cinqua - Julien Bécourt

Transcription

cinqua - Julien Bécourt
DC: Elle m’a invité à participer à un projet qu’elle avait en tête,
alors que je vivais encore à Los Angeles.
Elle m’a envoyé un DVD de son travail
et je connaissais et j’adorais déjà la musique de Peter Rehberg, je me suis donc
laissé tenter. Quelques mois plus tard,
je suis venu faire une lecture à Lyon. Je
suis resté trois jours de plus en France
et nous avons conçu un tiers d’ “I Apologize” à partir de ces premières sessions
de travail. On s’est tout de suite bien
entendu, l’alchimie était parfaite.
GV: Oui, nous nous complétons parfaitement. Peter (Rehberg),
Stephen (O’Malley), Dennis et moi
fonctionnons dans le travail comme une
seule et même entité.
Ed
Te m pe l to n
Gisèle, peux-tu me parler de ta première création avec Etienne BideauRey, “Splendid’s”, autour d’un texte de
Jean Genet?
GV: Je voue une immense
admiration pour Jean Genet. Une des
difficultés que nous avons rencontré,
Etienne-Bideau-Rey qui a cosigné la
pièce, et moi-même, c’est que nous ne
pouvions pas garder le texte en intégralité, il fallait faire des coupes. Je ne
pense pas que nous ayons fait un mauvais travail, mais j’étais un peu réticente
sur le principe.
A ce moment là, nous étions en résidence dans le studio d’Anne Teresa de
Keersmaeker qui sait travailler l’écriture
scénique en rapport avec la musique
d’une manière incroyablement subtile.
Nous souhaitions travailler sur une pièce
où le texte se mêlerait à la musique
et se détacherait des corps. Il y a une
quantité de pièces que j’aime lire, mais
que je n’imagine pas pouvoir mettre en
scène. A l’exception de certains auteurs
comme Heiner Müller par exemple.
Dans mon travail de metteur en scène,
j’ai besoin d’accorder plus d’espace à la
musique, créer un environnement autant
sensoriel que textuel, où la musique,
et tous les éléments qui caractérisent
l’écriture scénique jouent un rôle aussi
important que le texte en lui-même. Dès
lors, il m’a paru nécessaire de collaborer
avec des artistes qui comprennent ma
démarche et se se sentent prêts à s’investir dans un tel projet. C’est à cette
époque que j’ai décidé entre autres de
contacter Peter Rehberg, qui est l’un
de mes musiciens préférés, et qui s’est
montré très enthousiaste. Son album
“Get Out” me semble être très important.
La collaboration avec Gisèle était-elle
ta première expérience de théâtre?
DC : Non, dans les années
80, j’ai travaillé pendant près de dix ans
en collaboration avec Ishmael HoustonJones, un metteur en scène et chorégraphe américain. On a conçu ensemble
trois pièces importantes et de nombreuses performances. Notre dernière
Comment s’élabore la mise en relation
entre le texte et la mise en scène?
DC: Je ne suis pas l’un de ces écrivains
qui pensent que le texte est au-dessus
de tout. J’aime au contraire l’idée que
le texte n’ait pas plus d’importance que
les comédiens, le décor ou quoique ce
soit d’autre. Ce n’est pas comme si il
y avait déja un texte existant et intouchable à mettre en scène, c’est le fruit
d’un travail en commun, j’apporte des
idées, je suggère qu’il y ait du texte à tel
moment et pas à d’autres, ou je propose
à Gisèle une scène qui irait bien avec le
texte que j’ai écrit et réciproquement.
C’est très organique. Sauf pour “Jerk”,
bien sûr, dont le texte pré-existait avant
la pièce.
GV: Oui, notre processus
créatif se construit comme un long dialogue.
DC: Pour la dernière création, on en a parlé pendant six ou sept
mois et ça se développait au fur et à
mesure. C’était parfois Gisèle qui apportait la touche finale à une idée que
j’avais eue pour le texte. Ce sont surtout
ces échanges qui contribuent au développement de la pièce. C’est le même
processus qui s’opère entre Stephen et
Peter pour la musique.
