitant la tendresse protectrice, années de bonheur insouciant
Adolescence : découverte effrénée de la sexualité, du pouvoir féminin sur les hommes de tous les
âges
Etudes ; très grande ambition, réussite partielle mais sans débouché professionnel
Amours : multiples et variés, en attendant ou non un Grand Amour
Foi : consciencieux respect des rites, pour racheter les petites fautes de la vie moderne
Projets : quitter ce métier de servage, se marier et avoir plein d’enfants
3/ GARÇON PAUVRE
Enfance : douloureuse, écrasée par un grand frère dominateur, pleurnichard trouvant équilibre dans le
statut de victime d’injustice
Adolescence : dépressive, en rêvant de sauver une copine encore plus bas
Etudes : doué en maths mais ambition négative, refusant de devenir dominant socialement
Amours : solitude choisie, refusant les bals et lieux de rencontre
Foi : sympathie pour le gentil crucifié et pour le Bouddha « rentré dans sa tête »
Projets : suicide à plus ou moins long terme, sauf miracle
4/ GARÇON RICHE
Enfance : dominant vis à vis des plus faibles, années de bonheur insouciant
Adolescence : découverte effrénée de la sexualité, collection de conquêtes féminines
Etudes : très grande ambition, pour devenir cadre ou commercial, succès, promotions et grand salaire
Amours : multiples et variés, en attendant ou non un Grand Amour
Foi : consciencieux respect des rites, pour racheter les petites fautes de la vie moderne
Projets : gravir encore des échelons sociaux, via peut-être un statut marié et père
Voilà. Donc lui, Gérard, était Garçon Pauvre (son grand frère étant Garçon Riche), et il rêvait
très très fort que sa petite chérie soit Fille Pauvre – si elle était Fille Riche, ce serait une catastrophe,
écroulement total, final. De son côté à elle : si elle était effectivement Fille Pauvre, son rêve normal
serait de se trouver le plus beau Garçon Riche. Mais il restait la minuscule probabilité qu’à défaut, elle
se rabatte sur la proposition d’un garçon pauvre, ne serait-ce que d’amitié partagée (entre « confrères
en malheur »), bien loin du Grand Amour de ses rêves.
114
« Fort » de ses réflexions, il s’est senti « armé » pour l’épreuve finale, faisant cesser la comédie lamentable de son amour secret, caché. Et, un soir d’automne, après avoir marché sur de jolies et
tristes feuilles mortes, et pendant qu’elle emballait son flan :
– Manemoiselle, je voudrais vous parler, s’il vous plaît, en dehors du magasin. Est-ce que vous accepteriez ? Votre petit ami peut être présent, ne craignez rien.
Elle s’est pétrifiée, sans relever les yeux. Silence.
– S’il vous plaît, manemoiselle. J’en fais appel à votre charité chrétienne : je suis malade, j’ai besoin
de votre aide, simplement parler, trente minutes peut-être.
Elle avait porté la main à sa croix, et… hoché le menton. Et il s’en voulait d’avoir profité de son
point faible, des menaces implicites d’enfer éternel, si elle ne s’exécutait pas. Désolé, il n’était pour
rien dans ce discours religieux, mais en profiter était très moche.
Ils se sont donc revus, le samedi matin qui a suivi, dans un bar de la Rue Saint-Jean. Elle est
venue sans petit ami, et… sans « uniforme » de fille riche, juste une discrète robe grise, sans couleurs
vives ni décolleté. Adorable, mais il ne fallait pas rêver – on semblait se diriger vers la diagonale Fille
Pauvre rêvant de Garçon Riche, son frère donc. Ce semblait bien la fin programmée, sans plus faire
durer le supplice.
Il a sorti son papier, et lui a lu sa modélisation hypothétique, intégralement. Sans qu’elle réagisse ni ne pose de questions. Silence.
– Enfin, c’est un schéma simplifié. La vérité est sans doute entre Riche et Pauvre, quelque part…
Pas de réaction. Mais… comme perdue, elle semblait. Son visage ne semblait pas du tout
dire : « ça y est ? vous avez fini les trente minutes ? que je m’en aille… ». Non, c’était plutôt quelque
chose comme « je sais pas où on est, tous les deux, je suis perdue ». Alors, il a dit en clair :
– Manemoiselle, le garçon pauvre de ce tableau, c’est moi. Et je suis amoureux de vous,
« extérieurement », en imaginant qu’à l’intérieur vous êtes une Fille pauvre.
Elle a fermé les yeux. Silence. Long silence.
– Si vous êtes une fille riche, vous pouvez me le dire. Et le malentendu s’écroule, je ne vous aime
plus. C’est la fin.
Il espérait qu’elle ne demande pas ce qu’il entendait par le mot fin. Quoique…
– Vous inquiétez pas : je suis pas de ces malades qui tuent ou frappent la fille qui les a déçus. Oh
non, pardon.
Silence.
– Et si vous êtes une fille pauvre, ou partiellement pauvre, il suffit que vous me disiez que vous préférez les garçons riches, ou le garçon un peu riche que vous avez déjà trouvé – que vous rêviez encore
(ou non) du Très Riche qui vous conduirait au Paradis sur Terre. Avant le Paradis éternel, qui vous
semble acquis de toute façon…
Silence. Yeux fermés.
– Manemoiselle, je m’escuse : j’ai jamais autant parlé, de toute ma vie. Mais ce que je vous dis là est
le plus important de toute ma v… Non, pardon, je veux dire : répondez tranquillement, ce qui vous
passe par la tête. J’aurai des mois pour y réfléchir, peut-être des années. Je viendrai plus jamais vous
embêter, je le jure.
Et… elle a reniflé, laissé échapper une larme. Il était désemparé. Il s’est tu. Et elle a pleuré,
pleuré, en silence, de longues minutes. Peut-être vingt minutes, il n’a pas eu l’indécence de regarder
sa montre. Et puis elle a rouvert les yeux, essuyé ses joues, regardé le papier devant lui.
– è… è… ès… ce j… je pourrais n… ne pende, v… vote p… papier… ?
???
– Euh, bien sûr, comme preuve ou quoi. Je rajoute mon nom, mon adresse, la date, je signe…
Il l’a fait, oui.
– Mais je vous agresserai jamais, manemoiselle, je le jure. Craignez rien, de moi…
Silence.
– j… gé-rard…
Elle avait lu le nom qu’il venait de marquer.
– Oui.
– gé-rard, je… crois, s… c’est l… le seiyeur n… n’Y vous a parlé…
???
– Comment ? euh… Je crois pas. Je suis qu’un vil mécréant, pardon.
– que ch… chaque m… mot v… vous ne dihe, de… ne fille pauve, s… c’est moi, m… ma vie, v… vous
pouvez pas d… deviner, t… tout, s… sans l’aide le Seiyeur…
Avalé sa salive. La gorge nouée.
115
– Pauvre demoiselle… Vous serez consolée, infiniment, soyez en sûre… Votre Seigneur vous trouvera le plus merveilleux garçon riche du monde…
Elle a souri, faiblement, secoué la tête.
– Si, ayez confiance. Je vous jure que c’est très possible. Sans même de miracle.
Et… elle a, très courageuse, cherché ses yeux, à lui.
– s… c’est pas ça, m… mon rêve…
???
– Euh, ou… une amie, merveilleuse, « douée » pour… euh, si vous êtes, euh… dégoûtée des hommes, et, euh…
Elle souriait, presque amusée, maintenant.
– gé-rard, s… c’est n… n’une question ne… rehigion…
Il n’y connaissait rien, pardon, en religion, non plus.
– n… ne cathohique, n… ne l’ambition deviende é-vêque, et… et pape… chef des chefs… que… ne
faut n… n’obéir, et… ne punir k… qui pense di-fférent, k… comme jésus n’a… été puni… t… tué su’ la
croix, de penser di-fférent…
Il a cligné des yeux, sans voir où elle voulait en venir.
– j… je n’a été v… voir n… ne p’otestants… et… « les riches » : y disent s… c’est l… les élus du
Seiyeur, ne payer t… très petit, l… les pauves, normal, j… juste donner au… au tempe, qui… pardonne, promet ne Paradis… aux riches…
Il a souri.
– Oui, c’est pas les jolis côtés, euh… Mais c’est comme ça que ça a gagné.
– m… moi, j… je préfère j… jésus, ne dire l… les riches, les chefs, s… c’est mal… les pauves et les
faibes, c’est ne Bien…
???
– Merveilleux, incroyable, mais le… Prince Charmant, super-bien habillé, sur un grand cheval, avec un
grand château…
– et… n’grande épée, p… pour faire peur l… le gentil paysan, qui ne f… faisait l… le travail, tout, k…
comme estlave…
Il a souri.
– Les églises étaient d’accord, il fallait juste payer la dîme, pas se révolter, et…
– et j… je préfère n… ne garçon p… pauve… j… gentil et travailleur…
……
– j… je croyais j… je su f… folle, en plus de démile, et… et s… ça intéresse personne… personne…
– Si, infiniment : tous vos admirateurs, secrets, seraient passionnés, par vos idées, inventives. Et il
suffira, parmi les garçons pauvres, de choisir le plus beau, le plus musclé…
Elle a souri.
– n… ne puss de f… forces p… pouh n’étraser les faibes… ?
Il a souri. Adorable petite fée, ayant résisté au matraquage télé glorifiant le sport…
– Ou juste le plus beau, acteur de cinéma, ou…
Elle a fait Non. …Ah.
– j… je n’a p… prié l… le seiyeur, v… vous reviende, j… gérard… s… c’est pour ça, l… le seiyeur n…
ne vous a fait reviende, s… sans que vous comprende… et reviende encore… et encore plus souvent…
Il a souri.
