réflexions sur la poésie

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réflexions sur la poésie
« LA POÉSIE N’EST JAMAIS CE QUE L’ON EN DIT »
par Jean-Claude RENARD
En 1988, 1989 et 1990, répondant à l’invitation de l’Atelier Imaginaire, Jean-Claude Renard a
livré ses réflexions du moment sur la poésie. Ces dernières ont été publiées aux Éditions l’Âge
d’Homme dans les ouvrages collectifs intitulés « L’Atelier Imaginaire »:
- Réflexions sur la poésie (1988) ;
- Remarques sur une expérience (1989) ;
- De l’unicité du poète (1990).
Ces trois textes, reproduits intégralement à l’initiative de Guy Rouquet dans la suite La poésie
n’est jamais ce que l’on en dit, étaient accompagnés de poèmes.
Pour en savoir davantage sur l’auteur :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Claude_Renard
http://www.poemes.co/jean-claude-renard.html
http://www.imec-archives.com/fonds/renard-jean-claude/
http://www.fabula.org/revue/document3449.php
RÉFLEXIONS SUR LA POÉSIE
1- Créer est, pour le poète, comme pour tout artiste, une nécessité d’ordre existentiel qui le
fait être.
2- Le poème est, pour le poète, un acte langagier qui lui permet de se voir et de se connaître
lui-même – comme de voir et de connaître la réalité (consciente et inconsciente) d’une
manière profondément différente de celle à laquelle nous sommes habitués.
3- Le poème est donc un langage particulier qui dépasse nos façons coutumières de penser
et de parler, c’est-à-dire de communiquer avec nous-mêmes, avec autrui et avec le
monde. En étant plus ou moins indifférent aux catégories logiques ordinaires, c’est par
suite un langage qui déconditionne, désaliène, libère, transforme le regard, l’esprit,
l’existence. Aussi peut-on considérer qu’il est seul à pouvoir communiquer ce qu’il
communique et à le communiquer comme il le communique. D’où l’unicité de chaque
poème en même temps que la vertu qu’il a d’être pluriel, c’est-à-dire de répondre et de
correspondre à ce que chaque lecteur (ou auditeur) attend de lui ou découvre en lui en
plus de ce qu’il apporte lui-même en commun à tous ceux qui le lisent ou l’écoutent.
4- Ce langage particulier est « un langage dans le langage » (Paul Valéry) ou « le langage
du langage ». Etant à la fois esthétiquement contrôlé par le poète et autonome par
l’autonomie qu’y possèdent les mots livrés à leurs propres interactions, c’est par
conséquent aussi un langage qui crée en lui-même ses propres univers verbaux et ses
propres champs de significations pour les projeter à l’état pur vers le lecteur (ou
l’auditeur) qui se trouve alors libre de les recevoir et de les comprendre comme il en
ressent le besoin – puisqu’il peut puiser à sa guise dans les divers niveaux de
« représentations », de « figures », de « sens » que le poème contient et lui propose
simultanément.
5- Ce faisant, le poème fait de chaque lecteur (ou auditeur) comme son « coauteur » et le
transforme à son tour d’une manière chaque fois nouvelle. Il est un retour à la nudité des
origines, à la racine des genèses, autant qu’une arrivée à la naissance de ce qui se
présente chaque fois comme une première fois – à savoir quelque chose qui, tout en
n’étant que langage, porte la trace de ce qui se situe avant et après le langage. D’où la
durabilité, dans le temps et l’espace, des grandes œuvres poétiques : toujours disponibles
à chaque lecture (ou audition) et à chaque époque.
6- Cette faculté fait du poème le lieu d’un rapport ambigu mais constant entre le réel et
l’irréel, le possible et l’impossible, la présence et l’absence, etc. – rapport capable, à la
limite, de rendre réel l’irréel, possible l’impossible, présent l’absent, communicable
l’incommunicable, dicible l’indicible, etc. C’est, en ce sens, une sorte de parole qui
recrée et prolonge le passé, invente et maintient le présent, conçoit et prophétise le futur
– tout en les liant les uns aux autres.