GV: J’essaye d’être la plus
fidèle possible au contenu et à la structure du travail de Dennis. Pour moi,
Dennis est avant tout un poète, ce qui
est très important car j’ai toujours mis
l’écriture sur le même plan que la musique dans une performance. La poésie
fait le lien entre le son et le sens.
Oui, dans tes pièces, je ressens exactement cela, le texte apparaît et disparaît
comme la musique, il fluctue de manière non linéaire, comme des images
mentales. C’est un peu comme être
dans la tête des personnages, la réalité
et le fantasme se confondent... Dennis,
tes livres fonctionnent aussi sur ce type
de structure fragmentaire, où la narration est comme un puzzle que le lecteur
reconstitue mentalement à partir d’éléments qui paraissent au départ très
factuels. As-tu une idée précise de la
structure de ton récit quand tu entames
l’écriture d’un livre?
DC: Essentiellement, oui.
Je passe en général plus d’un an à travailler sur la structure, c’est la première
chose que je fais. Sur le livre que je suis
en train d’écrire, je travaille sur une
structure incroyablement complexe,
c’est un vrai défi. Le danger, c’est que
la structure soit si stricte et si tordue
qu’elle en devienne trop schématique
ou trop fastidieuse, je me laisse donc
une marge d’improvisation, même si la
structure de base est toujours là. C’est
ma façon de faire, je ne peux pas travailler autrement. Je suis autodidacte,
je n’ai jamais appris à écrire de manière
académique, je n’aime pas la structure
narrative traditionnelle. mon procédé
de tavail n’est pas si éloigné de la mise
en scène d’une pièce de théâtre finalement. Il faut trouver un équilibre, un
développement, garder en tête un fil
conducteur sans tomber dans le cliché
romanesque. Mais cet axe peut changer
en cours de route, au fur et à mesure
que l’on travaille dessus. Il me faut parfois des années pour finir un roman.
Vous développez l’un et l’autre une
forme de mythologie intime qui s’arti-
Dennis, tu habites à
Paris depuis plusieurs
années. Le fait de
déménager en France a-t-il eu une
influence sur ta manière de voir les
choses, sur ta perception de la sexualité?
DC: En ce qui concerne
la sexualité, pas vraiment! (rires) Si ce
n’est qu’il y a beaucoup plus de gens qui
prêtent à nourrir les fantasmes ici (rires)
mais en dehors de ça... Je ne me suis
pas vraiment penché sur la question.
Bien sûr, cela a forcément une influence.
Etant donné que je suis obsédé par la
culture française depuis que je suis gamin, toutes mes influences majeures
sont françaises, donc d’une certaine
manière, c’est comme si j’étais venu habiter dans un monde dans lequel je vivais
déjà dans ma tête. Ce n’est donc pas si
dissemblable. Mais oui, forcément, il y
a une influence. Le roman sur lequel je
travaille en ce moment est spécifiquement un hommage au roman français,
cela se passe en France, les personnages
sont tous français, cela a donc eu une
influence au sens littéral. Côtoyer des
français m’a beaucoup changé, c’est
certain, mais je ne sais pas exactement
dans quelle mesure! (rires)
Est-ce que tu ressens des comportements sociaux différents en terme de
sexualité? As-tu l’impression que les
français ont plus ou moins de tabous?
DC: Il y a une façon d’être
en France qui est différente de celles
des Américains, pas seulement en terme
de sexualité. C’est plus en terme général, à un niveau intime, une manière
de garder les choses pour soi, d’être
plus intériorisé. Il existe tout un tas de
choses qui ont une qualité spécifiquement française, sans tomber dans les
généralisations stupides, que je ressens
sans arrêt et que j’apprécie beaucoup.
D’un point de vue sexuel aussi. Mais
à vrai dire, je ne peux pas vraiment
parler en terme pratique, je ne passe
pas mon temps à courir après un bon
coup! (rires) Je trouve les mecs français
incroyablement attirants, mais c’est
un point de vue qui n’engage que moi.
Cette interview va vraiment trop loin...
(rires) C’est vraiment différent, oui...
Et en ce qui concerne la réception de
tes livres?