– Oui, c’est une grille de lecure, invérifiable, possible. Mais vous oubliez que vous êtes la plus jolie fille
du monde, la plus douce timide, adorable, et ça suffisait à…
– et n’Y vous a rendu aveugue… s… c’est merveilleux…
Il souriait, oui.
– Peut-être, si vous voulez. Mais il va rendre aveugle, tout pareil, un beau garçon, merveilleux…
– que… que Y… Y m’a rendu a-veugue, et… et je trouve v… vous êtes l… le puss beau gahçon du
monde, en… en pluss que le pluss j… gen-til… m… mais j… je croyais m… miyard ne fois t… trop
bien pour moi…
– Non : pauvre, et laid…
– j… je su p… pauve, et laide…
– C’est pas pareil : le conte de fées, c’est le beau prince riche, avec la pauvre bergère jolie, qu’il
transforme en princesse…
Elle souriait, immensément.
– m… moi j… je su n… n’une bergère p… pas normale, némile…
– Oui, pas normale : merveilleuse…
116
– et j… j’étais p… pas sûre, n… ne la vie a-près la mort… mais l… la récompense d… des gentils,
s…c’est peut-ête ici, ne bonheur s… sur la terre… ou n… n’aute terre, i… ici… je crois ça aujourn’hui… merci, merci gé-rard…
– C’est trop beau… Qu’est-ce qu’on fait ? On va prier à l’Eglise, remercier votre Seigneur ?
Elle a froncé les sourcils, gentiment, sans vraie colère.
– l… le seiyeur n… n’est partout… et p… plus près de vous, j… je c’ois, que des édlises…
– Manemoiselle, je vous aime, vous et votre Seigneur… quel que soit son nom…
Elle a rougi, baissant de nouveau les yeux, timide.
– j… je m’appelle p… atricia, et le seiyeur n… ne s’appelle : la-rêveuse… peut-ête…
117
L’AUTRE VOIE, VARIANTE
Patricia était bien sûr incapable de tenir un magasin toute seule, pauvre petite chérie, quasimuette et, ne sachant pas lire, peu apte à gérer les moyens de paiement alternatifs, chèquesdéjeuners acceptés, monnaies étrangères refusées, etc. Non, elle était cantonnée dans le petit coin
« paquets » de la grande Boulangerie Le Pellec, à Lille, triple-comptoir et performance marchande.
Gérard, lui, n’avait jamais habité cette ville ni région, jamais entendu l’accent « Ch’ti » (sans
même voir le film sur le sujet). Mais il était écrit quelque part (au « Ciel » ? ah-ah-ah !) qu’ils se rencontreraient…
C’est l’agence Eurolovn qui a été le déclencheur. Oh, ce n’était pas une œuvre de charité,
naïve et désintéressée, juste un moyen astucieux de « faire fructifier » la détresse des jeunes hommes seuls, romantiques innocents. Jeunes hommes de France – zone désignée comme « Europe »
pour le public étranger ne connaissant pas nos détails historico-géographiques. L’approche marketing
(du génial fondateur, Shlomo Goldstain) était la suivante, pour cette agence originale, novatrice : les
garçons normaux, sportifs ou ambitieux, essaient des tas de filles et finissent par se faire mettre la
corde au cou, ce n’est pas là qu’est le marché du matrimonial, par contre des médiocres dominés,
défaitistes et tendres, sont chagrinés par les jeunes filles réelles, fortes de caractère, ils rêvent d’autre
chose – il n’y a qu’à leur dire que ça existe, ailleurs, et on peut surfer sur leur vague d’espoir égaré.
C’est très bon pour le business, ça. Deux volets ont été identifiés, pour que la perle qu’on leur promet
soit située « ailleurs, quasi inaccessible » (donc ayant effectivement paru inexistante, impossible) :
– Les asiatiques femmes-enfants, petites et serviles, brunes mais pas latines-masculines, non, toutes
écrasées par les traditions les cantonnant au silence. Et pauvres vivant dans la misère, rêvant d’un
bienfaiteur tombé du Ciel (de l’avion, en fait). Géant, ce profil, ça a rapporté des millions !
– Les innocentes jeunes filles handicapées mentales, « classées anormales car trop introverties, trop
rêveuses » (en fait : schizophrènes ou autistes, mais chut). Et en repli, fuyant la promiscuité de sociabilisation obligatoire, songeant au suicide – sauf héros tombé du « Ciel », acceptant leur petite différence et soumission touchante… Ça paraissait super, sur mesure, mais… Bon, en fait, ça a plutôt
raté, parce qu’en pratique, ces connes se sont avérées des cas « lourds », brisant le rêve au premier
contact, sans malentendu de lettres possibles. Mais, bon, ça a été essayé. Et c’est là que s’est situé le
cas EP#2214 : Gérard Nesey (le payeur) & Patricia Niezewska (la cible offerte).
En sortant de l’hôpital, le cerveau embrumé par le traitement psychotrope lourd, Gérard n’était
plus vraiment lucide. Assommé, indifférent à tout. Il ne projetait plus de se tuer, certes, mais sa
s’apparentait à de la lobotomie : il n’était plus rien, qu’un estomac rabougri et des mains travailleuses.
Pourtant, tilt, il n’a pas jeté ce périodique d’annonces gratuites, trouvé au sommet de six publicités
dans sa boîte aux lettres : il a été « touché » par le regard timide et doux de ce visage, en haut de
première page, jeune fille asiatique. Il ignorait que c’était une brillante jeune actrice (française d’origine
cambodgienne), qui posait en « toute douce petite pauvre de là-bas, perdue », mais peu importe. Et,
monté à son appartement studio, le miracle s’est confirmé : il a suivi le renvoi en page 7, entre Voitures d’occasion et Appartements à louer, pavé en rubrique « Rencontres ». Il a lu, peut-être quatorze
fois lu et relu, ces mots : « Loin très loin de nos fières Françaises, quelques petites jeunes filles en
détresse rêvent d’un garçon gentil et doux, qui les épaulerait, échangerait sourire et peut-être tendresse. » Oui, c’était ce qu’il avait rêvé, depuis l’âge de quinze ans, et finalement cru impossible, choisissant d’abandonner la partie, la vie. Ne comprenant pas ce qu’il faisait, il a écrit à cette agence, de
« mise en contact », ça ressemblait à un rêve, ça ne lui ressemblait pas du tout. Et il s’est rendu à
l’invitation, de venir consulter les listes de personnes, il est allé pour ça à la Ville, en train puis en taxi,
oui, « pour trouver une fille », lui qui n’était jamais allé danser ni rien, c’était un autre monde, il regardait son personnage faire sans comprendre ce qui arrivait.
La conseillère qui l’a reçu a été parfaite, solide expérience et diplôme universitaire de psychologie, la classe. Bien dirigé, Gérard a accepté de payer le prix maximum pour être mis en contact,
non pas avec une, mais avec « douze jeunes filles, en espérant qu’au moins une, ainsi, serait intéressée par votre profil (notre succès est tel que beaucoup ont finalement le choix, vous comprenez
bien…) ». Il a soupiré, lourdement, hoché le menton, mais pendant que les papiers se préparaient au
secrétariat, il a dit « non, vraisemblablement j’en intéresserais zéro, je comprends ». Toutefois, la
conseillère a su faire miroiter le miracle d’une fille rejetée, pour sa claudication ou sa main infirme,
qu’il pourrait sauver de la mort. Il a soupiré, encore, pensant que ça n’existait pas en vrai, mais
« J’aurai essayé, je partirai sans regret ». Et ça ne signifiait pas explicitement un suicide enfin réussi,
non, la conseillère a bien expliqué (lors du visionnage des cassettes enregistrées – pour la formation
des nouvelles collègues) que ça pouvait signifier « partir de l’agence », « partir de la ville », et de toute
118
façon, elle lui avait demandé un versement immédiat, c’était sans risque (financier), même en cas de
décès ou autre. (Enfin, quand les fonds ont été touchés, quatre jours après, puisqu’il avait demandé
d’attendre qu’il transfère son épargne sur le compte-chèque, pour que ce chèque soit présenté sans
refus – ça ne change rien au principe).
Feuilletant le catalogue, de visages et âges, Nesey a souri, plusieurs fois, touché encore
(même si l’actrice de la publicité d’accroche n’était bien sûr pas au catalogue). Et il a choisi. Douze
visages : douze filles asiatiques des îles Philippines, en fait les plus jolies parmi ces ambitieuses, attirées par la promesse de richesse occidentale – un ouvrier de chez nous gagnant bien plus qu’un
grand bourgeois de là-bas. Et… rechute : « Non, ça sert à rien, elles trouveront facilement mieux que
moi. Non, j’abandonne ». La partie était serrée (c’est le challenge et l’intérêt de ce métier !), et les
arguments habituels ne cassaient pas son défaitisme, alors – en dernier recours : « Attendez, Gérard,
on a un autre catalogue, en voie d’abandon, de filles vraiment perdues, vraiment abandonnées, vraiment, garanti ! ». Il a relevé les yeux, et ce fut le catalogue des débiles françaises, baptisé « Pauvres
internées ». Mais… les visages, moins différents des filles qu’il avait croisées, le laissaient indifférent,
sans éveiller sa sympathie ou autre. Jusque la dix-neuvième et avant dernière page, qu’il a tournée
avec un soupir. Et là : flash ! Le plus joli visage qu’il ait jamais rencontré (selon lui, bien sûr) ! Bouche
ouverte, ébahi par « cette beauté infinie, tellement mignonne, toute toute douce et timide et faible ».
