Les enjeux de la mer Noire
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Les enjeux de la mer Noire
TRIBUNE EUROPÉENNE Les enjeux de la mer Noire PAR JEAN-FRANÇOIS DREVET 1 Dans la tribune européenne de ce mois de mars, Jean-François Drevet se penche sur les enjeux de la mer Noire pour l’Europe. Cette mer est, de plus en plus, un lieu de transit crucial pour l’acheminement des hydrocarbures de la Caspienne et de Russie vers l’Union européenne. L’accroissement important de ce transit pose des problèmes à la fois environnementaux (risques de marées noires), et de sécurité des approvisionnements en raison de la fragilité à la fois économique et politique de certains pays riverains ou proches (Ukraine, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Russie / Tchétchénie…). C’est pourquoi, souligne Jean-François Drevet, l’Union européenne essaie de prendre place dans la gestion des affaires de la région depuis le milieu des années 1990. Avec l’entrée dans l’Union de deux pays riverains (Roumanie et Bulgarie) en 2007, la coopération dans la mer Noire est devenue une priorité, dans le cadre de la politique européenne de voisinage, mais un certain nombre d’obstacles demeurent, que nous détaille cette tribune. S.D. I E n novembre 2007, une violente tempête provoque cinq naufrages près du détroit de Kertch séparant la mer Noire de la mer d’Azov. Souillant près de 30 km de côtes, l’épandage de 2 000 tonnes de pétrole met en évidence la sécurité défectueuse des nouvelles routes d’évacuation des hydrocarbures et l’ampleur des menaces qui pèsent sur l’écologie très spécifique d’une mer fermée de 420 000 km 2. La mer Noire, qui n’a pas occupé beaucoup de place dans l’histoire depuis la fin de la guerre de Crimée (1856), estelle destinée à devenir un enjeu majeur de politique européenne ? Le pont Euxin des Grecs est devenu un « lac ottoman » de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIIe siècle, puis il passe sous le contrôle de la Russie, avant d’être dominé pendant la guerre froide par un face-à-face figé 1. Ancien fonctionnaire à la Commission européenne. Les propos exprimés ici n’engagent que leur auteur. 67 © futuribles n° 339 - mars 2008 entre la Turquie, membre de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord), et l’URSS et ses satellites. des hydrocarbures récemment mis en exploitation dans le bassin de la Caspienne. La fin du pacte de Varsovie et du CAEM (Conseil d’assistance économique mutuelle) rend leur liberté d’action à la Roumanie et à la Bulgarie, puis la dislocation de l’URSS a partagé le littoral entre la Russie, l’Ukraine et la Géorgie. Les affaires de la mer Noire dépendent donc de la bonne entente, non plus de deux États, mais de six pays riverains et des trois qui en sont proches (la Moldavie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan). Face aux forces centrifuges, la création en 1992, à l’initiative de la Turquie, d’une organisation économique, devenue en 1998 la Black Sea Economic Community (BSEC), et d’une banque de développement, a apporté un forum aux pays riverains, mais dans le cadre limité d’une coopération intergouvernementale entre des pays ayant des contentieux bilatéraux importants. Importateurs nets d’hydrocarbures, les États-Unis, la Chine et l’Union européenne exercent plutôt une influence stabilisante, mais leur concurrence peut aussi avoir des effets perturbateurs. Chacun de ces nouveaux États indépendants doit surmonter de graves problèmes internes : fragilité de la démocratie quand elle existe, retard économique et importantes pressions Cette instabilité politique n’est pas centrifuges. Leurs frontières n’étant de nature à faire reculer les pétroliers, pas stabilisées, de multiples tensions qui travaillent assez souvent dans les opposent : la Russie et l’Ukraine, des pays troublés. La