DC: Je pense qu’ils sont
mieux compris ici. Les français ne sont
pas scandalisés quand le sexe et la
violence sont associés dans une fiction
littéraire. La France a de toute évidence
une longue tradition de littérature érotique qui n’existe pas aux Etats-Unis. Là
bas, tu as William Burroughs et Kathy
Acker, point final.
On pourrait aussi mentionner Samuel
Delany, Philip Jose Farmer, JG Ballard
ou Donald Barthelme, qui se sont attachés aux fantasmes sexuels les plus
déviants comme à un symptôme de
l’ère postmoderne.
DC: Oui, mais le sexe et la
violence ne forment pas le coeur de leur
oeuvre. Ils s’y sont risqués une ou deux
fois seulement, cela reste très minoritaire. Leurs livres les plus sulfureux ont
été publiés de manière quasi-clandestine, quand ils n’ont pas été purement et
simplement censurés. C’est seulement
au cours de ces dix dernières années
qu’ils ont été officiellement réédités,
pour ne pas dire réhabilités. Aux EtatsUnis, je dois systématiquement encaisser toutes sortes de réactions hostiles,
les gens s’offusquent, clament que ce
que j’écris est malsain, répugnant, choquant, horrible. En France, le débat est
dépassionné, on va te dire «ça n’est pas
mon truc», tu risques au pire d’être marginalisé, mais les arguments critiques
portent principalement sur le style
littéraire. Je n’ai pas pas à subir toute
cette répression morale, ces réactions
véhémentes et arrogantes de gens qui
m’assimilent à un monstre et me lyncheraient pour moins que ça. C’est une
différence fondamentale.
Ton travail s’inscrit dans une généalogie d’écrivains européens: Rimbaud,
Mallarmé, Lautréamont, Genet, Pasolini, Robbe-Grillet...
DC: Oui, il y en a des milliers!
C’est ce qui explique sans doute que
les Américains sont souvent fascinés
par cette culture, le fait qu’il y ait eu
autant d’écrivains transgressifs en
Europe depuis des lustres, tandis que
l’Amérique s’est bâtie sur une identité
puritaine, sans rien qui la précéde. La
pornographie n’y est pas considérée en
termes artistiques, elle s’est fabriquée
au vingtième siècle avec l’économie capitaliste. J’ai souvent remarqué à quel
point les artistes américains fantasment
sur cette tradition libertine européenne.
Réciproquement, les français fantasment aussi beaucoup sur les écrivains
américains, il y a toute une mythologie
qui s’est construite autour...
DC: Sans aucun doute. Pour
le meilleur et pour le pire!
Tu as longtemps publié un fanzine new
yorkais qui s’appelait Little Caesar.
DC: Oui, je faisais tout tout
seul, j’écrivais les textes, je les envoyais
à l’imprimeur, je faisais les photos la
mise en page... Je pouvais écrire à tous
les artistes et les écrivains qui m’intéressaient, c’était un fanzine très hip, très
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beaucoup appris d’elle. Parallèlement,
mon grand-père était artiste, et j’ai appris à sculpter le bois chez l’un de ses
amis. Mais c’est vers treize ou quatorze
ans que j’ai commencé à fabriquer des
poupées avec ma meilleure amie, Vidya
Gastaldon - qui est depuis devenue une
plasticienne connue. On créait des figurines d’Iggy Pop, d’Helmut Berger... On
en a fait peut-être une quinzaine. Il faudrait que je les retrouve un de ces jours.
Et la première chose que Vidya a fait
quand elle était étudiante en arts plastiques, c’est de construire une maison
pour y installer ces poupées.
Vous jouiez avec?
