VANADII L`A319 de Bulgaria Air atteignit son altitude de croisière de
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VANADII L`A319 de Bulgaria Air atteignit son altitude de croisière de
VANADII L’A319 de Bulgaria Air atteignit son altitude de croisière de trente-trois mille pieds. Le temps était clair, la météo excellente, et mis à part quelques petites turbulences et une visibilité réduite à Rotterdam , le vol FB437 aurait dû être un vol sans histoires. Vanadii Assenov stabilisa l’appareil, rentra les coordonnées de la balise VOR de Belgrade dans l’ordinateur de bord, désenclencha le signal Attachez vos ceintures puis déboucla la sienne, massa sa nuque raide et douloureuse, et enfin se tourna vers son co-pilote, Viktor, un jeune homme d’une trentaine d’années, la coqueluche des hôtesses. Bon pilote, mais un peu trop sûr de lui. – Viktor, je te laisserai le manche pour l’arrivée à Rotterdam, la visibilité est quasi nulle, atterrissage aux instruments, ça te fera un bon exercice. – Bien, commandant ! répondit Viktor, ravi d’avoir l’occasion de montrer ses compétences, car bon nombre de commandants de bord avaient trop tendance à ne déléguer au copilote que les tâches subalternes. Il leur restait un peu moins de deux heures trente avant de commencer la check list d’atterrissage, les PNC étaient en train de terminer de servir les boissons, ils en profitèrent donc pour bavarder. Vanadii avait été l’instructeur de Viktor, et de temps en temps, au hasard de la composition des équipages, ils se retrouvaient pour un vol. La plupart du temps, les conversations se limitaient aux détails techniques des vols précédents, aux incidents les ayant émaillés et aux conseils que les aînés pouvaient dispenser aux novices. Vanadii était un commandant chevronné, respecté de tous, craint par certains, mais ses qualités de pilote faisaient l’unanimité et tous ceux qui le connaissaient, de près ou de loin, admiraient le courage et la résilience dont il avait fait preuve après la tragédie. Ancien as des forces aériennes bulgares, il avait fait partie de l’escadrille de MIG-23BN basée à Dobroslavtsi et avait effectué en tant que volontaire plusieurs missions éprouvantes en Afghanistan sous l’égide de l’ISAF1. Malheureusement, en 2002, en raison de restrictions budgétaires drastiques, la base avait été fermée et il s’était alors tourné vers l’aviation civile, sans grand enthousiasme au départ car, comme il le disait à qui voulait bien l’entendre, pour un pilote de chasse, devenir pilote commercial, c’est comme devenir chauffeur de bus après avoir été pilote de Formule 1. Mais il fit contre mauvaise fortune bon coeur car il ne concevait ni de vivre sans voler ni de quitter son pays. Par une heureuse coïncidence, Bulgaria Air venait d’être fondée pour reprendre le réseau de Balkan Bulgarian Airlines après sa faillite retentissante et la compagnie manquait cruellement de pilotes expérimentés. Il fut donc engagé sur le champ et aussitôt envoyé dans la prestigieuse école de pilotage de Kirovograd , en Ukraine, où il dut repasser ses qualifications IR et MMC2 , puis sa qualification de type Airbus lui permettant de piloter toute la gamme des A318/19/20/21. Ce furent des mois intenses, nécessitant de sa part une remise en question qu’il eut du mal à accepter au départ, mais après un temps d’adaptation, il en prit son parti et se plongea résolument dans l’étude des moindres détails de l’autobus qu’il aurait à faire voler: pilotage, performances, systèmes avion, systèmes électroniques et informatiques, systèmes hydrauliques, suivie de quarante heures de vol sur simulateur Full 1International Security Assistance Force : composante militaire de la coalition, sous l'égide de l'OTAN opérant dans ce pays 2IR : Instrument Rating (pilotage aux instruments), MMC (Multi-Crew Cooperation) : qualification permettant de voler sur des avions dont l’exploitation en transport public nécessite deux pilotes. Flight. De toute manière, il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire à Kirovograd. Il était le plus âgé des élèves pilotes, certains d’entre eux le connaissaient de réputation car il avait été le premier pilote bulgare qualifié sur MIG-23 et l’ensemble de la promotion le traitait avec respect, voire