Laurent Rossion Un langage pictural ? Le Massacre des - E

Transcription

Laurent Rossion Un langage pictural ? Le Massacre des - E
Laurent Rossion
Un langage pictural ?
Le Massacre des innocents,
selon Breughel ou Maeterlinck
Il est bien connu que la littérature belge est « picturale ». On l’a souvent affirmé,
répété, voire un peu seriné1. Toutefois, il faut s’entendre sur ce mot : « pictural ».
Les auteurs belges francophones ont-ils un pinceau à la place de la plume ? ou plus
simplement, une propension à la reprise littérale de scènes peintes ?
Un cas curieux de rapport à la peinture apparaît en mars 1886, quand un jeune
auteur, inconnu au demeurant, propose un petit conte à la revue littéraire La Pléiade,
sous la signature exotique de « Mooris Maeterlinck ». Ce texte, intitulé Le Massacre
des innocents2, « reproduit de [s]on mieux »3 une peinture éponyme de Pieter
Breughel, conservée au Musée de Bruxelles4.
Descriptions
La peinture de Breughel – contemporaine de la répression des Pays-Bas sous
Philippe II – a été brillamment décrite par Verhaeren en 1913 :
« Quand Bruegel peint Le Massacre des innocents sous Hérode, c’est
un village flamand envahi sous la neige qu’il nous montre, et ce sont
des reîtres de Wallonie et des lansquenets d’Allemagne qui remplacent
1
Par exemple : « Dans un pays fortement marqué par des traditions picturales, il ne faut pas
s’étonner de déceler un goût persistant pour l’image», affirme Roland Mortier dans un discours prononcé le 16 nov. 1995 à l’occasion du 75e anniversaire de l’Académie Royale de
Langue et de Littérature françaises de Belgique, et que reprennent, « En guise d’avant-propos», les auteurs d’une récente anthologie consacrée aux lettres françaises de Belgique (p. 4
in Michel Joiret & Marie-Ange Bernard, Littérature belge de langue française, Bruxelles,
Didier Hatier, 1999.) Cf. l’analyse de ce stéréotype in Eric Lysøe, Les Kermesses de
l’étrange ou Le Conte fantastique en Belgique du romantisme au symbolisme, Paris,
Librairie A. G. Nizet, 1993, pp. 507-508.
2 Le texte a été réédité in Maurice Maeterlinck, Introduction à une psychologie des songes et
autres écrits (1886-1896), Bruxelles, Labor [Archives du futur], 1985, pp. 11-18.
3 Commentaire inséré à la suite du « Massacre des innocents», p. 18, ibid.
4 Cette peinture, Maeterlinck l’attribue à Breughel l’Ancien. Mais à Bruxelles (Musées
royaux des Beaux-Arts), le tableau conservé est attribué à Breughel le Jeune. La version la
plus connue, datant de approx. 1566, attribuée à Breughel l’Ancien, est conservée à Vienne
(Kunsthistorisches Museum). Signalons, parmi les autres versions, celle de Bucarest
(Muzeul Na\ional de Art` al Rom@niei), toujours attribuée à Breughel l’Ancien.
140 / Laurent Rossion
les soldats du tétrarque juif. Ils enfoncent les portes, ils tuent les
enfants sur les genoux des mères, ils poursuivent ceux qui fuient, ils
sèment le massacre et le deuil partout. Et, pendant ce temps-là, les
voisins consolent déjà les voisines, et deux chiens s’amusent sur la
place ensanglantée du village. »5
Sachant le contexte, le personnage en plein centre, de noir vêtu et portant longue
barbe, pourrait représenter le tristement célèbre duc d’Albe, nommé par Philippe II
(c’est dans la foulée que, en 1568, seront exécutés les comtes de Hornes et
d’Egmont)6. A droite, un cavalier est sollicité, qui porte l’emblème des Habsbourg
sur la poitrine. La période du règne de Philippe II est devenue quasiment emblématique dans les lettres belges francophones (citons par exemple Moke ou De Coster).