7- Le langage poétique peut se définir à partir d’un certain nombre de caractères objectifs :
le rythme ; le jeu des temps forts, des temps faibles et des pauses ; la structure et la
distribution des phrases ou des fragments de phrases ; le jeu des « échos » entre les mots,
leurs sons, leur sens ; le jeu des assonances ou des rimes ; etc. Mais si ces éléments le
distinguent de la propre proprement dite – le discours « narratif » ou « explicatif » par
exemple – ils ne suffisent pas à déterminer ce qui fait qu’un poème est poésie, à fonder
sa qualité, ni ce que l’on doit encore appeler sa beauté. C’est pourquoi je pense, quant à
moi, que cette qualité est plus sensible que définissable. Elle s’impose plus qu’elle ne se
laisse expliquer. Elle ne dépend, en aucun cas, d’aucune clé, d’aucun code, d’aucune
formule, d’aucune loi qui permettraient de l’obtenir à volonté comme on obtient
chimiquement un parfum.
8- Il en résulte, du moins pour moi, qu’il n’existe pas de définition satisfaisante et encore
moins absolue de la poésie et du poème (il faudrait, pour cela, et peut-être même sans
garantie de pouvoir la formuler, faire appel à l’histoire entière du langage poétique passé
et future de toute langue) ni de théorie universellement et exclusivement valable sur la
poésie. Chacune d’entre elles ne sont que des points de vue subjectifs, parce que fonction
de l’expérience et de la pratique poétiques de chaque poète. C’est d’ailleurs une chance.
Car ce sont les différences de ces points de vue qui favorisent précisément la progression
continue et la richesse sans cesse nouvelle du langage poétique.
9- J’y vois enfin, pour ma part, un langage capable, par sa singularité, sa polysémie et ses
secrets naturels, de permettre au sacré, à l’énigme d’être, au mystère, au divin, de
s’exprimer à travers lui en même temps qu’il les exprime lui-même à sa manière et, par
là, me lire également à eux.
Jean-Claude Renard (p. 221-223, L’Atelier Imaginaire, poésie, L’Âge d’Homme, 1988).
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REMARQUES SUR UNE EXPÉRIENCE
Depuis plus de cinquante ans d’exercice et de réflexions sur l’art poétique, et malgré les deux
ensembles de notes : Notes sur la poésie (Le Seuil, 1970) et Une autre parole (Le Seuil, 1981)
que j’ai publiés sur ce sujet, j’avoue devoir conclure aujourd’hui que la poésie n’est jamais ce
que l’on en dit : étant toujours autre et plus que ce que nous imaginons en savoir. De sorte qu’il
ne paraît pas possible de commencer ni de terminer d’en parler d’une façon définitive, - bien
que ce soit une entreprise continuellement utile et nécessaire à laquelle il convient de s’attacher.
Mallarmé puis Valéry nous l’ont démontré sans pour autant que leurs analyses et leurs résultats
nous convainquent entièrement. Car quelque chose d’impénétrable s’interpose sans cesse, me
semble-t-il, entre ce qui constitue la poésie et les manières dont nous la concevons. Par exemple,
elle dépend de nous sans en dépendre, appartient et échappe à notre contrôle, nous révèle à
nous-mêmes sans se révéler elle-même à nous, dévoile tout en cachant, ne se présente que sous
divers masques, et n’exprime que ce qui se manifeste à la fois au centre et au-delà de ses
expressions comme au-delà de ce que nous pensons en comprendre. Bref, elle donne
constamment aux mots et aux phrases des sens qu’on leur ignorait.