déférence, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Il aurait pu se mêler à eux et se joindre à leur sorties du samedi soir en ville, mais il en avait passé l’âge et préférait passer son temps libre plongé dans les notices techniques ou en salle de sport, car il avait pris un peu de ventre, ce qu’il ne supportait pas. Il y croisait souvent une jeune femme d’une trentaine d’année, taillée comme une gymnaste, qui avalait kilomètre après kilomètre sur son tapis, perdues dans ses pensées, ses écouteurs laissant filtrer des airs de Goran Bregovic. Il ne tarda pas à découvrir à la faveur d’une visite médicale qu’elle faisait partie de l’équipe de médecins chargés du suivi individuel et du check-up final tant redouté des élèves pilotes. Les jours et les semaines passèrent, et Vanadii, agacé, finit par s’apercevoir qu’il avait du mal à se concentrer, et que son esprit était plus préoccupé par les courbes de la doctoresse que par celles des performances des réacteurs CFM-56. Chaque semaine, il piaffait d’impatience à l’idée de la retrouver en salle, et si par malchance, elle ne s’y trouvait pas, il rongeait son frein en échafaudant des hypothèses expliquant son absence, la pire étant la probabilité qu’elle ait passé la soirée – et sans doute la nuit – avec un de ses jeunes collègues médecins. Il alla jusqu’à prétexter une douleur thoracique aiguë pour être admis à l’infirmerie où il passa la journée en observation, mais sans la voir car – apprit-il en surprenant une conversation entre les infirmières soulagées de ne pas l’avoir sur le dos – ce jour-là était son jour de congé. Vanadii ne se reconnaissait pas, lui le professionnel, héros de la guerre en Afghanistan, décoré de l’Ordre de la Bravoure pour services rendus à l’état et à la société, voilà qu’il se comportait comme un adolescent boutonneux ! Un matin, durant une pause entre deux cours, alors qu’il feuilletait machinalement le journal local, il sursauta en s’apercevant qu’un des cinémas de la ville repassait le Temps des Gitans, le film de Kusturica dont Bregovic avait composé la musique. Il conçut alors un petit stratagème cousu de fil blanc, que même le scénariste de série B le plus ringard n’aurait osé utiliser dans un film: il chargea sur son smartphone un CD de Bregovic, s’assit en face d’elle à la cafétéria et fit mine de s’absorber dans la lecture d’une revue technique, la musique à fond lui vrillant les tympans dans ses écouteurs. Du coin de l’oeil, il la vit sursauter et lui adresser un petit sourire de connivence. Il ôta alors ses écouteurs, et la conversation s’engagea autour de leurs goûts musicaux. Vanadii s’était largement documenté sur Bregovic et en profita pour étaler ses connaissances fraîchement acquises, espérant l’impressionner. Il poussa enfin son pion sur l’échiquier et lui proposa d’aller ensemble voir le film de Kusturica. A sa grande surprise, elle accepta avec enthousiasme et le lendemain soir, dans une salle à peu près vide, il passa deux heures à épier ses moindres gestes, à écouter le moindre de ses soupirs, riant et pleurant aux mêmes endroits qu’elle ; vingt fois il faillit lui prendre la main qu’elle avait posée sur sa cuisse droite, et vingt fois il y renonça de crainte de briser ce moment magique où rien ne s’est encore passé mais où tout est encore possible. Lorsque les lumières se rallumèrent, il n’avait rien vu du film, mais il était sûr d’une chose, il avait rencontré la femme de sa vie et il était prêt à tout pour la conquérir. Ils discutèrent du film un moment autour d’une vodka, puis deux, puis trois puis se racontèrent leurs vies. Neda était originaire de Sarajevo, comme toute sa famille. En 1992, dès les premiers jours d’un siège qui devait durer mille quatrecents jours et faire dix-mille victimes civiles, bien que Serbes, ils prirent fait et cause pour les assiégés, refusant de céder à la folie ambiante et au nationalisme aveugle qui fit s’affronter des familles vivant en harmonie depuis des siècles. Elle grandit au milieu des tirs d’artillerie visant les queues d’approvisionnement d’eau ou les marchés, appris à se jeter à terre dès qu’elle entendait crier « Pazite, snajper ! 