Ainsi, nous avons une peinture qui, d’une part, reprend un texte (biblique) et, de
l’autre, sera repris en un conte. Le conte, pour sa part, se comporte un peu bizarrement par rapport à son modèle. Le double contexte est respecté (et biblique – « Ce
vendredi, 26 du mois de décembre, […] à Nazareth […] » (p. 11)7 –, et espagnol),
Breughel, Le Massacre des innocents, 1566
5
P. 988 in Emile Verhaeren. « La Vie flamande », Écrits sur l’art (1893-1916), Bruxelles,
Labor & A.M.L. [Archives du futur], 1997.
6 Plusieurs autres tableaux de Breughel participent d’un même procédé et d’un même
contexte : Le Dénombrement de Bethléem (1566), La Conversion de saint Paul (1567),
voire La Chute des aveugles (1568), etc.
7 P. 11. Notons que l’événement est curieusement situé à Nazareth plutôt que dans la région
de Bethléem. Localisation corrigée dans la seconde version du texte, publiée en 1916 à
Paris, dans Les Débris de la guerre.
Un langage pictural ? Le Massacre des innocents, selon Breughel ou Maeterlinck / 141
mais l’épisode du tableau est largement débordé dans sa version textuelle : chez
Maeterlinck (dans la première version du texte), trois massacres ont lieu. D’autre
part, le rapport à l’épisode biblique y devient relativement anecdotique :
« Comme la rue restait déserte, le chef envoya des cavaliers derrière
les maisons, afin de garder le village du côté de la campagne, et ordonna
aux lansquenets d’amener devant lui les enfants âgés de deux ans et
au-dessous, pour les massacrer, selon qu’il est écrit en l’Evangile de
saint Mathieu. » (P. 13, nous soulignons.)
Le narrateur n’affirme pas qu’il reproduit le texte de Mathieu, mais inscrit
l’action « selon Mathieu » : le texte néo-testamentaire devient une sorte de modèle
d’action ou de modèle ancestral. Il semble évident dès lors que Mathieu est plus un
décor littéraire qu’une base textuelle.
D’autre part, en rapport avec Breughel, Maeterlinck témoigne à la fois d’une certaine fidélité (il y a, par certains aspects, transposition de la peinture), mais de très
nombreux épisodes s’en écartent, soit majeurs (les trois massacres), soit mineurs
(par exemple, des porcs qui s’égayent dans le paysage). Des détails apparaissent, des
personnages discutent, etc.
Maeterlinck affirme, à propos de son texte, qu’il s’est « appliqué à reproduire de
[s]on mieux les divers épisodes d’un tableau du Musée de Bruxelles […] » Et d’affirmer, dans Bulles bleues :
« Mon seul écrit en prose, “Le Massacre des innocents”, […], indique
une orientation nettement réaliste, étant la transposition d’un tableau
de Breughel-le-Vieux. »8
Option réaliste, donc, pour une simple reproduction d’un chef-d’œuvre de l’un
des plus grands peintres des Pays-Bas espagnols. Les jugements critiques
confirment cette position : « réaliste, pictural, très coloré »9.
Pour autant, à l’époque, Maeterlinck ne semble pas encore savoir quelle voie
littéraire choisir : sortant d’une poésie « grêle » et « impersonnelle »10, il « semble
hésiter entre le réalisme, le fantastique teinté de métapsychique et la poésie symboliste »11. C’est vers 1885-1886, selon Joseph Hanse12, que Maeterlinck découvre
Paris, qu’il y respire l’air du temps, rencontre Villiers de l’Isle-Adam, et découvre
Ruysbroeck l’Admirable. C’est donc la période où Maeterlinck modifie en profondeur son rapport aux lettres – qui n’ira pas exactement dans le sens du réalisme,
comme l’on sait. Son Massacre serait-il le seul pan réaliste de l’œuvre ?
Il est certain que, à l’époque, Maeterlinck cherche un nouveau langage poétique
– nous pourrions donc proposer que le Massacre des innocents est l’une des étapes
l’amenant à concevoir cet autre langage. En soi, la référence à Breughel est double8
P. 157 in M. Maeterlinck, « Villiers de l’Isle Adam », Bulles bleues. Souvenirs heureux,
Bruxelles, Le Cri [Récits à découvrir], 1992.
