música/musique - Revues Plurielles

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música/musique - Revues Plurielles
MÚSICA/MUSIQUE
Dulce Matias, la douceur
et la générosité des îles du Cap-Vert
entretien réalisé par Isilda Lukombo
ulce Matias est née et a
grandi au Cap-Vert, guidée
par la musique. Elle est
issue d’une famille de musiciens
très influente au pays, comme son
oncle John Matias, dont la brillante
carrière aura marqué toute la communauté. Enfant elle chantait les
chansons traditionnelles avec sa
mère et surtout avec son grand père
Nho Xima, violoniste très connu au
Cap-Vert. Dulce a la musique et le
chant dans la peau. Son timbre
naturel est unique mais a aussi été
perfectionné par le travail, la discipline et la rigueur.
Ses modèles sont Barbra Streisand
et, surtout, Ella Fitzgerald, son
modèle ultime, car le jazz reste pour
elle “la meilleure école pour
éduquer la voix” et le blues «le
rythme qui se rapproche le plus de
la nostalgie qu’éprouvent les Capverdiens pour leur pays.»
Très sensible au maintien de ses
racines, de sa culture et de sa
langue, Dulce a fait le choix de la
musique traditionnelle. Alors, Dulce
chante la morna, style musical le
plus connu; dansée en couple, la
morna se joue à un rythme lent sur
des textes nostalgiques exprimant
la “saudade”, le regret de l’amour
perdu, de l’exil et l’espérance du
retour. Elle chante aussi la coladera
jouée sur des rythmes plus rapides,
avec des instruments acoustiques
(violon, guitares, cavaquinho), sur
des sujets plus joyeux.
Pour cet album Mel d’Cana*,
Dulce s’est entourée de musiciens
virtuoses et de Rufino Almedia, alias
Bau, connu pour son rôle déterminant d’arrangeur auprès de Cesária
Évora.
D
Latitudes — La musique chez vous
c’est une affaire de cœur ?
n° 26 - avril 2006
LATITUDES
Dulce Matias — Mon grand père
disait souvent: la musique est la
beauté de l’âme et pour y arriver il
faut vraiment avoir l’amour de la
musique. C’est un métier que je fais
par amour et avec amour, je m’investis beaucoup parce que, en étant
auteur, compositeur et producteur,
c’est très important d’avoir un
regard sur mon travail qui est aussi
mon produit. Après la naissance de
ma fille, j’ai fait une pause au niveau
musical.
C’est vraiment très difficile de
travailler professionnellement parce
qu’il faut être bien entouré (avoir
une bonne équipe) ; ce n’est pas
très facile d’accéder au marché de
la musique, ce n’est pas évident
d’attirer l’attention des
maisons de disques sur
le travail des artistes.
Alors, pour contourner
ces difficultés, il y a trois
ans nous avons créé avec
Dennis Fina un label,
l’Atlantico Production.
J’ai eu le grand bonheur
de travailler avec ce
grand ami et d’avoir une
équipe merveilleuse qui
m’accompagne et me
soutient dans la production des albums, ce qui
me donne une grande
liberté et un vrai encadrement, indispensables
pour la réalisation de
mon travail de musicienne.
Latitudes — Quelle est la
place de la musique et du
folklore du Cap-Vert ?
D. M. — Étant originaire
de l’île de São Vicente,
c’est tout naturellement
que je chante la morna
et la coladera, musiques traditionnelles du Cap-Vert. J’aime beaucoup
l’île de Santiago, qui est un vrai et
riche centre culturel ; un endroit où
tout est une fête; dans l’île de Santo
Antão, on a la mazurka. Mais, effectivement, nous avons aussi le funana
qui a un rythme plus rapide (avec
des accordéons), le batuque et le
Cola Sonjom (São João), avec des
tambours, que nous fêtons traditionnellement les 21 et 22 juin. La
différence entre une coladera et un
funana est surtout au niveau du
rythme (le tempo dans le funana
étant plus rapide) et de la façon de
danser qui suit la musique.
La batuquada, avec des tambours,
est très proche du cola mais a beau-
Dulce Matias
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a l’agitation propre à sa préparation : ceux qui aident aux préparatifs de la fête, ceux qui s’amusent à
aller d’un village à l’autre sentir la
température, cherchant à avoir une
petite idée de ce que sera leur
carnaval. Il y a une grande mobilisation, c’est extraordinaire de voir
ce grand investissement humain.
Des festivals de musique ont lieu
tous les ans dans toutes les îles: Le
Festival de Baía a lieu à São Vicente;
le Festival de Gamboa, à Santiago;
le Festival de Boa Vista, à Boa Vista;
le Festival de Santa Maria, à l’île du
Sal... Ces festivals grandissent d’année en année, devenant internationaux avec des artistes venant de
l’étranger pour y participer, fait qui
apporte un plus à l’aspect artistique
et économique.