3 », vit sa meilleure amie , une fillette de six ans, enterrée dans le cimetière improvisé dans le stade olympique. A l’âge où les enfants s’endorment en écoutant des contes de fées, elle écoutait sa grand-mère lui raconter une autre guerre, sa guerre, la grande guerre, et comment à tout juste vingt ans elle s’était retrouvée responsable du train sanitaire numéro 3 de la 1° armée serbe lors de la retraite de l’hiver 1915 vers l’île de Corfou, à la tête d’une équipe chargée d’assister des chirurgiens opérant dans des conditions épouvantables des hommes meurtris, épuisés par des années de campagne, et de réconforter des blessés dont beaucoup ne survivraient pas. Soir après soir, Dragana se métamorphosait aux yeux de Neda en une bonne fée penchée au dessus des civières, auxiliaire immaculée secondant une légion de demi-dieux masqués brandissant des épées magiques capables de réparer les blessures les plus effroyables. Rassurée, elle s’endormait, se disant que sa grand-mère serait toujours là pour soigner ses blessures. La maison familiale fut détruite dans le bombardement de la bibliothèque, apogée du meurtre rituel de la ville, 3Attention,sniper! l’urbicide imaginé par les Serbes pour effacer à jamais des siècles d’histoire et de culture. Ils survécurent dans les ruines pendant quatre ans, souffrant du froid l’hiver, de la chaleur l’été, et de la faim en toutes saisons. Lorsque la guerre prit fin en févier 1996 et qu’ils purent enfin émerger de leurs abris tels des spectres sortant du tombeau, ils parcoururent la ville sans en croire leurs yeux : tout avait été détruit, pas une maison encore debout qui ne fût criblée d’impacts. Cette ville de cinq-cents mille habitants qui avait connu son heure de gloire lors des jeux olympiques d’hiver de 1984 ressemblait au Berlin de mai 1945. Ils auraient pu, comme bon nombre de survivants, chercher refuge aux Etats-Unis ou en Autriche, mais dégoutés par la lâcheté des Européens qui avaient laissé massacrer huit mille personnes à Srebrenica sans lever le petit doigt, ils choisirent de recommencer leur vie en Ukraine où de lointains ancêtres s’étaient installés sur un territoire appelé Nouvelle Serbie au dix-huitième siècle. 4 La veille du départ, Neda était allée déposer une rose blanche sur la tombe de Dragana, abattue par un sniper serbe alors qu’elle faisait la queue devant une boulangerie, et lui avait promis de suivre son exemple et devenir à son tour une bonne fée qui soignerait et apaiserait les souffrances. Elle avait tenue parole et c’est ainsi qu’elle était devenue médecin, puis s’était spécialisée en psychiatrie. Touché par son histoire et désinhibé par la vodka, Vanadii s’ouvrit à elle à son tour et lui raconta les horreurs qu’il avait vues en Afghanistan, dans les deux camps, et plus particulièrement un dommage collatéral dû à une erreur d’interprétation de données satellites – cinquante-quatre enfants tués par le missile que lui-même 4Nomméainsien1752pardesSerbesvenuss’installerdansuneprovincedelaRussieimpérialequi donnadesterresauxcolonsserbes,roumainsetukrainiensvenuss’yinstaller avait tiré sur ce bâtiment qui avait été identifié comme centre d’entraînement rebelle clandestin et qui s’était avéré être une école. L’affaire avait été étouffée et Vanadii – décoré pour bravoure au combat deux mois auparavant – fut rapidement rapatrié en Bulgarie sans le moindre soutien psychologique et il reprit sa vie comme si rien ne s’était passé. Les mois qui suivirent furent pour eux deux des mois difficiles. Ils choisirent de cacher leur idylle – d’ailleurs, avaient-ils le choix ? – le contrat de Neda stipulant noir sur blanc qu’il lui était interdit sous peine de résiliation d’entretenir la moindre relation autre que professionnelle avec les aspirants pilotes. Ils s’ignoraient délibérément en public, ne communiquaient jamais ni par téléphone, ni par mail, et partaient dans des directions opposées, elle le vendredi soir et lui le lendemain matin, et finissaient par se retrouver dans une petite station balnéaire des bords du Dniepr où ils avaient pris leurs habitudes et pouvaient enfin se comporter en amoureux et marcher main dans la main. Ils n’avaient ni l’un ni l’autre jamais connu ce sentiment d’osmose parfaite, cette impression d’être les deux parties d’un même fruit, d’une même sphère, cette certitude absolue de s’être trouvés qui leur apportait une solidité et une confiance totale en leur destin. Leurs étreintes les