GV: On était surtout passionnées par la confection des poupées
en elle-même et par la fabrication de
décors et d’environnements dans lesquelles on les mettait en scène. Après
cela, je me suis surtout focalisée sur
mes études de philosophie. Je rêvais
toujours de fabriquer des poupées
mais je n’avais pas de connaissance
spécifique de l’art de la poupée. C’est
grâce à ma mère que j’ai découvert des
artistes comme Hans Bellmer et Pierre
Molinier. J’adorais les arts visuels et les
films d’animation. J’essayais de savoir
comment aborder les poupées sous
l’angle des arts visuels. Je ne connaissais pas vraiment le théâtre de marionnettes, mais je m’intéressais déjà beaucoup au théâtre. Lors de mes études de
philosophie, j’ai tenté le concours d’entrée à l’Ecole Supérieure National des
Arts de la Marionnette, comme j’ai été
acceptée, cela a dévié mon parcours.
J’appréciais énormément le travail de
plasticiens comme Pierre Molinier, Annette Messager, Mike Kelley, c’était ce
type de rapports à la marionnette qui
me passionnaient. L’aprentissage des
techniques de marionnettes traditionnelles m’a énormément intéressée, et
ce qui était considéré comme la marionnette contemporaine m’a plutôt déçu,
ce goût est toujours actuel, concernant
les travaux effectués avec des marionnettes, ce sont toujours les travaux réalisés par des plasticiens qui me semblent
les plus pertinents.
La langue aussi a joué un grand rôle.
Ma mère est autrichienne, et j’ai vécu
en Allemagne quelques années. J’avais
une relation très affective à la langue
allemande. Cela peut paraître simple,
mais ca a été très important pour moi
à l’époque ce rapport à la langue allemande, je suis tombée amoureuse de
la langue allemande et de la culture
germanique et cela a même eu des répercutions dans ma vie affective. Par la
suite, je me suis prise de passion pour la
langue anglaise. Si j’aime la littérature
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Gisèle Vienne: J’ai commencé
par lui envoyer des mails en 2003, mais
nous nous sommes rencontrés et nous
avons commencé à travailler ensemble
en 2004.
collaboration était en 1990, et je n’avais
pas remis le pied à l’étrier depuis. Son
travail est très différent de celui de Gisèle. Je ne savais pas vraiment à quoi
m’attendre quand j’ai commencé à
travailler avec Gisèle, c’était totalement
nouveau pour moi, et ça s’est passé
merveilleusement bien.
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Quel fut le point de rencontre de votre
collaboration?
Dennis Cooper: C’est difficile à définir, car nous fonctionnons de
manière tellement similaire que c’est
une sorte de compréhension spontanée.
J’étais plus précautionneux au début,
mais maintenant ça marche tout seul,
sans même qu’on se pose de questions. Gisèle et moi avons beaucoup de
points communs! Nous connaissons nos
centres d’intérêts respectifs, nous savons donc à l’avance ce qui nous plaira
mutuellement. Mais pour répondre à
ta question, je ne sais pas... les adolescents morbides? (sourire)
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Paris, 24 mai 2010.
De ton côté, Gisèle, qu’est-ce qui t’as
mené aux marionnettes et à la mise en
scène? Tu as commencé par étudier la
philosophie, je crois...
GV: Quand j’y pense rétrospectivement, la musique est mon plus
long apprentissage artistique. J’ai commencé à l’âge de six ans et j’ai arrêté
quand j’avais vingt trois ans, alors que
je jouais de la harpe dans un orchestre
semi-professionnel. Entre dix sept et
vingt trois ans, j’ai hésité entre la musique et des études littéraires et philosophiques. Ma mère était plasticienne,
j’ai donc énormément dessiné et j’ai
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Vie n n e
et
Dennis
Co o p e r
E nt re t ie n p a r
Ju l ie n B é co u r t
apprécié à l’époque. Andy Warhol, Johnny Rotten, plein de groupes y ont contribué. C’était génial, ça m’a permis de les
approcher et de me faire connaître par
la même occasion.
Photos et poupées réalisées par Gisèle Vienne.
Extraites de l’exposition «40 portraits, 2003-2008»
Photo © Gisèle Vienne.
G i se le
cule autour du fantasme. Chez Gisèle,
cela correspond à certains archétypes
de la tragédie, avec une esthétique très
référencée à la tradition romantique,
au surréalisme et à des rites primitifs
ancestraux. Chez Dennis, on est davantage lié au mode de vie urbain contemporain, à internet, à une sexualité gay
très ancrée dans le présent. D’une
certaine manière, j’ai l’impression que
Gisèle traduit la part la plus onirique du
fantasme, tandis que Dennis possède
une approche plus littérale et ‘naturaliste’, même si au final vos travaux sont
complémentaires dans l’imaginaire de
la transgression sexuelle.
