Oiseau, rat, paupiette et fricandeau « Notre amour ne serait pas si

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Oiseau, rat, paupiette et fricandeau « Notre amour ne serait pas si
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Oiseau, rat, paupiette et fricandeau
« Notre amour ne serait pas si beau, Si je n'aimais pas les paupiettes, Les paupiettes de veau ».
Ce sont les Charlots qui l'affirment en 1967, dans l'inaltérable classique de la chanson française
Paulette, la reine des paupiettes. Ce petit texte, certes parodique, en dit long sur la popularité de
ce non moins inaltérable classique de la cuisine française, appelé « oiseau sans tête » en Belgique.
Excellent plat familial pour les uns, ringarde lourdeur culinaire pour les autres et cauchemar dînatoire
pour bon nombre d'enfants, ce mets d'apparence anodine cache une riche histoire semée de quelques
savoureuses surprises, de la Renaissance italienne aux grands maîtres de la cuisine classique
française.
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Voici une cuisine italienne du 16 siècle représentée dans l'édition de l'Opera de 1570. La polpette est d'abord
cuite à la broche (centre de l'image), puis étuvée dans un pot sur le potager, l'ancêtre de la cuisinière construit
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en maçonnerie et apparu au 16 siècle (au fond à droite de l'image, le long du mur).
De Maestro Martino à Lancelot de Casteau
La polpette
L'histoire de la paupiette nous emmène dans le quattrocento italien. À cette époque, un maître queux fait
beaucoup parler de lui. Il s'agit du milanais Maestro Martino qui officie pour les plus grands et traverse le
pays de long en large à la recherche de spécialités locales. La somme de ses connaissances culinaires est
consignée dans le célèbre Libro de arte coquinaria (ca 1460), œuvre qu'on soupçonne d'avoir été écrite à
deux mains avec Bartolomeo Sacchi, dit Platine, futur auteur du De honesta voluptate et valetudine.
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Martino donne la première recette connue de polpette (Per fare polpette di carne de vitello o de altra bona
carne). Il découpe une fine tranche de cuisse de veau sur laquelle il étale un mélange de fenouil, de pignons,
de persil, de marjolaine, de lard, d'épices et de sel qu'il a bien haché préalablement. Il enroule le tout et fait
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rôtir à la broche .
Un siècle plus tard, paraît l'un des plus grands succès de la littérature culinaire italienne, l'Opera (1570), de
Bartolomeo Scappi. Sa polpette se compose désormais d'une tranche de bœuf, et non plus de veau, sur
laquelle il étend du lard, du jambon, des clous de girofle, du jaune d'œuf, du fromage, du poivre, de la cannelle,
du persil, de la menthe et du thym.
Le tout est roulé, rôti à la broche puis étuvé dans du bouillon, du verjus et des raisins de Corinthe. Il donne
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également une recette de polpette d'esturgeon confectionnée selon le même principe .
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Le Liégeois Lancelot de Casteau, maître queux des princes-évêques dans la deuxième moitié du 16 siècle,
n'est pas à un italianisme près. Dans son Ouverture de cuisine (1604), il donne ses versions de la polpette (de
veau et d'esturgeon), qu'il appelle poulpette (première occurrence connue de ce terme dans un texte français).
Son usage de tranches de cuisse de veau rappelle Martino, mais celui de l'œuf, de clous de girofle et de
vertjus nous ramène à Scappi. Lancelot, original comme à son habitude, ajoute des ingrédients qui ne figurent
pas dans les recettes italiennes, à savoir de la noix de muscade, du gingembre, de la graisse de bœuf (au
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lieu du lard), du limon salé et du macis .
Le rat
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La recette se retrouve dans un manuscrit exceptionnel de la deuxième moitié du 18 siècle rédigé par un auteur
anonyme des environs d'Havelange. Cette version simplifiée porte un nom original : le « rat ». Des tranches de
rouelle de veau sont couvertes d'un appareil composé de lard gras, de persil, d'échalotes, de noix de muscade,
de sel et de poivre. Elles sont roulées, saisies, puis étuvées dans du bouillon, du vin et un bouquet garni.
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Comme le manuscrit n'a pas encore été publié, en voici l'extrait avec la recette de rats.
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Vous pouvez retrouver le texte original en tapuscrit sur http://www.uni-giessen.de/gloning/tx/
martino2.htm. La recette de la polpette est p. 128. Le texte est repris en PDF sur le site de Summa Gallicana.
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Opera di M. Bartolomeo Scappi, cuoco secreto di papa Pio V, divisa in sei libri, 1570, livre 2, recette 14.
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Lancelot de Casteau, Ouverture de cuisine, Liège, 1604, p. 122, 123.
Le fricandeau
Pendant ce temps, la recette entre dans la gastronomie française et subit une évolution décisive. La Varenne
l'introduit dans la littérature culinaire française dans son Cuisinier françois (1651), symbole du renouveau et
du triomphe de la gastronomie française. Sa version demeure clairement dans la tradition italienne, mais porte
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le nom de fricandeau .