9 P. 185 in HANSE Joseph, « De Ruysbroeck à Serres Chaudes, le premier Maeterlinck »,
Naissance d’une littérature, Bruxelles, Labor [Archives du futur], 1992.
10 Ibid., p. 180.
11 E. Lysøe, op. cit., p. 165 (à propos de, respectivement, Le Massacre des innocents,
Onirologie et Serres chaudes).
12 J. Hanse, art. cit.
142 / Laurent Rossion
ment intéressante : d’une part le peintre témoigne d’un rapport décalé à la représentation, de l’autre certains enjeux interprétatifs de son œuvre redoublent les préoccupations de Maeterlinck.
Le global et le local
Lorsque Maeterlinck reprend Breughel, il ne fait évidemment pas un choix
moderniste – quand sa rencontre avec « l’air du temps », à Paris, aurait pu l’y
amener – : non, Breughel aurait plutôt la touche identitaire (il correspond à la localité d’écriture de Maeterlinck). En outre, la « lecture » des compositions du peintre
amène toujours à considérer une multitude de symboles ou de références exogènes.
Ses Proverbes flamands (1559) en constituent un cas évident : ils représentent « au
pied de la lettre », dans un décor populaire, des proverbes flamands de l’époque. Il
faut être lettré pour se mettre au spectacle de Breughel. Ainsi, le choix de
Maeterlinck de reproduire la peinture de Breughel ne suppose pas nécessairement un
parti pris pictural de son écriture. De même, rappelons :
« La différence entre une image et un texte, entre le pictural et le
verbal, relève d’une différence de fonctionnement syntaxique de deux
systèmes formels. L’image n’est pas plus directement que le texte la
représentation de ce dont elle tient lieu. Il est inutile de supposer
qu’elle possède une structure quasi-perceptive. Il n’y a pas d’essence
iconique de l’image, mais une lecture dans un système non disjoint
(dense) et non articulé d’un ensemble de symboles. »13
Il y a fréquemment, chez Breughel, une inscription du fait textuel au cœur de la
peinture. De la sorte, la lecture des tableaux se fait au travers d’un va-et-vient entre
deux modes de vision :
– La vision globale, le plan d’ensemble ;
– Les parties « locales » qui, fondées sur une série de références exogènes, renvoient à d’autres réels sans pour autant nier la perception globale.
Ainsi, le peintre apparaît souvent comme le chantre des campagnes, du quotidien, des paysans ; mais en même temps cet aspect réaliste est contrebalancé par la
lecture politique, philosophique, ou morale, des peintures. (Une période antérieure,
qui propose des « diableries » évoquant Bosch, permet des lectures hermétiques,
comme c’est le cas avec Dulle Griet, datant d’environ 1562).
L’inscription du multiple au cœur du global a été remarquée par Verhaeren :
« La scène principale est donc noyée dans mille scènes diverses et
c’est, non pas l’unité, mais la multiplicité qui caractérise l’art de
Bruegel. […] C’est donc la multiplicité des scènes que Bruegel
détaille ; il ne cherche pas à concentrer toute l’attention du spectateur
13
P. 69 in Roger Pouivet, Esthétique et logique, Sprimont, Pierre Mardaga éd. [Philosophie
et langage], 1996.
Un langage pictural ? Le Massacre des innocents, selon Breughel ou Maeterlinck / 143
sur un point unique en négligeant tout le reste, comme le feraient les
peintres classiques. »14
Ce point se retrouve dans le Massacre, où à la razzia militaire répondent les
chiens qui jouent. Indifférence du monde ? Peut-être, mais notons aussi que
plusieurs types d’univers fictionnels se côtoient sans nécessairement se confondre.