GV: Oui, il y a toujours
beaucoup de références contemporaines
dans mes pièces et les personnages
qui les traversent sont issus de notre
époque. C’est avant tout l’aspect le
plus archaïque et cérémonial du theâtre
qui m’intéresse: j’aime
les ventriloques, les
costumes, les masques
primitifs, les artifices
comme la fausse
neige... Dans “Kindertotenlieder”, je faisais
intervenir les Perchten,
par exemple, qui sont
des personnages de
démons issus d’une
fête païenne qui se
tient chaque année
dans certaines régions
d’Autriche. Ce qui
m’intéresse, c’est de
transposer cette fonction rituelle, parfois
même religieuse, dans
un contexte contemporain. A l’exception
d’ “Une Belle Enfant
Blonde”, j’utilise toujours des personnages
contemporains.
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A partir de quand as-tu cherché à exprimer des fantasmes érotiques à travers
des marionnettes?
GV: C’est principalement
par le biais de Bellmer et Molinier que
j’ai développé mon intérêt pour les arts
de la marionnettes, cet art a donc été
dès ses débuts, dans mon approche, lié
à l’érotisme.
GV: Dans les arts visuels,
c’est le même type d’enchevêtrement
que j’apprécie. Hans Bellmer était à
l’origine un designer industriel. C’est
cette formation qui l’a poussé à encastrer ses dessins érotiques dans des
perspectives très pures et géométriques,
proches du design abstrait. Il y a aussi
Trevor Brown, qui a fait des séries de
dessins S/M classiques japonais sur
fond de motifs à intervalles réguliers.
La tension qui se dégage de cette superposition d’un corps désorganisé,
chaotique, à la rigueur de l’abstraction
géométrique me semble très forte et
stimulante. Je pense que ça s’applique
aussi à l’architecture. Cette même tension peut se retrouver entre un corps et
une architecture.
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GV: On a en projet un film
adapté de “Jerk”, c’est en stand-by pour
l’instant.
Tu fais souvent référence à Internet et
à la game-culture dans tes romans...
DC: Oui, je suis intéressé
par ce type de structure parcellaire
plutôt que par la narration linéaire
qu’adopte la plupart des romans. Je
puise mon inspiration dans les chatrooms, les sites internet, les trains
fantômes ou les jeux videos. J’adopte la
même structure labyrinthique, comme
si on se déplacait d’une pièce à l’autre.
“Salopes” est entiérement construit
selon une structure propre aux sites Internet.
Par ailleurs, j’utilise mon blog pour
faire partager des choses, mais aussi
pour étudier le développement d’une
arborescence constituée de moments
saisis dans le temps, de liens internet
et de bribes de textes qui proliférent
et finissent par s’auto-structurer. C’est
aussi une manière de disséquer les différents moments d’une vie, une forme
de mémoire virtuelle. Un memento, en
quelque sorte.
Quand j’ai écrit “Dieu Jr.”, j’ai beaucoup
utilisé l’idée du jeu video, qui comporte
une dimension très très narrative, mais
qui est aussi comme un puzzle qu’il faut
décrypter, tu ne peux pas avancer si tu
n’es pas passé d’abord par ici ou par
là, si tu n’as pas relevé tel ou tel indice.
C’est la même chose avec internet.
C’est une technique d’écriture très
“mallarméenne”.
DC: Oui, exactement!
Ton prochain livre est-il axé sur le
même type de structure?
DC: Dans celui-ci, la sructure est encore plus compliquée, trop
compliquée à expliquer!