La paupiette
Les successeurs de La Varenne font évoluer la recette sous les deux noms de fricandeau et de paupiette. La
farce de Massialot s'avère particulièrement sophistiquée, comme souvent dans la cuisine classique française.
Mélange d'estomacs de volaille et de gibier, de riz-de-veau, de truffes, de champignons, de fines herbes, de
moelle, de mie de pain, de lait, de fromage, de crème et d'œufs, la farce est façonnée, pannée et frite avant
d'être posée sur une tranche de cuisse de veau posée elle-même sur une tranche de lard. Dans le cas du
fricandeau, l'appareil n'est pas roulé, contrairement à celui de la poupiette, qu'on rôtit, panne, et étuve dans
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un coulis lié au pain, avec des truffes et des riz-de-veau .
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Dans Le cuisinier gascon (1740), la farce de la Poulpette à l'Italienne est enrichie de parmesan râpé, de
pignons et de raisins de Corinthe, ce qui nous ramène logiquement aux premières versions italiennes de la
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recette . Le terme paupiette apparaît dans la Suite des dons de Comus, de Marin, en 1742.
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La paupiette poursuit son petit bonhomme de chemin dans la littérature culinaire française tout au long du 19
siècle. Chez Escoffier, nous trouvons une pléthore de recettes de paupiettes, qu'elles soient de viande ou de
poisson. Nous avons les paupiettes d'anchois, d'éperlans, de merlan, de sole, de chou vert, de palais de bœuf,
de bœuf Fontanges, à la Milanaise, à la Piémontaise ou Savary, et enfin de veau à l'Algérienne, Belle-Hélène,
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à la Brabançonne, aux champignons, Fontanges, à la hussarde, portugaise, Madeleine ou Marie-Louise .
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L'oiseau sans tête
Finalement, c'est la paupiette de veau qui l'emporte sur les autres versions. En Belgique, la recette prend le
nom d' « oiseau sans tête », formule qui se répand jusqu'en France. Le mets demeure populaire tout au long
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du 20 siècle, mais perd de son originalité pour se résumer à une tranche de veau farcie de chair à saucisse
servie avec des légumes. Voilà pourquoi nous vous proposons le détail d'une recette ancienne, tout à la fois
rafraîchissante et exotique, présentée par un maître queux liégeois.
Veau autrement [variante de veau reuestu farcy] (1604)
La recette de Lancelot de Casteau peut être réalisée telle quelle. Vous pouvez également vous inspirer des
ingrédients intervenant dans les autres recettes pour en composer une de votre cru (pignons, parmesan,
raisins de Corinthe, etc.).
Vous trouverez du citron confit dans les magasins orientaux et le verjus dans des épiceries fines. À défaut
de verjus, utilisez du vinaigre de vin.
Prennez vne cuisse de veau, & la couppez par tranches la longueur d'vne main, & trois doigts
de large, & le battez auec vn couteau sans la rompre: puis prennez des bonnes herbes hachees
bien menu, & mettez dedans des iaunes d'oeuf, muscade, cloussons & gingembre, vn peu de
sel, graisse de boeuf hachee & meslee ensemble : puis estendez les tranches de veau sur vne
table, & prennez de ces herbes engraissees, & les estendez sur les tranches de veau, puis les
rollez, & mettez dedans des broquettes de bois ou de fer, & le mettez boullir, & estuuer auec
limon salé, fleur de muscade, veriu ou vin blanc, & du beurre, & le laisser bien esteuuer, &
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seruez : si voulez le mesme pouuez mettre rostir & seruir auec orenges, & beurre fondu .
Recette actualisée, pour 4 personnes
12 fines tranches de veau de 15 cm de long et de 5 cm de large, herbes (par exemple : menthe, marjolaine,
hysope, sauge, persil), 2 à 3 jaunes d'œufs, noix de muscade, 2 clous de girofle, gingembre, sel, 200 g de
graisse de bœuf, citron confit, macis, verjus ou vin blanc, beurre.
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Bien mélanger et broyer le gingembre, la noix de muscade et les clous de girofle.
Hacher les herbes.
Mélanger les jaunes d'œuf avec la graisse de bœuf hachée et ajouter les herbes ainsi que les épices.
Étendre l'appareil sur les tranches de veau, rouler et piquer avec des cure-dents en bois.
Laisser étuver dans du vin blanc, un citron confit découpé en tranches, un petit peu de noix de muscade et
du beurre.
Pierre Leclercq
Juillet 2010
Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre
et confectionne des plats anciens à l'identique.
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François La Varenne, Le cuisinier françois, Paris, 1651, p. 47.
5
Massialot, Le cuisinier royal et bourgeois, Paris, 1705, p. 249, 250, 435, 436.
6
Le cuisinier gascon, Amsterdam, 1740, p. 39, 40.
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Escoffier, Le guide culinaire, Paris, Flammarion, 1921.
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Lancelot de Casteau, op. cit., p. 122, 123.
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