Le même phénomène a cours dans la reprise par Maeterlinck du Massacre : les
chiens « aboient joyeusement », les « petits garçons et les petites filles » regardent
« curieusement mourir les autres, en mangeant les tartines de leur goûter », les
hommes réparent « leurs fenêtres brisées et leurs toits entrouverts ». Il y a une
contradiction entre le déroulement de la fable et les différentes saynètes, qui marquent
généralement des univers disjoints. Ainsi, la représentation réaliste des événements
ne peut être entendue comme univoque, le tableau global n’intègre pas chacun des
détails qui le composent. C’est là peut-être une première découverte, pour
Maeterlinck, que celle de créer un effet global sur base d’univers disjoints.
Le procédé se retrouvera plus tard : la célèbre scène de Pelléas et Mélisande, où
la chevelure de Mélisande inonde Pelléas d’un étage à l’autre (acte III, scène 2), ne
peut se concevoir dans un système joint, où le but serait (i) de représenter « vraiment » une chevelure inondant le personnage et (ii) d’accorder une symbolique
quelconque à ce fait. Plutôt, on pourrait noter qu’à l’univers x de l’entretien
amoureux est associé l’univers y de la féminité aquatique et/ou aérienne. Il y aurait
donc la trace d’une sorte d’« incompétence fictionnelle »15, où le personnage ne peut
cesser et d’agir et de se définir en même temps (la chevelure pose Mélisande comme
très féminine). L’effet produit est une image saturée d’informations qui oblige le
spectateur à une distance incrédule.
Ce mode de représentation est pensé comme une surcharge d’écriture, et Gilkin
d’affirmer (en 1889), à propos de Maeterlinck : « La limite entre l’œuvre d’art et le
rébus est parfois vacillante. »16 Et Verhaeren, plus positif, à propos de Breughel :
« Des images comme celles de Bruegel, qui, parfois, confinaient au rébus, devaient
[au XVIe siècle] jouir d’une vogue durable. »17
Des langages qui se superposent
Lorsque Maeterlinck reprend le Massacre des innocents, il n’opère pas une
simple « translation » de l’image au texte.
14
15
P. 990 in E. Verhaeren, op. cit.
On est ici dans la situation inverse que celle que définit Roger Pouivet quand il affirme
qu’une « description ne sera pas redevable à tous moments et en toute situation de l’intégralité des prédicats qui la dénotent […] » (p. 152, op. cit.) Au contraire, le cas présent
rappelle incessamment tous les prédicats jusqu’à l’effet d’irréel.
16 Cité in Paul Gorceix, « Maeterlinck symboliste : le langage de l’obscur. » Textyles.
Maurice Maeterlinck, Jean Louvet, Marie Gevers, Jean Ray. Lectures, Bruxelles :
Textyles-éditions, n°1-4, 1997, p. 14.
17 P. 991 in E. Verhaeren, op. cit.
144 / Laurent Rossion
D’une part, la fable lui est offerte par les références extérieures (biblique et historique) ; d’une autre, les stratégies locales sont offertes par la peinture elle-même
(éléments de décor, personnages, etc.) Dans les deux cas, Maeterlinck se retrouve à :
– Transposer directement (pour la fable : le massacre a lieu, les soldats sont
espagnols, le vieil homme en noir est présent ; pour le local : les scènes
d’envahissement, de lamentations, les chiens jouant, etc.) ;
– Retrancher (éléments d’anecdote : le mâtin, les tonneaux renversés de l’avantplan, etc.) ;
– Ajouter (pour la fable : il ajoute deux massacres liminaires, il introduit un problème de compréhension linguistique entre Espagnols et Flamands, prêtre et
seigneur apparaissent ; pour le local : des tas d’anecdotes enrichissent la narration, la géographie du lieu est complexifiée, de nombreux personages sont
nommés, etc.) ;
– Modifier (les couleurs des bâtiments, le nom des enseignes, etc.)
En somme, plutôt que reproduire, Maeterlinck transpose, contrefait ou trahit le
tableau. Il l’interprète. La notion de réalisme, liée à la « transposition » du tableau
de Breughel, est, on le voit, rien moins qu’épineuse. En outre, plusieurs éléments
interpellent. Tout d’abord, les modifications des couleurs ne peuvent pas être des
erreurs puisque des épisodes du tableau sont repris sans faute. Mais ces couleurs
sont elles-mêmes « normées » : l’on voit le blanc, le noir, le rouge, le bleu, le jaune,
le vert… (hormis le vert, enseigne du « Chou-Vert », ce sont les couleurs primaires).