Patricia, âge : 22 ans. Mais… nouvelle rechute : « Non, bien trop bien pour moi, hélas… Euh, je peux
vous acheter sa photo, simplement ? ». On ne sait jamais, peut-être qu’il aurait payé au prix le plus
fort cette page, arrachée avant de mettre ce catalogue-là à la poubelle, mais… il y a un code de
déontologie, dans la profession (code, écrit, qui avait été envisagé même avant que ne sorte la législation sur les abus de faiblesse, qui recoupe ça plus ou moins). Bref, la conseillère a dit : « Attendez,
je consulte la fiche, les données en interne, détails ! ». Et, bon, Patricia était muette, naine (un mètre
vingt six), handicapée mentale, illettrée, rejetée par ses consœurs comme bougnoule (d’origine Polonaise)… la conseillère n’a pas dit ça tout d’un coup, mais – un sourire intéressé, presque radieux,
étant passé sur le visage du client, à la première infirmité, elle a continué la litanie… « Alors, c’est pas
une main coupée ou une unijambiste, mais c’est encore mieux, hein ? ». C’était gagné, il a signé le
contrat standard, en bonne et due forme, enfin… celui qui avait été préparé pour les douze, même si –
en pratique – c’était une seule fille, c’est des détails de gestion interne, compliqués (et s’il y a des tropperçus, qui apparaissent lors des audits, la charte de l’Agence stipule explicitement que c’est reversé,
à l’Organisation de Première Assistance aux Cancéreux Typhoïdaires, si celle-ci est en campagne de
demande).
Contrat 2214, troisième et dernier du catalogue « Pauvres Internées ».
Parmi les services rendus aux clients par l’agence Eurolovn, l’un des principaux était la suggestion de lettre d’introduction, décoinçant les inhibés inaptes à parler aux femmes. La lettre que Gérard a finalement envoyée à Patricia disait donc ceci :
« Chère Patricia,
L’agence Eurolovn m’a informé de votre détresse, et je voudrais vous proposer mon aide, amicale.
Mon portrait (photo et biodata) vous est transmis en pièces jointes, il n’intéresse hélas nulle jeune
femme ici dans mon pays, j’espère que vous serez plus indulgente. »
Il n’avait pas réalisé que l’idée de pays était pour le catalogue des Asiatiques rêvant d’Europe,
lui il se mélangeait apparemment avec ses histoires schizoïdes de mondes distincts (Rêve/Réalité) et
dédoublement de personnalité (mais il n’avait pas dit à l’agence qu’il était médicalement fragile, en
traitement psychiatrique). De toute façon, ça n’avait guère d’importance, l’échec étant très probable.
Le service de Retour & Publicité d’Eurolovn, célébrant les unions réussies, a comme
d’habitude procédé à son enquête de satisfaction/succès a posteriori, neuf mois plus tard, et… reçu
un bilan négatif du client, sans surprise pour ce cas très limite, acquis de justesse.
« Réponses reçues : zéro, évidemment ». L’affaire en est restée là, côté Eurolovn, mais ce
n’était en fait pas la fin de l’histoire.
Réponse reçue par Gérard Nesey, un an plus tard :
« Mathilde Wilson, directrice, Centre Bromill, 527 Route de Paris, 59500 Douai
Monsieur Nesey,
Attention ! Lisez TOUT ce que je vais dire, en 3 points :
1/ Redescendez sur Terre 2/ Espérez, fort 3/ Payez, un peu.
Donc :
1/ Redescendez sur Terre !
119
J’ai vendu (l’an passé ou un peu avant), à cette stupide agence juive ou chinoise, les photos de 20
jeunes de nos pensionnaires handicapées, et la liste de leurs symptômes, un point c’est tout ! Ne
croyez pas que je les ai vendues comme des putes ! Si vous voulez déflorer la petite naine, ne croyez
pas que ce que vous a extorqué cette agence pourrie vous en donne le droit et la jouissance ! Non, ne
comptez pas sur nous pour vous aider en cela !
2/ Espérez, fort !
Les lettres ne sont pas données aux pensionnaires sans avis scientifique/médical, mais, avec les grèves d’Octobre, il y a eu des problèmes, et la naine a eu votre lettre. Et on l’a retrouvée complètement
ahurie, regardant votre photo, à n’en plus finir. Et elle a… parlé ! Elle n’était pas muette ! « m-m-l-lihes-s’y-v-vou-pé » – bégayé pour « (pourriez-vous) me lire, s’il vous plaît ». Elle voulait qu’on lui lise vos
mots pour elle ! On lui a arraché ça, mais elle est tombée en catatonie. Inerte, inaccessible même post
électrochoc tripliqué. Finalement, on lui a lu, et relu, relu, en échange de sa coopération enfin active.
Impossible de lui faire apprendre à lire, mais elle a appris à compter, addition et multiplication (puis
équations et calcul différentiel intégral complexe, si vous savez ce que ça veut dire), incroyable. Et elle
vénérait votre photo, votre texte. Si vous voulez vous la faire, cette idiote paraît consentante, à supposer qu’elle sache de quoi il s’agit. Midinette amoureuse, pauvre imbécile. Mais on a négocié par
ailleurs un contrat d’insertion avec la chambre de commerce, et elle fait partie du lot, pour rendre la
monnaie ou faire des paquets, pliages. Elle est sortie de chez nous, elle vit à Lille, dans un foyer de
paumées. Avec votre photo sur le cœur. Sans surveillance particulière de notre part. Même si vous
aviez un peu oublié toute cette histoire, ça fait rêver, non ?
3/ Payez, un peu !
Pourquoi vous donnerais-je l’adresse de ce foyer ? Non, ce ne sera pas gratuit. Sachez que si la moitié de notre financement est public, l’autre moitié vient des familles, à titre de don (déductible ligne AE
de votre déclaration fiscale). Or la naine, abandonnée par sa famille, est en déficit grave de ce côté :
ce sont les autres familles qui paient pour elle, sans le savoir ! Non, cela a assez duré, et avec nos
grandes difficultés de trésorerie actuelle, votre possible et maladif espoir d’adresse semble une de
mes cartes, c’est l’unique raison de ma réponse à votre lettre, ici, maintenant. Je vous joins une estimation du prix à payer, sur le dernier exercice de 4 ans, c’est le prix du fait qu’on ait sauvé votre fantasme de la mort par inanition. A réception de votre chèque (de banque, certifié), je reprendrai contact
avec vous. Pas avant. Je refuserai tout appel téléphonique de marchandage de votre part.
Signé : Mathilde-Solange Wilson-Plaisanterie ! »
Lettre suivante :
« Monsieur Nesey,
J’ai bien rigolé en recevant votre chèque, en réponse à ma plaisanterie (marquée explicitement
« Plaisanterie ! » en dernier mot). Vous pouvez vérifier : ce n’était en rien un contrat, et il n’y avait
nulle signature manuscrite engageant les parties. Il est clair que vous n’auriez aucune chance devant
les tribunaux, surtout avec votre projet de viol pour seule motivation. Je joins votre relevé fiscal, simplement, puisque vous avez donné.
Non, sérieusement : notre service d’archives s’est débloqué, et je peux ici vous envoyer la vraie facture, depuis l’entrée chez nous de la petite, il y a environ vingt ans – ce n’est bien sûr pas le même
ordre de grandeur, vous le comprendrez. Mais, attendez ! Ne vous tirez pas une balle dans la tête ou
dans le bas-ventre : réfléchissez : le crédit n’est pas fait pour les chiens, et ce n’est pas plus cher
qu’une villa en zone résidentielle. Et que feriez-vous d’une maison sans la petite naine pour vous y
attendre les cuisses ouvertes !
Donc, j’attends votre règlement, et nous vérifierons bien sûr avec les banques, un chèque en bois ne
vous servirait à rien. Cette formalité accomplie, je m’engage contractuellement à vous assister dans
votre recherche de notre naine.
(Signature manuscrite)»
Dernière lettre de Madame Wilson, plus tard.
« D’accord, vous avez payé, MAIS vous avez bien conscience que je ne serai jamais complice de
votre projet de viol, dans les poubelles d’une ruelle, entre son foyer et son travail, à la petite. Mon aide
consistera donc simplement à transmettre à la petite votre invitation (d’entrevue sous surveillance),
rédigée dans sa langue. Elle écrit et se relit maintenant, en effet, des pages entières de minuscules
caractères illisibles, dans un autre monde, sans parler ni vie sociale. Et ce n’est pas non plus du Polonais, m’a garanti Irina, une de nos employées. Bref, la concrétisation de votre projet, ça se mérite : je
vous joins ici photocopie d’une double-page de la petite, à vous de déchiffrer pour lui répondre dans la
même langue ! Je m’engage à lui transmettre alors, à son foyer. C’est une solution juste et équilibrée,
120
gage de votre sérieux et crédibilité, vous en avez bien conscience ! Je vous dis au revoir ou plus vraisemblablement adieu. Je ne vous salue pas. »
Lettre de Gérard Nesey, à Patricia :
« cèr patrisya… » (etc.)