laissaient pantelants, épuisés, échoués sur des rives ignorées tels deux explorateurs d’une planète inconnue. Depuis le siège, Neda n’avait jamais totalement recouvré le sommeil profond et réparateur auquel elle aspirait. Elle demeurait toujours sur le qui-vive, attentive au moindre craquement, au moindre silence inhabituel, tel un chat prêt à bondir et à se réfugier sous une table ou sous un lit au moindre signe de danger. Une nuit, elle fut réveillée en sursaut par la respiration haletante de Vanadii, puis par ses gémissements. Elle se releva à demi pour l’observer : en sueur, haletant, il semblait en proie à un cauchemar, convulsant presque en prononçant des paroles incompréhensibles qui se terminèrent en un long cri. La même scène se répéta le week-end suivant. Après avoir longuement hésité, elle décida de lui en parler car pour elle, le diagnostic était clair : après ce que Vanadii lui avait raconté de ses missions en Afghanistan, il s’agissait de symptômes révélateurs d’un syndrome post-traumatique. Elle lui conseilla de ne parler de cet épisode de sa vie d’avant à quiconque à part elle de peur de se voir envoyé devant une commission d’expertise et interdit de vol. Durant son enfance et son adolescence, Neda avait tant souffert du silence que ses parents entretenaient volontairement autour de la tragédie qu’ils avaient vécue à Sarajevo ! Personne, ni sa mère, ni son père, ni son grand-père, prostré dans un deuil silencieux, n’évoquait ces heures sombres, et si jamais elle se mettait à en parler de manière anodine, se remémorant un épisode de sa petite enfance, même antérieur au siège, on la faisait immédiatement taire d’un péremptoire « on ne parle pas de ces choses là ». Tous vivaient dans le déni. Très influencée par les travaux d’Edouard Zarifian 5 , grand psychiatre humaniste, elle croyait avec lui que l’homme est parole – parole qui tue ou qui fait vivre – et que la souffrance psychique ne se guérit pas comme un rhume, à coups de cachets, mais par une parole libératrice. Elle entreprit donc de l’accoucher de ses traumatismes en lui faisant raconter ses missions par le menu, sans omettre le moindre 5Psychiatre,universitaireetpsychothérapeutefrançaisd'originearménienne,néle22juin1941à Asnières-sur-Seine,mortle20février2007àOuistreham.Ildénonçal’usageabusifdespsychotropes dansletraitementdeladépressionetplaidapouruneguérisonparlaparole,oupsychothérapie relationnelle. détail, se remémorant à son tour des détails des quatre ans de siège lorsqu’elle le sentait à bout de forces. Ainsi, week-end après week-end, ils se mirent à nu, totalement et sans aucune retenue, ce qui les projeta dans une relation fusionnelle absolue. La thérapie fit son effet et les cauchemars de Vanadii s’espacèrent et finirent par disparaître complètement. A l’issue des quarante heures de vol sur simulateur, Vanadii et les quatorze autres élèves de la promotion purent enfin s’assoir sur le siège de droite, celui de copilote, pour leur premier vol réel sur Airbus. Vanadii avait enfin retrouvé ses ailes, des ailes de géant comparées à celles de son MiG ! Lui qui s’attendait à piloter un autobus fut agréablement surpris par la maniabilité et les sensations procurées par l’Airbus, et se dit que finalement, il avait fait le bon choix. Puis vint le check-up médical final, la dernière étape à franchir avant de recevoir sa licence de pilote commercial et sa qualification sur Airbus. Ils enchainèrent ensuite examens et analyses divers, un entretien psychologique sévère et enfin les résultats furent affichés : Vanadii terminait major de promotion. Il quitta Neda sans savoir quand ils se reverraient car il lui fallait regagner Sofia dès le lendemain et prendre ses fonctions au sein de Bulgaria Air, sa nouvelle famille. Il commença à voler comme copilote sur les vols européens opérés depuis la capitale bulgare où la compagnie lui trouva un petit appartement idéalement situé sur Vitosha, les Champs Elysées sofiotes. Il rejoignait Neda dès qu’il le pouvait, prenant l’avion comme d’autres prennent le bus, et finit par connaître comme sa poche la plupart des aéroports européens. Ils se marièrent à Kiev et passèrent leur courte lune de miel au grand hôtel Moskva dans les salons duquel ils eurent la chance de pouvoir croiser la veuve du père de