Il en va peut-être ainsi, chacune avec ses matériaux, de toute création artistique. C’est pourquoi
il apparaît plus ou moins vain de vouloir définir réellement la poésie, de l’enfermer dans des
formules qui sont d’avance toutes approximatives ou fausses, de prétendre lui trouver ou lui
attribuer des lois aussitôt contraires à son insondable nature : au fait brut de sa seule et pleine
liberté d’être. Nul, donc, n’en soupçonne ni n’en possède les véritables clefs – si elle en détient
d’adéquates et de conformes à son énigmatique essence. Elle n’est pas jugeable en soi et ne se
mesure qu’à ce que ses œuvres – sans autres références qu’elles-mêmes – déclenchent en nous,
en partie par des comparaisons contingentes. En outre, elle se meut et change en permanence
avec les mouvements singuliers et les points de vue subjectifs de chaque poète et de chaque
lecteur ou auditeur. C’est ce qui fait qu’elle envoûte et déconcerte simultanément ceux qui la
pratiquent comme instrument d’existence, de connaissance et de beauté. Aussi avère-t-elle au
même instant qu’elle détruit ou métamorphose, délivre au même instant qu’elle capture. De
surcroît, elle s’approfondit plus on la creuse, s’obscurcit plus on essaie de l’éclairer, devient plus
ambiguë plus on la veut précise.
Mais son étrangeté et son paradoxe sont qu’en même temps elle s’impose ou ne s’impose pas à
chacun de nous, sans explications, en tant que poésie ou que non-poésie. Pourquoi ? La question
demeure ouverte et toute réponse sans garantie. Tenter d’aller y voir de plus près – bien qu’il le
faille – ne conduit qu’au risque de la déception ou de l’illusion. Doit-on, par suite, l’accepter ou
la refuser telle qu’elle nous atteint, en jouant de ses propres pouvoirs et de nos propres guises, pure de toute mode comme de toute recette ? On me permettra de le croire.
Jean-Claude Renard (p. 251-252, L’Atelier Imaginaire, poésie, L’Âge d’Homme, 1989).
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DE L’UNICITÉ DU POÈTE
Il me semble qu’au lieu des vaines disputes d’écoles ou des fausses prétentions à découvrir ou à
détenir une formule qui serait la seule valable, la seule vraie et la seule universalisable en
matière de poésie, il serait temps d’admettre et de comprendre que chaque poète digne de ce
nom est toujours unique, à n’importe quelle époque et en n’importe quel lieu, à détenir le
pouvoir d’écrire et de dire comme il le fait ce qu’il écrit et ce qu’il dit.
Ce constat devrait en tout cas contribuer à résoudre les querelles autant qu’à réduire ou à
détruire des oppositions partisanes qui deviennent trop souvent des « terrorismes » contestables
mais naturels à l’état de minorités auquel se trouvent alors contraints d’être ou de devenir les
membres pratiquants de leurs tribus.
Ainsi se fabriquent de redoutables chapelles de création qui désorientent les amateurs d’œuvres
poétiques – lesquels tendent du coup à s’écarter de ce qui leur apparaît comme des jeux aussi
variables et éphémères que des « modes » ou à se laisser au contraire séduire par eux, comme
c’est leur plein droit. Mais il en résulte que l’ensemble des formes et des forces vivantes de la
poésie en fait les frais.
Reste que toutes les expériences, qualifiées ou non de « laboratoire », sont en l’occurrence
nécessaires dans la mesure du moins où elles concourent chacune au développement constant de
la parole poétique. Encore faut-il (et c’est plus qu’une simple réserve) qu’elles demeurent des
langages qui communiquent quelque chose de sensible et d’intelligible à l’esprit et au corps. A
savoir des significations, si étranges qu’elles se montrent, dépendant de logiques différentes de
nos strictes possibilités sémantiques, ou même issues de non-sens remplis de signifiances
particulières qui seraient autrement inaccessibles et inconnaissables.
Aussi chaque poète aurait-il, je crois, intérêt à apprendre désormais à conserver toujours pures et
entières sa personnalité, sa singularité et sa liberté d’expression – et à les protéger
impérieusement. Car, en fin de compte, quelque critique qu’on lui adresse ou quelques conseils
qu’on lui donne ne lui servent, comme l’a noté Paul Valéry, qu’à (le) faire changer d’erreur » ou
à compromettre sa juste individualité et sa juste originalité.
Jean-Claude Renard (p. 217-218, L’Atelier Imaginaire, poésie, L’Âge d’Homme, 1990).
Pour accéder au site de l’Atelier Imaginaire : www.atelier-imaginaire.com