Le titre est “The Marble Swarm”. Le
narrateur est un garçon dont le père,
collectionneur d’art, a fait fortune en
inventant un jargon qu’il a appelé “the
marble swarm” (“l’essaim de marbre”
en français). C’est un dialecte qui a
comme point de départ le français,
combiné à d’autres langues. Le narrateur en a appris les rudiments, mais il
est trop défoncé pour en maîtriser la
syntaxe. Tout le roman porte sur cette
manière dont le gamin déforme ce langage, en plaçant l’américain au centre
Tel que tu en parles, ça m’évoque le
“Traité de l’Eloquence Vulgaire” de
Dante revisité par Gregg Araki. Est-il
encore question d’adolescents morbides?
DC: Hmmm, c’est un peu
différent. Disons qu’il y a beaucoup
d’emo-kids, ça c’est pour la référence
contemporaine (rires), et un certain
nombre d’entre eux se fait dévorer. Cela
dit, le personnage principal est âgé de
22 ans, ce n’est donc plus vraiment un
adolescent. Mais en effet, il y a pas mal
d’emo-kids que des mecs pervers ont
envie de croquer. Et on ne peut pas les
blâmer, qui n’a jamais eu envie de se
mettre un emo sous la dent ? •
“Jerk/Through Their Tears” par
Gisèle Vienne, Dennis Cooper, Peter Rehberg,
CD+book. Editeur DISVOIR / serie ZagZig.
2 éditions, une anglais et l’autre française.
Sortie prévue : avril 2011
“Je cherche à refléter cette
que nous sommes est en train de créer,
plus encore que tout ce qu’on a fait
avant est plus proche d’une installation
As-tu déjà écrit pour le cinéma?
DC: J’ai écrit trois films
pornos qui ne se sont jamais montés et
un scénario pour un film qui est toujours
en cours de production. C’est à peu près
tout. En revanche, je joue un petit rôle
semi-improvisé dont j’ai écrit le dialogue
dans le prochain film de Christophe Honoré.
à la place du français. Il est difficile de
démêler quelle est la part de vérité et de
mensonge, qui est mort et qui ne l’est
pas, qui ment et qui dit la vérité. L’intrigue porte sur une maison hantée et
un psychopathe cannibale, on découvre
qu’il existe un double du personnage
principal... Il y a plusieurs strates de
significations superposées. D’une certaine manière, cela se rapproche d’un
polar ou d’un récit horrifique, tout en
étant infiniment plus compliqué et ambitieux que tout ce que j’ai écrit jusqu’à
présent. C’est finalement plus proche
du travail de Gisèle. C’est elle qui m’a
influencé! (rires)
dualité conflictuelle que tout
DC: Cette nouvelle pièce
Dennis, tu as un livre en
cours?
DC: Oui, je
travaille sur un roman en
ce moment, qui se passe
donc en France. Le personnage principal est un
cannibale français de 22
ans. Mon éditeur se ferait
un plaisir d’ajouter que je
publie deux autres livres le
mois prochain. Un recueil
de poèmes intitulé “Les
Mauviettes” et “Un Type Immonde”,
un recueil de nouvelles dont “Jerk” fait
partie.
le monde porte en soi et qui
Il y a dans tes mises en scène une
véritable exagération de cette dimension hiératique, froide et austère de la
Beauté, au point où l’on peut aussi y
percevoir une forme d’humour noir, de
distanciation. Le lyrisme grandiloquent,
les stéréotypes romantiques, l’emphase
en mouvement que d’une
pièce de théâtre ou d’une
chorégraphie.
se traduit par deux directions
esthétiques opposées: la beauté
Cela dit, l’architecture n’est pas liée
seulement à des paramètres esthétiques, elle est censée prendre en
compte des paramètres sociaux. Selon
Wittgenstein, l’éthique et l’esthétique
ne font qu’un. Dès lors qu’on dissocie
les deux, cela peut devenir facilement
dangereux. On retombe à nouveau sur
cette notion ambigüe: peut-on reconnaître la valeur d’une esthétique sans
cautionner l’idéologie qu’elle soustend?
GV: Oui, c’est toujours
la même question: peut-on expurger
de leur connotation politique certains
idéaux esthétiques? Il y a toujours eu
cette forme de manipulation chez les
hommes politiques qui savent exactement comment toucher la corde
sensible et les sentiments plutôt que la
raison et la réflexion. Ils font donc bâtir
ces architectures magnifiques et impressionnantes pour que le peuple soit
fasciné par cette beauté monumentale
qui les remue émotionnellement mais ne
s’adresse pas à leur esprit.