D’autre part, les désignations sont composées et plutôt inhabituelles : le « NainRoux », le « Soleil-d’Or », le « Chou-Vert », le « Lion-Bleu ». Ensuite, des actions se
répètent inutilement : trois pendus, des personnes attachées aux arbres. Enfin, certains nombres sont troublants : neuf sœurs, sept femmes, quatre cavaliers, etc.
Dès lors, une proposition peut être faite : celle, liée au cadre parisien de l’époque,
d’envisager que Maeterlinck ait pu utiliser un langage hermétique, première étape
dans la recherche d’un nouveau langage.
Maeterlinck lui-même fournit des pistes, dans son portrait de Villiers de l’IsleAdam :
« Il s’y mêle [dans la prose de Villiers] aussi le résidu d’un occultisme
qui ne connaissait les livres sacrés de l’Inde, de l’Egypte, de la Grèce
et les commentaires ésotériques de la Palestine, qu’à travers des textes
falsifiés, tronqués ou imaginés par les Grecs ou les Orientaux
d’Alexandrie, où confluaient toutes les religions du monde, et aveuglément acceptés par les nécromanciens du moyen-âge, les Roses-Croix
du dix-septième et les kabbalistes du dix-huitième siècle. »18
L’avis est tardif (1948), et critique, pour ce « résidu » ; cependant, le même
Villiers est décrit par Maeterlinck, comme le note Joseph Hanse19, sous les
apparences d’un Messie. C’est l’époque où Maeterlinck s’intéresse à Ruysbroeck,
grâce tout d’abord à la traduction de Ernest Hello, proche tout comme Villiers de
l’Ordre de la Rose-Croix. (Il s’intéressera par la suite au martinisme.)20
18
P. 156 in M. Maeterlinck, « Villiers de l’Isle Adam. » Bulles bleues. On pourrait se demander si la critique ne regarde pas aussi le jeune Maeterlinck.
19 Pp. 190 sqq., in J. Hanse, art. cit.
20 Sur ces influences et rencontres, v. Nancy Delay, « Le premier symbole maeterlinckien »,
Correspondance. Maurice Maeterlinck, Caceres, n° 6, nov. 2000, pp. 16-32.
Un langage pictural ? Le Massacre des innocents, selon Breughel ou Maeterlinck / 145
Ainsi, il est difficile de ne pas remarquer les nombreuses références qui renvoient
à des langages spécifiques :
– Langage religieux : un « vieillard […] sur un tas de fumier » (Job), « Petrus »
ou celui qui détient les clés de l’église (« le curé […] sortit […] en apportant
les clés de l’église »), un « père » qui agite « furieusement une fourche »
(cf. les diableries de Bosch), les « sept femmes », les « quatre cavaliers »
(Apocalypse), etc.
– Langage astrologique : le « Lion-Bleu » (constellation), le « Soleil-d’Or »,
« l’enseigne de la demi-lune », etc.
– Langage alchimique : la symbolique des couleurs (rappelons les Œuvres au
noir, blanc, rouge), le vieil homme en noir (pour Saturne), la cuve de cuivre,
l’or lié à la terre (« terre jaune »), Petrus (pour la pierre), etc.
–Langage maçonnique : la voûte étoilée et bleutée (1er ordre), le massacre
(cf. Hiram) et la structure ternaire du récit, la référence aux « neufs petites
sœurs » (la loge des Neuf Sœurs), le vieillard en sa tour (l’initié), etc.
–Langage du tarot : plusieurs lames sont repérables (le fou – qui joue de la
flûte –, l’ermite – homme à la lanterne –, le pendu, la Maison-Dieu – la tour –,
le chariot – le « dieu couvert d’or » à rapprocher de l’interprétation de Court de
Gébelin, cf. infra –, le soleil, la lune, l’étoile, le monde), il y a des « enseignes »
associées à des couleurs (dans le tarot, les enseignes ou couleurs sont le bâton,
la coupe, le denier et l’épée), etc.