Brouillon avant translitération :
« Chère Patrisya (je vous écrivais par erreur Patrichi-a, excusez-moi), c’est jérar neussé qui vous
parle, qui essaye, pardon. mon nom ne se prononce pas guérarde neusseuï, désolé de vous avoir un
peu égarée. Patrisya, votre mode d’écriture est merveilleux, mille fois mieux que celui qu’on m’a durement imposé à l’école. Comme vous, je suis matheux et pas littéraire, ou ce qu’ils appellent comme
ça. J’expliquerai votre chouette invention d’écriture à votre centre mais je crains la sévérité injuste de
ces dames, et nous pourrions simplement avoir cette langue secrète dans nos courriers, entre vous et
moi. Patrisya, le monde extérieur se trompe en croyant que je veux vous agresser sauvagement, j’ai
seulement une grande tendresse pour vous, hésitante pardon. Nous ne nous connaissons pas du
tout, et je sais que je me suis surtout attaché au rêve que m’a évoqué votre si doux visage. Patrisya,
j’ai toujours espéré rencontrer une jeune fille toute toute douce, faible et craintive, effacée, réservée,
timide, silencieuse, sentimentale, je ne sais pas si ce portrait vous correspond, pardon. De mon côté,
je ne suis pas du tout un prince charmant, j’ai renoncé aux études pour ne pas devenir un riche dominateur, je ne fais pas du tout de sport et ne suis pas musclé, ni expert en choses de l'amour, pardon.
Je ne suis qu’un romantique, tendre, méprisé par les femmes qui se jugent normales, et j’ai un gros
gros faible pour vous, rêvant de vous serrer doucement dans mes bras, vous caresser les cheveux.
En pratique, bien sûr, je ne voudrais pas vous prendre comme un objet ou un ours en peluche,
j’aimerais vous rencontrer, nous promener côte à côte, lentement, longuement, sourires. Si une sympathie réciproque naissait entre nous, nous pourrions nous revoir, de temps en temps, à Lille, je prendrais le train pour vous rejoindre. Un monde très gentil et doux paraît possible, que ce soit une amitié
innocente ou devienne un tendre mariage. Patrisya, je vous remercie de m’avoir lu, avec indulgence
j’espère, je vous répète simplement, pour dire au revoir, mon amitié chaleureuse, pardon.
Gérard Nesey, 5 chemin de la forêt domaniale, 41990 Tomeux »
Réponse :
« Karen Van De Kercove, Infirmière attachée à la Confédération des Foyers Féminins Lillois
d’Assitance Durable, Cedex 14972. 59000 Lille.
Monsieur Nesey,
On n’a pas transmis votre lettre à la petite naine, désolé. Il y a énormément de boulot, avec leurs investigations à la con, après l’affaire de l’autre semaine. J’ai pas le temps de vous répondre et tout en
détail, même si c’est très très grave, au sujet de la petite, qui a besoin d’aide. Ceci dit, si vous me
versez personnellement le montant de 8 heures de travail, de cadre public niveau E (vous trouverez
ça facilement sur Internet – à un Web-café si vous êtes pas « branché »), j’aurais la possibilité de
prendre le temps de vous dire.
Cordialement, »
Puis :
« OK, Nesey, je vous réponds, donc : le problème, c’est qu’un type s’est introduit dans notre foyer C,
rigoureusement interdit aux hommes, et on n’a pas su ce qu’il y a fait. Votre naine débile était une des
rares présentes dans le bâtiment, mais pas moyen d’en tirer quoi que ce soit, elle est muette et complètement recroquevillée. On lui a imposé un examen gynécologique (sous anesthésie générale, pas
moyen autrement avec cette prude petite imbécile). Il n’y a pas eu de violences sexuelles cette fois, et
on a appris plus tard que le type était un électricien homosexuel mais bref. Ouais, on a découvert sur
la petite des infirmités graves et traces de traumatisme. J’ai demandé son dossier médical au Centre
d’où on nous l’a expédiée, en insertion.
Bref, je vous explique :
– C’est une petite naine de six ans d’âge mental, oui, mais ce n’est pas une pure jeune fille : elle a été
la treizième violée par un infirmier du centre, quand elle avait quatorze ans, elle n’est plus vierge. Ça
doit vous couper vos envies pédophiles, j’imagine. Les hommes sont des porcs.
– Le violeur a récusé cette accusation là, car elle est physiquement mal formée et il n’y a pas eu
exactement pénétration. Vous vous y abîmeriez le machin si vous essayiez aussi. Elle n’est une (très
petite) femme qu’extérieurement. Ça vous la coupe, hein ?
Ceci dit, pour rire, on a transmis votre lettre à la débile, et elle a pleuré, pleuré, cette idiote, serrant
contre son nichon (du cœur) votre charabia illisible. Je vous transmets ci-joint sa réponse débile, aussi
illisible. Ça devrait porter un nom de maladie, moi je dis, mais bon.
121
Cordialement, »
Et (traduit en Français proprement dit) :
« cher jérar, si gentil à infini, votre lettre m’a déchirée le cœur, de bonheur infini, je vous remercie à
infini, infini, infini. tous les mots que vous ne dire de moi, comme si ça serait des qualités, c’est tous
mes défauts pardon merci, oui je suis comme ça pardon merci. seigneur je croyais personne au
monde il a jamais pensé comme vous des faibes, sauf monsieur jésus mon dieu seigneur. jérar c’est
vrai beaucoup des filles è préfèrent les riches ou musclés, mais on doit être au moins mille, ou cent,
qui rêvent d’un doux garçon romantique et tendre comme vous. et vous êtes tellement beau garçon,
comment elles peuvent résister votre charme infini je sais pas. jérar si vous trouvez personne personne et si vous me prendez dans vos bras, je serais morte de bonheur le cœur esplosé pardon. je
crois parce que j’ai pas l’èspérience pardon. mais me promener auprès de vous ça me ferait simplement pleurer ne bonheur, sans partir et vous laisser tout seul sur cette terre pardon. jérar, j’ai peur
vous dire mon sentiment de tout au fond mon cœur. je sais je vous ai jamais rencontré mais je vous
jure je dis pas ça aux gens jamais. je vous aime, jérar, pardon. merci à infini, de ézister merci. »
Finalement, une rencontre a eu lieu, à Lille. Sous surveillance policière et supervision du
Centre pour Handicapés Mentaux. Le fonctionnaire de police avait sorti et armé son revolver, mais les
deux bizarres se sont simplement promenés, longuement, avec des sourires silencieux, de longs regards niais, de haut en bas et de bas en haut. Finalement, le fonctionnaire de police (devant reprendre son service de circulation au carrefour des Flandres, à 17h30) leur a imposé de se dire au revoir.
Nesey s’est mis à genoux, très ridicule, et ils se sont enlacés, avec la naine handicapée. C’était risible,
mais, quand il a commencé à lui caresser les épaules, le fonctionnaire a aussitôt appuyé le canon
derrière son crâne :
– Si tu lui mets le doigt dans le cul : t’es mort !
Il ne bougeait plus, la serrait doucement, seulement. Mais la débile a soupiré bizarrement,
comme en orgasme ou quoi, et le policier a été très clair :
– Toi, l’allume pas, salope ! J’tire à travers : vous êtes morts tous les deux !
Et il a réussi à les séparer. Tout s’était bien passé, décemment, finalement. Merci à la glorieuse police nationale, qui protège les âmes simples.
Par la suite, Gérard a déménagé, à Lille, il a trouvé un travail dans le bâtiment, vile tâche salissante que les personnes sensées laissent aux Arabes, Polaks ou gens de couleur. Le surlendemain
de ses débuts, déséquilibré sur une planche à peine bancale, il est tombé du onzième étage du chantier Résidence de Rêve Davao, son sceau de ciment (tombé avec lui) ruinant les marches d’entrée qui
venaient d’être achevées, quel gâchis.
Il n’y avait pas foule (en fait : personne) à son enterrement, payé par le généreux service social de la Mairie de Lille – et l’employeur du privé, très mécontent de puiser dans ses poches (pleines
à craquer) mais légalement obligé par les instances démocratiques.
Ne recevant plus jamais de réponse, Patricia Niezewska s’est finalement jetée du troisième
étage de son foyer. Transportée semi-consciente au Centre Hospitalier Universitaire, cette petite tête
s’est arraché les perfusions après le départ du personnel médical, et elle s’est éteinte au milieu des
hurlements (des femmes alitées dans sa chambre, toutes éclaboussées de sang artériel).
Le gouvernement devait prendre des mesures fermes, pour maîtriser enfin la jungle de ces
malades mentaux. Hélas, c’est une question de moyens, et il est bien difficile de sauver TOUS les
ratés qui n’auraient normalement pas dû naître. Ce monde est cruel, mais n’est-ce pas l’épreuve qui
nous fera gagner la récompense morale ultime ? Dans l’Au-Delà, s’il existe – les avis sont partagés à
ce sujet. En tout cas, le monde imaginaire des schizophrènes et schizoïdes repliés mérite, lui, d’être
combattu avec la plus extrême fermeté. Pour un monde sain et responsable, demain peut-être.
122
GENÈSE, 2 (BORACAYENNE)
Bon, hier, cinq-centième visite, il y avait du monde, devant et derrière lui, file d’attente à la
pâtisserie… donc il n’avait rien dit, à sa petite chérie, derrière le comptoir. Mais aujourd’hui serait peutêtre le grand soir, cinq-cent-unième visite : sa déclaration, d’amour. Cinq-cent-unième et dernière,
rencontre, hélas, vraisemblablement. Elle allait lui mettre une paire de gifles, et – venant de ce côté du
comptoir – un coup de genou dans… non, trop petite en taille, pardon, un coup de pied dans le tibia.
« Revnez plus jamais ! », version bégayée, gentille. Oui, il devait y aller, se lancer, parler, après avoir
tant profité d’elle, rêvé d’elle, en cachette, pardon. Toujours toute habillée, juré, mais ça n’excusait
rien. Il devait avouer, son amour, sa raison de vivre, survivre, seule raison, la seule… Sans le dire
comme ça, pour ne pas lui faire peur. Sans chantage au suicide, juste avouer, se faire casser, fracasser, et partir, détruit…
Il arrivait. Le trottoir sombre, crottes de chien. La pénombre glacée, les réverbères. Respirer.