Après il y a la St. Jean (São João) et
Santo Antão, qui sont des fêtes religieuses où il y a le cola, avec les
tambours. Les gens vont assister à
la messe le matin dans un village
appelé Caldeira de Julião et après il
y a la fête : la musique, avec le cola,
et la gastronomie des îles du CapVert (la catchupada et le poisson
sec, fescabes).Tout le monde y participe, c’est extraordinaire!
Il y a aussi les fêtes de fin d’année:
Noël et la fête de fin d’année, qui
sont très importantes pour nous. On
les fête avec les Recordai (de petits
instruments de musique fabriqués
par les gens, avec les bouchons de
bouteille), pour que ça fasse du
bruit, et ils vont en chantant
«Recordai» taper de porte en porte ;
les gens les accueillent joyeusement. Les gens leur offrent de quoi
boire. C’est une façon de se souhaiter mutuellement bonnes fêtes...Ce
sont des fêtes auxquelles on tient et
qui sont vraiment très importantes.
coup plus d’instruments de percussion. Cependant, les thèmes de
composition ne varient pas, nous
chantons beaucoup la vie, l’amour,
le départ, la nostalgie (saudade),
ce sentiment qui nous prend et qui
nous brûle de l’intérieur quand on
part en laissant la famille, les amis,
et ces petites îles que nous aimons
tant. Dans “Mel d’Cana” je reviens
sur ce même sentiment, disant dans
l’un des morceaux : on n’a pas d’or,
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on n’a pas de pétrole, on n’a pas
de richesse mais on a cette joie de
vivre, cette amitié, cet amour qui
nous unit et qui solidifie les liens.
Latitudes — Pouvez-vous nous
parler des fêtes cap-verdiennes ?
D. M. — Les fêtes au Cap-Vert sont
un vrai moment de rencontre et de
partage. Le carnaval a une ambiance
assez particulière parce qu’il y a
plusieurs groupes qui défilent. Il y
Latitudes — Comment s’est déroulée
la composition de votre dernier
album, “Mel de Cana” ?
D. M. — C’est un disque que j’ai
composé en partie pour ma fille; j’y
fais référence à cette créole, à sa
beauté, à sa joie de vivre, à sa
couleur de peau, à sa capverdianité, qui est vraiment mel de cana
(sucre de canne), cela m’inspire
énormément. C’est aussi un clin
d’œil à toutes les capverdiennes,
LATITUDES
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mais cet album c’est surtout la
famille et le Cap-Vert, dont j’ai beaucoup de mal à me détacher.
C’est un disque très différent du
précédent, je n’ai pas travaillé dans
le même état d’esprit. Je l’ai composé
et écrit, je m’y suis complètement
investie. J’ai eu le bonheur de
travailler avec de grands artistes,
comme mon oncle Damião Matias,
et Bau (directeur artistique et arrangeur de Cesária Évora), qui est venu
avec toute sa gentillesse faire les
arrangements de cet album. J’ai
aussi eu la chance de travailler avec
une excellente équipe de musiciens:
Hernani, José Paris, Luis Ramon et
Jass. Cette équipe merveilleuse a
accueilli avec enthousiasme mon
projet et nous a permis de réaliser
cet album. Ils sont venus du CapVert et l’on a enregistré ici. Ils ont
travaillé chaque thème (on en a fait
dix) avec beaucoup de précision.
Nous avons fait un grand travail
acoustique, car je voulais que le
disque soit intime sans être privé.
Venant d’une famille de musiciens,
où chacun joue un instrument et
chante, j’ai été très tôt influencée
par les sonorités. Il fallait que j’entende les accords et pour cela nous
avons fait un vrai travail de recherche acoustique.
Latitudes — On sent dans cette
musique votre attachement au CapVert...
D. M. — J’y tiens à cette capverdianité, et à l’africanité parce que je
pense qu’il faut avoir des bases.
Dans “Mel de Cana” on a de la coladera et de la morna, mais je n’en
reste pas là, j’exploite la richesse
polyphonique des îles du Cap-Vert.
J’ai vécue entourée de gens qui
faisaient du “batuque”(tchabeta).