perspective de la Moldavie et la Roumanie, l’Arméprofits importants et la hausse continie et la Turquie, sans compter les nue des cours mondiaux les incitent soi-disant frozen conflicts entre les à accepter les risques de la Caspienne successeurs de l’URSS en Transnistrie, comme ils assument ceux du golfe Abkhazie, Ossétie du Sud et NagornoArabo-Persique ou de l’Afrique noire. Karabakh, qui favorisent la criminaMais l’évacuation de la partie exlité transfrontalière et peuvent se portée d’une production qui pourrait réveiller à tout moment. Pour ces raisons La région de la mer Noire et quelques autres (le conflit tchétchène, inMOLDAVIE UKRAINE terne à la Russie), la Volgograd ROUMANIE région est perçue RostovChisinau Kherson sur-le-Don comme grosse de Odessa Mer convulsions de type RUSSIE Bucarest d’Azov Cri mé Kertch balkanique. e Constanta Si l’instabilité des Balkans n’a pas eu de conséquence sur l’économie internationale, celle de la mer Noire apparaît comme plus dangereuse en raison de son rôle de transit 68 Krasnodar BULGARIE Novorossisk Burgos Istanbul Mer Noire Détroit du Bosphore Mer de Marmara Détroit des Dardanelles Abkhazie Soupsa Tchétchénie GÉORGIE Tbilissi Ankara TURQUIE © Futuribles, 2008 Touapse ARMÉNIE Erevan LES ENJEUX DE LA MER NOIRE Les réseaux d’acheminement des hydrocarbures en Europe et Asie centrale ltique Mer Ba ESTONIE Saint-Petersbourg Tomsk RUSSIE LETTONIE Gdansk PO BIÉLORUSSIE NE Brody SLOVAQUIE IE AV LD MO HONGRIE Omsk Kazan Moscou LO G RUSSIE Oufa Astana Samara Orenbourg Saratov Kiev UKRAINE KAZAKHSTAN Kandiyak Volgograd BIE SER ROUMANIE Rostov Istanbul Mer Égée Mer d’Aral Crimé d’Azov e BULGARIE Mer Noir e Touapse Abkhazie KIRGHIZISTAN Beyneu Aktau Tchétchénie OUZBÉKISTAN GÉORGIE AR MÉ AZERBAÏDJAN NI E Ankara Lac Balkhach Almaty Mer GRÈCE Novossibirsk Perm Tioumen LITUANIE TURKMÉNISTAN TADJIKISTAN Bakou TURQUIE Mer Caspienne Ceyhan SYRIE AFGHANISTAN PAKISTAN IRAN IRAK Source : Le Monde diplomatique - © Futuribles, 2008 Principaux gisements de pétrole et de gaz Gazoducs et oléoducs en construction ou en rénovation Principaux réseaux de pipelines des pays d’ex-Union soviétique atteindre, en 2010, 2,4 à 5,9 millions de barils/jour de pétrole et de 200 à 270 milliards de mètres cubes de gaz ne sera pas facile. Contrairement aux gisements du Moyen-Orient, ceux de la Caspienne sont très éloignés des mers libres. Il faut donc accepter d’importants investissements à travers des pays instables, qui cherchent à valoriser leur rôle de transit 2, et trouver des solutions à de nombreux problèmes techniques et juridiques 3. La mer Noire est un élément du système d’évacuation à la fois russe (port de Novorossisk) et caucasien (à partir des ports géorgiens), entre les oléoducs et gazoducs situés plus au nord (Russie-Ukraine) et au sud (Tbilissi-Ceyhan). Quand il est en concurrence avec les oléoducs, le transport maritime a l’avantage de la flexibilité, mais la création d’un corridor pétrolier dans une succession d’espaces sensibles présente des risques importants. Les mers sont fermées et de taille réduite (la mer d’Azov n’a que 37 600 km2 et la mer de Marmara est encore plus petite avec 11 500 km2), les détroits du Bosphore et des Dardanelles sont inadaptés à la navigation des gros tankers. La mer Égée est très vulnérable en raison de l’abondance des îles, dont la vocation touristique ne résisterait pas à une marée noire. Or, de 1996 à 2005, le 2. L’Ukraine avec le gaz russe, plus récemment la Turquie avec le gaz iranien ou turkmène. 3. Le statut de la Caspienne (est-ce une mer ou un lac ?) fait l’objet d’interprétations divergentes. 