Pfff… Et pousser la porte de verre, allez.
Seule. Et ce sourire adorable, vers lui, traditionnel. Elle allait chercher sa part de flan, habituelle, essayant de faire vite, puisque tant de gens lui reprochaient d’être horriblement lente, pauvre
petite chérie, si douce et molle gentille. Et elle emballait le petit gâteau.
– manemoiselle, je devais vous dire : c’est aujourd’hui la cinq-cent-unième fois que je vous revois,
et…
Elle a avalé sa salive, sans froncer les sourcils, sans se fâcher qu’il ait compté, apparemment.
– et j’ai déménagé spécialement pour me rapprocher de vous, vous revoir chaque jour plutôt que chaque semaine, retrouver votre sourire, merveilleux.
Glacée, immobile. Sans se précipiter sur une bombe lacrymogène ni lever le poing, perdue
seulement.
– pardon, manemoiselle. Je fais pas exprès, et c’est pas sexuel, je le jure. Seulement une infinie tendresse, envers vous, vous seule au Monde, pardon.
Elle a avalé sa salive, sans relever les yeux. Ses lèvres ont frémi, mais elle n’a rien dit, petite
bègue adorée.
– je vous aime, manemoiselle, pardon.
Il y a eu une grande lueur dehors, mais il s’en foutait, il était suspendu à ses paupières, ce qui
serait son premier regard, sanction. Dehors, le monde pouvait exploser, ou…
Elle a tourné la tête, regardé dehors, elle. Longuement. L’air perdue, encore. Juste perdue.
Il a tourné la tête, aussi, voir ce que…
??? Dehors, la nuit avait disparu, et la rue et le trottoir : c’était « remplacé » par une plage de
sable doré, soleil couchant, dans les nuages oranges et bleutés, il y avait des palmiers. Magnifique.
Euh, mais... Il a cligné des yeux.
– euh, je… Non, pardon, ça doit être un rêve, juste un rêve idiot. Mais en vrai, je vous aurais dit ça,
vraiment, enfin, au bout de trois ans, et…
Elle regardait dehors, bouche bée, et elle… a fait le signe de croix, s’est baissée, agenouillée… Il a souri.
– oui, enfin, c’est vrai. Dans mon rêve, j’espère un « miracle », mais pas des cocotiers tropicaux :
j’espère que ma petit pâtissière serait secrètement amoureuse de moi, comme je suis amoureux
d’elle.
– C’est exactement ça la situation ! (Une voix forte, masculine, sortie du plafond ou quoi)
Il a souri.
– n’importe quoi, ce rêve. C’est vous, Dieu ? Msieur…
La Voix n’a pas grondé, mais soupiré.
– J’ai beaucoup de noms, tu en as entendu parler. Présentement, Je M’appelle Xavier.
– moi je Vous appelle « le Moi qui rêve ce monde ».
– Je sais.
– ben oui, Vous savez tout, y paraît.
– C‘est faux, il y a plein de choses qui M’échappent, qui ratent, plein de méchanceté, Je n’y suis pour
rien.
– ça me rassure.
– Ne te moque pas, Gérard. Et ce n’est pas leur « Satan » qui Me met minable, Satan n’existe pas,
c’est seulement une erreur de fabrique, dans ce Monde, cette Humanité en particulier. Non, tout ce
que Je peux faire, c’est casser le Monde, te réveiller ailleurs.
– oui. Mais d’habitude, c’est pas mieux ailleurs.
123
– J’attendais que tu bouges tes fesses, imbécile. Là, tu as déclaré ton amour, fondement de toute ta
vie, courageusement, c’est bien. Ta raison de vivre, exprimée, assumée jusqu’au bout, au risque de
mourir et voir s’il y a un autre côté après.
– oui, ça risque… puisque… la pauvre fille, elle sera choquée, en colère. Ça a tout cassé, fin du
Monde.
– Nulle colère en elle, tu le devines à moitié.
– je sais qu’elle est infiniment merveilleuse, petite chérie, mais si j’abuse…
– Elle t’aime, en secret, depuis votre rencontre ici. Elle a prié pour que – client inconnu, acheteur de
flan – tu reviennes, et encore et encore.
Dégluti : gulp.
– Ensemble, vous pouvez reconstruire un monde meilleur, Je Me suis complètement planté la première fois. J’élimine les autres, tous.
– un monde avec elle…
– Oui. Ta tendresse est belle, petit. Ce n’est pas viril, bestial, mais elle n’est pas comme les autres,
elle t’aime pour ta gentillesse, elle ne veut pas domestiquer une bête en rut.
– petite chérie…
– Elle s’appelle Patricia.
– je l’aime, Patricia, Msieur.
– Je sais.
Oui…
– et on va être les premiers humains d’un Nouveau Monde ? Nouvelle planète ?
– Non, Je ne ferai pas la même erreur : vous n’avez plus instruction de vous multiplier, comme des
bêtes.
? Il a souri.
– ça tombe bien, j’aimais pas les enfants, qui crient, exigent, vocifèrent.
– Elle aussi a peur des enfants, cruels écraseurs des faibles comme elle, sans encore connaître la
pitié.
– je m’étais dit : si, par quelque hasard fabuleux, une histoire était possible, entre Patricia et moi,
j’accepterais les enfants qu’elle voudrait (éventuellement).
– Je sais. Mais elle n’en souhaite pas, elle est incapable de la force d’être mère, de cette grande responsabilité, position supérieure. Même si pour toi, elle essaierait n’importe quoi, être mère si tu voulais. Et malheureuse d’être elle-même, de pas pouvoir te donner les enfants biologiques que tu aurais
pu vouloir d’une vraie femme.
– petit ange chéri…
– Tu as compris : elle n’est pas une humaine, c’est un ange, féminin, vue comme une ratée, ici, tarée.
Elle n’a jamais eu de règles, elle n’a pas d’utérus, elle a un vagin atrophié, elle est très certaine
qu’aucun homme ne voudrait d’elle, jamais. Et elle ne voudrait d’aucun, de toute façon, elle n’aime
que toi, le garçon le « mieux du monde » croit-elle (Je la shoote aux endorphines, elle est programmée comme ça).
– et je l’aime infiniment, moi aussi. Je l’aime. Pareil.
– Bien. Et tu veux la forniquer quand même ?
?
– euh, je l’aime de tendresse, surtout, mais si elle cherche un amant, je suis candidat, assurément. En
espérant être bien pour elle.
– Comme une chienne ?
– non, pardon. Seulement lui donner du plaisir, à ce que j’ai entendu dire.
– Et si elle te faisait pareil, ça t’irait ? Façon lesbos, tu en as entendu parler ?
Il a souri, rougi.
– pardon, oui, euh…
– Bien, et comme ça : pas de descendance, pas de tribus qui se disputent et se marchent dessus,
juste votre amour réciproque.
– infini… Plus elle m’aime plus je l’aime, et plus je l’aime plus elle m’aime, etc. en chaîne…
– Bien. Ça redémarre pas mal, ce deuxième essai.
– ouais, mais c’est un peu dingue, non ? (Sauf Vot’ respect, je crois qu’on dit). Et, euh, aussi, attendez : quand Vous disiez que Vous supprimez les autres, Vous allez pas les exterminer, hein ? comme
dans la légende tout ça, Déluge à la Hitler, hein ? Les bébés sont innocents. Peut-être méchants de
hurler comme ça, mais éveillables à la gentillesse, certains au moins, non ?
– Si personne ne se réveille, il n’y a simplement pas de suite, et pour cela : pas besoin de noyés et de
poumons explosés par l’eau de mer en suffoquant atrocement…
124
– d’accord, mais ça fait quand même tout bizarre, de rester quand vous enlevez les autres. Moi je me
sentais « vertueux » car humble, ayant refusé de devenir chef, d’écraser les autres, amoureux d’une
toute petite, et vous me soulevez tout en haut, au tout premier rôle…
– Tu n’avais donc pas remarqué que tu étais le personnage principal ?
Un petit rire, pardon, malgré lui. Sans insulte, pardon.
– étant gamin, oui. On n’a pas idée qu’autrui ressent la douleur, voit comme moi. J’suis l’centre du
monde, apparemment, à première vue (pour ma vue à moi). Mais chacun est dans la même situation
que moi, finalement.
– Qu’est-ce que tu en sais ?
– je sais pas, j’imagine. C’est ce qu’on m’a appris. Enfin… inculqué, avec menaces et récompenses,
sans religion mais ça marchait un peu pareil. Oui, en fait, ça m’a plu d’accepter l’idée, juste, ça prouve
rien. Ça m’a évité l’asile ou la prison, simplement, p’t’être.
– Et ça a rendu ton personnage gentil, c’est ce qui compte, surtout, pour Moi. Et pour ta petite Patricia.
La récompense vient ce jour, J’enlève ces autres « personnages », marionnettes devenues inutiles.
– euh, Msieur, juste : les méchants, ça avait un bon côté, un seul – y me donnaient l’occasion de la
protéger, Patricia, je me sentais utile, méritant son sourire, en étant protecteur.
– Ouais : facile, pour Moi. Je vais créer des grosses vagues côtières qui la terrorisent, mini-tsunami, et
tu seras son héros, bâtisseur (et consolideur) de rochers protecteurs pour elle, pour vous. Impossibles
à construire par elle-même, petite naine. Pas besoin d’autrui ou animaux féroces.
– bien. Et après mon boulot d’la journée, je pourrai, euh, le soir bosser là-dessus… ?