Ainsi, remarquons que, au début du conte, face à l’incendie, trois points de vue
sont proposés : la mare, la colline, la forêt. C’est-à-dire, face au feu, il y a l’eau, l’air,
la terre (ce qui correspond aux quatre enseignes ou au monde). De même, la ferme
attaquée brûle « au milieu des étoiles » et le bétail volé appartient à Petrus (la
pierre). Dans ce cadre, le vieillard en noir, où l’on peut voir Saturne, rappelle
l’Œuvre au noir. La fin du récit propose la transformation de la forêt – la terre – de
manière fort significative : « Puis le soleil se coucha dans la forêt rouge qui
changeait la couleur du village. » Le sujet apparaît comme une transmutation. Si
l’on poursuit selon une logique initiatique, l’apprenti doit être tué pour renaître à la
vérité. De là l’impuissance indifférente du seigneur, qui constate l’initiation et sert
d’azimut pour l’apprenti.
Ces quelques notations n’expliquent pas grand chose et une étude systématique
de la question pourrait mieux préciser l’apport de l’hermétisme ; mais en même
temps, l’important est moins la signification du langage hermétique, que sa
présence, qui sature le texte de références – de la sorte, de très nombreuses interprétations se profilent. En fait, la saturation est peut-être la base même du travail sur
l’image que Maeterlinck inaugure. En ce sens, rappelons que les langages hermétiques se confondent l’un l’autre car ils utilisent presque systématiquement le même
arsenal symbolique (la fin du XVIIIe siècle avait d’ailleurs réuni tous les systèmes
en une antériorité égyptienne : « L’origine de tous les dieux, de tous les cultes,
remonte à la religion primordiale des astres qui a fleuri dans tout l’Orient et tout
d’abord en Egypte. »21) En outre, certaines références sont très livresques : si l’on
admet que les « neuf petites sœurs » peuvent renvoyer à la loge parisienne des Neuf
Sœurs, cela ne signifie guère plus qu’une référence culturelle enclose dans le propos,
21
P. 36 in Jurgis Baltrusaitis, La Quête d’Isis : essai sur la légende d’un mythe. Les perspectives dépravées – III. Paris, Flammarion [Champs], 1997.
146 / Laurent Rossion
puisque la loge ne fut active que de 1772 à 1848, et fut célèbre par la notoriété de
plusieurs de ses membres – dont Voltaire. Comme le monde est petit, l’interprétation
du tarot selon l’angle égyptien est le fait d’Antoine Court de Gébelin22, qui fit
partie de la même loge.
Nous pourrions donc proposer que le langage hermétique du Massacre entend
avant tout signifier qu’il signifie, ou encore signifier sa différence. La langue prend
ainsi deux particularités : tout d’abord, quels que soient les symboles, comme le
remarque bien Umberto Eco23, il s’agira toujours de signifier la même chose, c’està-dire le secret de l’initiation ou de la réalisation de l’Œuvre ; ensuite, les images se
saturant, comme nous le proposions à propos de Pelléas et Mélisande, et tous les éléments se prenant à vouloir dire quelque chose, le lecteur se doit d’être hypersensible ou suspicieux, c’est-à-dire en recherche constante d’un sens caché, qui amène à
l’incrédulité par rapport au réel représenté.
Les images bouleversantes
Maeterlinck à l’école de Breughel pose donc la question essentielle de la connection
des éléments entre eux. La peinture présente un système « non disjoint ». Le passage
au texte doit s’accommoder par contre d’une série d’adaptations pour respecter le
paysage global de Breughel. Fondamentalement, les scènes particulières l’emportent
sur le global ; le tout est relié par des connections soit logiques (mais, cependant,
etc.), soit de temps ou d’espace (alors, puis ; dans, du côté, etc.) Il y a d’ailleurs un
côté lassant dans ce texte de Maeterlinck, car tous les paragraphes sont de longueur
à peu près égale, concentrés autour d’une action particulière et souvent introduits
pas un de ces connecteurs.