l’AN-124, le génial ingénieur qui avait fait du MiG-24 un pur sang des airs, venue dédicacer sa biographie d’Evangelia Dimitrova. Ils passèrent deux jours au lit, à faire l’amour et à parler de leur avenir, des enfants qu’ils auraient – Vanadii voulait trois filles, Neda trois garçons – de leurs carrières – Vanadii envisageait de poser sa candidature à un poste d’instructeur à Kirovograd dès qu’un poste se libérerait et de venir vivre auprès de Neda en Ukraine. Neda loua un studio à Kiev, Vanadii fit de même à Francfort, et à tour de rôle ils se retrouvaient soit en Ukraine soit en Allemagne, comme deux amants clandestins. Ils se faisaient une raison se disant qu’ainsi ils échappaient à la routine qui finit par détruire les couples les plus unis, mais au fond d’eux-mêmes, ils aspiraient à ce banal quotidien qui leur avait toujours été refusé, à l’un comme l’autre. Au printemps, Neda fit part à Vanadii d’un projet qu’elle chérissait depuis longtemps, dernière étape du travail de deuil qu’elle avait entrepris lorsqu’elle avait décidé de devenir psychiatre : elle voulait retourner à Sarajevo, la ville de son enfance, parcourir ses rues, aller se recueillir sur la tombe de Dragana et revoir l’endroit où la maison de famille s’élevait jadis. Ils convinrent de s’y retrouver le premier samedi du mois suivant. Vanadii arriva le premier, en début d’après-midi. Le vol de Neda devait arriver de Belgrade à 15h20. Il avait deux heures à tuer, et en profita pour mettre à jour l’agenda de ses prochains vols. Vers 15h, il se dirigea vers le hall d’arrivée des vols intérieurs, impatient à l’idée de retrouver sa femme, un mot qu’il affectionnait et utilisait à tout bout de champ lorsqu’il parlait d’elle à un tiers. Neda n’avait qu’un petit bagage de cabine et serait sans doute l’une des premières passagères à franchir les portes. Il imagina sa mince silhouette, ses longs cheveux bruns, son sourire. Il savait à quel point les quelques heures qui allaient suivre allaient être éprouvantes pour elle, se demanda si elle allait supporter de revivre le cauchemar qu’elle avait enduré pendant si longtemps, mais il connaissait sa résilience et s’en trouva rassuré. A15h30, personne n’avait encore franchi les portes. Il jeta un coup d’oeil au tableau d’affichage, et constata que l’avion n’avait pas encore atterri. 15h45, puis 16h passèrent sans qu’aucun mouvement ne se détecte derrière les portes. Les gens autour de lui commençaient à s’agiter, des inconnus se regardaient, inquiets, cherchant des yeux un membre du personnel à qui demander des informations. Personne. A 16h35, un message s’afficha sur le panneau ; DELAYED 6 . Vanadii commença à s’inquiéter sérieusement, car si l’avion avait eu un retard au décollage, la tour en aurait été informée immédiatement et le message aurait été affiché dès l’heure prévue pour le décollage. A 17h, soit près de deux heures après l’ETA 7, les portes du sas d’arrivée s’ouvrirent, la foule retient sa respiration, trois officiels de l’aéroport s’avancèrent, précédés de plusieurs cameramen de RTS2. Le plus âgé des trois s’éclaircit la voix et déclara, face à la caméra. « Nous sommes au regret de vous annoncer que le vol Air Serbia 112 en provenance de Belgrade s’est écrasé pour une raison inconnue. Il n’y a pas de survivants. Nous invitons toutes les personnes ayant un proche à bord de cet appareil à se rendre au salon VIP Air Serbia immédiatement. » Il vécut les jours qui suivirent en pilotage automatique, parcourant les rues de la ville dans un état semi-comateux, le fantôme 6retardé 7EstimatedTimeofArrival de Neda à ses côtés, indifférent aux regards des passants qui se retournaient sur cet homme étrange, pas rasé, sale et qui parlait tout seul. Il faisait des arrêts fréquents dans les bars de la ville pour refaire le plein de vodka jusqu’à ce que, terrassé par l’alcool, il s’affale sur un banc, dans l’herbe ou sous un porche pour se réveiller en délire, hagard, ne sachant plus où il était. Il trouva la force d’appeler les parents de Neda, qui avaient été avertis le jour même du crash, et qui lui laissèrent carte blanche pour les obsèques. Il choisit de la faire ensevelir dans le cimetière du stade olympique, non loin de l’endroit où sa grand-mère et sa meilleure amie reposaient. Sur la pierre blanche, il