– Quel boulot ? autre ?
– ben, « le boulot », quoi. Faut travailler pour vivre.
– Eh, tu n’as donc pas vu où ça M’a conduit ? Le partage des tâches et la hiérarchie, gouvernements,
les frontières, la finance, les héritages ? : l’injustice, l’écrasement et la haine, violence… Même le petit
personnage Karl, et les prêtres ouvriers, étaient naïfs avec leur monde de « travailleurs » : s’il y a
partage automatique, plus personne ne fait d’effort, jusqu’à la misère, famine… et les leaders du partage se servent la plus grosse part, la rendent héréditaire et ça recommence…
Il a souri.
– euh. Oui, mais à moins d’en revenir à la cueillette…
– Tous les mâtins, la vitrine sera regarnie de nouveaux gâteaux. Poussant sur les étagères, émanant
d’elles, hors-sol, à grande vitesse pendant la nuit.
Il a presque éclaté de rire.
– super, ce monde. Super-super ! J’adore.
– Je le veux ainsi. Je ne peux pas tout, mais Je peux un petit peu. Et il n’y aura plus de maladie,
d’animaux ou microbes, vos ongles ne pousseront plus et seront incassables, vos dents : non cariables, même par le sucré.
– mais… que des gâteaux sucrés, ça serait pas très équilibré, p’t’être… pour la glycémie, tout ça.
– Et qui définit quels sont vos besoins physiologiques ?
Marrant…
– ben, Vous.
– Voilà, donc il y aura tout et pas plus, dans Mes nourritures pour vous. Evidemment délicieuses, sans
accoutumance.
– génial.
– Merci. Et plus besoin de viande rouge, au contraire : l’anémie est devenue normalité, qualité.
– et côté boissons, mh ?
C’était une question pour rire, pardon. Même si le rouge Père-Noël est une invention CocoColo…
– Cette mer est isotonique, vous pourrez la boire. Pas besoin de rivière ou fleuve, dans vos cinq kilomètres carrés, petite île. Enfin, j’aurais pu vous concevoir sans besoin de manger ni boire, mais s’il n’y
avait pas les gâteaux, tu ne l’aurais jamais rencontrée, Patricia, ta petite employée de pâtisserie. Donc
la gourmandise sucrée un peu grasse est le centre de ce monde.
– logique. En un sens.
– J’avais le choix, tout est possible. De même que la scission en masculin-féminin (ou yin-yang) n’était
pas obligatoire. J’ai simplement choisi comme base universelle ton amour humain pour cette petite
pâtissière. Plutôt que de te faire : bactérie asexuée, toute heureuse d’hydrolyser des océans d’eau de
Javel. Les blouses blanches ne faisaient que constater Mon œuvre, pas Me commander.
– oui, personnellement, j’préférais la blouse blanche d’ma ptite pâtissière, timide, à celle d’ma fière
chef (de labo bactério-logie). Euh, juste un truc, s’il y a « manger », euh, à l’autre bout, hum. Enfin :
les toilettes, tout ça, Vous gérerez ça comment ? faudra que je réinvente, la chasse d’eau, le château
d’eau, station d’épuration ? on va salir, pardon ?
125
– Non, ce sera corrigé. Elimination des catabolites par évaporation, via la sueur, intégralement. Proprement. Sans urine ni selles, seulement sueur, inaperçue.
– avec juste un peu : mauvaise odeur sous les bras, sur les pieds ?
– Non, pas besoin : inodore, non apparent. Et continu, infime, sans même le front mouillé.
– ben oui, ce serait mieux, quitte à inventer. Msieur l’Tout puissant…
– Voilà.
Oui, propre et pur, mais…
– mais euh, sinon, l’histoire, là, pour la nudité originelle, euh… aïe, enfin, elle est sûrement infiniment
jolie, Patricia, mais pas moi, avec ma grappe qui pendouillerait, et… Patricia et moi, on est des timides, vous allez nous remettre tout nus, devant tout le monde ?
– Il n’y aura personne d’autre.
– ben, p’t’être, mais… Enfin, je la trouvais adorable d’être timide et pudique, Patricia. Ça faisait partie
de son charme, son caractère touchant.
– Je vous accorde la pudeur et les vêtements (bleus ciel, votre couleur préférée à tous les deux). Vêtements inusables, et sans mauvaise odeur, pas à laver ni rien (lessive phosphate et pollution). Je ne
vais pas recommencer les complexités inutiles. Et les corvées de repassage ou autre.
– attendez, Msieur, y’a quand même un truc qui m’gène un peu, à ce sujet… Enfin, je sais plus comment c’était dit dans l’autre histoire, la femme fautive éternelle ou quoi, donc dominée, esclave domestique, pff... Là, c’est un peu différent ? Patricia, c’est un ange, et moi un humain, c’est ça ?
– Plus ou moins, puisque vous êtes uniques et non plus des représentants de classes, multitudes.
– je veux dire : je suis un peu gêné qu’y ait que moi qui Vous parle, pendant qu’elle reste en prière,
soumise, éteinte. Elle est très très adorable, comme ça, mais… je la respecte, Msieur, et je suis pas
d’accord avec ceux qui la traitent de débile, d’inférieure.
– Bien !
– j’aimais pas les femmes dominantes, mais pas les hommes dominants non plus. Je la respecte, je
l’admire. Même si les enseignants l’ont traitée de nulle, je…
– Tu sais qu’elle a inventé une écriture simplifiée ?
– chouette…
– Donc elle te formera à cette écriture qui deviendra vôtre (en écrivant sur les feuilles de l’arbrepapier, avec les fruits du stylo-billier). Et – douée en calcul mental, davantage que toi – elle sera en
charge des prévisions de gâteaux et de vagues (avec modélisation arithmétique, ça M’amuse), pas
juste du nettoyage de la vitrine.
Rigolo, ce monde, pour eux spécialement, matheux…
– « Nettoyage », j’explique (c’était facultatif aussi) : la poussière, c’est pour vos occuper – et ça menace simplement de gâter le goût des gâteaux, ce n’est pas méchant. Comme tu nettoieras, toi, la
plage pour consolider tes rochers. Parce qu’elle est daltonienne, elle distingue très mal les « algues »
(inorganiques) érosives sur le sable. Et, oui, le daltonisme est devenu féminin, puisque Je le veux.
– merveilleux, on aura un « boulot » tous les deux, valorisant.
– Voilà ! Et des compétences différentes, même si le contexte c’est qu’elle t’admire et que tu veux la
protéger, selon sa logique de midinette, programmée.
– magnifique. Purée, c’est beaucoup mieux que la première fois. Pourquoi Vous avez pas réussi du
premier coup ?
– Je Me suis planté. En première intention, avant de réfléchir, J’avais imaginé des animaux pour les
protéines (comme si Moi, Je ne pouvais pas vous donner d’œuf sans poule !), et vous avec le même
plan de fabrique, ADN et vieillissement, reproduction. Et puis J’étais beaucoup trop fier, narcissique
puant d’orgueil, Je voulais être adoré, vénéré. Et J’étais colérique, envers Mes propres ratages, au
lieu de corriger simplement, les embryons par exemple. Je Me demande pardon, enfin… en quelque
sorte, Je demande pardon à Jésus, « Mon fils » tardif, meilleur que « Moi avant » – Je Me comprends.
– euh, moi je comprends pas trop.
– Toi ? Pourtant, comme loisir, que te faisais-Je dessiner ?
– ben, des avions bipoutres qui existent pas, asymétriques, oui, OK (deux « têtes », grosse et petite),
mais enfin… ça a rien à voir , ça venait d’ailleurs, de mes rêves d’enfant, de devenir génial ingénieur
aéronautique.
– Et ça s’est écroulé.
– ben oui, à 15 ans, quand – premier d’la classe – j’ai été ému aux larmes par la détresse de la dernière de la classe.
– Et elle ressemblait à…
– oui, Patricia, petite Polonaise, c’était son « ancêtre ». Le même visage, même, peut-être.
126
– Mais juste un passage à vide, d’une adolescence féminine chaotique, avant de remonter la pente,
pendant que tu t’écroulais au contraire. Cette fille-là est devenue chef d’étage, autoritaire et ambitieuse.
– mh, c’était pas « elle » qui était faite pour moi.
– Tout se recoupe et te conduit donc ici.
– attendez, vous passez un peu vite, là, sur… En parlant presque d’autre chose. On en était à Jésus,
et… je voulais dire : je comprend pas, il a existé, Jésus ?
– Tu en as lu la démonstration.
– pas d’accord, non. Comme pour Descartes, qui prétendait démontrer que Vous existez, et je l’ai
cassé, par la logique pure (sans démontrer que Vous existez pas, juste qu’on peut pas savoir, a priori). Pour Jésus, c’est vrai que si l’Eglise avait voulu inventer un gourou, elle aurait bâti une histoire
cohérente, sans les contradictions de témoignages divergents, mais…
– Mais ?
– mais… si c’est un personnage imaginaire de l’époque, genre Mickey Mouse ou Superman, en 1950
(« après Jésus-Christ »), ben ça fait des histoires un peu discordantes, et si 4 sont sanctifiées après
coup, ça y change rien. Ça prouve pas que SuperMan, ni Jésus, n’ont existé. Et toc, sauf Vot’ respect.
– Voilà. Mais il se trouve que l’invention délirante, le rêve, peut recouper – sans le savoir – la Réalité
ailleurs. Libre à Moi de créer demain une souris qui parle et s’habille. Es-tu certain que Je suis incapable de mettre des petits hommes verts sur Mars (aujourd’hui disparus ou pas encore apparus) ?