Si l’on s’intéresse au titre de l’œuvre, Le Massacre des innocents, on constate un
déplacement de Breughel à Maeterlinck. En effet, chez Breughel, le titre détermine
une analogie de situation entre la répression espagnole et la répression sous les
ordres de Hérode. Maeterlinck, lui, ouvre la perspective en proposant trois massacres successifs (une femme pendue, quatre cavaliers tués, tous les enfants massacrés). Les premiers morts constituent une première fable (pillage, vengeance), le
massacre des enfants une seconde (une répression sans rapport avec les premiers
événements). L’analogie avec la Bible est donc extrêmement diluée – et de ce fait,
c’est l’analogie avec Breughel lui-même qui prend le pas : il y aurait une sorte d’argument identitaire. Le massacre des innocents, c’est une époque, qui correspond à
un crime et donc à la cohésion autour du souvenir de celui-ci (cf. les nombreuses
références belges liées à cette répression, dont La Légende d’Ulenspiegel de Charles
De Coster). D’un auteur qui souhaitait introduire l’âme germanique dans la langue
latine, cela ne doit pas surprendre – d’autant plus si l’on envisage l’incommunica22 Antoine
Court de Gebelin, Le Tarot. Paris, Berg International éd., 1983. [Fac-similé de
l’édition de 1781.]
23 « Si le secret et le masque symbolique sont fondamentaux, et si aucun discours ne dit
jamais ce qu’il dit en apparence, à l’inverse, tout discours parlera toujours du même
secret », p. 3 in Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.
Un langage pictural ? Le Massacre des innocents, selon Breughel ou Maeterlinck / 147
bilité que le conte suggère : les Espagnols n’entendent pas la langue des Flamands24,
non plus que le curé traduisant cette langue en latin. Et cette incompréhension se
retrouve dans un élément qui dépasse le problème historique : l’indifférence du
monde aux cris des victimes, que symbolise parfaitement le seigneur en sa tour.
L’on aurait donc, quant au tableau final que propose Maeterlinck, la reprise historico-culturelle, qui n’est que partielle, et la reprise d’une problématique linguistique, qui est la suivante : la langue ne suffit pas pour tout dire, si on ne l’envisage
que dans sa succession. Il faut également comprendre le « rébus », l’image créée
dans la langue.
Nous pourrions proposer ceci, que le texte de Maeterlinck se base sur trois
niveaux de compréhension :
– Le titre : l’apparence d’un massacre réaliste, sinon cruel ;
– Les épisodes : une série d’événements et de notations à la fois liés au réel et à
l’hermétique – ces épisodes se contrariant parfois l’un l’autre (logique parfois
absente, côté anecdotique, indifférence des personnages, etc.) ;
– Le paysage : reprenant les contradictions des épisodes, il propose un tout qui
désigne le secret. En soi, il est une définition négative de ce qu’est le monde.
Cela amène à de nombreuses images qui ne peuvent s’expliquer dans un contexte
réaliste. Ainsi, les personnages interagissent de manière étrange et, comme nous le
notions, dans ce contexte de massacre général, les vaches « contemplent la
bataille », les soldats tuent « paisiblement » les victimes, les chiens « aboient
joyeusement dans le désordre », le boucher « regarde avec indifférence », un homme
pleure et, vu sa « joyeuse figure », les soldats « assis au soleil » l’écoutent « avec
attendrissement », les « petits garçons et les petites filles » regardent « curieusement
mourir les autres, en mangeant les tartines de leur goûter », les hommes réparent
« leurs fenêtres brisées et leurs toits entrouverts ».
