Rainer Maria Rilke, Les Bourgeois de Calais Immortaliser l`instant
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Rainer Maria Rilke, Les Bourgeois de Calais Immortaliser l`instant
Rainer Maria Rilke, Les Bourgeois de Calais Immortaliser l’instant : Rodin le fait toutes les fois qu’il aborde une figure ou un événement historique ; cela se révèle d’une manière grandiose dans les Bourgeois de Calais. Ce qui fit la matière ici se borne à quelques lignes de la chronique De Froissart. L’histoire raconte comment, en 1347, la ville de Calais est assiégée par Edouard III, le roi anglais ; comment ce roi ne veut pas accorder sa clémence à la ville qui perd courage dans sa peur de la faim, comment ce même roi consent finalement, à lever le siège à condition que six de ses grands bourgeois se livrent entre ses mains « de sorte qu’il fasse d’eux selon sa volonté. » Et il exige qu’ils quittent la cité, la tête nue, vêtus seulement d’une chemise, une corde au cou, et les clés de la ville et du château en leurs mains. Le chroniqueur ne raconte que la scène dans le bourg. Il rapporte comment le bourgmestre Messire Jean de Vienne fait sonner les cloches et comment les bourgeois se rassemblent sur le marché. Ils ont entendu l’inquiétant message et attendent et se taisent. Mais déjà parmi eux se détachent les héros, les élus, ceux qui se sentent en eux l’appel, pour mourir. Ici transparaissent dans les mots du chroniqueur les larmes de la foule. Lui même semble être, un moment saisi et écrire d’une plume tremblante. Mais il se reprend. Il nomme quatre héros par leur nom, en oublie deux. De l’un, il dit qu’il est le plus riche bourgeois de la ville, du second qu’il possède considération et fortune et « a deux belles damoiselles pour filles », du troisième, il sait seulement qu’il est riche de biens et d’héritages et du quatrième qu’il est le frère du troisième. Il rapporte qu’ils se dévêtirent jusqu’à la chemise, qu’ils nouèrent une corde à leur cou et partirent ainsi avec les clés de la ville et du château. Il raconte comment ils vinrent dans le camp du roi. Il dépeint comment le roi les reçut durement et comment le bourreau se tenait déjà près d'eux quand le prince, sur la prière de la reine, leur fit grâce de la vie. « Il écouta attentivement son épouse » dit Froissart « parce qu'elle était presqu'à terme ». La chronique ne contient rien de plus. Mais pour Rodin le motif était suffisant. Il senti t immédiatement que, dans ce récit, se tenait un moment où quelque chose de grand se passait qui ignorait le temps et les noms, quelque chose d'absolu et d'unique. Il concentra toute son attention sur l'instant du départ. Il vit comment ces hommes se mirent en marche il sentit comment, encore une fois, en chacun d'eux était toute la vie qu'ils avaient eue, comment chacun chargé de son passé se tenait là, prêt à l'emporter hors de la ville. Six bommes surgirent devant lui, rien de commun de l'un à l'autre seuls deux frères se tenaient parmi eux entre lesquels se trouvait peut-être une certaine ressemblance. Mais chacun avait pris sa décision à sa manière et vivait cette dernière heure à sa façon, la célébrait en son âme et la souffrait dans son corps encore suspendu à la vie. Devant ses yeux se dressèrent des gestes, gestes de renoncement, de départ, de résignation. Gestes sur gestes. Il les recueillit. Il les façonna tous. Ils découlaient de l'abondance de ses observations. C'était comme si se levaient dans sa mémoire des centaines de héros qui se pressaient au sacrifice. Et de ces centaines-là il en fit six. Il les modela nus, chacun pour luimême, dans tout le langage de leurs corps frissonnants. Sublime sursis au paroxysme de leur détermination. Il créa le vieil l'homme aux bras pendants qui sont relâchés dans les articulations ; et il lui donna le pas lourd, traînant, la démarche usée des anciens et une expression de lassitude qui coule sur son visage, jusque dans la barbe. Il créa l'homme qui porte la clé, pareil à une grande armoire où une douleur intense est enfermée. La vie est encore en lui pour beaucoup d'années et toute concentrée dans cette soudaine dernière heure. Il supporte à peine cela. Ses lèvres sont serrées, ses mains mordent la clé. Il a mis feu à sa résistance qui se consume en lui, dans sa pertinacité. Il créa l'homme qui tient à deux main sa tête baissée, comme pour se rassembler, comme pour être seul encore un instant. Il créa les deux frères, dont l'un regarde encore en arrière pendant que l'autre, dans un mouvement de détermination et de capitulation penche la tête comme s'il la tendait déjà au bourreau. Et il créa le geste vague de cet homme qui "traverse la vie". Gustave Geffroy l'a nommé "le passant". Il marche déjà, mais il se retourne encore une fois, non pas vers la ville, pas vers ceux qui pleurent, ni vers ceux qui marchent avec lui. Il se retourne vers lui-même. Son bras droit se lève, se ploie, vacille, sa main s'ouvre en l'air et lâche quelque chose comme on donne la liberté à un oiseau. C'est l'abandon de tout l'incertain, d'un bonheur qui n'était pas encore, d'une souffrance qui demeurera vaine maintenant, de rencontres qui se seraient faites quelque part, un jour, peut-être, de toutes les éventualités de demain et aprèsdemain et de cette certitude une mort tardive, clémente et sereine, au terme d'un long, long temps. Ainsi Rodin a donné à chacun de ces hommes un destin clans le geste ultime de cette vie. Seule dans un jardin sombre, cette sculpture pourrait être un monument à toute mort : survenue trop tôt. Isolées, les figures œuvrent de façon saisissante dans leur naturelle grandeur On pense à Donatello et peut-être plus encore à Claus Sluter et ses prophètes à la Chartreuse de Dijon. Rainer Maria Rilke, Sur Rodin, Berlin, 1903 (Extrait du texte consacré au Monument des Bourgeois de Calais).