Jésus peut-être pareil. Possible donc peut-être Vérité, et Vérité si Je l’ai voulu.
– de notre point de vue, c’est possible, mais en rien prouvé.
– Peu importe. L’important est que ce n’est pas forcément le Créateur originel qu’il fallait vénérer et
suivre, remercier.
– ben, on vous dit Merci Msieur, quand même. Et Patricia le dit à genoux, gentiment, à sa façon (à
Vous ou à Vot’ fils, elle mélange un peu, je crois, j’y connais rien).
– C’est très bien, mais facultatif.
– génial. Et alors, on est éternel ? On aura toujours vingt ans ?
– Non : trente et vingt six ans, vieux garçon et vieille fille, et jeunes en même temps. Mais ça ne veut
plus rien dire, il n’y aura plus ni naissances ni vieillissements. Il n’y aura plus d’âges ni d’années.
– juste des matins et des soirs, couchers de soleil ?
– Voilà.
– et, si on s’endort chaque nuit, euh… on va rêver, ça va tout refoutre le bordel, dans…
– Ne parle PAS de ça !
– hein ? Ben si, parce que, autant que je sache, ça pourrait aussi bien expliquer ce que…
– NON ! Tais-toi !!!
– vous voulez dire que… effectivement, je rêve ?
Merde, une énorme lueur dehors, ou quoi. Il était tout ébloui. Non, la rue sombre, les réverbères. Euh…
Patricia, debout derrière son comptoir, finissait le paquet, timide. Et… il a payé, son Euro quarante.
– Merci, manemoiselle.
Elle a encaissé les pièces, souri, timidement.
– m… mèci m… meu-ssieu… s… soih…
– Bsoir, oui. Que Dieu vous protège.
Elle a souri, et s’est signée, en silence. Gentille. Il a pris le petit paquet, il est sorti. Oui. Il préférait l’autre monde, mais bon, il faut faire avec ce qu’on a. Apparemment. Mais il est sacrément dur,
le Très-Haut, Ici, s'Il existe... Pffh… Enfin… ce rêve idiot, c’est du délire malade, ça ne préfigure pas
forcément ce qu’il y aurait s’il mourrait. Il ne savait plus. Peut-être qu’il ne lui dirait jamais, en face, son
amour. Ou peut-être qu’il l’avait fait, et elle avait laissé glisser ça, simplement, sans haine ni refus. Ni
rien. Gentille. Il pourrait revenir, on verrait. C’est vraiment compliqué, tordu, la vie. C’est tout mal fichu
en tout cas, mal conçu. « Moi j’aurais fait mieux, à la place de Dieu », oui, si j’avais été Tout-Puissant.
Mais pour ce qui est de savoir quoi faire demain, ici sans toute-puissance, ça n’avance guère d’en
prendre conscience. Et si la toute puissance n’existe pas (ou n’existe plus depuis quelques milliards
d’années), ça avance encore moins.
Retour à la case départ, presque. Ou non, il ne savait pas. Il s’était passé quelque chose.
Peut-être une seconde de flash, la foudre tombée à trois mètres, ou dans le magasin. Et il n’y avait
pas de témoin. Que sa douce et tendre, mais presque muette, petite chérie. Qu’il n’osait pas déranger.
Ou qu’il n’aurait jamais dû déranger. Ou qui l’avait pardonné. Gentille. Soupir. « La Terre tourne »,
qu’il disait, Galilée, c’est peut-être pour ça que les trottoirs et grands murs tournent, mal de tête…
127
Enfin, tout dépend si on était dans un rêve ou pas ici, un degré en amont de ce flash bizarre.
Quelque part, peut-être que lui-même, Gérard, était un personnage imaginaire. Ça libérerait le rêveur,
en un sens, ou le futur réveillé. Mais en attendant, lui, Gérard, il était bien perdu, égaré. C’est peutêtre normal, quand on est amoureux.
128
PATRICIANISME
Le troisième jour, consécutif, où il est revenu la voir (enfin, officiellement : acheter un flan dans
son petit magasin), elle a paru comme… stupéfaite, comme si elle comprenait qu’il viendrait maintenant tous les jours la voir, oui. Ce n’était pas « deux anomalies ponctuelles » qui l’avaient fait venir
d’autres jours que son vendredi traditionnel, depuis deux ans. Et… après ces secondes entières de
blanc, silence, les yeux dans les yeux… il comprenait que la sanction du réel allait tomber, départager
rêve et cauchemar. Soit sourire (« très honorée, merci, mais déjà prise, désolée »), soit colère
(« choquée, j’appelle la police si ça empire, votre maladie obsessionnelle envers moi »). Oui.
Mais elle… a baissé les yeux, et elle est allée vers sa vitrine, simplement. Oui, professionnelle, chercher son flan habituel, il n’en saurait pas plus. Le jeu de rôle continuait. Non ? Lui tournant
le dos, à mi-chemin de sa vitrine, elle a marqué un petit temps d’arrêt. Etait-ce pour se retourner et lui
dire ses quatre vérités, par-dessus l’épaule, avec mépris ? Non, elle a fait le signe de croix, et une
demi génuflexion, elle a semblé porter sa petite croix (de son collier, ficelle) à ses lèvres. Et puis elle
est allée à la vitrine, prendre le flan, et elle l’a emballé, souriante, maintenant.
Soit « Dieu me protège, je risque rien, connard », soit « Merci Seigneur de me rendre follement désirable pour tous les hommes qui passent, pas seulement mon amant ». Oui. Et il n’en a pas
su davantage, elle a reçu ses pièces avec ce même sourire, qu’autrefois. Avec un au revoir standard,
paisible. Sa religion avait apparemment évité le drame, les éclats, c’était bien.
Quand il est revenu, les jours et les semaines suivantes, ça s’est confirmé, enfin, ça l’a amené
à voir un peu différemment la situation. Ce qui l’avait conduit un instant à se tourner vers Dieu, ce
n’était pas que le choc du changement de fréquence, dans ses visites, pour ne plus jamais y faire
attention, non. Elle semblait maintenant invoquer Dieu à chaque fois qu’il venait, lui.
Expliqué de façon embrouillée, dans son journal (dont il écrivait un paragraphe maintenant
chaque jour), ça donnait ceci :
« Un exemple (avec N=3, mais ça se confirme quel que soit le nombre, zéro à 5 en tout cas) : j’arrive,
il y a 3 personnes dans la file avant moi, elle encaisse un paiement. La personne s’en va. Il reste 2
personnes avant moi. La personne commande. Ma petite chérie va vers la vitrine, avec ce temps
d’arrêt, signe de croix, elle embrasse sa croix, discrètement, en se cachant presque. Elle emballe, la
personne paye, s’en va. La dernière personne avant moi commande. A un moment, une autre personne (ou plusieurs, ou zéro) entre après moi, ça ne change rigoureusement rien à la séquence. Ma
petite chérie va vers la vitrine, sans temps d’arrêt non. Elle emballe, la personne paye, s’en va. C’est
mon tour, elle me sourit, baisse les yeux, timide. Elle va vers la vitrine, chercher le flan, sans que je l’ai
demandé, sans temps d’arrêt. Je paye, je m’en vais. Donc : son geste religieux 1/ n’est pas pour chaque chemin vers la vitrine 2/ n’est pas pour chaque nouvelle entrée de quelqu’un dans le magasin 3/ il
est pour MON entrée dans le magasin, dans le chemin qui suit, vers la vitrine, dos semi-tourné. »
En l’ayant compris, et sauf erreur ou autre explication, il se sentait face à un devoir. De la
rassurer ou la conforter. Et, la fois suivante, sans autre client avant lui – ni personne derrière :
– Manemoiselle, attendez, n’allez pas chercher mon flan tout de suite, je voulais vous parler, dix secondes, pardon.
Elle a levé les yeux, un peu perdue mais apparemment pas effrayée.
– J’ai remarqué que, chaque fois que je reviens vous voir, depuis que c’est chaque jour, vous vous
tournez vers la religion.
Elle a baissé les yeux, rougi, comme démasquée, dans ce petit geste qu’elle aurait souhaité
passer inaperçu, oui.
– Et je voulais vous confirmer que… vous avez raison, quel que soit ce que vous dites à ce moment
là, intérieurement : oui, manemoiselle, vous risquez rien, je vais pas vous agresser (c’est pas que j’ai
peur de votre protecteur, mais je suis un « gentil », pardon)…
Rouge, la pauvre… Mais quelqu’un pouvait entrer, et… vite :
– Et oui aussi, vous avez une grâce divine, un don de votre Seigneur, qui rend tous les hommes
amoureux de votre petite personne, voulant vous protéger, vous entourer d’affection, vous n’aurez
qu’à choisir, et dire aux autres… non merci. Avec un sourire, ils seront contents. Paix sur le Monde.
Cramoisie… Il l’avait dit, bien. Mais… elle ne hochait pas le menton, avec un « c’est votre idée
Une qui colle » ou « c’est la Deux » ou « Bien, ouf, maintenant revenons à votre flan ». Non, silence.
Et… elle a secoué la tête.
– n… non, j… je dis s… seuhement n… noteu s… Seigneur m…mèhci, n… ne vous faihe heviende…
pahdon…
Merci de le faire revenir ??? Enfin, ce n’était pas la frayeur, c’était bien, mais…
– Vous voulez dire : vous aimeriez qu’Il confirme ? qu’Il pousse tous les hommes du Monde à venir
vous voir tous les jours ? déménager ici pour ça, essayer ?
129
Elle a fait Non, et… un peu tremblante, elle a relevé les yeux, cherché les siens. Son regard
était humide, ému.