Christian Lutaud25 remarque chez Maeterlinck la part de séduction que la mort
(par noyade) peut supposer. Jeu de mot ? La première victime du conte est une
femme, pendue « à un noyer », tandis que les quatre cavaliers meurent sur la mare
gelée. Enfin, le cosmos réserve ses surprises : « des nuages rouges […], bien que le
ciel fût bleu et plein d’étoiles », « la lune brillait […] sur l’incendie », « une hauteur de terre jaune », « le soleil se coucha dans la forêt rouge ». C’est à la fois un
procédé poétique (où « les choses prennent des couleurs autres que celles qu’elles
ont par nature »26), mais aussi peut-être, cela participe-t-il d’une sorte d’heuristique
qui permet de mettre à l’épreuve le monde, qui permet d’en tester les caractères, afin
d’en proposer l’image poétique la plus vraie. En ce sens, rappelons que la
« connaissance esthétique est émotionnelle, […], mais pour autant elle est
rationnelle ».27
Paul Gorceix en conclut :
24
Dans sa Chronique du cygne (1949), Paul Willems reprendra cet affrontement entre une
langue totalitaire, l’espagnol, et la langue autochtone (et poétique), la langue « végétale ».
25 Christian Lutaud, « Le Motif de la noyade chez Maeterlinck », Textyles, n° 1-4, op. cit.,
pp. 51-61.
26 Il s’agit là de « la pratique délibérée de la “méprise”, que Verlaine préconisait dans son
Art poétique », pp. 19-20 in Paul Gorceix, art. cit.
27 P. 89 in P. Pouivet, op. cit.
148 / Laurent Rossion
« C’est concevoir le langage non plus comme un instrument qui a pour
objet d’énoncer une signification fixe, mais plutôt comme le moyen de
transmettre un ébranlement. Cette attitude a une conséquence capitale :
l’éloignement par rapport à un objet précis, soit l’abandon de l’expression directe, conceptuelle, cohérente, au profit du symbole ou,
pour employer un terme-clé des Serres chaudes, de l’analogie. »28
Les procédés symbolistes, qui amèneront le poète à la notoriété, sont ici encore
en gésine, mais l’on sent déjà le travail sur le langage qui, d’une part, se dirige vers
toujours plus d’obscurité et, de l’autre, tend à un sentiment d’étrangeté, de bouleversement. D’ailleurs, l’admiration de Maeterlinck pour Ruysbroeck passe par une
évaluation de l’image poétique chez le mystique, qui recoupe l’évolution décrite :
« Il introduit une image et l’oublie. Il emploie même un certain
nombre d’images irréalisables […] Il ignore la plupart des artifices de
la parole et ne peut parler que de l’ineffable. »29
Rappelons en outre « le caractère essentiellement involontaire de la découverte
poétique »30 :
« Le poète prémédite ceci, prémédite cela, mais malheur à lui s’il
n’atteint pas autre chose ! »31
Notons que l’image et son côté bouleversant ne sont pas sans rappeler le Nougé
des « objets bouleversants ».32
Enfin, pareille construction de l’image impose le propos du secret et construit un
monde où la seule raison est le sentiment de la perte, un paysage dans lequel
n’existent plus qu’indifférence et cruauté – car ce sont les liens qui unissent les différents univers de fiction : ils se contredisent mais forment quand même un tout
bouleversant. Le Massacre des innocents n’est qu’un temps, ou un premier pas,
peut-être un petit pas, dans la constitution de ce langage poétique. Et ce pas est en
partie redevable aux enjeux que posent et l’œuvre et l’homme nommés Breughel. En
outre, à la « lumière » de sa Chute des aveugles (1568), affirmons que suivre la fable
sans se poser de question, amène à trébucher. L’utilisation, dans ce conte, de l’hermétisme, amène à mettre en doute le réel, à reconsidérer le monde. Le langage pictural l’affirme : qui est guidé en aveugle tombe, à moins d’entendre le langage des
oiseaux.
28
29
P. 18 in P. Gorceix, art. cit.
P. 63 in M. Maeterlinck, « [Ruysbroeck l’Admirable] », Introduction à une psychologie
des songes.
30 P. 51 in Raymond Pouukkuart, « Maurice Maeterlinck. Subconscient et “sadisme” », Les
Lettres romanes, [Université catholique de Louvain], Tome XXVII, n°1, 1973.
31 Maeterlinck que cite R. Pouilliart, ibid., p. 51.
32 Ce que rappelle aussi N. Delay, art. cit., p. 31.

Documents pareils