En ce qui concerne mon travail, je ne
fais aucunement appel à cette réalité
historique, je travaille à un niveau intime
et personnel, sur cette dualité que tout
le monde porte en soi, cette terreur personnelle que l’on s’inflige pour donner le
meilleur de nous-même, mais qui peut
tout aussi bien basculer dans l’extrême
inverse, dans le nihilisme et l’auto-destruction. Cela peut paraître simple, mais
c’est essentiel. Je cherche à refléter
les tensions internes qui nous animent,
ce qui se traduit par deux directions
esthétiques opposées que je m’efforce
de faire converger. Je m’attache à la
dimension humaine de cet entre-deux, à
cette tension qui nous régit.
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CINQUANTE
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GV: Dans “I Apologize”,
“Kindertotenlieder” et “Jerk”, j’ai
beaucoup utilisé ces éléments qui proviennent à la fois d’Halloween, des
carnavals, des maisons hantées, tout ce
folklore horrifique. Mes pièces se situent
quelque part entre le théâtre Nô et Halloween. Ce sont deux traditions très éloignées mais j’ai autant de respect pour
l’art le plus sophistiqué et le plus raffiné
que pour les traditions plus populaires.
“Eternelle Idole”, la pièce que tu as
monté dans une patinoire, pullule aussi
de références cinématographiques, en
particulier aux films de genre: la comédie musicale, le giallo, la série B de
science-fiction... J’ai juste trouvé que la
soucoupe volante qui apparaît au final
avait une taille un peu dérisoire.
GV: Je devais choisir entre
la grande soucoupe volante et la grande
patinoire. J’ai finalement opté pour la
grande patinoire! J’aime bien l’idée que
la soucoupe ait l’air d’un jouet. Le fait
qu’elle soit petite donne l’illusion qu’elle
a atterri sur une immense planète inconnue. Et il me semblait important qu’on
ait la certitude qu’elle ne décollera jamais.
grand-guignolesque.... Cela évoque aussi bien des mythes ou des contes très
anciens que des films d’exploitation,
des cérémonies S/M ou des concerts
Black Metal. C’est toujours d’un froid
clinique, d’une rigueur autoritaire. Dennis, ton style d’écriture possède aussi
cette qualité neutre et froide. Est-ce
que c’est une méthode pour se confronter à ces sentiments ambigus, pour
établir un contraste avec la violence et
la confusion qui se manifestent derrière
cette rigueur apparente?
DC: Oui, ma prose est toujours très limpide, même si le contenu
tourne autour des déviances sexuelles
les plus morbides. Tout est à sa place, je
cherche à ce que la structure soit bien
équilibrée. Une fois cette structure définie, le contenu peut aller complétement
à rebours de cette clarté apparente et
c’est cette combinaison qui m’intéresse.
liée à l’ordre et à la
GISELE VIENNE
Je perçois cela très bien, je suis fasciné
par les maisons hantées et les trains
fantômes depuis tout gosse. Ca ne m’a
jamais vraiment quitté...
DC: Tu devrais aller à Los
Angeles pendant Halloween, la ville est
remplie de maisons hantées, c’est absolument incroyable. Tout le monde décore
sa maison de manière extrêmement
sophistiquée, du garage au palier. Des
millions de dollars sont investis dans des
attractions de maisons hantées, comme
celle créée par Clive Barker.
Tes derniers spectacles, en particulier
I Apologize, ont été le sujet de controverses. On t’a reproché d’esthétiser
la violence sexuelle, de véhiculer une
idéologie douteuse... A ce sujet, peux-tu
parler de ta prochaine création pour le
prochain festival d’Avignon?
GV: Ma prochaine création, “This is how you will disappear”
que je réalise en collaboration avec
Dennis Cooper, nous nous intéressons
à la beauté liée à l’ordre en articulation
avec la beauté liée au désordre. C’est
toujours dangereux de manier ces esthétiques, on prend le risque d’être mal
compris. Cela mérite une explication.