– n-non… j… juste v… vous, et j… je dis m… mèhci…
Mon dieu, lui… Oh, petite chérie, que te dire ? De plus que le mot « amoureux », dit tout à
l’heure… Si c’est bienvenu, presque réciproque, ou…
– Manemoiselle, peut-être que… on pourrait se revoir, en dehors du magasin…
Elle a baissé les yeux en catastrophe, redevenant toute rouge, avec un sourire confus. Merde,
pardon, quel con.
– Ne craignez rien. Manemoiselle. Mes intentions sont pures, je le jure. Je sais pas comment vous
dire.
Suggérer une promenade matinale, le Samedi (sans soirée avec sous-entendus nocturnes) ?
Sans invitation chez lui (avec les draps entrouverts) ? Elle a porté sa main gauche, tremblante, à sa
petite croix. Mais : silence. Alors…
– Manemoiselle, dans ma famille, j’ai reçu aucune éducation religieuse. Gentillesse laïque, juste,
euh… mais il me manque peut-être quelque chose, pardon.
Un regard d’une grande douceur, elle a eu, comme si elle le plaignait. Amicalement. Silence.
Alors, le dire en clair, oui :
– Est-ce qu’on pourrait se revoir, le samedi matin (ou dimanche), pour que vous m’expliquiez, doucement, les choses, les bases, les miracles ou…
Il n’avait plus de mot, plus d’idée. Il cherchait comment aborder autrement le sujet. Promenade en jardin public, sans la toucher, promis, ou…
Mais, serrant sa croix, très fort maintenant, elle a fait Oui, du menton, avec force, presque.
– m… mèhci s… Seigneur, s… Seigneur…
Et le Samedi suivant, donc, sur un banc public du Parc Zinedine Zidane, ils se sont retrouvés,
avec de merveilleux sourires, muets, mais en face, merveilleusement. Sans comptoir au milieu, avec
une proximité délicieuse d’amis de longue date, oui, presque trois ans maintenant, en un sens.
Ils ont échangé, révélé à l’autre, leurs noms, prénoms, âges. Il a ajouté sa profession (technicien), sachant déjà la sienne, bien sûr. Voilà. Et puis il y a eu un silence. Elle regardait au loin, et elle
souriait. S’il regardait au loin aussi, elle le regardait, il le sentait. Adorable, juste trop timide pour passer des heures les yeux dans ses yeux…
Et puis, elle a soupiré, et il a craint que… il n’ait pas fait ce qui convenait ou quoi, à cet instant ? A ce stade là, est-ce que le garçon se penche et, tendrement, embrasse la fille ? Sur les lèvres ? Ou bien, est-ce que…
– n… ne…
Elle a avalé sa salive. Silence.
– Oui ?
– l… le s… Seigneur n… ne m’a donné l… le monheur in-fini s… ce moment, avec vous… pour… j…
je vous mont’eu le chemin…
Il a souri. Montrer le chemin vers Dieu, oui. Hésité à dire « Oui, officiellement, on était là pour
ma formation religieuse, par pour nous faire des mamours ». Mais l’ironie en clin d’œil est un jeu dangereux, si la complicité n’est pas au rendez-vous, il craignait de la choquer, ou décevoir, pardon.
– Oui, pardon.
Silence.
– On peut rester ici ? Ou vous préférez qu’on aille dans une église ?
Elle a frissonné.
– oh, n… non, n… ne maison m… méchants, ne diab’, n… ne insulter le Seigneur…
? Pas catholique ? Bien que d’origine polonaise ? Juive ? et elle le rejetterait hélas car nonJuif (enfin… bâtard de Juif, impur)… Non, les Israélites ont une étoile, la Croix c’est les Chrétiens, et
la Croix Protestante est différente, ou…
Ils ont parlé, parlé, des heures – puis des semaines, des mois (d’autres fois). Il a découvert
qu’elle n’était pas Catholique, Patricia, ni autre chose connue, elle était « Chrétienne » à sa façon à
elle, adorable. Un peu bouddhiste ou solipsiste, mais elle n’avait pas entendu parler de ça, et c’était
beaucoup plus merveilleux et intense, oui. Et il l’a suivie, tombant presque en adoration lui aussi devant son Seigneur Jésus.
Une grande partie du Nouveau Testament, selon elle, avait été inventé par les Méchants (de
même que l’intégralité des Ancien Testament et Dernier Testament – même si elle n’avait pas réussi à
lire jusqu’au bout ceux-là, prise de vomissements). Elle ne retenait du message biblique (mais avec
une force multipliée par un milliard) que la suggestion de bonté envers les faibles, d’humilité, frugalité,
non-violence, attitude victimaire soumise (aux Méchants). Les Méchants étaient, de leur fait, condam-
130
nés par Jésus, condamnés au statut de Méchants, donc, pas-gentils, officiellement vu de Là-Haut
dans les nuages, même s’ils triomphaient et riaient Ici-Bas. Jésus n’était pas du tout un Roi (il y a
douze ou treize millions d’années, au temps de Jésus sur Terre, le mot français « Seigneur » voulait
dire « très, très, gentil »). Jésus n’était pas un noble descendant de lignée sacrée, mais un fils de pauvre mineur polonais immigré, traité de bougnoul. C’était un petit nain très laid, handicapé mental haut
d’un mètre vingt-neuf (Patricia mesurant un mètre vingt six, avec 29 de Quotient Intellectuel – selon
les psy). Du moins tel était son corps, mais c’était un grand très très beau dans son aura invisible, son
cœur – elle n’avait jamais su exactement la taille avant, mais c’était finalement un mètre soixante dix
huit (sa taille à lui, Gérard… et 169 de QI, pareil). Jésus n’avait pas vraiment existé, bien sûr, mais il
était tellement plus gentil que les humains véritables (sauf Gérard, qui existait depuis trois ans, ou
était associé à des souvenirs « vieux de trois ans » dans le rêve présent). Il n’y avait pas de Créateur
du Monde à adorer, le Monde avait été créé par les Méchants, massacreurs de petites filles par les
« inondations des montagnes, même plus haut » et « le feu du ciel des anges méchants ». Il y avait
seulement, au Ciel aussi, dans les nuages de pluie gentille, l’âme du Seigneur Jésus, esclave doux et
infirme, qui avait été torturé par les Méchants dans l’autre film, et qui essayait d’aider les pauvres faibles de maintenant, sans bien réussir, pardon, juste consoler, gentiment. En rappelant que ce sont les
victimes et les pauvres qui sont les gentils, ça apaise le cœur quand tout le monde vous insulte, et
Jésus dit que ça peut suffire à être heureux, oui, les plus heureux, et se sentir le cœur propre, bien. Il
n’y a pas de vie après la mort, parce que la mort n’existe pas, en vrai. On croit souvent que c’est fini
pour soi mais on se réveille toujours après (avec le réveil qui sonne, ou envie d’aller aux toilettes pardon, ou l’hôpital qui répare les fractures – ça sert à rien de sauter de la falaise, Jésus l’avait dit), ou on
revoit les gens morts avant quand ça devient un autre rêve. Et la prière, c’est oublier le monde pour
penser au Seigneur qui nous dit des choses gentilles, qui écoute nos espoirs, même s’il ne peut rien
faire, le pauvre. Les Méchants écrasent tout, hélas, pour les siècles des siècles. Mais le Seigneur
Jésus, qui nous écoute, il prie avec nous, et avec ce soutien à nos côtés, on croit plus fort, que c’est
possible, nos rêves. On se sent moins seul. Merci à lui, personnage le plus gentil dans la tête des
gentils. Le reste n’est pas très important : bien sûr, c’est le Soleil qui tourne autour de la Terre et pas
le contraire, la Terre n’est pas une toupie mais une assiette immobile, infinie, avec le ciel au dessus,
avec les étoiles accrochées au plafond, etc. (mais si on imagine des planètes-toupies et des étoiles
comme petits soleils lointains, c’est pas grave, c’est un gentil rêve ou film aussi).
Ce n’est pas très compliqué, la relation au Seigneur, en fait, juste long à dire quand on bégaye, qu’on n’a pas vraiment préparé de plan, chapitres.
– Patricia, peut-être qu’il faudrait un nouveau nom, à cette religion merveilleuse, que tu as inventée,
géniale. Ou découverte, révélée à toi. Enfin, je sais pas si ça s'appelle « religion » puisque il y a pas
de professionnels, religieux, ni lieux sacrés.
Elle a souri, simplement. Lui, il a ajouté :
– Une « religion »… tellement plus belle et douce et propre. Plaisante, admirable.
Oui, ils en étaient tous les deux convaincus, tout au moins.
– Au lieu de Christia-nisme, je l’appellerais Patricia-nisme…
Ça l’a fait rougir, elle, fort.
– m… mais j… je s… su pas u… une reine, p… prin-cesse, s… c’est m… méchant, l… les riches… les
reines, prin-cesses…
Mh, mais quel est le féminin du mot « prophète » ?
– Tu as raison, Tricia, tu es pas une Reine commandeuse des Croyants (même s’il n’y a que moi, qui
te suis). Tu es une lumière, toute douce, gentille…
Elle a pleuré, d’émotion. Et fait le signe de croix, semblant dire : « C’est pas moi, c’est le Seigneur … Ce qu’il y a, c’est juste que les autres Le connaissent pas du tout, en vrai. Même s’ils crient
le contraire et attaquent méchants ». Elle a embrassé sa petite croix, oui.
– Patricia, euh… je suis simplement, pardon, un peu jaloux, quand tu embrasses ta croix…
Et… ils se sont… embrassés… Sur les lèvres, oui…
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