Ce sont les premiers rythmes qui
sont nés au Cap-Vert et c’est un héritage africain. C’est une musique très
corporelle, dans laquelle il y a beaucoup de poésie, pleine de richesse
d’âme, les gens y mettent ce qu’ils
ont en eux. Le choix des thèmes
étant très large, on y retrouve les
tambours, la percussion du Cap-Vert
(finaçon). Il n’y a pas très longtemps, j’ai entendu un morceau qui
m’a beaucoup plu sur le thème du
Sida. L’auteur-compositeur a voulu,
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LATITUDES
de par sa poésie, passer un message
de prévention tout en s’inspirant de
la musique folklorique capverdienne.
Ce sont des rythmes entraînants, qui
nous invitent à danser, mais ce fait
n’empêche pas de parler de sujets
graves. Le batuque se marie bien
avec d’autres rythmes, il peut s’ouvrir et se marier à d’autres musiques.
J’accueille aussi d’autres influences
musicales, la bossa, la samba...Je
mélange ces musiques que j’aime.
C’est le fait d’être une africaine et
une cap-verdienne qui me donne
des forces pour me battre, parce
que ce n’est pas évident de vivre
loin de chez soi, quoiqu’en arrivant
en France j’ai eu la chance de compter sur la présence à mes côtés de
personnes de ma famille et, professionnellement, d’être accueillie par
des personnes merveilleuses, qui
m’ont beaucoup aidée, comme
Jovino dos Santos, Morgadinho et
Teófilo Chantre, qui m’ont ouvert
des portes. Cela je le partage avec
mon public par ma musique.
Latitudes — Vous serez bientôt au
Cap-Vert ?
D. M. — Oui, je pars la semaine
prochaine pour aller chanter à l’académie de musique. C’est une invitation qui m’a beaucoup touchée; j’ai
été invitée par D. Isaura, maire de
São Vicente. Je suis très heureuse
de chanter à l’occasion de la
semaine sportive à São Vicente et,
en même temps, de faire un clin
d’œil à l’académie de musique. C’est
une grande joie que de retrouver
les miens ; je sais qu’on fera la fête.
Latitudes — Nous savons que la
transmission des valeurs aux plus
jeunes nés dans la diaspora est très
importante pour vous...
D. M. — C’est très important d’avoir
une identité, d’avoir des racines
pour avancer dans la vie, et, pour
cela, il nous faut transmettre nos
repères culturels. Les liens des
jeunes au pays ne sont pas les
mêmes que les nôtres. Nous y
sommes nés, notre apprentissage
culturel s’est fait naturellement.
Pour les jeunes nés dans la diaspora, il est fondamental de leur
donner l’envie de connaître le Cap-
Vert et c’est à nous les parents de
leur transmettre ces valeurs. Il est
indispensable d’apprendre aux
enfants la langue (le créole/le capverdien), il faut leur en parler, l’expliquer. La langue est un lien très
important, il faut les amener en
vacances, leur faire écouter la musique traditionnelle, cela permet de
réveiller leur curiosité. Pour construire
l’identité de ces jeunes, il faut leur
faire connaître leur pays, qu’ils
sachent d’où ils viennent; et cela ne
concerne pas que le Cap-Vert, c’est
valable aussi pour tous les parents
émigrés.
Latitudes — Vous travaillez beaucoup auprès des enfants ?
D. M. — Je suis une maman très
heureuse. En tant qu’infirmière, j’ai
travaillé dans des hôpitaux. J’ai vu
la souffrance des enfants. C’est
important de se mobiliser et de venir
en aide aux enfants souffrants; les
hôpitaux manquent de bénévoles.
J’ai adhéré à une association malgache; le mois dernier, j’ai participé à
un forum à la mairie du 15e Arrond.
de Paris. C’est une association qui
réunit des fonds pour la construction d’écoles, pour les soins aux
enfants malades et qui permet le
transfert de compétences dans le
domaine médical en faveur des
enfants.
Je fais aussi partie de l’association
Criança de Hoje et de Amanhã qui
fait un travail extraordinaire en
faveur des enfants du Cap-Vert. Je
soutiens ces œuvres parce que ce
sont des initiatives positives et
importantes. O. M. est une des ces
associations qui travaille beaucoup
pour les enfants, organisant des
collectes de fonds, et je n’oublie pas
sa présidente, Mme Zézinha Chantre,
une femme extraordinaire d’une
grande générosité. C’est important
qu’on se mobilise tous pour ces
grandes causes ; je reste ouverte
(dans la mesure de mes possibilités) aux propositions d’associations
ayant un projet humanitaire et social
intéressant G
* Mel d’Cana regroupe les compositions suivantes : 1.Eli que nhe Munde,
2 Nos Passo de, 3 Convencia, 4 Dismoi la vérité, 5 Terra Sabe, 6 Baia
de Sanvicente, 7 Mel D’Cana,
8 Sentimente, 9 Vigança 10 Injuria.