Ces contraires esthétiques ont toujours
traversé mon travail, mais mes pièces
traversaient toujours principalement
l’un des ces deux champs esthétiques.
Il m’a semblait nécessaire de travailler
sur l’articulation de ces contraires au
sein d’une seule pièce. Dans “Kindertotenlieder”, je lie le lyrisme romantique
allemand à l’écriture de Dennis Cooper
en travaillant sur la beauté liée à la
ruine. “Une Belle Enfant Blonde” (avec
Catherine Robbe-Grillet), met en scène
plutôt une beauté liée à l’ordre, et il me
semble que ce rapport à la beauté peut
paraître plus choquant, plus dérangeant
ou plus sujet à controverse. Cette forme
de beauté liée à l’ordre a été utilisée
par l’extrême-droite car cette esthétique
séduisante de la perfection a été détournée à des fins politiques. Bien entendu,
cette beauté-ci dissimule un mauvais
goût et une idéologie qui est pire que
tout. Avec “Une Belle Enfant Blonde”,
je tentais justement de subvertir cette
esthétique de la perfection, de la réhabiliter en la détournant de l’idéologie
fasciste, précisément. Il y a une vraie
force et une vraie beauté dans les corps
parfaits et athlétiques, dans les marches
militaires... Mais évidemment, ça paraît
toujours plus choquant que si tu voues
un culte à une rockstar complétement
défoncée et décadente. Je pense qu’il
est intéressant d’admettre que cette
forme de perfection est attirante et de
tenter de comprendre pourquoi cela
nous séduit autant et comment les nazis
se sont appropriés cette esthétique.
perfection et la beauté
liée à la ruine et à la
destruction.”
Oskar Schlemmer aussi?
GV: Oui, mais c’est venu
plus tard. C’est aussi grâce à toutes ces
techniques mixtes comme le collage ou
l’animation, via le surréalisme, que j’en
suis venue aux marionnettes. Les techniques traditionnelles de la poupée me
captivaient. Ma plus grande révélation
a été le théâtre japonais Bunraku-za
d’Osaka. C’est considéré comme un art
noble au Japon, et non un art populaire.
Il y a en général trois marionettistes
vêtus de noir derrière une poupée qui
manipulent les bras, les jambes et les
expressions faciales et plusieurs musiciens sur le côté qui jouent du shamisen,
accompagnés d’un ou plusieurs orateurs/chanteurs qui interprètent les voix
des poupées. La combinaison de la musique et du texte est d’une puissance incroyable, c’est absolument magnifique.
Les pièces de Nô m’ont également fortement marquées, j’ai pu assister à de
nombreuses représentations en 2007,
lors d’un séjours de quelques mois à
Kyoto. Ces pièces ont souvent trait à des
histoires de fantômes. C’est une forme
extrêmemement pure et minimale d’art
théâtral qui touche à des sujets métaphysiques fondamentaux. J’éprouve un
lien très fort avec mon travail: la scène
s’apparente à un un lieu hanté, voire
sacré. La mise en scène de la mort et
de la peur m’importent énormément,
y compris dans le foklore populaire: les
trains fantômes, les maisons hantées,
la fête d’Halloween...
Ce sont des traitements différents d’une
même thématique.
Photos et poupées réalisées par
Gisèle Vienne. Extraites de
l’exposition «40 portraits,
2003-2008» Photo © Gisèle Vienne.
anglophone, il est important aussi de
prendre en considération le plaisir charnel que peut générer le langage en soi.
Mon travail de metteur en scène, chorégraphe et plasticienne me permet
de mêler plusieurs de mes passions: la
littérature, la philosophie, la musique, le
mouvement, les arts plastiques, ... . Ca
a toujours été mon rêve de pouvoir combiner les arts visuels avec le mouvement.
C’est la raison pour laquelle j’étais fascinée au départ par les arts de la marionnettes ce que je cherchais était une
alchimie stimulante entre le mouvement
et les arts plastiques, et j’ai compris par
la suite que cette alchimie n’était pas
exclusive aux arts de la marionnette.