69 © futuribles n° 339 - mars 2008 tonnage des matières dangereuses à travers le Bosphore s’est élevé de 60 millions de tonnes à 143 millions de tonnes. Pendant la même période, les passages de navires ont augmenté de 12 à 28 navires/jour et les accidents sont passés d’une moyenne de 10 avant 2000 à 42 en 2005, sans compter celui du détroit de Kertch. Déjà fortement polluée par les fleuves soviétiques et le Danube (50 % des dégâts enregistrés vers 1990), la mer Noire est menacée par des marées noires qui pourraient y provoquer des dommages irrémédiables, du fait des particularités de son histoire géologique 4. Face à cette menace, les États riverains ont des positions divergentes et ne contrôlent pas efficacement leurs transporteurs. Seule la Turquie a agi en disciplinant la navigation dans les détroits et en développant des itinéraires alternatifs comme l’oléoduc Tbilissi-Ceyhan déjà cité. Complètement absente de la région jusqu’à la fin des années 1980, l’Union européenne (UE) y joue un rôle croissant depuis l’ouverture de la liaison Rhin-Danube en 1992, l’adhésion d’une partie importante de l’espace danubien (1er mai 2004) et surtout celle de deux pays riverains, la Roumanie et la Bulgarie, en 2007. La croissance de ses importations d’énergie renforce le rôle de la mer Noire. L’UE doit-elle la considérer comme une frontière ou un espace à intégrer à son territoire (en cas d’adhésion de la Turquie ou d’autres pays riverains), ou à associer plus étroitement dans le cadre de la politique européenne de voisinage (PEV) ? À Bruxelles, les problèmes de la mer Noire sont analysés depuis la fin des années 1990, notamment dans une étude commandée par la Commission en 1996 5 et une communication de 1997 6. Mais la mise en œuvre d’une action communautaire globale a tardé, en raison de la faiblesse institutionnelle de la BSEC, seule organisation regroupant tous les pays riverains, et de la diversité des instruments financiers s’appliquant à la région (TACIS, PHARE, le soutien à la Turquie, etc.) Bien que transnationale par nature, la Commission privilégie une approche bilatérale dans la gestion de ses aides, qui ne facilite pas la programmation multilatérale. Depuis l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie (1er janvier 2007), la coopération dans la mer Noire est devenue une priorité. La communication de la Commission d’avril 2007 7 cite la région comme une priorité régionale de la PEV, qui s’ajoute à l’EuroMéditerranée et à la dimension nor- 4. Il y a environ 7 000 ans, la mer Noire était un lac d’eau douce à 180 mètres au-dessous du niveau des mers. Celui-ci a remonté à la suite de la déglaciation postwürmienne, ce qui a entraîné son invasion par les eaux (salées) de la mer de Marmara. Son niveau de salinité reste bien inférieur à la moyenne (12 à 16 grammes par litre au lieu de 35) et les eaux profondes sont douces et anoxiques, c’est-à-dire pauvres en oxygène dissous. 5. Voir Impact territorial sur l’Union européenne des évolutions dans la région de la mer Noire. Paris : Territoires aménagement et développement, 1997, en ligne sur Internet : http://ec.europa. eu/regional_policy/sources/docgener/studies/pdf/noire/rapport.pdf. 6. La Coopération régionale dans la zone de la mer Noire. Bruxelles : Commission européenne, 1997, COM (97) 597. 7. Synergie mer Noire. Rapprocher la région de l’UE. Bruxelles : Commission européenne, 11 avril 2007, COM (2007) 160. 70 LES ENJEUX DE LA MER NOIRE dique. L’UE apportera donc son appui à la BSEC, où elle recevra un statut d’observateur, et facilitera la tenue de réunions ministérielles régulières. Toutefois, le développement de la coopération transnationale dans le bassin de la mer Noire doit surmonter plusieurs obstacles : — il reste nécessaire de développer les synergies entre les instruments communautaires, dans les trois catégories de pays représentés autour du bassin : fonds structurels pour les États membres (Roumanie et Bulgarie), instruments de préadhésion (pour la Turquie) et de voisinage (pour les pays ex-soviétiques) ; — en dépit des engagements déjà pris 8, les contradictions entre les politiques de sécurité énergétique et de protection de l’environnement sont sensibles ; des orientations politiques convergentes doivent être définies, au-delà du catalogue des réalisations des différentes directions générales. La mise en œuvre d’une politique efficace de protection d’un bassin maritime et la concrétisation de ses objectifs à long terme impliquent un effort de coordination accru : — entre les États riverains, qui sont prêts à multiplier les rencontres ministérielles et à signer des accords, mais sont parfois incapables de les appliquer de manière concertée 9 ; — entre les politiques communes (par exemple entre environnement et sécurité énergétique) ; la Commission ne peut se limiter à la juxtaposition des siennes et les projeter sur les pays voisins, dans le cadre flexible indiqué par la communication : elle doit les faire converger et anticiper de probables inconsistances géographiques. Enfin, l’UE va se trouver davantage impliquée dans les conflits internes ou externes de la région et devra accorder les positions de ses États membres. Ce qui est déjà difficile avec le dossier turc le sera encore plus dans les relations avec la Russie, où les paramètres de l’action communautaire, du respect des droits de l’homme à la sécurité énergétique, couvrent un champ d’action très étendu et plein de contradictions. I 8. Par exemple à travers le dialogue sur la sécurité énergétique dit « Initiative de Bakou », à défaut d’un cadre légal qui reste à construire. 9. Il a fallu beaucoup de temps et une forte volonté politique aux pays de la Baltique pour atteindre un stade de coopération opérationnel. 71 SÉMINAIRES DE FORMATION VEILLE • PROSPECTIVE • STRATÉGIE F U T U R I B L E S I N T E R N AT I O N A L Introduction à la veille et à la démarche prospective Concepts, méthodes et applications pratiques Animé par Hugues de Jouvenel, directeur du groupe Futuribles Objectif : permettre aux participants de s’approprier, en une journée, les concepts et les méthodes de veille, de prospective exploratoire (notamment la méthode des scénarios) et d’analyse stratégique au travers de l’exposé et de la discussion des théories, des méthodes et de cas concrets. Mercredi 19 mars 2008 • Prix : 956,80 euros TTC* La prospective territoriale. Pour quoi faire ? Comment faire ? Concepts, méthodes, pratiques et témoignages Animé par Hugues de Jouvenel, Pierre-Jean Lorens, Philippe Destatte, Stéphane Cordobes, Alain Lalau-Kéraly, Isabelle de Boismenu, François de Jouvenel et Sylvie Esparre (sous réserve) Objectif : former les participants aux méthodes et pratiques de la démarche prospective comme instrument d’évaluation et d’anticipation vis-à-vis des futurs possibles, et comme instrument d’élaboration de projets et de stratégies de développement local et régional. Mercredi 2 et jeudi 3 avril 2008 • Prix : 1 435,20 euros TTC* À photocopier et à retourner à Futuribles International, 47 rue de Babylone - F-75007 Paris Tél. 33 (0)1 53 63 37 71 - Fax 33 (0)1 42 22 65 54 - [email protected] - www.futuribles.com ❑ Je souhaite recevoir gratuitement le programme des formations ❑ Je m’inscris au(x) séminaire(s)...................................................................................…………………….. ........................……………….......................................................................................................................… Nom - Prénom …………..........................................................................................................................… Fonction - Organisation ……………............................................................................................................... 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