fit graver son nom, deux dates et ces vers de Bregovic : Nema više sunca Nema više meseca Nema tebe, nema mene Ničeg više, nema joj 8 Vieux et malades, les parents de Neda n’avaient pu faire le voyage, et c’est seul qu’il vit le cercueil descendre dans la fosse par un beau matin d’avril. Ses écouteurs sur les oreilles, il écoutait Mesečina. Il rentra à Sofia et repris le travail aussitôt. Il se procura des antidépresseurs et parvint à faire bonne figure et à donner le change, malgré l’enfer qu’il vivait chaque nuit, naviguant entre l’Afghanistan et Sarajevo. Il restait devant son ordinateur, craignant d’aller se coucher, regardant pendant des heures tout ce qu’il pouvait trouver comme 8Il n’y a plus de soleil / Il n’y a plus de lune / Tu n’es pas là et je ne suis pas là / Hélas, il n’y a plus rien. Extrait de la chanson Mesečina. documents sur le siège de Sarajevo, scrutant chaque image à la recherche d’une petite fille de six ans qui s’appelait Neda. Il fit des copies d’écran de centaines de petites filles brunes qu’il agrandit et épingla aux murs de sa chambre, certain que Neda était là, veillant sur lui. Leur service fini, la chef de cabine apporta une collation aux deux pilotes ; le temps était clair, aucune turbulence, et l’avion avait atteint cette phase de vol entre les deux phases critiques que sont le décollage et l’atterrissage pendant laquelle l’équipage se détend quelque peu. Viktor raconta la rencontre étrange qu’il avait faite le matin même en venant à l’aéroport. Le visage du chauffeur du taxi dans lequel il avait pris place ne lui était pas inconnu, son nom, inscrit sur sa plaque professionnelle, ne lui disait rien, et ce n’est qu’en arrivant qu’à l’aéroport qu’il se souvint de lui. Un an auparavant, il était copilote sur un Sofia-Rome avec Yordanov comme commandant de bord. Ce dernier lui avait dit que ses parents étaient à bord, en transit pour New York où ils habitaient, et que dès qu’ils auraient atteint leur altitude de croisière, il lui laisserait un instant les commandes pour aller les saluer, ce qu’il fit, pour revenir quelques instants plus tard, blême. Sans un mot d’explication, il contacta Fiumicino, demandant à la tour d’alerter la police de l’air car il y avait deux passagers clandestins à bord qui avaient usurpé l’identité de deux ressortissants bulgares. A l’arrivée à Rome, la police les attendait au pied de la passerelle, et Viktor revit les visages défaits du chauffeur de taxi et de celle qui devait être sa femme passer devant lui, humiliés. Intrigué, Vanadii et la chef de cabine voulurent savoir comment l’affaire s’était terminée, mais Viktor n’en savait rien, car il n’avait eu l’occasion de revoler avec Yordanov, mais supposait que ses parents avaient dû renoncer à porter plainte, puisque le chauffeur en question avait repris le travail. A son tour, la chef de cabine, voulant surenchérir sur Viktor – qui lui plaisait beaucoup – raconta comment six mois plus tôt, alors qu’elle était encore chez Turkish, une Américaine avait eu un problème cardiaque sur un SofiaAmman qui avait dû atterrir en urgence à Damas, avec à bord une passagère clandestine syrienne cachée dans le tiroir d’une couchette de PNC et comment l’équipage avait décidé d’un commun accord de la cacher aux autorités locales. Arrivée à Amman, la pauvre femme avait été remise aux autorités jordaniennes et avait tenu à leur embrasser les mains à tous, sans exception. Il allait bientôt leur falloir s’occuper du check-up, et la jeune femme retourna préparer la cabine pour l’atterrissage. Viktor – grand buveur de café – en profita pour aller aux toilettes, refermant la porte blindée derrière lui. Cela faisait des mois que Vanadii attendait ce moment. Lorsque Viktor revint et lui demanda d’ouvrir la porte du cockpit par l’intermédiaire de l’interphone, il fit la sourde oreille. Il rentra dans l’ordinateur les coordonnées GPS de la prison de la Haye dans laquelle Ratko Mladič, le bourreau de Sarajevo, attendait que la justice des hommes statuât sur son sort, puis ajusta les écouteurs sur ses oreilles afin de ne pas entendre les cris de l’équipage qui avait commencé à attaquer la porte du cockpit à la hache. Dans sa playlist Bregovic, il choisit Mesečina, poussa le volume à fond et sentit l’avion plonger vers le sol.